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Maryam Ghabris L'enthousiasme chez Lovelace dans Clarissa In: L'enthousiasme dans le monde anglo-américain aux XVIIe et XVIIIe siècles. Actes du Colloque - Société d'études anglo-américaines des 17e et 18e siècles, 1989. pp. 147-168. Citer ce document / Cite this document : Ghabris Maryam. L'enthousiasme chez Lovelace dans Clarissa. In: L'enthousiasme dans le monde anglo-américain aux XVIIe et XVIIIe siècles. Actes du Colloque - Société d'études anglo-américaines des 17e et 18e siècles, 1989. pp. 147-168. doi : 10.3406/xvii.1989.2269 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xvii_0294-1953_1989_act_29_1_2269

L'enthousiasme chez Lovelace dans Clarissa

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Maryam Ghabris

L'enthousiasme chez Lovelace dans ClarissaIn: L'enthousiasme dans le monde anglo-américain aux XVIIe et XVIIIe siècles. Actes du Colloque - Sociétéd'études anglo-américaines des 17e et 18e siècles, 1989. pp. 147-168.

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Ghabris Maryam. L'enthousiasme chez Lovelace dans Clarissa. In: L'enthousiasme dans le monde anglo-américain aux XVIIeet XVIIIe siècles. Actes du Colloque - Société d'études anglo-américaines des 17e et 18e siècles, 1989. pp. 147-168.

doi : 10.3406/xvii.1989.2269

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xvii_0294-1953_1989_act_29_1_2269

L'ENTHOUSIASME CHEZ LOVELACE DANS CLARISSA

Ce n'est pas sans raison que le héros masculin de Clarissa s'impose au lecteur comme un être animé d'un esprit enthousiaste dans les entreprises où le conduit sa grande vitalité. Pour comprendre les différents aspects de l'enthousiasme de Lovelace, il convient de préciser d'abord les différents sens de ce mot.

L'Antiquité a laissé le souvenir de l'origine religieuse des manifestations de l'enthousiasme, ce "Délire sacré qui saisit l'interprète de la divinité" selon le Robert. Le Littré explique ainsi l'enthousiasme: "Fureur divine, état physique désordonné comme celui des sibylles qui rendaient des oracles en poussant des cris, écumant, roulant des yeux .... Par extension, inspiration divine, se manifestant par des discours pleins de grandes images." Pour l'OED, l'enthousiasme est "Possession by a God, supernatural inspiration." L'enthousiasme se révèle dans les diverses activités de l'esprit: cela peut être une "Emotion extraordinaire de l'âme qui se livre avec transport, avec générosité," pour le Robert, ou bien une "Fancied inspiration," pour l'OED. Pour le Littré, l'enthousiasme implique un comportement particulier chez l'artiste ou chez l'inspiré: il s'agit de "l'enthousiasme poétique." Au plan psychologique des sentiments, l'enthousiasme est "Rapturous

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intensity of feeling in favour of a person, principle, cause, etc.; passionate eagerness in any pursuit, proceeding from an intense conviction of the worthiness of the object," selon l'OED. Dans le même ordre d'idées, le Robert le définit par ses effets: "Emotion intense qui pousse à l'action dans la joie"; dans le même sens, le Littré généralise: pour lui l'enthousiasme est "Tout transport qui, enlevant l'âme à elle-même, excite à des actes extraordinaires" ou encore c'est une "Admiration vive et passionnée." Au dix- huitième siècle, le sens religieux de l'enthousiasme est conservé, mais il s'y ajoute la notion de passion. Comme le remarque Richardson dans SCG, "Religion and Love . . . that they should ever run the human heart either into enthusiasm, or superstition, and thereby debase the minds they are both so well fitted to exalt."1 En 1739, un auteur anonyme considère que "an overhearing Fancy" rapproche étroitement l'athéisme et l'enthousiasme.2 Un autre auteur anonyme juge, en 1756, que l'enthousiaste est un "many-headed Monster, the Bugbear of the Times ... a Deceiver."3

1 Samuel Richardson. The History of Sir Charles Grandison. Ed. Jocelyn Harris. 3 vols. (1753-54; London: Oxford University Press, 1986) II: 220. L'édition utilisée pour les références à Pamela est Kinkead- Weekes, éd. Pamela 2 (1741; London: Dent, 1978) .

2 Enthusiasm Explained: Or, a Discourse on the Nature, Kind and Cause of Enthusiasm. With Proper Rules to Preserve the Mind from Being Tainted with It (London, 1739) 1.

3 Methodism Displayed and Enthusiasm Detected; Intented as an Antidote against, and a Preservative from the Delusive

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Avec la passion avide, l'imagination exaltée et la détermination d'un esprit libre, on a tous les ingrédients qui, réunis chez un même personnage comme Lovelace, font de lui un être enthousiaste lorsqu'il combine ses intrigues, élabore ses plans et conduit ses actions à la faveur du pouvoir qu'il exerce sur les autres.

Lovelace est un aristocrate, c'est-à- dire, selon le sens originel de ce terme, le meilleur, mais le meilleur dans l'exercice de ses pouvoirs et son enthousiasme n'en est que plus justifié. Il trouve le moyen de s'enthousiasmer ailleurs que dans l'emploi de sa richesse. L'importance qu'il a acquise aux yeux du monde, ses idées de grandeur, l'esprit génial dont il fait preuve dans ses continuelles intrigues amoureuses, lui donnent toutes les occasions de s'enthousiasmer. Ses succès et sa puissance l'enthousiasment au point qu'il relègue les cinq membres de sa famille:

I have one half of the house to myself; and that the best, for the great enjoy that least, which costs them most: grandeur and use are two things: the common part is theirs; the state part is mine: and here I lord it, and will lord it, as long as I please; while the two pursy sisters, the old gouty brother, and the two musty nieces, are stived up in the other half, and dare not stir for fear of meeting me: whom (that's the jest

Principles and Unscriptural Doctrines of a Modern Sett of Seducing Preachers; and as a Defence of Our Regular and Orthodox Clergy, from Their Unjust Reflections (London, 1756) 27-29.

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of it) they have forbidden coming into their apartments, as I have them into mine. And so I have them all prisoners while I range about as I please. Pretty dogs and doggesses, to quarrel and bark at me, and yet, whenever I appear, afraid to pop out of their kennels; or if out before they see me, at the sight of me run growling in again, with their flapped ears, their sweeping dewlaps, and their quivering tails curling inwards.

Porté avec enthousiasme à satisfaire ses passions égoïstes, il sait mettre les autres au service de ses propres intérêts.

Pour monter ses intrigues, il manipule ses hommes de main, Léman et Tomlinson. Il s'enthousiasme de la complicité de ses amis dociles et obéissants. C'est avec enthousiasme qu'il se décerne le titre de "General Robert Lovelace" (538), qu'il s'impose comme chef incontesté: "I your leader!" (148) et qu'il s'attribue l'autorité suprême sur ses sujets: "(for am I not likely to be thy king and thy emperor, in the great affair before us?)" (148) écrit-il à son ami Belford. Son enthousiasme lui donne la liberté absolue, ce privilège des meilleurs, de ceux qui possèdent le pouvoir d'entreprendre sans contrainte.

Lovelace est un homme d'action et qui agit avec un optimisme gonflé d'enthousiasme. Miss Howe l'a bien observé lorsqu'elle le compare à Hickman, son sou-

4 Samuel Richardson, Clarissa or the History of a Young Lady, ed. Angus Ross (1747-48; Harmondsworth: Penguin, 1985) 1182-83.

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pirant: "Your man [Lovelace] . . . will always keep up attention; you will always be alive with him . . . while Hickman will neither say anything to keep one awake, nor yet by shocking adventures make one's slumbers uneasy" (514) . C'est avec le même enthousiasme que Lovelace agit avec Clarissa; là se trouve le point commun entre Lovelace et Miss Howe: "I [Lovelace] must, I doubt, have something in my temper like Miss Howe, who loves to plague the map who puts himself in her power" (620). Lovelace et Miss Howe sont des êtres actifs. L'action, pour Lovelace, est un accomplissement, un objectif atteint, réalisé. Il développe et entretient son ardeur enthousiaste surtout quand, pour commander aux événements et aux êtres, il convoite, projette, conçoit grâce à son imagination sans frein.

L'enthousiasme de Lovelace dérive de son imagination fertile et active: "warm imaginations are not without a mixture of enthusiasm" (579) . Son imagination se développe dans les domaines les plus variés pour exciter sa vanité. L'intelligence et la culture de ce personnage meublent une imagination toujours vigilante et l'enthousiasme qu'il montre à l'exercer satisfait ses fortes passions: "I have three passions that sway me by turns; all imperial ones — Love, revenge, ambition, or a desire of conquest" (719) . Elles sont les buts de sa vie, l'essence de sa vitalité; il les aime, les suit avec enthousiasme même si elles le tenaillent comme un supplice: "But I am mad with love — fired by revenge — puzzled with my own devices— My inventions are my curse — my pride my punishment — drawn five or six ways at once"

Voir sur ce sujet C 466, 634, 669, 866.

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(694) . C'est avec un esprit démoniaque mais enthousiaste qu'il admire ses propres oeuvres. Quand il se construit des succès artificiels, des destinées imaginaires, il s'identifie à Satan, ange déchu, prince des ténèbres, qui conserve assez de pouvoir pour inquiéter les hommes. Lovelace, que l'imagination dote de pouvoirs étendus, personnifie Satan, et ces pouvoirs qu'il s'attribue le comblent d'enthousiasme. Enthousiaste à l'excès, aidé par un esprit inventif, toujours actif, il n'est jamais à court d'idées dans l'exécution de ses intrigues.

L'imagination de Lovelace est si riche et si intense qu'il s'enthousiasme de savoir inventer les moyens les plus variés pour conduire ses actions peu ordinaires, dignes de Satan dont il a le tempérament. Satan n'avait-il pas pris la forme du ser-

6 Voir Brian W. Downs, Richardson (1928; London: Cass, 1969) 166; Walter Allen, The English Novel: A Short Critical History (London: White Friars Press, 1963) 50; Ira Konigsberg, Samuel Richardson and the Dramatic Novel (Lexington: University of Kentucky Press, 1968) 33; Rosemary Bechler, •"Triall by What is Contrary': Samuel Richardson and Christian Dialectic," in V. G. Myer, éd., Samuel Richardson: Passion and Prudence (London: Vision, 1986) 100-03; Paul Coates, "Clarissa, Dialectic and Unreadability, " The Realist Fantasy: Fiction and Reality Since Clarissa (London: Macmillan, 1983) 39-40; Samuel Harris, Samuel Richardson (Cambridge: Cambridge University Press, 1987) 66-67, 138 et Dorothy Van Ghent, "On Clarissa Harlowe" in John Carroll, éd., Samuel Richardson: A Collection of Critical Essays (New Jersey: Prentice, 1969) 55.

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pent pour se mettre en harmonie avec les arbres défendus? Satan est un être polymorphe. Symbole du danger permanent, insaisissable, imprévisible, doué d'ubiquité et du pouvoir de changer de forme ou de pénétrer les formes connues des hommes pour mieux les tromper, maître de l'espace et de la matière dans sa diversité, il se veut supérieur à Dieu par la menace qu'il fait peser sur la vie temporelle et sur la vie éternelle des hommes. A l'instar de Satan, Lovelace aime le déguisement: "four several disguises which he put on in one day" (352). Il dissimule son identité lorsqu'il vient rôder autour de Harlowe Place dans l'espoir de voir Clarissa (261) . Il a la passion excitante des métamorphoses qui surprennent (285) . Quand il veut reprendre possession de Clarissa réfugiée chez Mrs. Moore, pour la ramener chez la Sinclair, il ne lésine pas sur les détails de son accoutrement; des pieds à la tête il se donne "the appearance of an antiquated beau" (768) , vêtu d'un manteau et d'une cape pour cacher ses yeux et réduisant sa taille d'un pied: "The wolf has put on the sheep's clothing" (750) . La réussite de son déguisement l'enthousiasme au point qu'il s'imagine capable d'accomplir des prodiges: son coeur plein d'allégresse et ses pieds légers, "in their master's imagination," vont l'élever, dit-il, "to the lunar world without the help of a ladder" (769).7 Puis vient le moment attendu. Supputant avec enthousiasme la réussite de son plan, il arrive à la chambre de Clarissa où son enthousiasme reçoit et atteint l'intensité du soleil: "Then my charmer opened the

Voir sur l'instabilité et sur l'impatience de Lovelace C 401, 445, 462, 1098, 1211, 1218, 1358, 1429, 1431, 1476. Voir aussi Coates 30.

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door, and blazed upon me, as it were in a flood of light, like what one might imagine would strike a man who, born blind, had by some propitious power been blessed with his sight, all at once, in a meridian sun" (772) . A cet instant, son enthousiasme explose et, débarrassé de son déguisement, Lovelace-Satan se découvre aux regards effrayés de Clarissa. Possédé du démon, il pensera, par quelque idée sacrilège, revêtir les habits sacerdotaux du pasteur pour approcher, coûte que coûte, la sainte Clarissa malade. Son imagination, hors du commun, ne s'arrête pas aux changements d'apparence. C'est toujours avec enthousiasme que Lovelace, comme Satan, se croit le maître de l'espace et du temps.

Toujours en quête d'idées magistrales et enthousiastes, son imagination vagabonde a le même pouvoir que la liberté donne à Satan, quand il converse avec Yahweh: "'D'où viens-tu?' et Satan répondit à Yahweh et dit: 'De parcourir la terre et de m'y promener'" (Job 1.7). Esprit faustien, Lovelace détient le pouvoir diabolique enthousiasmant de Satan: "Oh Lovelace, you are Satan himself; or he helps you out in everything; and that's as bad! But have you really and truly sold yourself to him? And for how long? What duration is your reign to have?" (894), lui demande Clarissa. La force de l'imagination exaltée de Lovelace est à la mesure de ses pouvoirs. Il est le conquérant du monde terrestre. C'est avec

8 Voir John Carroll, "Lovelace as Tragic Hero," UTQ 42 (1972-73): 25; Frederick R. Karl, The Reader's Guide to the Development of the English Novel in the Eighteenth- Century (1974; London: Thames, 1975) 135 et Anthony Kearney, Samuel Richardson: Clarissa (London: Arnold, 1975) 58.

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un enthousiasme justifié qu'il parle de son "eagleship" (559) qui lui donne la maîtrise de l'espace aérien. Il évolue avec autant d'aisance dans l'élément liquide (1100) . Puis, métamorphosé en éléphant, il domine de sa masse impressionnante la terre jusqu'à occuper l'espace sublunaire réservé aux démons: "Have I not reason to snuff the moon with my proboscis?" (473) , et dans l'élan irrépressible de son imagination exaltée, il égale Dieu et conquiert le monde cosmique: "I took off my hat ... to see if the lace were not scorched, supposing it had brushed down a star" (402). Mais ici-bas, rien n'est plus enthousiasmant pour lui que de se prendre pour les animaux les plus remarquables qui tiennent une position dominante dans leur espèce.10

Il prend la place des animaux qui régnent sur les faibles. Il est le coq qui attire ses poules avec un grain d'orge pour s'emparer avec fierté de la préférée (449) . Il est l'araignée impassible, à l'immobilité de minéral (418), le faucon (517) et l'aigle (559), au regard infaillible qui découvrent leurs victimes du haut des cimes, le loup (750) , le lion (209) et la panthère (502) qui déchirent et dévo-

9 Voir C 412 et Serge Soupel, "Clarissa: la femme pourchassée" in Féminin Pluriel . Articles Réunis par Michèle S. Plaisant, Bulletin de la société d'études anglo- américaines des XVIe et XVIIIe siècles 20 (1985) 116.

1 Sur les métaphores animales, voir Serge Soupel, "Les Métaphores dans Clarissa (1747-1748) de S. Richardson," Bulletin de la société de stylistique anglaise 7 (1985) 43-52.

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rent. Lovelace leur emprunte la ruse et la force pour assurer avec enthousiasme son triomphe. Maître du monde présent, il a aussi le pouvoir de remonter le temps.

11 prend ses modèles dans le panthéon des puissants et des conquérants; il s'identifie à Hannibal (718), à Alexandre (762), à César (74), dont il revit, à son compte, l'épopée antique. Transporté d'enthousiasme, gonflé d'orgueil et de vanité, il prend le titre de Robert le Grand (762). Il a alors le geste impérial d'un dictateur omnipotent: "I give estates, and take them away at my pleasure. Quality I create .... What a poor thing is a monarch to me!" (569). C'est à sa puissance, à ses pouvoirs jusqu'ici jamais démentis, qu'il doit cette mégalomanie de l'universel. Aussi entretient-elle continuellement l'élan de ses enthousiasmes dans la conception de ses projets et de ses intrigues dont l'objet essentiel est la conquête des femmes.

Plus la conquête est difficile, plus grand est son enthousiasme (742) . Toute résistance opiniâtre le stimule: "Difficulty is a stimulus with a spirit as mine" (866) . La difficulté de la conquête suscite chez lui plus d'enthousiasme que la disponibilité de la proie (144) . Il compte sur sa beauté, sur sa prestance mais surtout sur une panoplie de stratagèmes pour surprendre, étonner, attirer, charmer, séduire avec l'aide de son grand maître et instigateur Satan (419, 430). Ne se fiant, grâce à son enthousiasme, qu'à ses passions, il en fait le principe de toutes ses inventions, de toutes ses intrigues et de toutes ses actions. C'est un maître créateur et un grand comédien: il se fait homme de théâtre, à la fois auteur, metteur en scène, acteur (752-80) et il excelle dans

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ces emplois avec un enthousiasme que le succès lui garantit. Mais la conquête de la femme est aussi une activité cynégétique enthousiasmante bien que cruelle. Toujours fidèle aux images fortes, il tisse dans sa tête enfiévrée, la toile mortelle de l'araignée-Lovelace qui attend patiemment que la mouche-Clarissa se prenne étourdi- ment aux fils invisibles du piège (887) . Il vient à peine d'enlever la jeune fille que son enthousiasme l'emporte vers la conviction d'un succès total: il devient l'empereur de Clarissa (400) et il jouit à l'avance de cette capture impériale (413) .

La chasse à la femme est, pour Lovelace, un sport excitant, un jeu enthousiasmant. Le colonel Morden s'étonne que sa cousine Clarissa fasse confiance à un tel homme: "How will a young lady of your delicacy bear with so sensual a man? a man who makes a jest of his vows" (563) . Lovelace, après avoir violé Clarissa, ne comprend pas la décision de la jeune fille qui a refusé de se prêter à un jeu sensuel aussi enthousiasmant et qui se retranche dans une fuite volontaire dans l'éternité: "A jest I call all that has passed between her and me; a mere jest to die for I" (1308) . 1 Lovelace, jouisseur enthousiaste, vit et anime son propre temps; il se joue du temps comme il se joue des femmes.

Chez Lovelace et chez Clarissa, la différence de leur notion du temps leur fait adopter des attitudes opposées. Au cours de son rendez-vous décisif avec Lovelace, Clarissa, tributaire du temps, croit pouvoir s'en faire un allié pour échapper aux menaces de mariage forcé

11 Lovelace ne comprend pas les réactions de Clarissa: voir C 897, 913, 1439.

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décidé par sa famille (375) ; ou encore, elle compte sur l'arrivée toujours repoussée, toujours incertaine de son cousin Morden, son sauveur (122, 325, 409, 851). Pour Lovelace, au contraire, la maîtrise qu'il opère sur le temps nourrit son enthousiasme. Le présent est précieux: "Now is the time" (375), mais le futur l'est encore plus. Lovelace se fait pressent quand il s'en sert comme argument de persuasion: "think of next WEDNESDAY!" (376). Après la mort de Clarissa, quelques jours avant le duel fatal, il se sent repris par son enthousiasme: "Happy! happy! thrice happy! had I known how to value, as I ought to have valued, the glory of such preference!" (1481). Dans l'enthousiasme du moment, il transpose l'événement passé dans son présent, à la différence de Clarissa que l'esprit passif rattachait sans cesse au passé, au rappel de ses erreurs, à ses regrets. Pour Lovelace, le temps est porteur d'espoirs qui se réalisent. Galvanisé par un enthousiasme inébranlable, il n'est même pas effleuré par la crainte de rencontrer Morden, le vengeur de Clarissa (1481- 82) . Rien ne refroidit son enthousiasme, pas même l'idée de la mort.

Son appétence en duel est pour lui une nécessité aussi naturelle que l'alimentation (1484) . C'est donc avec la plus totale confiance qu'il s'enthousiasme sur l'issue du combat contre Morden. Son enthousiasme se déchaîne à l'idée de la victoire (1484), parce qu'il est le meilleur (1485) et, qu'enfin, vingt Morden à la fois ne lui font pas peur (1482) . Tout ce qu'il conçoit est toujours imaginé dans la perspective de n'être jamais abandonné par son "old friend CHANCE" (473) . Chez un tel personnage, l'enthousiasme ne suscite ni la peur de l'avenir, ni la crainte de l'échec; il ne tient même pas compte du caractère

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sérieux de l'existence. Pour lui, la vie n'est qu'un jeu qu'il agrémente de son irrésistible besoin de plaisanteries: "[I] should not forbear to cut a joke, were I upon the scaffold" (1098) . En vérité, il se joue de tout: de la maladie (673), du feu (723) , de la mort (1308) et du destin (425) . Comme ce sont toujours ses passions triomphantes qui déclenchent son enthousiasme, on retrouve dans ses lettres les formes d'expression spécifiques des emballements de sa pensée et de leurs manifestations.

De tous les personnages de Richardson, Lovelace a l'écriture la plus intéressante et la moins ennuyeuse.12 Dès la première lettre de Lovelace (142-48) , on fait connaissance avec sa personnalité. Il y expose tous ses sujets de préoccupation, mais il parle surtout de Clarissa et de l'amour. Le mot "love" et ses dérivés sont cités vingt fois et trente fois les autres passions comme la haine, la vengeance, le mépris, l'orgueil, la vanité, l'égoïsme. L'emploi fréquent des figures de style et des extraits d'oeuvres poétiques et dramatiques, la richesse du lexique renseignent d'emblée et de façon précise sur le tempérament enthousiaste du personnage. La partie la plus vivante fleurit dans plusieurs dizaines d'images où la métaphore occupe la meilleure place. Lovelace a les qualités nécessaires pour produire un discours brillant et enthousiaste; en particulier, il remplit les deux conditions qui favorisent l'expression de la passion: "Those confounded poets, with their celestially-terrene descriptions, did as

12 Voir Allen 51; Carroll 17 et Mark Kinkead-Weekes, Samuel Richardson: Dramatic Novelist (London: Methuen,1 1973) 437.

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much with me [Lovelace] as the lady [Clarissa] : they fired my imagination and set me upon a desire to become a goddess- maker" (143) ; d'où son goût pour illustrer des mouvements émotionnels d'extraits poétiques. Sa lettre en compte sept et, le premier, de Sir Robert Howard, placé avec à-propos au début de son texte, en dit long sur son esprit:

He who seems virtuous does but act a part And shows not his own nature, but his art (143) .13

Lovelace est l'homme de l'art et de l'artifice qui propage dans son style les créations de son imagination surtout lorsqu'il est inspiré par la conquête de l'amour et même par l'amour de la conquête, dans ses intrigues pour s'attacher Clarissa.

Admirateur enthousiaste de la femme, c'est en dramaturge confirmé qu'il sait décrire quand il fait apparaître l'objet de son admiration: "With an erect mien she entered, her face averted, her lovely bosom swelling, and the more charmingly protuberant for the erectness of her mien" (641-42) . L' épanadiplose sur "mien" met en relief l'élément essentiel, la rigidité morale et physique de cette apparition de Clarissa que Lovelace voit tantôt comme une femme, tantôt comme un ange. L'inaccessi- bilité de Clarissa force l'admiration passionnée et enthousiaste de Lovelace pour une proie inhabituelle: Clarissa est "the beauty of beauties" (705) ou encore une

13 Cette citation est prise dans The Vestal Virgin, Or, The Roman Ladies. A Tragedy (1664) (voir C 1513; L 31, note 1).

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"beauty beautiful" (641) . Ce genre d'inversion appartient "to the poetic language of 'Passion' and does violence to the natural order of the cliché."1 Mais Lovelace est surtout un admirateur sensuel enthousiaste .

Sa sensualité exalte d'autant plus son enthousiasme que Clarissa est belle et qu'elle résiste. Lovelace fonde sa sensibilité sur tout ce qui est suggestif et enthousiasmant dans le corps de la femme: "Her wax-like flesh ... by its delicacy and firmness, answers for the soundness of her health .... But this lady is all alive, all glowing, all charming flesh and blood" (399) . Dans les transports de son enthousiasme, Lovelace s'abandonne à sa vision sensuelle de la femme chez qui la peau, la chair et le sang sont les trois appas qui mettent en appétit les sens du libertin. L'attrait physique accroît son enthousiasme et Clarissa devient alors l'objet de métaphores dithyrambiques.

Moins vague que celui de l'ange, l'usage des personnages mythiques a l'avantage de la précision. Lorsque Lovelace la voit dans ses habits du matin, il s'enthousiasme et Clarissa, aux doigts de fée, est une "Arachne":

Her morning gown was a pale primrose- coloured paduasoy: the cuffs and robings curiously embroidered by the fingers of this ever charming Arachne in a running pattern of violets and their leaves; the light in the flowers silver; gold in the leaves (400) .

14 Margaret -Anne Doody, The Daring Muse. Augustan Poetry Reconsidered (Cambridge: Cambridge University Press, 1985) 218.

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La métaphore est belle mais simple si l'on s'en tient au caractère exceptionnel de l'habileté manuelle. L'enrichissement de la métaphore ressortit à son emplacement dans la phrase. Le terme métaphorique est justement placé en son centre comme Clarissa- Arachne est entourée de parements colorés et des reflets de métaux précieux. Les sonorités des consonnes dures dans "Arachne" qui suggèrent l'idée d'écrasement, surprennent, comme surprend le lecteur et fait naître en lui l'inquiétude, le souvenir du destin de la jeune Lydienne. Inconsciemment s'allient, chez Lovelace, l'enthousiasme esthétique et l'enthousiasme diabolique. Ou bien, dans son esprit illuminé, Clarissa devient un être de lumière.

L'enthousiasme exalté de Lovelace le mène aux limites de l'univers, dans les régions inaccessibles du soleil et des étoiles. Les astres, qui ont le privilège de l'éternité, sont des éléments parfaits de comparaison pour un être aussi parfait que Clarissa. Elle est Aurore, la déesse du matin, l'amie du soleil: "She comesi she comes! — And the sun is just rising to attend her!" (387). Comme le rayonnement des étoiles, l'éclat des yeux de Clarissa témoigne de sa chaleur intérieure et excite l'enthousiasme de Lovelace: "Her emotions were more sweetly feminine, after the first moments; for then the fire of her starry

eyes began to sink into a less dazzling languor" (400) . Ici, la métaphore jaillit

au milieu de termes abstraits. Quand Lovelace tient Clarissa pour la destiner à la dernière épreuve, il s'enthousiasme à la pensée d'avoir réussi l'impossible: "the dear creature is on this side the moon" (866) , et ses efforts pour faire redescendre Clarissa du monde des étoiles dans

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le monde sublunaire se déploient dans l'enthousiasme. Mais à l'état d'émerveillement devant Clarissa, ce parangon de beauté, succède un retour aux propres objectifs de Lovelace.

Il s'agit pour lui d'émouvoir, de convaincre, de combattre par tous les moyens qu'il puise dans son puissant esprit imaginatif et qu'il emploie toujours avec son incoercible enthousiasme. Il se fait poète pour toucher le coeur de Clarissa: "Nor having here any another paper, am I able to write again if I would, in this gloomy spot. Gloomy is my soul; and all nature round me partakes of my gloom!" (271) . L'anadiplose et l'épanadiplose avec "gloom" et "gloomy" établissent le lien harmonieux entre la nature et l'âme de Lovelace. Changeant de registre, c'est avec une furieuse avidité qu'il exprime son enthousiasme pour recevoir des nouvelles de Clarissa qui le rendent impatient, quand il supplie son ami Belford: "A line! a line! a kingdom for a line!" (1047), dans un parfait pastiche du vers de Richard III (5.4.13). Mieux encore, son enthousiasme pour l'artifice le porte à simuler la passion dans une contrefaçon très poussée du coeur brisé qui ne trouve plus ses mots:

What — what-a — what — has been done — I , I, I — cannot but say — must own — must confess — hem — hem — is not right — is not what should have been — But-a — but- -but — I am truly — truly — sorry for it- -Upon my soul I am — And — and —will do all — do everything — do what — whatever is incumbent upon me — all that you — that you — that you shall require, to make you amends! (901).

L'expulsion saccadée des nombreuses répétitions imite parfaitement les accents de

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sincérité. Dans un commentaire à Belford, la répétition du même mot traduit une émotion qui, cette fois, n'est pas jouée et qui augmente son enthousiasme: "I could even distinguish her [Clarissa's] dear heart flutter, flutter, flutter, against mine" (723) . Les deux syllabes du verbe imitent la diastole et la systole du coeur. La conquête de la femme ne nécessite pas toujours de pareilles subtilités. Duelliste passionné, Lovelace est aussi à l'aise dans la guerre amoureuse excitante pour laquelle il s'enthousiasme.

Enthousiaste pour le geste théâtral, il veut faire croire à Clarissa que c'est par amour pour elle qu'il est décidé à faire preuve de vaillance et d'esprit de sacrifice: "You shall see, madam, what I will bear for your sake. My sword shall be put sheathed into your hands (And he offered it to me in the scabbard) — My heart, if you please, shall afford a sheath to theirs — Life is nothing if I lose you" (377) . La métonymie "sheath" prononcée sur le ton emphatique est destinée à impressionner Clarissa. C'est qu'il est nécessaire à Lovelace de se montrer un combattant enthousiaste aussi vaillant qu'ambitieux. La lutte pour le coeur de la belle Clarissa doit se dérouler, s'imagine- t-il, selon les procédés d'un engagement militaire. Il utilise dans les descriptions de ses scènes imaginaires, un grand nombre de métaphores militaires dont les éléments lexicaux sont d'un emploi courant dans la littérature erotique de l'époque et de tous les temps. Son enthousiasme est porté à son comble après la réussite de l'enlèvement de Clarissa: "Let me rejoice that she has passed the Rubicon" (387) , écrit-il à Belford. Cette métaphore morte mais juste évoque dans l'esprit de Lovelace l'impossible retour en arrière, mais aussi

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les perspectives les plus enthousiasmantes des nouvelles intrigues qu'il se propose d'inventer pour conquérir le coeur de sa belle prise: le piège a bien fonctionné.

Alors on l'entend manifester bruyamment son enthousiasme, quand, gonflé d'orgueil, il explose de son rire satanique qui le rend incapable d'écrire et de parler:

Hah, hah, hah, hah! — I must here lay down my pen to hold my sides; for I must have my laugh out, now the fit is upon me!

I believe — I believe — Hah, hah, hah! (400-01).

Son orgueil, l'un des agents actifs de son enthousiasme, est une machine dont il faut constamment entretenir le mouvement: "By this engine, whose springs I am continually oiling, I play them [the Harlowes] all off" (145) . Les consonnes en "1" donnent l'idée de glissement. Mais l'enthousiasme continu produit des désordres dans l'écriture.

La joie de la réussite peut transformer le style:

— But let me inquire! is not the angel flown away? —

Oh no! she is in the next apartment! — securely mine! — mine for ever!

Oh ecstasy! — My heart will burst

my breast, To leap into her bosom! (386-87) .

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Le grand espace blanc entre "flown away" et "Oh no!," une, ligne sautée, figure le moment d'attention de Lovelace qui s'enquiert de la présence de Clarissa. Les phrases brèves ponctuées et les tirets représentent les poussées émotionnelles de son enthousiasme, qui atteignent leur plus forte intensité dans les deux vers de Nathaniel Lee. L'anadiplose sur "mine" insiste sur l'idée de possession, où se concentre tout l'enthousiasme de Lovelace. Mais cet enthousiasme connaît ensuite un rythme oscillatoire que traduisent sept paragraphes où alternent tantôt l'espoir, tantôt le doute. On retrouve ailleurs un découpage analogue qui témoigne d'un transport de son esprit bouleversé.

Il ne s'agit plus d'un transport de joie mais d'un transport de désespoir (1383-85) . De rares images colorent un discours centré sur son auteur et sur Clarissa. On relève cependant deux métaphores: "The whole world is but one great Bedlam" (1384) et "My brain is all boiling like a caldron over a fiery furnace" (1385) . On note aussi neuf fois "mine" (1383-85) et le retour lancinant des reprises de la même idée: "I was her husband .... For am I not her husband? . . . my Clarissa Lovelace . . . for she is my wife ... my Clarissa Harlowe .... For is she not mine? ... my beloved is mine" (1384-85) ; mais toujours perce dans ses propos son enthousiasme orgueilleux nourri par le souvenir de celle qui l'a une fois préféré à tous les autres hommes. Le sens hyperbolique des cinq "world," de "the face of the earth," de la métaphore "The whole world is but one great Bedlam" et des mots "eternity," "hecatombs" et "execrable," donne la démesure de son imagination qui joue à plein sur son écriture erratique. Sa lettre compte trente-deux paragraphes dont

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vingt sont réduits à une ou deux lignes; on remarque sept paragraphes d'une phrase, neuf de deux phrases et quatre de trois phrases; cinq phrases composent le dernier paragraphe de deux lignes. L'exubérance du lexique et le morcellement de la structure du texte entier rendent compte d'un style géré par un enthousiasme persistant.15 Pourtant, les trois vers de Nathaniel Lee, à la fin du texte, brisent soudainement cette régularité; ce qui ne peut surprendre, puisque, "dans le roman du dix- huitième siècle, le style est susceptible de changer à chaque page."16

A lui seul, Lovelace exprime, dans ses différentes écritures, un enthousiasme aussi multiforme que sa personnalité. Mime, imitateur, poète, visionnaire, démiurge démoniaque, possédé par l'enthousiasme des

grands passionnés, il rappelle les héros shakespeariens1 et il ouvre la voie à

l'esprit romantique.18 Au-delà des nom-

5 Sur Lovelace, créateur de mots, voir C 198, 404, 486, 615, 634, 823, 833, 1041, 1217, 1236.

6 Serge Soupel, Apparence et essence dans le roman anglais de 1740 à 1770: l'écriture ambiguë (Paris: Didier érudition, 1983) 231.

17 Richardson a été beaucoup influencé par Shakespeare: voir P 2: 129, C 672, 1148, 1431; SGC 1: 23, 59, 110, 238.

18 Voir Lovelace comme héros romantique: Margaret-Anne Doody, A Natural Passion: A Study of the Novels of Samuel Richardson (Oxford: Clarendon, 1974) 105, 221; T. C. Eaves and Ben D. Kimpel, Samuel Richarson: A Biography (London: Clarendon, 1971) 241; Mark Kinkead-Weekes, "Defoe and Richardson"

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breuses facettes d'un esprit aussi éclectique, ce praticien enthousiaste, ce défenseur de la liberté sexuelle (C 873-74) dépasse son temps et laisse deviner l'homme émancipé du vingtième siècle. Sa réussite est là, et l'on peut assurer que, plus de deux cents ans après, les lecteurs de Richardson ne se plaindront pas de l'enthousiasme qui les emporte à la découverte de son inimitable et fascinant personnage .

Mary am GHABRIS

in History of Literature in the English Language: Dryden to Johnson, ed. Richard Lonsdale (London: Banie, 1971) 248; Bruce Wilker McCullough, "The Novel of Sentiment," Representative English Novelists: Defoe to Conrad (New York: Harper, 1946) 31 et Anthony Winner, "Richardson's Lovelace: Character and Predilection," TSLL 14 (1972) 71.