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____________________ Mosella 2008 – Tome XXXIII– N°1-4 Parution 2010 LE TOURISME DE LA PAUVRETÉ : ÉTUDE DU CAS D’UNE FAVELA (RIO DE JANEIRO, BRÉSIL) Bianca FREIRE-MEDEIROS Centre de Recherche et Documentation d’Histoire contemporaine du Brésil – Fondation Getulio Vargas (CPDOC/FGV), Rio de Janeiro, Brésil [email protected] RÉSUMÉ : LE TOURISME DE LA PAUVRETÉ : ÉTUDE DU CAS D’UNE FAVELA (RIO DE JANEIRO, BRÉSIL) Capables d’instiller à la fois peur et répulsion, certaines communautés frappées par la pauvreté et la ségrégation deviennent, à travers le monde, des attractions très recherchées du touriste international. Tel est le cas de Rocinha, la favela la plus emblématique de Rio de Janeiro, qui reçoit en moyenne 3 500 touristes par mois. Basé sur la notion de « Tourisme de la Pauvreté », cet article met en lumière la transformation d’une favela en une destination touristique et analyse ce que les habitants des différents quartiers de Rocinha ont à dire à propos de la présence de touristes dans leur lieu de vie. La méthodologie est basée sur plusieurs approches : des observations sur le terrain, des observations des participants à différentes visites touristiques, de longs entretiens avec des informateurs qualifiés, des enquêtes semi directives auprès de 175 habitants de Rocinha, une approche photo ethnographique, ainsi que des incursions dans d’autres zones de pauvreté et de ségrégation qui sont aussi des attractions touristiques lucratives. Cet article conclut qu’entre l'approbation inconditionnelle et le désaccord total, il existe des nuances qui doivent être soigneusement examinées. Mots-clés : tourisme, favela, Rio de Janeiro, pauvreté, mondialisation. ABSTRACT: POVERTY TOURISM: EXAMINING THE FAVELA CASE (RIO DE JANEIRO, BRAZIL) Capable of instilling both fear and repulsion, poverty-stricken and segregated territories are transformed around the world into attractions highly regarded by the international tourist. This has been the case of Rocinha, the paradigmatic touristic favela in Rio de Janeiro, which receives an average of 3.5 thousand visitors a month. Relying on the notion of “ poverty tourism”, the article sheds light on the development of the favela into a tourist destination and examines what the dwellers of different areas of Rocinha have to say about the presence of tourists in their living place. The methodology included different strategies: field observation, participant observation in different tours, long interviews with qualified informants, semi- structured interviews with 175 inhabitants from Rocinha, a photoethnographic approach, as well as brief incursions into other poverty-stricken and segregated areas which are also profitable tourist attractions. The article concludes that between

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Mosella 2008 – Tome XXXIII– N°1-4 Parution 2010

LE TOURISME DE LA PAUVRETÉ : ÉTUDE DU CAS D’UNE FAVELA (RIO DE JANEIRO, BRÉSIL)

Bianca FREIRE-MEDEIROS Centre de Recherche et Documentation d’Histoire contemporaine du Brésil – Fondation

Getulio Vargas (CPDOC/FGV), Rio de Janeiro, Brésil [email protected]

RÉSUMÉ :

LE TOURISME DE LA PAUVRETÉ : ÉTUDE DU CAS D’UNE FAVELA (RIO DE JANEIRO, BRÉSIL)

Capables d’instiller à la fois peur et répulsion, certaines communautés frappées par la pauvreté et la ségrégation deviennent, à travers le monde, des attractions très recherchées du touriste international. Tel est le cas de Rocinha, la favela la plus emblématique de Rio de Janeiro, qui reçoit en moyenne 3 500 touristes par mois. Basé sur la notion de « Tourisme de la Pauvreté », cet article met en lumière la transformation d’une favela en une destination touristique et analyse ce que les habitants des différents quartiers de Rocinha ont à dire à propos de la présence de touristes dans leur lieu de vie. La méthodologie est basée sur plusieurs approches : des observations sur le terrain, des observations des participants à différentes visites touristiques, de longs entretiens avec des informateurs qualifiés, des enquêtes semi directives auprès de 175 habitants de Rocinha, une approche photo ethnographique, ainsi que des incursions dans d’autres zones de pauvreté et de ségrégation qui sont aussi des attractions touristiques lucratives. Cet article conclut qu’entre l'approbation inconditionnelle et le désaccord total, il existe des nuances qui doivent être soigneusement examinées.

Mots-clés : tourisme, favela, Rio de Janeiro, pauvreté, mondialisation.

ABSTRACT:

POVERTY TOURISM: EXAMINING THE FAVELA CASE (RIO DE JANEIRO, BRAZIL)

Capable of instilling both fear and repulsion, poverty-stricken and segregated territories are transformed around the world into attractions highly regarded by the international tourist. This has been the case of Rocinha, the paradigmatic touristic favela in Rio de Janeiro, which receives an average of 3.5 thousand visitors a month. Relying on the notion of “ poverty tourism”, the article sheds light on the development of the favela into a tourist destination and examines what the dwellers of different areas of Rocinha have to say about the presence of tourists in their living place. The methodology included different strategies: field observation, participant observation in different tours, long interviews with qualified informants, semi-structured interviews with 175 inhabitants from Rocinha, a photoethnographic approach, as well as brief incursions into other poverty-stricken and segregated areas which are also profitable tourist attractions. The article concludes that between

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the total approval of and unconditional disagreement towards the touristic practices, there are some nuances which should be carefully examined.

Keywords: tourism, favela, Rio de Janeiro, poverty, globalization.

RESUMO :

A POBREZA TURÍSTICA : ESTUDO DE CASO DE UMA FAVELA CARIOCA

Parte de um projeto de pesquisa mais amplo sobre a pobreza turística em diferentes partes do mundo, este artigo objetiva investigar as opiniões dos moradores de uma favela carioca sobre a conversão de seu lugar de moradia em destino turístico. Tem como referente empírico a Rocinha, onde passeios ocorrem regularmente desde inícios da década de 1990 com uma média de 3.500 turistas por mês. A metodologia envolve diferentes estratégias de pesquisa: entrevistas em profundidade com informantes qualificados, observações de campo e questionário semi-estruturado aplicado junto a 175 moradores. Conclui que, entre a aprovação irrestrita e a desaprovação incondicional das práticas turísticas por parte dos moradores, há uma série de nuances que devem ser cuidadosamente examinadas.

Palavras-chave: turismo, favela, globalização, pobreza, Rio de Janeiro

ans son ouvrage sur la théorie du fétichisme de la marchandise, très souvent cité dans la littérature, Marx (1984 [1864]) affirme que, bien que le capitalisme considère que tout peut être transformé en marchandise, la pauvreté, elle, reste impossible à

acheter ou à vendre, car elle n’a ni utilité ni valeur d’échange. Pourtant, au début du nouveau millénaire, l’industrie du tourisme a transformé la pauvreté en produit de consommation à l’échelle mondiale. La curiosité engendrée par les pauvres n’est pas nouvelle : le « slumming », c'est-à-dire la visite des quartiers pauvres, était une activité très répandue chez les élites victoriennes (Koven, 2004) qui fut ensuite exportée à New York et Chicago au début du 20e siècle (Heap, 2009). Toutefois, cette curiosité intègre aujourd’hui de nouvelles dispositions sociales. On consomme la pauvreté comme une marchandise touristique possédant une valeur monétaire faisant l’objet d’un accord entre le promoteur et le consommateur, ce qui est tout à fait nouveau.

D

Les visites des bidonvilles d’Afrique du Sud (les « townships ») ont été mises en place de manière informelle au début des années 90, et se sont rapidement développées pour devenir une activité des plus lucratives (Ramchander, 2007). Rien qu’en 2006, plus de trois cent mille personnes ont payé environ 30 dollars US pour une visite guidée des « Cape Flats », ces quartiers résidentiels du Cap réservés à la population noire, un chiffre qui représente 25% du nombre total de touristes visitant la ville (Rolfes, 2009). Toujours en Afrique du Sud, Soweto, la zone résidentielle urbaine noire la plus peuplée du pays et peut-être le bidonville le plus célèbre du monde, a attiré près de deux cent cinquante mille visiteurs en 2002, un chiffre qui sera très certainement largement dépassé à l’occasion de la Coupe du Monde 2010, selon les prévisions des autorités. En plein centre de Bombay, le bidonville de Dharavi, le plus grand bidonville d’Asie avec environ un million d’habitant, est devenu la nouvelle attraction touristique à la mode en Inde. Depuis janvier 2006, après quelques tâtonnements, Christopher Way, un homme d’affaire anglais, et son associé le jeune entrepreneur indien Krishna Poojari, se sont inspirés des visites de favelas à Rio de Janeiro pour proposer des visites à 7 dollars US par personne par l’intermédiaire de leur société Reality Tours. Kibera, que l’on présente comme le plus grand bidonville d’Afrique de l’Est, reçoit des visites guidées organisées pour les étrangers par une société nommée Victoria Safaris, au tarif de 35 dollars US, et qui comprennent la visite d’un orphelinat, d’une usine de perles et d’une cahute typique où vivent les habitants du quartier. Illustrant parfaitement l’interaction entre les techniques de représentation de la pauvreté et les pratiques touristiques, (Hutnyk, 1996), la demande pour ce type de visite a dans tous les ____________________ Bianca FREIRE-MEDEIROS LE TOURISME DE LA PAUVRETÉ : ÉTUDE DU CAS D’UNE FAVELA (RIO DE JANEIRO, BRÉSIL)

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cas connu une croissance exponentielle depuis que ces sites ont été mis sous la lumière des projecteurs dans des films à succès international : les Cape Flats dans Tsotsi (ADS, 2005), Dharavi dans Slumdog Millionaire (IND, 2008), qui ont tous deux obtenu l’Oscar du meilleur film étranger, et Kibera dans The Constant Gardener (RU, 2006), très encensé par la critique. Quelles sont les conditions nécessaires à l’émergence de ce tourisme de la pauvreté consommé comme une marchandise touristique possédant une valeur monétaire faisant l’objet d’un accord entre le promoteur et le consommateur sur le marché du tourisme ? C’est avec cette question à l’esprit que j’ai commencé, à l’été 2005, avec l’aide de mes assistants1, une enquête socio ethnographique approfondie dont l’objectif principal était d’examiner comment les différents acteurs sociaux et les institutions orchestrent, mettent en place et consomment le tourisme des favelas dans quatre quartiers différents de Rio de Janeiro : Morro da Babilonia, Morro dos Prazeres, Morro da Providencia and Rocinha (Freire-Medeiros, 2007; 2008b). Au fur et à mesure de l’avancée de l’étude, il devint évident que nous devions concentrer nos efforts de recherche sur Rocinha, promue sur le marché du tourisme comme étant « la plus grande favela d’Amérique Latine » et la seule à pouvoir se targuer d’attirer des activités touristiques régulières depuis plus d’une décennie. De longs entretiens avec des informateurs qualifiés (guides, promoteurs touristiques, touristes, fabricants et vendeurs de souvenirs et habitants), des observations faites sur le terrain, l’observation de participants à différentes visites, une approche photo-ethnographique ainsi que de brèves incursions dans d’autres communautés frappées par la pauvreté et la ségrégation et qui sont aussi des attractions touristiques lucratives, comme les Cape Flats et Dharavi, nous ont permis d’établir des liens entre la théorie et la pratique, plaçant ainsi le cas de Rocinha dans un contexte social et économique plus large. Pour les besoins du présent article, j’ai repris et remis à jour certains arguments avancés ailleurs (Freire-Medeiros, 2007; 2009a; 2009b; Freire-Medeiros et al, 2008) afin de mieux déchiffrer la transformation de Rocinha en attraction touristique, en mettant l’accent sur la manière dont les « favelados », les habitants des différentes parties de Rocinha, à la fois celles que les touristes visitent et celles dont ils se désintéressent, réagissent à la promotion de leur lieu de vie comme destination touristique. Mais avant de faire nos bagages et de partir pour Rocinha, il est important de comprendre comment sont nés ces territoires que l’on appelle « favelas ».

1. – LES FAVELAS

Favela est le nom générique donné aux agglomérations d’habitations sommaires apparues d’abord à Rio de Janeiro, au Brésil, au début du 20e siècle. En 1897, des soldats rentrant de la Guerre de Canudos, (un conflit mené par l’armée brésilienne dans le nord-est du pays) reçurent la permission de s’installer provisoirement sur les collines (« morros ») de Santo Antonio et de Providência, au centre ville de Rio. Le nom de « Morro da Favela » aurait été attribué au « Morro da Providência » en référence à un buisson qui pousse en abondance dans les zones semi arides. Le terme s’est ensuite largement répandu, avec certaines variations régionales, pour désigner des implantations illégales de squatters, très populeuses, dans des habitations délabrées dépourvues de tout confort moderne. Dès 1920, Rio de Janeiro comptait 26 favelas (Abreu, 1987). Cette augmentation était due en partie à un vaste programme de rénovation du centre ville de Rio qui comprenait la démolition de logements de location pour les bas revenus, de vrais taudis que l’on appelait les « cortiços ». La population pauvre en fut réduite à chercher de nouveaux logements à bas coût, et les favelas s’étendirent à d’autres collines, atteignant même les faubourgs de la

1 J’ai eu la grande chance de pouvoir compter sur le soutien d’une équipe de jeunes chercheurs enthousiastes :

Alexandre Magalhães, André Salata, Andréia Santos, Fernanda Nunes, Juliana Farias, Lidia Medeiros, Lívia Campello, Mariana Mendonça and Palloma Menezes. Je leur adresse à tous mes plus vifs remerciements.

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ville. Quarante ans plus tard, le recensement de 1960 faisait état de 147 favelas avec une population totale de 335,063 habitants (Cavallieri, 1986). Entre 1968 et 1973, sous la dictature militaire, quatre-vingt favelas furent supprimées dans les quartiers sud de la ville, occupés par les classes moyennes et aisées, et leurs habitants furent relogés dans de grands ensembles subventionnés par les pouvoirs publics. Ces grands ensembles étaient situés très loin des lieux pouvant offrir du travail et manquaient d’infrastructures de base (y compris l’accès aux transports publics), ce qui força de nombreuses familles, expulsées de leur favela et relogées dans ces grands ensembles, à quitter rapidement ces logements et à se réinstaller dans une nouvelle favela (Valladares, 1978). Ce phénomène entraîna non seulement une augmentation de 74% du nombre de nouvelles petites favelas, mais aussi un accroissement de 36.5% du nombre de personnes habitant dans des favelas (Abreu, 1987; Cavallieri, 1986). C’est ainsi que la présence d’habitants de favelas perdura à proximité de quartiers riches comme Copacabana, Ipanema et Leblon. Au milieu des années 70, le Brésil a commencé à bénéficier d’une certaine ouverture politique, créant un environnement propice à la discussion des droits sociaux, à défaut de leur obtention (Pasternak, 2003; Burgos, 2004). Bien qu’aucune politique globale d’amélioration des favelas n’ait été mise en place, la politique de suppression commença à ralentir. A la fin des années 70, les favelas commencèrent à bénéficier d’une urbanisation partielle sur une échelle jamais vue jusqu’alors (Preteceille and Valladares, 2000). Au début des années 80, les rapports entre le gouvernement et les favelas de Rio prirent un tour tout à fait inédit : les opérations de police arbitraires menées à l’encontre des habitants des favelas furent pour la première fois réprimées, plusieurs programmes visant à équiper les favelas des infrastructures de base furent initiés, et les propositions de suppression furent remplacées par le programme « Une Famille, Une Parcelle » qui légalisa les parcelles dans plusieurs favelas. Après de longues années de mobilisation et de lutte, les cabanes précaires furent transformées en logements en brique, les rues goudronnées remplacèrent les chemins bourbeux, et de nombreux foyers bénéficièrent de l’électricité et de l’eau courante, du moins dans les favelas « consolidées » (Valladares, 2005; Santos, 2007). A partir de 1992, grâce au Plan d’Urbanisme de Rio de Janeiro, la préservation et la modernisation des favelas devinrent politique officielle avec le lancement du programme Favela-Bairro (quartier où sont implantés des squatters). Bénéficiant du soutien financier de la Banque Interaméricaine de Développement, ce programme reconnu dans le monde entier concerne non seulement l’installation de systèmes d’assainissement et autres infrastructures de base, mais aussi l’importance accordée à l’intégration des favelas aussi bien sur le plan spatial (percement de rues les connectant aux quartiers qui les entourent) que social (construction de bâtiments abritant des services sociaux). Certains critiques soulignent à juste titre que ce programme n’a pas réussi à résoudre le problème des trafics illégaux de drogue à l’intérieur des favelas, (Pasternak, 2003; Valladares, 2005), un revers auquel le Programme d’Accélération de la Croissance (PAC), lancé par le Président Luis Ignácio Lula da Silva et le Gouverneur Sergio Cabral en 2007, est censé remédier dans quatre favelas principales : Complexo do Alemão, Manguinhos, Pavão/Pavãozinho/Cantagalo et Rocinha. Au moment où la première décennie du nouveau millénaire touche à sa fin, la plupart des favelas affichent une diversité croissante tant sur le plan social que sur le plan économique, et certaines possèdent même leur propre classe moyenne d’entrepreneurs et de professions libérales, titulaires de diplômes universitaires de premier et deuxième cycle (Valladares, 2009). Contrairement à l’image généralement acceptée de « l’état absent », les pouvoirs publics, au niveau municipal, régional et fédéral, sont présents au quotidien, même si on peut déplorer leur manque d’efficacité (Preteceille and Valladares, 2000). « Après cent ans, la favela triomphe », comme le soulignent à juste titre Zaluar et Alvito (1998: 21). Comme en atteste une littérature de plus en plus fournie sur le sujet, cette amélioration globale des infrastructures s’est toutefois accompagnée de l’accélération du développement d’une puissante culture criminelle à Rio de Janeiro, et les favelas sont devenues le territoire de factions de trafiquants de drogue lourdement armés, appelées commandos, qui s’occupent principalement de vente de cocaïne au détail (Machado da

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Silva, 1994; Soares et al., 1996; Zaluar, 2000; Leite, 2000; Burgos, 2004; Santos, 2007). Bien que le marché des drogues illégales soit un des plus importants secteurs économiques au monde, et bien que l’usage non contrôlé de narcotiques fasse des victimes dans le monde entier toutes classes sociales confondues, les favelas se virent conférer l’image de quartiers généraux du crime et les favelados, en particulier les hommes jeunes, celle de délinquants potentiels. La notion de marginalité que l’imaginaire collectif associait à ces territoires et leurs populations atteignit des proportions jamais vues jusque là, même si elle avait toujours existé dans une certaine mesure. Ce phénomène permit à plusieurs couches de la société brésilienne de considérer non seulement comme légitimes mais aussi comme des plus souhaitables toutes sortes de mesures arbitraires prises dans ces quartiers (Leite, 2005; Farias, 2009). Selon l’ONG Global Justice, les incursions de la police dans les favelas de l’Etat de Rio de Janeiro firent 1 330 victimes en 2007 et 1 137 en 2008. Dans ce contexte, la relation historique paradoxale liant la stigmatisation des favelas à la transformation en marchandise exotique du mythe de la culture des favelas à travers certaines de leurs caractéristiques perçues comme « positives », dont les exemples les plus évidents sont la samba et le Carnaval, prend des contours différents. Les motifs « négatifs » associés à un soi-disant « style de vie des favelas », comme la narco culture et une violence esthétisée, commencèrent aussi à être exploités de telle sorte qu’ils contribuèrent à augmenter le charme du « Brésil », et eurent un impact significatif sur la transformation des favelas en destination prisée des touristes. Comme le résume Williams (2008) : « Les favelas sont non seulement devenues partie intégrante de l’image stéréotypée du Brésil, aux côtés du Carnaval, du football et des plages, mais elles sont également souvent considérées comme des microcosmes de la société brésilienne, une sorte de « communauté imaginaire de la nation » (Jaguaribe, 2004: 333). Les visiteurs (touristes, écrivains et chercheurs) ont l’impression de discerner la vérité sur le racisme, les clivages sociaux et l’injustice sociale au Brésil en découvrant les racines de la samba, du hip hop et du funk et en explorant un endroit exotique, dangereux et primitif qui n’existe pas dans les pays développés ».

2. – LE TOURISME DANS « LA PLUS GRANDE FAVELA D’AMÉRIQUE LATINE »

Il n’existe aucun document permettant d’établir la date exacte de la première visite guidée, mais tous nos informateurs indiquent que les premiers touristes ont visité Rocinha à l’occasion du Sommet de la Terre de 1992 (Conférence de Rio sur l’Environnement et le Développement Durable) qui vit le rassemblement d’un grand nombre de visiteurs internationaux dans la ville, et qui ferait donc office de mythe originel, en quelque sorte. Cette association de l’origine de l’intérêt touristique pour la favela au Sommet de la Terre de 1992 ne manque pas d’ironie si l’on se souvient que tout au long de la Conférence, les autorités gouvernementales prirent toutes les mesures pour soustraire les favelas aux regards des visiteurs étrangers, faisant même appel à l’armée pour parvenir à leurs fins. Aujourd’hui, au moins six agences enregistrées auprès de RioTur travaillent sur Rocinha, mais au cours de nos recherches nous avons observé un circuit officieux et relativement actif de chauffeurs de taxi et de guides privés, dont le nombre est impossible à préciser, faisant visiter la favela à des touristes. Chaque agence demande environ 30 dollars US pour une visite de 3 à 4 heures qui, selon l’opérateur choisi, peut se dérouler en jeep ou en camionnette, à pied ou à moto, de jour ou de nuit, repas compris ou pas. De l’avis général, Rocinha est la favela idéale pour le tourisme pour des « raisons physiques et symboliques », comme le dit un de mes interlocuteurs au cours de notre entretien. En plus de détenir le titre de « plus grande favela d’Amérique Latine », d’être située à proximité de nombreux hôtels et de posséder deux sorties (ce qui permet de pouvoir s’échapper plus vite en cas de conflit violent entre les trafiquants de drogues et la police), Rocinha propose à la fois une « vue à couper le souffle » et « le contraste entre les riches et les pauvres qui est si frappant pour le gringo », référence à la proximité de deux des quartiers les plus prestigieux de Rio. Mais ce contraste existe aussi à l’intérieur de Rocinha même ; en fait, son hétérogénéité socio économique oblige les promoteurs

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touristiques à faire preuve de créativité afin d’adapter les visites aux attentes de leurs clients qui viennent visiter les favelas à la recherche du locus privilégié de la pauvreté. Dans un pays qui possède un des taux les plus élevés d’inégalités au monde, la pauvreté en elle-même ne rend compte des spécificités de la favela ni sur le plan social, ni politique ni urbain (Valladares, 2005; Santos, 2007). En fait, les taux les plus élevés de pauvreté ne se trouvent absolument pas dans les favelas, surtout celles qui attirent les touristes et qui sont situées au beau milieu des quartiers aisés (Freire-Medeiros, 2009a). Les sites Internet des agences contribuent à faire croire aux touristes qu’ils vont rencontrer une atmosphère de bonheur, de bonne volonté et de gratitude. Les visites de crèches au cours desquelles on encourage les touristes à faire des dons sont une pratique courante, tout comme la location de toits (« lajes ») pour servir d’observatoires (au tarif de 2 réals par « gringo »). Toutes les agences proposent des arrêts pendant leurs visites pour que les touristes puissent immortaliser la favela grâce à leurs appareils photo, comme le montre la photo 1. Photo. 1: Une touriste immortalise la favela avec son appareil photo.

Tous les tour-opérateurs affirment qu’aucune agence n’est obligée de verser de l’argent aux trafiquants de drogue locaux. Cette information est impossible à vérifier, pour des raisons évidentes, mais je dois préciser que les agences évitent les rues où la drogue est vendue de façon ostentatoire, et qu’ils conseillent aux touristes de ne pas photographier de gens armés. La sécurité des touristes est assurée, même quand ils traversent les zones les plus pauvres de la favela à pied, en jeep ou à moto, et on les encourage à emmener leurs effets personnels avec eux. Paradoxe apparent, certains guides disent aux touristes que leur sécurité est garantie par les trafiquants de drogue, dont le comportement violent constitue souvent un des sujets de la visite. Une des agences est responsable d’un projet social à Vila Canoas, une favela plus petite située à proximité, une autre finance en partie une crèche dans une des zones les moins développées de Rocinha, une autre enfin gère un programme de formation de guides assistants. Quant aux autres, leur présence dans la favela ne semble liée à aucune sorte

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d’engagement financier. Les touristes dépensent très peu pendant leur visite, (Carter, 2005; Serson, 2008) et comme aucun bénéfice n’est distribué, le réinvestissement dans la favela du capital généré reste marginal, et toujours par le biais d’actions caritatives. Néanmoins, la majorité (84%) des habitants de Rocinha ayant participé à nos entretiens est favorable à la présence des touristes. Leur opinion, leurs exigences et leurs attentes font l’objet de la section suivante.

3. - LES IMPRESSIONS DES FAVELADOS SUR LE TOURISME DANS LA FAVELA

Que pensent les habitants de Rocinha des touristes et de leurs appareils photo ? Perçoivent-ils leur présence comme un facteur d’humiliation et d’objectification ou comme une possible source de pouvoir ? Quelles nuances établissent-ils et révèlent-ils entre l’approbation totale et la désapprobation inconditionnelle ? En plus des observations sur le terrain et des fréquentes conversations informelles qui constituaient notre recherche, notre équipe a conduit 175 entretiens semi structurés avec des résidants de différentes parties de Rocinha, comprenant celles visitées et celles délaissées par les touristes. Ces entretiens commençaient par des questions contextualisées : à quelle date avez-vous commencé à voir des touristes dans la favela, comment cette présence à-t-elle changé votre vie quotidienne, avez-vous eu des contacts avec un touriste. Nous leur avons ensuite demandé leur opinion sur la présence des touristes et les avons incités à spéculer sur les motivations poussant les touristes à visiter la favela. Le troisième groupe de questions était conçu pour placer les favelados en position de promoteurs touristiques : « Si vous étiez guide touristique à Rocinha, à quoi ressemblerait votre visite guidée ? »; « combien feriez-vous payer ? » ; « si le touriste voulait acheter des souvenirs, que lui conseilleriez-vous ? ». Nous avons ensuite posé des questions spécifiques sur le regard photographique. En conclusion, nous leur avons demandé ce qu’ils attendaient du tourisme à Rocinha, et quels étaient selon eux les aspects les plus positifs et les plus négatifs de leur quartier, non pas en terme d’activité touristique, mais de façon générale. Comme mentionné plus haut, au cours de nos entretiens, la plupart de nos interlocuteurs (des résidants dont l’age variait entre 18 et 70 ans) ont décrit les visites de la favela comme des activités positives. Il convient toutefois de noter qu’une réponse dite « positive » peut s’expliquer par un large éventail de raisons. Il peut s’agir de raisons financières (c'est-à-dire des bénéfices directs générés par la présence des touristes) aussi bien que de spéculations sur les bonnes intentions du touriste : « un jour, un touriste est passé et a donné 25 dollars US à ma fille … Ils nous aident comme ça, ils voient des enfants et ils leur donnent de l’argent, et ils apprennent peut-être quelque chose sur notre culture ». Néanmoins, le plus souvent, la validation résidait dans la réduction de la stigmatisation qui pourrait découler de la rencontre entre les touristes et les favelados : « je pense que le tourisme est un excellent moyen de mettre fin à l’image négative dont souffre Rocinha. J’en ai marre d’entendre les gens à la télévision dire des choses négatives sur nous sans savoir qui nous sommes vraiment. Les responsables de la principale Association de Résidants de Rocinha ne sont pas non plus hostiles à la présence des touristes, mais ils n’apprécient pas du tout l’attitude des agences envers la favela, ni la façon dont les bénéfices sont redistribués. A l’été 2006, ils ont décidé de changer la donne en concevant un circuit alternatif : les guides seraient des habitants du quartier qui emmèneraient les touristes visiter les logements de personnes âgées, une crèche et les zones les plus pauvres de Rocinha. A l’Ecole de Samba, les touristes se verraient décerner un « Diplôme de Citoyen Honorifique de Rocinha », puis des résidants leur offriraient un spectacle de samba et de capoeira. Malgré le soutien verbal de Gilberto Gil, le Ministre de la Culture de l’époque, ce projet de « circuit des autochtones » (qui aurait été bien plus « mis en scène » que les visites organisées par des agences extérieures, ce qui ne manque pas d’ironie) ne s’est jamais matérialisé.

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Mais contrairement à l’Association des Résidants et leur projet de circuit touristique, la plupart des habitants à qui nous avons parlé ne sont pas favorables à la visite des quartiers les plus pauvres. Quand on leur demande de se mettre à la place des guides, 79% d’entre eux disent qu’ils insisteraient sur les aspects les plus positifs de la favela : la zone commerciale, la vue sur l’océan et les forêts, et le marché artisanal. Il existe en fait quatre points de vente de souvenirs, où les touristes peuvent trouver tout une gamme de produits « typiques » de Rocinha : T-shirts, tableaux, sacs, cadres, sculptures, CD. Un des ces produits illustrait de façon particulièrement éloquente le désir exprimé par nos interlocuteurs de souligner les aspects positifs plutôt que de demander une assistance sociale ou un soutien financier : sur un panneau, on pouvait lire « ROCINHA : UN QUARTIER PAISIBLE ET BEAU – COPACABANA – RIO – BRESIL 2005 » (Photo 2). Rocinha est présenté comme un endroit paisible et beau, exactement comme Copacabana, qui fait depuis longtemps office de carte postale dans l’imaginaire des touristes. Les couleurs, vert et jaune, suggèrent un niveau d’identification supplémentaire, dans lequel Rocinha est considéré comme partie intégrante de la nation en dépit des représentations hégémoniques qui l’en excluent d’habitude. Ce discours fait passer la favela de l’état de présence marginale à celui d’élément central de la société brésilienne. Photo 2: Les souvenirs fabriqués par des artistes locaux à l’intention des touristes constituent un ingrédient important de la favela touristique.

Bien qu’ils soient conscients que ce sont précisément la pauvreté et la violence qui constituent les attractions principales de Rocinha en tant que destination touristique, de nombreux résidants sont convaincus que les aspects les plus négatifs (cahutes, détritus, désordre spatial, violence) ne devraient pas être associés à la favela touristique. Pourquoi les touristes sont-ils intéressés par la visite de Rocinha ?

a. « Ils veulent apprendre à connaître d’autres populations, découvrir un peu la pauvreté et la misère … toutes ces choses qu’ils ne pourraient entrevoir nulle part ailleurs ».

____________________ Bianca FREIRE-MEDEIROS LE TOURISME DE LA PAUVRETÉ : ÉTUDE DU CAS D’UNE FAVELA (RIO DE JANEIRO, BRÉSIL)

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b. « Je suppose qu’ils viennent ici pour comparer notre vie quotidienne à la leur, eux qui ont plus de pouvoir économique que nous … pour voir cette différence de classe ».

c. « Chez eux, on associe surtout Rocinha à la guerre et ce genre de choses, donc je suppose que c’est ça qu’ils viennent voir, ce qu’ils ont vu dans La Cité de Dieu (le film réalisé par Fernando Meirelles). Mais ils viennent aussi pour voir notre beauté, et aussi parce que c’est la pus grande favela d’Amérique Latine ».

Si vous pouviez être le guide de ces touristes, quel type de visite leur proposeriez-vous ?

a. « J’essaierais de leur montrer que les choses ne sont pas telles qu’ils les imaginent, que le trafic de drogue n’est pas notre seule activité. La favela est ouverte à tous ».

b. « Il y a beaucoup de choses à montrer. Il y a le marché de l’artisanat … les cyber cafés où tout le monde va sur Internet … je leur ferais parcourir les petites ruelles étroites à pied, je leur ferais visiter les locaux d’une station de radio de quartier et les studios de TV ROC ».

Bien sûr, il y a ceux qui pensent qu’il est important de montrer aussi le revers de la médaille. Mais même dans ce cas, l’intention ne semble pas être de déplaire au touriste, mais bien de lui révéler la favela dans toute sa complexité :

c. « Il faut leur montrer la réalité de Rocinha, le train-train quotidien, les bonnes et les mauvaises choses. Il y a de belles maisons, mais il reste des choses en mauvais état. On devrait tout montrer, tout. Beaucoup de gens souffrent de la famine, vivent de la charité. Ce n’est pas que du bonheur, il y a aussi de la tristesse ».

d. « Moi je montrerais la réalité, j’essaierais de montrer les bons et les mauvais côtés. Les magnifiques maisons et les maisons qui ont besoin d’aide … Les gens qui viennent à Rocinha doivent tout voir ».

Bon nombre de nos interlocuteurs ne savaient pas que les agences faisaient payer pour leurs visites et même ceux qui le savaient n’en connaissaient pas les tarifs. En l’apprenant, certains réagirent avec indignation : « Vraiment ? J’aimerais bien me trouver un travail comme ça … Je trouve ça ignoble, qu’ils prennent de l’argent comme ça. S’il fallait que je paye ça, ce serait trop cher pour moi ». Néanmoins, 72% de nos interlocuteurs nous ont dit qu’ils ne feraient pas payer les visites, comme l’illustre la déclaration suivante : « C’est quelque chose qu’on fait par amour, et l’amour n’a pas de prix. Je le ferais avec plaisir, je leur ferais découvrir Rocinha, ça me ferait vraiment plaisir de le faire ». Bien que l’autonomisation de leur désavantage grâce à une participation proactive à leurs propres initiatives de développement constitue un pré requis au tourisme durable, un tel engagement n’est pas facile à susciter, comme le prouve le cas de Rocinha. Cependant, cela ne veut pas dire que les favelados ne sont que des objets de curiosité. Bien sûr, les inégalités qui séparent les touristes du Nord Riche et les résidants sont indéniables, mais il convient également de reconnaître que les favelados observent aussi les touristes et réagissent contre ce qu’ils considèrent comme un comportement intrusif. Plutôt que d’être interprétées comme un manque de compétence réflexive ou comme une preuve de profonde ignorance chez les habitants de Rocinha, ces réactions positives devraient être replacées dans le contexte de la longue histoire de discrimination et de stigmatisation traversée par les favelados. Le fait même d’être une « attraction » touristique a conféré aux habitants de Rocinha et d’autres favelas un sentiment d’importance et de dignité. Alors que les médias de masse et certaines élites persistent à représenter les favelas comme des champs de bataille et des repères de criminels, les favelados considèrent que le tourisme leur confère une existence légitime.

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CONCLUSION

Le plus souvent, il existe au moins deux arguments favorables aux « visites de la pauvreté »: les bénéfices potentiels apportés à l’économie locale et à l’amour propre des habitants, et l’opportunité fournie au touriste de concilier solidarité et loisirs. Toutefois, la misère et la souffrance humaines ne sont pas naturellement associées aux loisirs. Il ne faut pas s’étonner si la transformation de la pauvreté en marchandise possédant un prix de marché déterminé provoque de l’inquiétude morale, comme le montre l’épisode suivant. Dès son accession au poste de gouverneur de l’Etat de Rio de Janeiro en 2007, Sérgio Cabral conclut avec le gouvernement fédéral un accord visant à assurer la rénovation urbaine de Rocinha. Ce projet, dont le budget s’élève à 72 millions de réals, prévoit le bitumage de nouvelles rues, la construction de 450 maisons neuves, la création d’une école technique, d’installations sportives et d’infrastructures sanitaires de base. Mais ce n’est pas tout : il prévoit aussi de transformer certaines maisons en chambres d’hôtes. Le projet de Cabral entraina une large couverture médiatique du tourisme à Rocinha. En février 2007 le journal O Estado de São Paulo procéda à un sondage intitulé « faut-il encourager le tourisme dans les favelas ? ». Presque 80% des lecteurs ayant répondu y étaient opposés : le moins qu’on puisse dire est qu’ils trouvaient grotesque et révoltant d’associer la promotion de Rocinha à celle de destinations plus traditionnelles comme le Corcovado ou le Pain de Sucre. Bien qu’il scandalise les élites locales, le tourisme à Rocinha tel qu’il s’y pratique depuis une décennie est devenu une activité lucrative pour les promoteurs brésiliens, une réalité quotidienne pour ses habitants et un sujet fascinant pour le chercheur. « Dans la culture, les marges, bien qu’elles restent périphériques, n’ont jamais été aussi productives qu’aujourd’hui », écrit Stuart Hall, (2001: 150). L’auteur attire notre attention sur le fait que des espaces aussi productifs ne sont pas seulement le fait de l’ouverture des espaces dominants, mais « sont également dus aux politiques culturelles envers la différence, aux combats entourant la différence, à la production de nouvelles identités et à l’apparition de nouveaux sujets dans l’arène politique et culturelle » (ibid.). Hall soutient que, bien que l’ouverture de nouveaux espaces pour la différence soit extrêmement positive, elle pourrait être tout aussi perverse si les « caractéristiques de la marge » ne sont perçues que comme « un parfum d’exotisme ». Il me semble que c’est justement là que réside le dilemme de la favela touristique, non pas parce qu’elle est une attraction touristique, mais parce qu’elle est encore considérée comme en marge de la culture brésilienne.

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