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37 LE MÉDICAMENT, SES RELIEFS ET SES OMBRES SUR LA SCÈNE DE LA CLINIQUE TRANSCULTURELLE REVUE CANADIENNE DE SANTÉ MENTALE COMMUNAUTAIRE VOL. 26 NO. 2, AUTOMNE 2007 LE MÉDICAMENT, SES RELIEFS ET SES OMBRES SUR LA SCÈNE DE LA CLINIQUE TRANSCULTURELLE ELLEN CORIN Centre de recherche de l’Hôpital Douglas, Départements d’anthropologie et de psychiatrie, Université McGill ANNIE GAUTHIER Centre de recherche de l’Hôpital Douglas CÉCILE ROUSSEAU Département de psychiatrie, Université McGill RÉSUMÉ Les médicaments occupent une place croissante dans les pratiques en santé mentale, particulièrement dans le champ de la psychose. Toutefois, la valeur qui leur est associée sur la scène clinique est largement paradoxale, symbolique autant que fonctionnelle. Des entrevues avec des personnes de diverses cultures en début de psychose et avec des proches et des intervenants et intervenantes révèlent la place centrale des médicaments dans la négociation des significations et des pratiques: leur efficacité paradoxale, l’incertitude, leur fonction de passeur; la question des limites de l’espace clinique. La notion d’autonomie se voit mise au travail à chacun de ces niveaux. Le champ des sciences sociales est par essence en pleine mouvance. Le choix de ses objets d’étude et l’angle sous lequel il les aborde reflètent les enjeux qui marquent la scène sociale à une époque déterminée tout en portant l’empreinte de cette dernière. Ainsi, les discours critiques risquent toujours de n’être que le pur reflet, même inversé, de l’ordre social, porteurs d’une nouvelle orthodoxie. Com- ment sur cet horizon penser la question du médicament, celle de l’autonomie et de la responsabilité? On peut se demander dans quelle mesure la représentation des médicaments que reflètent les travaux actuels ne repose pas sur une vision trop unilatérale de l’objet médicament, qu’elle soit largement positive ou essentiellement négative. Se trouvent alors masqués des reliefs et des coloris plus ambigus, ceux qui se sont imposés à nous lors de l’analyse d’entrevues autour de personnes en début de psychose. Une recherche antérieure avait suggéré que l’expérience de la psychose est le plus souvent en bordure des mots, qu’elle échappe en partie à la possibilité d’être mise en récit pour un autre (Corin, Rodriguez del Barrio, & Guay, sous presse). On peut penser que ce manque à dire contribue à ouvrir la porte aux médicaments, ces objets-traitement dont la prescription se passe si facilement de l’écoute d’une parole propre.

Le Médicament, SES Reliefs Et Ses Ombres Sur La Scène De La Clinique Transculturelle

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LE MÉDICAMENT, SES RELIEFS ET SES OMBRES SUR LA SCÈNE DE LA CLINIQUE TRANSCULTURELLE

REVUE CANADIENNE DE SANTÉ MENTALECOMMUNAUTAIRE VOL. 26 NO. 2, AUTOMNE 2007

LE MÉDICAMENT, SES RELIEFS ETSES OMBRES SUR LA SCÈNE DE

LA CLINIQUE TRANSCULTURELLE

ELLEN CORINCentre de recherche de l’Hôpital Douglas, Départements d’anthropologie

et de psychiatrie, Université McGill

ANNIE GAUTHIERCentre de recherche de l’Hôpital Douglas

CÉCILE ROUSSEAUDépartement de psychiatrie, Université McGill

RÉSUMÉ

Les médicaments occupent une place croissante dans les pratiques en santé mentale,particulièrement dans le champ de la psychose. Toutefois, la valeur qui leur est associée sur la scèneclinique est largement paradoxale, symbolique autant que fonctionnelle. Des entrevues avec despersonnes de diverses cultures en début de psychose et avec des proches et des intervenants etintervenantes révèlent la place centrale des médicaments dans la négociation des significations et despratiques: leur efficacité paradoxale, l’incertitude, leur fonction de passeur; la question des limites del’espace clinique. La notion d’autonomie se voit mise au travail à chacun de ces niveaux.

Le champ des sciences sociales est par essence en pleine mouvance. Le choix de ses objets d’étudeet l’angle sous lequel il les aborde reflètent les enjeux qui marquent la scène sociale à une époquedéterminée tout en portant l’empreinte de cette dernière. Ainsi, les discours critiques risquent toujoursde n’être que le pur reflet, même inversé, de l’ordre social, porteurs d’une nouvelle orthodoxie. Com-ment sur cet horizon penser la question du médicament, celle de l’autonomie et de la responsabilité?

On peut se demander dans quelle mesure la représentation des médicaments que reflètent lestravaux actuels ne repose pas sur une vision trop unilatérale de l’objet médicament, qu’elle soit largementpositive ou essentiellement négative. Se trouvent alors masqués des reliefs et des coloris plus ambigus,ceux qui se sont imposés à nous lors de l’analyse d’entrevues autour de personnes en début de psychose.

Une recherche antérieure avait suggéré que l’expérience de la psychose est le plus souvent enbordure des mots, qu’elle échappe en partie à la possibilité d’être mise en récit pour un autre (Corin,Rodriguez del Barrio, & Guay, sous presse). On peut penser que ce manque à dire contribue à ouvrir laporte aux médicaments, ces objets-traitement dont la prescription se passe si facilement de l’écouted’une parole propre.

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La recherche dont il est question ici avait comme objectif d’examiner les processus de négociationdans l’espace clinique, sur le plan des significations et des pratiques. La question de la médications’est révélée un des fils importants dont est tissée la trame des rapports à soi et aux autres. Elle renvoieà un triple enjeu: le rapport à l’autre lorsque patient(e)s, proches et intervenant(e)s sont séparés nonseulement par des différences en terme d’expertise mais aussi par un décalage culturel; les rapportsintrafamiliaux lorsque la tonalité des échanges se modifie et que les repères qui les organisaient basculenten fonction de la psychose; le rapport à soi alors que l’expérience subjective la plus intime se trouvetravaillée par la psychose.

Un resserrement de la notion de médicalisation

On peut considérer que la question du médicament constitue un nouvel avatar du thème de lamédicalisation. En effet, le médicament se présente actuellement comme une réponse privilégiée auxsignes d’un malaise plus général. Parmi ces signes se trouvent l’augmentation des taux de suicide chezles jeunes, un sentiment d’impuissance ou de solitude, l’anxiété, des comportements manifestant unedifficulté à s’inscrire dans une norme de performance ou un cadre d’autorité (Collin, Otero, & Monnais,2006).

Cette reconfiguration de l’idée de médicalisation s’inscrit dans une mouvance plus large faite dedivers courants. L’un d’eux, sur lequel se sont centrés plusieurs travaux récents, analyse la place actuelledes médicaments sur l’arrière-plan de l’ethos de consommation qui domine nos sociétés. Le médicamentest vu comme un objet que l’on produit, échange et impose, un prêt-à-porter susceptible de modifier enprofondeur le rapport à soi et au monde. Petryna et Kleinman (2006) parlent d’un « nexuspharmaceutique » à travers lequel s’effectue la globalisation des médicaments dans un mouvement quise déroule à diverses échelles aux dimensions politiques, économiques, éthiques.

Un deuxième courant, lié au premier, concerne une tendance actuelle à répondre à une crise de lasignifiance qui cherche dans le « réel » une source de sens crédible, sorte de point zéro à partir duquelredéployer un monde de possibles (Corin, 1996). Selon Van der Geest et coll. (dans Petryna & Kleinman,2006), le pouvoir attribué aux médicaments réside avant tout dans leur concrétude, c’est-à-dire leurcapacité à transformer un problème en une réalité de l’ordre des choses. Ainsi, un état de dysphorie sevoit changé en quelque chose de concret dont on peut s’occuper. Les nouvelles techniques de diagnosticà l’aide de marqueurs biologiques ou génétiques donneraient aussi aux praticiens et praticiennes unsentiment de certitude, celui de « pouvoir faire quelque chose », même lorsque ce qui relève du curatifdemeure nettement plus flou (Nelkin & Tancredi, 1989). Dans la même ligne, la technologie donnemaintenant « à voir » les mécanismes génétiques et neurobiologiques intervenant tant dans lespathologies mentales que dans la transmission de la vie. Aulagnier (1991) a souligné la portée devérité attachée au « vu » de ces images qui parlent du cerveau et des émotions, de vie et de filiation.Leclaire (1989) évoque un nouvel ordre symbolique où les symboles et les sources de légitimité et decrédibilité s’inscrivent dans un ordre des choses, celui de la science, contrairement à l’ancien ordresymbolique fondé sur ce qui régit les rapports des êtres humains entre eux.

Cette tendance à la concrétude infléchit profondément l’idée même de guérison dont l’anthropologiemédicale a fait ressortir, dans toute société, le caractère essentiellement interactif, social et culturel.

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La prescription des médicaments et leur dosage participent des evidence-based practices (pratiquesfondées sur des données probantes), le nouveau catéchisme en matière d’intervention: une recherchede standards dans laquelle Petryna et Kleinman (2006) voient un marqueur important, social et culturel,de la modernité.

Un troisième courant concerne plus directement la reconfiguration générale de la santé mentale etde la psychiatrie ces dernières décennies. Dans son étude sur l’histoire de la folie à l’âge classique,Foucault (1994) attirait l’attention sur le silence qui s’installe lorsque se rompt le dialogue toujoursfragile à travers lequel continuaient jadis à se maintenir certains liens entre raison et déraison. Laconstitution de la folie en maladie mentale serait un moment charnière de cette rupture, manifestationd’un geste de coupure qui instaure une distance, un vide entre la raison et ce qui n’est pas elle. Lelangage même de la psychiatrie, que Foucault qualifie de monologue de la raison, n’aurait pu s’établirque sur un tel silence.

La publication des versions successives du DSM, depuis le DSM-III au début des années 80,constitue un nouveau tournant de la tendance qu’a décrite Foucault (1994). Elle se réclame d’uneapproche en pure extériorité des problèmes de santé mentale. Elle s’inscrit dans une revendication ducaractère médical de la psychiatrie (Klerman, 1984), ce qui se traduit par un souci d’objectivité dans ladescription des symptômes et le diagnostic et par le désir d’identifier des liens stables entre symptômes,causes et traitements. L’objectif premier du DSM-III était d’uniformiser les approches diagnostiquesen vue de la recherche, notamment pharmacologique. Il n’est donc pas surprenant que l’hégémoniequ’il a acquise ait été de pair avec le recours croissant à la médication dans le traitement. Andreasen(1997) relève l’impact majeur de cet outil sur les pratiques cliniques; la notion d’histoire de cas setrouve gauchie et son épaisseur subjective reléguée à l’arrière-plan.

La texture de la rencontre clinique

En parallèle, on a montré que la rencontre clinique ne répond pas aux schémas instrumentaux quicherchent à en fixer les paramètres selon des repères pré-fixés en fonction du type de pathologieimpliqué. Elle implique des acteurs qui participent chacun de mondes différents, avec les valeurs et lesattentes qui leur sont associées, leurs règles d’interprétation et leurs modes de réaction (Kleinman,1980). C’est une scène où se négocient des accords au moins partiels autour de certaines attentes maisqui demeure traversée de divergences ou de désaccords, bordée de zones d’ombre souvent implicites.Good et Good (1981) parlent de la dimension herméneutique de la rencontre clinique, une rencontreoù chacun est occupé à interpréter les mots et les gestes de l’autre en fonction de ses propres paramètres:une rencontre toujours à risque de malentendus, particulièrement lorsque les acteurs appartiennent àdes cultures différentes.

Les acteurs de la scène clinique sont pris dans divers systèmes de contraintes. Il y a celles qui sontreliées à leur place dans la hiérarchie des rapports sociaux, particulièrement en milieu institutionnel,ou de la hiérarchie des savoirs à une époque dominée par les savoirs experts. Il y a également descontraintes plus intimes liées à l’impact dévastateur de la psychose sur l’expérience subjective(Binswanger, 1970; Blankenburg, 1991). Aux contraintes qui ont leur source dans l’environnementrépondent d’autres contraintes, internes, inhérentes à l’expérience (Corin, Rodriguez del Barrio, &

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Guay, 1996); chacune contribue à moduler les paroles et réactions sur la scène clinique, la manièredont y circule et est agi ce qui a trait aux médicaments.

DEVIS DE RECHERCHE

Notre recherche portait sur des personnes en début de psychose, d’origines culturelles diverses.Son objectif était d’examiner le processus de négociation entre patient(e)s, proches et intervenant(e)s,ainsi que la manière dont des références culturelles circulent entre les acteurs. Le médicament s’estavéré tenir une place importante dans les échanges. Les récits indiquent qu’il est à la fois un objetsocial chargé de sens et un objet intime renvoyant à une expérience subjective marquée par la psychose,la sienne ou celle d’un proche.

Cette recherche s’inscrit dans un double contexte: l’hétérogénéité culturelle croissante de la popu-lation québécoise; et les défis associés au travail clinique avec des personnes en début de psychose,dans une situation de vulnérabilité personnelle et interpersonnelle qui décuple les enjeux de la rencontre.La différence culturelle a été considérée comme un révélateur particulièrement sensible de processusqui concernent plus généralement le travail avec des personnes psychotiques mais que la normativitédes modèles de pratique dominants tend à masquer. Nous visions plus largement à élaborer les paramètresd’un programme de formation pour des intervenants et intervenantes travaillant avec des patients etpatientes en début de psychose, particulièrement en contexte multiculturel. Des séances de travail surles implications cliniques des résultats ont réuni périodiquement chercheurs, clinicien(ne)s etétudiant(e)s.

L’étude a porté sur 40 patients et patientes ayant reçu un premier diagnostic de psychose depuismoins de 2 ans, ainsi que sur un proche et un intervenant ou une intervenante pour chaque patient oupatiente. Pour avoir accès au jeu des références culturelles, en tenant compte des contraintes liées aurecrutement, nous avons pris comme point d’entrée le fait d’être originaire de trois grands ensemblesculturels: Asie du Sud, Afrique et Caraïbes, Amérique latine. Pour enlever à la culture sa connotationexotique et saisir ce en quoi elle nous concerne directement, nous avons aussi inclus des patientes etpatients d’origine québécoise, distingués en fonction de la langue, francophone ou anglophone—cequi constitue ici notre différence. Nous avons utilisé une approche « centrifuge » de la culture (Corin,Thara, & Padmavati, 2004). Plutôt que de partir de connaissances relatives aux différentes cultures, et doncde postuler leur pertinence et leur sens par rapport aux situations cliniques, c’est à partir des récits que nousdégageons les référents culturels parfois hétérogènes mobilisés et leur signification pour des acteurs singuliers.

Les patients et patientes rencontrant nos critères (diagnostic, durée, origine culturelle) ont étésélectionnés à partir de deux hôpitaux psychiatriques, quatre hôpitaux généraux et une cliniquespécialisée pour réfugiés et réfugiées. Leur intervenant ou intervenante a présenté la recherche auxpatientes et patients et celles et ceux qui acceptaient d’y participer ont été contactés par l’enquêteur.Nous leur avons demandé le nom d’un proche et l’autorisation de le contacter. Chaque participant etparticipante a signé un formulaire de consentement.

Les données ont été recueillies à travers l’Entrevue des Points Tournants (TPI), une grille d’entrevuesemi-structurée élaborée avec la collaboration d’Alain Lesage. Les questions ouvertes reconstruisent

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systématiquement l’histoire subjective des problèmes et des réactions et démarches selon les différentsacteurs. Une entrevue similaire avec tous les participants et participantes a été conduite après un an;une autre entrevue intermédiaire a aussi été conduite avec les intervenants et intervenantes 6 moisaprès l’entrée dans le projet. L’analyse s’est faite à partir de tableaux comparatifs reprenant pourchacun des trois acteurs les extraits correspondant aux grandes catégories de variables: signes ousymptômes, coping, explications, réactions et démarches de recherche d’aide.

Trois types de comparaisons ont été faites : entre les trois acteurs; entre les différents temps; entreles cultures. Les patients et patientes originaires d’Amérique latine étant trop peu nombreux, nous neles mentionnons pas ici. Les trios sont identifiés en fonction de l’origine culturelle des patients etpatientes: AC (Afrique et Caraïbes); AS (Asie du Sud); QF (Québécois francophone); QA (Québécoisanglophone). La perspective adoptée ici est transversale au sens où elle traverse les cultures, même sila possibilité de certains décalages selon les cultures est aussi évoquée. Il ne s’agit donc en aucun casde brosser un portrait de diverses communautés culturelles dans leur rapport aux médicaments, mais,en nous appuyant sur les données recueillies, de soulever des questions de portée générale et d’indiquerdes pistes de réflexion.

RÉSULTATS

L’analyse des récits indique que les questions qui concernent les médicaments s’organisent autourde trois grands thèmes entrelacés: (a) les paradoxes de l’efficacité; (b) la question de la certitude; (c) lepérimètre de la rencontre que dessinent les médicaments.

L’efficacité en question

La majorité des patients et patientes ont mentionné le soutien que leur apportent les médicaments:ils leur permettent de se détendre ou de se calmer, de mettre une limite à ce qui risque toujours dedéborder: cauchemars, agressivité, hallucinations. Le médicament apparaît comme ce qui permet decontenir une menace du dedans, une contrainte intérieure vécue comme extrêmement puissante.

La médication est perçue comme ce qui aide à replacer les idées, à se ramener dans la réalité et àperformer; comme un soutien dans des moments de stress anticipé:

It helps me feel better in school, to be able to function, to help improve my thoughts (AC14).

Le médicament peut devenir une aide dont on envisage mal pouvoir se passer et le patient ou la patientepeut s’y accrocher comme à une bouée de sauvetage:

He became very anxious, we were changing medication. He became very inconsolable (AS1, int.).

Cet intervenant ajoute un an plus tard:

I have seen him relapse very quickly when I try to change it. Basically for him, consistency is important.

Sur ce premier registre, le médicament apparaît comme un instrument rassurant face à la crainted’une bascule de l’être ou d’un débordement, un outil permettant de garder à distance le spectre de larechute; sorte de poignée de sécurité lorsque les contours de la route ou les chocs sont trop brusques.

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La majorité des patients et patientes gardent le souvenir de re-chutes associées au fait d’avoir interrompuleur médication.

Les familles, qui assistent impuissantes à la dérive de leur proche, soulignent aussi les effetsbénéfiques des médicaments:

Quand elle n’en prend pas, toute sa vie est atteinte (AC4, mère).

Mais le médicament les rassure aussi en tant qu’il atteste que quelqu’un s’occupe du patient ou de lapatiente.

En contre-point à cette vision positive, la plupart des patients et patientes ont aussi exprimé uneattitude plus mitigée:

Cela marche pour certaines affaires, pas pour d’autres (AC4).

Ce n’est pas nécessairement le médicament. Ça te calme un peu mais toujours est-il que c’est unedrogue (AC9).

Ils ont surtout parlé des effets secondaires des médicaments: fatigue, perte d’énergie, prise de poidsvécue comme catastrophique et souvent invoquée pour justifier l’arrêt des médicaments. Ces effetssecondaires lestent le médicament d’une signification paradoxale dans la mesure où il devient un obstacleà ce qu’il s’agissait justement de soutenir, le retour à des activités normales:

I wasted 6 months of my life just taking these drugs which are stabilizing my mood and getting memore tired than anything but interfering with what I feel is recovery (QA3).

Certains patients et patientes craignent aussi des effets plus profonds:

Sa peur, c’était de savoir si [les médicaments] étaient pour changer son comportement, si ça va modi-fier son corps (AS7, int.).

Les proches peuvent faire écho à la perception négative du patient:

He took his pills. He was a zombie. They are all zombied, medicated (QA3, parents).

Les médicaments, tout ce que ça fait, c’est que ça ralentit, ça n’enlève pas les idées psychotiques(QF6, ami).

Ils peuvent aussi souligner le caractère paradoxal de l’action des médicaments:

Il dit qu’il somnole tout le temps, que c’est à cause des médicaments [...] que cela le met au neutre. Çane lui a sûrement pas donné de l’énergie pour faire des choses, ni de la vie, ni le coup de pied au culquand tu en as besoin (QF5, ami).

Aller de pilule en pilule, c’est difficile. Il faut toujours penser à ces pilules [...] quand il a arrêté,l’énergie était beaucoup plus présente, il avait envie de faire plus de choses (QF3, copine).

Le fait de mettre l’accent sur les effets secondaires négatifs peut aussi traduire une opposition àl’hégémonie d’une approche essentiellement biomédicale:

Patients are put on drugs. The psychologists or psychiatrists do not really know to whom they arespeaking [...] they don’t really know the person (QA3, parents).

He is dependent on medication now. Psychologists should talk a lot. But he just gives medicine (AS7,frère).

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Ainsi, même lorsque les patients et patientes reconnaissent les effets positifs des médicaments,ces derniers demeurent généralement un terrain de conflit et de contestation. Arrêter de les prendrepeut être une manière de jouer avec le diable, de tester la limite, de recouvrer le sentiment d’être acteurde sa propre vie.

En arrière-plan de ces hésitations, on distingue une grande crainte de dépendance:

C’est une drogue de plus [...] La pilule que j’ai prise, c’est comme plus fort que le pot (QF2).

En fait, il semble bien que les médicaments soient non seulement une cause de dépendance mais aussile signe d’une dépendance plus générale contre laquelle les patients et patientes se rebiffent, unedépendance par rapport au traitement dans son ensemble:

As long as I take it, I will be fine [...] but the threat still remains if I don’t have it, then what’s going tohappen, I don’t know (QA1).

Do I have to be taking those pills for the rest of my life or ...? (AC10, 2e entrevue).

Cette crainte de dépendance recouvre celle de ne pouvoir regagner un contrôle sur sa vie, la revendica-tion d’une position d’acteur face au traitement et à la vie, le refus de passer sa vie entière sous lamenace d’un retour des symptômes. La crainte de la dépendance renvoie alors au deuil à faire d’unecertaine image de soi.

La résistance aux médicaments peut aussi venir des familles réagissant à la profondeur de leurimpact:

She is different now. She is a totally different person. Before, I found her more active, more coherent,involved. Now, I find her more secluded, reserved (AC10, sœur).

They are brain drugs. God knows what they did to his brain. I think his situation was exacerbated bythe drugs (QA3, parents, 2e entrevue).

Dans ce contexte, il est souvent extrêmement important pour les personnes de pouvoir préserverune marge de manœuvre. Certains utilisent l’Internet, y cherchant une information qui leur permet dene pas se fier uniquement aux intervenants et intervenantes. Plusieurs intervenants et intervenantes semontrent attentifs à ce mouvement et cherchent à l’épauler:

Tout ce qu’on lui donne comme ressource, elle l’utilise ... d’elle-même, elle ne le demanderait pas(AC8, int.).

On avait baissé jusqu’à la dose minimale; on l’a réaugmentée, elle est retombée sur ses pieds [...] Elleavait pris la décision elle-même sur le genre de médicament à prendre, ça lui donne un sentiment decontrôle sur elle-même et sur le traitement (QA2, int.).

D’autres intervenants et intervenantes s’opposent catégoriquement à toute négociation dans ce domaineet exigent que le patient ou la patiente se conforme aux doses prescrites.

On retrouve du côté des familles la revendication d’être impliqué dans le traitement de leur proche:

I talk a lot, I want answers: what it is, what it is for, side effects, how long. I want to be well informed(AC3, mère).

I observe her. If I feel the medication is too strong for her, I will phone and say: I want you to give hera lower dose of medication [...] They listen to me (AC4, mère).

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Parfois, les interrogations des proches sont bien reçues; d’autres fois non.

Dans les familles d’origine québécoise, deux positions inverses dominent face à la médication. Lapremière fait de la médication un enjeu central:

Sa mère est toujours inquiète pour ses médicaments, c’est la seule chose dont on parle, on ne parle pasde ses problèmes (QF3, copine).

La seconde manifeste un souci de ne pas se mêler des affaires du patient ou de la patiente, dans la ligned’une certaine conception très nord-américaine de l’autonomie:

Surtout au début, je ne voulais pas entrer dans sa vie privée (QF3, copine).

C’est son affaire à lui (QF5, ami).

Une mère d’origine africaine exprime une position similaire dans le contexte d’une relation hautementambivalente avec sa fille:

She is an adult. I can’t do her part (AC4, mère).

Ces positions évoluent. Ainsi, alors qu’à la première entrevue AC10 note les effets bénéfiques desmédicaments qui l’aident à dormir et à se sentir plus calme, elle exprime après un an une anxiété quantà l’avenir:

Do I have to be taking these pills for the rest of my life or what?

Un changement parallèle se retrouve chez sa sœur. Alors qu’elle observe au début une diminution dessymptômes (emportements émotifs, voix), elle se plaint après un an des changements négatifs que lesmédicaments ont opérés dans la patiente. De son côté, d’une entrevue à l’autre, l’intervenante parle desa position éducative, de ses efforts pour convaincre la patiente qu’un symptôme (voix) est comme unetoux et se soigne par un médicament. Sa vision du médicament est ainsi nettement plus positive quecelle de la patiente et de sa sœur et ne fait pas de place aux zones d’ombre et aux craintes qu’exprimentces dernières. On peut se demander dans quelle mesure cet optimisme ne contribue pas à accentuerparadoxalement pour la patiente et sa sœur l’importance de la dimension négative laissée pour compte.

Une aire/ère d’incertitude

En contre-point à l’idée de certitude qu’impliquent les evidence-based practices appliquées à lamédication, les récits témoignent de l’incertitude qui imprègne les pratiques. Les patients et patientesévoquent en fait une double incertitude: l’une qui concerne le rôle et l’efficacité de la médication;l’autre qui touche à leur être, à leur futur.

Ce sentiment d’incertitude peut être entretenu par le silence relatif des intervenants et intervenantesconcernant les médicaments, ce qui peut pousser le patient ou la patiente à arrêter de les prendre:

Pourquoi j’ai arrêté? Parce que je ne savais pas ce que je prenais. Je posais des questions puis personnene me donnait de réponses. Il me disait juste: prends ceci, prends cela, ça va aller mieux. J’étais unpeu gêné de lui demander (QF3).

Je ne prenais plus les pilules, pour moi, j’étais guérie. Parce que moi, je ne savais pas qu’il fallaitcontinuer (AC8).

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Les entrevues suggèrent que les intervenants et intervenantes sous-estiment parfois le désir de savoiret de comprendre des patients et patientes, ou encore leur possibilité de compréhension.

Les médicaments se révèlent impuissants à effacer une incertitude plus fondamentale qui a traitau futur:

Peut-être qu’à la longue, je ne vais pas continuer à en prendre ... mais si j’arrête les médicaments,est-ce que je vais dégénérer (AC8)?

Je vais-tu être capable d’aller aux études avec ma maladie? Avec les médicaments puis tout ça (QF2)?

I was saying that I don’t want to take it because if I take it, maybe I am going to take it for life (AC14).

Ici aussi, on peut dire que l’incertitude concernant la médication ouvre de manière plus profondeet plus menaçante sur une source intime d’incertitude qui jette son ombre sur tous les efforts pour serétablir. Le contrôle de cette zone d’incertitude peut passer par un renforcement de la certitude associéeaux médicaments, ce qui se traduit par une hésitation à stopper ou à diminuer les médicaments, ouencore par une demande d’injection, une hésitation à passer à une médication orale. On peut penserque dans ce contexte, l’injection donne au médicament une sorte de poids de concrétude, qu’il enincarne l’action à l’intérieur de l’enveloppe corporelle. Une relation de confiance avec le médecin peutaider à franchir l’étape du sevrage des médicaments.

C’est sans doute dans ce contexte qu’il faut situer la représentation imagée que se donnent certainspatients et patientes ou certains proches de l’action des médicaments:

Je me sens plus relaxée, plus détendue. Je sentais que ça faisait un travail au niveau de mon cerveau.Je sentais que le rapprochement, le contact se faisait dans mon système (AC5).

Dans ce cas cependant, la patiente souligne aussi les effets négatifs des médicaments et arrête de lesprendre pendant un certain temps. S’appuyant sur un argument du même ordre pour convaincre son filsde prendre ses médicaments, une mère illustre le pouvoir déstigmatisant qui peut être attaché à unevison neurobiologique des problèmes:

I need you to know what is wrong, it is not that you are crazy. It’s something physical that is wrongwith your brain, and the medication is just to regulate it. There is an imbalance in your brain and thechemical, and you need to take the medication (AC7, mère).

Une jeune femme remarque:

C’est mon conjoint, on vit ensemble, je n’en vois pas de problème. Il est correct quand il prend sespilules. Si tu vois son problème, c’est un débalancement chimique, puis les pilules t’aident juste àrebalancer tout ça, fait que si tu en prends pas, tout débalance (QF3, copine).

Si l’on se tourne vers les récits des intervenants et intervenantes, il est frappant de constater à quelpoint ils évoquent la dimension d’incertitude qui traverse leur pratique. Celle-ci se traduitparticulièrement à travers de nombreux essais pour ajuster ou changer la médication, modifier lesdosages. Le récit de ces ajustements, souvent avec un grand luxe de détails, domine la plupart desentrevues avec les intervenants et intervenantes, à chacun des temps.

Dans plusieurs cas, l’incertitude concernant l’efficacité de médicaments particuliers se trouverenforcée par un doute concernant le caractère effectif de la prise du médicament, notammentlorsqu’aucun médicament ne semble avoir d’effet:

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Rien ne fonctionnait; ça ne va pas bien mieux. Il faudrait que je trouve une façon de vérifier si il prendvraiment ses médicaments (AS6, int.).

Je n’étais pas tout à fait convaincue qu’il prenait la médication comme il le fallait (QA5, int.).

Face à la résistance de la réalité, ces intervenants et intervenantes semblent déplacer le poids du doutevers les patients et patientes, préservant ainsi leur propre savoir.

On se trouve donc introduit au cœur d’une zone d’incertitude face à laquelle deux réactions sontpossibles. La première consiste à renforcer une position de certitude même si elle se trouve mise endéroute par la pratique. Si le médicament ne fonctionne pas, la réaction à l’échec consiste à creuserencore dans cette voie: on change de médicament, de dosage, on combine autrement les médicaments.Située en extériorité par rapport à l’expérience des patients et patientes, cette position tend à situer larencontre clinique sur l’horizon d’une « aire de soupçon » et donne le privilège au savoir expert duclinicien ou de la clinicienne. Il s’agit alors de renforcer une position d’autorité et de contrôle pour contrôlerl’incertitude. Certains privilégient alors les injections: « Au moins, on est sûr qu’elle les prend ».

L’autre réaction consiste à assumer l’incertitude et à en faire le moteur d’une exploration à laquellele clinicien ou la clinicienne cherche à associer le patient ou la patiente. L’incertitude semble alorsjouer un rôle de médiation par rapport à un désir de communiquer et d’apprendre, particulièrementmais pas exclusivement lorsque patient(e) et intervenant(e) ne partagent pas la même origine culturelle.Dans ces cas, l’incertitude semble permettre à l’intervenant ou l’intervenante de prendre acte du décalagequi sépare la « réalité » et les savoirs experts supposés la contenir et en rendre compte. Elle sert alorsde moteur permettant d’ouvrir une aire de passage et de dialogue avec le patient ou la patiente. Les intervenantset intervenantes acceptent de s’engager dans une certaine négociation, parfois de prendre des risques,d’accompagner le patient ou la patiente dans son désir de diminuer la médication ou même de l’arrêter:

Des fois, il faut les laisser faire pour voir s’ils sont malades, mais on est là, s’il nous voit assezsouvent, peut-être on peut voir ça [...] On leur enseigne quand même les choses, les symptômes,comment il était quand il a commencé (QA4).

Une autre version de cette dernière stratégie consiste à s’assurer avant tout de la collaboration dupatient ou de la patiente, mais c’est pour qu’il prenne sa médication.

Il faut aussi noter ici que l’existence d’un décalage culturel avec le patient ou la patiente peutencourager l’intervenant ou l’intervenante à être beaucoup plus empirique dans son approche, à selaisser guider par la variation des modes de présentation des problèmes plutôt que par un diagnostic:

I am just kind of going on symptoms he is presenting (AS3, int.).

D’autres fois, un décalage culturel peut aussi venir alourdir l’incertitude. Ainsi, alors que le patient apris une overdose de médicament, son psychiatre commente:

I thought it very odd. I had put a lot of time explaining how he should just take one. I don’t know if itwas a question of language or he just panicked (AS1, int.).

Chacune de ces deux positions est associée à une attitude plus générale à l’égard de la maladiementale et des patients et patientes; elles débordent ainsi largement la question de la prescriptionproprement dite.

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Dans le cas de patient(e)s réfugi(é)s, il faut ajouter à ces deux premiers niveaux d’incertitude, parrapport à l’effet des médicaments et par rapport à l’être et au futur, un troisième niveau qui a trait à lacondition de réfugié en attente de statut et, dans une moindre mesure, à celle d’immigré confronté à lasociété d’accueil. Cette troisième aire d’incertitude peut en venir à recouvrir les deux autres, accentuantalors le poids de certitude associé à la médication.

L’aire du médicament: point focal ou écran

Même si les paradigmes dominants en matière de traitement des psychoses mettent l’accent sur lerôle central de la médication, cette dernière ne touche en fait qu’une partie relativement limitée desturbulences qui marquent des existences confrontées à la psychose. Le fait de mettre tout l’accent surles médicaments produit ainsi un rétrécissement de la scène, comme un projecteur lumineux éclairel’objet d’un rond de lumière vive tout en laissant le reste de la scène dans l’obscurité.

Les récits recueillis auprès des intervenants et intervenantes indiquent cependant qu’une tellecentration peut aussi correspondre à un choix stratégique qui n’implique pas en soi de présupposésquant à ce qui compte ou pas comme réalité dans le champ de la psychose, particulièrement dans dessituations marquées par une urgence d’intervenir. Dans ces cas, le reste de la scène est laissé dansl’ombre pour des raisons d’ordre pratique; les médicaments permettent de dessiner un périmètre derencontre entre deux mondes qui demeurent relativement étrangers l’un à l’autre, soutenant ainsi lapossibilité d’un investissement partagé. C’est souvent le cas lorsqu’il s’agit de patient(e)s réfugié(e)smais aussi plus largement avec des patients et patientes d’origine asiatique. Le médicament semblealors concrétiser pour le patient ou la patiente un point de référence stable, un pôle de soutieninconditionnel dans un monde à la dérive. Le fait de venir régulièrement contrôler sa médication sembleparfois être la seule source d’aide disponible.

Ainsi, lors de la première entrevue, AS1, un patient réfugié, déclare:

I am feeling better because I’m taking medicine.

Il commente un an plus tard:

The kind of prescription that the doctor gave me keeps me very comfortable. I have got a good doctorand he gives me medicine.

L’intervenant souligne de son côté l’importance des médicaments pour son patient, même si

I don’t think he really knows what medication is doing for him necessarily.

Dans ce cas, l’acquiescement du patient à la médication s’inscrit dans une attitude plus générale où lepatient semble s’en remettre totalement à son psychiatre. Lors de la troisième entrevue, ce derniercommente:

He is very trusting, sort of malleable, he does what I say, he is eager to please. He almost reveresme ... which makes me very uncomfortable.

Dans d’autres cas, ce qui entoure la médication semble jouer un rôle d’écran, un écran de protectionqui permet de garder hors scène une vie autre; les récits donnent alors l’impression que ce qui se passe

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vraiment se joue ailleurs. Ce sont des patients et patientes d’origine africaine ou caribéenne qui lelaissent entendre le plus ouvertement.

Ainsi, AC1 exprime une nostalgie d’une aide qu’il ne trouve pas:

I am looking for someone who can help me a lot, someone who knows me a lot. Not like here.

Sur cet arrière-plan, il remarque qu’ici, on va lui donner une aide comme celle que donne un docteur.S’il note que les médicaments l’aident beaucoup, il demeure très réservé quant à ce qu’il dévoile auxintervenants et intervenantes:

In this world, you cannot believe people a lot ... so I don’t talk a lot about myself.

Dans le cas d’AC2, ce qui compte vraiment se passe ailleurs que sur la scène psychiatrique. Auniveau des causes, la magie a déjà fait mourir un de ses frères et menaçe de le frapper à son tour. Dansle domaine du soutien, l’aide la plus grande vient du champ du religieux. L’intervenante est conscientede cette dynamique complexe tout en acceptant le rôle limité que lui confère la position de « Blanche »que le patient lui assigne. Dans d’autres cas, où domine également un soutien de type religieux,l’intervenante peut se sentir exclue. Ainsi, une intervenante, qui exprime une position très normativeen regard de la médication, se demande:

Est-ce que c’est vraiment partie de leur culture qu’ils restent tous à l’intérieur de la famille poursocialiser? [...] C’est comme fermé, on n’entre pas facilement (AC3, int.).

Elle se plaint de ce que la patiente est hermétique, qu’elle ne la tient pas au courant de ses projets.L’idée de Vaudou cristallise pour elle cette impression, même si c’est d’une église que mère et fillereçoivent un soutien important:

Le Vaudou est comme un tiers hostile à la thérapie (AC5, int.).

Le diagnostic et la médication peuvent aussi se présenter comme porteurs d’enjeux plus larges quimettent en cause les contacts entre cultures et des rapports de pouvoir. Ainsi, la mère d’AC6 restée aupays la conseille:

Les gens te prétendent folle mais tu n’es pas folle. Ces médicaments, jette-les, ne les prends pas.

La patiente se montre plus ambivalente. D’une part, elle remarque qu’elle n’a pas besoin de traitement,qu’elle n’est pas folle et ne prend pas ses médicaments; en parallèle, elle dit que les médicaments l’ontbeaucoup aidée. Sa sœur commente à ses amis et amies que ce sont des maladies qui n’existent paschez eux, des maladies de Blanc. En parallèle, la patiente et un ami africain très religieux consultentdes devins ainsi qu’un imam pour confirmer leur impression que de la sorcellerie est en jeu et de-mander une protection. Ils ne parlent pas aux intervenants et intervenantes de tout ce qui touche à cedomaine.

Enfin, dans le cas de AC12, deux plans d’intelligibilité relativement étanches se déploient enparallèle. Sur le premier, la patiente souligne le rôle bénéfique des médicaments qui l’ont aidée àreplacer ses idées. L’intervenante souligne l’efficacité de la médication dans son cas. Sur un deuxièmeplan, la patiente perçoit sa psychose comme ce qui lui a permis de « faire face à ses racines »:

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À travers la psychose, j’ai su d’où je venais.

Ces racines concernent à la fois son histoire personnelle et l’histoire collective plus large d’Haïtiqu’évoque le Vaudou, auquel sa famille ne croit pas, une histoire qui rappelle que les ancêtres africainsdemeurés en Haïti voyaient des esprits:

Des esprits qui protègent mais qui peuvent aussi rendre fou si tu ne viens pas les servir [...] Chacun asa force. J’ai vu que j’avais la force en moi.

Elle distingue très clairement ce registre d’expérience et ce qui relève de la folie:

Je sais que ça n’avait pas rapport avec ma folie. La psychose, c’était ma psychose à moi, ça n’avait pasde rapport avec le Vaudou: c’est au niveau de mes racines que j’ai développé la voyance.

Elle n’en parle pas dans le contexte clinique, parce que « c’est personnel ». L’intervenante postuleplutôt un conflit entre deux univers culturels, celui de la culture haïtienne où on ne parle pas de sesémotions et la culture canadienne qui pousse au dévoilement. Elle a une certaine conscience de larecherche spirituelle dans laquelle est engagée la patiente mais elle se trompe de contexte et la met enrapport avec un groupe religieux.

LES MÉDICAMENTS, UN OBJET D’ÉCHANGE AMBIGU

Les médicaments occupent une position centrale comme monnaie d’échange ou d’imposition, denégociation ou de résistance dans les échanges entre patient(e)s, proches et intervenant(e)s. Leurcaractère de concrétude en fait un point de référence potentiellement stable lorsqu’il s’agit de parlersur la scène clinique d’une expérience qui semble toujours échapper aux catégories du sens commun.

Toutefois, les récits font ressortir une réalité subjective paradoxale et donnent une impressiond’incertitude et de tâtonnement qui ouvre sur une diversité de plans. En aval, l’ambiguïté etl’inconsistance de l’effet des médicaments renvoient à une anxiété et un doute qui concernent aussi laprofondeur de l’atteinte par la psychose, au niveau de l’être et de la possibilité de penser un futur. Enamont, le champ d’efficacité que circonscrivent les médicaments laisse hors scène de larges pans del’expérience qui concernent tant le vécu de la psychose que ce qui contribue à sa mise en forme et àson devenir.

Si on revient à la question de l’autonomie, on voit qu’elle se pose pour chacun des acteurs etqu’elle se cristallise autour des médicaments. Elle implique un dégagement par rapport à la passivationengendrée à la fois par la psychose et par un certain fonctionnement des institutions et des savoirsexperts. Le médicament peut être perçu comme ce qui soutient une marge de liberté par rapport auxsymptômes; il peut aussi la restreindre ou être le signe visible d’une aliénation plus fondamentale.Lorsque les intervenants et intervenantes acceptent de suivre et d’accompagner le patient ou la patientedans son questionnement, la médication peut devenir le terrain d’expérimentation d’un nouveau rap-port à soi. Dans le cas contraire, elle contribue à renforcer un sentiment de désappropriation par rap-port à sa propre vie et accentue du dehors l’impuissance que génère du dedans le sentiment d’êtreenvahi par des émotions, des idées ou des perceptions étrangères au soi. Il faut souligner l’importancede la première de ces positions dans les récits que nous avons recueillis mais il faut tenir compte ici du

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biais que comporte notre échantillon, les intervenants et intervenantes qui ont accepté de participer àl’étude étant sans doute plus ouverts au départ à interroger leur position clinique.

Dans le cas des patient(e)s réfugié(e)s et de certains patient(e)s immigré(e)s, on peut fairel’hypothèse que le médicament est reçu comme un objet « bon », rassurant, en provenance de la sociétéd’accueil. Ayant la valeur symbolique d’un don, ce « bon » contraste avec le sentiment d’être marginaliséou exclu, ou encore avec la perte de repères qui marque souvent les rapports à la société hôte, sesinstances, ses institutions et ses membres. Le médecin, perçu comme le médiateur dans cet échangesymbolique, en recueillerait une aura de protection et de toute-puissance.

On peut se demander ce que ce statut hautement privilégié des médicaments sur la scène cliniquenous dit de la mutation subie par les idées de traitement et de guérison dans le monde occidentalcontemporain. L’attention prééminente accordée aux symptômes dont témoigne ce statut est-elle lesigne du peu de place fait à l’expérience subjective plus globale sur la scène clinique, ce qui irait dansle sens de la rupture du dialogue entre raison et déraison dont parlait Foucault (1994)? Ou bien ce quia trait aux médicaments permet-il de garder ouvertes des possibilités de communication et d’échange?Une certaine incertitude pourrait alors jouer un rôle de passeur lorsque les acteurs peuvent en sup-porter le poids et y être attentif chez l’autre, s’ouvrir à l’altérité de l’autre. L’incertitude pourrait aussijouer un rôle de facilitateur permettant aux patients et patientes et à leurs proches de tracer leur cheminpropre dans le champ de la thérapie, d’y jouer un rôle d’acteur même si c’est au risque d’un cheminementplus lent et plus tortueux.

C’est ainsi paradoxalement à travers la négociation des médicaments que pourrait se réintroduirequelque chose de l’humain sur la scène clinique. Mais c’est un humain qui demeure en décalage parrapport à la texture de l’expérience affectée par la psychose.

Il faut se demander à quelles conditions les intervenants et intervenantes peuvent supporter unetelle incertitude, la tenir, l’explorer et en faire un moteur pour l’action plutôt que de demeurer prisdans les doutes qu’elle suscite. Il faut se demander aussi quelle place une logique gouvernée par lesevidence-based practices peut encore laisser à une incertitude mobilisatrice. Dans quelle mesure cettedernière risque-t-elle de se trouver de plus en plus reléguée à un rôle de pis aller, périphérique à lapratique, comme si elle n’était que le reflet de la faiblesse des savoirs experts actuels? Et quelles enseraient alors les répercussions sur le processus de guérison lui-même et sur la possibilité pour lespatients et les proches d’y jouer un rôle actif?

ABSTRACT

The place of medication in mental health practice is growing, particularly in regard to psychosis.However, its value in a clinical setting is largely paradoxical, and is as much symbolic as functional.The central position of medication in negotiating meanings and practices emerges from interviewswith people from a variety of cultural backgrounds who had received a diagnosis of psychosis withinthe past 2 years, as well as with relatives and practitioners. The paradox of effectiveness, uncertaintyand its functions, and the delineation of the clinical field are discussed. All these dynamics help giveshape to the notion of autonomy.

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