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CHAPITRE 9 Le monopole d’État du rite en Chine et en Asie de l’Est contemporaines 1 André Laliberté E n 1984, lorsque le Parti communiste de Chine (PCC) a lancé son slogan pour une « civilisation spirituelle socialiste », il était question de débats à propos du socialisme humaniste, et de la remise en cause de la lutte des classes. En 2006, la référence à ce slogan par les autorités politiques rime avec l’ambition d’instaurer une « société harmonieuse » (hexie shehui), la suggestion que le confucianisme représente la philosophie nationale par excellence, voire l’évocation du rôle positif que les organisations religieuses peuvent jouer dans l’atteinte de cet objectif. Il n’est certes pas assuré que les acteurs religieux soient disposés à obtempérer à ce nouveau mot d’ordre. Il n’empêche que l’attitude récente du PCC représente une rupture avec la politique adoptée durant la Révolution culturelle (1966-1976), qui visait l’éradication pure et simple des religions et la destruction des « traditions féodales ». Cette rupture renoue, en fait, avec les pratiques ayant eu cours avant l’instauration de la première République chinoise, en 1912, lorsque l’empereur incarnait, dans sa double charge de souverain et d’officiant pour les cérémonies de sacrifices au Ciel pour de bonnes récoltes dans tout l’empire, la fusion entre le pouvoir politique et l’autorité spirituelle. Le présent chapitre documente l’approche révisionniste utilisée par la République populaire de Chine (RPC) envers le religieux, soit la remise en cause de l’approche dogmatique qui considérait comme inéluctable la disparition des religions en Chine. Car c’est véritablement d’une remise en cause profonde qu’il s’agit. Le PCC n’a pas renoncé au contrôle de la religion, mais plutôt que d’œuvrer à sa disparition dans l’esprit de la 1. L’auteur tient à remercier le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture, qui lui a permis de dégager le financement et le temps nécessaires à la recherche devant mener à la rédaction de ce texte.

Le monopole d’État du rite en Chine et en Asie de l’Est contemporaines

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Chapitre 9

Le monopole d’État du rite en Chine et en Asie de l’Est contemporaines1

André Laliberté

E n 1984, lorsque le Parti communiste de Chine (PCC) a lancé son slogan pour une « civilisation spirituelle socialiste », il était question de débats à propos du socialisme humaniste, et de la

remise en cause de la lutte des classes. En 2006, la référence à ce slogan par les autorités politiques rime avec l’ambition d’instaurer une « société harmonieuse » (hexie shehui), la suggestion que le confucianisme représente la philosophie nationale par excellence, voire l’évocation du rôle positif que les organisations religieuses peuvent jouer dans l’atteinte de cet objectif. Il n’est certes pas assuré que les acteurs religieux soient disposés à obtempérer à ce nouveau mot d’ordre. Il n’empêche que l’attitude récente du PCC représente une rupture avec la politique adoptée durant la Révolution culturelle (1966-1976), qui visait l’éradication pure et simple des religions et la destruction des « traditions féodales ». Cette rupture renoue, en fait, avec les pratiques ayant eu cours avant l’instauration de la première République chinoise, en 1912, lorsque l’empereur incarnait, dans sa double charge de souverain et d’officiant pour les cérémonies de sacrifices au Ciel pour de bonnes récoltes dans tout l’empire, la fusion entre le pouvoir politique et l’autorité spirituelle.

Le présent chapitre documente l’approche révisionniste utilisée par la République populaire de Chine (RPC) envers le religieux, soit la remise en cause de l’approche dogmatique qui considérait comme inéluctable la disparition des religions en Chine. Car c’est véritablement d’une remise en cause profonde qu’il s’agit. Le PCC n’a pas renoncé au contrôle de la religion, mais plutôt que d’œuvrer à sa disparition dans l’esprit de la

1. L’auteur tient à remercier le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture, qui lui a permis de dégager le financement et le temps nécessaires à la recherche devant mener à la rédaction de ce texte.

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révolution modernisatrice qui avait germé dans le mouvement du 4 mai 1919, on observe un effort d’instrumentalisation du religieux, de nature conservatrice, visant à servir l’État et, notamment, à asseoir la légitimité d’un parti soucieux de préserver la stabilité sociale dans un climat d’insé-curité et d’inégalité grandissantes causé par les transformations radicales de l’économie chinoise. Afin d’illustrer ce propos, ce chapitre rappelle dans une première section le modèle de gestion de la religion mis en place par l’État chinois depuis l’ère antique ainsi que ses répercussions en Asie de l’Est. Une deuxième section évoque les ruptures avec l’ancien modèle, qui ont émergé au XXe siècle, puis dans une troisième section sont décrites les différentes approches utilisées par le PCC pour contrôler les acteurs religieux. La quatrième section, consacrée à la République de Chine (RdC), à Taiwan, souligne qu’il existe plusieurs possibilités institutionnelles sur le plan des rapports entre religion et politique dans le monde sinisé et, donc, que les Chinois ne sont pas condamnés à choisir entre un impossible « retour en arrière » et une téléologie radicale reposant sur l’élimination du religieux qui, comme le démontre sa résilience dans la Chine d’aujourd’hui, ne semble pas faire l’unanimité parmi ses citoyens.

L’état moderne et Les nouVeauX modèLes de rapport entre reLigion et poLitique en asie de L’est

Depuis l’apparition d’un État centralisé à l’ère antique, le religieux a toujours constitué le socle sur lequel le pouvoir politique faisait reposer son autorité et sa légitimité dans le territoire de ce qui allait plus tard constituer la Chine. Considéré comme une divinité sous la période Shang (– ? à –1018), puis simplement comme « le fils du ciel » à partir de la période Zhou (–1018 à –221), le souverain chinois, à l’instar de son homologue dans l’Empire romain, était à la fois chef militaire, adminis-trateur des affaires d’ici-bas et pontife suprême. De plus, les monarques chinois étaient chargés depuis l’Antiquité d’exécuter certains rites spéci-fiques lors des cycles agricoles, par lesquels ils consacraient l’harmonie entre le monde terrestre et le ciel. Alors que dans l’Occident chrétien, les deux fonctions de chef politique et de chef spirituel sont devenues l’apa-nage de deux autorités distinctes à l’aube de l’ère médiévale, elles sont demeurées les prérogatives exclusives de l’empereur. Cette fusion des autorités spirituelle et temporelle a par ailleurs été entérinée par une doctrine théologico-politique séculaire, soit le « mandat du ciel » (tianming), qui attribuait au souverain le rôle d’intercesseur entre les forces cosmiques

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et le monde ici-bas2. Le signe le plus certain d’une crise dynastique, selon cette conception du monde, était évidemment, dans un contexte de pertur-bations naturelles, de crise économique, et d’instabilité sociale, l’annonce par un chef religieux que le souverain ne détenait plus ce mandat. Dans ce cas, le chef spirituel devenait ipso facto un rebelle et un prétendant au trône.

Cette fusion de l’autorité politique et de l’autorité spirituelle a connu des évolutions et des mutations importantes3, certes, mais le contrôle étatique du religieux a toujours représenté une constante. Bien qu’il y ait existé, notamment avec l’apogée des ordres monastiques bouddhiques durant la période des trois royaumes (220-280) et au début de la dynastie des Tang (618-907), des institutions religieuses importantes, celles-ci dépendaient ultimement du bon vouloir de l’autorité politique. Au fil des siècles, cet ordre théologico-politique représentait un ordre où les sphères religieuses et politiques étaient très étroitement imbriquées. Sur le plan symbolique, on a noté les analogies entre la bureaucratie impériale et ses équivalents fonctionnels dans la bureaucratie céleste, dirigée par l’empe-reur de jade, et le tribunal qui siégeait aux enfers. Henri Maspero4 avait déjà documenté, pour l’avoir observé à l’ère républicaine, l’intégration des divinités locales dans le panthéon impérial qui sanctionnait de cette manière les limites de l’acceptable sur le plan des croyances et des prati-ques religieuses. À la fin de la dynastie des Qing (1644-1912), avec la montée du sentiment nationaliste chez les élites, le mythe de l’ancêtre commun du peuple chinois, le mythique empereur jaune, avait achevé de consacrer cette union entre le peuple et son souverain.

Ce monopole du rite détenu par l’État en Chine a représenté le modèle pour les autres États d’Asie de l’Est au fil des siècles5. Dès 701, l’État japonais s’est immiscé dans les affaires religieuses avec la décision de l’empereur Shōmu de décréter le bouddhisme religion d’État. Bien que ce choix ait été renversé plus tard, l’État n’a pas cessé de légiférer sur le

2. L’expression « théologico-politique » est certes imparfaite, puisqu’il n’y existe pas dans cette cosmologie une divinité suprême, mais plutôt, selon les époques de l’histoire chinoise, un panthéon ou un principe abstrait.

3. D’une dynastie à l’autre, différentes traditions religieuses ont reçu un soutien plus ou moins grand de la Cour. Ces mutations se sont même produites à l’intérieur d’une dynastie. Ainsi, sous les Tang, l’impératrice Wu Zetian érige le bouddhisme comme une véritable religion d’État, au grand dam des lettrés confucéens.

4. H. Maspero, Le Taoïsme et les religions chinoises, Paris, Gallimard, 1971.5. L’expression a été utilisée par D. Baker, « World Religions and National States : Compe-

ting Claims in East Asia », dans S.H. Rudolph et J.P. Piscatori, dir., Transnational Religion and Fading States, Boulder (Colorado), Westview Press, 1997, p. 144-172.

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plan des affaires religieuses : interdiction du christianisme sous les Tokugawa (1600-1868) puis lors de la restauration Meiji (1868) ; déve-loppement d’une idéologie de « l’essence nationale » (kokutai), qui a érigé le culte de l’empereur (tennō) en tant que souverain, pontife du shintoïsme d’État et descendant de la déesse du soleil, Amaterasu. Dans la péninsule coréenne, le bouddhisme a été promu religion d’État sous l’égide de la dynastie de Silla, à partir de 688. Durant la période de Choson (1391-1910), les lettrés confucéens ont réduit l’influence des institutions bouddhistes et ont imposé un contrôle étroit de cette tradition. Au Viêt-nam, les souverains de la dynastie des Ly (1010-1225) ont eux aussi favorisé les institutions bouddhistes et brièvement encouragé l’ascendant de celui-ci chez les élites. À l’instar de l’évolution observée en Chine, les lettrés confucéens vietnamiens ont également favorisé un contrôle étatique plus étroit sur la vie religieuse. Dans tous les cas, les États ont tenté de cautionner les pratiques populaires dans les villages, en sanctionnant ou en approuvant, selon les circonstances, des cultes hérétiques ou des modèles de moralité exemplaire.

Ce monopole d’État n’excluait pas une certaine diversité religieuse : les institutions taoïstes, confucianistes et bouddhistes coexistaient en Chine6 et les deux dernières coexistaient avec celles du shintoïsme au Japon ou celles du chamanisme en Corée. Les individus étaient libres de croire et de préférer certaines écritures sacrées à d’autres ou d’adorer les divinités de leur choix dans les panthéons bouddhiste, taoïste, shintoïste, etc. Cependant, cette liberté de penser n’excluait pas le souci de l’ortho-praxie, c’est-à-dire le respect de l’étiquette, des comportements appropriés et des convenances. Bref, à l’ère impériale en Chine, et avant que les puissances européennes s’imposent en Asie de l’Est, le contrôle étatique de la religion représentait la tendance générale dans la région. Ce contrôle, qui pouvait aller jusqu’à une répression dure envers des mouvements religieux si ceux-ci se soulevaient contre les autorités politiques, ou mena-çaient de le faire, on l’a vu, n’excluait pas une grande tolérance officielle quant aux choix de croyances.

Au début du XIXe siècle, l’Asie de l’Est semblait donc présenter à la fois une approche libérale en matière de croyance sur le plan individuel et une pratique autoritaire en ce qui concernait l’affirmation de cette diversité lorsqu’elle débordait dans la sphère publique. La rébellion du « Royaume céleste de la grande paix » (Taiping tianguo, 1851-1864), la

6. Sur le concordat entre ces trois traditions, voir V. Gossaert, Dans les temples de la Chine. Histoire des cultes, vie des communautés, Paris, Albin Michel, Science des religions, 2000.

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révolte des « poings de justice » (Yihequan, connue aussi sous le nom de Boxers en Occident, 1900)7 et le soulèvement suscité par l’« Enseignement oriental » (Tonghak, 1894-1895) en Corée, vastes mouvements populaires avec une connotation religieuse importante ayant entraîné de nombreuses victimes et ébranlé les régimes politiques, expliquent le souci des élites. Ces soulèvements et leurs conséquences n’expliquent cependant qu’en partie le fait que les élites dirigeantes des pays d’Asie de l’Est se soient détournées d’une cooptation douce des religions et aient préféré adopter des approches plus autoritaires, oscillant entre une récupération nationaliste comme au Japon ou l’adoption d’idéologies hostiles au reli-gieux. Les soulèvements populaires du XIXe siècle au nom de doctrines théologico-politiques ne faisaient après tout que reproduire sous des formes nouvelles une tendance vieille de deux millénaires. C’est l’évolu-tion du contexte international au tournant du siècle qui explique, en conjonction avec ces soulèvements, le durcissement des États envers le religieux.

Le système des traités inégaux qu’imposaient les puissances coloniales à la Chine remettait en question l’autorité de l’État, et les religions étran-gères, protégées par celles-ci, représentaient dans leurs activités de prosélytisme une menace symbolique à la structure théologico-politique nationale. Les tentatives de réponse à cette menace, qui débouchaient parfois sur de véritables persécutions, entraînaient en retour des repré-sailles qui ne faisaient qu’affaiblir davantage l’autorité impériale. Seul le Japon avait semblé réussir à surmonter ce problème en subordonnant les traditions religieuses à l’État, dans le cadre d’une idéologie basée, on l’a noté plus haut, sur une rénovation de la tradition nationale. Cette stratégie s’inspirait d’un courant répandu en Europe, où le nationalisme montant suscitait une redéfinition du rapport entre les institutions reli-gieuses et l’État, où celles-ci étaient mises au service de ce dernier.

Le discrédit de l’institution impériale Qing, et des institutions reli-gieuses qui y étaient associées symboliquement, était cependant devenu tel, à la fin du XIXe siècle, que les différents mouvements réformateurs ne sont jamais parvenus à imposer un tel programme en Chine. Au Viêt-nam et en Corée du Sud, il était déjà trop tard : la domination colo-niale française, dans le premier des cas, et japonaise, dans le deuxième, ont changé la donne dans ces deux pays. Après la chute du régime impé-

7. Sur ces mouvements insurrectionnels, voir J. Spence, God’s Chinese Son. The Taiping Heavenly Kingdom of Hong Xiuquan, New York, W.W. Norton, 1996 et P.A. Cohen, History in Three Keys : The Boxers as Event, Experience, and Myth, New York, Columbia University Press, 1997.

158 Les religions sur la scène mondiale

rial en Chine, c’est une autre solution qui a séduit la majorité des élites chinoises, soit la critique radicale de la religion, inspirée par les intellec-tuels marxistes et incarnée par les expériences de l’Union soviétique, de la révolution mexicaine et de la révolution kémaliste en Turquie8. Quant aux élites anticoloniales vietnamiennes et coréennes, la situation a été beaucoup plus complexe : pour nombre d’entre elles, si la critique de la religion faisait partie intégrante de leur projet de modernisation, pour d’autres, l’adhésion au christianisme représentait une forme de résistance symbolique à l’occupant – ce qui était le cas en Corée, où le christianisme représentait un rejet des tentatives d’acculturation japonaise – voire une forme de modernité.

Les deuX modèLes de rapport entre reLigion et poLitique en asie de L’est depuis 1949

En conséquence de la proclamation de la République démocratique du Viêt-nam (Viêt-nam du Nord) en 1945, de l’instauration de la République démocratique populaire de Corée (Corée du Nord) en 1948 et, enfin, de la fondation de la RPC en 1949, deux modèles de gestion de la religion se sont mis en place en Asie de l’Est. Le premier, inspiré de la pratique marxiste-léniniste mise en œuvre en Union soviétique, en RPC, en Corée du Nord puis au Viêt-nam du Nord, repose sur la prémisse que le religieux représente un reliquat de l’ancienne société qui doit être dépassé. Dans la prochaine section, le plus important de ces États, la RPC, sera abordé. Il importe cependant, ici, de souligner l’existence de l’autre modèle de rapport entre religion et politique développé en Asie de l’Est. Dans les pays qui sont sous l’influence des États-Unis, soit le Japon, la République de Corée (Corée du Sud), la République du Viêt-nam (Viêt-nam du Sud) et la RdC, un modèle libéral de rapport entre la religion et l’État, inspiré par le modèle américain, s’est installé avec des variations importantes causées par des différences sur le plan des situations politiques nationales.

Le Japon, démocratie ancienne, se remettait d’un régime militariste l’ayant conduit au désastre, de sorte que toute référence à l’autoritarisme était durablement discréditée. En conséquence, ce pays s’était doté dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale de politiques libérales qui ont été véritablement appliquées sans interruption. Dans les autres pays,

8. P. Duara, « Knowledge and Power in the Discourse of Modernity : The Campaigns against Popular religion in Early Twentieth-Century China », Journal of Asian Studies, vol. 50, no 1, 1991, p. 67-83.

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l’application de ces politiques, proclamées dès la formation des nouveaux États, a été mise en veilleuse pendant les périodes de conflit armé, soumise à de strictes limitations ou reportée sine die. La Corée du Sud, se relevant du conflit meurtrier qui avait ravagé la péninsule (1950-1953), a vu ses généraux imposer jusqu’en 1988 une dictature au nom d’une doctrine de la sécurité nationale qui affirmait protéger le pays contre une éventuelle invasion des forces nord-coréennes. Taiwan s’est fait imposer jusqu’en 1987 un régime de loi martiale s’appuyant sur une armée d’occupation au nom d’une doctrine similaire, fondée sur la lutte contre la Chine communiste. Enfin, le Viêt-nam du Sud a plongé dans un conflit armé opposant une kyrielle de dictateurs incompétents et une guérilla armée par le Viêt-nam du Nord avant de disparaître, absorbé par ce dernier. Jusqu’aux années 1980, à cause des libertés religieuses surveillées dans ces derniers pays et à cause de l’ascendant des pays socialistes, nombreux étaient ceux qui croyaient que la RPC et les autres pays socialistes donnaient le ton sur le plan du rapport entre religion et politique et, qu’à terme, les religions d’Asie de l’Est étaient vouées à disparaître, emportées par la modernisation.

Une observation de la situation présente oblige à réviser ce jugement. Malgré les limites notées plus haut sur le plan politique, les pays d’Asie de l’Est d’économie de marché ont manifestement mis en place des insti-tutions libérales sur le plan de la gestion de la religion avec le résultat qu’au tournant du XXIe siècle, c’est la vitalité religieuse dans ces pays qui semble donner le ton pour l’ensemble de la région. Les États étaient d’autant plus enclins à adopter des politiques libérales que la prospérité des acteurs religieux servait le régime. La vitalité des Églises protestante et catholique et des institutions bouddhiste et taoïste, servait très bien la propagande des régimes conservateurs qui pouvaient se poser en défen-seurs des traditions nationales. Par ailleurs, les institutions religieuses, considérant leur propre survie, voyaient naturellement dans les régimes autoritaires le garant de leur sécurité. Dans le contexte de cette relation symbiotique, il n’était pas coûteux d’inscrire dans les Constitutions le principe de la séparation entre politique et religion et la liberté de conscience. De plus, l’application du premier principe au Japon, à Taiwan et en Corée du Sud représentait un besoin réel : c’était la conséquence directe des abus qu’avait entraîné le kokutai, l’idéologie de nature religieuse de l’« essence nationale » imposée sous l’Empire japonais.

L’adhésion au principe de la séparation entre politique et religion au Japon, malgré le soutien reçu des libéraux et des progressistes nippons, a cependant connu plusieurs entorses au fil des années. Par exemple, une

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secte bouddhiste qui compte plusieurs millions de membres, la Société pour la création de valeur (Soka gakkai), a commandité une formation politique, le Parti de la politique intègre (Kōmeiō). Malgré la nouvelle identité de son bras politique, sous l’appellation de Nouveau parti de la politique intègre (Shin kōmeitō), la secte continue de jouer un rôle politique important. Le Parti socialiste a entretenu des liens étroits avec les Églises protestantes, très minoritaires au pays ; le Parti démocrate-socialiste a développé des rapports avec la religion de Risshō kōsekai. Le Parti libéral démocrate, qui a dominé le système politique depuis 1955, a adopté une approche différente : il n’a eu de cesse de courtiser les organisations reli-gieuses pour des fins électoralistes ou pour des motifs d’affinité idéologique, notamment en ce qui concerne leurs positions respectives conservatrices, anticommunistes et nationalistes. Deux tendances ont cependant empêché que cette proximité du Parti libéral démocrate avec des organisations religieuses ne débouche sur une situation de contrôle étatique de la reli-gion ou d’influence de la religion sur les institutions publiques. D’une part, de nombreuses divergences existent entre les organisations reli-gieuses qui sympathisent avec le Parti, notamment sur la question de la révision constitutionnelle, et l’étatisation des sanctuaires shinto, qui manifestement, représenterait une forme de favoritisme inacceptable aux bouddhistes. D’autre part, les organisations religieuses, à l’exception de la Soka gakkai, ne sont pas intéressées par la prise du pouvoir et leur engagement politique se cantonne surtout à des exigences de reconnais-sance et de quête de respectabilité ou à des réactions ponctuelles lorsqu’elles sentent leur intérêt menacé9.

En Corée du Sud, durant la période autoritaire, le principe de la séparation entre politique et religion a été bafoué continuellement par la collusion entre les Églises protestantes et le pouvoir, mais aussi par l’al-liance entre les institutions bouddhistes et les régimes militaires. Le gouvernement de Syngman Rhee (1948-1960) a favorisé les Églises protestantes, au détriment de l’Église catholique. Ses successeurs Park Chung-hee (1961-1979) et Chun Dhoo-hwan (1980-1988), pour leur part, ont arbitré en faveur des associations conservatrices au sein des institutions bouddhistes et confucianistes, ces dernières étant considérées comme « religieuses », contrairement à la situation qui existe en Chine. Le favoritisme des autorités envers les Églises protestantes conservatrices s’expliquait assez facilement : les autorités militaires souhaitaient compter

9. À ce sujet, voir E. Seizelet, « Le principe de séparation de l’État et de la religion : aperçus sur le rôle du fait religieux dans les institutions et la vie politique japonaise », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 32, no 1, 2001, p. 111-139.

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sur les solidarités transnationales de leurs coreligionnaires résidant aux États-Unis pour s’assurer la sympathie et le soutien de ce dernier. L’Église catholique coréenne, pour sa part, a incarné avec des Églises protestantes progressistes, un important vecteur pour les groupes d’opposition. Après les débuts du processus de démocratisation, ces Églises ont animé les mouvements de défense des droits de la personne et des travailleurs, mais le souvenir de la collusion entre institutions bouddhistes et confucianistes avec le pouvoir, ainsi que la collaboration des Églises protestantes conser-vatrices avec la dictature, a sapé leur autorité, de sorte que la démocratisation, si elle a diminué les pressions politiques et relâché le contrôle étatique contre les institutions religieuses, n’a pas mené en contrepartie à une expansion de leur influence politique10.

À Taiwan, le Parti nationaliste n’a pas soutenu de religion ou d’Église en particulier, malgré la foi méthodiste professée par le président Tchang Kaï-Chek (1945-1976) ou les convictions presbytériennes du président Lee Teng-hui (1988-2000), sans que l’on puisse pour autant parler d’équi-distance ou de neutralité, puisque comme on verra plus loin, les autorités de l’île ont contrôlé l’activité religieuse locale de très près. Le Parti natio-naliste a maintenu de bons rapports avec les associations bouddhistes et les Églises catholique et protestante ainsi qu’avec quelques nouvelles religions fondées sur le continent, telles la voie de l’Unité (Yiguandao), l’école de la Raison (Lijiao) et l’école de la Vertu céleste (Tiandejiao), sans favoriser l’une au détriment d’une autre : il importait avant tout de démon-trer à la communauté chinoise sur le continent et à travers le monde que seul le régime du Parti nationaliste pouvait protéger leur héritage culturel traditionnel11. L’élection à la présidence du candidat du Parti démocratique progressiste Chen Shui-bian en 2000 et sa réélection en 2004 n’ont pas changé cela, même si l’indépendance de Taiwan, qui représente le but avoué de la formation politique qu’il représente, s’oppose au programme du Parti nationaliste. Cette fois-ci, la non-intervention de l’État dans les affaires religieuses sert à démontrer le bien-fondé d’un régime politique qui fait reposer sa légitimité et son autorité sur le respect du pluralisme.

Le principe de la liberté de conscience est respecté dans ces pays, même si sa concrétisation, on a vu plus tôt pourquoi, s’avère beaucoup

10. Sur la collusion entre politique et religion en Corée du Sud, voir B. Chung, « Politique et religion en Corée du Sud », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 32, no 1, 2001, p. 85-110.

11. Sur la situation taiwanaise depuis 1945, lire les essais rassemblés dans P. Clart et C.B. Jones, dir., Religion in Modern Taiwan : Tradition and Innovation in a Changing Society, Hono-lulu, Hawai’i University Press, 2003, p. 158-185.

162 Les religions sur la scène mondiale

plus récente en Corée du Sud et à Taiwan. Fortes de l’appui des autorités américaines qui ont occupé leur pays après la défaite du régime militariste, les forces libérales japonaises ont pu rapidement mettre en place des mécanismes assurant la liberté de culte. Ce développement a été d’autant plus facilité que le Japon d’après-guerre a connu une spectaculaire crois-sance sur le plan de l’offre religieuse et un grand nombre de sectes d’obédience bouddhiste, shintoïste, voire syncrétiste, a été créé. La tolé-rance des autorités japonaises envers les formes que peuvent prendre les nouvelles religions a été démontrée dans l’affaire de la secte apocalyptique Aum shinrikyo, un mouvement syncrétiste qui se réclamait de plusieurs traditions différentes, y compris l’hindouisme, et qui avait développé une eschatologie apocalyptique. Des membres de cette secte ont eu recours à des techniques d’intimidation et ont même été jusqu’à déclencher une attaque mortelle au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995. Bien que les coupables de ces attentats terroristes aient subi un procès, l’organisa-tion elle-même n’a pas été frappée d’interdit.

Des régimes de loi martiale ont limité les libertés religieuses au nom de doctrines de sécurité nationale au Viêt-nam du Sud jusqu’en 1975, à Taiwan jusqu’en 1987 et en Corée du Sud jusqu’en 1988. À Taiwan, les adhérents de la secte japonaise Soka gakkai ou de la Yiguandao, à cause de leurs origines obscures, étaient soupçonnés d’activités subversives et leurs membres assujettis à une surveillance policière étroite. Les adhérents de l’Église des Témoins de Jéhovah et de la religion Ba’hai étaient considérés comme des traîtres ; puisque leur foi leur interdisant de porter les armes, ils se refusaient à l’obligation d’effectuer leur service militaire. L’attitude des autorités politiques sur le plan de la surveillance des organisations religieuses a cependant changé radicalement avec l’ouverture des régimes politiques en Corée du Sud et à Taiwan. Les gouvernements de ces États préfèrent obtenir du capital politique et courtisent les électeurs potentiels en entretenant des rapports cordiaux avec les représentants des Églises et des associations identifiées aux religions populaires, au bouddhisme, au taoïsme ou au confucianisme.

Le modèle marxiste-léniniste est, en surface, un modèle original fondé sur une théorie importée d’Occident, soit le matérialisme historique et sa critique radicale de la religion. Cette application de la théorie marxiste a su, cependant, là aussi, s’infléchir différemment au gré des situations nationales spécifiques. En Chine, la politique religieuse a oscillé entre une tolérance limitée dans le cadre de la politique du Front uni, où le Parti a tenté de se rallier les croyants et les pratiquants des religions organisées, et une tentative d’éradication pure et simple lors de la Révolution culturelle.

Chapitre 9 – Le monopole d’État du rite en Chine et en Asie de l’Est contemporaines 163

Au Viêt-nam du Nord, la politique du Front patriotique a été maintenue et bien que la religion ait toujours été soumise à un contrôle très étroit dans ce pays, il n’y a pas eu de tentative aussi systématique d’élimination qu’en RPC12. Le cas de la Corée du Nord en est un à part : non seulement les religions traditionnelles sont-elles victimes de persécutions, mais l’idéo-logie officielle de l’« autosuffisance » (juche) reproduit la structure théologico-politique de la Corée antique, où le souverain est investi de l’autorité suprême sur le double plan temporel et spirituel. Le président du Parti des travailleurs de Corée est ainsi sacré président éternel. Le Viêt-nam et la Corée représentent en quelque sorte des variantes de la situation chinoise, sur laquelle la prochaine section s’attarde.

Le monopoLe du rite dans La chine popuLaire

La Constitution instaurée en 1954 affirme la liberté de conscience, c’est-à-dire qu’elle entérine le droit des Chinois à croire… et à ne pas croire. Il est clair, dans l’esprit des dirigeants, que cette dernière option, jugée la plus progressiste, représente l’idéal vers lequel tous les Chinois devraient tendre. Dans ce contexte, la propagande athée est vue comme un droit. Il va de soi, dans ces conditions, que les élites de la société, soit les cadres du Parti communiste, sont tenues de ne pas avoir de croyances religieuses. De plus, la liberté religieuse est assortie de contraintes qui en limitent considérablement la portée. Ainsi, les lois chinoises interdisent aux organisations religieuses la pratique de toute activité hors du cadre strict de la performance des rites, lesquels sont définis de façon étroite13. Il est certes permis aux prêtres, moines, imams et autres membres des personnels religieux de prêcher, mais le contenu de leurs discours est étroitement contrôlé. Il s’agit ici d’une relation entièrement asymétrique : les autorités publiques s’arrogent le droit d’intervenir dans les affaires religieuses, mais les institutions religieuses doivent éviter toute forme d’intervention dans les affaires politiques. Les législations récentes adop-tées en 2004 et 2005 ont indéniablement assoupli ces contraintes : les organisations religieuses peuvent désormais se livrer à des « activités qui servent l’intérêt public ». Cependant, il n’est pas clair si cela signifie qu’elles peuvent gérer des hôpitaux ou des écoles.

12. Sur le Viêtnam, voir M. Sélim, « Marché des croyances et socialisme de marché au Vietnam », Revue Tiers Monde, vol. 64, no 173, 2003, p. 81-97.

13. Sur les principes préconisés par le PCC, est encore pertinent le texte de L. Zhufeng, Religions under Socialism in China, traduit par D.E. McInnis et Z. Xi’an, avec une intro-duction de D.E. McInnis et une préface de l’évêque K.H. Ting, Armonk (New York), M.E. Sharpe, collection Chinese Studies on China, 1991.

164 Les religions sur la scène mondiale

La République populaire, après le hiatus de l’ère républicaine, renoue avec la tradition qui avait cours à l’ère impériale : le gouvernement central détient l’autorité pour déterminer ce qui constitue une pratique religieuse légitime avec, cependant, quelques nuances. Ce n’est pas la structure formelle de l’État, soit le Conseil d’État (l’équivalent fonctionnel du Cabinet du premier ministre au Canada), qui prend les décisions en matière de gestion des affaires religieuses, c’est le comité central du Parti communiste. De plus, l’État ne fait pas reposer son autorité sur une croyance ou d’une pratique religieuse spécifique, mais sur une idéologie qui prétend dépasser toutes les croyances religieuses. Cette distinction entre religion et idéologie est débattue, certes, et les efforts récents, par les autorités chinoises, de réhabiliter le confucianisme, comme une idéo-logie ou une philosophie officielle14, contribuent à entretenir la confusion, mais la Chine n’a pas de religion d’État, elle reconnaît donc un certain pluralisme sur ce plan. L’encadrement étroit de ce pluralisme représente la troisième rupture avec la pratique de l’ère impériale. L’État ne reconnaît depuis 1949 que cinq croyances religieuses légitimes, soit le bouddhisme (Fojiao, l’« enseignement du Bouddha », qui inclut le bouddhisme tibétain), le taoïsme (Daojiao, l’« enseignement de la Voie »), le protestantisme (Jidujiao, l’« enseignement de Jésus »), le catholicisme (Tianzhujiao, l’« enseignement du Souverain céleste ») et l’islam (Yisilanjiao). Cette reconnaissance, assortie de l’obligation pour chaque organisation religieuse de s’inscrire dans les associations religieuses nationales corres-pondantes, représente une rupture importante avec le passé impérial, puisque le pays ne comptait alors pas d’organisations religieuses d’enver-gure nationale.

Plusieurs traditions auxquelles adhèrent des Chinois vivant hors de la RPC, telles que la Yiguandao et la Tiandejiao, n’ont pas droit de cité dans la terminologie officielle et, en conséquence, étant dénuées de toute reconnaissance juridique, elles sont sans protection légale. Au mieux, ces traditions sont condamnées comme des « sectes » (jiaopai), au pire comme des « cultes obscènes » ou des « religions hérétiques » (xiejiao), des dési-gnations qui les mettent sur le même plan que les organisations criminelles. Quant aux pratiques variées rassemblées sous le vocable de « croyances populaires » (minjian xinyang), elles font l’objet d’un égal mépris sous l’étiquette péjorative de « superstitions » (mixin) et elles sont contraintes à vivre dans un flou juridique qui permet aux autorités de remettre en cause leur existence à tout moment. Une dernière catégorie de mouvements

14. Sur le confucianisme contemporain, voir L. Vandermeersch, « Le confucianisme », dans J. Delumeaux, dir., Le fait religieux, Paris, Fayard, 1993, p. 579-610.

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Chapitre 9 – Le monopole d’État du rite en Chine et en Asie de l’Est contemporaines 165

religieux ne s’inscrit pas aisément dans la terminologie officielle : la mouvance du « travail sur le souffle » (qigong). Longtemps dirigée par des promoteurs qui affirmaient conduire des groupes pratiquant d’anodins exercices de gymnastique, cette mouvance a suscité au fil des décennies l’émergence de mouvements dirigés par des maîtres qui prétendent trans-mettre des valeurs spirituelles selon des modalités finalement très semblables à celles de cultes. Cette évolution avait été facilitée par l’État lui-même, puisque les associations de qigong chinoises, qui étaient inscrites auprès de l’Administration nationale générale des sports (ANGS) (Guojia tiyu zongju), bénéficiaient du soutien des autorités à cause de leurs vertus présumées sur les plans de la santé et de l’équilibre psychologique. Ce n’est qu’avec la controverse entourant le statut de l’une de ces sociétés, le Falungong, qui exigeait le statut de religion officielle, que la question du statut des sociétés de qigong est devenue problématique15.

Le PCC représente l’autorité ultime dans les affaires religieuses. À l’exception de la décennie de la Révolution culturelle, il a exercé son autorité depuis 1949 en pratiquant une politique pragmatique. Bien que la campagne déclenchée contre le Falungong depuis 2000 et la répression contre les « églises clandestines », catholique et protestante, persistent et peuvent mener à penser le contraire, la perspective des autorités sur le fait religieux en Chine peut désormais être décrite comme utilitariste. L’utilitarisme comprend deux éléments. D’une part, il repose toujours sur la prémisse de la supériorité ontologique du matérialisme historique, qui postule que le fait religieux est appelé à disparaître. L’inéluctabilité de ce processus, cependant, ne rend pas nécessaires les efforts volontaristes pour accélérer cette disparition. Au contraire, les sociologues ayant l’oreille des milieux officiels ont compris que la persécution contre les pratiquants et les dirigeants religieux est plus susceptible de générer des sentiments d’aliénation pouvant susciter des résistances qui ne pourraient que compromettre et retarder les évolutions souhaitées par le Parti. D’autre part, le deuxième élément de cette politique pragmatique, plus récent, repose sur un calcul utilitariste qui estime que la religion peut apporter une contribution utile à l’édification de l’État socialiste. C’est dans cet esprit que les gouvernements de Jiang Zemin puis de Hu Jintao ont, malgré les réserves mentionnées ci-devant, fait adopter des législations qui permettent aux associations religieuses de se livrer à diverses activités

15. Voir : D. Palmer, La fièvre du Qigong : guérison, religion et politique en Chine : 1949-1999, Paris, EHESS, 2004 ; D. Ownby, Falun Gong and the Future of China, New York, Oxford University Press, 2008 ; M.H. Chang, Falungong, secte chinoise : un défi au pouvoir, Paris, CERI/Autrement, 2004.

166 Les religions sur la scène mondiale

dans le domaine de la charité publique, de l’aide aux indigents ou des secours d’urgence pour les victimes de désastres naturels. Plusieurs organismes du Conseil d’État sont mandatés pour assurer la coordination entre le PCC et les associations religieuses pour atteindre ces objectifs.

Sur le plan national, le PCC a confié à l’Administration d’État pour les Affaires religieuses (AEAR) (Zongjiao shiwuju) la gestion des affaires courantes des associations religieuses nationales16. L’AEAR comprend quatre divisions (si), pour gérer les activités de ces organisations. La première si d’entre elles supervise les activités des associations bouddhistes et taoïstes. À ce titre, elle est responsable des liens avec l’Association des bouddhistes de Chine (Zhongguo fojiao xiehui) et l’Association taoïste de Chine (Zhongguo daojiao xiehui)17. La deuxième si contrôle les affaires des Églises catholique et protestante. À ce titre, elle effectue la liaison entre les deux organisations catholiques nationales, l’Association patriotique des catholiques de Chine (Zhongguo tianzhujiao aiguohui) et le Comité pour les affaires catholiques (Zhongguo tianzhujiao jiaohu weiyuanhui), ainsi que les deux associations protestantes nationales, le Comité pour le mouve-ment patriotique des trois autonomies (de l’Église) protestante (Zhongguo jidujiao sanzi aiguo yundong weiyuanhui) et l’Association des Églises protes-tantes de Chine (Zhongguo jidujiao xiehui). Une troisième si gère les affaires des musulmans chinois et les liens avec l’Association des musulmans de Chine (Zhongguo yisilanjao xiehui)18. Cette division fonctionnelle au sein de l’AEAR reflète les différences organisationnelles entre les institutions religieuses elles-mêmes. Les associations bouddhistes et taoïstes gèrent des temples et des organisations monastiques, mais elles n’ont pas déve-loppé de congrégations au même titre que les Églises catholique et protestante. Une quatrième si gère les activités des croyances populaires. Comme il a été noté auparavant, il reste à voir si l’existence de cette dernière division signale la reconnaissance d’une certaine validité pour ces pratiques ou s’il s’agit simplement d’une instance de contrôle qui cherche à réprimer leurs activités.

16. Cet organisme était connu auparavant en Occident sous le nom de Bureau des affaires religieuses (zongjiaoju). Le présent chapitre utilisera la terminologie chinoise parce que les traductions en langue occidentale sont inconsistantes.

17. Sur les rapports entre le PCC et les bouddhistes, voir A. Guillard, « Le bouddhisme à Pékin depuis l’ouverture : étouffement de la religion officielle et prolifération de religio-sités parallèles », dans T. Ferenczi, dir., Religion et politique : une liaison dangereuse ?, Bruxelles, Éditions Complexe, 2003, p. 123-134.

18. Sur les paramètres de la politique du PCC avec les Églises et les institutions islamiques, voir F. Aubin, « Chine : Islam et christianisme au crépuscule du communisme », dans G. Kepel, dir., Les politiques de Dieu, Paris, Seuil, 1993, p. 141-173.

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Chapitre 9 – Le monopole d’État du rite en Chine et en Asie de l’Est contemporaines 167

Cette structure est reproduite aux paliers de gouvernement inférieurs : des administrations pour les affaires religieuses existent aux niveaux des provinces, des préfectures et des districts. Au niveau provincial, différents organismes sont responsables des relations avec les associations religieuses correspondant à leur palier de gouvernement : à chaque association natio-nale correspond, à de très rares exceptions, une association équivalente au niveau provincial. De toute évidence, cette structure souligne une volonté du gouvernement central de prévenir le développement d’activités « hérétiques ». Cependant, même à ce niveau, on observe de nombreuses différences d’une province à l’autre. Dans certaines provinces, telles que Jilin et Heilongjiang, des bureaux (ju) prennent en charge les activités des affaires religieuses en conjonction avec les affaires des minorités nationales (shaoshu minzu), alors que dans d’autres, telles que Hebei, Fujian et Henan, des bureaux aux attributions plus limitées (ting) remplis-sent cette double tâche. Enfin, dans certaines autres administrations, telles celles de Shanghai et de la province de Yunnan, les affaires religieuses et celles des shaoshu minzu sont prises en charge par des comités (weiyuanhui). D’une province à l’autre, pour ce qui est des paliers de gouvernement inférieurs, des préfectures, des municipalités spéciales (shi), des districts (xian), des arrondissements urbains (qu), des cantons (xiang) et des quartiers (jie), des variations encore plus grandes peuvent être observées quant à la structure qui encadre les organisations religieuses, au gré des conditions sociales et économiques, ainsi qu’aux affiliations religieuses existantes19.

Aux côtés de l’AEAR, le ministère des Affaires civiles (MAC) (Minzhengbu) prend en charge les affaires religieuses qui ne tombent pas sous la compétence de l’AEAR parce que n’étant pas des activités litur-giques au sens strict, comme les activités philanthropiques et la charité. Le MAC ne supervise pas directement les activités des organisations religieuses, mais ses responsabilités affectent celles de toute organisation concernée par les différents volets des politiques sociales, de l’offre des « cinq garanties » traditionnelles pour les retraités jusqu’à l’aide humani-taire aux victimes de catastrophes naturelles. Les quatre ju et les cinq si du ministère sont responsables d’une grande variété de services, dont deux sont plus susceptibles d’affecter les organisations religieuses. Le Bureau des organisations de masse (minjian zuzhi ju) supervise l’inscrip-tion et les activités des organisations de masse et des organisations à but

19. Les informations présentées dans les deux paragraphes qui suivent sont le résultat des observations faites sur le terrain et de consultation des sources gouvernementales acces-sibles en ligne.

168 Les religions sur la scène mondiale

non lucratif. La Direction de l’aide et des services sociaux (shehui fuli yu shehui shiwu si) gère les divers services sociaux, notamment les soins aux personnes âgées et les secours d’urgence (qiuji), qui sont parfois offerts par des institutions religieuses. Le MAC gère aussi les activités de six organisations, dont la Fédération caritative chinoise (Zhongghua cishan zonghui). Des mécanismes aux attributions similaires sont présents aux échelons inférieurs du gouvernement.

D’autres organismes gouvernementaux qui ne supervisent pas direc-tement les affaires religieuses affectent aussi ces dernières. Par exemple, comme il a été noté plus haut, l’Administration nationale générale des sports supervise les organisations de qigong et a dû, en conséquence, statuer pendant les années 1990 sur le sort de plusieurs organisations dont les dirigeants s’affichaient comme des maîtres spirituels. Les insti-tutions religieuses engagées dans l’offre de services de santé, l’administration de cliniques ou la formation d’infirmières doivent faire approuver leurs activités par le Département de l’administration médicale (yizheng si) du ministère de la Santé. Dans l’élaboration des politiques et des règlements, le PCC et les agences qui dépendent du Conseil d’État ont recours aux unités de recherche spécialisées sur les affaires religieuses de l’Académie des sciences sociales de Chine (ASSC). L’Institut d’étude des religions du monde (Shijie zongjiao yanjiusuo), actif depuis 1982, sur la base de ses études théologiques, a contribué à baliser les paramètres d’une convergence entre l’idéologie marxiste-léniniste et les théologies des religions organisées, tandis que le Centre d’études sur les politiques sociales (Shehui zhengce yanjiusuo) évalue la contribution des organismes de charité et, notamment, des Églises protestantes dans la fourniture de services sociaux. Le ministère du Tourisme, dans le cadre d’une stratégie globale qui souhaite attirer des investissements étrangers, espère inciter philanthropes et donateurs fortunés à investir dans la préservation du patrimoine culturel, dont la restauration des temples, des églises et des mosquées détruits pendant la Révolution culturelle.

Le PCC se trouve donc aujourd’hui à la croisée des chemins : non seulement la disparition de la religion prédite par l’idéologie officielle ne s’est-elle pas produite, mais, au contraire, le religieux ressurgit avec une vigueur étonnante20. Les autorités politiques semblent en avoir pris conscience et une mutation sensible s’est effectuée au sein des milieux

20. Sur cette question, voir : K. Dean, Lord of Three in One : The Spread of a Cult in Southeast China, Princeton, Princeton University Press, 1998 ; S. Feuchtwang, « Religion as Resis-tance », dans E.J. Perry et M. Selden, dir., Chinese Society : Change, Conflict and Resistance, Londres, Routledge, 2000, p. 161-177.

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dirigeants, malgré le maintien d’un contrôle étroit. Quarante ans après avoir déclaré « à bas la boutique de Confucius ! » (dadao kongjiadian), le PCC revendique maintenant l’héritage du sage de Qufu et fait la promo-tion de l’Institut Confucius à l’échelle mondiale. Le bouddhisme fait l’objet, lui aussi, d’une réhabilitation en grande pompe : au fil des années, Jiang Zemin a visité et soutenu par sa seule présence de nombreux temples bouddhistes, de Shanghai au Hebei. Le président de la Conférence consultative politique du peuple de Chine, Jia Qingling, a salué, au prin-temps de 2006, la tenue du premier forum mondial bouddhiste à Hangzhou, où la contribution de cette tradition à la stabilité interne et internationale a été soulignée, et il a réitéré son soutien lors du deuxième forum à Wuxi, en 2009. Dans un même ordre d’idées, les municipalités de Beijing et de Shanghai, reconnaissant le fait accompli des croyances populaires, ont adopté des règlementations qui leur accordent un début de reconnaissance légale21. Enfin, sur le plan international, le gouvernement chinois a envoyé des signaux au Vatican indiquant son intérêt pour renouer le dialogue.

De nombreux problèmes demeurent, cependant. Ainsi, les autorités chinoises continuent de se méfier des sentiments nationalistes tibétains et ouïgours22. Si le bouddhisme de l’école tibétaine des premiers bénéficie d’un engouement auprès des non-Tibétains dont les conséquences sont à comprendre, l’amalgame entre identité nationaliste ouïgoure et islamisme, sous le vocable nébuleux d’« extrémisme » utilisé dans la rhétorique contre les « trois fléaux », n’aide pas à la résolution des contradictions dans les régions autonomes. Ces problèmes ne sont pas à proprement parler de nature religieuse, mais de nature stratégique. Le Tibet et le Xinjiang constituent des zones frontières où l’autorité de l’État chinois n’a pas toujours été fermement établie, soumise aux influences étrangères, et dont les conditions sociales et économiques sont très différentes de celles de la Chine de l’intérieur. Autrement plus sérieux aux yeux du régime sont les problèmes posés par les sectes syncrétistes aux affiliations confuses, souvent d’inspiration chrétienne, qui tantôt développent des thèmes apocalyptiques, tantôt peuvent pratiquer des formes agressives de prosé-lytisme23. Il n’est pas encore acquis que le PCC s’est affranchi de sa

21. Agence d’information des missions étrangères de Paris (AIMEP), « Chine : bientôt un nouveau règlement des affaires religieuses à Shanghai », Église d’Asie, vol. 402, 2004.

22. Sur les liens entre le PCC et les bouddhistes tibétains, voir F. Jagou, « La politique religieuse de la Chine au Tibet », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 32, no 1, 2001, p. 29-54.

23. Aucun traitement systématique de cette question n’a encore publié. Voir J. Kahn, « Violence Taints Religion’s Solace for China’s Poor », New York Times, 24 novembre 2004.

170 Les religions sur la scène mondiale

téléologie matérialiste et, donc, qu’il est disposé à se mettre au diapason d’une partie importante de la population. En l’absence de toutes données fiables sur les effectifs des communautés religieuses, il est difficile de préciser l’ampleur du phénomène. Ce qui est clair, en revanche, c’est que la prise de conscience par les intellectuels de la résilience du religieux et les appels des cadres dirigeants à une plus grande implication dans la société de la part des organisations religieuses semblent accréditer la thèse de Peter Berger d’un réenchantement du monde ou, pour être plus spéci-fique, d’une sécularisation inachevée24. Cette remarque invite à se demander s’il est même permis de parler d’un « exceptionnalisme chinois » lorsqu’il est question du rapport entre l’État et les organisations religieuses.

La remise en question d’un « eXceptionnaLisme chinois » à taiwan

Les spécificités du rapport entre politique et religion, dans plusieurs régions du monde ayant échappé à l’influence du christianisme, sont souvent attribuées à des caractéristiques culturelles endogènes qui rendraient inapplicables des catégories telles que la séparation entre l’Église et l’État ou la liberté de conscience25. L’argument invoqué est que de nombreuses sociétés non occidentales n’ont pas développé de sépara-tion institutionnelle entre la sphère du religieux et celle du politique et que l’invocation d’un tel principe ne peut que faire violence à leur situa-tion. Cet argument est douteux pour deux raisons principales : d’une part, l’Occident lui-même a connu plusieurs modalités de rapport entre poli-tique et religion, dans le temps et dans l’espace ; d’autre part, s’il est vrai, comme il a été évoqué plus haut, que de remarquables continuités peuvent être observées entre la Chine d’aujourd’hui et les régimes dynastiques des siècles passés, des différences non moins significatives se sont impo-sées au fil des siècles. De plus, aujourd’hui même, on peut observer des variations considérables dans la gestion des liens entre le religieux et le politique entre plusieurs sociétés de culture chinoise. La section précé-dente a noté la structure de contrôle mise en place par le CCP en Chine populaire. Jusqu’en 1989, il est vrai, la structure de contrôle imposée par le Parti nationaliste ressemblait beaucoup à celle du PCC et cette simili-tude accréditait en quelque sorte la perception selon laquelle les sociétés de culture chinoise souscrivent à un code culturel spécifique favorisant

24. P. Berger, dir., Le réenchantement du monde, Paris, Bayard, 2001.25. Voir le débat sur cette question dans la série d’essais rassemblés dans T. Marrès et

P. Servais, dir., Droits humains et valeurs asiatiques : un dialogue possible ?, Bruxelles, Bruy-lant, 2001.

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l’homogénéité. Or, depuis la levée de la loi martiale à Taiwan, cette struc-ture corporatiste autoritaire s’est effondrée comme un château de cartes, remettant en cause cette perception.

Taiwan, société composée très majoritairement d’immigrants chinois ou de leurs descendants, a subi deux coups de force qui ont cherché à accentuer son caractère « chinois ». Le premier d’entre eux est la rétro-cession de l’île à la République de Chine après la défaite du Japon, en 1945. Le Parti nationaliste s’est alors efforcé d’éradiquer les effets d’un demi-siècle de colonisation japonaise. Puis, après la conquête du pouvoir par le PCC à Beijing en 1949, le même Parti nationaliste a établi à T’ai-pei la capitale de son gouvernement provisoire, dans l’attente d’une hypo-thétique et improbable reconquête du continent. Dans ce contexte, le Parti nationaliste justifiait sa présence dans l’île en se posant comme défenseur de la culture chinoise. L’affirmation, pour demeurer crédible, exigeait bien sûr d’accentuer le caractère chinois de la culture taiwanaise, au détriment de toute expression d’une identité locale qui pourrait paraître dévier du modèle culturel que l’État-Parti voulait imposer26. En d’autres termes, le Parti nationaliste avait autant de raisons que le PCC de vouloir imposer une définition rigide des religions et à contrôler leurs activités. Une différence essentielle demeurait cependant : alors que la politique du PCC reposait, jusqu’en 1978 au moins, sur une critique et un dépassement du religieux, la politique du Parti nationaliste, au contraire, reposait sur une instrumentalisation du religieux au service de la nation. Bien que cette politique ne serve pas, de prime abord, les intérêts des acteurs reli-gieux, ceux-ci ont quand même su en tirer parti pour se développer.

Les organisations laïques bouddhistes, traditionnellement discrètes sur le plan politique, ont bénéficié de cette prudence et elles se sont avan-tageusement positionnées pour bénéficier de la volonté du régime à afficher le contraste entre sa défense de la culture chinoise et sa persécu-tion par le PCC sur le continent. À l’orée de la levée de la loi martiale en 1987, l’ordre monastique de la Montagne de la lumière bouddhique (Foguangshan) et la Fondation de la compassion miséricordieuse (Ciji gongdehui) se retrouvaient à la tête de vastes organisations laïques comp-tant plusieurs millions de membres, gérant leurs propres médias, services sociaux, écoles, hôpitaux et cliniques27. La majorité des Églises protestantes et catholique, hostiles au PCC, ont elles aussi soutenu le régime et pros-

26. Sur l’histoire moderne de Taiwan, voir C. Chaigne, C. Paix et C. Zheng, dir., Taiwan : enquête sur une identité, Paris, Karthala, 2000.

27. S. Chandler, Establishing a Pureland on Earth : The Foguang Buddhist Perspectives on Moderni-zation and Globalization, Honolulu, University of Hawa’i Press, 2004 ; A. Laliberté, The

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172 Les religions sur la scène mondiale

péré dans l’ombre. L’Église presbytérienne de Taiwan, une dénomination ancrée depuis plus d’un siècle dans l’île et qui a pris parti très tôt pour la cause de la défense des droits de la personne et du droit à l’autodétermi-nation de Taiwan, représente l’exception à ce concordat. Victime de persécution à cause de ses prises de position, elle est quand même devenue au fil des années un des soutiens des forces démocratiques. De la même manière, la yiguandao, bannie durant la période de la loi martiale à cause de ses origines mal connues dans le nord de la Chine et, donc, continuel-lement accusée de subversion, a soutenu des politiciens réformateurs au sein du Parti nationaliste en échange d’une reconnaissance officielle28.

La dynamique du processus de démocratisation qui s’est accéléré à partir de la fin des années 1980 a débouché sur une situation nouvelle : le religieux s’est graduellement affranchi du politique sans que les diri-geants de l’État ne s’en inquiètent, certains allant même jusqu’à souhaiter que les acteurs religieux, de façon autonome, réinvestissent la sphère politique en fonction de leurs intérêts propres. Par exemple, les gouver-nements successifs de Lee Teng-hui, pour le Parti nationaliste (1988-2000), puis celui de Chen Shui-bien (2000-2008), ont tenté – sans succès – d’ob-tenir de la ciji gongdehui qu’elle participe davantage à la fourniture de services sociaux ou à la promotion d’une présence taiwanaise sur la scène internationale. Dans le premier cas, ciji offre des services sociaux dans les domaines de l’éducation, des soins de santé et de l’aide aux indigents et aux victimes de désastres naturels, mais en fonction des priorités déter-minées par son propre conseil d’administration et non des demandes du gouvernement. Dans le second cas, les officiels doivent admettre leur impuissance à mobiliser les ressources de ciji, celle-ci ayant systématique-ment refusé d’obtempérer aux demandes de différents organismes de coopération internationale, tels que le Fonds pour la coopération et le développement international du ministère des Affaires étrangères29.

La fin relativement pacifique du monopole du rite à Taiwan peut s’expliquer par l’attitude même du Parti nationaliste qui n’a jamais vrai-ment cherché à abolir la religion, mais plutôt à en contrôler les manifestations, tout en faisant la promotion d’une certaine idée de la

Politics of Buddhist Organizations in Taiwan, 1989-2003 : Safeguarding the Faith, Building a Pure Land, Helping the Poor, Londres, Routledge Curzon, 2004.

28. Voir : J. Bosco, « Yiguan Dao : “ Heterodoxy ” and Popular Religion in Taiwan », dans M. Rubinstein, dir., The Other Taiwan : 1945 to the Present, Armonk (New York), M.E. Sharpe, 1994, p. 423-444.

29. A. Laliberté, « Le travail humanitaire des ONGs taiwanaises », Monde chinois, no 5, 2005, p. 73-86.

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culture chinoise. Aux fins de la propagande dirigée contre le PCC, il importait de paraître défendre les religions chinoises. Bien que cette démarche comportait la mise en place de structures de surveillance très strictes, les Églises et les institutions religieuses locales acceptaient ce contrôle parce qu’elles craignaient davantage le PCC. Dans le contexte de la démocratisation et du relâchement de la supervision des religions par l’État, plusieurs organisations religieuses établies ont souhaité un retour de l’État dans les affaires religieuses, cette fois-ci afin de protéger leurs privilèges ou leurs acquis récents contre la concurrence de nouveaux mouvements religieux.

concLusion

Les rapports entre politique et religieux varient considérablement en Asie de l’Est, au point où on ne peut pas parler d’un modèle unique de gestion, malgré le constat d’un héritage historique partagé, qui a donné lieu, pendant des siècles, à l’édification d’institutions qui partageaient de nombreuses caractéristiques communes. Cela se vérifie même lorsque l’on tente de définir de façon plus étroite les identités culturelles. Si on rétrécit le champ des sociétés aux sociétés de culture chinoise stricto sensu telles que la RPC, Taiwan, Hong Kong et Singapour, on peut arriver à des conclusions semblables. La comparaison entre la RPC et Taiwan est à ce titre particulièrement instructive. Après tout, ces deux sociétés ont été gouvernées pendant des décennies par des formations politiques très similaires dans leur structure interne et qui ont imposé sur leur société respective une structure de contrôle très étroite. Les deux régimes, malgré des idéologies fondatrices différentes, ont partagé pendant plusieurs décennies des visées modernisatrices où l’État joue un rôle fondamental. Pourtant, les rapports entre l’État et les religions à Taiwan démontrent que la culture ne détermine pas les choix institutionnels.

La société de culture chinoise qui s’est développée dans cette île a hérité de circonstances historiques tragiques où les effets ont pu être tempérés par une situation stratégique dont les élites ont su tirer parti. Cette évolution, de même que ce qui est observé ailleurs, à Hong Kong, à Singapour, voire en Malaisie, une société où l’influence de la culture chinoise, quoique minoritaire, pèse de tout son poids, démontre que la fusion entre le politique et le religieux n’est pas une caractéristique inévi-table du théologico-politique sinisé. Un enseignement qu’on peut tirer de l’histoire de cette aire culturelle, lorsqu’elle est saisie dans la longue durée, est la diversité des possibilités que recèle le monde sinisé. Comme en font foi les périodes passées de tolérance, sinon de bienveillance, que l’État a

174 Les religions sur la scène mondiale

pu parfois manifester envers les diverses formes qu’a adoptées le religieux, l’ouverture au pluralisme et à la diversité préconisée et même mise en place dans certaines sociétés de culture chinoise telles Taiwan et Hong Kong peut s’appuyer sur les précédents établis par une longue tradition. Une autre leçon que l’on peut tirer des observations effectuées au sujet de la résilience du religieux en RPC, c’est que dans un contexte de mondialisation néolibérale, le PCC a changé radicalement d’approche : face à son incapacité à pouvoir contrôler le rythme du dépérissement annoncé du religieux, il a opté pour une instrumentalisation de celui-ci afin de tempérer les effets déstabilisateurs suscités par son choix de société.