257
Affects et conscience chez Spinoza : l’automatisme dans le progrès éthique Syliane Malinowski-Charles

Affects et conscience chez Spinoza : l'automatisme dans le progrès éthique

  • Upload
    uqtr

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Affects et conscience chez Spinoza :

l’automatisme dans le progrès éthique

Syliane Malinowski-Charles

4

À Julie, ma fille

6

Remerciements

Cet ouvrage a vu le jour à partir de ma thèse de doctorat réalisée à

l’Université d’Ottawa sous la direction du Professeur Graeme Hunter et soutenue en

2002, intitulée « Conscience et connaissance expérientielle : le rôle des affects pour

la progression éthique chez Spinoza ». Je voudrais remercier très chaleureusement

ici tous ceux qui m’ont soutenue et aidée dans l’accomplissement de ce travail

doctoral. En premier lieu, mon directeur de thèse, qui a su me faire confiance – et

me redonner confiance – à chacune des étapes de ce processus, me laissant dévelop-

per seule mon conatus de chercheur et l’orientation de son développement, mais

l’aiguillant toujours habilement par des questions qui savaient mettre le doigt sur

l’essentiel. En second lieu, toutes les personnes qui ont lu ma thèse en tout ou en

partie, à l’Université d’Ottawa ou ailleurs : les Professeurs Catherine Collobert,

Denis Dumas, Aloyse-Raymond N’Diaye et Daniel Tanguay au Canada ; Chantal

Jaquet en France et Steven Nadler aux États-Unis. Tous y ont fait des remarques

critiques fort bienvenues que j’espère avoir su intégrer dans cette version considéra-

blement remaniée du texte original.

La publication de ce livre a bénéficié d’une subvention du Senate Research

Committee de l’Université Bishop, où j’ai pu donner différents cours sur Spinoza et

sur la philosophie moderne. Je tiens à remercier ce comité pour son soutien essentiel

à mes travaux de recherche. Je remercie également le Conseil de Recherches en

Sciences Humaines du Canada (CRSH) qui m’a accordé une bourse de recherches

postdoctorales pour travailler à l’Université Princeton en collaboration avec Daniel

Garber. La révision de mon travail doctoral pour le transformer en ce livre s’est

effectuée durant ce temps de recherches consacré à l’idée d’automatisme et à son

importance pour la morale aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Finalement, je me dois de souligner également que mes recherches docto-

rales ont bénéficié de bourses de l’Université d’Ottawa (bourses d’admission et

bourses d’excellence), et alternativement selon les années, du CRSH (incluant le

prix William E.-Taylor), et du Gouvernement de l’Ontario (bourse OGS). Que tous

soient chaleureusement remerciés ici pour leur soutien et leur confiance qui n’ont

jamais failli.

Conventions de citation

Nous suivons les conventions de citation établies par les Studia Spinozana que l’on

trouve en appendice de chaque numéro.

Édition de référence :

- Spinoza Opera, publié par Carl Gebhardt, Heidelberg: Carl Winters Univer-

sitätsbuchhandlung, 1925, en 4 volumes. Les chiffres romains après le « G » indi-

quent le volume ; les chiffres arabes, la page.

Traductions utilisées :

- Pour toutes les œuvres à l’exception du Tractatus theologico-politicus et du Trac-

tatus de intellectus emendatione, nous utilisons la traduction de Charles Appuhn in

Œuvres complètes de Spinoza, traduction, introduction et notes par Charles Appuhn,

Garnier-Flammarion, 1964-1966 (première édition en 1904), 4 vol., en corrigeant le

cas échéant « affection » par « affect ».

- Pour le Traité théologico-politique, nous utilisons la nouvelle édition de référence

des Œuvres de Spinoza en cours de réalisation sous la direction de Pierre-François

Moreau : Spinoza, Œuvres III. Tractatus theologico-politicus / Traité théologico-

politique, texte établi par Fokke Akkerman, traduction et notes par Jacqueline

Lagrée et Pierre-François Moreau, Paris, PUF (Épiméthée), 1999.

- Pour le Tractatus de Intellectus Emendatione, nous suivons la numérotation des

paragraphes de Bruder (C. H. Bruder, Benedicti de Spinoza Opera Quae Supersunt

Omnia, 3 vol., Leipzig, Tauchnitz, 1843-1846) et utilisons la traduction suivante :

Traité de la réforme de l’entendement et de la meilleure voie à suivre pour parvenir

à la vraie connaissance des choses, texte, traduction et notes par Alexandre Koyré,

Paris, Vrin, 1994.

Abréviations utilisées :

CM : Appendix, continens cogitata metaphysica

Cité par partie puis chapitre, et le cas échéant par sous-section.

E : Ethica more geometrico demonstrata

1, 2, etc. = Pars I, II, etc.

D1, D2, etc. = Demonstratio I, II, etc.

Praef = Praefatio

P1, P2 etc. = Propositio I, II, etc.

I = Introductio (avant les définitions etc.)

A = Appendix. Pour Pars IV : A1, A2, etc. = Appendix, Caput I, II

L1, L2, etc. = Lemma I, II etc.

8

AGD = Affectum Generalis Definitio

AD1, AD2, etc. = Affectuum Definitiones I, II, etc.

C1, C2, etc. = Corrolarium I, II, etc.

S1, S2, etc. = Scholium I, II, etc.

Ax1, Ax2, etc. = Axioma I, II, etc.

Def 1, Def2, etc. = Definitio I, II, etc.

Post1, Post2, etc. = Postulatum I, II, etc.

Ex1, Ex2, etc. = Explicatio I, II, etc.

Exemples de citation :

E 4A2 = Ethica, Pars IV, Appendix, Caput II.

E 2P44C1 = Ethica, Pars II, Propositio XLIV, Corrolarium I.

Ep : Epistolæ

KV : Korte Verhandeling

KS = Korte Schetz (sommaire).

1, 2 = Eerste, Tweede Deel (parties).

/1, /2, etc. = caput 1, caput 2, etc.

no 1, 2, etc. = paragraphes 1, 2, etc.

Adn 1, 2, etc. = adnotatio 1, 2, etc. (notes).

A = Appendix (premier appendice).

VMZ = Van de menschelyke Ziel (deuxième appendice).

Exemple de citation :

KV 2/4 no1 = Korte Verhandeling, Pars 2, Caput 4, §1.

PPC : Renati Des Cartes Principorum Philosophiæ

Cité selon les mêmes conventions que l’Éthique.

TIE : Tractatus de Intellectus Emendatione

Numérotation selon Bruder.

Exemple de citation :

TIE 87 = Tractatus de intellectus emendatione, § 87.

TP : Tractatus politicus

Cité par chapitre puis paragraphe.

TTP : Tractatus theologico-politicus

Cité par chapitre puis paragraphe

Exemple de citation :

TTP 16,3 = Tractatus theologico-politicus, Caput 16, § 3.

Introduction

Spinoza : le cercle et la ligne

Dans le Traité de la réforme de l’entendement, Spinoza utilise une

image très significative pour sa philosophie, celle de l’âme « comme une

espèce d’automate spirituel »1 (quasi aliquod automa spirituale). Contraire-

ment aux philosophies qui postulent une liberté comme libre arbitre pour

l’âme humaine, Spinoza insiste sur le fait que la réalisation de la vraie liberté

n’est pas une sortie de la nécessité, mais son intégration, au sens où l’homme

libre – le sage – conforme son être et son action aux réseaux causaux à

l’œuvre dans la nature. La « spiritualité » de l’automate n’est ici qu’une

indication sur sa nature mentale, et non une contradiction de l’idée de néces-

sité ou d’automatisme : si l’âme ressemble par son fonctionnement à un

automate, c’est toutefois bien à une machine à produire des idées, et donc à

une machine spirituelle2. Spinoza voit lui-même dans cette thèse l’un des

points les plus originaux de sa doctrine :

Nous avons montré que l’idée vraie est simple ou composée de simples

[d’une manière telle] qu’elle montre comment et pourquoi quelque chose

est ou a été fait ; [nous avons montré également] que ses effets objectifs

dans l’âme procèdent en conformité avec l’essence formelle de l’objet. Ce

qui est la même chose que ce qu’ont dit les anciens, à savoir, que la science

vraie procède de la cause aux effets. À cela près que jamais, autant que je

sache, ils n’ont conçu, comme nous l’avons fait ici, l’âme agissant selon

des lois déterminées et comme une espèce d’automate spirituel3.

L’idée de l’âme soumise comme un automate à des processus cau-

saux qui la manipulent semble difficilement conciliable avec l’idée que

l’âme peut réaliser sa liberté et développer sa puissance jusqu’à la joie la

plus parfaite. C’est la possibilité même du projet de Spinoza qui est ici en

1 TIE 85 ; G II, 32. 2 Dans L’automate spirituel. Naissance de la subjectivité moderne d’après l’Éthique de Spinoza, Assen, Van Gorcum, 2000, Lia Levy tente de montrer que l’âme humaine dans l’Éthique n’est pas seulement un automate, mais encore un automate « spirituel » ; par où elle entend que l’âme est dotée d’une subjectivité qui imprime une marque à ses idées et fait en sorte qu’elle ne se réduit pas à la collection de celles-ci. Nous critiquons cette interprétation dans notre cinquième chapitre sur la base de l’étude des occurrences de la notion de cons-cience de soi chez Spinoza, et nous développons dans cet ouvrage le projet différent qui consiste à rendre compte de l’idée d’automatisme sans supposer que la conscience de soi de l’âme vient en modifier la signification. 3 TIE 85 ; G II, 32.

Introduction

10

jeu : en quoi consiste donc cette conception mécaniste de l’âme, et en quel

sens permet-elle l’élaboration d’une véritable éthique ?

Tout d’abord, il convient de savoir quel rôle sa conscience de soi

joue pour cette espèce d’automate qu’est l’âme humaine. Une première

conception de cet automatisme mental ou spirituel pourrait en effet amener

le lecteur à diminuer l’importance de la conscience de soi que Spinoza

attribue à l’âme, et ce du fait que l’idée de conscience de soi accompagne

généralement celle de fin librement posée, ce qui ne peut manifestement pas

être le cas dans sa pensée. L’idée d’automatisme contredit catégoriquement

celle de conscience libre (au sens du libre arbitre) car on ne peut concevoir

que l’âme soit à la fois une sorte de machine, et la productrice des lois de

fonctionnement de cette machine. Les lois auxquelles sont soumis les auto-

mates mentaux doivent être les mêmes pour chacun d’eux, et le sens dans

lequel s’oriente l’action de ceux-ci ne peut être le produit d’un choix délibé-

ré : la nature spirituelle des âmes fait qu’elles fonctionnent d’une manière

certaine et déterminée, et qu’elles produisent des idées selon des lois qui

sont celles de la causalité stricte à l’œuvre dans l’attribut pensée.

En quoi, dans ce cas, la notion de conscience peut-elle être employée

par Spinoza, puisque de toute évidence il ne l’abandonne pas, allant au

contraire jusqu’à appeler d’un nom différent l’essence de l’âme lorsqu’elle

est envisagée comme consciente ou non consciente de soi4 ? Il semble évi-

dent que si l’idée de conscience de soi a été négligée pendant des décennies

par les interprètes de Spinoza, c’est à cause de la difficulté de la concilier

avec le nécessitarisme qui caractérise indubitablement le système. Une

deuxième manière de concevoir la relation entre les deux pôles a alors été, à

l’inverse, de privilégier l’idée de conscience sur celle de nécessité, et de plier

la nécessité à la nature propre, individuelle, de chaque âme. C’est la tentative

faite récemment par Lia Levy, qui a le bénéfice indéniable d’avoir souligné

l’importance de la notion de conscience chez Spinoza5. Toutefois, si la

conjonction qu’elle opère des deux idées d’automatisme et de conscience

n’est pas une négation de la première, elle en est bien sa singularisation ou

sa subjectivisation, ce qui revient à en atténuer le caractère absolu.

D’où la recherche d’une troisième alternative, qui assume la tension

entre automatisme et conscience de soi sans privilégier aucun des deux pôles

sur l’autre. C’est ce que nous pensons pouvoir faire dans cet ouvrage :

4 Cf. E 3P9 et S ; G II, 147-148 : « L’Âme en tant qu’elle a des idées claires et distinctes, et aussi en tant qu’elle a des idées confuses, s’efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie et a conscience de son effort » (E 3P9), et « Il n’y a nulle différence entre l’Appétit et le Désir, sinon que le Désir se rapporte généralement aux hommes, en tant qu’ils ont conscience de leurs appétits, et peut, pour cette raison, se définir ainsi : le Désir est l’Appétit avec conscience de lui-même » (E 3P9S). 5 Lia Levy, L’automate spirituel, op. cit.

Introduction

11

montrer que l’âme utilise sa conscience de soi pour son fonctionnement

automatique. La conscience de soi est un des effets nécessaires de la forma-

tion automatique de ses idées, donc une idée causée comme les autres, sous

l’effet de lois qui s’appliquent à elle comme à toute autre âme, et non une

instance de filtrage ou de contrôle de ces idées. L’idée d’automatisme sup-

pose une nécessité stricte et une absence de téléologie libre qu’une expres-

sion du Court traité rend de manière particulièrement frappante : « Ce n’est

pas nous qui affirmons ou nions jamais quelque chose d’une chose, mais

c’est elle-même qui en nous affirme ou nie quelque chose »6. Nous enten-

dons préserver pleinement cette nécessité qui exige que l’âme soit soumise à

des lois qui déterminent totalement la formation de ses idées. Mais nous

voulons également en souligner un autre aspect, le fait que cette nécessité se

concilie dans la philosophie de Spinoza avec l’idée que l’âme trouve en soi,

« auto-matiquement », ce qui assure sa progression7, et donc qu’une forme

d’activité émerge de cette réception en apparence purement passive.

On ne peut donc pas envisager le fonctionnement de l’âme sans ana-

lyser la causalité qui le régit et lui fournit son orientation, et l’idée

d’automatisme nous indique que cette causalité doit se déployer selon un

modèle « circulaire » où les effets en l’âme soient à leur tour la cause

d’autres effets en elle. Les lois du mécanisme mental sont les mêmes pour

toutes les âmes, mais toutes les âmes ont en elles, dans leur nature d’âme, les

ressources leur permettant de se développer selon ces lois. En d’autres

termes, tout est interne : le cadre nécessaire de leur fonctionnement est celui

de leur nature spirituelle, qui les fait agir d’une manière certaine et détermi-

née (et stéréotypée), et le ressort qui les fait fonctionner est dans leur nature

aussi, ainsi que dans les effets qui en découlent, lesquels à leur tour servent

de cause à d’autres effets plus élaborés.

À l’image de l’automate spirituel fait alors écho une autre image ti-

rée du Traité de la réforme de l’entendement, et qui est censée résumer à elle

seule toute la méthode, celle de l’entendement qui sait se forger ses propres

outils :

De même que les hommes, au début, à l’aide d’instruments naturels, et bien

qu’avec peine et d’une manière imparfaite, ont pu faire certaines choses

très faciles, et après avoir fait celles-ci, en ont fait d’autres, plus difficiles,

6 KV 2/16, 5 ; G I, 83. 7 Comme le dit Wim Klever, « la connaissance doit se faire elle-même, s'instruire elle-même, être autonome, auto-régulée, elle doit se reproduire elle-même, être contrainte par ses propres nécessités, être régulière et stable sans événement contingent » (Wim N. A. Klever, « Quasi aliquod automa spirituale », Proceedings of the First International Congress on Spinoza: Spinoza nel 350º Anniversario della nascita, Urbino 4-8 ottobre 1982, dir. Emilia Giancotti, Naples, Bibliopolis, 1985, p. 249-257, ici p. 251-252 ; notre traduction).

Introduction

12

avec moins de peine et plus de perfection, et ainsi, s’élevant par degrés des

travaux les plus simples aux instruments, et des instruments revenant à

d’autres œuvres et instruments, en arrivèrent à pouvoir accomplir beaucoup

de choses, et de très difficiles, avec peu de labeur ; de même

l’entendement8 par sa puissance innée se forme des instruments naturels, à

l’aide desquels il acquiert d’autres forces pour d’autres œuvres intellec-

tuelles et grâce à ces œuvres [il se forme] d’autres instruments, c’est-à-dire

le pouvoir de pousser l’investigation plus avant : ainsi il avance de degré en

degré jusqu’à ce qu’il ait atteint le comble de la sagesse. Or, qu’il en soit

ainsi de l’entendement, c’est ce qu’il est facile de voir, pourvu que l’on

comprenne et ce qu’est la méthode de la recherche de la vérité et ce que

sont ces instruments innés, dont seuls il a besoin pour en fabriquer d’autres

afin d’aller plus avant9.

Le caractère interne, Spinoza dit même « inné », des moyens par

lesquels l’entendement humain développe sa connaissance et sa puissance,

permet donc d’expliquer son fonctionnement selon un modèle de causalité

circulaire qui n’a besoin de faire intervenir aucun élément extérieur pour en

rendre compte. Ce modèle causal de rétroaction des idées dans une âme

obéissant à un strict nécessitarisme n’empêche toutefois pas que celle-ci

progresse à travers cette activité automatique, qu’elle « pousse son investi-

gation plus avant », vers un point idéal que Spinoza désigne très clairement

ici comme « le comble de la sagesse », et qu’il appelle « la science vraie »

dans le paragraphe 85. À l’image de la causalité circulaire doit donc se

superposer celle de la causalité orientée où une chaîne linéaire de cause à

effet mène naturellement l’âme à sa perfection.

L’image de la ligne vient alors compléter celle du cercle pour dési-

gner une causalité circulaire progressive, qui « avance » et fait passer l’être

qui lui est soumis d’un état de puissance inférieur à un état de puissance

supérieur – ce qui, pour l’âme ou l’entendement, signifie à une connaissance

plus grande et plus vraie. Les deux images du cercle et de la ligne fusionnent

alors dans l’image de la spirale : la vie de toute chose – car il n’y a pas que

l’âme qui soit soumise à la nécessité, mais toute chose –, s’effectue donc

selon une progression en spirale où tout part de la nature individuelle pour y

revenir, mais y revenir « enrichi », et construire progressivement un enri-

chissement de plus en plus grand à partir de l’utilisation de ses moyens

8 Note de Spinoza : « Par force innée, j’entends ce qui n’est pas causé en nous par des causes extérieures ; nous l’expliquerons plus tard dans ma Philosophie ». Il est à remarquer que cette note concerne en fait les quelques mots qui suivent, « par sa puissance innée [vi sua nativa] ». 9 TIE 31-32 ; G II, 13-14. Notons que le premier instrument envisagé aussitôt à la suite de cette citation, c’est l’idée vraie, ce qui montre que ce passage expose bien la même thèse que le paragraphe 85 cité plus haut, où il était question de la science que l’âme est capable de déduire automatiquement à partir de la formation d’une idée vraie.

Introduction

13

internes. En revanche, cette progression ne se fait pas en fonction d’une

causalité finale, ce qui constitue toute la difficulté de son explication. La

seule causalité à l’œuvre est celle des causes efficientes, qui néanmoins,

comme par miracle, concourent toutes à renforcer la puissance de l’être dont

elles orientent le développement.

Le fait que la pensée de Spinoza soit une philosophie de la puissance

ou du conatus explique, et de son propre point de vue légitime théorique-

ment, ce qui autrement paraîtrait tout simplement « miraculeux », cette

congruence supposée entre le mécanisme strict auquel est soumise l’âme et

son bien véritable. Parce que son essence est conatus ou désir de maintenir

un certain rapport essentiel (que nous supposons être un rapport

d’enveloppement ou d’implication entre ses idées, pour faire écho au rapport

entre les corps simples dont il est composé qui constitue l’essence d’un

corps, comme nous le développerons dans notre chapitre IV), l’âme est

poussée comme instinctivement, automatiquement, à construire à partir de

ses outils naturels un réseau de connaissances de plus en plus élaboré. Nous

avons vu que l’un de ces outils, et le premier, était selon Spinoza l’idée

vraie, en ce que celle-ci n’a besoin d’aucune justification externe pour faire

voir sa vérité. Nous soutiendrons dans cet ouvrage la thèse voulant que les

autres outils naturels de l’âme consistent en ses affects, et en particulier dans

la conscience de soi adéquate qu’ils enveloppent.

Notre intérêt se porte particulièrement sur les aspects dynamiques du

système, sur ce qu’on pourrait appeler « le ressort » de l’éthique, et qui

imprime à la vie de la substance et de ses modes le développement en spirale

dont nous avons parlé. Qu’est-ce qui justifie la progression éthique elle-

même ? On sait que c’est le dynamisme de l’ontologie spinoziste, certes,

mais sait-on comment il fonctionne, c’est-à-dire comment, et pourquoi, son

mode opératoire est celui d’un progrès en puissance pour les modes, progrès

qui pour l’homme prend la forme particulière du cheminement vers la sa-

gesse ? Pourquoi ce progrès est-il strictement humain, et Spinoza peut-il

d’ailleurs légitimer sur les bases de sa pensée de degrés en apparence conti-

nus de puissance dans la nature cette restriction à l’être humain ?

À faire une lecture trop exclusivement rationaliste et cognitiviste de

Spinoza (au sens où l’on considère que c’est le seul contenu de la connais-

sance qui procure le salut), on en arrive, comme Alquié par exemple, à voir

le vocabulaire affectif de la béatitude et de l’amour envers Dieu qui accom-

pagnent la sagesse comme un mystère10. Si l’on croit que la dimension

10 Cf. F. Alquié, Le rationalisme de Spinoza, Paris, PUF, 1981. Chez lui, cette interrogation a surtout pris la forme d’un questionnement sur la conciliation – à ses yeux impossible – entre le Dieu de l’immanence et le Dieu qu’il considère comme « personnel », proche du « Dieu des religions », de la cinquième partie de l’Éthique. Il va de soi que c’est cette deuxième

Introduction

14

affective n’apparaît qu’au niveau ultime de l’accomplissement de l’éthique

de Spinoza, il est fort probable qu’on ne sera, effectivement, pas en mesure

d’en expliquer le surgissement à partir de nulle part. En revanche, si

l’affectivité n’est pas au bout du chemin pour l’âme, mais constitue la forme

même de celui-ci ; si la joie n’est pas son horizon inaccessible, mais

l’aiguillon qui la fait avancer à chaque instant, alors on peut comprendre que

le projet de Spinoza soit bien celui d’une éthique, c’est-à-dire d’un accom-

plissement en puissance (ou vertu) et bonheur pour l’homme. C’est dans son

expérience qu’il faut faire intervenir l’affectivité afin qu’il en déduise,

comme d’outils trouvés en soi, l’incitatif orientant son cheminement et lui

donnant la force d’avancer. C’est parce que l’affectivité fait partie intégrante

du progrès dans la connaissance que le salut décrit par Spinoza peut être

décrit comme une « béatitude ».

La démonstration de ce rôle des affects dans la progression éthique

exige que soit posée comme toile de fond la conception circulaire de la

causalité qui explique le caractère automatique de toute existence dans la

durée, qu’il s’agisse de l’existence d’une âme, d’un corps ou de toute autre

chose, humaine ou non humaine. Tel est l’objet de notre première partie, qui

montre en premier lieu, dans le chapitre I, que la vie substantielle passe par

l’actualisation de l’existence dans la durée de ses modes. En déployant de

manière automatique leur essence (selon la causalité que nous appelons

« verticale »), c’est-à-dire la puissance substantielle qu’ils expriment d’une

manière certaine et déterminée, les modes finis interagissent les uns avec les

autres (selon la causalité que nous qualifions d’« horizontale »), de sorte

qu’ils jouent à leur tour un rôle causal envers la substance en déterminant sa

configuration modale d’un instant à l’autre. L’unité des deux chaînes cau-

sales en un cercle progressif où les modes font évoluer la substance permet

de comprendre la nécessité universelle et l’automatisme « aveugle » qui régit

le fonctionnement modal, c’est-à-dire son évolution hors de toute téléologie.

Le chapitre II analyse une autre circularité causale, celle qui fait que

les modes de deux attributs qui se correspondent, comme l’âme et le corps

pour l’être humain, interagissent indirectement par l’intermédiaire de la

substance unique qu’ils modifient. De plus, l’égalité des attributs impose que

la sensation soit adéquate, puisque l’âme n’est rien d’autre que la manière

dont on éprouve son corps. Mais cette idée du corps n’est révélée, ou rendue

sensible, que lorsqu’une variation de la puissance individuelle se produit,

notamment sous l’effet des rencontres extérieures.

Notre troisième chapitre s’intéresse donc aux affects qui, à la fois

mentaux et corporels, doivent nécessairement exprimer la vérité de la varia-

vision du Dieu de Spinoza qui est erronée, car l’affectivité du rapport à Dieu se fonde sur l’immanence de la causalité bien plutôt qu’elle ne la contredit.

Introduction

15

tion de la puissance individuelle. Du fait que les affects sont égaux dans tous

les modes – et même, comme nous le proposons, que ce sont les modes finis

sous une modification ultime, « médiate » –, on peut être certain de leur

adéquation foncière. C’est parce les affects sont la chose elle-même sous les

deux attributs (et non les modes d’un attribut affectif comme le croyait

Lasbax), qu’on a l’impression que ces attributs interagissent : en d’autres

termes, la causalité vécue (qui passe d’un attribut à l’autre) s’explique par

l’unité de soi éprouvée dans les affects.

La manière dont cette circularité causale des modes et de la subs-

tance s’applique dans l’expérience que fait l’homme des deux attributs qu’il

exprime lui fournit les moyens de prendre conscience de soi. Notre deu-

xième partie tente de comprendre le lien étroit entre le développement de sa

conscience de soi et l’éthique. Pourquoi la sphère de l’éthique et celle de la

conscience de soi convergent-elles, et pourquoi aussi la sphère de l’éthique,

à la différence de celle de la conscience de soi, est-elle restreinte aux

hommes ?

Commençant au chapitre IV par l’explication du fait que les es-

sences sont des degrés de puissance, c’est-à-dire des conatus plus ou moins

forts de maintenir le rapport essentiel qui définit leur identité individuelle,

notre deuxième partie montre que le projet éthique proposé par Spinoza peut

se comprendre comme un projet d’élargissement de la conscience, laquelle

passe de la simple conscience de soi donnée à toute chose par ses affects à la

conscience, proprement humaine, de la puissance individuelle, divine et de

toute chose. Telle est l’idée sur laquelle s’achève l’Éthique : « Le sage,

considéré en cette qualité, ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant,

par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des

choses, ne cesse jamais d’être et connaît le vrai contentement »11.

Car l’augmentation pour un être de sa puissance propre signifie une

augmentation de sa conscience, et vice-versa, sachant – comme nous le

montrons à travers l’analyse des occurrences de la notion de conscience de

soi sous la plume de Spinoza au chapitre V – que la « conscience » désigne

toujours chez Spinoza une idée de puissance. La conscience de soi, comme

toute sensation et tout affect, est une indication foncièrement vraie pour

l’individu de l’état de son être, mais elle a besoin d’être située causalement

dans le réseau adéquat qui la rattache à la puissance substantielle pour être

bien interprétée.

C’est, comme le montre le chapitre VI, ce que ne peuvent faire les

animaux et les êtres plus simples, bien que nombre d’entre eux soient ca-

pables d’affects ; et par conséquent la sphère de l’éthique est celle de la

11 E 5P42S ; G II, 308.

Introduction

16

conscience de soi humaine exclusivement : Spinoza postule – et ce n’est

clairement qu’un postulat – que les êtres inférieurs ne peuvent former

d’idées adéquates ou rationnelles. Ainsi, même si tous les êtres sont soumis

au même mécanisme et expriment tous, chacun dans sa mesure, la même

puissance infinie substantielle, seul l’être humain déploie un automatisme

menant naturellement à la béatitude. L’éthique est un projet singulier pour

ceux qui ont une conscience susceptible d’être replacée au sein d’une con-

naissance complexe adéquate. L’adéquation de la conscience, et des affects

en général, ne suffit pas pour former une connaissance pleinement adéquate.

Nous soutenons toutefois dans notre troisième partie que les affects,

et la conscience de soi qu’ils enveloppent, constituent pour l’âme les outils

mêmes qui la guident dans son progrès en puissance et en connaissance. Si

l’éthique est bien un projet de progrès en conscience, il faut comprendre

comment on passe d’une connaissance dans sa plus grande partie inadéquate

à une connaissance dans sa plus grande partie adéquate, et pourquoi ce

progrès est sans fin. C’est précisément le fond inaltérable de vérité des

affects et de la conscience de soi qui constituent l’idée vraie dont part l’âme

humaine (et elle seule). Car ce sont là des idées vraies de puissance, et à ce

titre elles enveloppent la puissance infinie qui est celle de Dieu.

Le chapitre VII s’intéresse au passage de la connaissance inadéquate

à la connaissance adéquate, expliquant en quoi consiste l’erreur, et comment

l’âme, toute soumise à la nécessité de ses propres lois qu’elle reste, devient

active lorsqu’elle laisse l’expérience affective qu’elle fait de son conatus la

diriger. L’idée de progrès suppose deux étapes majeures : 1) le passage d’un

affect passif triste à un affect passif joyeux ; puis 2) le passage de cet affect

passif joyeux à un affect actif joyeux. L’âme a une préférence naturelle pour

la joie qui la rend plus puissante, et le cercle de rétroaction causale étudié

dans la première partie trouve ici son application dans la connaissance : effet

d’idées, les affects sont à leur tour causes de nouvelles idées, qui entraînent

d’autres affects qui jouent de nouveau un rôle causal dans le progrès cogni-

tif, et ainsi de suite. Plus précisément, on peut voir que l’affect primaire

d’acquiescientia se modifie en amor erga Deum qui, l’un et l’autre, font

basculer l’âme dans la connaissance adéquate.

Les affects expliquent donc la dynamique du passage au deuxième

genre de connaissance. Ils expliquent aussi, comme nous le montrons dans

les deux derniers chapitres, le passage que nous voyons comme automatique

du deuxième au troisième genre, ainsi que la perpétuation indéfinie du

progrès en connaissance, et la perpétuation du désir de connaître selon le

troisième genre. Cette interprétation concerne la connaissance adéquate des

objets singuliers, et nous commençons par établir, dans notre chapitre VIII,

que ceux-ci peuvent être les objets identiques des deux modes de connais-

Introduction

17

sance que sont la raison et l’intuition. Nous défendons par conséquent une

lecture continuiste des deux genres de connaissance adéquate qui devient

une lecture circulaire, car le schéma de la déduction causale s’y applique :

interprétant le troisième genre de connaissance comme la modification,

l’effet, ou la déduction causale du deuxième, on doit alors considérer que la

transition de l’un à l’autre est tout aussi nécessaire et automatique que l’est

le progrès de l’âme. Faisant boucle sur elle-même, la connaissance part d’un

objet singulier pour y revenir, explorant dans son cheminement logique tout

ce qui est impliqué ou enveloppé dans son idée, et parvenant de ce fait à

connaître cet objet de manière plus parfaite, sous l’angle de son essence.

Le chapitre IX montre qu’à chaque moment de la connaissance adé-

quate, un affect, qui inclut également une conscience de puissance, explique

la naissance du désir de connaître de manière plus parfaite. La puissance des

deux attributs est connue dans toute idée vraie de chose singulière, et cette

idée enveloppe la certitude qui, à son tour, devient le sentiment d’éternité et

l’amour intellectuel de Dieu. Ces affects, à leur tour, constituent pour l’âme

une nouvelle source de désir de connaître encore plus, et son progrès devient

ainsi de plus en plus efficace, de plus en plus réellement automatique, c’est-

à-dire complètement déterminé par les lois propres qui sont celles de sa

nature spirituelle – et donc, complètement libre.

Ainsi, c’est la forme affective de la connaissance adéquate qui ex-

plique l’accession de l’âme à sa suprême béatitude, et les affects sont bien

des causes exclusivement efficientes. De plus, c’est paradoxalement en

renforçant la vision qu’on a du mécanisme de Spinoza qu’on saisit le mieux

la signification de son projet éthique. L’automatisme de l’âme, qui peut

impliquer la passivité la plus grande pour une âme très faible, peut égale-

ment signifier son activité la plus accomplie pour une âme qui a su se laisser

guider adéquatement par ses affects, c’est-à-dire plus exactement, par l’idée

de sa puissance propre – la conscience de soi – incluse dans ses affects.

Nous entendons montrer qu’à tous les niveaux, donc, tant dans la

connaissance inadéquate que dans la connaissance adéquate, la conscience

de soi qui fait fond à tout affect est donnée et justifie le passage de l’âme

d’un état à l’autre ainsi que son progrès dans la connaissance. C’est pourquoi

l’Éthique s’achève en identifiant connaissance suprême, joie suprême et

conscience suprême. Si cette conscience en laquelle consiste le salut selon

Spinoza n’était pas une joie éprouvée, et ce tout au long du parcours éthique

lui-même, elle ne serait pas un salut accessible, ou pas un salut humain.

Partie I

La circularité causale comme principe dynamique

Chapitre I

La circularité causale dans le tout de la nature

La dynamique de la vie et de l’action est intrinsèquement reliée aux

mécanismes causaux qui expliquent le changement. Sans cause, point

d’effet : la progression en connaissance et en puissance d’un être a des

causes qui la justifient, au sens de la rendre possible et nécessaire. On ne

peut donc faire l’économie, pour saisir adéquatement quels sont les méca-

nismes du progrès individuel, d’une étude de la causalité elle-même et de la

manière dont l’ontologie immanentiste de la puissance fournit son fonde-

ment à l’éthique spinoziste. Car si tout est mécanisme, tout est lien de cause

à effet, et on peut mettre à jour certains enchaînements causaux jouant un

rôle prépondérant dans l’apparition d’un effet qui nous intéresse plus qu’un

autre. Or l’effet qui intéresse plus que les autres Spinoza, on le sait, c’est la

béatitude associée à la progression en connaissance et conscience de soi de

l’être humain. Il s’avère par conséquent nécessaire de comprendre le fonc-

tionnement de la causalité pour expliquer la dynamique de cette progression.

L’unité de l’infini et du fini dans le tout de la nature qu’est la subs-

tance unique, c’est-à-dire l’immanence de la causalité, permet de com-

prendre les modes finis comme les expressions sous une forme déterminée,

dans un attribut ou un autre, de la puissance infinie de détermination – c’est-

à-dire de la puissance qu’a la substance d’être déterminée d’une infinité de

manières. La causalité qui traverse la nature est ainsi à comprendre dans un

premier temps comme une expression de soi de l’infini dans le fini, comme

une causalité que nous appellerons « verticale »12 et qui, de plus, peut

s’envisager de manière « descendante », si l’on accepte de comprendre par là

la détermination progressive particulière – et non pas un jugement de valeur

sur le « bas » et le « haut ». Ce vocabulaire imagé, qui n’est pas de Spinoza,

nous accompagnera tout au long de ce chapitre pour illustrer avec plus de

clarté notre propos. Nous verrons précisément qu’à l’image d’une ligne

descendante doit se substituer tout d’abord celle d’un entrecroisement de

lignes perpendiculaires correspondant à une double causalité « verticale » et

« horizontale », puis, pour une compréhension intégrale du monisme spino-

ziste, celle du cercle dynamique d’une spirale le long de ces axes puisque la

causalité n’est pas seulement « descendante », mais également « ascen-

dante », et que la détermination des modes explique de manière interne

l’évolution ou la vie même de la substance dans la durée.

12 Notons que la désignation de la causalité comme « verticale » et « horizontale » se trouve déjà dans Edwin M. Curley, Behind the Geometrical Method : A Reading of Spinoza’s Ethics, Princeton, Princeton University Press, 1988.

La circularité causale

22

Ce chapitre13 nous permettra de soutenir l’hypothèse d’une lecture

inversée et circulaire de la causalité qui rendra intelligible non seulement

l’idée de causa sui appliquée à la substance, mais encore les modalités de

son développement, c’est-à-dire la dynamique de la vie dans l’être. Une fois

ces rouages identifiés au niveau du rapport entre substance et modes dans la

nature, ce qui suppose un rappel de plusieurs conceptions de base de la

philosophie de Spinoza, l’examen de leur fonctionnement dans le cas précis

de l’être humain mettra en lumière au chapitre suivant la manière dont la

causalité vécue peut devenir pour l’être humain le lieu d’une réforme de soi.

1.1. La causalité « verticale »

Alors que la notion de causalité ne fait jamais, en elle-même, l’objet

d’une définition, elle est utilisée dès l’ouverture de l’Éthique pour définir la

cause de soi : « J’entends par cause de soi ce dont l’essence enveloppe

l’existence ; autrement dit, ce dont la nature ne peut être conçue sinon

comme existante »14. Que cette définition soit la première, qu’elle vienne

avant même celle de substance, révèle d’emblée le caractère central de la

causalité à la fois pour le contenu de l’Éthique et pour la forme de la dé-

monstration qui l’anime. Ordine geometrico demonstrata, comme l’indique

son sous-titre, l’Éthique voit en effet la causalité gouverner la déduction

logique de ses propositions, et en posant avant toute autre chose cette défini-

tion de la causa sui, Spinoza fait en quelque sorte de sa définition elle-même

une cause de soi dont il déduit par la suite toutes les implications. De fait, la

définition de la substance comme cause de soi, et sa qualification comme

nécessairement infinie que l’on trouve à la proposition 815, ne tardent pas à

entraîner l’affirmation de l’existence nécessaire de Dieu à la proposition 11 :

« Dieu, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont

chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement »16.

Spinoza démontre dans les onze premières propositions de l’Éthique qu’il

existe une substance, que cette substance est unique, et par ailleurs qu’elle

est identique à Dieu : très rapidement, Dieu, substance et cause de soi sont

identifiés parfaitement. Dieu devient alors le substrat des deux qualifications

de cause de soi et de substance nécessaire.

Personne, avant Spinoza, n’était allé aussi loin. Pour les scolas-

tiques, Dieu était cause de tout, en tant que créateur, mais pas de lui-même,

13 Ce chapitre reprend pour une bonne part notre article « La libre nécessité de la causalité divine chez Spinoza » paru dans De Philosophia, 15/1, 1999, p. 13-32. 14 E 1Def1 ; G II, 45. 15 « Toute substance est nécessairement infinie », E 1P8 ; G II, 49. 16 E 1P11 ; G II, 52.

La circularité causale dans le tout de la nature

23

il ne se créait pas lui-même, bien que rien ne le causât non plus. Éternel et

cause première, il ne pouvait pas être dit cause de soi. Descartes, déjà, avant

Spinoza, avait étendu la causalité de Dieu à lui-même, mais avec des consé-

quences tout à fait différentes, du fait que son Dieu possédait un libre arbitre

absolu et restait en position de créateur vis-à-vis du monde. Mais en liant la

causalité à la nécessité de l’existence et de la production d’effets, comme il

l’a fait dès la première définition et dès l’axiome 3, Spinoza a donné à la

qualification de Dieu comme causa sui une ampleur philosophique entière-

ment nouvelle. En attribuant l’auto-causalité à Dieu, ou plutôt, en affirmant

l’existence nécessaire d’une substance cause de soi, laquelle ne pouvait a

fortiori qu’être appelée « Dieu », Spinoza a fait entrer la nécessité au sein

même du divin. À la différence de Descartes, l’unicité de la substance fait en

sorte que ce que la cause de soi produit reste en elle au lieu d’être à propre-

ment parler « créé » : Dieu est le tout, ou tout est en Dieu ; l’ontologie

spinoziste est à la fois panthéiste et panenthéiste. À la différence de Des-

cartes, encore, c’est par la nécessité de sa propre nature que Dieu, cause de

soi, existe, et la seule liberté qui soit est celle d’agir selon ce déterminisme

intrinsèque. Il n’existe donc ni libre arbitre, ni libre vouloir en Dieu.

Or cette nécessité concerne tout autant l’existence divine, que le fait

pour Dieu de produire une infinité de choses en une infinité de manières.

C’est pourquoi, à la lumière de cette notion de causalité, on peut voir un

cheminement unique dans les vingt-cinq premières propositions de

l’Éthique, aboutissant à l’affirmation-clé qu’« au sens où Dieu est dit cause

de soi, il doit être dit aussi cause de toutes choses »17 (E 1P25S). C’est à

l’explicitation de cette nécessité unique que visent toutes les déductions des

différents types de causalité qualifiant Dieu, c’est-à-dire les spécifications

visant à montrer en quel sens Dieu est cause, que l’on trouve jusqu’à la

proposition 25 incluse.

Car si la cause de soi est la substance, alors, bien évidemment,

« nulle substance en dehors de Dieu ne peut être donnée ni conçue »18 (E

1P14), et comme le premier corollaire de cette proposition le pose de ma-

nière plus tranchée encore, il s’ensuit qu’« il n’y a dans la nature qu’une

seule substance et qu’elle est absolument infinie »19. Il n’y a plus qu’un pas à

franchir pour énoncer la totalité du « panenthéisme », pas que fait naturelle-

ment Spinoza à la proposition 15 : « Tout ce qui est, est en Dieu et rien ne

peut sans Dieu être ni être conçu »20. Cette affirmation capitale, et scanda-

leuse pour ses contemporains comme pour les siècles suivants, est donc

17 E 1P25S ; II, 68, 6-8. 18 E 1P14 ; G II, 56. 19 E 1P14C1 ; G II, 56. 20 E 1P15 ; G II, 56.

La circularité causale

24

préparée, on le voit, par des prémisses qui ne sont que des postulats, mais

dont l’enchaînement logique donne à la conclusion un caractère de nécessité

irrévocable. Si l’on accepte la première définition, qui est la définition de la

cause de soi, on met déjà un pied dans le système et on est contraint de se

laisser mener par lui jusqu’à l’identification de Dieu à la nature, cette identi-

fication étant à la fois celle d’un panthéisme et d’un panenthéisme.

Martial Gueroult21 distingue conceptuellement le « panenthéisme »

comme étant « l’immanence des choses à Dieu », que l’on vient d’identifier

dans les propositions 14 et 15, du « panthéisme » signifiant, inversement,

l’immanence de Dieu aux choses, qui est affirmée dans la très connue propo-

sition 18 selon laquelle « Dieu est cause immanente mais non transitive de

toutes choses »22. Le panenthéisme est la conception selon laquelle « Dieu ne

peut rien produire qu’il ne le produise en lui »23, conception niant la création

tout en poussant l’expressionnisme à son terme, et parachevant ainsi ce que

les doctrines de l’émanation, de type néoplatonicien en particulier, n’avaient

fait qu’esquisser. Les effets de Dieu sont en Dieu, ils en constituent les

modes, c’est-à-dire qu’ils sont les affections de la substance, ce qui

l’exprime24. Or, comme le dit bien Gueroult, le panenthéisme ainsi compris

implique nécessairement le panthéisme, c’est-à-dire l’identification de Dieu

et du monde. Étant cause de soi, Dieu est cause de tout, et il est de surcroît la

totalité de ce qui est, d’où son identification avec la nature25.

Le rappel de ces quelques éléments doit nous permettre de nous

représenter le schéma de la nature, dans l’ordre de sa déduction causale

« verticale descendante ». Celui-ci est d’abord donné par Spinoza dans le

Court traité, au chapitre VIII, lorsqu’il établit la distinction entre nature

naturante (Natura naturans) et nature naturée (Natura naturata).

Avant de passer à quelque autre sujet, nous diviserons maintenant briève-

ment la Nature totale, savoir : en Nature naturante et Nature naturée. Par

Nature naturante nous entendons un être que par lui-même, sans avoir be-

21 Martial Gueroult, Spinoza. I - Dieu, Paris, Aubier, 1968. 22 E 1P18 ; G II, 63. 23 M. Gueroult, op. cit., p. 252. 24 « J’entends par mode les affections d’une substance, autrement dit ce qui est dans une autre chose, par le moyen de laquelle il est aussi conçu », E 1Def5 ; G II, 45. 25 Cette identification a fait scandale lorsque la formule « Deus sive natura » a été publicisée à partir des textes retrouvés après la mort de Spinoza. Notons que l’on ne retrouve pas exactement cette formule sous cette forme dans les œuvres de Spinoza publiées par Gebhardt, où ce n’est pas la conjonction sive mais seu, un synonyme, qui exprime le « ou ». Voir notamment : « Infinitum Ens, quod Deum, seu Naturam appellamus » : « cet être infini, que nous appelons Dieu, ou la nature » (E 4Praef, G II, 206), et « Ratio igitur, seu causa, cur Deus, seu Natura agit, et cur existit, una, eademque est » : « la raison ou cause qui fait que Dieu, c’est-à-dire la nature, agit, et celle qui fait qu’il existe, est une seule et même raison » (ibid.).

La circularité causale dans le tout de la nature

25

soin d’aucune autre chose que lui-même (tels les attributs que nous avons

jusqu’ici signalés), nous concevons clairement et distinctement, lequel être

est Dieu (...). Quant à la Nature naturée, nous la diviserons en deux, une

universelle et l’autre particulière. L’universelle se compose de tous les

modes qui dépendent immédiatement de Dieu (...). La particulière se com-

pose de toutes les choses particulières qui sont causées par les modes uni-

versels. De sorte que la Nature naturée, pour être bien conçue, a besoin de

quelque substance26.

La substance est constituée par les deux à la fois : la substance, ou Dieu, est

bien le « tout de la nature » ou « la nature totale », totius Naturae (et non pas

seulement la nature naturante27), du fait de l’immanence de la première à la

seconde. La nature peut donc être envisagée en tant que puissance produc-

trice infinie (les attributs de la substance, qui « contiennent » tous les modes

découlant de chacun d’eux), ou bien en tant que production déterminée (« le

mode »28), ce mode pouvant à nouveau être considéré dans son infinité (la

nature naturée universelle) ou bien dans sa particularité (la nature naturée

particulière).

26 KV 1/8 no 1 ; G I, 47. Sur la distinction entre les deux manières d’envisager la nature, cf. également E 1P29S : « On doit entendre par Nature Naturante, ce qui est en soi et est conçu par soi, autrement dit ces attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, ou encore (Coroll. 1 de la Proposition 14 et Coroll. 2 de la Prop. 17) Dieu en tant qu’il est considéré comme cause libre. Par Nature Naturée, j’entends tout ce qui suit de la nécessité de la nature de Dieu, autrement dit de celle de chacun de ses attributs, ou encore tous les modes des attributs de Dieu, en tant qu’on les considère comme des choses qui sont en Dieu et ne peuvent sans Dieu ni être ni être conçues » (E 1P29S ; G II, 71). 27 Cette précision peut être utile dans la mesure où Spinoza ne prend pas toujours la peine de préciser « Dieu en tant qu’il est considéré comme absolument infini », par exemple, pour désigner la nature naturante, de sorte qu’on pourrait croire à tort que les termes de Dieu ou de substance ne désignent que cette nature productrice – et l’ambiguïté est apparente dans de nombreux ouvrages de la littérature secondaire jusqu’aux années 1980. Cette identité entre la substance (ou Dieu) et le « tout de la nature », également rendu en français dans les traduc-tions par « la nature entière » ou « la nature totale », est exprimée en des termes très éloquents par James Collins : « Pour ce qu’il en est de la paire elle-même, Spinoza l’utilise pour mar-quer une distinction qui n’équivaut jamais à une dissolution de l’unité de la nature. L’usage de natura naturans / natura naturata signifie avant tout une association active ou un entre-maillage de toutes les composantes de la nature. Il correspond par conséquent au sens premier et le plus adéquat du « tout de la nature ». Il manquerait quelque chose à la complétude de la nature si seul un des membres de la relation était présent. C’est cette composition active intrinsèque qui évite un rétrécissement de l’intégrité de la nature. Celle-ci admet d’être différenciée, mais pas d’être conçue de manière absolue dans un seul de ses deux principes, naturant ou naturé » (J. Collins, Spinoza on Nature, Carbondale & Edwardsville, Southern Illinois University Press, 1984, p. 46-47 ; notre traduction). 28 Le singulier est à noter dans la définition du mode que donne Spinoza au début de l’Éthique, qui est bien la preuve que cette définition n’est pas que celle des choses finies, mais aussi de l’unité que constitue l’être déterminé constituant la réalité donnée des attributs divins : « Per modum intelligo substantiae affectiones, sive id, quod in alio est, per quod etiam concipitur » (E 1Def5 ; G II, 45).

La circularité causale

26

Pour autant, ces déterminations restent bien abstraites, ce qui a

poussé l’un des correspondants de Spinoza à lui demander des exemples de

chacune de ces catégories. Dans la lettre 64, Spinoza fournit à Schuller

l’explication suivante :

Pour les exemples que vous demandez, ceux du premier genre sont pour la

Pensée, l’entendement absolument infini, pour l’Étendue le mouvement et

le repos, ceux du deuxième genre la figure de l’univers tout entier qui de-

meure toujours la même bien qu’elle change en une infinité de manières29.

Ainsi, ce qu’on appelle couramment les « modes infinis immédiats » sont le

mouvement et le repos dans l’attribut étendue, et l’entendement absolument

infini de Dieu dans l’attribut pensée ; et le ou l’un des « modes infinis mé-

diats » est la facies totius universi, la figure totale de l’univers30.

De l’infini au fini, par des modifications immédiates puis médiates,

c’est donc bien la même puissance qui se caractérise ou se détermine sim-

plement de plus en plus, dans un processus d’« expression » de soi bien

analysé par Gilles Deleuze31. Spinoza utilise d’ailleurs à plusieurs reprises

l’expression « d’une manière certaine et déterminée »32 (certo, et determina-

29 Ep. 64 ; G IV, 278. 30 Un problème évident d’interprétation de ce passage est l’unicité de l’exemple de mode infini médiat. Doit-on croire que la figure totale de l’univers est le mode infini médiat de l’attribut étendue seulement, et que Spinoza omet simplement de préciser lequel lui corres-pond dans l’attribut pensée ? Doit-on croire, sinon, qu’il n’y a de mode infini médiat que dans l’attribut étendue (ce qui s’accorde mal avec l’égalité des attributs) ? Ou encore, que la figure totale de l’univers est le mode infini médiat à la fois de l’attribut étendue, et de l’attribut pensée (contre l’usage habituellement physique du terme « facies ») ? La plupart des inter-prètes, suite à Gueroult en particulier (op. cit, chap. XI, § 7 à 10, p. 313-321), ont opté pour la première solution, et varié dès lors quant à la reconstitution du mode manquant. Nous nous rangeons également du côté de cette lecture, en adoptant l’interprétation proposée par Jean-Marie Beyssade, qui voit dans l’amour infini de Dieu ce mode médiat manquant (J.-M. Beyssade, « Sur le mode infini médiat dans l’attribut de la pensée. Du problème (lettre 64) à une solution (“Éthique” V, 36) », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 184/1, 1994, p. 23-26). Nous montrerons en effet dans notre deuxième chapitre que les affects peuvent être considérés comme les modifications médiates des idées, d’où il ressort que même si l’amour formé par Dieu ne peut pas à proprement parler être appelé un « affect » parce qu’il n’exprime aucune variation de puissance, il reste logique qu’il soit la modification médiate de l’idée de Dieu, autre terme pour désigner l’entendement divin. 31 Suivant en cela Deleuze (Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Éditions de Minuit, 1968), nous interpréterons la causalité essentiellement comme une « expression » de la puissance substantielle dans ses modifications. 32 Voir notamment la répétition de cette expression en E 3P6D : « Les choses singulières en effet sont des modes par où les attributs de Dieu s’expriment d’une manière certaine et déterminée (Coroll. de la Prop. 25, p. I), c’est-à-dire (Prop. 34, p. I) des choses qui expriment la puissance de Dieu, par laquelle il est et agit, d’une manière certaine et déterminée » (E 3P6D ; G II, 146).

La circularité causale dans le tout de la nature

27

to modo) ou des formules équivalentes33 pour qualifier l’action divine et le

processus de particularisation qui est celui de son expression de soi. C’est de

cela qu’il est question ici : la substance est puissance d’une infinité de modi-

fications ou d’« affections », sous chacun de ses attributs, c’est-à-dire qu’elle

peut prendre une infinité de formes particulières et déterminées, dans une

infinité de types d’être. En se déterminant elle-même à prendre une forme ou

l’autre, elle produit les choses particulières que sont les modes finis.

Mais savoir, à la suite des dix-huit premières propositions de

l’Éthique, que « Dieu est cause efficiente de toutes les choses qui peuvent

tomber sous un entendement infini »34 (E 1P16C1), qu’il est « cause par soi

et non par accident »35 (E 1P16C2), « absolument cause première »36 (E

1P16C3), que « Dieu seul est cause libre »37 (E 1P17C2), et que « Dieu est

cause immanente mais non transitive de toutes choses »38 (E 1P18), c’est

encore n’envisager la causalité que comme un processus vertical descendant.

À ce stade d’analyse, la nature est encore statique. Plus exactement, cette

causalité « verticale » descendante ou déductive n’est que celle des essences,

cependant ces essences sont dynamiques et elles ne s’accomplissent donc

pas entièrement dans l’instant éternel. C’est ici que la lecture de la causalité

doit s’enrichir d’une approche « horizontale ».

1.2. La causalité « horizontale »

« L’essence des choses produites par Dieu n’enveloppe pas

l’existence »39 (E 1P24) : l’affirmation de la relation causale des modes finis

à la substance par les essences ne permet pas de justifier leur passage à

l’existence, car la nécessité de l’essence n’implique pas son actualisation –

sans quoi l’existence du mode fini serait aussi éternelle et libre que celle de

la substance qu’il exprime. Selon l’importante proposition 34, « la puissance

de Dieu est son essence même »40. Il en découle une ontologie de la puis-

sance selon laquelle, en vertu de l’unité de la substance, l’essence de chacun

des modes est elle aussi leur puissance. Au lieu d’être la puissance infinie,

l’essence de chaque mode est la puissance substantielle sous une forme

certaine et déterminée, c’est-à-dire selon un degré précis et avec des caracté-

33 Comme en E 1P29 (G II, 70) : « Il n’est rien donné de contingent dans la nature, mais tout y est déterminé par la nécessité de la nature divine à exister et à produire quelque effet d’une certaine manière [determinata sunt ad certo modo existendum et operandum] ». 34 E 1P16C1 ; G II, 60. 35 E 1P16C2 ; G II, 61. 36 E 1P16C3 ; G II, 61. 37 E 1P17C2 ; G II, 61. 38 E 1P18 ; G II, 63. 39 E 1P24 ; G II, 67. 40 E 1P34 ; G II, 76.

La circularité causale

28

ristiques particulières. Nous expliquerons au troisième chapitre en quoi

consistent ces caractéristiques pour chacun des attributs que nous connais-

sons, en rapport avec la définition de l’individu. Mais nous pouvons déjà

établir le rapport entre l’énoncé de l’essence de Dieu dans la première partie

de l’Éthique, et celui de toute chose dans la troisième partie : « L’effort

(conatus) par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est

rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose »41. L’immanence de la

causalité substantielle fait prendre à la puissance absolue de chacun des

attributs la forme particulière, dans les modes finis, d’un effort de persévérer

dans leur être. Cette théorie du conatus indique bien que chaque essence

individuelle est un effort singulier pour se maintenir dans l’ordre de

l’existence, et l’on comprend que cette puissance (qui du point de vue fini

est un effort) est une modification directe des attributs. Ici, c’est le schéma

vertical qui s’applique, une fois que les essences sont dans l’ordre des modes

existants.

Ce n’est donc pas la puissance infinie de Dieu prise absolument qui

explique le passage à l’existence d’un ou de vingt êtres particuliers. Selon

l’expression du second scolie de la proposition 8, « Il doit y avoir nécessai-

rement une cause extérieure [à leur essence] en vertu de laquelle ces indivi-

dus existent »42. C’est pourquoi, dans la proposition 28, Spinoza introduit

face à la causalité que l’on pourrait dire « verticale » ou « interne » allant de

la substance aux modes finis, et que nous avons vue jusqu’ici, une causalité

strictement modale que l’on peut dire « horizontale » ou « externe »43, la

chaîne infinie des causes finies. De quoi s’agit-il exactement, et comment les

deux types de causalité se combinent-ils ?

Les modes finis sont pris dans une chaîne infinie de déterminations

par d’autres modes finis, de telle sorte que le monde modal est un tissu de

nécessité mécanique et que les choses singulières sont nécessairement con-

traintes plutôt que libres. Tel est le sens de la proposition 28 :

Une chose singulière quelconque, autrement dit toute chose qui est finie et

a une existence déterminée, ne peut exister et être déterminée à produire

quelque effet, si elle n’est déterminée à exister et à produire cet effet par

une autre cause qui est elle-même finie et a une existence déterminée ; et à

41 E 3P7 ; G II, 146. 42 E 1P8S2 ; G II, 51. C’est nous qui soulignons. 43 Voir notamment Claude Troisfontaines : « La distinction entre l’ordre des “causes internes” et celui des “causes externes” se retrouve dans l’Éthique. Le premier ordre est celui de la production éternelle, non seulement des modes infinis mais aussi des essences finies “à produire”. Le second ordre est celui de la production dans le temps des modes finis existant en acte et qui se succèdent à l’infini » (C. Troisfontaines, « Liberté de pensée et soumission politique selon Spinoza », Revue philosophique de Louvain, vol. 84 nº 62, 1986, p. 187-207, note 13 p. 194).

La circularité causale dans le tout de la nature

29

son tour cette cause ne peut non plus exister et être déterminée à exister et à

produire cet effet, si elle n’est déterminée à exister et à produire cet effet

par une autre qui est aussi finie et a une existence déterminée, et ainsi à

l’infini44.

L’explication qui suit cette proposition permet de comprendre en quoi la

causalité verticale descendante examinée jusqu’à présent, celle qui permet à

un attribut d’être modifié d’une manière certaine et déterminée à travers

différents stades (modification infinie immédiate, médiate puis finie), est

insuffisante pour expliquer le passage à l’existence des essences dans le

réseau des choses finies.

Tout ce qui est déterminé à exister et à produire quelque effet, est détermi-

né de la sorte par Dieu (Prop. 26 et Coroll. de la Prop. 24). Mais ce qui est

fini et a une existence déterminée n’a pu être produit par la nature d’un at-

tribut de Dieu prise absolument ; car tout ce qui suit de la nature d’un attri-

but de Dieu prise absolument est infini et éternel (Prop. 21)45. Cette chose a

donc dû suivre de Dieu ou d’un de ses attributs, en tant qu’on le considère

comme affecté d’une certaine modification ; car, en dehors de la substance

et des modes, rien n’est donné (Axiome, I, Déf. 3 et 5), et les modes (Co-

roll. de la Prop. 25) ne sont rien sinon des affections des attributs de

Dieu46.

Dieu est bien la cause de l’essence et de l’existence de toute chose.

Mais le « en tant que » (quatenus) est ici capital : c’est en tant que modifica-

tion finie que Dieu est cause finie, et c’est en tant que substance infinie que

Dieu est cause des modifications infinies. Or les « deux causalités » n’en

font qu’une ; mieux, la causalité divine est infinie d’une autre manière dans

son versant « horizontal » même, ce qui se démontre par la régression à

l’infini des causes finies :

Maintenant cette cause, à son tour, ou ce mode (pour la même raison qui a

servi à démontrer la première partie) a dû aussi être déterminée par une

autre qui est aussi finie et a une existence déterminée, et à son tour cette

dernière (pour la même raison) par une autre, et ainsi à l’infini (toujours

pour la même raison)47.

C’est non pas l’indépendance l’une envers l’autre des deux chaînes causales,

mais leur identité et interdépendance qui permet de comprendre

l’immanence de la causalité divine. C’est précisément parce que Dieu est

44 E 1P28 ; G II, 69. 45 Il s’agit évidemment des modes infinis immédiats. 46 E 1P28D ; G II, 69. C’est nous qui soulignons « en tant que ». 47 E 1P28D ; G II, 69.

La circularité causale

30

cause immanente des modes que ceux-ci en sont effectivement les

« modes », les expressions, et c’est pourquoi chaque chose singulière est

bien Dieu, mais Dieu seulement en tant qu’il est modifié sous l’attribut

étendue, ou sous l’attribut pensée, ou sous l’infinité des autres attributs.

Spinoza donne un exemple très explicite du rôle causal « horizon-

tal » de la substance dans le second scolie de la proposition 8, où se trouve

énoncé un principe de raison suffisante pour la détermination à l’existence

d’un nombre particulier d’êtres humains :

Pour chaque chose existante il y a nécessairement une cause en vertu de la-

quelle elle existe (...). Il en résulte que si dans la nature il existe un certain

nombre d’individus, il doit y avoir nécessairement une cause en vertu de

laquelle ces individus et non un moindre ou un plus grand nombre existent.

Si, par exemple, il existe dans la nature vingt hommes (je suppose pour

plus de clarté qu’ils existent tous en même temps et n’ont pas été précédés

par d’autres), il ne suffira pas (pour rendre compte de l’existence de ces

vingt hommes) que nous fassions connaître la cause de la nature humaine en

général ; il faudra, en outre, que nous fassions connaître la cause pour la-

quelle il n’en existe ni plus ni moins de vingt, puisque (en vertu de la 3e

observation) il doit y avoir nécessairement une cause de l’existence de cha-

cun. Mais cette cause (par les remarques 2 et 3) ne peut être contenue dans

la nature humaine elle-même, puisque la vraie définition de l’homme

n’enveloppe pas le nombre de vingt48.

Ces causes du passage à l’existence de vingt hommes exactement ne sont pas

en Dieu en tant qu’il est absolu, on le comprend, car les essences dont Dieu a

l’idée n’impliquent pas la modification effective de la substance, ni le

nombre de leurs passages à l’existence ; elles sont en Dieu en tant qu’il est

modifié sous une forme finie : dans cet exemple, celle de tel homme et de

telle femme devant devenir parents en vertu d’une chaîne infinie de causes

finies49.

L’immanence de la causalité divine est donc ce qui fait que la subs-

tance est vraiment une et infinie. C’est la cohérence même de la métaphy-

sique spinoziste qui tient dans cette identité des deux ordres de causalité50 :

48 E 1P8S2 ; G II, 50-51. 49 Dans un même ordre d’idées, le scolie de la proposition 17 affirme que pour expliquer l’existence de tel homme en particulier, il ne suffit pas d’en appeler à l’essence de cet être, mais aussi aux modes existants dont l’alliance est cause de l’existence de cet homme : « Par exemple, un homme est cause de l’existence mais non de l’essence d’un autre homme, car cette essence est une vérité éternelle », E 1P17S ; G II, 63. 50 C’est là un point particulièrement bien souligné par Manfred Walther, qui y voit quant à lui une contradiction insurmontable cependant : « L’interprétation restera dans l’impasse tant que l’on ne parviendra pas à mettre en relation ces deux points de vue différents l’un avec l’autre. Si l’on n’y parvient pas, c’est que l’affirmation soutenue par beaucoup d’interprètes selon

La circularité causale dans le tout de la nature

31

Dieu, puissance infinie, doit être la cause de la totalité de l’être, sans quoi il

ne saurait être infini. Mais il importe de saisir que ce n’est pas seulement en

tant qu’on le considère absolument qu’il est cause (la puissance infinie, qui

est l’essence de la substance et qui est exprimée selon les attributs, est cause

« verticale » de l’essence des choses), mais aussi en tant qu’il est affecté

d’une modification finie (pour causer « horizontalement » l’existence des

êtres finis).

1.3. Liberté et nécessité : l’unité « circulaire » des deux

chaînes causales

L’unité entre les deux chaînes causales, c’est-à-dire leur double con-

cours dans le maillage du « tissu » du monde, est assurée par le fait que les

lois de la nature, selon lesquelles s’enchaînent « horizontalement » les

choses particulières existantes, ne sont autres que les lois de la production

divine de l’univers :

En effet, toutes choses ont été faites par la puissance de Dieu ; bien plus :

comme la puissance de la Nature n’est rien d’autre que la puissance de

Dieu elle-même, il est certain que dans la mesure où nous ignorons les

causes naturelles, nous ne comprenons pas la puissance de Dieu51.

On remarque au passage cette conséquence importante pour le projet éthique

que l’on ne peut connaître Dieu sans connaître l’ordre naturel, c’est-à-dire sa

nécessité. Il va de soi que seule la substance reste cause au sens strict,

puisqu’elle est elle-même cause des lois de la nature ; mais nous voudrions

insister sur le fait que la manière dont elle est modifiée dépend de

l’enchaînement mécanique des choses selon ces lois.

Il convient donc d’ajouter une troisième dimension à notre vision

schématique de la substance cause de soi : la ligne verticale éternelle asso-

ciée à la ligne horizontale dans la durée se transforme en spirale, et les

modifications deviennent à leur tour la cause d’une modification de la subs-

laquelle Spinoza professe une double détermination des individus est juste, à savoir une détermination “verticale” par l’essence et les choses fixes et éternelles, comme le suppose l’idée d’une philosophie déductive, et une détermination “horizontale” par les autres choses finies dans l’ordre de l’ordo naturae, car c’est seulement ainsi qu’on peut comprendre l’existence de choses finies en Dieu. Il faut donc souligner que l’introduction d’une causalité finie ou de l’expression “Dieu, en tant qu’il est modifié d’une modification finie” est une idée contradictoire en elle-même, que par conséquent une rupture impossible à surmonter s’est insérée dans le système et dans toutes ses parties, par laquelle on voit que la tentative de Spinoza de connaître la réalité et sa raison la plus profonde a échoué » (M. Walther, Metaphy-sik als Anti-Theologie. Die Philosophie Spinozas im Zusammenhang der religionsphiloso-phischen Problematik, Hambourg, Felix Meiner Verlag, 1971, p. 69 ; notre traduction). 51 TTP 1, 27 ; G III, 28.

La circularité causale

32

tance même. En remontant vers sa source originelle à travers la durée, la

causalité se fait cercle. Laurent Bove nous est un allié d’importance dans

cette hypothèse, lui qui développe pendant quelques pages l’idée d’une

circularité causale entre substance et modes et parle d’« une sorte de retour-

nement de la causalité »52. Ses explications lumineuses mettent en relief de

manière décisive le rôle des lois de la nature dans la relation de causalité

réciproque entre attributs et modes :

Loin donc de découvrir dans la théorie des modes infinis une conception

hiérarchique de l’Être, nous y découvrons plutôt la nécessité circulaire qui

lie le fini à l’infini, le déterminé à l’indéterminé, le singulier à l’universel,

en cet être plein, sans fissure ni hiérarchie, qu’est la substance spinoziste.

D’une part, en effet, l’attribut s’affirme pleinement dans son mode infini

immédiat, qui lui-même s’investit pleinement dans son mode infini médiat,

qui s’affirme à son tour totalement dans chaque mode fini. D’autre part ce-

pendant, l’on peut dire aussi, que tout commence dans l’affirmation abso-

lument infinie de l’univers physique des essences singulières, univers des

forces actives dont la multiplicité intensive « est » la Puissance absolument

infinie de la substance elle-même. On constate alors, que l’attribut (…) ne

peut, sans ses modes – par lesquels cette puissance est en actes – exister ;

que le mode infini immédiat, supposé produit « immédiatement », a lui-

même besoin, pour prendre un sens réel, du mode infini médiat ; et

qu’enfin, celui-ci n’est que l’expression du jeu des forces actives et ac-

tuelles des modes finis existant en acte. Que les lois universelles de la na-

ture, telles que nous les percevons, soient tout autant l’expression des

forces singulières constitutives de la modalité concrète, que l’action de ces

mêmes forces (et ce qu’elles produisent nécessairement) [soit] l’effet de ces

mêmes lois, nous conduit à découvrir dans l’Éthique un nouveau paradigme

de la rationalité. Celui d’une logique paradoxale que l’on peut nommer ré-

cursive en ce que dans la logique causale, l’effet fait boucle avec sa propre

cause, mais aussi le déterminé avec l’indéterminé, le singulier avec

l’universel53.

Avec Laurent Bove et quelques rares autres interprètes, nous ju-

geons nécessaire d’adopter une lecture inversée de la causalité ou de la

nécessité pour en comprendre la plénitude au sein de la causa sui54. Généra-

lement, il n’est question que de la causalité de Dieu aux modes et l’on com-

52 Laurent Bove, La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin, 1996, p. 163-164. 53 Ibid., p. 163-164. 54 On consultera également à l’appui de cette hypothèse le livre d’Henri Laux, Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans l’histoire, Paris, Vrin, 1993, et l’article de Bernard Rousset, « L’être du fini dans l’infini selon l’Éthique de Spinoza », Revue Philosophique, 1986, 2, p. 223-247.

La circularité causale dans le tout de la nature

33

prend mal, comme si la vision était encore fragmentaire, ce qui unifie le réel

dans son changement, ce qui fait passer la nature d’un instant à l’autre, d’un

mode à l’autre, bref ce qui se joue dans la causalité horizontale et explique

son fonctionnement. Une vision trop descendante et verticale de la causalité

nous paraît radicalement insuffisante, tandis que tout prend sens si l’on

admet que la causalité des modes envers la substance « fait boucle » avec la

causalité déductive de la substance envers les modes, précisément puisque

l’un et l’autre sont le même être, simplement envisagé de manière différente.

Cette causalité circulaire qui se déploie de manière progressive dans la durée

est précisément ce qui constitue la causalité « horizontale » des modes finis

les uns envers les autres.

Ainsi la question doit-elle déjà être posée : une fois que nous

sommes au niveau des choses finies, ne constate-t-on pas une certaine

autonomie de leur ordre causal ? Lorsque nous parlons ici d’autonomie, nous

ne voulons pas dire que les choses singulières seraient « libres » d’une

manière ou d’une autre, puisque, comme nous l’avons vu, elles sont au

contraire nécessairement déterminées par autre chose qu’elles-mêmes, et

donc contraintes. Mais cette contrainte provient précisément de

l’enchaînement mécanique des causes que sont les autres choses finies, et cet

ordre de causalité qui régit l’ensemble de leurs rapports est celui des lois de

la nature selon chaque attribut. Or ces lois de la nature sont l’expression de

la liberté de Dieu, sont le produit de sa volonté ; l’ordre causal horizontal est

par conséquent libre. La coïncidence parfaite de la causalité horizontale et de

la causalité verticale divines doit dépendre du fait que la liberté divine

substantielle se transmue en « contrainte » du point de vue des modes finis

sans contradiction. L’ontologie spinoziste parvient-elle à maintenir cet

accord ?

La définition de la liberté, ou plutôt, d’une chose libre, puisqu’il ne

peut être donné de définition que d’êtres existants, est l’une des premières de

l’Éthique, et elle est d’emblée expliquée en rapport avec son opposé, qu’une

incise permet de saisir comme étant la contrainte plutôt que la nécessité.

Cette chose est dite libre qui existe par la seule nécessité de sa nature et est

déterminée par soi seule à agir : cette chose est dite nécessaire ou plutôt

contrainte qui est déterminée par une autre à exister et à produire quelque

effet dans une condition certaine et déterminée55.

Ici, la contrainte est à comprendre comme un certain type de détermination,

une détermination qui, d’une part, provient de l’extérieur de soi, et d’autre

part, impose une « condition » à la production par l’agent, l’oriente vers une

55 E 1Def7 ; G II, 46.

La circularité causale

34

certaine forme plutôt qu’une autre. Comme nous venons de le voir, c’est le

statut de toute chose finie existante que d’être déterminée à exister d’une

manière certaine et déterminée par autre chose qu’elle, un autre mode fini.

Tous les modes singuliers sont entièrement déterminés par autre chose

qu’eux-mêmes, puisque par définition ils sont « dans une autre chose, par le

moyen de laquelle [ils sont] aussi conçus »56 (E 1Def5). Dieu à l’inverse est

seul cause libre, parce que « Dieu agit par les seules lois de sa nature et sans

subir aucune contrainte »57. Mais cette liberté n’est en aucun cas l’absence

de nécessité, ou de détermination : c’est seulement l’absence de détermina-

tion par autre chose que soi. Par définition là encore, le Dieu qui constitue la

totalité de l’être et la cause de soi est donc nécessairement libre, puisqu’il

n’existe rien en dehors de lui.

Cette liberté implique la nécessité et n’a rien à voir avec un quel-

conque libre arbitre, que Spinoza nie formellement tant pour les êtres hu-

mains58 que pour Dieu :

Bien que, d’une volonté donnée ou d’un entendement donné, suivent une

infinité de choses, on ne peut pas dire pour cela que Dieu agit par la liberté

de la volonté59.

Aucune volonté, pas même divine, ne se fixe arbitrairement des fins vers

lesquelles elle tendrait alors « librement » ; la liberté est une détermination

interne ou autonome excluant tout libre arbitre et tout dessein. Cette idée au

fondement de toute l’ontologie spinoziste était déjà énoncée sans ambiguïté

dans le chapitre IV de la première partie du Court Traité, « De l’action

nécessaire de Dieu » :

Cela découle encore suivant nous de la définition de la cause libre que nous

avons posée ; libre non en ce sens qu’elle peut faire ou ne pas faire quelque

chose, mais en ce sens qu’elle ne dépend de rien d’autre, de sorte que tout

ce que fait Dieu, il le fait et l’exécute en sa qualité de cause souverainement

libre. Si donc il avait fait les choses auparavant, autrement qu’elles ne sont

56 E 1Def5 ; G II, 45. 57 E 1P17 ; G II, 61. 58 La critique du libre arbitre, liée à la critique de l’illusion de la finalité dans la nature, est exposée dans l’appendice de la première partie de l’Éthique. Cf. également E 2P48 : « Il n’y a dans l’âme aucune volonté absolue ou libre ; mais l’âme est déterminée à vouloir ceci ou cela par une cause qui est aussi déterminée par une autre, et cette autre l’est à son tour par une autre, et ainsi à l’infini » (G II, 129). 59 E 1P32C2 ; G II, 73. Notons que Spinoza développe sa critique des conceptions tradition-nelles de la liberté en Dieu essentiellement dans le scolie de la proposition 17.

La circularité causale dans le tout de la nature

35

actuellement, il s’ensuit qu’il eût été à un moment imparfait, et cela est

faux60.

Comme l’énonce cette dernière phrase, il apparaît clairement que, pour

Spinoza, avoir une conception non nécessitariste de la liberté de Dieu et lui

attribuer la prétendue « liberté » de faire les choses autrement qu’elles ne

sont, serait nier la perfection divine, plus adéquatement saisie comme néces-

sité de la production par soi.

Mais quelle liberté reste-t-il que l’on puisse concevoir en dehors de

tout libre arbitre, et de toute téléologie ? Ce qui reste, c’est une liberté

comme pur jaillissement, principe de production, force vive, plutôt qu’une

quelconque capacité à se déterminer de manière totalement désordonnée et

arbitraire et à créer à chaque fois un monde totalement différent. Chez Spi-

noza, si Dieu est « l’Être absolument infini » (E 1Def6), cette infinité est une

actualité, et non une potentialité. C’est le sens profond de l’identification, en

Dieu comme dans les modes finis, de la volonté et de l’entendement : « La

volonté et l’entendement sont une seule et même chose »61. Mais puisque,

comme on le sait, « la puissance de Dieu est son essence même »62, il im-

porte de comprendre que « tout ce que nous concevons qui est au pouvoir de

Dieu, est nécessairement »63. Ainsi, lorsque Spinoza parle de la « puis-

sance » absolue divine, ce n’est pas d’une puissance qui, comme chez Aris-

tote, s’opposerait à l’acte, mais bien de la réalité donnée, car dans son sys-

tème cette puissance est infiniment acte, éternellement réelle, et à ce titre elle

ne peut être autre qu’elle n’est.

Il faut donc prendre au sens fort la négation spinoziste du libre ar-

bitre : non seulement il n’y pas de « choix » entre plusieurs possibilités, à

l’inverse de Descartes par exemple, car on est toujours déterminé à agir de

telle ou telle manière (et ce, par soi-même dans le cas de Dieu, ou par autre

chose dans le cas des modes finis), mais il n’y a pas même de « possibilités »

autres que celles rêvées par notre imagination, c’est-à-dire que le possible

n’existe pas, que c’est un pur être de raison, une fiction : la seule chose qui

60 KV 1/4 no 8 ; G I, 39. 61 E 2P49S ; G II, 131. 62 E 1P34 ; G II, 76. 63 E 1P35 ; G II, 77. Jean-Marc Gabaude propose des analyses éclairantes sur ce point : « [Dans l’affirmation] que tout ce que Dieu veut ou détermine enveloppe une nécessité et une vérité éternelles (TTP VI, Pléiade p. 751), le terme vouloir signifie ici produire nécessaire-ment. Ce que le Dieu spinozien produit ou détermine, ce sont les modes ; et l’idée des modes enveloppe une nécessité et une vérité éternelles, sans restriction ». Cf. J.-M. Gabaude, Liberté et raison. La liberté cartésienne et sa réfraction chez Spinoza et Leibniz, vol. II, Philosophie compréhensive et nécessitation libératrice, Toulouse, Association des publications de l’Université de Toulouse-Le-Mirail, 1970, p. 80. Voir également p. 82-83, « Critique spino-ziste de la possibilité », sur la différence entre Spinoza et Leibniz.

La circularité causale

36

existe vraiment, c’est le réel, et ce réel est Dieu, qui est à la fois tout et cause

de tout. De plus, il n’y a effectivement aucune contradiction à affirmer à la

fois que Dieu est libre et que les modes finis sont contraints. Le fait que la

contrainte elle-même s’opère selon des lois régissant la totalité d’une nature

libre permet d’envisager son ordre causal comme libre lui aussi. Puisque la

seule « téléologie » ou « finalité » de la nature est celle de se produire elle-

même indéfiniment, il nous faut conclure que de même que la causalité

« verticale » descendante est libre (et nécessaire), de même la causalité

horizontale l’est elle aussi. Par cette conception, Spinoza affiche une vision

essentiellement dynamique de l’être, un vitalisme foncier que Sylvain Zac,

notamment, a su analyser de manière remarquable64. Loin d’être une chi-

mère, la liberté qui, en Dieu, est sa détermination par lui-même, est donc

l’action elle-même, la force active, la puissance absolue sans potentialité, ce

qui fait que l’être est tel qu’il est. Les rouages de ce dynamisme commencent

à être percés : à partir du moment où l’on quitte la vision exclusivement

verticale descendante de la causalité des essences, on quitte aussi le point de

vue de l’éternité. La causalité horizontale de la détermination à l’existence

d’un mode fini par les autres modes finis se joue dans la durée, et implique

une évolution, ce qui rétrospectivement signifie un mouvement « vital » pour

la substance.

Or, l’éthique spinoziste implique elle aussi une évolution, le passage

pour le sujet humain d’un état inférieur d’être et de puissance à un état

supérieur. Il doit y avoir progression. Comment utiliser les mécanismes

mêmes de la nature pour les orienter vers ce que Spinoza appelle la sagesse

ou la béatitude ? Comment transformer la contrainte externe en principe

libre de développement, c’est-à-dire en automatisme ? Puisque l’homme est

un mode de deux attributs, l’étendue et la pensée, il convient de comprendre

comment la circularité causale se joue au niveau de ces deux attributs. Le

pouvoir de chaque être sur sa propre substance et sa propre puissance finie

doit être légitimé théoriquement par une ontologie permettant à chaque

modification de l’étendue et de la pensée de rétroagir directement sur la

substance, assurant l’unité vécue du mode fini dans les deux attributs.

64 Citons seulement quelques lignes sur ce point : « L’idée de “vie” joue un rôle de première importance dans la philosophie de Spinoza. On peut centrer tous les thèmes spinozistes autour de la notion de vie : Dieu est la vie même ; l’étendue, attribut de Dieu, constitue un dyna-misme vivant ; toutes les choses vivent en Dieu et sont animées à des degrés différents ; les êtres vivants ne sont pas des machines et comportent des caractères d’individualité, d’unicité, de spécificité et d’adaptation ; la raison, conscience adéquate de soi-même, des choses et de Dieu, est la “vraie vie de l’esprit” ; l’éternité est une “éternité de vie” et non une “éternité de mort” ; la sagesse est une méditation de la vie et non de la mort ; la société politique, une des conditions indispensables de la vie philosophique, est une “nature vivante” ». Sylvain Zac, L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza, Paris, PUF, 1963, p. 15-16, c’est nous qui soulignons. Cf. en particulier tout le premier chapitre, « Dieu est la vie », p. 17-56.

Chapitre 2

La circularité causale et l’unité des attributs

2.1. L’égalité des attributs

2.1.1. L’autonomie des attributs

Nous venons de voir que l’unité des deux chaînes causales, celle des

essences et celle des existences, résidait essentiellement dans le fait que la

seconde se déployait selon les lois de la nature, produits de la première.

Toutefois, puisque chaque attribut exprime l’essence infinie de Dieu sous

une forme particulière, les lois correspondant en chacun à leur mode infini

immédiat doivent être différentes et autonomes les unes des autres. Spinoza

explique clairement le rôle des lois du mouvement et du repos (qui sont les

modes infinis immédiats de l’attribut étendue) dans sa théorie générale des

corps entre les propositions 13 et 14 de la deuxième partie de l’Éthique. Une

causalité du même ordre est à l’œuvre dans l’attribut pensée dont les lois

sont celles de l’intellection, l’entendement infini divin étant le mode infini

immédiat de l’attribut pensée. Si dans chaque attribut, y compris ceux qui

nous sont inconnus, se manifeste une causalité substantielle unique, il reste

que chaque attribut est autosuffisant pour rendre compte des modifications

de la substance dans son ordre, et que celles-ci n’ont aucun rôle causal direct

sur celles des autres attributs.

Cette idée essentielle est énoncée par Spinoza au scolie de la propo-

sition 7 de la deuxième partie de l’Éthique :

Aussi longtemps que les choses sont considérées comme des modes du

penser nous devons expliquer l’ordre de la Nature entière (totius naturae),

c’est-à-dire la connexion des causes par le seul attribut de la Pensée ; et en

tant qu’elles sont considérées comme des modes de l’Étendue, l’ordre de la

nature entière doit être expliqué aussi par le seul attribut de l’Étendue, et je

l’entends de même pour les autres attributs65.

Chaque modification est amenée à l’existence dans la substance par une

causalité universelle qui se déploie différemment dans chaque type d’être, et

donc dans chaque attribut : ainsi, quoique chaque chose existante soit

unique, elle peut être envisagée selon un attribut ou l’autre sans qu’il soit

nécessaire de recourir à un autre attribut pour l’expliquer. Du fait que c’est la

même causalité qui est agissante dans l’infinité des attributs, les modifica-

tions se correspondent dans chacun simultanément, instantanément (simul,

65 E 2P7S ; G II, 90.

La circularité causale

38

comme le répète souvent Spinoza), sans que l’une soit la cause de l’autre,

toutes étant au contraire les effets simultanés de la même déduction d’être.

Cette indépendance des modes au sein de chaque attribut renvoie à

ce que l’on appelle traditionnellement le « parallélisme » des attributs, selon

une expression utilisée par Leibniz à propos de Spinoza66. L’expression

« parallélisme » désigne bien le fait que les modifications apparaissent

simultanément dans chaque attribut, comme effets de la même causalité

immanente, mais il faut aussi s’en méfier car elle tend à faire croire que les

modifications renvoient elles-mêmes à des substances ontologiquement

différentes, en nombre tout aussi infini que l’infinité des attributs, alors que

ce sont toujours les modifications infinies de la même substance. Chantal

Jaquet a récemment attiré l’attention sur les risques inhérents à l’emploi de

cette expression que Spinoza n’a pas forgée lui-même67. Elle propose de la

remplacer par un terme qu’on retrouve dans l’Éthique pour désigner

l’expression de soi de la substance dans tous ses attributs, et que Spinoza

désigne lui-même ainsi : l’égalité des attributs. En réalité, l’interprétation

que nous mettrons de l’avant dans ce qui suit s’accommode fort bien du

terme de « parallélisme », une fois celui-ci épuré du risque de contresens qui

pourrait l’accompagner chez un lecteur néophyte. Toutefois, en accord avec

l’idée qu’il est préférable d’utiliser à propos d’un auteur son propre vocabu-

laire plutôt qu’une terminologie d’emprunt, nous jugeons approprié

d’employer l’expression « égalité des attributs » en remplacement de celle

de « parallélisme des attributs ». Ce choix ne nous conduit pas pour autant à

endosser en même temps que ce changement terminologique l’intégralité de

l’interprétation proposée par Chantal Jaquet des modes, dont il nous semble,

comme nous le montrerons à la fin de ce chapitre, qu’elle va un peu trop

loin.

L’énoncé que donne Spinoza de cette égalité des attributs est fourni

dans la proposition 7 de la seconde partie de l’Éthique. Appuhn la traduit

ainsi : « L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la

connexion des choses »68. Mais nous suivrons la traduction de Pierre Mache-

rey par « L’ordre et la connexion des idées est la même chose que l’ordre et

la connexion des choses », en accord avec sa très éclairante justification :

66 Leibniz, G. W., Considérations sur la doctrine d’un esprit universel, in Die Philosophische Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, éd. C. J. Gehrardt, 7 vol. Berlin, 1875-1890, vol. VI, p. 533, l. 16. 67 Chantal Jaquet, L’unité du corps et de l’esprit. Affects, actions et passions chez Spinoza, Paris, PUF, 2004. Cf. en particulier le chapitre I, « La nature de l’union du corps et de l’esprit », p. 7-22. 68 Dans le texte : « Ordo, & connexio idearum idem est, ac ordo, & connexio rerum » (E 2P7 ; G II, 89).

Circularité causale et unité des attributs

39

Il faut s’arrêter plus longuement sur la proposition 7 qui est l’un des pas-

sages les plus significatifs de toute l’Éthique69. Avant même de chercher à

en comprendre le sens, il faut d’abord apprendre à la lire correctement. Mot

à mot, elle se traduit de la manière suivante : « L’ordre et la connexion des

idées est le même que l’ordre et la connexion des choses » (ordo et con-

nexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum). Prête à ambiguïté la

formule autour de laquelle s’articule cet énoncé : « est le même que » (idem

est ac). Exprime-t-elle le rapport entre deux ensembles indépendants,

l’ordre et la connexion des idées d’une part et l’ordre et la connexion des

choses d’autre part, qu’elle ferait alors concevoir comme des ensembles

égaux au sens de l’équivalence ? S’il en était ainsi, il faudrait proposer une

autre traduction de l’énoncé de cette proposition, disant que les deux en-

sembles d’ordre et de connexion, ceux des idées et ceux des choses, « sont

les mêmes ». Mais Spinoza a écrit : ordo et connexio idearum idem est (et

non pas iidem sunt) ac ordo et connexio rerum, l’alternative étant ici non

seulement entre le singulier et le pluriel, mais entre le neutre (idem signi-

fiant alors « le même » au sens de « la même chose ») et le masculin (idem

qualifiant alors directement chacun des deux ensembles que seraient l’ordre

et la connexion des idées et l’ordre et la connexion des choses, ce qui n’est

possible que pour ordo, qui est un substantif masculin, mais ne l’est pas

pour connexio, qui est un substantif féminin). Au plus près de sa rédaction

textuelle, cette proposition 7 s’énonce donc ainsi : « L’ordre et la con-

nexion des idées est la même chose (ou encore : n’est rien d’autre, nihil

aliud est) que l’ordre et la connexion des choses »70.

Ainsi l’ontologie spinoziste ne doit-elle pas s’envisager comme la superposi-

tion, proprement inintelligible, d’ordres d’être totalement distincts se corres-

pondant miraculeusement, mais plutôt comme des expressions dans des

registres différents d’un seul et même ordre causal et d’un seul et même être,

car c’est bien toujours la même production nécessaire qui se retrouve en

chacun : Spinoza insiste sur l’unité de la substance qui s’exprime à travers

l’infinité des attributs. Il en résulte que l’être humain est une seule et unique

chose modifiée selon différents attributs, dont l’âme et le corps sont « paral-

lèles » ou « égaux », au sens où l’âme est la même substance que le corps,

mais sous un attribut différent.

69 Note interne au texte : « Elle a 11 occurrences dans la suite de l’ouvrage (dans les parties II, III et IV), son corollaire en comportant lui-même 6, et son scolie 4 ». 70 P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La seconde partie : la réalité mentale, Paris, PUF, 1997, p. 71.

La circularité causale

40

2.1.2. La controverse sur l’attribut

Cette conception pose différents problèmes d’interprétation. Si tous

les attributs expriment la même substance, il est tentant de croire que la

différence entre eux n’est pas réelle mais purement de raison ; en d’autres

termes, que les attributs ne sont que les manières différentes dont un enten-

dement se représente la substance et non des sortes différentes d’être. Dans

ce cas, le corps et l’âme sont certes la même chose, mais au sens où ce ne

sont que deux apparences pour la même réalité, au lieu d’être deux réalités

réellement distinctes et néanmoins réellement unies. On trouve sur la ques-

tion de la distinction entre les attributs deux types d’interprétation : la pre-

mière, qui affirme que la différence n’est que de raison, est soutenue no-

tamment par Wolfson71 ; la seconde, qui maintient une différence réelle entre

les attributs, est la plus répandue dans la littérature secondaire et remporte

également notre adhésion. Ce point est important à justifier pour notre

interprétation circulaire de la causalité et notre analyse ultérieure des moyens

concrets par lesquels la progression éthique s’opère.

La querelle entre ces deux positions recoupe celle sur l’infinité des

attributs que l’on a coutume de désigner comme « la controverse sur

l’attribut ». On en trouve une excellente discussion dans un appendice de

Gueroult72 qui reprend, point par point et référence par référence, la première

position évoquée, et montre sa fausseté en lui confrontant d’autres passages

plus nombreux et une interprétation antagoniste des citations qu’elle invo-

quait. Il va de soi que nous ne pouvons reprendre l’intégralité de cette dis-

cussion dans le cadre de ce chapitre. Toutefois, nous en examinerons briè-

vement les arguments principaux.

Pour comprendre la première position, « subjectiviste » ou « idéa-

liste »73, nous pouvons prendre pour référence Wolfson, qui se montre

parfaitement explicite :

71 H. A. Wolfson, The Philosophy of Spinoza. Unfolding the latent processes of his reasoning, Schocken Books, New York, 1969, Tome I, p. 142-157. 72 M. Gueroult, op. cit, tome I, Appendice Nº 3 : « La controverse sur l’attribut », p. 428-461. 73 Selon Gueroult (ibid., p. 431 § IV et n. 8), cette interprétation, qu’il qualifie indistinctement de formaliste, idéaliste ou subjectiviste, a été formulée pour la première fois par l’hégélien Johann Eduard Erdmann dans Versuch einer wissenschaftlichen Darstellung der neuern Philosophie (Leipzig, E. Frantzen's Buchhandlung, F. C. W. Vogel, 7 vol., 1834-1853 ; facsimile Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1977 ; I, 2, 1836, p. 60 sqq.). On la retrouve sous une forme approximativement identique notamment chez Frederick Pollock (Spinoza, His Life and Philosophy, Londres, 1880, p. 175-179), Constantin Brunner, Materi-alismus und Idealismus (1927, 2e éd. Köln-Berlin, Kiepenheuer & Witsch, 1959), et Harry Austryn Wolfson (op. cit.).

Circularité causale et unité des attributs

41

Spinoza a donc adopté le terme traditionnel d’« attribut » et l’utilise comme

une description de la manière dont la substance, en elle-même inconnais-

sable, se manifeste à l’esprit humain74.

Wolfson, comme dans à peu près tout son ouvrage, prend la peine de présen-

ter la divergence d’interprétation concernant les attributs divins comme un

problème déjà présent au Moyen Âge dans la pensée juive. L’alternative

traditionnelle oppose une conception où les attributs sont seulement in

intellectu, c’est-à-dire seulement un mode subjectif de la pensée (sa posi-

tion), à une conception où les attributs existent extra intellectum et sont

réellement ce dont la substance est composée : en somme, comme le dit

Wolfson, il s’agit de savoir si les attributs sont inventés par l’esprit, ou

découverts par lui. D’après lui, il n’y a aucune ambiguïté :

Spinoza s’est consciemment et délibérément aligné sur le parti des philo-

sophes tenants de l’interprétation subjective75.

Toutefois, cette interprétation idéaliste repose sur quelques réfé-

rences principales dans l’œuvre de Spinoza qui, toutes, peuvent recevoir une

interprétation différente de celle qui leur est conférée. L’une de celles-ci est

la définition même de l’attribut, que Spinoza semble qualifier de simple

perception de l’entendement : « J’entends par attribut ce que l’entendement

perçoit d’une substance comme constituant son essence »76 (E 1Def4).

Wolfson postule que l’entendement dont il est ici question est l’entendement

humain, et que si Spinoza prend la peine de définir ainsi l’attribut, c’est par

un désir volontaire d’insister sur l’inexistence de réalités ontologiques dis-

tinctes correspondant aux attributs en dehors de l’entendement humain. La

substance étant unique, les attributs en nombre infini ne pourraient pas sans

contradiction, d’après lui, en « constituer » autant d’essences réellement

différentes77.

Une deuxième référence utilisée en faveur de cette lecture, et à la-

quelle Wolfson ne manque pas de renvoyer, est une lettre à Simon de Vries

74 H. A. Wolfson, op. cit., p. 145. Traduction française : La philosophie de Spinoza : pour démêler l'implicite d'une argumentation, ouvrage traduit de l'anglais par Anne-Dominique Balmès, Paris, Gallimard, 1999, p. 138. 75 Ibid., p. 147 ; en français p. 140. 76 E 1Def4 ; G II, 45. 77 On trouve chez Alquié un exposé remarquable du problème (à défaut d’une solution) que constitue la compréhension de l’infinité des attributs si on veut les considérer à la fois comme réellement existants et distincts les uns des autres, et comme constitutifs de la substance unique. Cf. Ferdinand Alquié, Le rationalisme de Spinoza, Paris, PUF, 1981, en particulier la seconde partie : « Dieu personnel et Dieu nature » (p. 91-177). Cette difficulté ne suffit toutefois pas, pensons-nous, à donner raison à l’interprétation subjectiviste.

La circularité causale

42

dans laquelle Spinoza revient sur la définition qu’il lui a donnée des termes

« substance » et « attribut » :

La définition telle que je vous l’ai communiquée, sauf erreur, s’énonce

comme il suit : J’entends par substance ce qui est en soi et est conçu par

soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’enveloppe pas le concept d’une autre

chose. Par attribut j’entends la même chose à cela près que le terme

d’attribut s’emploie par rapport à l’entendement qui attribue à une subs-

tance telle nature déterminée. Cette définition, dis-je, explique avec une

clarté suffisante ce que je veux entendre par substance ou attribut78.

Si l’on regarde de près l’interprétation donnée de ces deux références, elle

stipule dans les deux cas que la distinction entre les attributs n’est que le fait

de l’entendement humain, et qu’une distinction majeure est à faire entre ce

que l’être humain connaît de la substance, et ce que la substance est en elle-

même (comme la première citation de Wolfson ci-dessus le disait clairement

en affirmant la substance « en elle-même inconnaissable »). Nous ne doutons

cependant pas que ces points soient tous deux erronés.

Enfin, une troisième référence citée à l’appui de l’interprétation sub-

jectiviste est le scolie de la proposition 10 de la première partie de l’Éthique,

où Spinoza écrit :

Par là il apparaît qu’encore bien que deux attributs soient conçus comme

réellement distincts, c’est-à-dire l’un sans le secours de l’autre, nous ne

pouvons en conclure cependant qu’ils constituent deux êtres, c’est-à-dire

deux substances différentes, car il est de la nature d’une substance que cha-

cun de ses attributs soit conçu par soi ; puisque tous les attributs qu’elle

possède ont toujours été à la fois en elle et que l’un ne peut être produit par

l’autre, mais que chacun exprime la réalité ou l’être de la substance79.

Or la seconde interprétation80, l’interprétation « réaliste » que nous

soutenons et qui veut que les attributs soient réellement distincts les uns des

78 Ep 9 ; G IV, 46. 79 E 1P10S ; G II, 52. Wolfson y voit la confirmation que même si les attributs nous apparais-sent comme distincts, ils ne le sont pas réellement (op. cit., p. 155-156). Pourtant, la seule inférence que tire Spinoza du début de ce scolie est qu’il n’existe pas plusieurs êtres, c’est-à-dire plusieurs substances. Il ne dit pas qu’il n’existe pas réellement plusieurs attributs. 80 Outre Gueroult déjà cité, et qui s’appuie grandement sur Lewis Robinson (Kommentar zu Spinozas Ethik, Leipzig, Felix Meiner, 1928), on peut citer, parmi ceux qui ont réfuté l’interprétation subjectiviste : James Martineau (A study of Spinoza, London, Macmillan & Co, 1882, p. 187), Victor Delbos (Le spinozisme. Cours professé à la Sorbonne en 1912-1913, Paris, Vrin, 1993, p. 47 sq.), Errol E. Harris (Salvation from Dispair. A Reappraisal of Spinoza’s Philosophy, La Haye, Nijhoff, 1973, p. 50), et Allan Hart (Spinoza’s Ethics, part I and II. A Platonic Commentary, Leyde, Brill, 1983, p. 18 sq.). On voit par là que cette question, quoiqu’elle mérite encore notre intérêt, est déjà ancienne.

Circularité causale et unité des attributs

43

autres et existants, n’est aucunement en contradiction avec les textes cités ci-

dessus ou avec les autres allégués81. Même, il est surprenant que les tenants

de l’interprétation subjectiviste n’aient pas admis que dans la lettre 9 à

Simon de Vries comme dans la suite du scolie de la proposition 10, Spinoza

affirme une chose qu’il leur est difficile de justifier : le principe selon lequel

plus un être a de réalité et de puissance, plus il a nécessairement d’attributs.

D’où le fait qu’à la substance absolument infinie, on doive conférer néces-

sairement une infinité d’attributs. Citons seulement la suite immédiate de ce

scolie de la proposition 10 auquel renvoyait Wolfson, certainement plus au

détriment de sa thèse qu’à son service :

Il s’en faut donc de beaucoup qu’il y ait absurdité à rapporter plusieurs at-

tributs à une même substance ; il n’est rien, au contraire, dans la nature de

plus clair que ceci : chaque être doit être conçu sous un certain attribut et, à

proportion de la réalité ou de l’être qu’il possède, il a un plus grand nombre

d’attributs qui expriment et une nécessité, autrement dit une éternité, et une

infinité ; et conséquemment aussi que ceci : un être absolument infini doit

être nécessairement défini (comme il est dit dans la Définition 6) un être

qui est constitué par une infinité d’attributs dont chacun exprime une cer-

taine essence éternelle et infinie82.

Outre la référence à la définition de Dieu (E 1Def6) faite ici par Spinoza,

nombre de passages établissent clairement l’existence réelle des attributs.

Ce n’est pas parce que les attributs sont « ce que l’entendement per-

çoit de la substance comme constituant son essence », qu’il n’existe pas

plusieurs attributs exprimant chacun effectivement l’essence de la substance.

Au contraire, « l’entendement perçoit vrai », pour reprendre une expression

de Louis Millet83 : il faut insister sur l’identité entre ce que l’entendement

(l’esprit humain ou divin, et humain en tant qu’il forme une idée vraie, c’est-

à-dire en tant qu’il connaît par l’entendement) perçoit de la substance, et la

réalité de la substance, ce qui pour Spinoza est un axiome : « Une idée vraie

doit s’accorder avec l’objet dont elle est l’idée »84. La différence entre

l’entendement humain et l’entendement divin n’est que de degré, et non de

81 Cf. l’analyse de Gueroult de E 1P4, E 1P32 et CM 1,3 (op. cit., p. 436-438). Seul un passage des Pensées métaphysiques affirme qu’entre les attributs il n’y a qu’une différence de raison (CM 2,5, §4, I, 258, 1-2), mais on peut, avec Gueroult, reconnaître que c’est un élément qui ne concorde pas avec les écrits postérieurs de Spinoza, et qu’il faut donc aban-donner comme n’étant pas réellement sien (comme on le sait, les Cogitata Metaphysica ont le statut ambigu de présenter alternativement la pensée de Descartes et celle de Spinoza, et la coutume est de n’en accepter que ce qui s’accorde clairement avec les affirmations contenues dans ses autres ouvrages). 82 E 1P10S ; G II, 52. 83 Cf. Louis Millet, Spinoza, Paris, Bordas (coll. « Pour connaître »), 1986, p. 65-68. 84 E 1Ax6 ; G II, 47.

La circularité causale

44

nature ; la puissance de l’entendement humain est moindre parce qu’il peut

concevoir moins de choses que Dieu, mais tout ce qui est perçu par

l’entendement est vrai et dans ce cas les deux points de vue fusionnent.

Introduire une différence excessive entre le point de vue humain et le point

de vue divin sur les attributs comme le fait l’interprétation subjectiviste,

c’est commettre une erreur fondamentale et détourner le sens profond de

l’éthique spinoziste, qui voit dans la sagesse (humaine) l’identité la plus

grande possible entre les deux entendements. Or Spinoza pose très nettement

que l’on sait parfaitement, lorsqu’on perçoit une chose en vérité, qu’on ne se

trompe pas à son propos85.

Certes, cette correspondance parfaite entre l’idée vraie d’une chose

et la chose elle-même ne nous permet pas d’inférer avec certitude l’existence

de ce dont on perçoit l’essence, car on peut avoir une idée vraie de l’essence

d’une chose non existante. Mais il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit de la

substance (et donc, de ses attributs), qui quant à elle se connaît par soi, selon

sa définition même (E 1Def3). Spinoza est ici très clair :

Si, au contraire, les hommes étaient attentifs à la nature de la substance, ils

ne douteraient aucunement de la vérité de la Proposition 786 (...), car on en-

tendrait par substance ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce

dont la connaissance n’a pas besoin de la connaissance d’une autre chose ;

par modifications, ce qui est en autre chose, le concept des modifications se

formant du concept de la chose en quoi elles sont. C’est pourquoi nous

pouvons avoir des idées vraies de modifications non existantes ; bien

qu’elles n’existent pas en acte hors de l’entendement, leur essence en effet

n’en est pas moins comprise en une autre chose par laquelle on peut la

concevoir, tandis que la vérité des substances en dehors de l’entendement

ne réside qu’en elles-mêmes, parce qu’elles se conçoivent par elles-

mêmes87.

85 Cf. notamment E 1P30D (G II, 71) : « Une idée vraie doit s’accorder avec l’objet dont elle est l’idée (Axiome 6), c’est-à-dire (comme il est connu de soi), ce qui est contenu objective-ment dans l’entendement doit être nécessairement donné dans la Nature » et E 2P44D (G II, 125) : « Il est de la nature de la Raison de percevoir les choses vraiment (Prop. 41), savoir (Ax. 6, p. I) comme elles sont en elles-mêmes ». 86 « Il appartient à la nature d’une substance d’exister », E 1P7 ; G II, 49. 87 E 1P8S2 ; G II, 50, c’est nous qui soulignons. C’est pour cette raison que Spinoza pouvait écrire : « Je ne puis pas, après avoir compris la nature de Dieu, me le représenter par fiction comme existant ou n’existant pas », TIE 53 ; G II, 20. La même idée est également exprimée dans la lettre 4 à Oldenburg, où Spinoza dit encore plus clairement que les attributs sont conçus par eux-mêmes, alors qu’il répond à la difficulté qu’a Oldenburg d’accepter sa preuve de l’existence de Dieu à partir de son idée : « Je dirai donc, en ce qui concerne la première objection, que de la définition d’une chose quelconque ne suit pas l’existence de cette chose ; cela suit seulement (comme je l’ai montré dans le scolie joint aux trois propositions) de la définition ou de l’idée d’un attribut, c’est-à-dire (ainsi que je l’ai amplement expliqué à

Circularité causale et unité des attributs

45

L’objection, légitime pour les modes, que l’on ne peut tirer de l’idée vraie

d’une chose la preuve de son existence extra intellectum, n’est donc pas

recevable lorsqu’il s’agit de la substance et de ce qui la fait connaître ou qui

la rend intelligible en elle-même, à savoir ses attributs.

Autrement dit, il est impossible dans le cadre de la métaphysique et

de la théorie de la connaissance spinozistes de prétendre que la différence

entre les attributs n’est qu’une perception de l’entendement à laquelle ne

correspond aucune différence ontologique. Lorsque l’on saisit que l’essence

de la substance n’est autre que sa puissance, on peut très bien comprendre

pourquoi l’interprétation réaliste est fidèle à Spinoza. En effet, cette puis-

sance unique et absolument infinie qui est celle de la substance est mieux

caractérisée si on lui accorde une infinité d’attributs infinis, qui correspon-

dent à des manières réellement différentes de s’exprimer dans l’être. Ce que

mettent en relief les citations données par les tenants de l’interprétation

subjectiviste, c’est seulement ce fait que les choses concrètes que l’on peut

envisager sous un attribut ou l’autre ne sont pas des êtres individuels dis-

tincts dans un attribut ou l’autre, tout comme l’infinité des attributs de la

substance n’implique pas une division de celle-ci en parties. Même si c’est

une chose unique qui se diffracte différemment selon l’attribut considéré,

cette diffraction de l’être donne des modes réellement différents.

En l’occurrence, pour ce qu’il en est des deux attributs que nous

connaissons, la pensée et l’étendue, on peut très bien saisir que la puissance

infinie de former des idées soit un type d’être réellement différent de la

puissance infinie de se mouvoir ou d’être au repos, sans que ces manières

d’envisager l’essence de la substance en fassent pour autant des essences

autres que la puissance, unique et infinie. Par conséquent, de la même ma-

nière que la distinction entre les attributs est réelle et qu’ils existent réelle-

ment, la distinction entre les modes au sein de chacun de ces attributs est

réelle et ils existent réellement88. En ce sens, le mode qu’est le corps d’un

individu humain n’est pas l’idée de ce corps (son mode correspondant dans

l’attribut pensée), et pourtant les deux sont les expressions, dans deux sortes

propos de la définition de Dieu) d’une chose qui se conçoit par elle-même et en elle-même » (Ep 4 ; G IV, 13). 88 On trouve un rejet clair de la part de Spinoza de l’idée que les modes finis ne seraient que des êtres de raison ou des « aspects » découpés idéalement dans la substance. Ce sont de vrais existants individuels, comme le rappelle le plus clairement le début des Pensées métaphy-siques, où Spinoza refuse de classer les modes parmi les néants que sont les fictions et les êtres de raison (parmi lesquels se classent les modes de penser, à la différence des idées). Cf., entre autres : « Je veux seulement qu’on note au sujet de cette division que nous avons dit expressément : l’Être se divise en Substance et Mode, mais non en Substance et Accident ; car l’Accident n’est rien qu’un mode de penser, attendu qu’il dénote seulement un aspect » (CM 1/1 ; G I, 236-237).

La circularité causale

46

de réalités différentes, d’un même individu humain – qui est lui-même la

manière unique dont la substance est modifiée.

2.1.3. L’unité de l’âme et du corps humains et l’infinité des attributs

On comprend aisément par ce que nous avons appelé l’autonomie

des attributs que les modes de la pensée et de l’étendue que sont les idées et

les corps n’aient aucun rapport causal direct les uns envers les autres :

Ni le corps ne peut déterminer l’âme à penser, ni l’âme le corps au mouve-

ment ou au repos ou à quelque autre manière d’être que ce soit (s’il en est

quelque autre)89.

Leur concordance, qui est réelle, provient du fait qu’ils sont tous les effets

d’une même causalité substantielle.

C’est ainsi que Spinoza résout le problème de la relation entre l’âme

et le corps : l’un et l’autre sont les modifications, dans des registres diffé-

rents, d’une seule et même chose, d’un seul et même « individu », qui peut

être un homme – ou autre chose. L’unité de la chose « homme » (c’est-à-dire

son unicité) à travers les attributs explique que l’âme de cet homme soit

parfaitement synchronisée avec son corps, et inversement, sans que l’on ait à

entrer dans l’épineuse question de la communication entre eux de deux

ordres de réalité distincts – problème auquel se sont heurtés tous les philo-

sophes cartésiens qui ont posé l’étendue et la pensée comme des substances

hétérogènes. Que peut en effet un esprit sur un corps, ou un corps sur un

esprit, si les deux sont des types d’être radicalement différents ? Rien, d’où

un problème théorique majeur pour rendre compte de l’expérience toute

simple que chacun fait de la relation entre l’âme et le corps dans sa per-

sonne. Chez Descartes, ce problème a donné lieu aux hésitations et difficul-

tés dont la sixième méditation est restée l’emblème90. Ses successeurs im-

médiats y ont tous fait face et des moyens extrêmement élaborés théorique-

ment ont dus être mis en place par Malebranche et Leibniz, notamment, pour

y répondre. Mais ce problème, on le comprend, n’en est un que si l’on part

89 E 3P2 ; G II, 141. 90 Le problème de conciliation des deux reste irrésolu chez Descartes, comme le rappelle le problème du membre fantôme ou celui du malade hydropique, dont la solution physiologique de Descartes a de quoi faire sourire. Cette solution est qu’un nerf particulier relie toujours un même point du cerveau à un même point du corps, mais que si par erreur un point intermé-diaire de cette liaison nerveuse l’excite, le cerveau sera « tiré » de la même manière que par l’extrémité et attribuera à celle-ci l’information de plaisir ou de douleur reçue, commandant alors une réponse décalée par rapport à la réalité de l’état du corps (cf. Méditations métaphy-siques, VI, AT IX, p. 69-70). L’union de l’âme au corps reste ainsi, chez Descartes, « mysté-rieuse » : Dieu seul la comprend.

Circularité causale et unité des attributs

47

d’un postulat dualiste, et qu’on est obligé par la suite de composer avec

l’hétérogénéité logique de la substance pensante et de la substance étendue.

Le point de départ de toute cette problématique épistémologique est

l’incapacité d’expliquer comment l’esprit peut connaître et agir sur le corps,

puisque la pensée et l’étendue sont deux substances distinctes. Or Spinoza,

en posant l’unicité de la substance à travers l’infinité de ses attributs et de

ses modifications, coupe le problème à la racine et rejoint ainsi l’expérience

commune de l’unicité de notre être composé d’une âme et d’un corps.

La question se pose toutefois des raisons pour lesquelles l’homme

n’est la modification que de deux attributs. Il devrait être, logiquement, un

mode exprimé par une infinité d’attributs, comme l’est la substance elle-

même, puisque c’est un mode de la substance. Pourtant, il faut reconnaître

que nous n’avons connaissance que de deux attributs : la pensée et l’étendue.

D’où Spinoza tire une définition de l’homme qui ne mentionne que ces deux

types d’être : « Il suit de là que l’homme consiste en Âme et en Corps et que

le Corps humain existe conformément au sentiment que nous en avons »91 (E

2P13C). De multiples interrogations méritent d’être posées concernant la

signification de cette réduction à deux attributs « constitutifs » de l’homme.

Pourquoi Spinoza insiste-t-il pour attribuer à la substance une infinité

d’attributs, et ce dès la première définition de Dieu92 ? Et comment faut-il

comprendre cette infinité : quantitativement, comme un nombre infini

d’attributs ?, qualitativement, comme l’expression du tout de l’infinité

substantielle ?, ou progressivement, comme un continuum indéfini entre les

deux seuls pôles que seraient l’étendue et la pensée93 ?

L’interprétation « qualitative », qui stipule que l’infinité dont il est

question renvoie seulement à « tout ce qui existe », est soutenue en particu-

lier par George Kline qui y a consacré une étude détaillée94. Pour qualifier

l’usage systématique d’« infini », il distingue les deux sens suivants, qui ne

sont jamais ceux d’un nombre infini d’attributs :

91 E 2P13C; G II, 96. 92 « J’entends par Dieu un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie », E 1Def6 ; G II, 45. 93 Cette troisième possibilité correspond à l’hypothèse d’Émile Lasbax, que nous évoquerons au chapitre III et qui pourrait être, il est vrai, assez séduisante si elle ne conduisait pas à plaquer sur Spinoza un modèle d’interprétation externe (le néoplatonisme). 94 George Kline, « On the Infinity of Spinoza’s Attributes », Speculum Spinozanum 1677-1977, ed. Siegfried Hessing, London, Routledge & Kegan Paul, 1977, p. 333-352; notre traduction.

La circularité causale

48

Le terme infinitum possède deux sens systématiques distincts mais reliés,

que j’appelerai infinitum I et Infinitum II. Infinitum I signifie « parfait sans

limitation » ; infinitum II signifie « tous sans exception »95.

Le sens numérique d’« infini » est donc relégué à ce que Kline appelle

l’usage non systématique du terme : « Infinitum dans le sens non-

systématique est un terme numérique ou quasi-numérique, qui veut dire

“sans nombre” ou “indéfiniment nombreux”96. Si l’interprétation des attri-

buts doit selon lui se restreindre au sens « systématique », c’est pour éviter

d’introduire une division imaginaire au sein de la nature naturante. Pour

Kline, le nombre d’attributs n’est donc pas infini, ou plus précisément les

attributs ne peuvent même pas être comptés, l’infinité dans le sens numé-

rique n’étant que le fruit de l’imagination :

Spinoza lui-même « oppose » fermement à l’idée d’un ens absolutê infi-

nitum [I] celle d’un être qui aurait « trois, quatre, etc., attributs » (Lettre

64). Il aurait tout aussi bien pu dire « trois millions » ou « quatre billions ».

Le fait est qu’aucun nombre possible d’attributs ne pourrait équivaloir à

« tous les attributs sans exception »97.

Par conséquent, Kline revient sur le principe selon lequel plus un être a de

réalité, plus il possède aussi d’attributs (E 1P10S), pour en donner une

interprétation différente de celle qui viendrait naturellement au lecteur :

Il faut comprendre sous cet éclairage l’affirmation de Spinoza selon la-

quelle on peut attribuer sans aucune absurdité plura attributa à uni substan-

tiæ (I, 10, n.), tout comme l’autre affirmation qui y est reliée : plus realita-

tis… plura attributa (I, 9 et 10, n.), qui signifie non pas « plus il y a de réa-

lité, plus il y a d’attributs » – ce qui impliquerait une grotesque corrélation :

une entité avec un quotient de réalité de 3 aurait 3 attributs, une entité avec

un quotient de réalité de 39 en aurait 39, etc. –, mais une hiérarchie non

numérique et non quantitative: les entités avec le plus bas degré de réalité

ont un attribut ; les entités avec plus que le plus bas degré de réalité ont

plus qu’un attribut; l’entité qui a le plus haut degré de réalité a infinita [II]

attributa – tous les attributs qui existent sans exception98.

L’interprétation de Kline résout certes les difficultés, mais on peut se

demander si, dans sa complexité excessive, elle est réellement fidèle à Spi-

noza, surtout dans son idée que certains modes pourraient n’avoir qu’un

attribut. Nous lui accordons un point qui est évident : Spinoza critique avec

95 Ibid., p. 342 (notre traduction). 96 Ibid., p. 344 (notre traduction). 97 Ibid., p. 345 (notre traduction). 98 Ibid., p. 347 (notre traduction).

Circularité causale et unité des attributs

49

virulence l’idée d’une division en parties à propos de la substance étendue99,

ce qui nous oblige à penser que la division en « parties », dans la substance,

n’est présente qu’au niveau de l’imagination et non de l’entendement. Mais

peut-on concevoir une manière d’envisager plusieurs attributs sans qu’ils

soient pour autant des « parties » différentes, étant chacun au contraire la

totalité de l’être ? C’est là toute la difficulté de l’expressionnisme de Spino-

za : chaque attribut est une manière d’exprimer la même réalité, qui toutefois

se déploie réellement sous des aspects différents, en nombre que nous hu-

mains, ne pouvons pas déterminer à cause de notre finitude. Il est donc

essentiel de saisir que la critique de l’idée de partie n’équivaut pas nécessai-

rement à une critique de l’idée de nombre. Et si l’entendement n’a que faire

de « compter » les attributs et laisse cela à l’imagination, qui a besoin de se

représenter les choses pour les saisir, cela n’interdit pas de penser que les

attributs sont néanmoins multiples, c’est-à-dire en nombre multiple.

On peut légitimement penser que Spinoza n’aurait pas formulé son

idée d’une manière aussi ambiguë s’il avait vraiment entendu autre chose

qu’une infinité numérique d’attributs, lui qui de toute évidence a pris grand

soin de choisir chacun des termes utilisés dans l’Éthique, et dont le latin,

sous une grande simplicité, est aussi d’une extraordinaire précision. De plus,

il « compte » en quelque sorte les attributs en insistant sur le fait que nous

n’en connaissons que deux, la pensée et l’étendue, et ne sommes constitués

que par ces deux-là100. Ainsi, il y a bien plusieurs attributs. Nous nous en

remettrons alors à la position d’Errol E. Harris qui pense que la question du

nombre des attributs est restée irrésolue chez Spinoza, puisque jamais celui-

ci n’est allé jusqu’à supposer – ce qui serait logique si l’être humain modi-

fiait la substance sous l’infinité des attributs – que l’on a plusieurs âmes, une

pour chaque attribut101. L’être humain n’est que pensée et étendue, et nous

99 « Toutes ces conséquences absurdes (...), desquelles ils veulent conclure qu’une substance étendue est finie, ne découlent pas le moins du monde de ce qu’on suppose cette quantité infinie mesurable et composée de parties finies ; on ne peut donc rien conclure de ces absurdi-tés, sinon qu’une quantité infinie n’est pas mesurable et ne peut se composer de parties finies (...). Si donc nous avons égard à la quantité telle qu’elle est dans l’imagination, ce qui est le cas ordinaire et le plus facile, nous la trouverons finie, divisible et composée de parties ; si, au contraire, nous la considérons telle qu’elle est dans l’entendement et la concevons en tant que substance, ce qui est très difficile, alors, ainsi que nous l’avons assez démontré, nous la trouverons infinie, unique et indivisible », E 1P15S ; G II, 58-59. 100 Les termes qu’il emploie notamment dans la lettre 64 (« L’âme humaine (…) n’enveloppe et n’exprime point d’autres attributs de Dieu à part ces deux », Ep. 64 ; G IV, 277-278) ainsi qu’en E 2P13C (« L’homme consiste en Âme et en Corps » [constare], G II, 96) indiquent clairement qu’à ses yeux la restriction n’est pas que dans la connaissance, mais dans l’être, c’est-à-dire que ce n’est pas seulement notre connaissance qui ne couvre que deux attributs, mais que nous ne sommes effectivement le mode que de deux attributs. 101 Cf. E. E. Harris, The Substance of Spinoza, Humanities Press, New Jersey, 1994, chap. 3 p. 38-51, où il discute, entre autres, les interprétations de Gueroult, qui parle, de manière

La circularité causale

50

tendons à supposer que c’est par simple désir théorique de ne pas limiter la

substance que Spinoza a insisté sur l’infinité des attributs la constituant.

En l’occurrence, notre hypothèse est que Spinoza est parti de l’idée

courante que la réalité dans son ensemble pouvait se déployer sous deux

genres seulement, à savoir en modifications de l’étendue ou de la pensée, et

qu’en comprenant que cela revenait à limiter la puissance divine, il a ajouté

par la suite l’idée d’une infinité d’attributs pour celle-ci. Car le texte reste

ambigu. S’il y avait d’« autres » attributs, de nous inconnus, ils constitue-

raient bien des mondes parallèles au nôtre, comme l’avait vu Tschirnhaus

avec moins de naïveté qu’on ne tend généralement à le penser. La rapidité

avec laquelle Spinoza élude sa question transmise par Schuller, qui lui paraît

visiblement absurde102, nous confirme dans l’idée que Spinoza a simplement

négligé d’adapter l’ensemble de sa théorie à cette idée d’une infinité

d’attributs qui venait la contredire.

Concernant Dieu en revanche, il est incontestable que Spinoza a pris

la peine de laisser la possibilité qu’il soit constitué d’attributs qui nous

seraient inconnus, comme en témoigne la formulation du corollaire faisant

suite à E 2P7 :

Il suit de là que la puissance de penser de Dieu est égale à sa puissance ac-

tuelle d’agir, c’est-à-dire [que] tout ce qui suit formellement de la nature in-

finie de Dieu suit aussi en Dieu objectivement dans le même ordre et avec

la même connexion de l’idée de Dieu103.

On remarque bien que Spinoza ne parle pas de la puissance d’être étendu ou

d’exprimer une certaine proportion de mouvement et de repos pour la distin-

guer de la puissance de penser. Sous l’expression « puissance d’agir », il est

donc question de tous les attributs autres que la pensée.

étrange, d’une « pluralité non numérique » des attributs (cf. Gueroult, op. cit., p. 147-148), et d’E. Bratuschek, qui croit que l’infinité des attributs est celle du redoublement infini en idées d’idées (E. Bratuschek, Worin bestehen die unzähligen Attribute der Substanz bei Spinoza, Berlin, Druck der Associations Buchdruckerei, 1871). Notons que G. Huan avait déjà réfuté de manière convaincante l’interprétation de Bratuschek (cf. Gabriel Huan, Le Dieu de Spino-za, Paris, Félix Alcan, 1914). Harris nous semble conclure avec raison à l’échec de ces différentes interprétations, y compris celle de Kline. 102 « L’on voit ainsi que l’âme humaine, ou l’idée du Corps humain [« sive Corporis humani ideam » : incise oubliée par Appuhn dans sa traduction], n’enveloppe et n’exprime point d’autres attributs de Dieu à part ces deux. De ces deux attributs d’ailleurs ou de leurs affec-tions, aucun autre attribut de Dieu (partie I, proposition 10) ne peut être conclu et on ne peut par ces attributs en concevoir aucun autre. D’où cette conclusion que l’âme humaine ne peut parvenir à la connaissance d’aucun attribut de Dieu à part ces deux, ainsi que je l’ai énoncé. Quant à ce que vous ajoutez : existe-t-il autant de mondes qu’il y a d’attributs ? je vous renvoie au scolie de la proposition 7, partie II », Ep. 64 ; G IV, 277-278. 103 E 2P7C ; G II, 89.

Circularité causale et unité des attributs

51

2.1.4. L’animisme universel

De plus, on comprend bien qu’il doit exister une idée correspondant

à chaque mode, et par conséquent qu’aucun mode n’a « qu’un » attribut,

comme le croyait Kline. S’il en va ainsi, c’est que chacune des modifications

données dans l’infinité des attributs a son correspondant immédiat (parallèle)

dans la pensée divine, car tout ce qui se passe dans la nature est pensé par

Dieu (« Il y a nécessairement en Dieu une idée tant de son essence que de

tout ce qui suit nécessairement de son essence »)104. Il en découle cette idée

essentielle qu’une idée redouble tout mode de l’étendue (et, éventuellement,

des autres attributs, s’il y a de tels modes), ce qu’énonce Spinoza dans un

scolie important sur lequel nous aurons l’occasion de revenir dans notre

deuxième partie, lorsque nous analyserons comparativement le statut des

hommes et des animaux dans la nature :

Par ce qui précède nous ne connaissons pas seulement que l’Âme humaine

est unie au Corps, mais aussi ce qu’il faut entendre par l’union de l’Âme et

du Corps. Personne cependant ne pourra se faire de cette union une idée

adéquate, c’est-à-dire distincte, s’il ne connaît auparavant la nature de notre

Corps. Car ce que nous avons montré jusqu’ici est tout à fait commun et se

rapporte également aux hommes et aux autres individus, lesquels sont tous

animés, quoique à des degrés divers. Car d’une chose quelconque de la-

quelle Dieu est cause, une idée est nécessairement donnée en Dieu, et ainsi

l’on doit dire nécessairement de l’idée d’une chose quelconque ce que nous

avons dit du Corps humain105.

Étant donné que cette idée est en définitive l’« âme » de cette chose, on peut

bel et bien appeler cette théorie, comme le fait Renée Bouveresse,

« l’animisme universel » de Spinoza106 : chaque chose est « animée » dans le

104 E 2P3 ; G II, 87. Doit-on pour autant croire qu’un mode de la pensée « redouble » immé-diatement tout mode de n’importe quel attribut, et donc qu’une même chose a plusieurs âmes, une pour chaque attribut ? Non, sans quoi l’attribut pensée serait infiniment privilégié par rapport aux autres. Nous croyons plus simple et plus cohérent de supposer que Spinoza ne confère pas une infinité d’âmes à chaque chose, une pour chaque attribut, mais une seule qui est son idée vraie en Dieu. Et comme en témoigne l’exemple de l’être humain, il est encore plus simple de supposer que selon Spinoza aucun être en dehors de la substance elle-même n’est constitué d’autres attributs que ceux dont nous avons connaissance. 105 E 2P13S ; G II, 96. C’est nous qui soulignons. Nous approfondirons la notion d’« individu » chez Spinoza (qui ne désigne pas seulement les hommes) dans notre troisième chapitre. 106 Cf. Renée Bouveresse, Spinoza et Leibniz. L’idée d’animisme universel, Paris, Vrin, 1992, et « Omnia, quamvis diversus gradibus, animata sunt. Remarques sur l’idée d’animisme universel chez Spinoza et Leibniz », in Spinoza, Science et religion. Actes du Colloque du Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle, 20-27 septembre 1982, Paris, Vrin, 1988, p. 33-45. R. Bouveresse y fournit une précieuse analyse de l’idée d’animisme de la Renais-

La circularité causale

52

strict sens où chaque chose singulière, c’est-à-dire chaque individu, a une

âme, laquelle est l’idée que Dieu en a. Autrement dit, le fait que chaque

chose soit, « quoique à des degrés divers », animée, veut seulement dire

qu’une idée lui correspond en Dieu, idée dont la complexité dépend de la

complexité de sa nature telle qu’elle s’exprime aussi dans l’autre attribut.

Ainsi, la substance se produit elle-même en produisant l’infinité de

ses modifications dans l’infinité des attributs, et parmi ceux-ci se trouve

l’attribut pensée, dans lequel est donc immédiatement présent, sous la forme

d’une idée, l’état de chaque chose. Nous avons vu aussi que les modifica-

tions d’une chose unique dans chacun des attributs se correspondaient en

vertu du fait que ces modes exprimaient la même substance, et non en vertu

d’une quelconque interaction de l’un sur l’autre. Enfin, ces éléments tirés de

l’étude de l’être humain, composé d’une âme et d’un corps, s’appliquent en

réalité à tous les êtres dans la nature. Il s’agit désormais d’appliquer à notre

compréhension de la constitution de chaque mode par plusieurs attributs,

dont nous venons de rappeler les grandes lignes, le modèle présenté en

première partie d’une lecture inversée de la causalité. Car ce « parallé-

lisme », pour le mode existant dans la durée, est dynamique, du fait que la

chose ou l’individu évolue au sein de chaque attribut. Si c’est au niveau des

modifications ultimes que se joue la vie de la substance, il faut donc enrichir

notre vision statique de l’égalité des attributs d’une explication de

l’expérience que l’on fait d’une causalité indirecte d’un attribut sur l’autre.

2.2. la causalité circulaire âme-corps-substance

2.2.1. La causalité vécue

Nous avons clairement vu que l’âme ne pouvait agir sur le corps, ni

le corps sur l’âme. Pourtant, on sait que l’âme est immédiatement l’idée du

corps, et que l’état du corps correspond immédiatement aux idées et voli-

tions de l’âme. Utiliser le modèle « déductif descendant » de la causalité

verticale s’avère insuffisant pour comprendre comment cette identité se

constitue pour le mode concrètement existant. En effet, on voit bien que si la

substance se modifie, elle doit se modifier de manière identique dans chacun

des attributs qui l’expriment, en l’occurrence tant dans le corps que dans

l’âme. Mais pourquoi se modifierait-elle ? À ce stade, aucun mécanisme ne

vient l’expliquer. Le premier chapitre nous a permis de comprendre qu’il

fallait ajouter à ce modèle vertical celui de la causalité horizontale des

modes les uns envers les autres pour justifier l’idée même d’évolution ou de

sance à l’idéalisme allemand, situe Spinoza de manière différenciée dans ces divers courants et le distingue en particulier de Leibniz.

Circularité causale et unité des attributs

53

vie de la substance, puisque la modification causée « horizontalement » se

trouvait aussitôt répercutée sur la substance même. Cette explication

s’applique à tous les modes dans la totalité de la nature, et c’est la seule

susceptible de rendre compte dans tous les attributs de la réalité complète de

la substance.

Toutefois, cette explication ne justifie pas l’expérience humaine que

nous faisons des modifications de notre corps et de notre âme. Si l’on adopte

le point de vue spécifique d’un attribut, on sait que la seule causalité hori-

zontale qui puisse être donnée est en son propre sein, en vertu de son auto-

nomie. Seule une idée peut causer une autre idée, et seul un corps peut agir

causalement sur un autre corps, ce qu’exprimait déjà Spinoza dans la défini-

tion d’une chose finie en son genre : « Une pensée est limitée par une autre

pensée. Mais un corps n’est pas limité par une pensée, ni une pensée par un

corps »107. Ces acquis sont incontestables et il ne peut être question de les

révoquer en doute.

Pourtant, nous croyons que la lecture circulaire de la causalité, qui

en intègre le fonctionnement « horizontal » et « vertical ascendant », permet

d’enrichir ce modèle en lui ajoutant sa dimension de vécu singulier. Si

aucune interaction directe de l’âme sur le corps n’est envisageable, il reste

qu’on sent bien quelque chose que l’on interprète – à tort – comme une

causalité immédiate de l’un sur l’autre. Ce sentiment n’est pas trompeur en

lui-même, mais dans son explication seulement. Il nous pousse à croire de

manière erronée que le corps et l’âme interagissent directement ; mais la

réalité est que l’un agit bien indirectement sur l’autre. En vertu de la causali-

té verticale ascendante, le moyen terme de la triangulation est facile à identi-

fier : c’est la substance même. C’est parce qu’un corps modifié par un autre

corps « modifie » ou « affecte » directement la substance que ce corps

exprime, que cette substance à son tour s’exprime d’une manière différente

dans l’idée qui correspond à ce corps, et inversement. L’unité du corps et de

l’âme telle que nous la sentons se fait alors plus facile à comprendre selon ce

nouveau schéma, qui vient se superposer au premier et non le nier ou le

remplacer. Puisque toute modification de la substance causée par la chaîne

modale des causes finies au sein d’un attribut est immédiatement exprimée

au sein de tous les autres attributs, on peut adopter une lecture plus souple de

la causalité horizontale, qui passe d’un attribut à l’autre par ce point de

jonction qu’est la substance.

Nous donnerons ici une illustration simple de cette hypothèse de lec-

ture de la causalité. Un individu (humain ou non, mais doué de sensation)

heurte une pierre et en éprouve de la douleur. Selon le modèle paralléliste

107 E 1Def2 ; G II, 45.

La circularité causale

54

statique, l’explication de la causalité entre le heurt physique et la douleur

mentale ne peut tracer aucun lien, même indirect, entre l’un et l’autre. Il faut

utiliser des pôles symétriques dans chaque attribut : 1) dans l’attribut éten-

due, la pierre et le corps, puis l’événement « rencontre de la pierre contre le

corps », enfin l’effet « affection du corps » ; 2) dans l’attribut pensée, les

idées (en Dieu) de la pierre et du corps, puis « l’idée de la rencontre entre la

pierre et le corps », puis l’effet « idée de l’affection du corps » (c’est-à-dire

la douleur éprouvée). Ce schéma, disons-le clairement, est parfaitement

juste. Mais selon notre lecture, ce modèle lourd a des termes dans l’attribut

pensée qui sont inutiles pour comprendre la réalité concrète de ce qui est

senti par l’individu. Ils sont certes existants, mais ils ne jouent aucun rôle

direct dans son expérience. Car dans ce cas, on le voit, la cause apparaît

comme étant avant tout physique, et il paraît étrange de dire que l’idée de la

pierre vient, en vertu des lois de l’attribut pensée, rencontrer l’idée de

l’individu pour causer en lui l’idée de la douleur.

Nous proposons donc de superposer à ce schéma de la réalité causale

absolue de l’événement la lecture suivante de cet exemple, censée mieux

exprimer le vécu individuel : 1) dans l’attribut étendue, il y a la pierre et le

corps. Selon des lois mécaniques qui sont celles de l’attribut étendue, le

mouvement selon lequel le corps vient heurter la pierre cause une affection

du corps. 2) Cette affection modale physique est immédiatement, on le sait,

une affection de la substance. Dans la substance, cette affection se traduit

immédiatement comme une modification dans les autres attributs (ici, dans

la pensée). 3) Il en résulte que l’idée du corps est modifiée elle aussi et

forme une idée de sa modification, idée qui est la douleur. La causalité vécue

suit le modèle vertical ascendant puis descendant suivant : du corps vers la

substance, de la substance vers l’âme. L’expressionnisme de Spinoza permet

à ces deux mouvements d’être parfaitement simultanés.

Cette lecture vient-elle rompre l’unité de chaque attribut ? Non, car

en réalité tous les éléments apportés par la première lecture sont justes. Il y a

effectivement dans la pensée une idée correspondant à la pierre, une idée

correspondant à l’individu, et une loi expliquant pourquoi l’individu se porte

vers la pierre. Simplement, elles n’ont pas besoin d’intervenir ou d’être

alléguées lorsqu’on veut expliquer ce qui se produit pour le sujet ; ce ne sont

pas elles qui jouent un rôle déterminant dans l’événement tel qu’on en fait

l’expérience. Ce qui est important, c’est, en termes de cause, ce qui se pro-

duit dans l’attribut étendue, et en termes d’effet, la modification ultime en

l’âme : la douleur. Il ne s’agit pas de nier l’existence (nécessaire en vertu de

l’égalité des attributs dans la substance) de modes dans la pensée correspon-

dant à chacune des modalités de l’étendue, mais simplement de les voir

Circularité causale et unité des attributs

55

comme secondaires pour la manière dont la vie substantielle est sentie de

manière particulière.

Nous avons mentionné ci-dessus notre accord avec le choix de

Chantal Jaquet d’abandonner le vocabulaire du « parallélisme » des attributs

pour lui substituer celui de leur « égalité ». Toutefois, ce choix

s’accompagne chez elle d’une interprétation de la réalité des modes dans les

différents attributs qui nous paraît mettre à mal cette égalité en lui donnant

une signification trop large. Selon elle, et dans des propos en apparence très

proches des analyses différentielles de la causalité que nous venons d’offrir,

il ne faut pas utiliser tous les maillons « parallèles » d’un événement dans un

attribut pour le justifier causalement. Mais au lieu de dire, comme nous le

faisons, qu’ils sont inutiles pour expliquer ce dont l’individu a conscience et

qui importe pour son expérience, elle va jusqu’à affirmer qu’ils sont inexis-

tants, au sens où il n’y aurait pas d’écho de chaque état d’un mode dans tous

les attributs dont il est constitué. Or, selon notre lecture, elle introduit de ce

fait dans la causalité de chaque attribut des « trous » ontologiques qui nous

semblent gravement dommageables pour la compréhension de l’autonomie

de ceux-ci.

Cette interprétation part d’une analyse en elle-même très juste de la

vie affective :

Si l’ordre et la connexion des idées des affections est le même que l’ordre

et la connexion des affections du corps, cela n’implique pas que tout affect

concerne le corps et l’esprit de la même manière. Il y a une spécificité de

chacun d’eux, de sorte que l’un peut être davantage concerné que l’autre108.

Toutefois, selon nous, cette différence s’explique en termes de pertinence

pour l’expérience individuelle et non de réalité absolue : c’est pour celui qui

éprouve un affect que celui-ci est plutôt un affect du corps ou un affect de

l’esprit, mais nous postulons toujours l’existence du « reflet » de cette réalité

modale dans l’autre attribut, même si son rôle y est négligeable. Pour Jaquet,

cependant,

La corrélation entre l’affection corporelle et l’idée de cette affection expri-

mée par la locution adverbiale et simul au cours de la définition III ne se

ramène pas à un système de parallèles. Le corps et l’esprit sont saisis en

même temps sans avoir nécessairement le même tempo. Leur synchronie

n’a rien de linéaire et n’épouse pas la forme systématique et mécanique

d’une réplication à l’identique.

108 Chantal Jaquet, L’unité du corps et de l’esprit, op. cit., p. 132.

La circularité causale

56

En d’autres termes, il n’y aurait pas de réplication à l’identique d’un mode

dans tous les attributs ou dans tous ceux dont il est constitué. C’est bien ici

que se marque notre désaccord : c’est une chose de dire que les événements

(affectifs) du corps et de l’esprit ne sont pas saisis de manière identique par

l’esprit selon qu’ils concernent l’attribut pensée ou l’attribut étendue, c’en

est une autre d’affirmer qu’ils ne se correspondent effectivement pas, sur le

plan ontologique. Or c’est bien cette position extrême qu’adopte Chantal

Jaquet lorsqu’elle revient sur cette question en conclusion de son ouvrage :

L’examen des affects éclaire en retour la doctrine de l’expression en mon-

trant qu’elle ne constitue nullement une réplique à l’identique des modes de

l’étendue et de la pensée, mais qu’elle déploie la richesse et la variété de

leur puissance propre au sein de chaque attribut. Il faut donc résister à cette

tendance invétérée de l’esprit à voir des symétries et des parallèles partout

(…). Le glissement subreptice de l’affirmation de l’identité de l’ordre à

celle de l’identité des modes qui s’enchaînent suivant une même connexion

est responsable en grande partie de l’extension abusive de la doctrine du

parallélisme et de son cortège d’erreurs109.

Comment concevoir cette négation de l’identité des modes dans

chaque attribut sans mettre en péril l’égalité de ceux-ci ? Selon elle, c’est la

puissance de chaque attribut qui est égale, et non le détail de leurs modifica-

tions. Cette interprétation nous semble difficile à tenir au regard des ensei-

gnements fournis par Spinoza sur l’adéquation parfaite des états du corps et

de l’âme, y compris dans la théorie des affects. Dans la mesure où cette

conclusion n’était pas l’objet principal de la démonstration de l’auteur, elle

nous apparaît trop forte et catégorique par rapport aux analyses qui y ont

conduit, et qui montraient simplement que certains affects étaient strictement

mentaux, d’autres strictement corporels, d’autres les deux à la fois. Mais qui

dit « affect » dit bien manière dont un individu doué de sensation éprouve,

ou expérimente, sa puissance propre (comme nous le développerons plus

loin). Il est donc question de la manière dont l’individu vit ses états variables

d’être, autrement dit de ce que nous avons appelé la causalité vécue. Pour

notre part, nous ne voulons aucunement remettre en question l’existence

« parallèle » parfaite de modes dans l’étendue et la pensée (et les autres

attributs, le cas échéant). Si nous insistons sur le fait que certains états d’être

(ou modes) ne sont pas pertinents à retenir pour l’explication causale de ce

qui nous arrive, nous ne croyons pas pour autant qu’ils n’existent pas. Ce

n’est simplement pas cette ligne causale-là (horizontale) qui sert à justifier la

transition d’un état affectif à un autre pour l’être humain. Selon nous, toute

109 Ibid., p. 138-139.

Circularité causale et unité des attributs

57

modification dans un attribut a affectivement son corrélat parfait dans l’autre

ou les autres, et la différence n’est qu’au niveau du vécu.

Pour tenter de fournir une image schématique de ce que nous propo-

sons ici, on pourrait dire que l’on prend la représentation paralléliste hori-

zontale de chacun des pôles dans l’attribut pensée et dans l’attribut étendue,

et qu’on désigne l’événement vécu par un trait tracé entre ces pôles : à un

moment donné, il traverse, par la triangulation de la cause unique qu’est la

substance, un attribut pour aller vers l’autre. La ligne causale des événe-

ments suit donc, en quelque sorte, un tracé double, qui correspond aux deux

points de vue différents apportés sur un événement ; celui de Dieu – qui, lui,

ne « souffre » pas de l’affection de son mode –, et celui de l’individu doué

de sensation. Il y a deux lignes causales horizontales, certes, qui ne viennent

pas se croiser, et qui correspondent à ce qui se passe du point de vue divin ;

mais aussi une ligne surajoutée qui vient se superposer alternativement à

l’une ou l’autre, en repassant toujours par la substance qui est leur point

d’identité et de jonction. Cette ligne, c’est celle de ce que l’on éprouve. À

défaut d’être la représentation absolue de la substance, c’est la ligne du vécu

modal individuel. Et puisque ce n’est pas une illusion mais une réalité, un

donné de la nature – tout ce qu’éprouve le mode doit être une modification

de la substance elle-même –, il était normal qu’on soit en mesure de la

justifier selon les mécanismes causaux de l’ontologie spinoziste. La seule

« ligne » déterminante causalement de manière absolue est celle correspon-

dant au point de vue divin, que nous refusons donc catégoriquement de

rompre comme nous semble le faire Chantal Jaquet ; mais l’autre n’en existe

pas moins, passant de l’expérience faite d’un attribut à l’autre par ce point de

jonction entre son âme et son corps qu’est, pour chaque individu singulier,

l’unité de son être dans la substance. Et c’est cela qui importe pour l’être

humain appelé à renforcer sa puissance en progressant en sagesse.

Plusieurs conséquences découlent de cette lecture.

2.2.2. La différence des points de vue

Tout d’abord, ceci nous permet déjà d’envisager en quoi le point de

vue humain et le point de vue divin peuvent différer, même si le premier a

son point d’ancrage dans la seconde. Le mode fini est bien un mode de la

substance ou de Dieu, mais Dieu ne s’y réduit pas et de ce fait une différence

entre les points de vue est légitimée théoriquement. C’est ce que Bayle

n’avait pas compris, ou n’avait pas voulu comprendre, en raillant le Dieu de

Spinoza « modifié en Allemands » qui se battait contre le même Dieu « mo-

La circularité causale

58

difié en dix mille Turcs »110. Sous la raillerie, c’est une réalité du système de

Spinoza qui est visée, celle de son panthéisme. On peut souligner le fait que

Bayle semble parler de « parties » divines, ce qui revient à mal interpréter

Spinoza, mais la critique en est surtout une par son sous-entendu selon

lequel Dieu a des désirs et mouvements affectifs contradictoires. Or, on le

voit bien, c’est une autre erreur de Bayle. Le point de vue modal fini admet

une expérience qui n’est donnée qu’à son niveau et ne compromet aucune-

ment le niveau de l’affectivité divine (si tant est que le terme d’affectivité

puisse être conservé, comme nous le verrons plus loin).

Cette lecture « différentielle » s’applique à différents éléments du

système spinoziste sans contradiction aucune :

En ce qui concerne les affects, nous verrons que les affects des indi-

vidus finis ne sont pas donnés au niveau de la nature naturante ou de

la nature naturée universelle, car la vie affective n’a de sens que par

rapport à une finitude constitutive. Il peut donc y avoir des affects

bel et bien réels qui soient néanmoins pour les modes uniquement.

C’est la même distinction entre les points de vue qui nous permettra

d’expliquer au chapitre VII que les modes finis puissent être dans

l’erreur tandis que leurs idées en Dieu, prises absolument, sont tou-

jours complètes et vraies.

Nous avons abordé la question de la vie substantielle à travers

l’analyse de la causalité « horizontale » qui a pour point de départ la

vie des modes. Ceci doit nous conduire à distinguer entre deux sortes

de durée. Certes, il y a une durée subjective, qui est un produit de

l’imagination et tombe sous la critique que fait Spinoza du temps.

Cette durée, par exemple une heure ou une seconde, n’a de sens que

pour les modes : elle est un découpage arbitraire en « parties » dans

le tissu homogène du réel, et à ce titre elle est incapable d’exprimer

l’éternité111. Mais il y a aussi une durée réelle pour la substance, qui

110 P. Bayle, Dictionnaire historique et critique, cinquième édition, Amsterdam-Leide-La Haye-Utrecht, chez Brunel et al., 1740, art. Spinoza, rem. N, § iv (tome IV, p. 261b) : « Ainsi, dans le système de Spinoza, tous ceux qui disent Les Allemands ont tué dix mille Turcs ; parlent mal et faussement, à moins qu’ils n’entendent, Dieu modifié en Allemands a tué Dieu modifié en dix mille Turcs ; et ainsi toutes les phrases par lesquelles on exprime ce que font les hommes les uns contre les autres n’ont point d’autre sens véritable que celui-ci, Dieu se hait lui-même ; il se demande des grâces à lui-même, et se les refuse ; il se persécute, il se tue, il se mange, il se calomnie, il s’envoie sur l’échafaud, etc. ». 111 C’est notamment le sens de l’explication suivant la définition de l’éternité dans l’Éthique : « Une telle existence, en effet, est conçue comme une vérité éternelle, de même que l’essence de la chose, et, pour cette raison, ne peut être expliquée par la durée ou le temps, alors même que la durée est conçue comme n’ayant ni commencement ni fin » (E 1Def8Ex ; G II, 46).On trouvera une analyse beaucoup plus détaillée de la critique du temps faite par Spinoza, mais aussi un exposé plus complet de la durée « réelle » qui est un autre sens de l’éternité elle-même, dans Ch. Jaquet, Sub specie aeternitatis. Étude des concepts de temps, durée et

Circularité causale et unité des attributs

59

se confond avec son éternité. Dans la mesure où l’éternité n’est pas

statique mais dynamique, elle est façonnée par la vie et l’évolution

qui sont celles de ses modes, et à ce titre la durée illusoire qui est

celle du point de vue humain n’empêche pas l’existence d’une forme

de durée réelle qui est la vie même de l’éternité.

Selon les cas, on voit donc que notre lecture voulant que

l’expérience modale vienne utiliser le schéma causal réel de la nature pour

lui surajouter, ou superposer, une dimension qui ne se retrouve que de son

point de vue, permet de défendre deux idées différentes. Ou bien, comme

dans le cas des affects et des idées inadéquates, cette lecture permet de

soutenir que ce qui est donné au niveau de l’expérience modale est bel et

bien réel – ce n’est pas une simple illusion sans ancrage ontologique –, ou

bien, comme dans le cas de la durée, elle permet de dire que même si cer-

taines choses sont illusoires et de purs fruits de l’imagination, elles peuvent

être des déformations de choses réelles. C’est ainsi que la négation de la

réalité ontologique de ce que les hommes appellent le temps, et qu’ils divi-

sent arbitrairement en segments de durée, n’implique pas la négation de

toute durée, car la durée peut également être conçue de manière adéquate

comme identique à l’éternité.

2.2.3. La perception et la sensation du corps par l’âme

Une deuxième conséquence de cette lecture insistant sur la causalité

vécue concerne la compréhension de la théorie spinoziste de l’âme « idée du

corps » comme une perception ou sensation par l’âme de « son » corps. Ce

que cette théorie rend explicite, c’est que cette perception ou sensation est

nécessairement vraie en elle-même.

Dans l’Éthique, l’étude de la nature de l’âme commence dès les

axiomes de la seconde partie et se poursuit jusqu’à la proposition 13, après

laquelle commence l’étude de la nature des corps. Spinoza pose que :

IV. Nous sentons qu’un certain corps est affecté de beaucoup de manières.

V. Nous ne sentons ni ne percevons nulles choses singulières (sic), sauf des

corps et des modes de penser112.

C’est l’expérience qui nous apprend ce que ces axiomes énoncent : nous

n’avons aucune autre perception que celle de nos modes de penser, lesquels

éternité chez Spinoza, Paris, Kimé, 1997. Bruce Baugh expose également avec une grande clarté la différence entre la durée imaginative et la durée « authentique » dans son article « Temps, durée et mort chez Spinoza », Philosophiques, 29/1, 2002, p. 23-39. 112 E 2Ax4et5 ; G II, 86.

La circularité causale

60

recouvrent à la fois nos idées et nos affects (tels que l’amour ou le désir,

comme l’explique l’axiome 3), et celle de différents corps. Soulignons

l’utilisation conjointe par Spinoza des verbes sentire et percipere dans

l’axiome 5 : elle nous indique d’emblée que le rapport de l’âme humaine au

corps est un rapport de perception qui prend la forme d’un « sentir », d’un

« éprouver ». Le cœur de la théorie spinoziste de la connaissance du corps

par l’âme, c’est l’idée que l’âme est la conscience du corps113, le lieu de

perception de ce qui se passe dans le corps, tant sous la forme d’une affirma-

tion de la réalité d’une affection du corps (ce qui constitue proprement

l’idée) que sous la forme d’un sentiment de l’évolution de la puissance du

corps (ce qui constitue l’affect). C’est cette affirmation concernant le corps

que Spinoza appelle la perception.

Que l’âme soit avant tout perception du corps, c’est ce que nous

apprend la proposition 11 : « Ce qui constitue en premier l’être actuel de

l’âme humaine n’est rien d’autre que l’idée d’une chose singulière existant

en acte114 ». Ce que nous avons développé jusqu’à présent sur l’unité du

mode « homme » constitué d’une âme et d’un corps nous permet de rendre

compte sans difficulté de cette proposition. Néanmoins, on peut tirer de sa

formulation même plusieurs éléments dignes d’intérêt. Il faut remarquer tout

d’abord l’emploi de « en premier » dans cette proposition, qui laisse à penser

que l’« être actuel de l’âme humaine » (au sens de la totalité de son être,

puisque la distinction aristotélicienne entre puissance et acte n’a aucun sens

chez Spinoza) n’est pas constitué tout entier par « l’idée d’une chose singu-

lière existant en acte »115. Cette priorité peut être ou bien axiologique, au

sens de ce qui constitue avant tout en importance l’âme, ou bien logique, au

sens de ce qui vient en premier dans l’ordre génétique de sa constitution : en

fait, les deux sens sont valables et complémentaires ici, car même si la

modification de l’âme correspond immédiatement à celle du corps, le sché-

ma de la causalité de l’expérience nous fait voir que l’on peut comprendre

l’âme comme le « reflet » (logiquement secondaire) du corps. D’un autre

côté, l’expression « n’est rien d’autre que » vient limiter la propension

113 Selon l’expression très juste de Robert Misrahi, notamment dans Le corps et l’esprit dans la philosophie de Spinoza, Le Plessis-Robinson, Laboratoires Delagrange / Synthélabo, coll. « les empêcheurs de penser en rond », 1992, p. 60-63. Remarquons que Misrahi refuse de traduire comme nous le faisons mens par « âme », et qu’il n’accepte par conséquent que l’énoncé selon lequel « l’esprit est la conscience du corps ». Nous ne voyons pas pour notre part la nécessité d’utiliser le vocabulaire plus contemporain des sciences de l’esprit pour parler de ce problème traditionnel de la philosophie, sans que cela nous empêche de recon-naître pleinement que la réponse qu’y apporte Spinoza se démarque fortement de celle de ses prédécesseurs et contemporains. 114 E 2P11 ; G II, 94. 115 Nous verrons dans notre dernier chapitre que l’âme a aussi une partie éternelle, qui est l’idée du corps sub specie aeternitatis.

Circularité causale et unité des attributs

61

naturelle à voir dans l’âme une autre essence ou fonction que celle d’être une

simple « idée » de chose. On voit bien qu’il s’agit pour Spinoza de fournir

une définition tout à fait nouvelle, et très précise, de l’âme et de sa fonction,

qui a ceci de particulier qu’on ne lui confère a priori aucune supériorité sur

le corps.

L’étape suivante pour Spinoza, qui consiste en une précision de la

nature de la relation entre l’âme et son objet, nous montre que la perception

elle-même – donc ce que Spinoza rangera sous le premier mode, inadéquat,

de connaissance – a toujours un fondement de vérité :

Tout ce qui arrive dans l’objet de l’idée constituant l’Âme humaine doit

être perçu par cette Âme ; en d’autres termes, une idée en est nécessaire-

ment donnée en elle ; c’est-à-dire si l’objet de l’idée constituant l’Âme hu-

maine est un corps, rien ne pourra arriver dans ce corps qui ne soit perçu

par l’Âme116.

Que l’âme humaine soit en premier « l’idée d’une chose singulière existant

en acte » signifie qu’elle perçoit tout ce qui se passe dans la chose singulière

en question, selon une relation de nécessité. D’où suit immédiatement

l’application au cas singulier, mais encore hypothétique, du corps, pour

conclure que dans le cas où la chose dont l’âme est l’idée serait un corps,

l’âme devrait nécessairement former une idée de (ou percevoir) tout ce qui

se passe dans ce corps.

Cette affirmation, qui constitue le maillon manquant pour la conclu-

sion vers laquelle s’achemine de manière très ostensible ce raisonnement, est

fournie aussitôt après : « L’objet de l’idée constituant l’Âme humaine est le

Corps, c’est-à-dire un certain mode de l’étendue existant en acte et n’est rien

d’autre117. La conclusion, évidente, est fournie dans le corollaire de cette

proposition : « Il suit de là que l’homme consiste en Âme et en Corps et que

le Corps humain existe conformément au sentiment que nous en avons »118.

Nous pouvons donc reprendre le fil de cette démonstration sous la

forme d’un syllogisme :

« Tout ce qui arrive dans l’objet de l’idée constituant l’Âme hu-

maine doit être perçu par cette Âme » (E 2P12) ;

« L’objet de l’idée constituant l’Âme humaine est le Corps, c’est-à-

dire un certain mode de l’étendue existant en acte et n’est rien

d’autre » (E 2P13) ;

116 E 2P12 ; G II, 95. 117 E 2P13 ; G II, 96. 118 E 2P13C ; G II, 96.

La circularité causale

62

Conclusion : « Il suit de là que l’homme consiste en Âme et en

Corps et que le Corps humain existe conformément au sentiment que

nous en avons » (E 2P13C).

En d’autres termes, la sensation de l’âme par le corps n’est pas, en elle-

même, trompeuse. L’âme est nécessairement l’idée adéquate du corps,

puisqu’elle « sent » de toute nécessité la manière dont il est modifié, et

qu’elle en est modifiée en conséquence. Qu’il y ait par la suite des erreurs

dans l’interprétation qu’elle fournit des causes de ce qu’elle sent ne change

en rien la vérité de la sensation, qui est perception immédiate. Nous verrons

dans les chapitres suivants l’importance de cette affirmation puisqu’il en

découle que l’affect est toujours véridique.

L’homme est donc défini comme un être constitué d’une âme et d’un

corps, et la relation de perception du corps par l’âme est immédiatement

posée en termes d’identité nécessaire, simplement dans un registre – un

attribut – différent. C’est ainsi que même si l’âme et le corps sont les modes

de deux attributs réellement hétérogènes l’un à l’autre et autosuffisants,

Il n’y a dès lors pas de difficulté à ce qu’un mode qui est infiniment diffé-

rent d’un autre agisse sur l’autre, car il le fait comme partie du tout, l’âme

n’ayant jamais été sans le corps ni le corps sans l’âme119.

La maladresse de l’expression d’une « causalité » de l’âme envers le corps

dans ce traité des premières années (le Court traité peut être daté du tout

début des années 1660) nous confirme dans notre idée que Spinoza n’aurait

pas nié l’existence d’une causalité indirecte d’un mode sur l’autre, mais qu’il

a préféré en éliminer toute trace dans ses ouvrages postérieurs pour éviter

toute confusion possible120.

Ainsi, l’âme et le corps sont deux modes réellement « différents »,

en tant qu’ils appartiennent à deux attributs différents, et pourtant également

« identiques », au sens où l’un est comme la transposition exacte de l’autre

dans son propre registre. Le fondement de cette union est leur cause com-

mune, substantielle : c’est la même chose qui est modifiée parallèlement de

119 KV 2 /20 Adn3 ; G I, 96. 120 La même remarque peut se faire à propos du passage suivant : « Nous voyons que l’âme, bien que n’ayant rien de commun avec le corps, peut être cause cependant que les esprit animaux qui se mouvaient d’un certain côté se meuvent maintenant d’un autre », KV 2 /20 no3 ; G I, 96-97. Notons que Spinoza abandonne toute référence aux esprits animaux carté-siens dans les exposés ultérieurs de sa conception de l’union de l’âme et du corps. Nous tendons cependant à croire qu’un distinguo doit être effectué entre ces esprits animaux, résolument abandonnés par la suite, et l’idée de « causalité » qui, on le voit, cohabitait sans difficulté aucune avec l’idée déjà présente de l’hétérogénéité absolue des attributs l’un envers l’autre.

Circularité causale et unité des attributs

63

deux manières différentes121. Lorsque Spinoza parle de perception du corps

par l’âme, il nous faut donc bien comprendre qu’au sens strict, l’âme ne

« perçoit » pas le corps comme une chose extérieure : à proprement parler,

on peut dire que l’âme « est » la même chose que le corps, ou encore qu’elle

perçoit la modification de la substance à laquelle correspond, dans l’étendue,

un corps. La « perception » n’est ainsi rien d’autre, pour l’âme, que le « de-

venir-semblable au corps », au fil de son évolution. La perception ou la

sensation de l’âme est autant une perception de son corps qu’une perception

d’elle-même. Cette théorie permet de justifier une adéquation foncière et

immédiate de l’un par rapport à l’autre, et donc une vérité de ce que Spinoza

nomme sensation ou perception de l’âme à propos de son propre corps.

Ce chapitre nous a fait entrer plus avant dans ce qui caractérise le

point de vue humain au sein de la nature. Tout d’abord, il importait de

comprendre pourquoi ce point de vue ne concernait que deux attributs,

l’étendue et la pensée, et par conséquent deux types de modes seulement, les

idées et les corps. Le rappel des éléments principaux de la théorie des attri-

buts nous a conduite à énoncer sans ambiguïté l’impossibilité absolue pour

un attribut d’agir directement sur un autre, et le fait que la trame causale

« horizontale », ou modale, de la totalité de la nature devait pouvoir

s’expliquer entièrement au sein de chaque attribut. Nous avons toutefois été

amenée par la suite à superposer à ce modèle de la réalité ontologique ce qui

ne correspond en propre qu’au point de vue de l’expérience humaine. Et là,

nous avons vu que la triangulation circulaire causale corps-substance-âme ou

âme-substance-corps (selon l’expérience donnée), permettait de voir comme

non significatifs pour l’expérience humaine plusieurs termes du schéma

ontologique complet. Ce second schéma ne remplace donc en aucun cas le

premier car il est trop lacunaire, mais il trouve néanmoins son fondement en

celui-ci dont il utilise des « morceaux » de causalité. Ainsi, le point de vue

modal fini est nécessairement partiel et incomplet, mais il participe de, et

exprime à sa façon, la causalité totale.

Ce que cet ancrage rend possible, c’est à la fois la réalité de ce que

perçoit le point de vue fini (le point de vue modal est distinct du point de vue

121 Cette idée est également énoncée par M. Gueroult, op. cit., p. 237: « Ils [l’âme et le corps] sont nécessairement unis l’un à l’autre dans la durée, quant à leur existence, et dans l’éternité, quant à leur essence. Cette union n’est ni leur fusion ou permixtio, comme l’assure Descartes, ni leur juxtaposition pure et simple : elle est identité de la chose qu’ils constituent, cette chose étant la même sous deux attributs différents. Mais d’où vient cette identité et en quoi consiste-t-elle ? Elle vient de leur cause, car elle n’est rien d’autre que l’identité de la cause singulière qui, par un seul et même acte, les produit corrélativement, dans leurs attributs respectifs, à la même place dans la chaîne des modes. Infiniment différents quant à leur essence, ils sont donc identiques quant à leur cause, chose identique signifiant ici cause identique ».

La circularité causale

64

substantiel, mais il n’en est pas pour autant illusoire et les deux peuvent se

superposer sans contradiction), et sa vérité fondamentale pour ce qui con-

cerne, tout du moins, la sensation ou perception du corps par l’âme. Perce-

vant le corps, l’âme se perçoit elle-même, et par l’identité (ou la médiation

causale) substantielle, tout ce qui se passe dans un mode d’un attribut est

automatiquement transposé dans le mode qui lui correspond dans l’autre

attribut. Or, la ligne de l’expérience est une ligne de sensation pour l’être

humain. Puisque sa progression éthique devra nécessairement utiliser les

mécanismes de la dynamique naturelle pour s’accomplir, nous allons voir

que c’est ce donné perceptif ou sensitif vrai qui, seul, lui permet en tant que

mode de tracer progressivement sa ligne de causalité autonome dans le

réseau objectif de la réalité.

Chapitre III

Les affects au cœur de la causalité vécue

La troisième partie de l’Éthique décrit le fonctionnement de ce que

Spinoza nomme les affects (affectus)122, c’est-à-dire les sentiments, les

émotions, le domaine de l’affectivité, la sensibilité (par différence avec la

« sensation » proprement corporelle), et parvient à expliquer nos comporte-

ments en termes de mécanisme causal strict. Loin de se ramener à un dis-

cours moralisateur contre les « passions », la troisième partie de l’Éthique

s’inscrit donc dans une démarche d’analyse quasi médicale, quasi clinique,

des mouvements de l’âme, dénuée de tout jugement de valeur. Nous ne

sommes, là encore, que des « automates spirituels », répondant nécessaire-

ment par un certain sentiment à un certain autre ou à une certaine situation,

et cette présentation mécaniste doit amener le lecteur de l’Éthique à se

désillusionner sur sa liberté et à cesser de considérer sa puissance veluti

imperium in imperio, « comme un empire dans un empire »123. De plus,

l’introduction des affects dans cette partie centrale de l’Éthique trace un lien

rétrospectif entre la première et la deuxième partie, entre l’ontologie et la

théorie de la connaissance humaine, de manière à achever la présentation

théorique de cette unité vivante qu’est l’être humain.

Un double lien est à l’œuvre dans cette unité humaine : le lien entre

l’âme et le corps, d’une part ; le lien entre la puissance et la connaissance,

d’autre part. Nous verrons que les affects sont le lien selon chacun de ces

aspects, en nous concentrant ici sur le premier des deux. Ce chapitre nous

amènera à comprendre le statut des affects et à proposer de les considérer

comme des modes finis médiats, c’est-à-dire des modifications de modifica-

tions. Puisque, selon le schéma causal présenté précédemment, la vie de la

substance se joue au niveau de ses modes ultimes, il importe de voir que les

affects sont le pivot de la progression pour l’être humain et le lieu de

l’expérience de la circularité causale.

3.1. Définition des affects

Nous avons déjà souligné l’originalité du recours spinoziste à

l’égalité des attributs pour résoudre l’un des problèmes les plus profonds du

122 Nous choisissons avec les commentateurs français actuels de traduire affectus par « af-fect », quoique ce terme ne soit pas employé dans la langue courante. Ce faisant, nous respectons le choix de Spinoza, qui a lui-même choisi un terme nouveau pour se démarquer de la tradition morale de critique des « passions », et nous corrigerons en conséquence nos citations d’Appuhn. 123 E 3Praef ; G II, 137.

La circularité causale

66

rationalisme cartésien, celui de la relation entre l’âme et le corps : chez

Spinoza, les deux sont des modifications dans des attributs différents de la

même chose individuelle qu’est un homme, et il n’y a aucune action causale

directe de l’un sur l’autre. Or on peut souligner que Spinoza n’a pas

l’habitude de répéter, si ce n’est dans une démonstration, une proposition

déjà énoncée. Cependant il prend la peine de rappeler dans une proposition

du début de la troisième partie de l’Éthique une conséquence tout à fait

évidente des propositions 6 et 7 de la deuxième partie, en précisant que

Ni le Corps ne peut déterminer l’Âme à penser, ni l’Âme le Corps au mou-

vement ou au repos ou à quelque autre manière d’être que ce soit (s’il en

est quelque autre)124.

Il y a ici insistance réelle sur la continuité avec ce qui précède, comme le

confirme la répétition exacte dans le scolie de cette deuxième proposition

d’une idée elle aussi déjà exprimée dans la deuxième partie125. Si Spinoza

prend tant de précautions, c’est bien parce qu’il se doute que c’est là une

théorie difficile à assimiler pour son lecteur :

Bien que la nature des choses ne permette pas de doute à ce sujet, je crois

cependant qu’à moins de leur donner de cette vérité une confirmation expé-

rimentale, les hommes se laisseront difficilement induire à examiner ce

point d’un esprit non prévenu ; si grande est leur persuasion que le Corps

tantôt se meut, tantôt cesse de se mouvoir au seul commandement de

l’Âme, et fait un si grand nombre d’actes qui dépendent de la seule volonté

de l’Âme et de son art de penser126.

Ce sont ces preuves expérimentales que Spinoza tente visiblement de fournir

dans la suite du scolie127. Cette partie de l’Éthique semble donc placée

124 E 3P2 ; G II, 141. 125 « Ce qui précède se connaît plus clairement par ce qui a été dit dans le Scolie de la Propo-sition 7, partie II, à savoir que l’Âme et le Corps sont une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l’Étendue. D’où vient que l’ordre ou l’enchaînement des causes est le même, que la Nature soit conçue sous tel attribut ou tel autre (...). Cela est encore évident par la façon dont nous avons démontré la Proposition 12, Partie II » (E 3P2S ; G II, 141). 126 E 3P2S ; G II, 141-142. 127 Dans l’ordre, il en appelle dans la suite de E 3P2S à la connaissance par expérience vague que chacun possède du fait que les somnambules peuvent faire en cet état des choses qu’ils ne pourraient faire en étant éveillés ; que lorsque le corps est inerte, l’âme est aussi privée de son aptitude ; que le corps a une complexité structurelle bien plus grande qu’on ne peut en créer une nous-mêmes ; que les hommes ne contrôlent ni leurs paroles ni leurs appétits ; et enfin que le corps fait maintes actions que l’âme regrette par la suite : autant de preuves expérimen-tales du fait que le corps n’est pas dirigé par l’âme, ne lui est pas soumis – et que ni l’un ni l’autre ne sont libres.

Affects et causalité vécue

67

d’emblée sous le signe de l’expérience, tant par son objet – les affects, dont

nous allons voir qu’ils sont les media de l’expérience humaine – que par sa

méthodologie – ce scolie et sa démonstration faisant appel à l’expérience

commune du corps. Ces quelques remarques sur la forme même avec la-

quelle Spinoza entame cette partie consacrée aux affects doivent donc éveil-

ler notre curiosité et renforcer notre acuité à percevoir la nouveauté de

l’élément que Spinoza y apporte.

Cette nouveauté, c’est celle des affects, définis en des termes appa-

remment contradictoires :

J’entends par Affects (Affectus) les affections (affectiones) du Corps par

lesquelles la puissance d’agir de ce Corps est accrue ou diminuée, secondée

ou réduite, et en même temps (simul) les idées de ces affections128.

Une deuxième définition est donnée des affects à la fin de la troisième partie,

en guise de récapitulatif de tous les éléments vus dans cette partie (« Défini-

tion générale des affects ») :

Un affect, dit Passion de l’Âme, est une idée confuse par laquelle l’Âme af-

firme une force d’exister de son Corps, ou une partie [de celui-ci], plus

grande ou moindre qu’auparavant, et par la présence de laquelle l’Âme

elle-même est déterminée à penser à telle chose plutôt qu’à telle autre129.

Étant donné que cette seconde définition se place uniquement du

point de vue des affects dans l’attribut pensée, il y manque ce qui nous

intéresse le plus ici, et nous concentrerons notre analyse sur la première

définition. L’essentiel de ce qui est à remarquer dans la définition en E

3Def3, et qui est absent de la seconde définition par choix théorique de

Spinoza de ne s’intéresser qu’aux « passions de l’âme », c’est l’ambivalence

du concept d’« affect », qui a pour extension à la fois les affections du corps,

c’est-à-dire des modes de l’attribut étendue, et les idées de ces affections,

c’est-à-dire des modes de l’attribut pensée. Le terme simul établit le parallé-

lisme entre les deux dimensions. Spinoza a exposé dans les douze premières

propositions de la deuxième partie de l’Éthique sa théorie de l’âme-idée du

corps. La simultanéité dont il est question ici se comprend exactement de la

même manière : de même qu’à chaque affection du corps une idée en est

donnée dans l’âme, de même à chaque variation de la puissance du corps –

variation qui est déjà l’affect –, une idée en est donnée dans l’âme, car corps

et âme sont une seule et même chose exprimée sous des attributs différents.

128 E 3Def3 ; G II, 139. 129 E 3AGD ; G II, 203.

La circularité causale

68

Nous reviendrons sous peu sur l’affect-affection du corps. Pour

l’instant, nous nous intéressons à la deuxième partie de la définition : en quoi

consiste exactement l’affect-idée, c’est-à-dire en quoi sa définition diffère-t-

elle de celle de l’idée des affections du corps ? Dans sa fonction première,

l’âme est idée des modifications du corps (et des siennes, nécessairement130),

que celles-ci entraînent ou non une variation en puissance. L’affect, en

revanche, n’est l’idée que des affections du corps « par lesquelles la puis-

sance d’agir de ce corps est accrue ou diminuée, secondée ou réduite »,

c’est-à-dire des affections qui impliquent un changement en puissance.

N’est-ce pas là le propre de toute affection ? Non, comme Spinoza le précise

aussitôt après cette définition des affects, dans le premier postulat de cette

partie :

Le corps humain peut être affecté en bien des manières qui accroissent ou

diminuent sa puissance d’agir et aussi en d’autres qui ne rendent sa puis-

sance d’agir ni plus grande ni moins grande131.

Il doit donc exister des idées qui n’impliquent aucun affect, qui ne sont les

idées que des affections du corps par lesquelles la puissance de celui-ci n’est

ni accrue ni diminuée, ni secondée ni réduite132. Certes, ces idées n’incluant

aucun affect sont rares pour l’homme, car on sait par expérience que la

plupart des rencontres du corps avec l’extérieur l’affectent en bien ou en

mal. Mais elles existent, de sorte qu’il n’y a pas d’identité absolue entre les

termes d’« idée » et d’« affect » : on ne peut pas avoir d’affect qui ne soit

pas une idée, mais on peut avoir une idée qui ne soit pas un affect. C’était

déjà la leçon de l’axiome III de la deuxième partie :

Il n’y a de modes de penser, tels que l’amour, le désir, ou tout autre pou-

vant être désigné par le nom d’affect de l’âme, qu’autant qu’est donnée

dans le même individu une idée de la chose aimée, désirée, etc. Mais une

idée peut être donnée sans que soit donné aucun autre mode du penser133.

130 Cf. nos explications au chapitre précédent et, en particulier, les propositions 13 à 19 de la deuxième partie de l’Éthique. 131 E 3Post1 ; G II, 139. C’est nous qui soulignons. 132 Chantal Jaquet propose une analyse fort originale de cette formule en refusant d’y voir, comme on le fait habituellement, une simple tautologie (L’unité du corps et de l’esprit, op. cit., p. 95 sq.). Selon elle, les idées d’accroissement et de diminution supposent que l’événement ou la rencontre modifie directement la puissance d’agir, tandis que la notion de puissance secondée ou réduite suppose un effet indirect sur celle-ci. Cette distinction se révèle très pertinente pour le détail de l’analyse des affects. Dans la mesure où ce n’est pas là notre objet précis, cependant, nous utiliserons simplement les formules plus larges de « modi-fication de puissance » ou « variation » pour mentionner la totalité de ces sortes de change-ment. 133 E 2Ax3 ; G II, 85-86.

Affects et causalité vécue

69

L’affect en tant qu’idée n’a donc pour objet que les affections qui

font varier la puissance du corps. Par conséquent, cet affect est, pour l’âme,

ce qui lui permet de sentir l’évolution de la puissance de son corps : l’affect

représente l’aspect dynamique de l’âme, celui qui la fait osciller, pourrait-on

dire, aux moindres fluctuations de la puissance du corps dont elle est l’idée.

Ainsi, dans l’âme, l’affect est une idée de puissance et non pas simplement

une idée de chose, de corps.

Et en ce qui concerne l’être humain, il y a une variabilité extrême,

permanente et constitutive, de son corps sous l’effet des rencontres avec son

environnement, et par conséquent de sa puissance :

Les individus composant le Corps humain sont affectés, et conséquemment

le Corps humain lui-même est affecté, d’un très grand nombre de manières

par les corps extérieurs134.

Le corps est comme une interface qui prend et donne perpétuellement, et

dont la vie même est un équilibre entre son « intérieur » et son « extérieur »,

entre ce qu’il prend et ce qu’il rejette. La puissance du corps peut être se-

condée par les rencontres positives ou réduite par les rencontres négatives,

au point que la mort ne s’explique que par l’intervention de forces exté-

rieures adverses et par leur plus grande puissance contre la puissance natu-

relle dont chacun est doué135. C’est d’ailleurs pourquoi Spinoza préconise

comme règle élémentaire de la vie pratique de rechercher les bonnes ren-

contres et de fuir les mauvaises, tant que cette recherche ou cette fuite sont

guidées par la raison136. Ce que l’âme exprime par ses affects, c’est donc une

idée de la variation de puissance de son objet, le corps, et ce à chaque instant

– ce qui suppose une extrême sensibilité137.

134 E 2P13Post3 ; G II, 102. 135 « Nulle chose ne peut être détruite sinon par une cause extérieure », affirme Spinoza en E 3P4 (G II, 145), ce qui prépare l’exposé en E 3P6-8 du conatus spinoziste, la thèse de la force ou du désir essentiels de continuer à exister. Dans ce cadre, la mort par maladie, par vieil-lesse, ou le suicide même, ne peuvent être compris que comme un écrasement de la puissance vitale individuelle sous la pression provenant de l’extérieur, comme l’affirme on ne peut plus clairement E 4P20S. Nous verrons plus loin que cet « écrasement » peut être compris comme une modification trop grande dans le rapport de mouvement et de repos qui est constitutif de l’essence de tout corps. 136 Cf. E 4P63C (G II, 258) et E 4A8 (G II, 268). Pour une analyse plus détaillée, cf. égale-ment R. Goetz, « La place de l’éviction et de la fuite dans le perfectionnement éthique », Philosophiques, 29/1, 2002, p. 89-98. 137 Ce point est bien relevé par Pierre Macherey : « C’est dans ce sens que la démonstration de la proposition 2 de la cinquième partie de l’Éthique parle de « l’ébranlement de l’âme ou affect » (animi commotio seu affectus). Le terme commotio exprime littéralement le fait d’être choqué, comme on dit vulgairement être « secoué » par un événement dont on est particuliè-rement « affecté » : la vie affective est entièrement faite de ces innombrables chocs ou secousses, le plus souvent imperceptibles, qui font monter ou descendre la tension de notre

La circularité causale

70

Ceci nous amène à la question principale soulevée par l’examen de

la définition des affects : pourquoi y a-t-il ambivalence de l’affect entre

l’âme, c’est-à-dire le domaine de la pensée, et le corps, c’est-à-dire celui de

l’étendue ? Il en va ainsi parce que l’égalité des attributs, énoncée dans les

propositions 7 et 8 de la deuxième partie, explique que l’âme et le corps sont

une seule et même chose, et par conséquent que tout ce qui se retrouve dans

l’un se retrouve aussi dans l’autre, y compris la variation de puissance. C’est

là l’objet d’un deuxième énoncé de cette égalité, l’identité dans la puissance

de l’âme et du corps cette fois, dans la troisième partie de l’Éthique :

Si quelque chose augmente ou diminue, seconde ou réduit la puissance

d’agir de notre Corps, l’idée de cette chose augmente ou diminue, seconde

ou réduit la puissance de notre âme138.

Selon le schéma de la causalité indirecte du corps sur l’âme présenté

au chapitre précédent, on peut interpréter cette simultanéité comme une

modification substantielle unique, et donc dire que l’affect corporel (la

variation en puissance du corps) cause indirectement l’affect mental (ou la

conscience de cette variation). Or, si l’affect est à la fois dans le corps et

dans l’âme, c’est qu’il exprime directement ce qu’est la chose même. Il

importe de bien comprendre la portée de cette affirmation car elle implique

un statut tout à fait essentiel des affects.

La seule chose qui soit et corps, et âme, c’est la chose individuelle,

qui dans le cas d’un homme est un mode de la substance sous les attributs de

l’étendue et de la pensée. Nous avons expliqué au chapitre précédent pour-

quoi l’âme se trouvait être immédiatement en adéquation avec son corps, ce

en quoi consiste ce que Spinoza appelle la « perception » : l’âme et le corps

sont tous deux les expressions simultanées d’un seul et même être, tous deux

les effets simultanés d’une seule et même cause, à savoir la chose finie elle-

même dans la substance. Nous voyons maintenant par la définition des

affects qu’ils sont à la fois et en même temps (simul) les affections du corps

par lesquelles la puissance de celui-ci est augmentée ou diminuée, et les

idées de l’âme correspondant à ces affections. La seule conclusion à en tirer

régime mental, à mesure que varie simultanément la tension de notre régime corporel. L’affect représente ainsi le changement d’état qui, dans l’âme, exprime un changement d’état du corps, exactement de la même manière que procède un appareil enregistreur, comme par exemple un potentiomètre, en réagissant avec une extrême sensibilité aux transformations de la réalité dont il « perçoit » les variations » (P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spino-za. La troisième partie : la vie affective, Paris, PUF, 1995, n.1 p. 43). Plus précisément, il n’y a pas de relation causale entre le corps et l’âme, comme pourrait le laisser croire l’image du potentiomètre qu’il utilise – laquelle suppose une antériorité, même minimale, entre ce qui est mesuré et ce qui mesure –, mais identité parfaite et absolument simultanée. 138 E 3P11 ; G II, 148.

Affects et causalité vécue

71

nous paraît être que les affects sont les modifications de la chose elle-même

dans sa puissance, modifications qui correspondent dans l’attribut étendue

aux affections du corps, et dans l’attribut pensée aux idées de ces affections.

Les affects ne sont donc ni strictement corporels ni strictement mentaux139 ;

ils ne sont modifiés de manière égale sous ces attributs en deux éléments

distincts (d’une part des affections, d’autre part des idées) que parce qu’ils

ont aussi une cause unique et identique, dans la substance même. Dès lors,

on peut voir les affects comme les modes finis médiats de la substance

modifiée sous la forme de tel ou tel individu particulier.

3.2. La place des affects dans la nature

Que les affects soient donnés « parallèlement » ou de manière

« égale » dans tous les attributs constituant la chose qui varie en puissance

en fait, sans aucun doute à nos yeux, des modes. Pourtant, un interprète de

Spinoza a déjà émis l’hypothèse selon laquelle les affects sont certes des

modes, mais d’un attribut « affectif » autonome. Au terme d’une analyse très

serrée – mais assurément excessive – des affinités de la philosophie spino-

ziste avec la pensée plotinienne, Émile Lasbax140 a placé l’attribut « affec-

tif » dans un continuum ontologique dont les deux extrêmes étaient l’étendue

et la pensée. Cette interprétation, dont on se dit a priori qu’elle ne peut être

qu’erronée, est soutenue par des arguments qui méritent pourtant d’être pris

en considération. La présentation dans ses grandes lignes de cette interpréta-

tion nous permettra, par sa réfutation, de clarifier la question du statut des

affects dans la nature.

3.2.1. L’interprétation d’Émile Lasbax : les affects dans la Nature naturante

La grille de lecture de Spinoza utilisée par Lasbax correspond à celle

de l’univers hiérarchisé de Plotin, dont l’Un représente l’unité et le principe

suprême, et la matière, la division et le degré ontologique le plus bas. Lasbax

établit même le parallélisme parfait qu’il voit entre panthéisme plotinien et

panthéisme spinoziste à l’aide d’un schéma qu’on peut présenter brièvement

ici141. Selon Lasbax, on peut dire que le panthéisme de Plotin intègre, dans

139 Ce point a fait l’objet d’une discussion mémorable entre Robert Misrahi et Jean-Marie Beyssade à la suite d’une communication du premier. Cf. R. Misrahi, « Le désir, la réflexion et l’être dans le système de l’Éthique. Réflexions sur une appréhension existentielle du spinozisme aujourd’hui », in Spinoza au XXe siècle : actes des journées d’étude organisées les 14 et 21 janvier, 11 et 18 mars 1990 à la Sorbonne, Paris, PUF, 1993, p. 129-142. 140 É. Lasbax, La hiérarchie dans l’univers chez Spinoza, Paris, Félix Lacan, 1919. 141 Ibid., p. 353.

La circularité causale

72

l’ordre, les degrés suivants : dans l’éternité : 0) l’Un, 1) l’Intelligence, 2) La

partie supérieure de l’Âme ; dans la durée : 3) la partie inférieure de l’Âme,

4) la Matière. Nous fournissons en annexe de ce chapitre ce schéma fourni

par Lasbax de l’être ou de la nature. On comprend qu’au découpage unique

plotinien correspond, selon lui, le découpage multiple suivant de la nature

chez Spinoza (dans ses propres termes, simplement traduits du latin au

français, et avec sa graphie pour les majuscules) :

Dans la Nature Naturante (« Attributs infinis ») : 0) l’Essence de

Dieu, 1) la Pensée Absolue, 2) l’Amour Absolu, 3) l’Animation Ab-

solue (Absoluta Animatio), 4) l’Étendue Absolue.

Dans la Nature Naturée universelle (Modes infinis immédiats (a) et

médiats (b)) : 1a) l’Entendement infini, 1b) l’Idée de Dieu ; 2a) la

Providence Universelle, 2b) la Cité des Élus ; 3a) l’Âme du Monde,

3b) le Gouvernement de l’Univers (organisme social) ; 4a), le Mou-

vement et le Repos, 4b) la Figure Totale de l’Univers.

Dans la Nature Naturée Particulière (« Modes finis ») : 1) la Loi Ra-

tionnelle, 2) la Loi d’Amour, 3) la Loi Sociale, 4) la Loi Mécanique.

La perversion ou l’ignorance de ces lois donne, respectivement, 1)

l’idée isolée inadéquate, 2) la haine, 3) l’isolement des individus

(état de Nature), 4) les individualités matérielles ultimes.

[Nous avons ajouté ici des chiffres et des lettres pour visualiser à l’écrit ce

qui appartient à une colonne unique et donc correspond exactement à ce qui

porte le même numéro ; voir le schéma en annexe de ce chapitre].

On voit ainsi que dans l’interprétation de Lasbax, il y a un conti-

nuum de l’être, seul garant selon lui de l’unité de celui-ci, qui traverse les

attributs et constitue une réponse tout à fait originale à la « controverse sur

l’attribut » et à la question de l’infinité numérique ou qualitative des attri-

buts. Selon Lasbax, il y a deux attributs extrêmes, la Pensée et l’Étendue, et

entre ceux-ci, des attributs affectifs, lesquels se divisent en affects supérieurs

(l’Absolutus Amor), qui forment une continuité avec la Pensée, et en affects

inférieurs (l’Absoluta Animatio), qui forment une continuité avec l’Étendue.

Plus précisément, cette interprétation des affects intègre une analyse précise

des termes employés par Spinoza pour parler de l’âme, et trace une gradation

continue de l’être humain singulier entre corpus, anima, animus, et mens.

« Anima » représenterait l’affect le plus proche du corps, la sensation, et

« animus » l’affect le plus proche de la pensée, le sentiment.

La progression éthique consisterait simplement dans une ascension

de l’être vers ses formes supérieures, c’est-à-dire les plus éloignées de la

matière, lieu de division, d’obscurité, de mal et d’ignorance ; et l’essence de

chaque être, donc son conatus, ne serait que cette aspiration à une ascension

spirituelle vers le bien :

Affects et causalité vécue

73

Est-il bien nécessaire de discuter et de se perdre en hypothèses sur la nature

exacte de ce conatus ? d’y voir, par exemple, un effort soit entièrement mé-

canique, soit psychologique ou moral ? En réalité aucune de ces interpréta-

tions exclusives ne conviendrait, parce que nous voyons d’avance que cet

effort revêtira successivement l’un ou l’autre de ces aspects suivant la série

des modes, ou plutôt suivant l’attribut auquel il se rapportera. Correspon-

dant aux modes de l’étendue, il apparaîtra comme mécanique ; mais à me-

sure qu’il s’étendra aux modes supérieurs de l’anima, de l’animus, de la

mens, il prendra naturellement une signification de plus en plus élevée, bio-

logique d’abord, puis affective et enfin intellectuelle. Nous passerons en

revue ces nuances successives ; mais ce qu’il importe de mettre en lumière

avant tout, c’est le caractère primitif et fondamental du conatus, antérieu-

rement à ses diverses spécifications dans la série des attributs. Sur ce point,

la pensée de Spinoza n’est pas douteuse : Le conatus est le « principe de

conversion » de tous les systèmes panthéistes, c’est l’effort des êtres pour

remonter à leur source et revenir du mal au bien. Le mal est en effet, pour

Spinoza, ce qu’il était pour l’émanatisme plotinien : le dernier degré de la

procession, la matière, ultime attribut divin. En dépit d’un parallélisme de

façade, l’écoulement des attributs est continu, et le terme extrême qui

marque nécessairement le maximum d’affaiblissement de la Puissance di-

vine, ne peut être que le mal. Tout le système de Spinoza s’achemine vers

cette interprétation142.

Outre le déni flagrant de l’égalité des attributs qu’elle postule, cette

interprétation a pour inconvénient majeur de plaquer ostensiblement sur la

philosophie spinoziste le schéma d’une autre pensée, en utilisant les con-

cepts et postulats de la philosophie néoplatonicienne presque sans adapta-

tion. Mais nous devons lui reconnaître qu’elle rend compte : 1) du statut

ambigu des affects entre l’étendue et le corps, comme cela nous a été révélé

par la simple analyse de la définition III de la troisième partie de l’Éthique ;

2) des passages où Spinoza dit que nous sentons notre corps et que c’est en

cela que consiste l’union de l’âme au corps (et même, pour le Court traité,

dans l’amour du corps par l’âme)143 ; 3) de l’apparent abandon final du corps

142 Op. cit., p. 281-282. 143 « Le premier objet dont l’âme acquiert la connaissance étant le corps, il en résulte que l’âme a pour lui de l’amour et est ainsi unie à lui » (KV 2/19 no14 ; G I, 93). Spinoza appelle dans le Court traité la volonté de l’âme (c’est-à-dire son désir essentiel) de percevoir son corps « amour de l’âme pour le corps », et il précise à plusieurs reprises que c’est en cet amour que consiste le tout de l’union entre l’âme et le corps. Le Traité de la réforme de l’entendement et l’Éthique en revanche placent l’union de l’âme et du corps au niveau de l’âme idée ou perception du corps seulement, et non de l’âme amour du corps. On peut se reporter à TIE 21 : « Après avoir clairement perçu que nous sentons tel corps et nul autre, nous en inférons clairement, d’après moi, que l’âme est unie* au corps, et que cette union est la cause d’une telle sensation » et sa note : *« Par cet exemple on voit clairement ce que je viens de noter. Car, par cette union, nous ne comprenons rien en dehors de la sensation elle-

La circularité causale

74

dans la fusion avec Dieu en laquelle consiste le salut éthique – disparition de

la problématique physique qui, autrement, semble paradoxale pour une

philosophie où l’égalité des attributs est interprétée comme une équivalence

de ceux-ci144 – ; 4) d’une genèse possible de la pensée de Spinoza et de la

ressemblance sous quelques aspects de sa pensée avec celle des courants

néoplatoniciens et kabbalistiques ; 5) de ce que les contemporains de Spino-

za ont dit de lui, et, quoique rarement, d’éléments mentionnés par les lettres

mais absents des œuvres145. Ajoutons que cette interprétation, bien qu’elle

forge parfois un vocabulaire nouveau pour donner sens au texte (Absoluta

animatio ici, par exemple), s’appuie par de très nombreux aspects sur le

texte lui-même et en éclaire de multiples détails. Enfin, fait notable, elle ne

s’en tient pas à l’Éthique seule mais trace une belle continuité entre tous les

ouvrages146, et notamment une véritable unité de pensée entre l’Éthique et le

Traité Théologico-Politique.

De grotesque que cette interprétation de Lasbax pouvait paraître au

premier abord, elle devient donc digne d’intérêt pour quiconque prend la

peine d’en suivre l’argumentation apparemment serrée et érudite, et doit être

réfutée dans les règles. Si cette interprétation était juste, alors Spinoza

s’insérerait dans une longue tradition et en serait l’aboutissement génial,

celui qui aurait pris sur lui de résoudre tous les problèmes de l’adaptation du

même » (TIE 21 & Adn. 1 ; G II, 11), et à E 2P13 et son scolie : « L’objet de l’idée consti-tuant l’Âme humaine est le Corps, c’est-à-dire un certain mode de l’étendue existant en acte et n’est rien d’autre (...). Scolie : Par ce qui précède nous ne connaissons pas seulement que l’Âme humaine est unie au Corps, mais aussi ce qu’il faut entendre par l’union de l’Âme et du Corps » (E 2P13 et S ; G II, 96). Spinoza a dû trouver que la formulation en « idée » du corps était plus précise et complète que celle en amour. Comme nous le verrons, l’amour est un affect, donc en tant que tel il n’est donné en l’âme que lorsque celle-ci progresse en puis-sance. Mais Spinoza veut dire que l’âme est toujours l’idée du corps, qu’elle lui est toujours unie, et ce, qu’elle en ait conscience ou non. Par conséquent, la formulation en « amour », sans être fausse, était incomplète, et le terme plus générique d’idée inclut l’amour sans s’y réduire. On voit donc que ce détail ne constitue en aucun cas un argument spécifique pour l’interprétation de Lasbax. 144 Nous avons développé une critique de cette forme d’inachèvement du projet éthique du côté du corps, qui ne joue aucun rôle équivalent à celui de la connaissance dans l’accès à la béatitude, dans notre « Nature, désir, plaisir : une lecture spinoziste de Sade », à paraître dans Dix-Huitième Siècle, vol. XXXVII, 2005. 145 Lasbax tient pour acquis que Spinoza avait une doctrine exotérique, celle transmise par les œuvres que nous possédons, et une doctrine ésotérique, réservée à ses fidèles, qui aurait été contenue dans les manuscrits détruits par lui avant sa mort (acte mystérieux de destruction rapporté par ses biographes). C’est l’un des postulats sur lesquels repose toute la légitimité de son interprétation, et c’est pourquoi il l’énonce dès son introduction (op. cit., p. 5). Ce qui fait la force de cette justification fait cependant aussi sa faiblesse, puisque précisément, c’est un postulat, irréfutable mais indémontrable aussi. Nous ne lui accordons guère de crédit. 146 Une hypothèse de Lasbax est que Spinoza n’a cessé de tenter de faire disparaître les traces de l’influence de la kabbale sur sa pensée, et il justifie cette hypothèse d’évolution dans les comparaisons qu’il trace entre le Court traité et l’Éthique.

Affects et causalité vécue

75

néoplatonisme à la pensée juive, tout d’abord, puis au mécanisme et à la

pensée moderne cartésienne, ensuite147 : et il y serait parvenu. Si Wolfson a

proposé, vingt-cinq ans plus tard, une interprétation faisant de la philosophie

de Spinoza une simple synthèse d’éléments déjà tous présents dans la philo-

sophie médiévale148, personne n’est allé aussi loin que Lasbax dans l’étude

de l’influence possible du néoplatonisme sur Spinoza par l’intermédiaire de

la kabbale juive, tout en voyant en sa pensée une source réelle de nouveauté.

3.2.2. Réfutation de Lasbax : les affects ne sont que des modes de la pensée et de l’étendue

Mais si cette interprétation était juste, Spinoza devrait aussi être vu

comme un philosophe pour qui le mal est du côté de l’Étendue et le bien du

côté de la Pensée, ces deux attributs représentant alors des extrêmes totale-

ment inégaux de puissance. Cette interprétation, tout en conférant à la pen-

sée de Spinoza une nouveauté et un génie réels pour résoudre tous les pro-

blèmes philosophiques passés et contemporains à son époque, fait totalement

fi de ce qui apparaît à juste titre comme l’un des éléments les plus fonda-

mentaux de son système, justement, à savoir l’idée que tous les attributs,

selon la définition de Dieu au début de l’Éthique, « constituent » la subs-

tance et en expriment l’essence éternelle et infinie (E 1Def. 6). De plus,

l’idée même d’un continuum entre les attributs contredit leur hétérogénéité

découverte au scolie de E 2P7C. L’interprétation de Lasbax dit rendre

compte de E 2P7 comme la lecture « paralléliste » en prétendant qu’il n’est

formellement écrit à aucun endroit que les modifications de l’étendue ont

autant de valeur que celles de la pensée, et qu’il est simplement posé ou bien

que celles-ci sont toujours données en même temps que celles-là, ou bien

qu’elles les accompagnent toujours, ou bien qu’elles leur correspondent

nécessairement, etc. Même si c’était vrai, on ne voit pas pourquoi Spinoza

n’aurait pas clairement énoncé cette différence prétendument doublement

ontologique et axiologique. Or, c’est de toute façon faux, puisque Spinoza

énonce bien une équivalence de puissance entre les différents attributs que

Lasbax occulte totalement : « La puissance de penser de Dieu est égale à sa

puissance actuelle d’agir »149 (E 2P7C). On ne saurait être plus clair.

D’autres éléments contredisent encore l’interprétation de Lasbax,

comme l’assertion sans ambiguïté par Spinoza du fait que l’âme humaine ne

147 L’idée que le but de Spinoza était d’opérer une synthèse entre le vitalisme antique (l’idée de surabondance du Principe) et le cartésianisme qui aurait été jugé trop négateur de vie par Spinoza est avancée dans le premier chapitre du deuxième livre de La hiérarchie dans l’univers chez Spinoza, op. cit., p. 63-74 (« Le Thème directeur de l’Adaptation »). 148 H. A. Wolfson, The Philosophy of Spinoza, op. cit. 149 E 2P7C ; G II, 89.

La circularité causale

76

connaît que deux attributs, qui sont l’étendue et la pensée. Dans le même

ordre d’idées, on peut se demander par exemple pourquoi Spinoza n’aurait

aucunement mentionné les affects en donnant à Schuller des exemples de

modes infinis et finis, immédiats et médiats, dans les différents attributs150.

Tous ces éléments sont si fondamentaux qu’ils suffisent pour mettre à bas

l’interprétation faisant des « Affects » un ou des attributs intermédiaires, et il

n’est pas besoin de nier la validité d’autres arguments de Lasbax pour que ce

point soit évident.

Comment se fait-il alors que Lasbax l’ait ignoré, s’il cherchait tant à

conforter son interprétation sur une assise textuelle ? Simplement en cher-

chant dans le détail du texte même ce qui lui a permis de ne pas en voir la

signification évidente. En jouant sur les mots : Spinoza, dit-il, ne parle

jamais que de « concevoir » les attributs, par l’entendement donc, tandis

qu’on ne peut que « sentir » les affects. C’est-à-dire qu’ils nous sont connus,

oui, mais pas par une idée de l’entendement : par expérience ou émotion

seulement. Dans cet ouvrage d’exposition more geometrico qu’est l’Éthique,

il n’y aurait pas eu de place pour parler des affects comme d’« attributs »151.

Puisque les affects relèveraient de l’anima et de l’animus, ils ne pourraient

en effet être perçus par la mens ou l’entendement, objet principal du propos

de l’Éthique et seul point de vue à partir duquel les attributs se distingue-

raient les uns par rapport aux autres. Cette justification nous paraît toutefois

absolument irrecevable à propos d’un ouvrage qui se termine sur l’amour

intellectuel de Dieu et la béatitude – des sentiments –, et qui, par deux de ses

parties (III et IV), analyse directement les affects, sans parler de sa visée

évidente de systématicité, c’est-à-dire de complétude du propos.

Lasbax continue à justifier qu’on puisse parler des affects comme de

modes d’un ou de plusieurs attributs « affectifs » en s’appuyant sur le fait

que Spinoza parle toujours des « autres attributs » sans dire que l’être hu-

main en est composé, alors que, logiquement, toute chose singulière doit être

constituée par l’infinité des attributs, et donc en avoir une forme de connais-

150 « Pour les exemples que vous demandez, ceux du premier genre sont pour la Pensée, l’entendement absolument infini, pour l’Étendue le mouvement et le repos, ceux du deuxième genre la figure de l’Univers entier qui demeure toujours la même bien qu’elle change en une infinité de manières », Ep. 64 ; G IV, 278. 151 « Car l’Éthique était composée more geometrico, c’est-à-dire au strict point de vue de l’entendement (...). Spinoza se voyait à jamais interdit d’introduire les termes intermédiaires dans la chaîne de ses déductions : il lui était aussi impossible d’exprimer, dans son langage intellectualiste, la continuité de l’âme et du corps, qu’il est impossible au mathématicien d’exprimer rationnellement les rapports que peut soutenir dans l’absolu la figure géométrique avec son équation analytique. Il y a là, pour l’entendement, deux expressions parallèles, deux domaines radicalement irréductibles l’un à l’autre » (É. Lasbax, op. cit., p. 149). C’est le même argument qui justifie, selon lui, que Spinoza ne parle nullement d’une hiérarchie entre les attributs.

Affects et causalité vécue

77

sance dans son âme, puisque celle-ci en est l’idée unique (une chose n’a

qu’une âme : comment comprendre alors que notre âme ne « comprenne »

que des modifications de l’étendue et de la pensée ?, problème que nous

avons déjà rencontré). Il s’appuie par conséquent sur les passages où il est

question des « autres » attributs, des attributs « inconnus de nous », en

tentant de dire que cette non-connaissance n’existe que du point de vue de

l’intellect, mais pas du point de vue de notre expérience, qui nous révèle des

affects qui ne correspondent pourtant qu’à des « idées confuses » dans

l’intellect. De plus, l’âme unique inclurait réellement toutes ces modalités de

l’être à chaque fois que Spinoza ne la prendrait pas dans le sens restrictif

d’« entendement » :

Tous ces attributs inconnus correspondent aux modalités du sentiment, de

sorte que, s’ils sont inconnaissables pour la pensée pure, c’est que leur réa-

lité intime consiste seulement dans une coloration émotionnelle, irréduc-

tible à l’idée claire. C’est un fait sui generis, un Gevoel (= Gefühl) qui, s’il

se traduit dans l’âme pensante [en] une idée confuse et inadéquate, n’en

conserve pas moins dans son propre domaine, une réalité inexprimable.

Dans tous les cas, nous le voyons, le retentissement de ces modes se fait

également sentir dans l’âme pensante ; celle-ci les exprime, comme elle ex-

prime toute réalité, et c’est pourquoi Spinoza parle ici de l’« âme en géné-

ral » qui contient non pas seulement les idées correspondant à l’étendue ou

même à sa propre essence, mais encore les idées confuses, reflets de ces

modes inexprimables du sentiment152.

Toute intéressante que soit cette idée, elle n’en reste pas moins

dénuée de toute justification textuelle. La justification textuelle qu’invoque

Lasbax serait assez faible en soi comme élément de preuve (l’usage de la

précision « en général ») si elle existait, ce qui n’est de toute manière pas le

cas dans le passage auquel il fait référence : il inscrit son propos dans le

cadre d’un commentaire des quatre derniers paragraphes du deuxième ap-

pendice du Court traité et pourtant, il n’est pas question de l’« âme en géné-

ral » dans ces lignes, ni d’ailleurs dans tout l’Appendice, mais seulement de

l’« âme » tout court (ziel). Lasbax a raison de souligner que les affects sont

sentis, mais cela n’implique pas plus sa thèse que celle de l’égalité des

attributs qui, elle, a en revanche un soutien textuel direct.

Nous pensons ainsi pouvoir écarter totalement cette interprétation à

de multiples égards majestueuse, peut-être, mais trop peu fondée sur le texte

malgré son intention d’en rendre compte – et malgré son succès relatif quant

à certains points. Cette interprétation est biaisée de part en part par le désir

de faire rentrer à tout prix Spinoza dans le schéma de la tradition néoplatoni-

152 É. Lasbax, op. cit., p. 169-170.

La circularité causale

78

cienne. Certains points de rapprochement vus par Lasbax permettent, au

mieux, de montrer que Spinoza connaissait, et a été en partie influencé par,

cette tradition philosophique ; mais en aucun cas qu’il en a adopté les thèses

fondamentales. Les affects ne sont pas des modifications d’un ou de plu-

sieurs attributs « affectifs » intermédiaires entre l’étendue et la pensée,

placés dans un continuum de gradation qualitative ontologique. Les affects

ne sont pas des attributs, ne relèvent pas d’un ou de plusieurs attributs autres

que la pensée et l’étendue, n’ont aucune existence dans la Nature naturante :

ce ne sont que des modes, des modes à la fois de l’étendue et de la pensée

(les « modes de penser, tels que l’amour, le désir, ou tout autre pouvant être

désigné par le nom d’affect de l’âme », selon ce qu’en dit Spinoza lui-

même153), les deux attributs étant égaux.

3.2.3. Les affects comme modes finis « médiats » des modes susceptibles de conscience

À notre questionnement initial sur la place des affects dans le sché-

ma de la nature, on peut commencer par répondre avec certitude qu’ils

appartiennent à la Nature naturée, c’est-à-dire que ce ne sont que des modes,

et qu’ils doivent se retrouver parallèlement dans tous les attributs. Dès lors,

une tentative d’interprétation est possible. Il semble clair en effet que dans

l’attribut Pensée, les affects « modes du penser » sont des déductions mo-

dales de l’idée elle-même, puisque dans l’axiome que nous venons de rappe-

ler (E 2Ax3) ils sont clairement secondaires par rapport à l’idée, et n’existent

que quand une idée est donnée. On peut supposer que de même que la Na-

ture universelle (les modes infinis) se partage en immédiate et en médiate,

comme on le comprend à partir de E 1P21 à 23 et de la lettre 64 à Schuller,

de même la Nature particulière (les modes finis) se partage en immédiate et

médiate. Les modes finis « immédiats » seraient le corps et l’âme, les modes

finis « médiats », c’est-à-dire ce qui suit de ces modes, les déterminations du

corps et la volonté de l’âme (ou « décret de l’âme »). Il y aurait affect dans le

cas où ces dernières seraient données dans une chose particulière assez

complexe, donc assez puissante, pour avoir conscience de la puissance

qu’elle exprime (pour que ces déterminations corporelles et ces décrets de

l’âme soient conscients).

Selon cette hypothèse, les affects ne peuvent donc pas être placés de

manière fixe dans le schéma de la nature, car leur existence dépend toujours

du type d’individu qui les éprouve, c’est-à-dire de la puissance ou de la

complexité du rapport essentiel de cet individu – nous verrons dans la partie

153 « Modi cogitandi, ut amor, cupiditas, vel quicunque nomine affectus animi insigniuntur » (E 2Ax3 ; G II, 85).

Affects et causalité vécue

79

suivante que la conscience n’est pas donnée à tous les êtres. Mais il peuvent

au moins être vus comme les modes finis médiats de certains modes finis

que nous pourrions appeler immédiats, à savoir les âmes et les corps des

individus assez complexes pour les éprouver. Le chapitre suivant établira

que les affects sont la « volonté » (ou l’effort, ou le décret) de l’âme, et la

« détermination » du corps lorsque ceux-ci sont conscients, mais cette quali-

fication comme modes finis « médiats » nous permet surtout de comprendre

dès à présent que les affects sont le tout de l’âme ou le tout du corps lors-

qu’une variation de puissance se joue en eux.

En effet, si l’individu est « affecté » par l’ordre des rencontres exté-

rieures, son être en est immédiatement rendu plus puissant ou moins puis-

sant. L’affect n’est autre que le mouvement de variation de puissance, qui

s’exprime immédiatement dans le corps comme dans l’âme. L’âme sent ou a

conscience de cette variation ; cette variation affective est ainsi ce qu’elle

sent de soi et du corps – c’est la conscience même de soi, comme nous le

verrons sous peu. Ce n’est, en tout cas, pas une idée parmi d’autres en l’âme,

ou une détermination parmi d’autres dans le corps : c’est l’âme, et c’est le

corps, dans leur détermination par la rencontre extérieure154.

On ne peut parler de manière appropriée d’une comparaison de de-

grés de puissance entre eux par l’âme, mais il importe de saisir que l’affect

est lui-même cette comparaison en ce qu’il exprime plus ou moins de puis-

sance qu’auparavant. Comme le précise Spinoza,

Si je dis force d’exister plus grande ou moindre qu’auparavant, je

n’entends point par là que l’Âme compare l’état présent du Corps avec le

passé, mais que l’idée constituant la forme de l’affect affirme du Corps

quelque chose qui enveloppe effectivement plus ou moins de réalité

qu’auparavant155.

Il suffit pour l’âme d’éprouver des affects pour savoir si elle (ou le corps

qu’elle exprime sous l’attribut pensée) est plus ou moins puissante, sans

qu’elle ait besoin de faire appel à sa mémoire pour comparer l’intensité de sa

puissance actuelle avec celle de sa puissance passée. S’il en va ainsi, c’est

bien parce que le mode est tout entier modifié, tant dans son corps que dans

son âme, d’une manière qui augmente ou diminue sa puissance, et qu’il ne

peut que le savoir immédiatement – le sentir, l’éprouver. Il n’y a besoin ici

d’aucun processus réflexif, c’est un pur automatisme ; l’affect n’est pas un

154 « Un affect, dit Passion de l’Âme, est une idée (...) par la présence de laquelle l’Âme est déterminée à penser à telle chose plutôt qu’à telle autre », dit la définition générale des affects (E 3 AGD ; G II, 203. C’est nous qui soulignons). 155 E 3 AGD Ex ; G II, 204.

La circularité causale

80

épiphénomène de l’être, c’est l’être. La chose singulière qui éprouve un

affect est tout entière dans son affect ; mieux : elle est cet affect.

3.3. La circularité vécue âme-corps : les affects comme

médiats de l’expérience

Si les affects sont bien les modes médiats – et dans ce cas les modes

les plus « lointains », les plus médiats, de la causalité divine substantielle –,

le schéma causal de remontée en spirale (verticale ascendante et horizontale

à la fois, c’est-à-dire de la circularité causale insérée dans la durée réelle),

doit les intégrer. Il n’y a aucune contradiction, étant donné la nature puis-

sante de la substance, à voir dans les effets eux-mêmes des causes actives,

comme cela se déduit facilement à partir de E 1P36156 et de nos analyses

antérieures. Même les effets ont des effets, et des effets qui modifient con-

crètement la substance. On peut donc poser que les affects, lorsqu’ils sont

donnés en un individu, sont la forme la plus déterminée qui exprime, modifie

ou affecte la substance même. Mais à cette causalité objective vient, comme

nous l’avons vu au chapitre précédent, se superposer la causalité vécue, qui

est la manière dont l’individu éprouve l’union de son âme et de son corps.

Pour l’être humain, les affects doivent donc logiquement être les médiats de

cette expérience d’évolution dans la durée. Nous allons voir que, là aussi, se

joue la circularité causale entre cause et effet, substance et mode, ou immé-

diat et médiat, d’une manière telle que l’augmentation pour l’être humain de

sa puissance essentielle – donc substantielle – passe par l’expérience de ses

affects et leur réforme.

Les affects, nous l’avons compris, sont les manières d’être du corps

et de l’âme lorsque ceux-ci varient en puissance ; ils sont l’âme et le corps

eux-mêmes, dans leur détermination. Ce statut leur confère un rôle causal

sous chacun de ces aspects, et mieux encore, fait d’eux en quelque sorte le

miroir où se joue l’égalité des attributs, c’est-à-dire le moment de l’identité

substantielle entre l’âme et le corps qui justifie que les deux évoluent paral-

lèlement ou de manière « égale ». Précisons tout d’abord que puisque seules

des choses de même ordre peuvent avoir une influence l’une sur l’autre

(principe qui justifie l’hétérogénéité des attributs157), ce n’est qu’en tant que

pensée qu’un affect agira sur l’âme, et qu’en tant qu’affection corporelle

156 « Rien n’existe de la nature de quoi ne suive quelque effet », E 1P36 ; G II, 77. 157 Ce principe était énoncé dès la définition de la chose finie donnée au début de l’Éthique, car c’est justement cet élément de limitation possible par une chose de même nature qui détermine la finitude d’un être : « Cette chose est dite finie en son genre, qui peut être limitée par une autre de même nature. Par exemple un corps est dit fini, parce que nous en concevons toujours un autre plus grand. De même une pensée est limitée par une autre pensée. Mais un corps n’est pas limité par une pensée, ni une pensée par un corps », E 1Def2 ; G II, 45.

Affects et causalité vécue

81

qu’un affect agira sur le corps. Par là s’explique, puisque les affects sont

l’état de la chose elle-même dans sa détermination ultime sous tous les

attributs, l’impression d’interaction que l’on a d’un attribut sur l’autre. Ainsi,

la superposition à la chaîne ontologique d’une chaîne de causalité vécue

passant d’un attribut à l’autre se justifie grâce à l’unité de soi éprouvée dans

les affects. Selon le schéma ontologique cependant, l’interaction entre les

affects ne peut jouer qu’au sein d’un même attribut, que l’affect concerne la

pensée ou qu’il concerne le corps. C’est en appliquant alors le modèle de la

causalité vécue qu’on peut rendre compte du fait qu’on éprouve les effets

d’une affection corporelle dans la pensée et vice-versa.

La façon dont un affect agit sur un affect est illustrée par Spinoza

dans le passage suivant :

Un affect, en tant qu’il se rapporte à l’âme, ne peut être réduit ni ôté sinon

par l’idée d’une affection du corps contraire à celle que nous éprouvons et

plus forte qu’elle. Car un affect par lequel nous pâtissons ne peut être réduit

ni ôté sinon par un affect plus fort que lui et contraire à lui (Prop. préc.),

c’est-à-dire (Déf. gén. des Aff.) par l’idée d’une affection du corps plus

forte que celle dont nous pâtissons et contraire à elle158.

Autrement dit, suite à la rencontre d’un autre individu occasionnant une

variation de puissance (par exemple, la « rencontre » de l’eau pour l’assoiffé,

c’est-à-dire son ingestion, qui lui procure un bienfait et donc une augmenta-

tion de puissance), une affection est donnée dans le corps de cet individu qui

exprime une variation de puissance (un comblement physique dans le cas de

l’assoiffé), et identiquement – « parallèlement » – un affect est donné dans

l’âme qui exprime la même variation de puissance (une joie correspondant à

l’anéantissement de la soif). Ce qui explique dans notre exemple

l’anéantissement de l’affect de soif dans l’âme (ou du désir de boire), c’est

bien « l’idée d’une affection du corps contraire à celle que nous éprouvons et

plus forte qu’elle », à savoir, l’idée de la manière dont le corps est affecté

par l’eau bue. Ce n’est pas le nouvel état du corps lui-même de manière

directe, mais seulement de manière indirecte, en tant qu’il modifie la subs-

tance de la chose unique qui fait donc « se refléter » immédiatement cette

modification dans son âme sous la forme d’une idée. Cette idée est contraire,

car elle représente une joie, à l’idée du corps affecté par le manque d’eau,

qui était une tristesse, et ainsi la joie est plus forte que cette dernière

(puisque c’est une joie, et de plus, puisqu’elle est imaginée comme pré-

sente).

158 E 4P7C ; G II, 215.

La circularité causale

82

Les affects agissent donc les uns sur les autres de manière à modifier

simultanément l’âme et le corps parce qu’ils sont, justement, à la fois âme et

corps, et concernent directement la chose dans la substance. Un exemple de

ce type d’action d’un affect sur un autre qui entraîne une modification dans

le corps et dans l’âme est donné par l’auteur de l’Éthique lui-même, dans le

dernier scolie de la troisième partie avant les Définitions des affects. Spinoza

y évoque le cas de figure d’une affection qui détermine le corps d’une ma-

nière radicalement nouvelle, de telle sorte que l’âme s’en trouve modifiée

d’une variation de puissance et que cet affect lui-même, en tant qu’idée,

devienne cause d’une nouvelle modification de l’âme. En occasionnant

d’autres idées, l’affect devient cause d’un nouveau désir :

Il reste cependant à observer au sujet de l’Amour que, par une rencontre

très fréquente, quand nous jouissons de la chose appétée, le Corps peut ac-

quérir par cette jouissance un état nouveau, être par là autrement détermi-

né, de façon que d’autres images de choses soient éveillées en lui, et que

l’Âme commence en même temps à imaginer autre chose et à désirer autre

chose159.

On pourrait continuer en disant qu’à ce nouveau désir correspond alors une

nouvelle affection du corps, et ainsi de suite, car on retrouve alors le point

d’où on était parti. Sans parler des cas où la modification est si radicale, il

faut comprendre que c’est le mécanisme de tous les affects qui est ici décrit,

tel qu’on le vit, c’est-à-dire dans un échange permanent entre le corps et

l’âme. La partie de la citation soulignée montre bien que le corps est modifié

par l’affect lui-même, et parallèlement, que le résultat de cette modification

donne lieu à une nouvelle idée dans l’âme et à de nouveaux désirs.

Lorsque nous parlons de circularité causale entre les affects de l’âme

et du corps par « l’intermédiaire » de la substance, il faut bien comprendre

que ce n’est pas une circularité parfaite et statique mais, comme nous

l’avons esquissé plus haut, ce qu’on pourrait appeler une spirale ascendante,

un renforcement qui s’alimente en soi-même et se construit sans cesse plus

avant à partir de ses acquis, dans l’évolution qui caractérise l’être. Ce qui fait

cette différence, c’est la durée. Il est donc incontestable que, selon la causa-

lité que nous avons appelée « verticale » dans notre premier chapitre, la

variation dans la chose même, dans la ou sa « substance », est cause de

l’affect qui, selon les attributs, est affection du corps ou affect de l’âme.

Dans un deuxième moment, cependant, et cette fois selon la causalité que

nous avons appelée « horizontale » et qui est celle de l’ordre des rencontres

entre les choses finies, l’affection du corps est en cette chose une détermina-

159 E 3P59S ; G II, 189 (c’est nous qui soulignons).

Affects et causalité vécue

83

tion (une cause) à être disposée d’une nouvelle manière, et parallèlement,

l’affect dans l’âme est en elle une détermination (une cause) à être disposée

d’une nouvelle manière, c’est-à-dire une volonté tournée vers un nouvel

objet. D’où l’action, d’où l’évolution, la progression d’un instant à l’autre,

qui fait qu’un individu change et agit de manière conséquente suivant ses

appétits. Il ne suffit pas en effet de dire que l’individu a un appétit de faire

quelque chose, il faut expliquer encore comment le passage à l’action

s’explique en termes purement mécaniques à partir du moment où cet appétit

est donné, ce qui n’est possible qu’à l’aide de la compréhension de

l’emboîtement de ces deux causalités – emboîtement qui permet la rétroac-

tion exposée ci-dessus. Les « premier » et « deuxième » moments que nous

venons de distinguer s’emboîtent alors dans la durée et on aurait pu expli-

quer le passage à l’action en prenant le deuxième comme cause du premier

de manière identique, puisque, indéfiniment, l’un et l’autre s’enchaînent

causalement – et se succèdent ainsi.

Les affects sont donc au cœur de notre sentiment de nous-mêmes

comme âme et corps unis ; et en tant que modifications (ou déterminations)

ultimes de la substance, ils jouent aussi un rôle causal dans l’évolution (ou la

vie) absolue de celle-ci. Car si les modes peuvent être envisagés à la fois

comme causes « verticales » envers la substance et comme causes « horizon-

tales » envers l’existence d’autres modes, il en va de même des affects, qui

sont des modalités de l’être. Mais les affects ont une caractéristique supplé-

mentaire qui va les amener à jouer un rôle déterminant dans le projet

éthique : ils nous intéressent particulièrement en ceci qu’ils correspondent

nécessairement au moment d’une fusion entre la causalité ontologique et la

causalité vécue. En effet, la causalité vécue est celle que nous sentons. Mais

ce que nous sentons, ce sont surtout nos affects, puisque les idées qui

n’incluent aucune variation de puissance « passent inaperçues », si l’on peut

dire – au sens courant comme au sens technique, elles ne nous affectent pas.

Or les affects expriment nécessairement l’état de notre être dans sa vérité,

puisqu’ils sont notre être, et par là même sont l’état réellement modifié de la

substance sous la forme déterminée de notre individualité. La causalité

vécue à travers les affects est nécessairement la causalité réelle de

l’évolution dans la substance ; à cause de l’automatisme et de l’immédiateté

de la sensation de soi, elle ne peut être une simple illusion. Nous voyons dès

lors qu’à la différence des idées que peut avoir notre âme, et qui, parce

qu’elle n’est qu’un point de vue fini sur le tout de la nature, peuvent être

inadéquates, l’idée qu’elle est est nécessairement adéquate.

Si c’est bien, alors, dans sa détermination affective que cette idée

s’éprouve elle-même, ce doit être là aussi qu’on doit chercher le point de

La circularité causale

84

départ de sa réforme volontaire d’elle-même. Le fondement du progrès

éthique doit par conséquent partir de ce que seul les affects incluent ou

impliquent : la conscience de soi.

Partie II

Conscience de soi et éthique

Chapitre IV

L’essence comme conatus

Nous avons déjà eu à utiliser cet élément fondamental de l’ontologie

spinoziste qu’est la définition dynamique de l’essence de toute chose lors-

que, dans notre premier chapitre, nous avions expliqué pourquoi la liberté en

Dieu excluait tout libre arbitre et équivalait à la nécessité. Ce qui était alors

ressorti de nos analyses, c’était que la causalité « immanente mais non

transitive » de Dieu aux choses (E 1P18) était une causalité de la puissance

de Dieu, puissance qui constituait son essence (E 1P34). L’immanence de

cette causalité verticale justifie que l’essence de toute chose singulière soit

également sa puissance – en l’occurrence, un certain degré de puissance,

puisqu’elle n’est pas infinie. Les modes finis, en effet, ne sont que des

modifications de la substance, de sorte que tout leur être, comme celui de

l’individu total constitué par leur ensemble qu’est le tout de la nature, ex-

prime et manifeste l’infinie puissance substantielle qui en est la source, quels

que soient les événements qui ponctuent le cours de leur existence. Il n’est

donc pas d’être en dehors de la puissance : tout ce qui est, est expression de

la puissance divine ou substantielle, et même ce qui est moins puissant l’est

encore assez pour être, sans quoi – ce qui est une tautologie – il ne serait pas.

Les énoncés fondamentaux de l’ontologie des essences comme

expressions de puissance sont donnés dans la troisième partie de l’Éthique :

Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être

(E 3P6)160.

Les choses singulières en effet sont des modes par où les attributs de Dieu

s’expriment d’une manière certaine et déterminée (Coroll. de la Prop. 25,

p. I), c’est-à-dire (Prop. 34, p. I) des choses qui expriment la puissance de

Dieu, par laquelle il est et agit, d’une manière certaine et déterminée ; et

aucune chose n’a rien en elle par quoi elle puisse être détruite, c’est-à-dire

qui ôte son existence (Prop. 4) ; mais, au contraire, elle est opposée à tout

ce qui peut ôter son existence (Prop. préc.) ; et ainsi, autant qu’elle peut et

qu’il est en elle, elle s’efforce de persévérer dans son être (E 3P6D)161.

L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est

rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose (E 3P7)162.

160 E 3P6 ; G II, 146. 161 E 3P6D ; G II, 146. 162 E 3P7 ; G II, 146.

La conscience de soi

90

La démonstration de la proposition 7, en plus d’expliquer par un synonyme

l’expression « essence actuelle », identifie parfaitement conatus (effort) et

potentia (puissance) :

Donc la puissance ou l’effort (potentia, sive conatus) par lequel, soit seule,

soit avec d’autres choses, elle fait ou s’efforce de faire quelque chose,

c’est-à-dire (Prop. 6, p. III) la puissance ou l’effort (potentia, sive conatus)

par lequel elle s’efforce de persévérer dans son être, n’est rien en dehors de

l’essence même donnée ou actuelle de la chose163.

Chaque chose est une modification de la puissance divine, et cette puissance

qui constitue l’essence de Dieu constitue donc aussi l’essence de chaque

chose individuelle donnée comme existante164.

La notion d’affect nous fait replonger dans l’ontologie de la puis-

sance, mais à l’aune des éléments développés ci-dessus sur l’âme-idée du

corps. C’est donc de nouveau de l’âme humaine qu’il sera question dans ce

chapitre, mais cette fois, sous l’angle de sa puissance. Nous verrons que

c’est parce qu’il concerne directement le conatus d’un individu que le désir

de préserver un certain rapport essentiel, que nous qualifierons différemment

dans le cas du corps et dans celui de l’esprit, est la source d’un automatisme

de progrès en cet individu.

4.1. Choses existantes et non existantes

Il faut préciser qu’il n’est question ici que de l’essence des choses

existantes, c’est-à-dire des individus qui expriment certo, & determinato

modo la puissance de Dieu (les attributs165), donc de ceux qui ont une durée

parmi les choses finies :

Sitôt que des choses singulières sont dites exister non seulement en tant que

comprises dans les attributs de Dieu, mais en tant qu’elles sont dites durer,

163 E 3P7D ; G II, 146. 164 C’est ce que Gilles Deleuze a appelé l’univocité des attributs : « Les attributs, selon Spinoza, sont des formes d’être univoques, qui ne changent pas de nature en changeant de “sujet”, c’est-à-dire quand on les prédique de l’être infini et des êtres finis » (G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, p. 40). Cette univocité des attributs revêt à ses yeux une importance essentielle pour faire de l’expressionnisme spinoziste le plus accompli qui ait jamais existé. 165 On remarque que la démonstration de la proposition 6 que nous venons de citer trace parfaitement l’équivalence entre attributs et puissance de Dieu ; et l’on peut évoquer égale-ment E 2P10C selon lequel « l’essence de l’homme est constituée par certaines modifications des attributs de Dieu » (G II, 93).

L’essence comme conatus

91

leurs idées aussi envelopperont une existence par où elles sont dites du-

rer166.

Les choses non existantes ont certes une essence, mais celle-ci ne se dis-

tingue pas des autres comme cela se produit par le passage à l’existence,

lorsque la chaîne infinie des causes finies, ou l’ordo communis de la nature,

détermine la naissance d’un nouveau mode fini.

Trois passages dans l’œuvre de Spinoza reviennent sur cette ques-

tion. Le scolie de la proposition 8 citée ci-dessus, tout d’abord, prend

l’exemple de rectangles qui sont, en nombre infinis, contenus comme possi-

bilités dans un cercle donné. Mais tant qu’aucun n’est réellement tracé dans

le cercle, leurs idées n’ont d’existence que dans l’idée du cercle. Une fois un

rectangle précis tracé, en revanche, l’idée de ce rectangle acquiert une sorte

de supériorité ontologique sur les autres :

Un cercle est, on le sait, d’une nature telle que les segments formés par

toutes les lignes droites se coupant en un même point à l’intérieur donnent

des rectangles équivalents ; dans le cercle sont donc contenues une infinité

de paires de segments d’égal produit ; toutefois, aucune d’elles ne peut être

dite exister si ce n’est en tant que le cercle existe, et, de même, l’idée

d’aucune de ces paires ne peut être dite exister, si ce n’est en tant qu’elle

est comprise dans l’idée du cercle. Concevons cependant que de cette infi-

nité de paires deux seulement existent, savoir D et E. Certes leurs idées

existent alors non seulement en tant que comprises dans l’idée du cercle,

mais aussi en tant qu’elles enveloppent l’existence de ces paires de seg-

ments ; par où il arrive qu’elles se distinguent [distinguantur] des autres

idées des autres paires167.

Qu’est-ce qui détermine le fait que la paire de segments D et E soit tracée

dans le cercle ? C’est l’ordre causal « horizontal » qui fait advenir les modes

finis à l’existence. Si cet ordre causal ne détermine pas le passage à

l’existence de cette paire de segments, ils sont bien là tout de même comme

possibilités logiques, mais ils n’ont aucun poids ontologique. Parce que la

philosophie de Spinoza n’admet pas la réalité du potentiel et que son Dieu

est tout acte, c’est seulement par le passage à l’existence que les essences

causées « verticalement » deviennent effectives. C’est seulement dès lors

également que la chose peut être dite persévérer dans son existence, la

puissance divine qui lui donne son fondement essentiel ne suffisant pas, sans

l’advenue à l’existence, à faire « se distinguer » cette essence sur le plan

ontologique.

166 E 2P8C ; G II, 91. 167 E 2P8S ; G II, 91.

La conscience de soi

92

Il en va de même dans le Court traité où deux passages fournissaient

déjà une explication similaire. Dans le chapitre XX de la seconde partie,

l’image utilisée pour décrire l’existence purement logique des essences de

choses non existantes est celle d’une muraille toute blanche – c’est-à-dire,

sur laquelle on n’a encore rien tracé :

En tant que, sous la désignation de la chose, est conçue l’essence sans

l’existence, l’idée de l’essence ne peut être considérée comme quelque

chose de particulier ; cela est possible seulement quand l’existence est don-

née avec l’essence, et cela parce qu’alors il existe un objet qui auparavant

n’existait pas. Si, par exemple, la muraille est toute blanche, on ne dis-

tingue en elle ni ceci ni cela, etc.168.

On remarque bien l’utilisation une fois encore du vocabulaire de la « distinc-

tion » des essences de choses existantes par rapport aux essences de choses

non existantes. Le même vocabulaire est utilisé dans le dernier passage

venant expliciter cette théorie originale de Spinoza, peut-être le plus clair,

dans la deuxième partie (« De l’âme humaine ») de l’appendice du Court

traité :

Ces modes, considérés en tant que n’existant pas réellement, sont néan-

moins tous compris dans leurs attributs ; et comme il n’y a entre les attri-

buts aucune sorte d’inégalité, non plus qu’entre les essences des modes, il

ne peut y avoir aussi dans l’Idée aucune distinction puisqu’elle ne serait pas

dans la nature. Mais, si quelques-uns de ces modes revêtent leur existence

particulière et se distinguent ainsi en quelque manière de leurs attributs

(parce que l’existence particulière qu’ils ont dans l’attribut est alors le sujet

de leur essence), alors une distinction se produit entre les essences des

modes et, par suite, aussi entre leurs essences objectives qui sont nécessai-

rement contenues dans l’Idée169.

Les choses non existantes n’expriment donc pas « de manière cer-

taine et déterminée » la puissance divine, quoiqu’elles soient comprises dans

les attributs de Dieu. Par conséquent, leur essence n’est pas un effort pour

passer à l’existence, car elles n’ont même aucune puissance réelle : qu’est en

effet la puissance en dehors d’un mode donné ? Qu’est la substance en

dehors de la puissance qui anime l’univers infini des choses finies exis-

tantes ? Rien, comme nous l’avons déjà vu, et comme Spinoza le dit toujours

avec une grande fermeté170. Les essences de choses non existantes ne sont

168 KV 2/20 Adn3,8 ; G I, 97. 169 KV, VMZ 11 ; G I, 119. C’est nous qui soulignons. 170 On peut penser à tous les passages, dont plusieurs que nous avons mentionnés, où Spinoza précise qu’il ne parle pas de l’essence « actuelle » ou de l’être « actuel » d’une chose pour

L’essence comme conatus

93

rien d’actuel et donc rien de puissant, mais elles n’en sont pas moins éternel-

lement prêtes à passer à l’existence, à être dotées d’une puissance qui soit

désir de persévérer dans l’existence.

Comme nous le développerons dans un instant, Spinoza dit que

l’essence de tout corps consiste en un certain rapport de mouvement et de

repos : l’infinité des rapports possibles existe logiquement, mais pas réelle-

ment, et cette existence logique n’est pas à proprement parler une potentiali-

té ou un être « en puissance », au sens aristotélicien, de la chose, car la chose

n’existe pas encore réellement. Il en va de même pour toutes les modalités

implicites d’une idée171. La puissance qui constitue l’essence de toute chose

n’est donnée qu’à partir du passage à l’existence de cette chose dans la

durée, de sorte que même si elle vit alors pour une durée indéterminée, cette

chose ne possédait pas la capacité de s’auto-engendrer à partir du néant. La

venue à l’existence et l’effectuation d’une essence proviennent exclusive-

ment de la causalité « horizontale ».

4.2. L’unicité de chaque essence

C’est là aussi le sens profond de l’assimilation de la puissance à un

effort, à un désir. L’effort n’est jamais indéterminé : la puissance de la

substance est toujours exprimée sous un attribut ou un autre, et c’est cette

détermination première qui différencie les objets de l’effort ou du désir. Pour

le dire plus nettement encore, l’effort du corps ne s’exprime pas de la même

manière que l’effort de l’âme (même si les deux tendent à la même fin, à

savoir, la préservation de l’existence du mode). Qu’il s’agisse d’un homme

ou de toute autre chose particulière existante, l’effort est donc à la fois

commun et à chaque fois unique. Le conatus de persévérer dans l’existence

est certes un effort absolument universel, mais comme l’existence est à

chaque fois unique, tant d’un individu à l’autre que d’un attribut à l’autre

l’opposer à son essence ou à son être « en puissance » (ce qui ne correspond à rien d’existant), ou à toutes les affirmations faites contre l’usage des notions abstraites, dont celle d’essence de l’« humanité », qui ne correspondent à rien de réel non plus, ou encore à la critique de la notion de « facultés de l’âme » (à connaître, aimer, vouloir...) qui se résument à des volitions particulières (cf. E 2P48S). 171 Les rapports sont eux-mêmes éternels, selon une existence « logique », mais ils ne passent à l’existence « réelle » que lorsque les rencontres entre les corps dans l’ordre commun de la nature les actualisent. Par exemple, la relation de paternité existe éternellement et peut être définie, mais elle a besoin pour exister dans la nature qu’un homme devienne père, et si le père ou le fils meurt, la relation meurt aussi. Le rapport constituant l’essence de la paternité est en revanche éternel, et c’est ce à quoi fait allusion la fin de la réponse, souvent mal comprise, de Spinoza à Pierre Balling à propos de la mort du fils de celui-ci dans la lettre dite « sur les présages » (Ep 17 ; G IV, 77).

La conscience de soi

94

pour le même individu, il prend à chaque fois la forme d’un désir particulier,

« individuel ».

Établissons dans un premier temps une séparation en deux simple-

ment, selon les deux attributs que nous exprimons en tant qu’êtres humains,

pour comprendre en quoi consiste le processus d’individuation de la puis-

sance unique substantielle, c’est-à-dire le passage de l’essence divine unique

à l’infinité des essences individuelles. En ce qui concerne l’attribut de

l’étendue, on peut dire que tous les corps ont pour essence le désir de main-

tenir une certaine proportion de mouvement et de repos. Mouvement et repos

forment le mode infini immédiat de l’attribut étendue, comme nous l’avons

vu dans notre premier chapitre, ce qui signifie que l’essence de Dieu en tant

qu’il est chose étendue, c’est-à-dire en tant que facies totius universi ou en

tant que corps singulier, n’est autre que la puissance d’être en mouvement ou

en repos. La puissance d’un corps est donc puissance de et, en même temps,

désir d’être en mouvement ou en repos selon un certain rapport, c’est-à-dire

sous une forme déterminée.

Cette théorie était définitivement établie dès les premiers écrits de

Spinoza, puisqu’on la retrouve sans ambiguïté dans le Court traité :

Nous commencerons par poser comme chose démontrée qu’il n’y a dans

l’étendue d’autres modifications que le mouvement et le repos et que

chaque chose corporelle n’est rien d’autre qu’une proportion déterminée de

mouvement et de repos, de sorte que, s’il n’y avait dans l’étendue que du

mouvement, ou que du repos, pas une seule chose particulière ne pourrait

s’y montrer ou exister : ainsi le corps humain n’est rien d’autre qu’une cer-

taine proportion de mouvement et de repos172.

Elle est reprise à l’identique dans l’Éthique, dans la sorte de théorie générale

des corps – on serait tenté de dire « le précis de physiologie » – insérée entre

les propositions 13 et 14 de la deuxième partie173.

À l’inverse, l’intellect infini forme la première modification de

l’attribut pensée, c’est son mode infini immédiat : la puissance de toute âme

est donc puissance de, et, en même temps, désir de penser. Mais ce qu’elle

pense est « en premier » (E 2P11 sq.) un corps particulier dont Spinoza dit

qu’elle en constitue l’essence « objective »174. Elle doit donc penser

l’essence formelle dans l’attribut étendue qu’est la proportion précise de

mouvement et de repos exprimée par ce corps existant :

172 KV, VMZ, 14 ; G I, 120. 173 Cf. E 2P13Ax1, Ax2 et L1 ; G II, 97. 174 Cf. par exemple la suite immédiate du passage précédemment cité : « L’essence objective, qui dans l’attribut pensant correspond à cette proportion existante, est, dirons-nous, l’âme du corps » (KV, VMZ 15 ; G I, 120).

L’essence comme conatus

95

L’essence de l’âme consiste donc uniquement en ce qu’elle est dans

l’attribut pensant une idée ou une essence objective qui naît de l’essence

d’un objet existant réellement dans la Nature175.

On voit bien qu’il y a à ce niveau à la fois universalité, et détermina-

tion particulière déjà : l’essence de tout corps est d’exprimer une certaine

proportion de mouvement et de repos, l’essence de toute âme de penser

(Spinoza dit aussi : d’imaginer) cette proportion précise et ce qui contribue à

en perpétuer l’existence176, mais selon chaque corps et chaque âme, c’est

bien d’une « certaine » proportion, d’une proportion précise et déterminée

qu’il est question. L’essence est donc toujours individuelle même si elle a

des caractéristiques universelles qui correspondent au fait d’être une modifi-

cation parmi d’autres d’une puissance substantielle unique.

Le terme d’« individu » rend précisément compte chez Spinoza d’un

être, âme et corps, dont l’essence est un certain rapport de mouvement et de

repos entre ses parties. Tout « individu » est complexe puisque, à l’inverse

des « corps simples » qui se distinguent les uns des autres par le mouvement

et le repos seulement177, les individus se distinguent les uns des autres par

une proportion (ratio) de mouvement et de repos entre leurs parties, c’est-à-

dire entre les corps plus simples qui les constituent :

Quand quelques corps de la même grandeur ou de grandeur différente su-

bissent de la part des autres corps une pression qui les maintient appliqués

les uns sur les autres ou, s’ils se meuvent avec le même degré ou des degrés

différents de vitesse, les fait se communiquer les uns aux autres leur mou-

vement suivant un certain rapport [certa quadam ratione], nous disons que

ces corps sont unis entre eux et que tous composent ensemble un même

corps, c’est-à-dire un Individu qui se distingue des autres par le moyen de

cette union de corps178.

Ainsi, si des corps simples sont unis dans un même rapport de mouvement,

ils forment un individu, et si plusieurs individus ont entre eux un même

rapport de mouvement, ils forment ensemble à leur tour un autre individu

plus grand, et ainsi de suite. L’individu le plus grand qui existe, et qui est de

ce fait infiniment complexe, n’est autre que le tout de la nature, dont la

175 KV, VMZ, 9 ; G I, 119. 176 Voir en particulier E 3P12 : « L’Âme, autant qu’elle peut, s’efforce d’imaginer ce qui accroît ou seconde la puissance d’agir du Corps » (G II, 150). 177 « Voilà pour ce qui concerne les corps les plus simples, ceux qui ne se distinguent entre eux que par le mouvement et le repos, la vitesse et la lenteur ; élevons-nous maintenant aux corps composés », E 2P13L3Ax2 ; G II, 99. La vitesse et la lenteur sont de simples caractéris-tiques du mouvement. 178 E 2P13Def ; G II, 99-100.

La conscience de soi

96

proportion essentielle n’est donc pas menacée ou affectée par les variations

de ses parties179.

Les parties extensives les plus petites que sont les corps simples,

celles qui ne sont pas elles-mêmes des individus, ne sont pas de nature

différente les unes des autres : la matière est partout la même180. Par consé-

quent, ce ne sont pas elles qui font la spécificité d’un être existant par rap-

port à un autre. Le fait que ces parties soient unies par un certain rapport de

mouvement et de repos signifie que ce qui permet à la chose individuelle de

persévérer dans l’existence, ce ne sont pas ses parties elles-mêmes, souvent

constamment régénérées181 et en nombre ou taille fluctuants182, mais leur

union dans un même mouvement, c’est-à-dire un même type de mouvement,

une quantité unique formant un certain quota de mouvement par rapport au

repos. C’est en cela que réside l’unicité. C’est donc aussi en ce rapport que

consiste l’essence de chaque corps.

4.3. Essence formelle et essence objective

Par là se définit tout du moins ce que Spinoza appelle l’essence

formelle d’un corps, et qu’il oppose à l’essence objective correspondant

(comme nous l’avons vu rapidement plus haut) à l’idée de cette essence

formelle. Spinoza emploie d’ailleurs également ces adjectifs avec les subs-

tantifs « existence » et « réalité », ou autre, et toujours dans un sens iden-

tique à celui que l’on trouve chez Descartes183 : l’essence ou la réalité « for-

melle » d’une chose, c’est ce qu’elle est dans la nature, en elle-même ; la

réalité « objective » d’une chose, c’est ce qu’elle est pour un entendement,

donc c’est son idée ou son âme. De nombreux passages font comprendre

cette différence entre formel et objectif et Spinoza n’a, sur ce point, absolu-

ment pas varié d’une œuvre à l’autre.

Selon la nécessaire égalité des attributs, l’idée correspondant à une

chose est un mode existant selon ses propres lois dans l’ordre de la pensée :

179 « Et, continuant ainsi à l’Infini, nous concevrons que la Nature entière est un seul Individu dont les parties, c’est-à-dire tous les corps varient d’une infinité de manières, sans aucun changement de l’Individu total » (E 2P13L7S ; G II, 102). 180 « Les corps [simples] se distinguent les uns des autres par rapport au mouvement et au repos, à la vitesse et à la lenteur, et non par rapport à la substance », E 2P13L1 ; G II, 97 (c’est nous qui soulignons). 181 E 2P13Post4 ; G II, 102. 182 E 2P13L5 ; G II, 100. 183 Une difficulté dans l’acquisition de cette terminologie peut provenir du fait qu’on fait généralement aujourd’hui une distinction entre objectif et subjectif, tandis qu’ici « objective-ment » renvoie à l’idée, et « formellement » à l’objet de cette idée, c’est-à-dire la chose elle-même, dans sa réalité concrète (« objective » selon l’usage habituel). Les termes doivent être donc pris en sens inverse de ce que l’impression première nous en donne.

L’essence comme conatus

97

c’est l’âme de cette chose, qui est aussi – en elle-même, c’est-à-dire en tant

qu’idée vraie – l’idée que Dieu a de toute chose dans son entendement infini.

Toute réalité formelle a donc une réalité objective lui correspondant, puisque

la connaissance de Dieu est infinie (ce qui est aussi une raison pour ne pas

accepter la discontinuité introduite par l’hypothèse de Chantal Jaquet) ; et

lorsqu’on parle d’un corps, son essence ou sa réalité objective est son âme

elle-même. Il en résulte que l’essence objective varie proportionnellement à

l’essence formelle :

L’essence objective, qui dans l’attribut pensant correspond à cette propor-

tion existante, est, dirons-nous, l’âme du corps. Si maintenant l’une de ces

modifications, soit le repos, soit le mouvement, vient à changer, étant ou

accru ou diminué, l’Idée change aussi dans la même mesure184.

Puisque généralement la proportion de mouvement et de repos cons-

tituant l’essence d’un corps est stable, et que seules ses parties changent,

l’essence objective de cette proportion n’est pas altérée non plus. Toutefois,

il est tout à fait possible d’envisager que le corps de ce que l’on tendrait à

appeler une « même » personne quant à l’identité civile, par exemple, soit si

radicalement modifié que cet individu change effectivement d’essence, et ne

soit donc plus – au sens strict – un même individu. C’est ce que signifie

l’exemple pris par Spinoza dans l’Éthique d’un poète devenu amnésique qui

ne se souvenait même plus d’avoir écrit ses propres œuvres : c’est

qu’effectivement, on ne pouvait plus dire que c’étaient les siennes. Il avait

changé de nature, d’essence185. Ce n’était plus le même individu.

On remarque que Spinoza ne fournit pas d’éléments théoriques aussi

clairs que dans le cas des corps pour comprendre ce qui distingue une âme

d’une autre ou une idée d’une autre, et pourtant le passage que nous venons

de citer dit bien : « L’essence objective, qui dans l’attribut pensant corres-

pond à cette proportion existante ». En fait, non seulement dans le Court

traité, mais dans toutes ses œuvres, Spinoza semble toujours expliquer la

variation d’une chose par la variation de son corps d’abord, comme si l’idée

184 KV VMZ 14-15 ; G I, 120. 185 « Il faut toutefois noter ici que la mort du corps, telle que je l’entends, se produit, quand ses parties sont disposées de telle sorte qu’un autre rapport de mouvement et de repos s’établisse entre elles. Je n’ose nier en effet que le Corps humain, bien que le sang continue de circuler et qu’il y ait en lui d’autres marques de vie, puisse changer sa nature contre une autre entièrement nouvelle. Nulle raison ne m’oblige à admettre qu’un Corps ne meurt que s’il est changé en cadavre ; l’expérience même semble persuader le contraire. Parfois en effet un homme subit de tels changements qu’il serait difficile de dire qu’il est le même ; j’ai entendu parler, en particulier, d’un certain poète espagnol atteint d’une maladie et qui, bien que guéri, demeura dans un tel oubli de sa vie passée qu’il ne croyait pas siennes les comédies et les tragédies par lui composées », E 4P39S ; G II, 240.

La conscience de soi

98

n’en était que l’effet toujours secondaire. N’est-ce pas là un élément trou-

blant par rapport à l’égalité des attributs? Si les deux ordres sont autonomes,

on ne voit pas pourquoi l’âme (essence objective) ne varie que quand le

corps (essence formelle) est modifié. Ou plutôt, on comprend bien la simul-

tanéité des deux, mais pas pourquoi Spinoza semble ne penser la variation de

l’essence que comme provenant du corps. Ceci vient conforter notre impres-

sion que Spinoza n’aurait pas été opposé à l’idée que les attributs ont un rôle

causal indirect l’un sur l’autre, par l’intermédiaire de la substance que leurs

modifications respectives affectent diversement. C’était probablement là son

intuition première de l’unité des attributs dans la substance, celle qui est

aussi donnée à tout un chacun de la causalité vécue. Mais il reste vrai qu’à

strictement parler, les modifications dans les attributs doivent bien être

simultanées, sous peine de contradiction logique. Il convient donc de dépas-

ser l’idée que l’essence d’une âme est unique par l’objet qui est le sien

seulement, c’est-à-dire tel ou tel corps, constitué par tel ou tel rapport de

mouvement et de repos entre ses parties, et non par quoi que ce soit qui lui

soit propre. L’essence de l’âme doit être individuelle par elle-même, sans

que cette individualité dépende d’un autre attribut.

Pour tenter de résoudre ce problème de la source d’unicité en soi-

même d’une essence objective, nous proposons pour notre part l’explication

suivante. On peut tout simplement penser que l’essence d’une âme quel-

conque est elle aussi constituée par un certain rapport entre ses idées.

Chaque âme comportant en effet les idées de tous les corps, simples ou

complexes, qui forment son corps186, elle a en elle ces idées dans le même

ordre et la même connexion que dans son corps, selon E 2P7 et son corol-

laire : son unicité réside donc elle aussi dans un rapport constitutif entre ces

idées, qui simplement n’est pas – ne peut pas être – un rapport de mouve-

ment et de repos. Peut-être, alors, est-ce un rapport d’implication mutuelle,

d’enveloppement, au sens du terme involvere tant employé par Spinoza à

propos des relations entre idées, par exemple lorsqu’il dit que « la connais-

sance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe »,

involvit, à l’axiome IV187. C’est dans le même sens qu’on pourrait dire que

l’essence d’un rectangle enveloppe la propriété d’avoir quatre angles droits,

etc. Cette interprétation n’a pas de support textuel direct, mais elle s’accorde

avec la logique de la philosophie de Spinoza. La seule chose qui soit assurée,

c’est que l’âme est l’expression dans la pensée de ce rapport lui-même,

quelle que soit la manière dont il est traduit dans son ordre « mental ». Il

nous semble qu’il ne serait pas inapproprié de comprendre ce rapport entre

les idées comme un rapport logique d’implication mutuelle. L’essence d’une

186 Cf. E 2P12 ; G II, 95, et E 2P15D ; G II, 103. 187 E 1Ax4 ; G II, 46. Sur le verbe involvere, cf. les analyses de notre chapitre VIII.

L’essence comme conatus

99

âme pourrait être dite unique, dans ce cas, par les idées qui sont les siennes,

et dont le rapport devrait correspondre à la proportion précise de mouvement

et de repos qui lie entre elles les parties du corps.

L’explication donnée jusqu’à présent des essences formelles et ob-

jectives semble réduire l’essence « formelle » d’une chose à son rapport

constitutif dans l’étendue, et l’idée de ce rapport à une essence « objective ».

Ce n’est là que la moitié de ce qu’il s’agit de comprendre cependant. En

réalité – ce qui s’accorde bien avec l’idée selon laquelle l’âme trouve son

principe d’individuation en elle-même –, l’essence objective qu’est l’âme

peut elle-même être envisagée en elle-même, sans relation avec le corps,

comme une essence formelle. Car une idée est bien donnée de tout mode, et

l’essence objective est un mode du penser. Elle est donc aussi, en elle-même,

une essence formelle.

Dans quel attribut, toutefois, doit-on croire qu’est donnée l’essence

objective correspondant à cette nouvelle essence formelle, si celle-ci est non

plus un corps, mais une idée ? Ce ne peut être dans un autre attribut que le

sien propre. Toute essence objective est l’idée qui est donnée dans

l’entendement divin de ses modifications. Cette idée d’idée est donc elle

aussi une modification de l’attribut pensée. Or, à son tour, cette idée d’idée

peut être envisagée sous son angle formel, c’est-à-dire comme individu

unique par soi-même puisque c’est un mode du penser, et être redoublée par

une essence objective qu’on pourrait dire « idée d’idée d’idée ». Spinoza,

pour sa part, s’arrête avant, et en expliquant le redoublement de l’idée en

idée d’idée, il se contente de dire qu’il en va ainsi « indéfiniment ». C’est

bien d’un redoublement sans fin de toute chose en idée d’idée dans

l’entendement infini qu’il est question.

Qu’on se souvienne seulement de l’exemple du cercle, suivi de celui

de Pierre, dans le Traité de la réforme de l’entendement :

L’idée vraie (car nous avons une idée vraie) est quelque chose de différent

de son idéat. En effet, autre est le cercle, et autre l’idée du cercle. Car l’idée

du cercle n’est pas quelque chose ayant une périphérie et un centre comme

le cercle ; et l’idée du corps n’est pas le corps lui-même. Et comme elle est

quelque chose de différent de son idéat, elle sera aussi, en elle-même,

quelque chose d’intelligible. C’est-à-dire, l’idée, prise dans son essence

formelle, peut être l’objet d’une autre essence objective, et, à son tour, cette

autre essence objective, envisagée en elle-même, sera également quelque

chose de réel et d’intelligible, et ainsi indéfiniment [et sic indefinite]188.

188 TIE 33 ; G II, 14.

La conscience de soi

100

On retrouve ici l’idée d’idée qui est aussi l’idée adéquate de la chose et son

âme telle qu’elle est en Dieu, donc en elle-même. « Formel » ne désigne

donc ni exclusivement l’étendue, ni exclusivement la pensée ; mais tout

mode, quel que soit d’ailleurs l’attribut dont il relève, peut être considéré à la

fois formellement et objectivement. Et les deux aspects sont alors fort diffé-

rents. On peut dès lors appliquer à la fois au corps et à l’âme la théorie de

l’essence comme conatus pour montrer qu’en chacun, le renforcement se fait

selon un processus automatique.

Si l’essence d’un corps particulier est un rapport particulier de mou-

vement et de repos, celui qui est constitutif de son existence propre et qui,

une fois détruit, entraîne sa destruction pure et simple189, il importe de com-

prendre que ce rapport est une tension vers la stabilité du rapport ainsi, ce

qui expliquera le progrès, que vers un renforcement de la puissance. En

effet, une autre définition de l’essence de toute chose est que c’est son effort

pour persévérer dans l’existence, comme E 3P6 et P7 déjà citées plus haut le

disent bien. Le corps « désire » donc, de manière mécanique, préserver le

rapport de mouvement et de repos qui le constitue comme corps individuel

vivant. Par là, on peut comprendre que des mécanismes corporels sont à

l’œuvre naturellement et automatiquement pour assurer la stabilité de ce

rapport et résister au changement perpétuel auquel le contact avec les autres

modes le soumet.

Le conatus d’une âme particulière est, identiquement, un désir de

persévérer dans son existence, donc en premier lieu dans son affirmation de

l’existence du corps particulier dont elle est l’idée :

Puisque (Prop. 11 et 13, p. II) ce qui constitue en premier l’essence de

notre Âme, est l’idée du corps existant en acte, ce qui est premier et princi-

pal dans notre Âme, est un effort (Prop.7) pour affirmer l’existence de

notre Corps190.

Cette préservation suppose pour l’âme de mettre en œuvre toutes ses res-

sources mentales pour accroître sa propre puissance de penser, là aussi selon

un processus naturel non réflexif, totalement automatique. L’imagination,

qui est le premier mouvement naturel de l’âme, sert à cette fin : « L’âme,

autant qu’elle peut, s’efforce d’imaginer ce qui accroît ou seconde la puis-

sance d’agir du Corps »191. Des processus plus complexes interviendront

189 « La mort du Corps, telle que je l’entends, se produit, quand ses parties sont disposées de telle sorte qu’un autre rapport de mouvement et de repos s’établisse entre elles », E 4P39S ; G II, 240. 190 E 2P10 ; G II, 148. 191 E 2P12 ; G II, 148. Les âmes suffisamment complexes parviendront d’ailleurs à avoir pour objet des choses plus puissantes que leur corps mortel, savoir, leur essence éternelle et Dieu,

L’essence comme conatus

101

plus tard, « en second » en quelque sorte, pour renforcer la persévérance

dans l’existence de l’âme. La vie affective, de même, fait partie pour l’être

humain (qui a accès à une connaissance supérieure à l’imagination), des

ressources naturelles dans lesquelles l’âme vient puiser automatiquement le

dynamisme de son progrès vers le renforcement de son être.

Ainsi, et ce de manière très claire, le caractère « essentiel » de

l’effort pour persévérer dans son être impose de le concevoir comme plei-

nement automatique, mécanique. On aurait dès lors tendance à penser que

c’est un processus incontrôlable, et qui plus est, inconscient. C’est là une

double erreur : s’il en allait ainsi, aucune « éthique » ne serait envisageable.

Spinoza écrit bien une Ethica dont le but est de fournir à ses lecteurs les

moyens d’orienter leur renforcement en puissance. Le dynamisme est un

donné naturel, mais son action peut être dirigée. Le premier et principal

moyen pour diriger l’effort réside, comme nous voulons le montrer, dans la

conscience que l’on peut acquérir de sa puissance propre, conscience qui

n’enlève rien au caractère nécessaire et automatique du conatus. C’est ce qui

fait la distinction entre l’appétit et le désir.

4.4. Conatus et conscience de soi

L’identité ontologique absolue de l’essence d’une chose sous un

attribut ou un autre n’empêche pas une désignation sous des termes diffé-

rents de cette puissance unique. Ce même effort qui donne lieu aux essences

différenciées des choses selon les attributs dans lesquels elles s’expriment

est appelé différemment selon qu’il s’agit de l’âme ou du corps. Le « dé-

cret » de l’âme, que Spinoza appelle aussi la « volonté » (cf. E 3P9S cité

plus bas), correspond dans l’attribut étendue à la « détermination » du corps :

Les décrets de l’Âme ne sont rien d’autre que les appétits eux-mêmes et va-

rient en conséquence selon la disposition variable du Corps (...). Tout cela

certes démontre clairement qu’aussi bien le décret que l’appétit de l’Âme,

et la détermination du Corps sont de leur nature choses simultanées, ou plu-

tôt sont une seule et même chose que nous appelons Décret quand elle est

considérée sous l’attribut de la Pensée et expliquée par lui. Détermination

quand elle est considérée sous l’attribut de l’Étendue et déduite des lois du

et de ce fait à se rendre en partie éternelles : « L’âme donc, en cas qu’elle consiste seulement dans une union avec une chose temporaire et changeante (comme l’est le corps), doit néces-sairement pâtir et périr avec lui ; tandis qu’au contraire elle sera libérée de toute Passion et aura part à l’immortalité, si elle est unie avec une chose qui est éternelle et immuable de sa nature » (KV, KS ; G I, 8). Pour une affirmation de Spinoza lui-même (non tirée du sommaire du Court traité), on pourra se reporter par exemple à KV 2/23 (« Que si l’âme est unie seulement à une autre chose qui est et reste inaliénable, elle doit aussi demeurer inalié-nable » ; G I, 103) et à toute la cinquième partie de l’Éthique.

La conscience de soi

102

mouvement et du repos, et cela se verra encore plus clairement par ce qui

me reste à dire (...). Il faudra nécessairement accorder que ce décret de

l’Âme, cru libre, ne se distingue pas de l’imagination elle-même ou du

souvenir, et n’est rien d’autre que l’affirmation nécessairement enveloppée

dans l’idée en tant qu’elle est idée (voir Prop. 49, p. II). Et ainsi ces décrets

se forment dans l’Âme avec la même nécessité que les idées des choses

existant en acte192.

Décret de l’âme et détermination du corps sont la même chose, la même

réalité sous les attributs différents de la pensée et de l’étendue : par consé-

quent, l’un est aussi nécessaire – et automatique – que l’autre. On est

d’emblée plongé ici dans la critique du libre arbitre qui est l’une des consé-

quences les plus importantes de la troisième partie de l’Éthique.

Il est intéressant de remarquer la phrase soulignée par nous à la fin

de cette citation, car l’affirmation enveloppée nécessairement dans chaque

idée, et qui est ce par quoi toute idée est toujours active193, est ici identifiée

au décret de l’âme lui-même, c’est-à-dire à l’appétit, qui est, comme nous le

savons, l’essence de l’âme. On peut donc relire la proposition 11 de la deu-

xième partie de l’Éthique en y découvrant une signification supplémentaire :

« Ce qui constitue en premier l’être actuel de l’âme humaine n’est rien

d’autre que l’idée d’une chose singulière existant en acte ». Qui dit « idée »

dit affirmation, ici « affirmation » de la présence d’un corps extérieur cau-

sant au corps humain une certaine modification, autrement dit « perception »

ou « imagination » de ce corps par l’intermédiaire de l’idée de l’affection

donnée en l’âme. L’âme humaine est idée, et en premier lieu idée du corps

humain, c’est-à-dire désir d’affirmer ce qui se produit dans ce corps au

contact des corps extérieurs, c’est-à-dire dynamisme ou « décret », « volon-

té »194. L’identité entre « décret » et « volonté » se comprend clairement par

le fait que Spinoza désigne par le terme de « volonté », dans le scolie de la

proposition 9 de la troisième partie, le conatus envisagé sous l’angle de la

pensée. On comprend donc bien que la part d’activité qui est propre à toute

idée « en tant qu’idée » n’est rien d’autre que la volonté ou l’appétit, c’est-à-

dire est l’essence même de l’idée.

Mais un affect, on le sait, n’accompagne pas nécessairement toute

idée. Ce n’est donc pas le conatus ou la puissance qui constitue l’affect mais,

192 E 3P2S ; G II, 143-144. C’est nous qui soulignons. 193 Spinoza fustige ceux qui « regardent les idées comme des peintures muettes sur un pan-neau et, l’esprit occupé par ce préjugé, ne voient pas qu’une idée, en tant qu’elle est idée, enveloppe une affirmation ou une négation », E 2P49S ; G II, 132. 194 C’est pourquoi pour toute chose, la volonté est identifiée à l’entendement : « Il n’y a dans l’âme aucune volition, c’est-à-dire aucune affirmation et aucune négation, en dehors de celle qu’enveloppe l’idée en tant qu’elle est idée (E 2P49 ; G II, 130), et donc : « La volonté et l’entendement sont une seule et même chose » (E 2P49C ; G II, 131).

L’essence comme conatus

103

comme nous l’avons souligné plus haut, un changement dans la puissance.

D’où la distinction opérée par Spinoza entre les termes « appétit » (appeti-

tus) et « désir » (cupiditas). Spinoza ne dit jamais que l’effort (ou l’appétit),

qui constitue l’essence de toute chose (E 2P7), est un affect, mais il précise

toujours que c’est le désir qui est un affect, et il ne mentionne jamais

l’appetitus parmi les affects ou les modes du penser. Si les deux renvoient au

même référent, à la même donnée ontologique qu’est la puissance indivi-

duelle, la différence se fait donc dans la manière dont l’âme perçoit ce qui se

passe automatiquement en elle.

C’est cette différence dans l’identité que s’attache à expliciter le sco-

lie de la proposition 9 de la troisième partie :

Cet effort, quand il se rapporte à l’Âme seule, est appelé Volonté ; mais,

quand il se rapporte à la fois à l’Âme et au Corps, est appelé Appétit ;

l’appétit n’est par là rien d’autre que l’essence même de l’homme, de la na-

ture de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation ; et

l’homme est ainsi déterminé à le faire. De plus, il n’y a nulle différence

entre l’Appétit et le Désir, sinon que le Désir se rapporte généralement aux

hommes, en tant qu’ils ont conscience de leurs appétits, et peut, pour cette

raison, se définir ainsi : le Désir est l’Appétit avec conscience de lui-

même195.

Le désir n’est rien d’autre que l’appétit, donc « l’essence même de

l’homme », mais en tant seulement que celui-ci a conscience de la puissance

qu’il exprime de manière essentielle.

Cet élément de conscience doit bien jouer un rôle, si Spinoza prend

la peine de désigner de noms différents – et qui plus est, différents pour

chaque attribut aussi – l’appétit en tant qu’on en a conscience (le désir) et

l’appétit tout court. De plus, le contentement suprême qui constitue la finali-

té de l’éthique spinoziste correspond à un accroissement des capacités du

corps et de l’âme tel que celle-ci possède une conscience de soi, de Dieu et

des choses supérieure :

Dans cette vie donc nous faisons effort avant tout pour que le corps de

l’enfance se change, autant que sa nature le souffre et qu’il lui convient, en

un autre ayant un très grand nombre d’aptitudes et se rapportant à une Âme

consciente au plus haut point d’elle-même et de Dieu et des choses196.

195 E 3P9S ; G II, 147-148. 196 E 5P39S ; G II, 305. Cf. également E 5P42 (G II, 308) : « [Le sage] ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et possède le vrai contentement [vera animi acquiescientia] ».

La conscience de soi

104

On devine bien un lien important entre l’éthique comme projet humain et la

conscience de soi dont les hommes sont doués, et pourtant, ce lien demande

à être explicité.

Nous semblons en effet avoir un problème de conciliation des diffé-

rentes affirmations suivantes, toutes justes :

1) l’appétit est l’essence de toute chose (donc, il est donné à toute

chose à chaque instant de son existence) ;

2) le désir est la même chose que l’appétit, simplement, c’est l’appétit

en tant qu’il est conscient de lui-même ;

3) le désir est un affect ;

4) un affect n’est donné ni à toute chose, ni à chaque instant de son

existence.

Comment alors comprendre l’introduction de la notion de cons-

cience ici ? Comment comprendre que le terme de « désir » désigne ontolo-

giquement le même objet que le terme d’« appétit », si l’un est un affect et

l’autre non, si l’un désigne l’essence de toute chose et l’autre non ? Ces deux

questions se résument à une seule : toute chose a-t-elle conscience de soi ?

La réponse à cette question dans les deux chapitres suivants nous permettra

de comprendre la spécificité de l’âme humaine dans la nature, et partant, de

voir pourquoi le « progrès » éthique qui nous intéresse ici ne peut concerner

que l’être humain.

Chapitre V

La conscience de soi humaine

5.1. Appétit et désir

Nous venons de voir que le désir était présenté comme l’essence de

l’être humain en tant que cette essence était consciente. Or, que le désir soit

un affect est une évidence textuelle. On pourrait même dire que c’est le

premier des affects, comme cela se comprend par le fait qu’il soit

l’expression directe de l’appétit qui est l’essence de toute chose, et par son

classement en premier dans les « Définitions des affects » à la fin de la

troisième partie de l’Éthique. Le désir, la joie et la tristesse sont d’ailleurs

appelés les trois affects primitifs :

Pour le Désir j’ai expliqué ce que c’est dans le Scolie de la Proposition 9,

et je ne reconnais aucun affect primitif outre ces trois : je montrerai par la

suite que les autres naissent de ces trois197.

Par conséquent, on se retrouve avec un problème de compréhension

du sens exact de la distinction entre appétit et désir, dont l’élément détermi-

nant est la notion de conscience. De quel ordre est cette conscience des

appétits qui permet de les appeler des « désirs », cette conscience qui

« transforme » l’essence humaine en premier affect ? On peut esquisser la

réponse suivante : elle est une connaissance par l’âme d’elle-même en tant

qu’idée du corps, c’est-à-dire aussi en tant que désir de voir le corps persévé-

rer dans l’existence. Cette conscience est une expérience par l’âme de son

attachement à son objet, à savoir, dans le cas qui nous occupe ici (celui du

premier genre de connaissance), le corps ; et c’est par là même une idée de

soi en tant qu’expression de puissance à travers sa manière de sentir le corps

varier en puissance. Ce dont l’âme « a conscience », effectivement, c’est de

son effort, et cet effort lui est rendu sensible par la perception des idées des

affections du corps : « L’Âme ne se connaît elle-même qu’en tant qu’elle

perçoit les idées des affections du Corps »198 (E 2P23). Spinoza identifie les

expressions « l’âme se connaît elle-même » et « l’âme a conscience d’elle-

même » en renvoyant à cette proposition dans la démonstration de E 3P9 :

197 E 2P11S ; G II, 149. Spinoza dit également clairement que la « naissance » des autres affects à partir de ces trois-là est en réalité une forme d’identité. Cf. E 3AD48 ; G II, 203 : « Il est d’ailleurs clair, par les Définitions des affects expliqués, que toutes naissent du Désir, de la Joie ou de la Tristesse, ou plutôt ne sont rien que ces trois qui ont coutume d’être appelées de divers noms à cause des relations suivant lesquelles on les considère et de leurs dénomina-tions extrinsèques ». 198 E 2P23 ; G II, 110.

La conscience de soi

106

[E 3P9] L’Âme en tant qu’elle a des idées claires et distinctes, et aussi en

tant qu’elle a des idées confuses, s’efforce de persévérer dans son être pour

une durée indéfinie et a conscience de son effort.

[Démonstration] L’essence de l’Âme est constituée par des idées adéquates

et des inadéquates (comme nous l’avons montré dans la Prop. 3) ; par suite

(Prop. 7), elle s’efforce de persévérer dans son être en tant qu’elle a les

unes et aussi en tant qu’elle a les autres ; et cela (Prop. 8) pour une durée

indéfinie. Puisque, par ailleurs, l’Âme (Prop. 23, p. II), par les idées des af-

fections du Corps, a nécessairement conscience d’elle-même, elle a (Prop.

7) conscience de son effort199.

La conscience de l’âme est une conscience de la puissance intrinsèque

qu’elle exprime (« conscience de son effort »), et à ce titre, ce n’est pas juste

une idée, c’est une perception qui prend la forme d’une expérience de puis-

sance : d’un affect, affect qui se trouve être le désir. De même que nous

avons vu que l’affect est toujours une idée de puissance, la « conscience » de

soi de l’âme est une « connaissance », selon le terme de Spinoza lui-même,

mais une connaissance affective, expérientielle, de sa puissance propre et,

simultanément, de la puissance propre à son corps.

La reprise des deux propositions E 2P17 et E 2P23 sous une forme

nouvelle dans une démonstration de la troisième partie nous informe de

manière indirecte sur le sens complet à leur donner, celui de la conscience de

soi à la fois comme corps et comme âme. E 3P30D affirme laconiquement

que « l’homme (Prop. 17 et 23, p. II) a conscience de soi par les affections

qui le déterminent à agir »200. Pourtant, il n’était explicitement question ni

dans E 2P17201 ni dans E 2P23202 de conscience de soi, même si, comme

nous venons de le voir, E 3P9 interprétait déjà cette dernière proposition en

ce sens. Or, en E 2P17, Spinoza s’intéresse aux affections du corps dans sa

relation aux autres corps, tandis que la proposition 23 parle de la conscience

de soi de l’âme en tant qu’elle est déterminée par les affections du corps. Les

affections concernent en premier lieu le corps ; par l’égalité des attributs

cette affection est automatiquement traduite sous la forme d’une idée en

l’âme, et cette idée est de surcroît idée de soi en l’âme. L’âme a donc non

seulement l’idée du corps, mais encore, si cette idée est source d’une varia-

199 E 3P9 et D ; G II, 147. 200 E 3P30 ; G II, 163. 201 E 2P17 ; G II, 104 : « Si le corps humain est affecté d’une manière qui enveloppe la nature d’un corps extérieur, l’Âme humaine considérera ce corps extérieur comme existant en acte, ou comme lui étant présent, jusqu’à ce que le Corps soit affecté d’une affection qui exclut l’existence ou la présence de ce même corps extérieur ». 202 « L’Âme ne se connaît elle-même qu’en tant qu’elle perçoit les idées des affections du Corps », E 2P23 ; G II, 110.

La conscience de soi humaine

107

tion de puissance (« si le corps humain est affecté »), donc d’un affect qui

éveille en elle sa conscience, l’âme a également, en même temps, conscience

du fait qu’elle en est affectée.

Pour ce qui concerne l’expérience humaine, on voit bien que lors-

qu’il y a variation dans le sens d’une augmentation de la puissance du corps,

l’âme en éprouve de la joie, qui lui révèle son appétit foncier envers le

corps : « La joie (laetitia) est le passage de l’homme d’une moindre à une

plus grande perfection »203. Inversement, s’il y a une variation dans le sens

d’une baisse de puissance, l’âme en éprouve de la tristesse : « La tristesse

(tristitia) est le passage de l’homme d’une plus grande à une moindre perfec-

tion »204, affect qui lui révèle là aussi son appétit foncier, essentiel, de voir le

corps – et elle-même – grandir en puissance. Tous les autres affects ne sont

que des modalités des trois affects fondamentaux. Sans ces affects, l’âme ne

pourrait pas avoir conscience de son essence, ou encore, l’appétit essentiel

ne pourrait pas devenir conscient, ne pourrait pas se faire « désir ». En

d’autres termes, s’il n’y avait pas de variation de puissance du corps, l’âme

n’aurait pas conscience d’elle-même, car elle n’aurait pas conscience de son

attachement à l’existence du corps.

C’est en ce sens que doit se comprendre la précision qu’apporte

Spinoza lui-même, dans l’explication de la définition du désir à la fin de la

troisième partie, sur son utilisation de l’idée de détermination de l’essence

humaine par une affection de cette essence (cela signifie donc « par une

variation de cette essence », car on parle d’une affection qui modifie la

puissance) :

I. Le Désir est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est conçue

comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque

donnée en elle.

Explication : (...) L’appétit est l’essence même de l’homme en tant qu’elle

est déterminée à faire les choses servant à sa conservation (...). Je pouvais

dire que le Désir est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est conçue

comme déterminée à faire quelque chose, mais il ne suivrait pas de cette

définition (Prop. 23, p. II) que l’Âme pût avoir conscience de son Désir ou

de son appétit. Donc, pour que la cause de cette conscience fût enveloppée

dans ma définition, il m’a été nécessaire (même Prop.) d’ajouter, en tant

qu’elle est déterminée par une affection quelconque donnée en elle, etc.

203 E 3AD2 ; G II, 191. 204 E 3AD3 ; G II, 191.

La conscience de soi

108

Car par une affection de l’essence de l’homme, nous entendons toute dispo-

sition de cette essence205.

Nous voyons que par conscience de l’âme de son appétit, ou conscience de

soi de l’appétit, il faut comprendre que dans l’âme, l’essence puissante ou

appétitive de l’homme donne lieu, lorsqu’elle est révélée par une affection

qui la fait varier, à une expérience de cette variation de puissance. Cette

affection corporelle et cette expérience (conscience) dans l’âme de sa varia-

tion de puissance sont toutes deux l’affect. Et à la base, cet affect est le désir,

terme qui recouvre toutes les impulsions et volontés de l’âme allant dans le

sens d’une préservation du corps et lui permettant d’être consciente de sa

puissance, laquelle lui est révélée soit par une tristesse, soit par une joie.

Immédiatement en effet, cette expérience du désir de voir le corps persévérer

dans l’existence est triste ou joyeuse, l’un et l’autre affect jouant ainsi le rôle

de révélateurs de la conscience de soi de l’âme (de la conscience de son

effort ou désir). C’est en ce sens qu’appétit, joie et tristesse sont les trois

affects primitifs, et que les autres affects n’en sont que des combinaisons et

complexifications.

De plus, il apparaît de plus en plus clairement qu’un terme précis est

nécessaire pour désigner cette idée affective qui n’est pas que l’idée, mais

l’idée de la puissance. Si l’on emploie tout simplement « affect », on garde

une ambiguïté sur le fait que l’on désigne l’affect dans le corps ou dans

l’âme. Or, Spinoza lui-même a un terme pour désigner l’idée de puissance,

c’est-à-dire l’affect tel qu’il est donné dans l’âme seulement : le terme de

« conscience ». Il importe de reconnaître que cet emploi de « conscience »

est celui de Spinoza lui-même lorsqu’il parle des affects.

5.2. Différence entre conscience de soi et subjectivité

Dans un ouvrage récent, Lia Levy propose de voir la conscience de

soi « comme la capacité propre à l’esprit humain de se référer correctement à

lui-même comme sujet de ses idées »206. Son étude a le mérite d’attirer

l’attention sur la notion de conscience de soi, mais à notre sens elle le fait en

surdéterminant la signification de cette expression chez Spinoza. Dans cette

définition, seul l’élément de « correction » nous paraît juste (ce que Lia Levy

nomme ailleurs l’incorrigibilité de l’idée, et pour quoi nous utiliserons tout

simplement le terme d’adéquation207). Nous ne croyons pas, pour notre part,

205 E 3AD1 et Ex ; G II, 190. 206 Lia Levy, L’automate spirituel, op. cit., p. 10. 207 Elle s’explique de l’utilisation d’un terme anglais francisé par elle pour éviter le substantif d’« adéquation » à sa note 24 (ibid., p. 11) : « [la référence à soi comme sujet de ses pensées] est incorrigible, même lorsque la connaissance de soi est inadéquate. En d’autres termes, il ne

La conscience de soi humaine

109

que la conscience soit réservée à l’esprit humain, comme nous entendons le

montrer dans la section suivante (Lia Levy elle-même revient sur cette thèse

pour la nuancer à la fin de son ouvrage208), ni surtout, que la conscience de

soi corresponde à un principe d’unité dans la pensée constituant une subjec-

tivité au sens fort où elle l’entend.

Pour elle, en effet, il y a une évolution chez Spinoza dans la concep-

tion de l’automate spirituel qu’est l’être humain. De strict automate, il serait

devenu surtout esprit dans l’Éthique. Tandis que dans le Court traité « ce

n’est pas nous qui affirmons ou nions jamais quelque chose d’une chose,

mais c’est elle-même qui en nous affirme ou nie quelque chose »209, dans

l’Éthique il faudrait comprendre que « c’est l’esprit qui affirme ou nie

quelque chose, et non pas que ce sont les idées qui affirment ou nient en lui,

selon la formule du Court Traité »210. Par conséquent, elle voit comme

inconciliables les deux idées dont nous voulons au contraire montrer la

complémentarité, à savoir l’idée d’automatisme et celle de conscience de soi.

Par « esprit », Lia Levy entend une instance de subjectivité ayant conscience

du fait que les idées données en elle sont « ses » idées, et qui dirait (ou

penserait) « je » en même temps qu’elle aurait chacune de ses idées. Elle

suppose que la médiation par cette unité modifie en quelque sorte les idées

elles-mêmes, ce que nous ne pouvons accepter :

Une idée quelconque, dans la mesure où elle fait partie d’un individu, cons-

titue l’existence actuelle de cet individu, et maintient ainsi un rapport signi-

ficatif avec l’essence ou l’unité de cet individu. Prenons un exemple : l’idée

pourra jamais se faire, dans la doctrine spinoziste, que la référence à soi comme sujet soit incorrecte, même lorsque l’identification de ce qu’est ce sujet est inadéquate ». Il est effecti-vement important de saisir que toute idée, même inadéquate, possède une part de vérité ou d’adéquation, et que la conscience de soi participe de cette partie vraie ou adéquate de l’idée. Mais nous ne voyons pas l’utilité d’employer un terme différent de celui qu’emploie Spinoza lui-même – et qui plus est, de forger un néologisme à cette fin. Il suffit de préciser que ce n’est pas le tout de l’idée qui est adéquat, mais seulement une partie. Rappelons enfin que « vrai » et « adéquat » peuvent être prédiqués indifféremment d’une même idée car toute idée adéquate est également vraie, et toute idée vraie l’est parce que justement elle est adéquate. La seule différence est dans le point de vue, qui dans un cas (l’adéquation) se limite à l’idée elle-même, « en soi », dans l’autre (la vérité) à la relation entre l’idée et son objet : « J’entends par idée adéquate une idée qui, en tant qu’on la considère en elle-même, sans relation avec l’objet, a toutes les propriétés ou dénominations intrinsèques d’une idée vraie. Explication : Je dis intrinsèques pour exclure celle qui est extrinsèque, à savoir l’accord de l’idée avec l’objet dont elle est l’idée » (E 2Def4 et Ex ; G II, 85). 208 Cf. ibid., p. 305-308, et la reprise de cette question dans la conclusion p. 315. Nous reviendrons sur ce passage du livre de Lia Levy dans notre section suivante consacrée à la conscience de soi des êtres inférieurs aux hommes, mais on peut déjà noter que cette infirma-tion de ce qui avait été sa thèse tout au long de l’ouvrage vient en réalité la heurter de front, et en diminue beaucoup plus la crédibilité qu’elle ne semble le voir elle-même. 209 KV 2/16, 5 ; G I, 83. 210 Lia Levy, op. cit., p. 247.

La conscience de soi

110

de la somme de 1 plus 1 égale 2. Une idée mathématique a été ici choisie

exactement par son caractère adéquat. Or cette idée, au moins dans son as-

pect formel, aura un rapport particulier avec l’esprit singulier qui la pense,

ainsi qu’avec le moment du temps où elle est pensée. En d’autres termes, ce

n’est pas exactement la même idée qui est en jeu quand Pierre pense que 1

plus 1 égale deux et quand Paul pense le même contenu211.

Cette interprétation pose un problème de fond, car elle implique que l’idée

adéquate en moi (ou en un autre mode) n’est pas la même que l’idée en

Dieu. Si l’on ôte cette identité qui permet la fusion de la pensée singulière

avec la pensée objective divine au nom de la médiation par l’essence indivi-

duelle, on ôte par là même la signification du salut spinoziste. Il est en effet

essentiel de comprendre que le but éthique consiste à se rapprocher du point

de vue divin sur les choses. Lorsque nous avons exposé la différence des

points de vue, c’était pour expliquer ce qui rendait possible la connaissance

finie et inadéquate. Mais l’augmentation de la part adéquate de nos connais-

sances est un moyen d’annihiler progressivement cette différence des points

de vue pour justement fusionner avec la puissance divine ou substantielle,

quitter l’ordre du particulier subjectif, synonyme d’incomplétude, pour

rejoindre un point de vue universel et objectif.

Certes, il reste bien des éléments subjectifs, mais ils ne modifient

pas le contenu des idées elles-mêmes. Par exemple, nous n’avons aucun mal

à dire qu’un aveugle, parce que son essence n’inclut pas la capacité à perce-

voir les couleurs, n’aura pas d’idée de la couleur d’une chose qu’il percevra.

Ou encore, qu’un être humain, à cause de sa constitution en tant qu’âme et

corps, n’aura pas d’idée des modes des autres attributs (si tant est qu’il y en

ait). Mais ce n’est pas la même chose que de dire que l’essence de ces choses

imprime une torsion aux idées qu’ils reçoivent ; nous croyons simplement

que si l’idée ne peut être reçue telle quelle par l’esprit, celui-ci ne la forme

tout simplement pas. L’idée en elle-même (adéquate) reste inchangée,

qu’elle soit pensée ou non, et qu’elle soit pensée par Pierre, Paul ou Dieu.

De plus, on peut même envisager une forme de subjectivité dans

l’ordre pourtant universel qui caractérise la connaissance par entendement.

Lorsque Spinoza dit que l’esprit humain a « le pouvoir d’ordonner et

d’enchaîner les affections du Corps suivant un ordre valable pour

l’entendement »212 (par quoi il entend l’ordre universel de la nature, le ratta-

chement de ces affections à leur véritable cause), il veut bien dire que cet

ordre pour ces idées et affections-là serait le même en Pierre et en Paul ;

mais il ne dit pas que tous, tant Pierre que Paul, vont lier celles-là plutôt que

211 Ibid., p. 221. 212 E 5P10 ; G II, 287.

La conscience de soi humaine

111

d’autres. En réalité, nous croyons qu’il reste une part de subjectivité même

dans la connaissance adéquate du fait que ce sont des idées d’affections du

corps qui sont liées, et que l’infinie variété des corps fait que chaque corps

est affecté différemment, donc doit lier des affections différentes d’un indi-

vidu à l’autre. Mais cette reconnaissance reste très différente de l’affirmation

posée par Lia Levy de la dissemblance entre les « mêmes » idées d’un

individu à l’autre.

Par exemple, Pierre a les idées des affections A, B et C, tandis que

Paul a les idées des affections A, E et F, de sorte que le lien d’implication et

d’ordre entre ces idées, qui dans chaque cas trouvera son correspondant

objectif dans l’esprit divin, gardera une trace de la finitude propre à chaque

individu. Peut-être le lien complet en Dieu est-il A-B-C-D-E-F, mais Pierre

n’en saisira que les trois premiers termes, et Paul que le premier et les deux

derniers, aucun des deux n’étant capable étant donné son essence de saisir le

lien « D ». Pourtant, chacun aura la capacité d’organiser ces affections selon

un ordre valable pour l’entendement, puisqu’il saisira un segment adéquat de

la causalité divine. Et ce qu’il importe de souligner, c’est que cet élément de

subjectivité ne change rien au fait que l’idée A est parfaitement la même en

Pierre et en Paul. Ce qui varie selon les individus et les essences indivi-

duelles, c’est la capacité à percevoir ou éprouver telle idée plutôt que telle

autre, mais l’idée n’est pas « modifiée » par l’essence individuelle : si

l’individu ne peut l’intégrer, elle n’est pas en lui, c’est tout. Mais elle doit

être, si elle est adéquate, la même en Pierre, en Paul, et en Dieu. L’idée

n’étant que l’essence objective d’une essence formelle donnée dans un

certain attribut, il ne peut y avoir qu’une idée correspondant objectivement à

chaque mode.

Selon notre explication, c’est justement cette identité à tous les ni-

veaux ontologiques (modal ou substantiel) qui explique la conscience d’être

dans le vrai donnée au mode fini, et le redoublement affectif sur soi de cette

conscience en idée d’idée, etc. L’interprétation de Lia Levy nous semble

donc extrêmement dangereuse pour l’accessibilité à l’être humain du salut

spinoziste.

Nous ne croyons pas non plus que Spinoza ait changé d’avis sur la

question du rapport entre l’idée et l’esprit ou l’âme entre le Court traité et

l’Éthique, ni que la conscience de soi signifie – dans ce dernier ouvrage ou

ailleurs – une forme de conscience transcendantale pré-kantienne telle que

décrite par Lia Levy (une sorte de « je pense » capable d’accompagner

toutes mes représentations). Nous entendons au contraire rendre compte de

la théorie de l’automate spirituel chez Spinoza à partir de son usage de

l’expression de « conscience de soi », comme d’un véritable automate, en

qui les idées nient ou affirment toutes seules quelque chose. L’automatisme

La conscience de soi

112

de la conscience est l’automatisme des idées ; tout comme, parallèlement,

l’automatisme (ou le mécanisme) des corps est un mécanisme de leurs

parties. Aucun contrôle autre que celui, naturel et commun à toute chose

dans la nature, de l’essence conative de l’âme ne vient se surajouter à ce

mécanisme pour l’orienter. Et ce contrôle est un filtre plutôt qu’une instance

de modification des idées.

La part d’activité qui est réellement dans l’esprit humain ne dépend

pas de sa conscience de soi comme sujet de ses propres pensées, et si l’esprit

humain est effectivement actif malgré la passivité de sa réception d’idées,

c’est parce que ces idées ont elles-mêmes une part active que sa puissance

d’esprit complexe lui permet de saisir et d’apprécier. Ainsi, oui, la cons-

cience de soi joue un rôle – et un rôle essentiel, comme c’est le but de notre

démonstration – dans la libération éthique qui, elle, n’est le propre que de

l’homme, mais ce n’est pas parce que l’homme serait le seul à avoir cons-

cience de soi, et que cette conscience de soi serait chez lui synonyme de

principe actif d’auto-attribution de ses propres idées. L’énoncé du Court

traité sur les idées qui affirment ou nient par elles-mêmes quelque chose en

notre esprit concerne bien l’être humain, dont l’esprit (ou l’âme) n’est pas vu

comme plus passif dans cet ouvrage des débuts que dans les ouvrages de la

maturité. C’est d’ailleurs dans le Traité de la réforme de l’entendement, un

peu plus tardif, que Spinoza utilise la métaphore de « l’automate spirituel »

(§ 85), et l’argument de Lia Levy consistant à insister sur le terme « spiri-

tuel » pour diminuer le sens d’« automate » ne porte pas. Dans l’Éthique

même, l’identification de la volonté et de l’entendement montre que Spinoza

n’a pas modifié sa position213.

5.3. Les occurrences de la notion de conscience de soi

Si c’est bien dans le texte même de Spinoza que nous voulons cher-

cher les rouages de la dynamique automatique conduisant l’âme à son propre

perfectionnement, il importe de montrer quel sens Spinoza donne lui-même

à la conscience de soi. Pour ce faire, il est inutile de citer in extenso tous les

passages contenant des occurrences de cette notion214, exprimée sous les

termes de conscius esse (la formule la plus fréquente215) et de conscientia216

213 « Il n’y a dans l’Âme aucune volition, c’est-à-dire aucune affirmation et aucune négation, en dehors de celle qu’enveloppe l’idée en tant qu’elle est idée » (E 2P49 ; G II, 130) ; Corol-laire : « La volonté et l’entendement sont une seule et même chose » (E 2P49C ; G II, 131). 214 Pour déterminer ces occurrences, nous avons utilisé le Lexicon spinozanum d’Emilia Giancotti Boscherini (La Haye, Martinus Nijhoff, 1970, 2 vol.). 215 Conscius : PPC 1Def1 (G I, 149), PPC 1Def2 (G I, 149), TIE 56 (G II, 21), E 1App (G II, 78), E 2P35S (G II, 117), E 3P2S (G II, 143), E 3P9 et P9D (G II, 147), E 3P9S (G II, 148), E 3P30D (G II, 163), E 3AD1 (G II, 190), E 4Praef (G II, 207), E 4P8 et P8D (G II, 215 et 216),

La conscience de soi humaine

113

en latin, ainsi que des termes équivalents néerlandais bewust217 et conscien-

tie218 ou medegeweten219. Nous pouvons regrouper ces différentes occur-

rences sous un petit nombre de chefs, qui concordent avec ceux retenus par

Lia Levy dans sa partie d’« analyse des occurrences des termes ‘conscientia’

et ‘conscius’ [dans l’Éthique] »220. Nous sommes d’ailleurs la plupart du

temps entièrement d’accord avec l’exposé qu’elle fournit dans cette section,

sachant que c’est par la suite seulement qu’elle surdétermine la notion de

conscience par celle de subjectivité. Sa propre conclusion à ses analyses est

un garant de leur objectivité, puisqu’elle admet elle-même que les éléments

qu’elle cherchait dans le texte pour accréditer sa thèse « subjectiviste » ne

s’y trouvent pas221. Or, ces analyses sont tout à fait correctes en elles-mêmes

et bien menées.

Les six contextes d’utilisation retenus par elle (que nous renommons

en partie) sont les suivants :

1) critique du libre arbitre et du finalisme ;

2) définition du concept de désir ;

3) connaissance du bien et du mal ;

4) définition de certains affects ;

5) éternité de notre esprit ;

6) distinction sage / ignorant (conscience de soi, de Dieu et des choses).

À cela s’ajoute le contexte suivant :

7) le renvoi à une idée parfaitement claire et indubitable.

E 4P19 (G II, 223), E 4P64D (G II, 259), E 4A32 (G II, 276), E 5P31S (G II, 300), E 5P34S (G II, 301), E 5P39S (G II, 305), et E 5P42S (G II, 308). 216 Conscientia : TIE 47 (G II, 18), E 3P9S (G II, 148), E 3P30D (G II, 163), E 3AD1 (G II, 190), TTP 1,1 (G III, 16), et Ep 58 (G IV, 267). Conscientiae morsus : E 3P18S2 (G II, 155), E 3AD17 (G II, 195), et E 4P47S (G II, 246). 217 Bewust : KV 2/4no8 (G I, 61), KV 2/15no3 et no4 (G I, 79), KV 2/16no6 (G I, 83), et KV 2/19no7 (G I, 91). 218 Conscientie : KV 2/6no7 (G I, 67). 219 Medegeweten : KV 2/1no1 (G I, 54). 220 Lia Levy, op. cit, p. 41-53. 221 « L’investigation sur le sens du terme “conscience” dans l’Éthique ne produit pas l’effet attendu. L’analyse de ses occurrences ne fournit pas d’indices suffisants pour confirmer la correction de l’hypothèse initiale, tout en ouvrant encore toute une série de problèmes. En effet, elle a révélé que la détermination des conditions d’emploi du terme est très probléma-tique, ce qui a ouvert des questions imprévues au départ. Force est donc de constater que “conscience” dans l’Éthique ne désigne pas de manière systématique cet aspect du concept d’idée, lorsqu’il est considéré comme une modification de l’esprit, qui est la saisie de son appartenance à un seul et même esprit. Tout compte fait, l’approche s’est révélée plutôt insuffisante, les conditions d’emploi du terme “conscience” dans l’Éthique n’étant pas associées de façon suffisamment claire aux conditions d’émergence de ce nouveau point de vue », ibid., p. 52-53.

La conscience de soi

114

1) La référence à la conscience de soi dans le cadre de la critique du

libre arbitre et du finalisme sert à justifier le fait que les hommes – tous les

hommes – commettent, au moins dans un premier temps, l’erreur de se

croire libres. L’idée donnée par la conscience est une idée de l’essence

propre, c’est-à-dire de l’effort que nous actualisons en tant que mode. Mais

dans la mesure où l’origine de cet effort est placé en soi plutôt que dans le

tout de la nature, c’est une erreur qui découle dans un premier temps de cette

conscience de soi : l’illusion de se croire maître de soi, auto-législateur, et de

surcroît, l’illusion seconde que le monde entier tourne autour de soi et est

fait pour soi. Or, pour éradiquer cette double illusion du libre arbitre et du

finalisme, il ne faut pas nier le donné de sa conscience, mais le compléter par

d’autres idées : l’erreur n’est pas dans la connaissance fournie par la cons-

cience de sa propre essence, mais dans l’ignorance des autres détermi-

nismes222. Ne connaissant qu’une cause à la détermination qu’il ressent, à

savoir soi-même (à cause de la part d’activité qu’enveloppe la perception

elle-même), l’esprit s’imagine seule cause, et donc libre (la liberté étant là

aussi conçue comme le fait d’être cause de soi). Spinoza insiste à plusieurs

reprises sur l’ignorance des causes déterminantes comme seule justification

du fait que la conscience de sa propre action (ou de son propre désir comme

puissance active) donne lieu à une connaissance inadéquate :

Les hommes se trompent en ce qu’ils se croient libres ; et cette opinion

consiste en cela seul qu’ils ont conscience de leurs actions et sont ignorants

des causes par où ils sont déterminés ; ce qui constitue donc leur idée de la

liberté, c’est qu’ils ne connaissent aucune cause de leurs actions223.

Une rectification de cette ignorance – on remarque l’usage de la

dyade oppositionnelle conscients / ignorants – par l’ajout de la compréhen-

sion des déterminations réelles ne viendrait pas anéantir la conscience de la

puissance propre, mais seulement son interprétation comme seul facteur

causal. De nouveau, donc, et ce même dans un contexte de critique d’une

222 Nous expliquerons au chapitre suivant en quoi l’inadéquation n’est qu’une privation de connaissance. 223 E 2P35S ; G II, 117. Voir également E 1App : « Les hommes se figurent être libres, parce qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit et ne pensent pas, même en rêve, aux causes par lesquelles ils sont disposés à appéter et à vouloir » (G II, 78) ; E 3P2S : « L’expérience donc fait voir aussi clairement que la Raison que les hommes se croient libres pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par où ils sont déterminés ; et, en outre, que les décrets de l’âme ne sont rien d’autre que les appétits eux-mêmes et varient en conséquence selon la disposition variable du Corps » (G II, 143) ; et E 4Praef (G II, 207). La même idée est également présente dans la lettre 58 à Schuller (G IV, 266) dans laquelle Spinoza ironise sur le fait qu’il suffirait de donner à la pierre qui roule sous l’effet des lois du mouvement la conscience de son mouvement pour qu’elle se croie libre.

La conscience de soi humaine

115

illusion, rien ne doit nous porter à croire que l’idée de la puissance propre

donnée dans la conscience de soi n’est pas juste ou vraie en elle-même.

Lorsque nous en avons conscience, nous déployons bien une puissance qui

est activité réelle. Ce qui est à critiquer, c’est simplement l’interprétation

mutilée à laquelle cette conscience conduit lorsqu’on n’est qu’au niveau du

premier genre de connaissance. La conscience fournit bien une connais-

sance, mais dans l’ignorance des autres causes, cette connaissance est in-

complète et erronée.

2) Nous avons déjà expliqué ci-dessus le deuxième contexte

d’utilisation de la notion de conscience : « le Désir est l’Appétit avec cons-

cience de lui-même »224. C’est seulement en tant qu’on éprouve une variation

dans notre essence (notre puissance, notre conatus) qu’on est conscient de

cette essence, qu’on est conscient de soi. Puisque l’éthique exigera la com-

préhension de la nécessité universelle, c’est-à-dire du fait que toute chose

finie n’est qu’un mode ou une expression de la puissance substantielle

infinie, soi-même y compris, on voit bien que la prise de conscience de soi

comme « mode de puissance » est capitale comme point de départ de la

démarche de progression éthique.

3) La détermination du bien et du mal est en corrélation directe avec

celle de l’objet de notre désir, non au sens où la seconde dépendrait de la

première, mais au sens où la première découle directement de la seconde225.

Il s’ensuit que la connaissance du bien et du mal, qui suppose un acte ré-

flexif sur le bien et le mal, implique la conscience de la direction de notre

désir. En termes affectifs, cela signifie que l’on juge bon ce qui est source de

joie et mauvais ce qui est source de tristesse :

La connaissance du bon et du mauvais n’est rien d’autre que l’affect de la

Joie ou de la Tristesse, en tant que nous en avons conscience226.

224 E 3P9S ; G II, 148. Cette définition est reprise en E 3P9D, E 3P9S et E 3AD1Ex. On peut également rapporter à ce contexte d’occurrences, quoique de manière plus lâche, l’usage du terme medegeweten dans le Court traité, car puisque l’appétit est l’essence même de l’homme, il est logique que la conscience qu’on en prend (la conscience de soi qui en émerge) soit première. Sa primauté n’est toutefois ici que suggérée, puisqu’il est question conjointe-ment de la perception de soi et des choses extérieures (le texte de KV 2/1no1, tel que rétabli par Gebhardt, affirme : « Commençons par les [modes] qui nous sont connus les premiers. Savoir certains concepts des choses qui sont en dehors de nous et la connaissance de nous-mêmes ou la conscience » (trad. Appuhn in Œuvres, vol. I, « Note du traducteur » p. 8). 225 Cf. E 3P9S ; G II, 148 : « Nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n’appétons ni ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais au contraire, nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons ». Nous exposerons en 7.2.2., dans notre section sur l’acrasie, différentes implica-tions de ce renversement de la conception du rapport entre connaissance et désir. 226 E 4P8 ; G II, 215. Cette proposition est reprise en E 4P8D, E 4P19D et E 4P64D.

La conscience de soi

116

Spinoza établit un rapport simple à saisir ici : le bien et le mal sont ce que

nous appétons ou évitons. L’un et l’autre deviennent conscients lorsque la

rencontre avec l’objet se traduit sous la forme d’une joie ou d’une tristesse.

Par conséquent, la connaissance du bien et du mal (Spinoza aurait tout aussi

bien pu dire la conscience du bien et du mal) est l’affect même de joie ou de

tristesse, et il insiste : « en tant que nous en avons conscience ». Puisque tout

affect implique une conscience, cette précision était en vérité redondante,

mais elle sert à justifier le fait que l’on soit alors bien au niveau réflexif.

Deux éléments nous semblent importants à souligner à propos de cet

usage de la notion de conscience dans le cadre de la connaissance du bien et

du mal. Premièrement, un tel jugement doit logiquement être attribué à tout

être capable de conscience de soi, c’est-à-dire capable de ressentir sa puis-

sance propre grâce à son expression affective sous la forme d’une joie ou

d’une tristesse. La « connaissance » du bien et du mal n’est autre que

l’expérience, donnée par la sensation à beaucoup d’individus dans la nature

(pas seulement humains), du bon et du mauvais. Il n’y a aucun besoin ici de

supposer un accès de l’esprit à la raison pour qu’il soit outillé de cette con-

naissance. Cette détermination est un processus pleinement automatique (y

compris chez l’être humain).

Deuxièmement, cette proposition confirme la vérité intrinsèque de

tout affect par l’usage même du terme de « connaissance ». Ce qu’on

éprouve affectivement comme bon est bon, et ce qu’on éprouve affective-

ment comme mauvais est mauvais. L’erreur dans la connaissance ne peut pas

être à ce niveau de la sensation affective ; elle ne peut être que dans le ratta-

chement causal que l’on fera dans un second temps entre cet affect, qui

exprime bien la vérité de notre être, et telle ou telle cause de cet affect. C’est

sans doute d’ailleurs, malgré l’obstacle que constitue la connotation théolo-

gique du terme, ce que voulait dire Spinoza en désignant dans le Court traité

« notre bonne conscience » (onse goede conscientie) comme ce qui nous

indique le bien :

Et le moyen pour cela est de former à leur sujet [les hommes] des pensées

telles que notre bonne conscience même nous enseigne à le faire et nous en

avertit, parce que jamais elle ne nous excite à notre perte mais toujours à

notre salut227.

On pourra se tromper en disant que cette chose est bonne, si l’on rattache

l’affect (juste) de joie à une chose qui n’en est pas la cause réelle, ou bien

avoir raison si l’affect est bien causé par elle. Mais l’erreur ne peut résider

que dans l’attribution d’une cause au sentiment, et non dans le sentiment. La

227 KV 2/6no7 ; G I, 67.

La conscience de soi humaine

117

relation à ses propres émotions est nécessairement juste, ce qui, de nouveau,

confère à la conscience de soi le statut d’un excellent point de départ dans la

connaissance vraie, et dans la recherche du « salut ».

4) La notion de conscience est également utilisée par Spinoza dans

la définition de certains affects : la gloire, le contentement de soi et l’affect

de conscientiae morsus, traduit en français par « resserrement de cons-

cience »228, « remords de conscience »229 ou encore, sans doute de manière

plus juste, « déception »230. Pour ce dernier affect, il s’agit d’une désignation

toute faite qu’on retrouve notamment chez Descartes (dans le sens de re-

mords). Mais nous trouvons intéressant de remarquer son choix par Spinoza

pour désigner l’affect inverse de l’épanouissement (gaudium) dans E

3P18S2 :

Nous connaissons par ce qui vient d’être dit ce que sont l’Espoir, la

Crainte, la Sécurité, le Désespoir, l’Épanouissement et le Resserrement de

conscience [la déception] (…). L’Épanouissement ensuite est une Joie née

de l’image d’une chose passée dont l’issue a été tenue par nous pour dou-

teuse. Le Resserrement de conscience [la déception] enfin est la Tristesse

opposée à l’Épanouissement231.

Il est clair ici que la traduction « cartésienne » par remords ne correspondrait

pas au sens visé par Spinoza. Dans l’Éthique, l’épanouissement est

l’accomplissement du désir lorsque l’ordre de la nature fait advenir ce que

nous espérions sans pouvoir en être sûr. La déception traduit bien le senti-

ment inverse à cet épanouissement, lorsque par conséquent l’ordre de la

nature contrarie notre désir, lui oppose la défaite cuisante de ne pas s’être

accompli. Par conséquent, la conscience sans « morsus » (qui signifie une

forte peine) désigne de nouveau un affect joyeux, l’épanouissement (gau-

dium), tout comme la gloire (gloria) et le contentement de soi (acquiescien-

tia in se ipso).

La gloire et le contentement de soi sont définis comme suit :

Comme, toutefois, l’Amour et la Haine se rapportent à des objets exté-

rieurs, nous désignerons ici ces Affects par d’autres noms ; nous appelle-

228 Charles Appuhn, Œuvres de Spinoza, 4 vol., Paris, Garnier-Flammarion, 1964-65. 229 Cf. Pierre Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza, vol. III : La troisième partie : la vie affective, Paris, PUF, 1995 ; et la traduction par Bernard Pautrat de l’Éthique, Paris, Seuil, 1999. 230 Cf. la traduction de l’Éthique par Roland Caillois in Spinoza, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Pléiade), 1954 ; et celle de Robert Misrahi, Éthique, Paris, PUF, 1990. 231 E 3P18S2 ; G II, 153. L’expression se trouve également dans la définition des affects (E 3AD17 ; G II, 195) et en E 4P47S (G II, 246).

La conscience de soi

118

rons Gloire une Joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure232, et

Honte la Tristesse contraire, quand la Joie et la Tristesse naissent de ce que

les hommes se croient loués ou blâmés. Dans d’autres cas, j’appellerai

Contentement de soi la Joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure,

et Repentir la Tristesse opposée à cette Joie233.

La démonstration précédant ce scolie insiste sur la conscience de soi néces-

sairement donnée à l’être humain par ses affections, et le contentement de

soi est précisément relié explicitement à la conscience (de soi et de la néces-

sité, c’est-à-dire de la place de sa propre puissance dans la puissance infinie)

en E 4A32234. Une fois encore, la conscience désigne une connaissance de la

puissance ; de la sienne et/ou des autres choses. Il nous semble que

l’utilisation de la conscience pour la définition d’affects joyeux corrobore

son usage essentiellement positif pour l’être humain amené à augmenter

autant que possible la part d’activité en lui. Même si la conscience est éga-

lement reprise dans le contexte négatif de la critique de l’illusion de la

liberté, elle est donc aussi présentée sous l’angle positif de ce qui concourt à

notre épanouissement affectif ou ontologique.

5) Le cinquième contexte d’occurrences retenu par Lia Levy est

celui de la conscience de l’éternité de notre esprit. Outre E 5P34S qu’elle

mentionne, on peut inclure E 5P23S dans cette catégorie. C’est parce que,

selon l’expression bien connue de ce scolie de la proposition 23, « nous

232 Appuhn, en accord avec la leçon de Land, remplace externae par internae. Pierre-François Moreau pense qu’il faut laisser « externe » pour maintenir l’idée que la gloire est une forme de joie (cf. P.-F. Moreau, « Métaphysique de la gloire. Le scolie de la proposition 36 et le « tournant » du livre V », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 184/1, 1994, p. 55-64 ; p. 63, n. 1). Cette interprétation semble à première vue possible puisque cet affect provient, en E 3P30S, du jugement des autres (sous sa forme inadéquate), mais dans le même temps, E 5P36S identifie parfaitement la gloire et le contentement de soi en tant que c’est « une Joie, s’il est permis d’employer encore ce mot, qu’accompagne l’idée de soi-même » (G II, 303). Puisque même dans la connaissance inadéquate, le contentement de soi est explici-tement relié à l’idée d’une cause intérieure (soi-même), on peut penser que la meilleure traduction pour ce passage est bien une rectification d’externae par internae. 233 E 3P30S ; G II, 163. 234 E 4A32 ; G II, 276 : « Nous supporterons, toutefois, d’une âme égale les événements contraires à ce qu’exige la considération de notre intérêt, si nous avons conscience de nous être acquittés de notre office, savons que notre puissance n’allait pas jusqu’à nous permettre de les éviter, et avons présente cette idée que nous sommes une partie de la Nature entière, dont nous suivons l’ordre. Si nous connaissons cela clairement et distinctement, cette partie de nous qui se définit par la connaissance claire, c’est-à-dire la partie la meilleure de nous, trouvera là un plein contentement et s’efforcera de persévérer dans ce contentement (in eo plane acquiescet, & in ea acquiescientia perseverare conabitur) ». Ce n’est pas un hasard si ce chapitre de l’appendice de la quatrième partie de l’Éthique est le dernier, et donc constitue la transition entre la servitude humaine, objet de cette quatrième partie, et la libération humaine à laquelle est consacrée la cinquième partie : la conscience de la nécessité, traduite par l’affect joyeux de contentement, est précisément la voie de la libération.

La conscience de soi humaine

119

sentons et nous savons par expérience que nous sommes éternels »235, que

Spinoza peut dire par la suite « qu’ils [les hommes] ont conscience, à la

vérité, de l’éternité de leur âme, mais qu’ils la confondent avec la durée et

l’attribuent à l’imagination ou à la mémoire qu’ils croient subsister après la

mort »236. Nous reviendrons dans notre dernier chapitre sur le sens à attribuer

à cette erreur d’interprétation du sentiment d’éternité, ici désigné explicite-

ment comme conscience de l’éternité de son âme (d’où une identification

implicite entre sentiment, conscience et expérience). Celle-ci, selon nous, ne

réduit en rien le fait que l’idée qu’a l’âme d’elle-même comme idée du corps

soit adéquate, car l’erreur ne réside que dans le lien entre cette idée, adé-

quate, et d’autres idées, inadéquates, de la cause de ce sentiment (comme

dans le cas de la liberté).

Préciséement, en quel sens la conscience de soi de l’âme est-elle

conscience d’éternité ? Nous avons vu plus haut cette proposition importante

pour expliquer l’émergence de la conscience de soi qu’est E 2P23, qui

spécifie que l’âme ne prend connaissance d’elle-même que par les idées des

affections du corps, et l’on se souvient également que l’âme est en premier

l’idée d’un corps particulier existant en acte (E 2P11 et E 2P13). On aurait

pu croire, dès lors, que la seule idée de soi donnée à l’âme était cette cons-

cience de soi « finie » au sein d’une connaissance inadéquate. Ce qu’on

comprend avec E 5P23S et E 5P34S, en revanche, c’est que l’âme a égale-

ment l’idée de son corps (et d’elle-même) sub specie aeternitatis (« sous un

regard d’éternité », c’est-à-dire pour un entendement, telle que la comprend

la substance). Pour le dire autrement, on peut penser que la conscience de soi

finie « enveloppe » (involvit) la conscience de soi objective et infinie. C’est

en ce sens, sans aucun doute, que l’âme n’est qu’en premier l’idée d’un

corps existant en acte : elle est aussi, selon un point de vue infini, l’idée

éternelle correspondant à l’essence éternelle actualisée par ce corps.

Cependant, cette idée adéquate de sa nature propre n’est pas donnée

à partir de toute conscience. C’est ce que permet de comprendre la juxtaposi-

tion d’E 2P16, d’E 2P27 et P29 et de la conscience de l’éternité de la cin-

quième partie, qui pourrait paraître sinon contradictoire. La conscience de

l’éternité n’est pas, et ne peut pas être, la simple conscience de soi donnée à

travers une quelconque idée de puissance que Spinoza décrit dans la deu-

xième partie de l’Éthique. En E 2P16, Spinoza énonce que :

235 E 5P23S ; G II, 296. 236 E 5P34S ; G II, 301-302.

La conscience de soi

120

L’idée de l’affection qu’éprouve le Corps humain, quand il est affecté

d’une manière quelconque par les corps extérieurs, doit envelopper la na-

ture du Corps humain et en même temps celle du corps extérieur237.

On trouve bien ici l’affirmation qu’une idée finie « enveloppe » une idée

infinie, savoir, celle de la nature du corps humain (qu’elle enveloppe aussi

celle du corps extérieur ne nous intéresse pas ici). Mais cette idée n’est pas

complète, selon E 2P27 :

L’idée d’une affection quelconque du Corps humain n’enveloppe pas la

connaissance adéquate du Corps humain lui-même238,

d’où il découle (du fait que la pensée « redouble » exactement l’attribut

étendue) que, selon E 2P29,

L’idée de l’idée d’une affection quelconque du Corps humain n’enveloppe

pas la connaissance adéquate de l’Âme humaine239.

Qu’est-ce qui est adéquat dans la conscience de soi qui émerge du

sentiment du corps fini existant en acte ? L’idée de l’affection, et l’idée de la

variation de puissance causée par cette affection (donc, l’affect). Mais cette

idée de l’affection, toujours juste et adéquate comme nous l’avons déjà

souligné, « enveloppe » une idée plus large qui, elle, n’est pas saisie adéqua-

tement. Par un lien d’implication, l’idée de la partie renvoie à l’idée du tout,

ou plus exactement encore, l’effet (l’idée partie de l’âme) renvoie à la cause

(l’idée qu’est l’âme comme tout)240, mais cette idée n’est pas complète.

« L’Âme humaine n’enveloppe pas la connaissance adéquate des parties

composant le Corps humain »241, donc elle ne peut pas avoir d’elle-même en

tant que totalité d’idées de parties une idée adéquate par ce biais. Ce qui en

est donné est juste, une fois encore – c’est le sentiment du désir, le sentiment

d’être un désir de persévérer dans l’existence –, mais c’est une idée complè-

tement isolée du réseau causal substantiel qui lui donne son fondement.

Cette conscience de soi est donc une idée de puissance, une certaine idée de

la nature de l’âme et du corps comme puissance et désir, mais ce n’en est pas

une idée adéquate puisque rien ne la rattache à sa cause réelle. La seule

chose vraiment adéquate à ce niveau, c’est l’idée, partielle, de l’affection, et

la conscience de soi qui en découle si l’on entend par là uniquement la

237 E 2P16 ; G II, 103. 238 E 2P27 ; G II, 112. 239 E 2P29 ; G II, 113. 240 Selon l’axiome 4 : « La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe » (E 1Ax4 ; G II, 46). 241 E 2P24 ; G II, 110.

La conscience de soi humaine

121

conscience d’être un désir d’auto-perpétuation (un conatus), et non une idée

de la nature précise de ce désir.

Cette conscience inadéquate de soi peut-elle, dès lors, être l’idée

d’éternité dont parlent E 5P23S et E 5P34S ? On peut en douter, à moins de

dire que l’idée d’un degré de puissance fini est une idée d’éternité, ce qui

serait forcer beaucoup l’interprétation. Il est bien plus probable que l’idée de

l’éternité soit donnée à l’âme dans une idée adéquate d’elle-même comme

idée d’une essence de corps éternelle, et non pas seulement comme idée d’un

corps fini existant en acte. Or, pour avoir une telle idée, il faut qu’elle ait

conçu le corps au moins une fois sous un regard d’éternité, ce que ne fait pas

la connaissance perceptive de la première moitié d’Éthique II. Ce point de

vue universel n’est fourni qu’avec la conception rationnelle impliquée dans

la formation de notions communes. Or de cela aussi, tous les êtres humains

sont capables – et eux seuls, comme nous le verrons dans le chapitre suivant

sur la conscience de soi des êtres inférieurs en puissance. Il est donc tout à

fait cohérent de dire que tous les hommes ont conscience de leur éternité ; à

condition de bien comprendre par là que cette conscience de soi comme

éternel (tant l’éternité du corps que de l’âme) n’est pas la conscience de soi

de premier degré fournie dans tout affect.

6) Il y a donc une conscience de soi comme idée d’un corps qui est

incomplète lorsqu’elle est donnée sans recevoir le complément d’une idée de

la cause de cette puissance, et au moins une idée de soi qui est adéquate, et

qui est sentiment d’éternité. Mais dans un cas comme dans l’autre, si cette

idée de soi est isolée, l’interprétation qui en est fournie par l’âme est erronée

et, comme le dit bien E 5P34S, on « confond » notre éternité (donc même

une idée adéquate) avec le temps ou une durée indéfinie – c’est-à-dire avec

une quantité plutôt qu’avec un degré d’intensité, de qualité. C’est pourquoi

la véritable conscience de soi doit être en même temps conscience de soi, de

Dieu et des choses, c’est-à-dire conscience de la nécessité de la puissance

substantielle exprimée et modifiée par toute chose, soi-même y compris.

C’est précisément ce qui distingue le sage de l’ignorant, et l’opposition se

fait alors entre celui qui est conscient et celui qui est presque sans cons-

cience.

Les occurrences en ce sens se trouvent toutes dans l’Éthique, mais

plus précisément encore, elles sont toutes dans la cinquième partie à

l’exception du chapitre 32 de l’appendice de la quatrième partie – qui en est

aussi le dernier paragraphe, et donc le point de transition avec la partie sur la

libération242. Ce fait ne doit pas surprendre ; Spinoza consacre la dernière

partie de l’Éthique à l’âme du sage ou du futur sage, c’est-à-dire à l’âme

242 Cf. E 4A32 ; G II, 276, cité à la note 234. Les occurrences sont en E 5P6S (G II, 285), E 5P31S (G II, 300), E 5P39S (G II, 305) et E 5P42S (G II, 308).

La conscience de soi

122

prête à progresser dans la connaissance, la joie et la puissance sans en être

empêchée outre mesure par ses passions. Et dans ce cadre, on comprend

parfaitement qu’à une puissance plus grande, une conscience plus grande

correspond. Cette conscience plus grande est également liée intrinsèquement

avec l’idée de la béatitude (E 5P31S) et du contentement de soi (acquies-

cientia) en E 4A32 et E 5P42S, ce qui ne doit pas nous surprendre : com-

ment le contentement de soi ou « vrai contentement » pourrait-il être donné

s’il n’était pas accompagné d’une idée de soi ? Et encore faut-il que cette

idée soit une idée de sa puissance propre, et donc une idée affective (donc,

incluant la conscience de soi), et non une idée strictement intellectuelle.

Dans ces occurrences sur la conscience de soi comme conscience de

la puissance de toute chose, se déploie un double dualisme : entre l’enfant et

l’adulte (ou l’homme puissant), d’une part, et entre l’ignorant et le sage,

d’autre part. Le premier dualisme illustre le manque de puissance par la

figure de l’enfant. À cause du moindre développement de son corps, son âme

est, parallèlement, presque impuissante, ce qui se traduit comme une absence

presque totale de conscience :

Nous voyons que personne ne prend un enfant en commisération parce

qu’il ne sait pas parler, marcher, raisonner et vit tant d’années presque sans

conscience de lui-même [quasi sui inscius]243.

La même corrélation entre la puissance du corps et la conscience de soi de

l’âme est offerte en E 5P39S, où Spinoza établit une comparaison entre le

corps de l’enfant qui, à cause de son manque d’aptitudes, dépend beaucoup

de l’extérieur, et un corps ayant de nombreuses aptitudes et, par conséquent,

une âme dont le niveau de conscience est très élevé :

Et réellement qui, comme un enfant ou un jeune garçon, a un corps possé-

dant un très petit nombre d’aptitudes et dépendant au plus haut point des

causes extérieures, a une Âme qui, considérée en elle seule, n’a presque au-

cune conscience d’elle-même ni de Dieu ni des choses ; et au contraire, qui

a un Corps aux très nombreuses aptitudes, a une Âme qui, considérée en

elle seule, a grandement conscience d’elle-même et de Dieu et des

choses244.

243 E 5P6S ; G II, 285. On trouvera des développements beaucoup plus conséquents sur la figure de l’enfant, et sur la possibilité pour l’enfant de se « transformer » en adulte, dans F. Zourabichvili, Le conservatisme paradoxal de Spinoza. Enfance et royauté, Paris, PUF, 2002. Cf en particulier p. 117-177. 244 E 5P39S ; G II, 305.

La conscience de soi humaine

123

Si la dépendance envers l’extérieur est synonyme de passivité, c’est bien

qu’à l’inverse une conscience de soi accomplie est synonyme d’activité,

d’autonomie, de liberté.

Si l’impossibilité pour l’enfant à avoir une âme très puissante est

« structurelle », pourrait-on dire, si elle dépend de la nécessité régissant son

développement corporel, il reste que nombre d’adultes ne développent guère

plus leur puissance propre, et restent eux aussi quasi inscii : les ignorants. La

faute n’en est pas du côté de leur corps, mais du côté de leur esprit, trop peu

développé, trop englué dans la dépendance passionnelle envers l’extérieur.

C’est cette fois au sage que la figure de l’ignorant est opposée, et cette image

est la dernière de l’Éthique :

L’ignorant, outre qu’il est de beaucoup de manières ballotté par les causes

extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur [vera animi

acquiescientia], est dans une inconscience presque complète [quasi inscius]

de lui-même, de Dieu et des choses et, dès qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi

d’être. Le Sage au contraire, considéré en cette qualité, ne connaît guère le

trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience

de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et possède le

vrai contentement [vera animi acquiescientia]245.

Pourquoi le sage a-t-il « par une certaine nécessité éternelle » cette

conscience de soi, de Dieu et des choses ? Il nous semble essentiel de ratta-

cher cette conscience à la conscience de leur éternité donnée à tous les

hommes. En d’autres termes, nous croyons (comme nous l’avons vu) que

tous les hommes ont, par une certaine nécessité éternelle, conscience d’eux-

mêmes ; nécessité qui vient précisément du fait que leur âme ou esprit est de

toute éternité l’idée d’une certaine essence éternelle, et qu’ils ont au moins

une idée vraie qui leur donne cette idée adéquate de leur nature. Mais nous

avons vu à l’instant que cette conscience de soi était mal interprétée, ce qui

245 E 5P42S ; G II, 308. Notons qu’un usage similaire de la distinction « inscius » / « cons-cius » est fait dans le registre théologique par Spinoza. La lettre 19 à Blyenbergh trace la métaphore entre l’ignorant et le sage comme étant l’un sans conscience et l’autre doué de conscience, en l’employant dans le cadre d’une discussion de la différence entre les impies et les justes : « Comme ils [les impies] ne connaissent pas Dieu, ils ne sont qu’un instrument dans la main du divin ouvrier, et un instrument qui sert à son insu [quod inscium servit] et se détruit en servant, tandis que les [justes] servent en le sachant [conscii serviunt] et se rendent plus parfaits en servant » (Ep. 19 ; G IV, 94-95). L’ignorant ou l’impie, on le voit bien, est ce même homme qui, dans l’Éthique, se laisse ballotter par les vents contraires de la vie sans développer sa puissance intérieure pour prendre les rênes de sa propre existence. Dieu étant la substance, donc la puissance infinie, ceux que Spinoza appelle dans ce cadre les « justes » (probi) correspondent bien à ces hommes plus puissants dont le sage est la figure par excel-lence. Spinoza n’a donc pas varié dans sa conception de l’importance de la conscience, et l’affirmation de son lien avec la puissance intérieure (qui empêche la destruction), entre cette lettre de 1665 et son ouvrage le plus achevé.

La conscience de soi

124

n’est visiblement pas le cas chez le sage. Pourquoi ? Parce que chez ce

dernier, la conscience de la puissance propre est insérée dans un réseau de

puissance, dans un maillage d’idées de la puissance des autres choses. L’idée

est rattachée à sa véritable cause : la puissance divine, qui donne vie à la

totalité du réel. L’idée de la puissance propre est donc une idée de soi

comme modification (précise et déterminée) d’une puissance infinie, entou-

rée d’autres modifications de cette puissance substantielle. L’idée de soi

coupée de ce réseau d’idées de puissance n’est pas fausse en elle-même,

mais elle est une parcelle de vérité dans le cadre plus large d’une connais-

sance incomplète et donc inadéquate, tandis que l’idée de soi rattachée à

l’idée des autres choses trouve dans ce rattachement causal adéquat sa com-

plétude. C’est, par conséquent, la même idée de soi en E 5P34S et en E

5P42S, et dans les deux cas elle est adéquate en elle-même ; mais dans le

premier cas ce n’est une idée que de soi, tandis que dans le second c’est une

idée de soi et de Dieu, et (a fortiori) des autres choses. C’est devenu une

idée de la nécessité de la puissance – et l’on voit d’ailleurs que la « cons-

cience » est bien toujours une idée de puissance, mais que ce peut être aussi

l’idée d’une puissance infinie.

De plus, ici aussi l’équivalence entre puissance, conscience (de soi,

de Dieu et des choses) et contentement est clairement posée. La conscience

de soi dont il est question dans ce contexte est donc celle d’un conatus fort et

libre, jouissant de soi et de l’idée de soi comme mode d’une puissance

infinie, donc doué soi-même de cette source de puissance. Si l’Éthique

s’achève sur cette idée, c’est bien parce que toute la démarche de progres-

sion dans la puissance dont elle se veut l’instigatrice est une entreprise de

développement de la conscience de soi. Après la critique du libre arbitre et

de la fausse liberté, la conscience est donc finalement associée à la véritable

liberté. C’est pour cela qu’il importe de comprendre la vérité de son ensei-

gnement, qui est un enseignement de puissance propre même au sein d’une

connaissance inadéquate, pour augmenter cette puissance propre jusqu’à

sortir progressivement du règne de la passivité qui caractérise la vie de

l’enfant et de l’ignorant.

7) Pour la septième catégorie sémantique, elle se trouve surtout dans

des textes autres que l’Éthique, ce qui explique que Lia Levy ne l’ait pas

prise en considération dans le découpage en six contextes d’occurrence

qu’elle proposait dans sa section sur l’Éthique. Nous avons regroupé sous le

titre de « renvoi à une idée parfaitement claire et indubitable » différentes

expressions qui indiquent le caractère insensé de ceux qui vont contre leur

conscience, ainsi qu’une certaine idée de la vivacité de l’évidence apportée

par la conscience. En bref, ce contexte d’occurrences doit confirmer le fait

que l’idée que nous avons de manière consciente est véridique, non trom-

La conscience de soi humaine

125

peuse en elle-même. C’est également dans ces occurrences que la notion est

le plus souvent exprimée sous sa forme substantivée de « conscientia ».

Dans ce groupe, on peut distinguer l’usage négatif et l’usage positif

de la notion de conscience. Dans son usage « négatif », la conscience est ce

contre quoi l’on s’oppose lorsqu’on agit ou pense de manière insensée. La

lettre 58 à Schuller utilise une formule intéressante pour montrer

l’adéquation de la conscience : « Pour moi certes, si je ne veux pas me

trouver en contradiction avec ma conscience, c’est-à-dire avec la raison et

l’expérience [ne meae conscientia, hoc est, ne rationi, & experientiae con-

tradicam]… »246. Cette utilisation est faite dans le cadre de la discussion du

libre arbitre, dont Spinoza nie qu’on puisse le soutenir en toute conscience.

La raison est ici associée à l’expérience, indice du fait que la conscience est

aussi juste et indubitable que la raison, et aussi sensible et évidente que

l’expérience. Une utilisation similaire se trouve dans le Traité de la réforme

de l’entendement à propos des sceptiques, où l’on comprend que « parler

contre sa conscience [contra conscientiam loquetur] » comme ils le font,

c’est « avoir l’esprit complètement aveuglé », avec la double indication

supplémentaire fort intéressante que ces sceptiques « ne se sentent même pas

eux-mêmes [neque seipsos sentiunt] »247, et qu’il faut par conséquent « les

considérer comme des automates totalement dépourvus d’esprit [automata,

quae mente omnino carent] »248. Le lien entre la conscience et une vérité

sentie est, enfin, également fait de manière très éclairante dans le Court

traité :

Quelques uns n’accorderont peut-être pas cela, parce qu’il leur semble

qu’ils peuvent affirmer ou nier d’une chose autre chose que ce qu’ils ont

d’elle dans la conscience ; cela provient de ce qu’ils n’ont aucune idée de la

notion que l’âme a de la chose sans les mots ou en dehors des mots. Il est

bien vrai (quand il existe des raisons pour nous y pousser) que nous pou-

vons donner à d’autres par des mots ou d’autres moyens une notion de la

chose autre que la conscience que nous avons d’elle ; mais nous ne ferons

cependant ni par des mots ni par aucun autre moyen que nous sentions à

l’égard des choses autrement que nous ne sentons ; cela est impossible,

comme il est clair pour tous ceux qui, en dehors de l’usage des mots ou

246 Ep 58 ; G IV, 267. 247 TIE 47 ; G II, 18 : « Si, après cela, quelque sceptique demeurait encore dans le doute en ce qui concerne et la vérité première elle-même, et toutes celles que nous déduirons conformé-ment à la norme de cette première [vérité], il parlera certainement contre sa conscience, ou bien il nous faudra admettre qu’il y a des hommes dont l’esprit est complètement aveuglé, soit dès la naissance, soit par des préjugés, c’est-à-dire, par quelque occurrence extérieure. [Ces gens-là], en effet, [ne se sentent même pas eux-mêmes] ». 248 TIE 48 ; G II, 18.

La conscience de soi

126

d’autres signes expressifs, ont pris garde une fois à leur Entendement

seul249.

Spinoza fait bien ici la distinction entre la capacité, que l’on pourrait dire

« physique », de dire des choses fausses à d’autres, et la capacité « mentale »

qu’il nous dénie de pouvoir contredire le véritable sentiment (cf. l’usage du

verbe sentire) qu’on en a dans la conscience250. Dans toutes ces occurrences,

la conscience indique une vérité indubitable, et elle l’indique de manière

sensible et évidente.

Dans le même ordre d’idées, mais cette fois selon l’usage « positif »

de la notion de conscience, le Traité théologico-politique rapproche les deux

termes de « sensation » (clairement désignée comme sensation de l’âme) et

« conscience » pour dire que les prophètes, s’ils ont un corps d’homme, ne

peuvent prétendre avoir une conscience différente de celle des autres

hommes :

À moins qu’on ne veuille entendre – ou plutôt rêver – que les prophètes ont

bien eu un corps humain, mais non une âme humaine et que, par suite, leurs

sensations et leur conscience étaient d’une tout autre nature que les

nôtres251.

La justesse et la clarté252 de la conscience, on le comprend, doivent être

universelles. Ce point indique bien que la conscience de soi – comme tout

affect qui en est une modalité – inclut une part indubitable de vérité.

249 KV 2/16no6 ; G I, 83. 250 Précisons que ce passage important fait immédiatement suite à, et justifie, l’affirmation selon laquelle les choses s’affirment d’elles-mêmes en notre âme sans que celle-ci ait un contrôle libre sur ses idées – ce qui confirme l’idée d’un automatisme des idées elles-mêmes en l’âme. 251 TTP 1, 2 ; G III, 16. 252 À cette idée de clarté se rattachent les six dernières occurrences que l’on peut identifier de cette notion de conscience. Deux sont faites dans les Principes de la philosophie de Descartes pour définir, respectivement, la pensée comme tout ce dont nous avons immédiatement conscience, et l’idée comme la forme d’une pensée par laquelle nous avons conscience de cette pensée (PPC 1Def.1 et 2 ; G I, 149). Dans la mesure où Spinoza expose ici la pensée de Descartes, on ne peut en tirer aucune conclusion – d’autant plus que chez Spinoza lui-même, une idée peut être donnée sans conscience si elle ne produit aucune variation de puissance chez l’individu. Trois autres occurrences supposant une idée claire et distincte sont également fournies dans le Court traité, deux fois au chapitre XV de la seconde partie à propos de la manière dont la vérité s’affirme en nous (KV 2/15no3 et no4 ; G I, 79), et au chapitre XIX de la même partie où Spinoza déduit de notre conscience de deux attributs seulement le fait que nous ne soyons des modes que de ceux-là, car, dit-il, « Rien ne peut être en nous que nous n’ayons aussi la possibilité d’en avoir conscience » (KV 2/19no7 ; G I, 91). Une dernière occurrence enfin se trouve dans le Traité de la réforme de l’entendement et sert à l’explication de ce qu’est une fiction, comme étant une idée (passée) de l’erreur de laquelle on a conscience (« errorum nostrorum esse conscios », TIE 56 ; G II, 21).

La conscience de soi humaine

127

Ainsi, l’analyse de ces occurrences nous révèle qu’il y a une vérité

de l’expérience et de la sensation à laquelle tous les êtres humains ont accès

sans exception. La « conscience » désigne toujours une idée de puissance,

qu’il s’agisse de la puissance de son corps, de soi-même ou d’autre chose,

toujours « éprouvée » sous un mode affectif. Le lien entre la conscience et la

puissance propre est si fort, que l’ignorant est celui qui est presque dénué de

conscience, et que l’augmentation de sa puissance signifie automatiquement

une augmentation de sa conscience. De plus, la part de vérité fournie par

toute « conscience » de chose est assez vive pour que celui qui la néglige

parle ou agisse contre tout bon sens. Mais ce n’est dans tous les cas que dans

le cadre d’une conscience élargie, incluant la conscience de la puissance

divine et de toute chose, que la conscience (en elle-même non trompeuse)

forme une connaissance pleinement adéquate, car alors, elle n’est pas coupée

de sa cause véritable. Le passage à ce niveau supérieur de conscience, on a

commencé à le voir à propos de la conscience d’éternité dont parle Éthique

V, exige l’accès à la raison, qui seule fournit une idée pleinement adéquate.

Nous avons donc considérablement progressé dans notre question-

nement général sur le lien entre éthique et conscience de soi : l’éthique est

une entreprise d’augmentation de la conscience, avons-nous dit ; ce doit être

aussi une entreprise d’élargissement de celle-ci. Or non seulement toute

chose n’a pas conscience de soi, mais même parmi les individus supérieurs

qui ont cette conscience, tous n’ont pas accès aux idées adéquates ou à la

raison, car la conscience n’est pas définie, comme chez Descartes, par le « je

pense donc je suis », mais de manière beaucoup plus large par le « je sens

donc je suis » des affections. Nous verrons tout d’abord que l’affirmation de

la sensation (la perception du corps) et l’affirmation du pouvoir d’être affec-

té (la sensibilité) ne sont pas exactement similaires. Les âmes des corps très

simples peuvent avoir ou être des idées du corps – des perceptions, des

sensations – qui n’expriment aucune variation de puissance de celui-ci, et ne

donnent lieu à aucun affect ; donc, à aucune conscience de soi. Cette idée ou

sensation est, de plus, d’un degré si minime dans bien des cas qu’elle est

absolument insignifiante. Néanmoins, on sait que si l’âme est l’idée du

corps, on doit dire que même pour les individus très simples et les corps

simples, le degré de sensation n’est jamais totalement nul. Nous montrerons

qu’il ne peut en aller de même pour l’affectivité ; car pour ressentir une

variation de puissance, il faut déjà ne pas être détruit par elle ; il faut que la

constitution corporelle soit suffisamment complexe pour supporter un chan-

gement dans le rapport entre ses parties sans que ce rapport soit totalement

dissous.

La conscience de soi

128

Cette analyse nous permettra donc de résoudre le problème exposé

en quatre points à la fin du chapitre IV en y répondant de la manière sui-

vante : certes, l’appétit est donné à toute chose en tout temps. Mais il n’y a

pas de problème à ce que ce même appétit soit ontologiquement la même

chose que le « désir » qui, lui, n’est pourtant pas donné à toute chose en tout

temps : on comprend clairement que si la différence se fait par la conscience,

ce ne sont pas tous les êtres qui en sont doués. La conscience de soi suppose

à la fois une variation de puissance, et une capacité à être affecté par cette

variation, capacité qui est d’autant plus grande qu’est grand le nombre de

parties entrant dans le rapport de mouvement et de repos unique constituant

l’essence du corps – avec pour seule limite, nous le verrons, le cas extrême

inverse de la puissance infinie. Le désir, qui est l’appétit avec conscience de

soi, est l’essence de l’homme et de tout ce qui sent, c’est-à-dire de tous les

êtres doués de sensibilité tels que les animaux, mais cela ne conduit pas pour

autant Spinoza dans la voie d’une éthique qui les prendrait en compte, tout

au contraire. Si tous les êtres ont une âme, ces âmes n’ont pas toutes le

même niveau d’accomplissement ; d’où il résulte que la conscience et les

affects ne sont pas des données universelles. C’est justement pour cela,

comme nous entendons le montrer, que la progression éthique ne concerne

pas tous les individus non plus, mais seulement l’homme.

Chapitre VI

La conscience de soi non humaine

Nous avons établi plus haut que la conscience de soi était incluse

dans tout affect. Dès lors, se demander si toute chose a conscience de soi

revient exactement à se demander si toute chose a le pouvoir d’être affectée

ou non chez Spinoza, ce à quoi une réponse positive permettrait d’envisager

l’hypothèse d’un perfectionnement moral universel. Après tout, on pourrati

rappeler que ce que dit Spinoza concerne toutes les choses singulières

douées de puissance, dont les êtres humains ne forment qu’une partie.

L’homme n’est pas plus libre que les autres êtres, son comportement est

aussi automatique que les autres, et il y a une grande quantité d’autres « in-

dividus » dont la structure complexe tend à s’auto-réguler. Spinoza, on le

sait, rompt catégoriquement sur ce point avec la longue tradition philoso-

phique qui, à l’exception du matérialisme, faisait de l’homme un être réso-

lument à part dans la nature, de droit distinct des autres êtres et supérieur à

eux. Sa théorie permettrait-elle donc de nier jusqu’à la supériorité de

l’homme sur les animaux, les plantes et les végétaux en termes d’intellection

et d’affectivité ? Par ailleurs, qu’en est-il des individus plus puissants : doit-

on croire qu’ils sont exclus du progrès dont la finalité est la béatitude ?

6.1. Les animaux et individus moins puissants que l’être

humain

À la question de savoir si Spinoza nie la supériorité des hommes sur

les autres êtres, la réponse est clairement « non », car des passages font voir

explicitement que l’homme est privilégié en termes de puissance. Néan-

moins, la théorie spinoziste elle-même ne semble pas fournir de justification

directe suffisante pour légitimer cette réponse par la négative.

Toute supériorité des êtres singuliers existants que sont les hommes

sur les autres êtres singuliers existants ne peut leur venir que d’une structure

essentielle plus complexe, donc d’une plus grande puissance. De fait, Spino-

za pose rapidement que les êtres humains sont des individus qui ont un corps

extrêmement complexe. Plus exactement, ils sont composés d’« un très

grand nombre » (plurimis) d’individus, dit-il, de sorte que leur corps et leur

âme peuvent être affectés d’« un très grand nombre » de modifications sans

être détruits253. La question qui se pose est alors la suivante : doit-on penser

253 « Les individus composant le Corps humain sont affectés, et conséquemment le Corps humain lui-même est affecté, d’un très grand nombre de manières par les corps extérieurs », E 2P13Post3 ; G II, 102.

La conscience de soi

130

que l’homme est par essence plus affectable par la rencontre des choses

extérieures que les autres êtres ? D’un point de vue théorique, on ne peut

certes tirer aucune conclusion sur une éventuelle supériorité humaine en

partant du postulat que l’âme humaine seule serait plus puissante, puisque la

seule reconnaissance de la puissance de l’âme humaine ne peut provenir que

de la reconnaissance du très grand pouvoir d’être affecté de son corps (sa

plus grande sensibilité), donc de leur complexité à l’un et à l’autre :

L’âme humaine est apte à percevoir un très grand nombre de choses et

d’autant plus que son corps peut être disposé d’un plus grand nombre de

manières254.

Il faudrait être en mesure de prouver que le corps humain est plus complexe.

Et pourtant, l’expérience semble nous indiquer que les hommes ont réelle-

ment, dans l’ensemble, un niveau de développement intellectuel et affectif

bien supérieur aux autres vivants. Quelle valeur accorder à cette expérience,

et en quoi la distinguer du simple préjugé téléologique dénoncé dans

l’appendice de la première partie de l’Éthique qui fait croire à l’homme qu’il

est la fin de la nature ? Il n’est aucunement possible de dire a priori que les

autres êtres singuliers existants sont exclus de la sphère de l’intellection et de

l’affectivité, car tout est question de degré de complexité255.

Toute chose, quelle qu’elle soit, a en effet une âme, comme nous

l’avons vu en parlant à ce propos d’« animisme universel » dans notre deu-

xième chapitre. La puissance de cette âme est fonction de la complexité du

254 E 2P14 ; G II, 103. 255 Pierre Macherey pourtant pense qu’en affirmant l’existence de cette hiérarchie de puis-sance, Spinoza établit clairement la supériorité des hommes : « La corrélation entre les dispositions de l’âme et celles du corps s’effectue à travers l’application d’une règle de proportionnalité, exprimée à l’aide de la formule « d’autant plus que... » (eo...quo...). Ceci permet de graduer les niveaux de puissance corporelle et mentale propres à des êtres qui ne sont pas de même nature : par cette voie est rendue manifeste la supériorité de l’homme sur les autres espèces vivantes, supériorité qui tient à la fois à la plus grande disponibilité de son organisation corporelle et à la plus grande aptitude à percevoir dont est doté son appareil psychique. Mais cette proportionnalité s’applique aussi aux différents individus qui forment l’espèce humaine, et même aux états dans lesquels se trouve un même individu à différents moments ou stades de son existence » (P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La seconde partie : la réalité mentale, op. cit., n. 2 p. 167. C’est nous qui soulignons). S’il est judicieux de remarquer que les degrés de puissance doivent varier d’un homme à un autre, puisqu’ils correspondent chacun à des essences individuelles – ce qu’établit d’ailleurs E 3P57 –, et qu’ils varient même pour un même homme selon les moments de sa vie, nous ne sommes pas d’accord avec les éléments que nous avons soulignés dans cette citation. Nous ne voyons pas Spinoza « rendre manifeste » par ce principe d’explication la « supériorité » humaine, car pour cela, il faudrait précisément qu’il explique pourquoi le corps humain est « plus » complexe ou « plus » affectable, ou l’âme humaine « plus » apte à percevoir, que le corps et l’âme des autres êtres, mais nulle part n’est donnée de justification réelle de ces éléments.

La conscience de soi non humaine

131

rapport constitutif, c’est-à-dire de l’essence de la chose, qu’elle exprime

dans l’attribut pensée. De sorte qu’on peut imaginer qu’il existe une infinité

de niveaux dans cette gradation selon la complexité des êtres, et que rien ne

sépare de droit le degré correspondant à la complexité d’un être humain de

celui qui lui est juste inférieur. Nous verrons sous peu qu’il nous faut proba-

blement modifier cette représentation continue des choses. Mais pour

l’instant, l’idée d’animisme universel empêche de tracer théoriquement une

ligne de démarcation entre les hommes et, par exemple, les mammifères

supérieurs, dont la structure corporelle paraît tout aussi complexe.

Pourtant, Spinoza ne s’en tient pas seulement à la « très grande » ca-

pacité à être affecté de l’être humain, il postule la supériorité de ce pouvoir

humain d’être affecté sur celui que possèdent les autres êtres :

Pour déterminer en quoi l’Âme humaine diffère des autres et l’emporte sur

elles, il nous est nécessaire de connaître la nature de son objet, tel que nous

l’avons fait connaître, c’est-à-dire du Corps humain. Je ne peux toutefois

l’expliquer ici et cela n’est pas nécessaire pour ce que je veux démontrer. Je

dis cependant en général que, plus un Corps est apte comparativement aux

autres à agir et à pâtir de plusieurs façons à la fois, plus l’âme de ce Corps

est apte comparativement aux autres à percevoir plusieurs choses à la

fois256.

Malgré le refus de Spinoza de développer sa réponse, il ressort clairement de

ce passage que la plus grande complexité du corps humain, et partant, sa

plus grande puissance d’être affecté par rapport aux autres « individus », lui

apparaissaient comme des faits parfaitement indubitables.

Il y a, en revanche, une reconnaissance certaine du fait que les ani-

maux ont des affects, puisqu’ils sont doués de sensation (c’est-à-dire

puisqu’ils ont une âme qui a pour fonction de percevoir leur corps), quoique

ceux-ci soient d’un type différent de celui que nous connaissons en tant

qu’hommes :

Il suit de là que les affects des vivants que l’on dit privés de raison (nous ne

pouvons douter en effet que les animaux ne sentent, une fois connue

l’origine de l’Âme), diffèrent des affects des hommes autant que leur nature

diffère de l’humaine. Le cheval et l’homme sans doute sont emportés par la

Lubricité de procréer ; mais le premier par une Lubricité de cheval, le se-

cond par une Lubricité d’homme. De même aussi les Lubricités et les Ap-

pétits des insectes, des poissons et des oiseaux, doivent être différents les

uns des autres257.

256 E 2P13S ; G II, 97. C’est nous qui soulignons. 257 E 3P57S ; G II, 187. C’est nous qui soulignons.

La conscience de soi

132

Il y a bien, et incontestablement, des affects des animaux, dont l’existence se

trouve justifiée dans la phrase soulignée par leur capacité sensitive. C’est ici

une simple différence de nature de l’affectivité animale qui est affirmée,

laquelle se comprend d’autant mieux que d’un homme à un autre, déjà,

l’essence change – a fortiori donc, l’essence est plus différente encore entre

des êtres dont le corps fonctionne très différemment.

La position de cette différence de nature aurait pu conduire Spinoza

à une retenue totale de jugement sur la valeur ou la puissance de ces affects,

mais pourtant, d’un point de vue pratique, il est clair que la supériorité des

hommes sur les animaux ne faisait absolument aucun doute à ses yeux.

Plusieurs passages en sont les témoins probants, en particulier dans

l’Éthique258 et les lettres259.

C’est ainsi qu’on peut lire en E 4P37S que la capacité qu’ont les

animaux à être affectés ne les place pas pour autant au même degré de

puissance que les hommes, tant s’en faut :

La règle de la recherche de l’utile nous enseigne bien la nécessité de nous

unir aux hommes, mais non aux bêtes ou aux choses dont la nature est dif-

férente de l’humaine ; nous avons à leur endroit le même droit qu’elles ont

sur nous. Ou plutôt le droit de chacun étant défini par sa vertu ou sa puis-

sance, les hommes ont droit sur les bêtes beaucoup plus que les bêtes sur

les hommes. Je ne nie cependant pas que les bêtes sentent ; mais je nie qu’il

soit défendu pour cette raison d’aviser à notre intérêt, d’user d’elles et de

les traiter suivant qu’il nous convient le mieux ; puisqu’elles ne s’accordent

258 La fin du scolie de la proposition 35 de la quatrième partie a ceci d’intriguant qu’elle semble annoncer une étude comparative des hommes et des bêtes pour mettre en valeur la supériorité humaine, mais on ne voit guère quoi que ce soit de semblable dans l’œuvre de Spinoza : « Et je passe ici sous silence qu’il vaut beaucoup mieux considérer les actions des hommes que celles des bêtes, et que ce qui est humain est plus digne de notre connaissance. Mais de cela nous traiterons plus amplement ailleurs » (E 4P35S ; G II, 234). Serait-ce là une annonce programmatique non réalisée ? Ou une simple référence à l’excellence humaine rendue évidente par la cinquième partie de l’Éthique ? Le sens précis à attribuer à cette dernière phrase est obscur, mais cette citation rend au moins manifeste le sens de la comparai-son entre humains et animaux : les hommes sont plus puissants. 259 Pensons seulement à l’indignation répétée de Spinoza de voir Blyenbergh, dans la deu-xième lettre qu’il lui adresse, croire qu’il place les hommes au même rang que les animaux ou les végétaux : « Qu’y avait-il, je le demande, dans cette lettre qui vous permît de m’attribuer des opinions telles que celles-ci : les hommes sont semblables aux bêtes, ils meurent et périssent de même manière, nos œuvres déplairont à Dieu, etc. » (Ep 21 ; G IV, 127), et plus loin, après deux autres protestations du même ordre : « Si, de plus, vous aviez eu égard à la nature humaine et à la nature du décret divin, telle que je l’ai expliquée dans l’Appendice, et si vous aviez su comment une déduction devait être conduite avant d’en venir à la conclusion, vous n’auriez pas imprudemment dit qu’une opinion telle que la mienne conduisait à faire de nous des êtres semblables à des troncs d’arbre, etc., et vous ne m’auriez pas attribué tant d’absurdités qui n’ont d’existence que dans votre imagination » (Ep 21 ; G IV, 131).

La conscience de soi non humaine

133

pas avec nous en nature et que leurs affections diffèrent en nature des affec-

tions humaines260.

La visée « juridique » de ce passage est évidente, et Spinoza la rappelle lui-

même : il s’agit de montrer que les hommes sont à l’état de nature envers les

autres êtres et que dans cet état aucun devoir envers eux n’a de sens261. Il

n’en reste pas moins que Spinoza dévoile clairement sa pensée sur une

question bien plus large : si « les hommes ont droit sur les bêtes beaucoup

plus que les bêtes sur les hommes », c’est nécessairement parce que, préci-

sément, les hommes ont « beaucoup plus » de vertu ou de puissance que les

animaux.

Pourtant, jamais l’affirmation que le corps humain est « beaucoup

plus » complexe que celui des autres vivants n’est posée par Spinoza ni, a

fortiori, justifiée théoriquement, ce qui nous semble être une lacune domma-

geable. Tout se passe comme si Spinoza constatait, par un jugement

d’expérience ou de sens commun, que les hommes pensent mieux et sentent

mieux que les animaux, et si le lecteur devait en déduire l’implicite rétros-

pectif qu’il en va ainsi parce que les animaux ont une structure essentielle

moins complexe – ce que faisait comprendre aussi le passage en E 2P13S

cité plus haut. Mais on aurait très bien pu partir de l’expérience inverse, celle

de la non moins grande complexité du corps de certains animaux que du

corps humain que nous révèle, par exemple, l’observation des animaux au

microscope, pour en déduire que ces animaux doivent logiquement penser et

sentir aussi bien que les hommes. Spinoza n’a jamais, semble-t-il, renversé

les données, et il est resté confiné dans l’affirmation d’une supériorité hu-

maine qu’aucun élément de connaissance physiologique ne lui permettait de

soutenir, sachant qu’il n’a jamais fait, comme nous venons de le dire, le pas

théorique consistant à justifier pourquoi la complexité du corps humain (ou

de l’âme humaine) était plus grande que celle des autres êtres. Il est vrai

qu’on aurait pu alors lui demander d’où provenait cette affirmation, qui ne

pouvait valoir que de source expérimentale.

Si Descartes avait déjà fait l’observation du nombre plus élevé chez

l’homme que chez les animaux des connexions neurales – ce qu’il voyait

comme des « tuyaux », reliés à la glande pinéale notamment –, on ne connaît

pas de la part de Spinoza d’intérêt pour la biologie ou la dissection médicale.

Sans doute la pratique étrange d’un loisir qu’on peut juger cruel et son

observation au microscope d’insectes révélaient-elles cette curiosité expéri-

260 E 4P37S1 ; G II, 237. C’est nous qui soulignons. 261 On voit bien d’ailleurs la difficulté, dès lors, d’envisager à partir de Spinoza une éthique envers les animaux, alors même que ses principes théoriques, selon lesquels la différence entre l’homme et les autres êtres dans la nature n’est qu’une différence de degré de puissance, auraient pu laisser croire qu’il en irait autrement.

La conscience de soi

134

mentale pour comprendre de quel ordre était la puissance des animaux262,

quoique celle-ci n’ait pas donné lieu à des études approfondies. Il faut

d’ailleurs reconnaître que Spinoza n’est guère explicite sur les individus des

autres espèces à cause de la visée évidemment éthique de son propos, c’est-

à-dire à cause du fait qu’en tant qu’être humain, il parle seulement du salut

concernant les êtres humains263. Mais nous espérons pouvoir montrer que s’il

ne parle pas des animaux, c’est aussi parce que l’éthique comme projet de

renforcement de sa conscience et de sa puissance ne les concerne tout sim-

plement pas.

Puisque, à défaut d’être justifiée de manière théorique directe,

l’infériorité de la puissance animale est affirmée par rapport à la puissance

humaine, il semble clair que Spinoza voyait la différence dans la capacité

qu’ont les hommes – comprenons bien les hommes seuls, alors, ou les indi-

vidus plus puissants peut-être, mais pas les animaux ou les individus plus

faibles – de parvenir à des idées adéquates. Si l’homme a en partage avec les

animaux la sensibilité, et donc les affects passifs, il reste le seul existant

singulier à posséder la raison, et « l’on dit privés de raison » les autres

vivants, selon l’expression de E 3P57 citée ci-dessus. La très grande diffé-

rence qu’il y a entre les hommes et les animaux, différence sur laquelle

Spinoza ne laisse planer aucun doute, ne peut se justifier que par

l’impossibilité pour les animaux d’accéder à la raison, ce qui seul représente

une très grande différence dans le pouvoir de penser.

Le premier degré de la pensée, celui pour l’âme de percevoir le

corps et, par la variation de la puissance au fil de l’ordre des rencontres,

d’éprouver des affects passifs, ne pourrait donc jamais être dépassé chez les

animaux. Pourquoi ? À cause, nécessairement, d’une simplicité plus grande,

d’une capacité moindre à être affecté, une fois encore. Dans l’Éthique,

Spinoza relie la capacité à avoir des idées vraies à la complexité du corps,

qui permet la formation de notions communes : « Il suit de là que l’Âme est

262 Son biographe Jean Colerus rapporte : « Lorsqu’il voulait se relâcher l’esprit un peu plus longtemps, il cherchait des araignées qu’il faisait battre ensemble, ou des mouches qu’il jetait dans la toile d’araignée, et regardait ensuite cette bataille avec tant de plaisir, qu’il en éclatait quelquefois de rire. Il observait aussi avec le microscope les différentes parties des plus petits insectes, d’où il tirait après les conséquences qui lui semblaient le mieux convenir à ses découvertes » (J. Colerus et Lucas, Vies de Spinoza, Paris, Éditions Allia, 1999, p. 42). Notons que cette forme de cruauté dans la délectation tirée du « spectacle » de la lutte pour la vie révèle de la part de Spinoza une fascination incroyable, et presque effrayante, pour la puissance sous toutes ses formes, et en particulier pour la puissance plus que pour la vie. Elle illustre bien aussi le décentrement radical opéré par l’éthique spinoziste où la vertu n’est autre que la puissance, par rapport aux jugements moralistes de bien et de mal. 263 « Je pourrais, par le même raisonnement, montrer que les passions se rapportent aux choses singulières de même façon qu’à l’Âme et ne peuvent être perçues en une autre condi-tion, mais mon dessein est ici de traiter seulement de l’Âme humaine », E 3P3S ; G II, 145.

La conscience de soi non humaine

135

d’autant plus apte à percevoir adéquatement plusieurs choses, que son Corps

a plus de propriétés communes avec les autres corps »264. D’après ce corol-

laire, seuls le grand nombre et la grande variété d’individus dont est compo-

sé le corps humain semblent expliquer que l’âme humaine puisse former des

idées adéquates, c’est-à-dire soit douée d’une raison qui, à la base, n’est

qu’une capacité de comparer entre elles des idées formées en grand nombre

(comme nous le développerons en 7.1.2.). Il en résulte logiquement

qu’écarter les animaux de la raison ou de l’acquisition de ces notions com-

munes, c’est penser que leur corps n’a pas assez de propriétés communes

avec les autres corps pour cela. Une fois encore, on comprend donc que

Spinoza devait penser que les animaux avaient une structure essentielle,

corporelle et psychique, bien moins complexe que celle des hommes,

quoiqu’il ne l’ait jamais formulé aussi nettement, passant directement à

l’affirmation de l’infériorité de leur puissance. Cette supériorité est attestée

pour nous par les sciences cognitives depuis plusieurs décennies, mais

Spinoza n’a pas pris la peine de la justifier au niveau du corps si ce n’est en

la postulant, à partir du constat expérimental de l’absence de raison animale.

Dès lors, on peut répondre à la question de savoir si les animaux,

explicitement doués d’affects mais sans accès à la raison, ont conscience

d’eux-mêmes. Nous ne voyons absolument aucune raison pour le nier265.

264 E 2P39C ; G II, 119-120. 265 C’est à cause de son interprétation trop « subjectivisante » que Lia Levy est embarrassée par cette question, et hésite à attribuer aux animaux la conscience de soi. De fait, elle revient sur l’idée énoncée tout le long de son ouvrage selon laquelle la conscience ne caractérise que l’être humain, à la toute fin de celui-ci. Dans la même page, elle affirme que « cette notion [la conscience de soi] est l’expression dans la pensée du conatus proprement humain » (op. cit., p. 307), et à l’inverse qu’il y a une sorte de conscience de soi de tous les êtres qui, simple-ment, ne nous intéresse pas puisqu’elle est d’un ordre différent de la nôtre. D’où elle conclut à la page suivante que l’ambiguïté est chez Spinoza : « En d’autres termes, bien qu’il nous soit possible de concevoir que la conscience de soi soit une expression spécifique à la pensée humaine, sans pour autant rompre la continuité de la chaîne des êtres finis, cette question demeure au fond indécidable du point de vue philosophique. La difficulté de préciser, outre les conditions nécessaires qui ont été établies, des conditions suffisantes de la conscience de soi, qui expliquent pourquoi elle est une prérogative des hommes, semble donc être une caractéristique de la doctrine spinoziste elle-même » (ibid., p. 308). Nous ne pouvons être d’accord. Spinoza ne dit jamais que les animaux n’ont pas conscience d’eux-mêmes, et la logique de sa pensée conduit même explicitement à l’affirmation inverse : pourquoi devrait-il justifier, alors, ce qui ne pose problème à la lecture subjectivisante de Lia Levy que parce que son interprétation s’en trouve affaiblie ? Le traitement trop rapide qu’elle fait de cette ques-tion en imputant la faute à Spinoza nous paraît d’autant plus dommageable qu’elle avait à notre sens, au sein même de son interprétation, un argument intéressant pour nier la cons-cience de soi animale qui remettait tant en question sa théorie. La section 11.3 de son ouvrage (p. 299-305) présente en effet une esquisse d’« herméneutique spinoziste » selon laquelle la conscience de soi suppose un don de sens à sa propre expérience. Nous ne sommes, préci-sons-le d’emblée, pas d’accord non plus avec cette lecture à notre avis trop poussée de la conscience de soi ; mais il faut reconnaître qu’il serait aisé à quelqu’un y adhérant de justifier

La conscience de soi

136

Une conscience de soi est donnée à tout être capable d’éprouver les

variations de sa puissance essentielle ; or c’est bien ce que traduisent les

affects joyeux ou tristes. Les animaux qu’on en voit doués ont donc néces-

sairement aussi une certaine conscience d’eux-mêmes en tant qu’essences

désirantes. S’il y a une différence entre l’être humain et l’animal au niveau

de l’accès à la raison, ce qui va être très différent pour la conscience ne sera

pas son existence chez ces êtres, mais son degré – de même que toute chose,

quoiqu’à un degré différent, a une âme266. En effet, nous avons vu que la

parcelle de vérité fournie dans la conscience de soi ne donnait une connais-

sance de soi véritablement adéquate que lorsque ce sentiment (juste) de soi

était relié à l’ordre total de la nature, à une conscience élargie de puissance

incluant Dieu et les autres choses. Mais cet accès à une conscience pleine-

ment adéquate de soi ne peut être accordée aux animaux s’ils n’ont pas la

raison en partage, car l’idée de sa nature propre enveloppée dans une idée

d’affection quelconque, on s’en souvient, n’est pas adéquate ou complète

(selon E 2P27 et 29). Les animaux, donc, et tous les individus doués de

sensation, doivent avoir une certaine conscience d’eux-mêmes, mais celle-ci

variera en puissance comme leur essence, et on comprend que seuls les êtres

doués de raison auront une conscience synonyme d’acquiescientia sui. La

chaîne apparemment continue des êtres connaît donc une ligne de fracture

nette au niveau de l’être humain, c’est-à-dire au niveau de l’accès à la raison.

Ces différences de degré de conscience de soi entre les êtres justi-

fient également le désintérêt complet de Spinoza, malgré sa vision initiale-

ment progressiste des degrés de puissance, à l’égard des autres individus

existants singuliers, c’est-à-dire par exemple la pierre, le tronc d’arbre ou le

sang267. Dans la lettre 58 à Schuller, Spinoza prend de manière ostensible-

ment ironique l’exemple d’une pierre qui, si on lui donnait la conscience de

son mouvement, se croirait libre :

Une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui la pousse, une

certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure ve-

nant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement (...). Concevez

maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se

mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se

mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort

seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est

que ce don de sens soit un fait strictement humain en ce qu’il suppose la raison, qui, elle, n’échoit qu’aux êtres humains. 266 E 2P13S ; G II, 96. 267 Ces exemples ne sont pas cités par hasard. Ce sont des exemples que Spinoza prend lui-même dans sa correspondance, et notamment la lettre 21 à Blyenbergh (les pierres et les troncs d’arbre, passages déjà cités ; G IV, 131) et 32 à Oldenburg (le sang ; G IV, 171 sq.).

La conscience de soi non humaine

137

très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le

veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui

consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et

ignorent les causes qui les déterminent268.

Que les pierres et les troncs d’arbre aient un degré ridiculement minime de

conscience de soi importe peu. Les enfants humains eux-mêmes étant

presque sans conscience d’eux-mêmes, comme nous l’avons vu (quasi sui

inscii), à quel plus grand titre encore la conscience d’êtres doués de moins de

sensations doit-elle être infime ! Mais il y a même un seuil au-dessous

duquel on ne doit plus parler de conscience, et c’est pourquoi nous pouvons

dire clairement que la conscience de soi n’est pas universelle ou donnée à

toute chose comme l’est, pourtant, une âme.

Parler de puissance d’être affecté, c’est parler de capacité à sentir

des variations de puissance. Nous touchons ici du doigt l’élément détermi-

nant pour la réponse à la question de l’universalité ou non de la conscience :

la seule condition requise pour avoir des affects est de pouvoir être affecté

sans être détruit, ce qui est le cas pour tout « individu » ou toute chose

singulière, à l’exception des corps simples eux-mêmes et des êtres constitués

d’un trop petit nombre de parties constitutives. Que se passe-t-il en effet

dans leur cas si une rencontre extérieure les affecte, c’est-à-dire fait varier le

rapport entre leurs parties ? Le rapport est dissous, la chose est détruite ; elle

change de nature pour devenir autre chose. Ainsi l’eau de mer dans un

marais salant est-elle un composé d’eau et de sel (nous simplifierons notre

exemple ainsi pour illustrer plus clairement notre propos), mais sous l’effet

de la chaleur solaire, les deux parties se séparent et l’on a, d’une part, de la

vapeur d’eau qui s’évapore, et d’autre part, du sel. Ce n’est que lorsque

suffisamment de parties interagissent que la variation de l’une peut être

compensée par le maintien des autres – et encore, seulement si la variation

n’est pas excessive. En toute chose, donc, les rencontres avec l’ordre causal

extérieur (horizontal) de la nature introduisent une modification du rapport

de mouvement et de repos des parties, mais dans les cas où celles-ci sont en

trop petit nombre, la moindre variation dans leur proportion correspond

immédiatement à la dissolution du rapport, et à la mort de l’individu : on ne

peut alors concevoir aucun « affect », puisqu’il n’y a plus de sujet affecté,

d’âme éprouvant la variation. Pour qui a très peu d’éléments constitutifs, un

changement dans le moindre de ceux-ci équivaut à un changement complet

du rapport déterminant l’essence de la chose.

En d’autres termes, pour ce qu’il en est des individus très simples,

tout doués d’une âme sensitive qu’ils soient, celle-ci ne leur donne jamais

268 Ep 58 à Schuller ; G IV, 266.

La conscience de soi

138

aucune idée de variation de puissance, donc jamais aucun affect : parce que

s’ils sont en vie, c’est qu’il n’y a pas de telle variation, et que s’il y avait une

telle variation, ils ne seraient plus en vie. Voilà donc la seule réponse envi-

sageable : non, les individus peu complexes n’ont aucun affect, quoiqu’ils

aient une âme et que leur essence, comme toute chose, soit un appétit. Ils

n’ont donc pas conscience de la puissance qu’ils expriment non plus. Et l’on

peut de plus faire l’hypothèse d’une gradation non continue de puissance

entre les êtres individuels existants, selon qu’ils sont doués d’affects ou non,

et de raison ou non.

6.2. Les individus plus puissants que l’être humain

Qu’en est-il, maintenant, des êtres et individus plus puissants que

l’être humain ? Cette question se pose car si les animaux et les êtres moins

puissants ne sont pas concernés par le progrès éthique à cause de leur trop

faible constitution, qui les empêche d’accéder à la raison, on doit logique-

ment postuler que tous les individus plus puissants que l’homme sont, eux,

concernés par l’éthique spinoziste. Ont-ils conscience d’eux-mêmes, et dans

quelle mesure leur éventuelle conscience d’eux-mêmes peut-elle être aug-

mentée ? Ici, une clarification s’impose : la signification précise du « ils »

employé. Car de fait, qui ou que sont ces individus plus puissants ? Selon la

définition de l’individu donnée après E 2P13 et déjà analysée, tout ensemble

de parties concordant dans le même rapport de mouvement et de repos forme

un individu, d’où l’on comprend que tout ensemble uni par le même désir

constitutif est « un ». Parmi les êtres que nous pourrions qualifier de « singu-

liers », on ne peut en concevoir aucun, autre que Dieu lui-même, qui soit

supérieur en puissance et en entendement à l’être humain. Spinoza dit bien

que le tout de la nature est un seul individu composé d’une infinité de par-

ties269, donc la question peut se poser à propos de cet individu de son éven-

tuelle conscience de soi (et capacité à être affecté). L’autre alternative envi-

sageable est du côté des individus que nous pourrions dire « collectifs », en

particulier les sociétés humaines. Afin de maintenir l’ordre de la progression

en complexité des êtres, nous envisagerons cette première alternative en

premier.

Tout d’abord, y a-t-il une âme qui corresponde à l’entité corporelle

que forme une société humaine ou un peuple ? Si véritablement celui-ci est

uni par le même désir, alors oui, il forme un corps et nécessairement, il doit

être donné en Dieu une essence objective de cette essence formelle, âme ou

idée qui constitue ce que l’on appellerait probablement « l’esprit du

269 E 2P13L7S ; G II, 102 (cf. notre section 4.2.).

La conscience de soi non humaine

139

peuple ». Mais les chances de réalisation d’une telle union des parties hu-

maines en un seul corps (social) et un seul esprit sont extrêmement faibles.

Dans le Traité théologico-politique, Spinoza s’est intéressé au peuple qui lui

semblait s’être rapproché le plus de la forme parfaite d’une société unie : le

peuple juif du temps de Moïse. Seul Moïse, en tant que chef conjointement

politique et spirituel, a pu unifier les aspirations de son peuple pour leur

donner la même direction, et en décupler de ce fait la puissance. Mais il l’a

fait par des moyens imaginatifs, sans rendre les personnes individuellement

plus rationnelles, ce qui marque les limites de son succès. En réalité, un

peuple vraiment uni ne peut l’être que dans la connaissance adéquate : il

faudrait que ce soit un peuple de philosophes, ce qui est inconcevable.

Pourquoi le maintien de chacune des parties dans la connaissance

inadéquate du premier genre et la passion est-elle un obstacle à l’unité ?

Parce que, selon E 4P35, « Dans la mesure seulement où les hommes vivent

sous la conduite de la Raison, ils s’accordent toujours nécessairement en

nature »270. C’est la raison seule qui fournit les notions communes corres-

pondant à ce qui est partagé par toute chose, et c’est donc sous sa conduite

seule que les hommes unissent ces éléments communs pour ne former

qu’une seule nature. Mais tous les éléments passionnels qu’ils ajoutent à

cette union sont autant de discordances au sein de celles-ci, car les intérêts

propres à chacun selon sa complexion individuelle particulière s’opposent

les uns aux autres, les passions ne pouvant s’accorder entre elles.

L’entreprise de Moïse d’unifier son peuple dans la même passion était donc

précaire et vouée ultimement à l’échec, même si, étant donné la nature

passionnelle des êtres humains, c’était sans doute la plus grande à laquelle

un peuple puisse aspirer, et même si l’amour passionnel de Dieu est le plus

proche de la véritable sagesse, la meilleure copie possible de la raison271.

La démocratie, qui fait taire les excès des passions l’une par l’autre,

et la paix, qui favorise le développement de la raison, jouent également un

rôle déterminant dans l’augmentation de la puissance de l’individu collectif

qu’est le peuple ou la cité, mais Spinoza n’a jamais cru qu’un progrès indé-

fini pouvait être effectué en ce sens, à cause de son réalisme concernant la

faiblesse passionnelle de l’être humain272. Il faut bien croire qu’un peuple

270 E 4P35 ; G II, 232. 271 Ces éléments sont particulièrement bien développés par Laurent Bove dans La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin, 1996, et plus particulièrement encore dans « De l’étude de l’État hébreu à la démocratie : la stratégie politique du conatus spinoziste », Philosophiques, 29/1, 2002, p. 107-119. 272 Nous avons présenté ces idées dans notre « Le rôle de la paix pour le progrès de la raison chez Spinoza », Actes du XXVIIIe Congrès International de l’A.S.P.L.F., « La philosophie et la paix », Università di Bologna, Italie (29 août - 2 sept. 2000), Paris, Vrin, 2003, vol. I, p. 217-222.

La conscience de soi

140

uni a un conatus plus fort, et donc une conscience de soi plus puissante et

une rationalité plus grande dans sa conduite ; mais les parties sont par nature

trop rétives à rester unies par ce qui leur est commun à tous pour que l’on

puisse espérer pour cette individu social une jouissance aussi stable et conti-

nue que celle que le sage est amené à acquérir. Certes là aussi, l’analogie

particulier-collectif joue pour assurer au peuple le plus uni, et donc le plus

puissant et ayant le plus conscience de soi comme unité, le plus grand bien-

être et épanouissement possible. Un peuple uni est un peuple heureux. Mais

il y a des joies inadéquates ou passives et des joies adéquates ou actives, et

ce bonheur-là ne pourra jamais avoir la stabilité du « véritable contente-

ment » correspondant à la compréhension adéquate du monde.

L’éthique est donc d’abord et avant tout un projet individuel singu-

lier, même s’il a une application réelle dans le domaine politique et reli-

gieux – on sait d’ailleurs que Spinoza a interrompu la rédaction de l’Éthique

pour écrire le Traité théologico-politique ; et la quatrième partie de l’Éthique

reprend plusieurs des idées de ce traité sur la meilleure gouvernance pos-

sible. Les limites de cette application sont l’absence d’espoir d’une rationali-

té, et donc d’une union réelle des parties au sein d’une société civile ou

religieuse, puisque celles-ci doivent utiliser des outils appartenant à la sphère

passionnelle, tels que la crainte des châtiments, pour forcer le respect de la

loi273, et imiter les décrets de la raison. Pour cet individu qu’est une société,

par conséquent, on peut établir qu’il a une certaine conscience de soi, que le

projet politique vise à renforcer. Mais cela ne saurait être l’objet d’une

éthique au sens propre, à cause des limites intrinsèques posées au progrès en

puissance par la nature passionnelle de cette union.

Quant à cet individu infiniment puissant qu’est le tout de la nature,

donc Dieu ou la substance, a-t-il conscience de soi ? Il ne peut, on le sait,

connaître de variation de puissance : ses parties sont continuellement modi-

fiées sans que le rapport qui les unit dans une même proportion de mouve-

ment et de repos soit changé, donc sans que son essence varie jamais :

Et, continuant ainsi à l’Infini, nous concevrons que la Nature entière est un

seul Individu dont les parties, c’est-à-dire tous les corps varient d’une infi-

nité de manières, sans aucun changement dans l’Individu total274.

273 Cf. par exemple E 4P37S2 (GII, 238) : « J’y dis [en E 3P39 et E 4P7] (…) que nul affect ne peut être réduit, sinon par un affect plus fort et contraire à celui qu’on veut réduire, et que chacun s’abstient de porter dommage par la peur d’un dommage plus grand. Par cette loi donc une Société pourra s’établir si elle revendique pour elle-même le droit qu’a chacun de se venger et de juger du bon et du mauvais, et qu’elle ait ainsi le pouvoir de prescrire une règle commune de vie, d’instituer des lois et de les maintenir, non par la Raison, qui ne peut réduire les affects (Scolie de la Prop. 17), mais par des menaces ». 274 E 2P13L7S ; G II, 102.

La conscience de soi non humaine

141

C’est le propre de l’infini de pouvoir supporter toutes les variations de ses

modes (selon la causalité horizontale des existences) sans en être à propre-

ment parlé « affecté », puisqu’elles ne peuvent être ressenties comme des

variations de la puissance propre. À travers tous les changements qui arri-

vent aux parties, c’est toujours la même puissance infinie qui est maintenue

et exprimée, et l’absence d’extériorité possible à cet infini d’être signifie

également logiquement l’impossibilité pour son rapport constitutif d’être

dissous : « Nulle chose ne peut être détruite sinon par une cause exté-

rieure »275. De nouveau, contre les boutades de Bayle déjà citées, Spinoza

aurait pu dire que son Dieu n’était pas « affecté » par le devenir de ses

modes. S’il ne peut ressentir d’« affects » tels que Spinoza les définit pour

l’être humain et toute chose finie singulière existant en acte, donc en tant que

manière d’éprouver la variation de sa puissance propre, Dieu ne peut pas être

dit non plus avoir « conscience de soi » au sens strict. Si la conscience de soi

n’émerge que dans et par l’affect, aucune conscience de soi n’est donnée à

Dieu, .

Ces deux affirmations ne sont justes cependant que selon le sens

strict des mots, car en réalité, il y a bien une « idée de soi » de Dieu (l’idea

Dei), et un « amour intellectuel infini de Dieu envers soi et toute chose » qui

est aussi, à n’en pas douter, une jouissance parfaite et éternelle de soi. Si

l’idée que Dieu a de soi dans l’attribut pensée n’est pas une « conscience »

puisqu’elle n’inclut aucun affect au sens strict, il reste qu’il y a bien une

totalité objective correspondant à cette essence formelle qu’est le tout de la

nature sous l’angle corporel : « Il y a nécessairement en Dieu une idée tant

de son essence que de tout ce qui suit nécessairement de son essence »276 (E

2P3), et cette idée est unique277. Cette « âme » n’ayant que des idées adé-

quates, elle est toute « entendement », et nous savons que Spinoza désigne

l’entendement infini de Dieu comme le mode infini immédiat de l’attribut

pensée, c’est-à-dire sa première expression modale. Cet entendement infini

est donc l’idée de Dieu, une idée purement active qui contient les idées de

l’infinité de ses parties modales que sont les âmes des choses finies. Les

deux expressions d’entendement infini et d’idée de Dieu sont ici parfaite-

ment équivalentes, ce qui se comprend dans la démonstration de la proposi-

tion 4 :

L’entendement infini ne comprend rien sinon les attributs de Dieu et ses af-

fections (Prop. 30, p. I). Or Dieu est unique (Coroll. I de la Prop. 14, p. I).

275 E 3P4 ; G II, 145. 276 E 2P3 ; G II, 87. 277 « L’idée de Dieu, de laquelle suivent une infinité de choses en une infinité de modes ne peut être qu’unique », E 2P4 ; G II, 88.

La conscience de soi

142

Donc l’idée de Dieu de laquelle suivent une infinité de choses en une infi-

nité de modes ne peut être qu’unique278.

Nous pouvons donc dire que l’idée de Dieu est son entendement in-

fini, entendement qui pense non seulement toutes les choses finies, mais

aussi sa propre essence : cette idée-là aussi doit « envelopper » l’idée de sa

cause ; et donc l’entendement infini, mode infini immédiat de l’attribut

pensée, comprend bien l’idée de l’essence de Dieu qu’est l’attribut pensée.

C’est en tant que la connaissance de l’effet enveloppe la connaissance de la

cause que Dieu connaît non seulement les « idées-parties » contenues en

nombre infini dans son entendement et qui le constituent279, mais encore la

nature même de cet entendement. Il y a donc bien en Dieu une connaissance

de soi qui est connaissance de puissance : le terme de « conscience de soi »

pourrait presque être employé s’il n’impliquait pas, tel qu’il est utilisé à

propos de l’homme par Spinoza, une variation de puissance. Un terme

adéquat pour désigner cette idée divine de sa propre puissance peut cepen-

dant être forgé sur le modèle même de ce que Spinoza propose : c’est une

« conscience intellectuelle de soi », comme il y a un « amour intellectuel »

de soi divin qui n’est pas non plus un affect au sens strict.

L’amour intellectuel que Dieu se porte à soi-même (et à toute chose,

puisque ce « soi-même » est constitué de tous les modes) est énoncé à la

proposition 35 de la dernière partie de l’Éthique : « Dieu s’aime lui-même

d’un Amour intellectuel infini »280. En réalité, il a d’abord été introduit et

défini en E 5P32C à propos de l’être humain parvenant au troisième genre de

connaissance, c’est-à-dire à la connaissance intuitive des essences par

l’entendement :

Du troisième genre de connaissance naît nécessairement un Amour intellec-

tuel de Dieu. Car de ce troisième genre de connaissance (Prop. préc.) naît

une Joie qu’accompagne comme cause l’idée de Dieu, c’est-à-dire (Déf. 6

des Aff.) l’Amour de Dieu, non en tant que nous l’imaginons comme pré-

sent (Prop. 29), mais en tant que nous concevons que Dieu est éternel, et

c’est là ce que j’appelle Amour intellectuel de Dieu281.

278 E 2P4D ; G II, 88. 279 Cf. notamment E 5P40S : « Notre Âme, en tant qu’elle connaît, est un mode éternel du penser, qui est déterminé par un autre mode éternel du penser, ce dernier à son tour par un autre mode et ainsi à l’infini, de façon que toutes ensemble constituent l’entendement éternel et infini de Dieu » (G II, 306). Par « en tant qu’elle connaît », Spinoza veut dire en tant que les points de vue fini et infini fusionnent, c’est-à-dire en tant que notre âme forme des idées adéquates telles qu’elles sont objectivement contenues en elle de toute éternité à propos de son corps conçu sub specie aeternitatis. 280 E 5P35 ; G II, 302. 281 E 5P32C ; G II, 300.

La conscience de soi non humaine

143

La joie et l’amour sont des affects, et pourtant Spinoza utilise les mêmes

termes, simplement en ajoutant « intellectuel » dans le cas de l’amour, pour

définir ce qu’éprouve Dieu. Sans doute peut-on, de même, parler alors de

« conscience intellectuelle de soi » pour désigner cette idea Dei qui se modi-

fie médiatement en amour intellectuel de Dieu.

C’est là un second élément de notre interprétation de la conscience

de soi divine. Selon notre schéma de la place des affects dans la nature

présentée au chapitre III, les affects étaient les modes finis « médiats » des

idées constituant les âmes et les corps. Dans la citation d’E 5P32C ci-dessus,

le terme « naît » indique exactement la même chose : de même que l’affect

procédait directement de l’âme humaine, au sens où l’idée correspondant au

tout de l’âme était entièrement joie ou tristesse lorsqu’une variation de

puissance était ressentie par elle, de même, l’amour intellectuel de Dieu

procède directement de son entendement infini, au sens où par chacune des

idées de soi qu’il forme il « éprouve » la jouissance infinie rattachée à soi

que Spinoza appelle l’amour intellectuel282. « Intellectuel » signifie ici « non

affectif » en un sens très précis, celui d’exclure simplement la variation dans

la puissance qui cause l’affect. Mais « intellectuel » ne signifie pas l’absence

de sentiment de soi, ou d’une affectivité, au sens courant du terme d’une

expérience de soi. De même que « nous sentons, et nous expérimentons que

nous sommes éternels » (E 5P23S), de même l’entendement infini de Dieu

« sent » et « expérimente » son éternité, son éternelle puissance infinie.

Admettre que l’amour infini soit le mode infini médiat dans l’attribut pensée,

c’est admettre que Dieu sous l’angle de la pensée soit entièrement actualisé

ou exprimé par son amour intellectuel qui est une jouissance de soi-même,

comme il est entièrement actualisé ou exprimé par la face totale de l’univers

qui constitue le mode infini médiat dans l’attribut étendue. Nous croyons que

c’est aussi admettre implicitement que la vie divine est autant « conçue »

que « ressentie », « éprouvée » ou « expérimentée » par l’entendement infini

qui se modifie immédiatement en joie et amour – ce qui donne à

l’expérience même la possibilité d’être adéquate.

Ainsi, si notre analyse de la conscience de soi des êtres non humains

est juste, on se retrouve avec une échelle de gradation dans la puissance des

choses singulières qui n’est pas continue, où il n’y a pas une continuité

parfaite d’un individu à l’autre jusqu’aux hommes et, ensuite, jusqu’aux

individus dont les hommes eux-mêmes sont des parties, mais une échelle de

gradation avec, précisément, des échelons, des stades, qui laisseraient entre

282 Cette interprétation concorde avec celle de Jean-Marie Beyssade dans « Sur le mode infini médiat dans l’attribut de la pensée. Du problème (lettre 64) à une solution (“Éthique” V, 36) », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 184/1, 1994, p. 23-26.

La conscience de soi

144

les types d’individus des différences assez grandes. Ces différences sont

sensibles en particulier entre les « bêtes », qui n’ont pas la puissance d’être

raisonnables, et les hommes qui, tous, sont capables de former des notions

communes, d’avoir au moins une idée adéquate ; puis à un niveau inférieur

entre les êtres capables d’être affectés sans être détruits et les êtres insuffi-

samment complexes. Par conséquent, si les êtres de puissance moindre sont

doués aux yeux de Spinoza d’une forme de sensibilité, celle-ci est si minime

pour la grande majorité d’entre eux que, concrètement, leur corps n’est pas

susceptible d’être affecté.

Au niveau supérieur maintenant, nous avons vu que les individus

collectifs pouvaient être vus comme ayant conscience de soi et pouvaient

connaître un certain progrès, mais sans que celui-ci puisse jamais parvenir à

son terme étant donné la nature des parties constituant cet individu. La

principale démarcation dans l’échelle de gradation des puissances doit donc

être faite entre la conscience de soi d’un homme, impliquant une variation de

puissance, et celle, « intellectuelle », n’en impliquant aucune, de Dieu. Dieu

ne peut donc être dit « conscient de soi » au sens strict, ni à proprement

parler « affectable », ce qui explique là aussi son exclusion logique et évi-

dente de la sphère éthique : aucun progrès dans sa conscience, sa puissance

ou sa joie ne peuvent être conçus, puisqu’en lui ces données « expérien-

tielles » sont déjà parfaites et infinies.

La sphère de l’éthique est donc exclusivement celle de la conscience

selon deux grandes caractéristiques : 1) cette conscience doit signifier

l’expérience d’une variation de la puissance individuelle ; 2) cette cons-

cience doit être capable de s’étendre à la compréhension non seulement de sa

puissance, mais encore de la puissance divine, donnée dans une idée adé-

quate. Par le premier critère sont exclus les êtres non susceptibles d’être

affectés au sens strict, que ce soit par manque de complexité de leur corps,

ou bien (cas de Dieu) par l’infinie complexité de celui-ci ; par le second

critère sont exclus les animaux et autres êtres sentants n’ayant pas d’accès à

la raison, et les individus collectifs dont le rapport unissant les parties ne

pourra jamais être aussi stable et durable que le rapport constitutif d’un seul

individu rationnel. Ce qui reste, le seul individu qui reste concerné par

l’entreprise de progression éthique, c’est l’être humain, dans sa singularité.

Lui seul peut espérer développer sa conscience de soi pour la faire passer du

statut d’idée juste mais isolée de sa puissance, à l’idée de soi comme degré

et expression d’une puissance infinie, avec toute la jouissance dérivant de

cette conception pleinement adéquate. La conscience de soi incluse dans les

affects marque donc la finalité autant que les limites de ce cheminement

progressif. Nous tenterons de montrer dans notre dernière partie qu’elle en

explique également le caractère automatique.

Partie III

Le progrès dans la connaissance

Chapitre VII

Affects et progrès dans la connaissance inadéquate

Nous avons vu, lors de l’analyse des occurrences de la notion de

conscience de soi au chapitre V, que celle-ci représentait une partie

d’activité et d’adéquation de l’âme qui pouvait cependant être mal rattachée

à sa cause. Tandis que la cause réelle de toute puissance dont on puisse faire

l’expérience, y compris la sienne propre, est la substance elle-même, l’âme

qui ne connaît que de manière inadéquate le rapport de son corps au reste de

la nature lie par erreur cette idée juste de soi à ses idées des autres choses, au

point de se croire libre, c’est-à-dire de croire qu’elle est elle-même la source

de sa propre puissance sur les autres. Nous avons vu, par ailleurs, que la

plupart des êtres ont conscience de soi, mais que seule une conscience de soi

replacée au sein d’une connaissance adéquate de soi par rapport à Dieu et

aux choses, c’est-à-dire une conscience de soi d’un être rationnel, était

concernée par le progrès éthique. Par conséquent, tout être humain, en tant

qu’il a accès à la raison, doit pouvoir trouver dans sa vie affective, et en

particulier dans la conscience de soi qu’elle enveloppe, l’aiguillon de son

progrès vers une connaissance supérieure source du plus grand contentement

qui soit. Néanmoins, bien peu d’hommes parviennent, aux dires mêmes de

Spinoza, à sortir de la vie passionnelle où ils sont ignorants et quasiment

sans conscience de soi pour accéder à la sagesse. Si le progrès en connais-

sance permis par les affects est automatique, comment expliquer qu’il en

aille ainsi ?

Cette partie permettra d’analyser les voies de réalisation du progrès

dans la connaissance en montrant à chaque point de passage ou transition

d’un genre à l’autre quel rôle moteur les affects y jouent, de manière à voir

en quel sens ce progrès est effectivement « automatique ». Cette analyse

suppose dans un premier temps de comprendre les sources de l’inadéquation,

et de s’assurer des éléments qui, au sein de cette connaissance mutilée, ne

sont pas trompeurs.

7.1. La connaissance inadéquate

7.1.1. L’âme imaginative

Spinoza établit dans l’Éthique une distinction entre percevoir et

concevoir, ou perception et conception, afin de rendre plus sensible l’activité

intrinsèque au penser. Dans l’explication suivant le troisième axiome de la

seconde partie, il définit l’idée qu’est l’âme comme une conception unique-

Le progrès dans la connaissance

148

ment (un « concept » selon la traduction d’Appuhn) et non pas comme une

« perception », explicitement dans le but ne pas faire croire qu’il parle là

d’une chose passive :

III. J’entends par idée [une conception] de l’Âme que l’Âme forme pour ce

qu’elle est une chose pensante.

Explication : Je dis [conception] de préférence à perception parce que la

perception semble indiquer que l’Âme est passive à l’égard de l’objet, tan-

dis que [la conception] semble exprimer une action de l’Âme283.

Fort malencontreusement, certains y ont trouvé des arguments pour

nier la puissance réelle de l’imagination, lieu du « percevoir », ou encore

pour soutenir l’interprétation subjectiviste des attributs en la rapprochant de

E 1Def4 ; interprétations portant le texte bien au-delà de sa signification

réelle. Pour Spinoza, l’imagination est certes le mode de connaissance le

plus passif, mais dans sa réception même d’idées du corps, cette connais-

sance exprime une véritable puissance et possède une part réelle d’activité.

De plus, l’exclusion de l’idée de perception qui est faite dans cette définition

ne se retrouve pas de manière systématique dans le reste de l’Éthique, où

l’on voit Spinoza parler même de la « perception » de l’entendement, et ce

dès la définition de l’attribut (E 1Def4). Ainsi, oui, l’âme perçoit, mais cette

« perception » dont parle Spinoza à de multiples reprises dans l’Éthique est

intrinsèquement une activité – ou l’expression d’une puissance –, sans quoi

ce ne serait rien, ce ne serait pas. La clarification apportée par l’usage de

« conception » dans la définition de l’idée se comprend du fait que la défini-

tion est le lieu de l’usage systématique du mot et qu’il importe d’écarter la

confusion possible avec une idée qui serait passive, mais en dehors de ce

cadre systématique précis, Spinoza parle de la perception de l’âme sans qu’il

faille y lire un état exclusivement passif284.

L’explication de cette définition se comprend d’autant mieux que

celle-ci s’oppose frontalement à de multiples conceptions de l’idée qui,

beaucoup plus répandues, étaient erronées aux yeux de Spinoza. Au premier

rang de ces conceptions inexactes de l’idée se trouve clairement l’idée-image

de chose : Spinoza réitère à maintes reprises la différence entre une « idée »

réelle et une image statique, une « copie » dérivée, secondaire et inférieure.

On le voit notamment affirmer qu’une idée est de toute évidence, du moins

283 « III. Per ideam intelligo Mentis conceptum, quem Mens format, propterea quod res est cogitans. Explicatio. Dico potius conceptum, quam perceptionem, quia perceptionis nomen indicare videtur, Mentem ab objecto pati. At conceptus actionem Mentis exprimere videtur » (E 2Def3&Ex ; G II, 84-85). 284 Cf., par exemple, E 1P31S et E 2P40S2.

La connaissance inadéquate

149

pour quiconque a déjà eu une idée vraie, « un mode de penser, savoir l’acte

même de connaître », et non pas « quelque chose de muet comme une pein-

ture sur un panneau »285. L’allusion à une peinture muette est un renvoi

direct à la théorie de l’idée représentative chez Descartes. Dans la troisième

méditation, par exemple, Descartes opère une distinction entre les différents

types de pensée : l’idée à proprement parler est comme une image de la

chose, tandis que les autres modes de penser, qui sont les volontés, les

affections et les jugements, ajoutent à cette idée pure une action286. Si Spino-

za s’accorde avec Descartes pour reconnaître que des idées peuvent être

données sans affects mais que l’inverse n’est pas vrai, il diffère cependant de

lui par l’affirmation que l’idée est résolument autre chose que la simple

image que la chose, active, imprime dans notre âme, passive. Descartes en

revanche croit que c’est la chose qui agit sur l’âme et y imprime son

image287, et que l’idée n’est qu’une copie de la chose, donc elle-même une

sorte de « chose », statique, passive, plutôt qu’une action.

La nouveauté de ce dynamisme de l’idée pourrait conduire à se

demander si Spinoza n’abandonne pas totalement, même, l’élément repré-

sentatif de l’idée288. Les commentateurs s’accordent toutefois à comprendre

en un sens moins littéral la distinction entre une action et une passion de

l’âme établie par Spinoza en E 2Def3Ex, à propos du choix de « concep-

tion » plutôt que « perception ». Il est clair que l’idée a un contenu représen-

tatif, même si elle n’est pas un pur réceptacle passif de ce contenu. Ce qui

importe, nous semble-t-il, c’est de comprendre que Spinoza avait besoin, par

l’explication ajoutée à sa définition de l’idée, de marquer clairement et

285 E 2P43S; G II, 124. 286 « Entre mes pensées, quelques unes sont comme les images des choses, et c’est à celles-là seules que convient proprement le nom d’idée : comme lorsque je me représente un homme, ou une chimère, ou le ciel, ou un ange, ou Dieu même. D’autres, outre cela, ont quelques autres formes : comme, lorsque je veux, que je crains, que j’affirme ou que je nie, je conçois bien alors quelque chose comme le sujet de l’action de mon esprit, mais j’ajoute aussi quelque autre chose par cette action à l’idée que j’ai de cette chose-là ; et de ce genre de pensées, les unes sont appelées volontés ou affections, et les autres jugements » (R. Descartes, Médita-tions métaphysiques, III ; AT IX, 29). 287 Cf. par exemple : « J’expérimente en moi-même que ces idées ne dépendent point de ma volonté ; car souvent elles se présentent à moi malgré moi (...). Et je ne vois rien qui me semble plus raisonnable, que de juger que cette chose étrangère [dont j’ai l’idée] envoie et imprime en moi sa ressemblance plutôt qu’aucune autre chose » (ibid., AT IX, 30). 288 Cette interprétation extrême a été soutenue par un certain Carl Stumpf, qui croyait que Spinoza n’entendait par « idée » qu’une action de l’esprit, donc un dynamisme, et aucune-ment un contenu de pensée (Denkinhalt), ou une représentation (C. Stumpf, Spinozastudien, in : Abhandlungen der preussischen Akademie der Wissenschaft, Berlin, 1919, Nº 4, p. 20 sq.). Une réfutation en ordre de cette lecture trop exclusivement dynamiste de Stumpf a été fournie quelques années après la publication de son interprétation par Paul Siwek, in L’âme et le corps d’après Spinoza (la psychophysique spinoziste), Paris, Félix Alcan, 1930, p. 65-81.

Le progrès dans la connaissance

150

distinctement son opposition à la longue tradition pour laquelle l’idée n’est

qu’une image289.

Dès lors, l’idée devenant action, l’imagination est pleinement réhabi-

litée comme puissance de penser, au lieu de n’être que l’éternelle manifesta-

tion de la faiblesse de la pensée. Cette démarcation de soi de Spinoza par

rapport à la tradition de l’idée-image passive est claire dans l’introduction de

la notion d’imagination dans la deuxième partie de l’Éthique, au scolie de la

proposition 17 :

Pour employer maintenant les mots en usage, nous appellerons images des

choses les affections du Corps humain dont les idées nous représentent les

choses extérieures comme nous étant présentes, même si elles ne reprodui-

sent pas les figures des choses. Et, quand l’âme contemple les corps en

cette condition, nous dirons qu’elle imagine290.

L’image d’une chose, ou ce que notre âme « imagine », c’est donc une

affection (affectio), causée par l’idée de la présence de cette chose. En tant

que c’est une affection, on peut dire que l’imagination n’est qu’une sorte de

sensation, mais on voit aussi que cette sensation est celle d’une disposition

interne du corps propre plutôt que la sensation directe d’un autre corps. Cette

disposition interne peut en effet être donnée sans que la cause première de

cette affection soit réellement présente – ce qui serait alors simple sensa-

tion –, ce qui me permet d’imaginer Pierre, ou d’avoir une idée de Pierre, en

son absence, et fait que cette image a une puissance (en elle-même et sur

moi) comme s’il était réellement là. La sensation est intégrée à

l’imagination, mais cette dernière ne s’y réduit pas puisque l’idée de chose

peut être produite par l’âme en l’absence de celle-ci.

Or, cette imagination ne disparaît pas, même dans les types supé-

rieurs de connaissance. Il serait mal venu de comprendre les genres de

connaissance comme des étapes ou des stades à franchir qui s’annuleraient

les uns les autres, car Spinoza a une conception au contraire très continue de

l’évolution. Ou plus exactement, l’étape essentielle à franchir est celle du

passage de la connaissance inadéquate à la connaissance adéquate, du pre-

289 Bien avant Descartes, cette conception de l’idée-copie est à la base de théories de la connaissance aussi anciennes et aussi diverses que, par exemple, la théorie platonicienne des idées et la théorie matérialiste des simulacres chez Épicure (nous avons une idée de la chose parce que des atomes, ou simulacres, s’échappent d’elle en tous sens et viennent frapper nos organes sensoriels, l’idée étant alors à proprement parler l’image – matérielle – de la chose dans l’âme). Malgré le caractère nécessairement réducteur d’une synthèse de théories aussi différentes autour de la théorie de l’idée, on voit dans tous les cas que l’épistémologie de Spinoza est radicalement novatrice dans son rejet de la conception traditionnelle de l’idée représentative dans l’histoire de la philosophie. 290 E 2P17S ; G II, 106 (c’est nous qui soulignons).

La connaissance inadéquate

151

mier au second genre, mais une fois cette transition réalisée, la connaissance

adéquate ne vient pas balayer complètement tout ce qui était là auparavant.

Elle utilise au contraire tout ce qui constituait la connaissance par imagina-

tion, et le redresse ou le complète simplement pour construire sur ce maté-

riau. La connaissance adéquate des deuxième et troisième genres n’anéantit

pas le donné de la connaissance par imagination pour y apporter quelque

chose d’entièrement neuf venant le remplacer ; au contraire, l’âme garde sa

connaissance imaginative du corps à travers toutes ses manières de con-

naître.

Nous avons souligné jusqu’à présent dans notre analyse de

l’imagination la part d’activité qu’elle comporte du fait qu’elle consiste à

former des idées, et du fait que toute idée est quelque chose d’actif. S’il est

certain que c’est l’une des grandes originalités de la théorie de la connais-

sance spinoziste que de mettre l’accent sur la puissance exprimée par

l’imagination, il reste toutefois que l’idée formée selon ce premier genre de

connaissance est inadéquate et insuffisante : elle recèle une part de passivité

qui, précisément, lui échoit dans sa fonction première. Il importe de com-

prendre les raisons de l’insuffisance de l’imagination pour parvenir à la

béatitude dont parle l’Éthique291 : en quoi cette passivité consiste-t-elle ?

Nous verrons que l’erreur n’est pas dans l’idée même, mais dans son inter-

prétation292.

En guise de préalable à sa théorie des affects, Spinoza écrit :

Notre âme est active en certaines choses, passive en d’autres, savoir, en tant

qu’elle a des idées adéquates, elle est nécessairement active en certaines

choses ; en tant qu’elle a des idées inadéquates, elle est nécessairement pas-

sive en certaines choses293.

Que l’âme soit passive « en certaines choses » lorsqu’elle connaît de manière

inadéquate ne signifie pas que la connaissance par imagination soit exclusi-

vement passive. La part d’action que renferme toute idée, qu’elle soit adé-

quate ou inadéquate, réside dans le fait que l’idée « affirme ou nie quelque

chose d’une chose » : en d’autres termes, avoir l’idée d’une chose, c’est

291 Dans le Traité Théologico-Politique, Spinoza oppose tellement l’ingenium de l’homme d’entendement à celui de l’homme d’imagination (dont le type suprême est le prophète) qu’on voit que celui qui est doué d’une imagination trop forte risque fort de ne jamais devenir sage. Cependant, il est intéressant de remarquer que dans ce cadre la foi – et l’imagination prophé-tique avec elle – peut apparaître comme une autre voie vers le salut, ou plus exactement la voie vers un autre salut. Cf. A. Matheron, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, Paris, Aubier-Montaigne, 1971. 292 La suite de cette section reprend en partie notre article « Le salut par les affects : la joie comme ressort du progrès éthique chez Spinoza », Philosophiques, 29/1, 2002, p. 73-87. 293 E 3P1 ; G II, 140.

Le progrès dans la connaissance

152

asserter quelque chose concernant son existence. L’âme est donc toujours

active, au moins en partie, par cette assertion qui lui est constitutive :

J’avertis les Lecteurs qu’ils aient [sic] à distinguer soigneusement entre une

Idée ou une conception de l’Âme et les Images des choses que nous imagi-

nons (...). Ceux qui, en effet, font consister les idées dans les images qui se

forment en nous par la rencontre des corps, se persuadent que les idées des

choses à la ressemblance desquelles nous ne pouvons former aucune image,

ne sont pas des idées, mais seulement des fictions que nous forgeons par le

libre arbitre de la volonté ; ils regardent donc les idées comme des pein-

tures muettes sur un panneau et, l’esprit occupé par ce préjugé, ne voient

pas qu’une idée, en tant qu’elle est idée, enveloppe une affirmation ou une

négation294.

L’activité est constitutive à l’âme parce qu’elle n’est rien d’autre qu’une

modification de la puissance infinie divine. Par conséquent, toute formation

d’idée, même d’idée inadéquate, exprime une certaine activité.

L’insistance de Spinoza à soutenir la part d’activité inhérente à toute

idée trouve un écho dans sa fermeté à affirmer que prise en elle-même,

aucune idée n’est fausse : « Il n’y a dans les idées rien de positif à cause de

quoi elles sont dites fausses »295. Pourquoi aucune idée n’est-elle à propre-

ment parler « fausse », considérée en elle-même ? Parce que ce qu’elle

affirme est toujours vrai : ce qu’elle affirme, c’est la manière dont son objet

est affecté, c’est la disposition de son corps à chaque instant. Le rapport

entre l’âme et le corps, ou entre l’idée et son objet, ne fait jamais défaut ; ce

n’est pas en lui, dans ce rapport parallèle ou égal, qu’il faut chercher la

source de l’inadéquation de l’idée. Nous l’avons vu plus haut : « le corps

humain existe conformément au sentiment que nous en avons » (E 2P13C),

et ce sentiment est entièrement fiable. On ne trouve aucune suspicion envers

les sens en eux-mêmes chez Spinoza mais, au contraire, l’affirmation de la

réalité de l’information que nous en tirons : les idées que l’âme forme à

propos du corps, c’est-à-dire sa sensation du corps qui est le fait du premier

genre de connaissance, sont « vraies » en elles-mêmes, en tant

qu’expressions exactes dans le registre de la pensée de la manière dont le

corps est lui aussi affecté.

Si les sens ne sont trompeurs que vis-à-vis de l’objet et non vis-à-vis

du sujet, nos idées des choses sensibles n’ont pas à être critiquées pour ce

qu’elles ne sont pas. En somme, ce qui fait qu’une idée est dite fausse, c’est

son inadéquation, mais celle-ci n’est qu’un manque ou élément négatif (une

294 E 2P49S ; G II, 131-132. 295 E 2P33 ; G II, 116.

La connaissance inadéquate

153

mutilation, une privation) et non un élément positif, c’est-à-dire une caracté-

ristique existante de l’idée :

La fausseté consiste dans une privation de connaissance qu’enveloppent les

idées inadéquates, c’est-à-dire mutilées et confuses296.

C’est une privation d’être qui est la cause de cette imperfection relative, et

Deleuze en particulier a bien montré la différence entre cette privation, qui

n’empêche pas une perfection de l’idée ou de la chose en elle-même (positi-

vement), et une quelconque imperfection en soi297.

En elle-même donc, la première idée que forme l’âme comporte

toujours une part de vérité, qui correspond à son adéquation avec l’état de la

chose qui est son objet : le corps. Cet état du corps qu’exprime l’âme par les

modes du penser qu’elle forme est donc pleinement perçu : à toute affection

du corps correspond une idée en l’âme, une idée du premier genre, et celle-ci

en est l’expression exacte.

7.1.2. Les causes de l’inadéquation

Qu’est-ce qui, dans ce cas, explique la différence entre l’idée en

nous et l’idée en Dieu ? Ce que nous avons appelé « la différence des points

de vue » en 2.2.2. est expliqué par Spinoza dans le corollaire suivant :

Quand nous disons que l’Âme humaine perçoit telle ou telle chose, nous ne

disons rien d’autre sinon que Dieu, non en tant qu’il est infini, mais en tant

qu’il s’explique par la nature de l’Âme humaine, ou constitue l’essence de

l’Âme humaine, a telle ou telle idée, et quand nous disons que Dieu a telle

ou telle idée, non en tant seulement qu’il constitue la nature de l’Âme hu-

maine, mais en tant qu’il a, outre cette Âme, et conjointement à elle, l’idée

d’une autre chose, alors nous disons que l’Âme humaine perçoit une chose

partiellement ou inadéquatement298.

Un scolie précise immédiatement après que l’affirmation pose problème et

soulève sans doute de nombreuses objections, mais que les lecteurs devraient

continuer tout de même à pas lents et avec patience. Et en effet, la difficulté

de cette théorie est évidente, mais sa solution l’est beaucoup moins à pre-

mière vue. Comment l’ajout d’une idée pourrait-il être la cause du caractère

296 E 2P35 ; G II, 116. 297 Sur ce point, cf. l’explication des mots de privation et de négation dans Ep. 21 à G. de Blyenbergh (G. Deleuze, Spinoza - Philosophie pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1981, en particulier p. 123-126). 298 E 2P11C ; G II, 94-95. On comprendra mieux ce corollaire en le comparant à E 2P43D et E 3P3S.

Le progrès dans la connaissance

154

partiel d’une autre ? Il faut bien comprendre que si l’on suit à la lettre cette

dernière affirmation (et il le faut effectivement), toute connaissance d’une

chose extérieure est une connaissance partielle ou inadéquate. Il en va ainsi

parce que notre connaissance est alors celle de quelque chose d’externe à la

nature de notre âme, qu’il s’agisse de notre corps ou d’un mode extérieur à

celui-ci qui viendrait l’affecter, et que la connaissance ne serait pleine ou

adéquate que si l’âme était aussi pleinement cause de son idée de la chose299.

L’âme ne sent que la manière dont le corps est affecté, au lieu de relativiser

cette sensation en la replaçant dans un réseau lui donnant tout son sens pour

en fournir une interprétation plus complète. À l’âme est ajoutée l’idée d’une

cause extérieure à elle-même ; or elle ne comprend pas la nature de cette

cause et, par conséquent, forme une idée tronquée, une idée de l’effet seule-

ment.

Or, nous avons vu plus haut que la connaissance « première » qu’a –

ou plus exactement qu’est – l’âme du corps ne disparaît jamais. Est-ce à dire

alors que l’on ne peut jamais connaître en vérité quoi que ce soit à cause de

l’extériorité de cette chose ? Pas pour autant, car la connaissance inadéquate

par les affections du corps peut rester tout en étant « complétée » par

d’autres idées, qui replacent alors la première dans sa vérité. C’est le passage

à la connaissance adéquate.

Cette explication est réitérée à plusieurs reprises par Spinoza :

Et ici, pour commencer d’indiquer ce qu’est l’erreur, je voudrais faire ob-

server que les imaginations de l’Âme considérées en elles-mêmes ne con-

tiennent aucune erreur ; autrement dit, que l’Âme n’est pas dans l’erreur,

parce qu’elle imagine ; mais qu’elle est dans l’erreur, en tant qu’elle est

privée d’une idée qui exclut l’existence de ces choses qu’elle imagine

comme lui étant présentes. Si en effet l’Âme, durant qu’elle imagine

comme lui étant présentes des choses n’existant pas, savait en même temps

que ces choses n’existent pas en réalité, elle attribuerait certes cette puis-

sance d’imaginer à une vertu de sa nature, non à un vice300.

Le problème ou la source de l’erreur réside donc simplement dans l’absence

d’idées qui pourraient rectifier notre idée inadéquate pour la « situer » adé-

quatement dans l’ensemble de la nature.

299 Ainsi, quoiqu’il nous ait surtout fallu insister sur l’activité inhérente à l’idée (et qui réside, rappelons-le, dans l’affirmation contenue dans l’idée de l’existence de la chose) pour mettre en relief l’originalité de Spinoza, il est important de souligner ici la part de passivité qui reste tout de même dans l’idée, de la même manière que nous avons rappelé plus haut que l’idée n’était pas pure activité, mais aussi contenu représentatif. C’est ce point qui permet de comprendre comment l’erreur est possible pour l’âme humaine. 300 E 2P17S ; G II, 106.

La connaissance inadéquate

155

Spinoza prend lui-même un exemple fort éloquent à ce sujet, qu’il

emprunte d’ailleurs à Descartes301. Lorsque nous voyons le soleil, nous

imaginons un astre peu éloigné de nous. En elle-même, toutefois, notre

perception du soleil n’est pas trompeuse : c’est seulement l’absence d’une

idée de la taille ou de la distance réelles du soleil qui nous font l’imaginer

proche. Or notre perception ou notre imagination changent-elles lorsque

cette idée supplémentaire nous est donnée ? Aucunement, puisqu’elle est, en

elle-même, vraie, et qu’elle ne fait qu’exprimer la manière dont notre corps

est réellement affecté par le soleil. Cette vérité de l’affection de notre corps,

c’est-à-dire de l’état dans lequel notre corps est par rapport à une chose

extérieure qui l’affecte, est simplement enrichie par une autre idée, qui

permet de « redresser » l’interprétation que l’on donne de cette sensation ou

perception première en la complétant :

Plus tard, en effet, tout en sachant que le soleil est distant de plus de 600

fois le diamètre terrestre, nous ne laisserons pas néanmoins d’imaginer

qu’il est près de nous ; car nous n’imaginons pas le soleil aussi proche

parce que nous ignorons sa vraie distance, mais parce qu’une affection de

notre Corps enveloppe l’essence du soleil, en tant que le Corps lui-même

est affecté par cet astre302.

Dans ce cas, la perception qu’on a par l’imagination seule est enrichie d’une

autre idée à laquelle elle est comparée et à l’aune de laquelle elle prend un

sens différent, et l’on connaît adéquatement, c’est-à-dire que l’idée est en

nous comme elle est en Dieu : vraie. Cela illustre bien qu’un genre de con-

naissance n’est pas détruit par un genre supérieur, et que la perception à

laquelle correspondait l’idée inadéquate est toujours là, comme nous devions

le conclure de la fin de E 2P11C citée plus haut. Le passage au second genre

de connaissance, qui correspond à la découverte de l’idée vraie, se fait donc

sans grande violence par rapport au premier genre de connaissance. Pourtant,

c’est ce passage qui représente l’étape la plus importante dans le dévelop-

pement de la connaissance.

Dans une analyse fine et précise des processus cognitifs chez Spino-

za, Pierre-François Moreau parle certes d’une « rupture » entre le premier et

le deuxième genre de connaissance, mais il maintient fermement la possibili-

té du passage de l’un à l’autre d’une manière particulièrement audacieuse, en

parlant de types d’imagination à l’œuvre dans les deux genres303. Notons

que cette interprétation s’accorde avec l’idée déjà proposée mais non déve-

301 Cf. R. Descartes, Méditations métaphysiques, III, AT IX, 31. 302 E 2P35S, G II, 117. 303 P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, Paris, PUF, 1994, p. 254-256.

Le progrès dans la connaissance

156

loppée par Deleuze d’une « libre harmonie de l’imagination avec la rai-

son » :

Les notions communes se servent des lois de l’imagination pour nous libé-

rer de l’imagination même. Leur nécessité, leur présence, leur fréquence

leur permettent de s’insérer dans le mouvement de l’imagination, et d’en

détourner le cours à leur profit. Il n’est pas exagéré de parler ici d’une libre

harmonie de l’imagination avec la raison304.

L’interprétation du rapport entre imagination et raison de Moreau va

dans le même sens. Il y a, propose-t-il, trois façons différentes d’imaginer,

dont on comprend que la troisième, fort différente des deux premières, est

déjà presque la raison, à laquelle correspond le deuxième genre de connais-

sance : il y a l’imagination vive, qui « procède par association [et] donne

l’ingenium du prophète » (premier type de connaissance dans le premier

genre) ; il y a l’imagination pratique, qui « procède par répétition [et] donne

l’empirique » (deuxième type de connaissance dans le premier genre) ; et il y

a l’imagination puissante, qui « favorise la comparaison [et] donne l’homme

d’entendement »305. Ce troisième type d’imagination d’après Moreau,

l’imagination comparative, serait ce qui me permet de comparer ma percep-

tion par expérience vague (ou par ouï-dire) avec les autres choses et d’y

adjoindre une connaissance venant rectifier l’interprétation fautive que j’en

donnais en l’absence de cette comparaison.

Souvenons-nous de l’exemple du soleil : si l’on veut bien suivre

l’indication donnée par Moreau, on peut la pousser jusqu’à dire que la raison

est préparée par une certaine forme d’imagination. Sans nécessairement

demander l’adhésion à ce découpage en types d’imagination, nous croyons

que cette interprétation vise juste en traçant un pont entre imagination et

raison, sans nier le caractère irréconciliable des deux premiers types

d’imagination avec la connaissance vraie, et surtout, en soulignant le rôle

primordial de la comparaison. Elle nous intéresse d’autant plus que nous

voulons souligner la nécessaire continuité d’un genre de connaissance à

l’autre. Il ne s’agit pas de nier la rupture entre inadéquation et adéquation,

sur laquelle Moreau lui-même insiste grandement, mais de montrer comment

on peut dépasser l’imagination à l’aide des outils qu’elle fournit elle-même,

en particulier, la comparaison. Ce passage, qui marque la limite de

l’animalité par rapport à l’humanité, doit donc être possible pour l’homme

sans être nécessaire.

304 G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op cit., p. 275. 305 P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, op cit., p. 255.

La connaissance inadéquate

157

Que se produit-il, alors, qui explique que l’on accède à une connais-

sance adéquate de la chose (quoique pas encore de son essence) ? Nous

connaissons de manière adéquate dans le second genre de connaissance

parce que, d’une part, nous percevons une chose (premier genre de connais-

sance, celui de la perception des affections du corps qui est en elle-même

une idée, c’est-à-dire une affirmation d’existence de la chose), et que,

d’autre part, nous sommes en mesure de comparer cette perception avec

d’autres idées. L’élément de comparaison est essentiel ici, et c’est bien lui

qui conduit à la formation de notions communes caractéristiques du second

genre de connaissance.

Gilles Deleuze insiste avec raison sur la nouveauté des notions

communes dans l’Éthique et sur leur nécessité pour comprendre comment,

du second genre de connaissance, on peut ensuite passer au troisième, pas-

sage qui restait selon lui incohérent et surfait dans les écrits antérieurs306. Les

notions communes constituent l’objet des propositions 37 à 40 de la deu-

xième partie de l’Éthique, avec leurs démonstrations, corollaires et scolies.

Elles correspondent à des idées de « ce qui est commun à toutes choses »,

« se trouve pareillement dans la partie et dans le tout », et « ne constitue

l’essence d’aucune chose singulière »307. Ces idées sont nécessairement

adéquates (E 2P38) et, de plus, elles sont « communes à tous les hommes »

(E 2P38C), c’est-à-dire qu’elles fournissent le fondement d’une science

universelle. Cette science est telle tant par son objet (les corps, qui ont tous

des propriétés communes, comme cela est établi au Lemme 2 auquel Spino-

za fait des renvois), que par ses sujets, les hommes, qui, ayant tous en eux de

telles notions communes, peuvent tous parvenir à cette connaissance de type

supérieur. C’est pourquoi, dit Spinoza, les notions communes « sont les

principes de notre raisonnement »308. Il importe de remarquer qu’elles ne

concernent que les corps et les lois de l’attribut étendue, puisque, comme

nous venons de le préciser, ce sont les idées de « ce qui se trouve pareille-

ment dans la partie et dans le tout ». On peut donc penser que tant que Spi-

noza n’avait pas élaboré sa théorie des notions communes – qui n’apparaît

que dans l’Éthique –, il n’était pas en mesure de justifier l’acquisition

d’idées adéquates concernant l’attribut étendue.

Ces notions communes qui servent à connaître adéquatement sont

distinguées dans le premier scolie de la proposition 40 des notions impro-

prement appelées communes et qui sont, elles, le fruit de l’imagination,

306 G. Deleuze, Spinoza - Philosophie pratique, op. cit., p. 126-132 et Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., chap. VII et VIII p. 252-281. Nous reviendrons sur la question du passage de la raison à l’intuition dans les deux derniers chapitres. 307 E 2P37, G II, 118. 308 E 2P40S1 ; G II, 120.

Le progrès dans la connaissance

158

gardant par conséquent de leur origine toute l’inadéquation et l’insuffisance :

les transcendantaux, et les notions générales. Ces termes, qui ne correspon-

dent à rien d’existant (toute existence étant singulière), sont des mots vides

de sens, des flatus voci, et n’ont pour toute universalité qu’une boiteuse

généralité – idée dans laquelle se reconnaît le nominalisme de Spinoza –,

elle-même établie par des rapprochements qui dépendent des rencontres

fortuites de chaque individu309. Ils ne sont en rien les notiones communes

qui, elles, sont des idées existantes réellement puisqu’elles sont adéquates,

donc identiques en Dieu et chez les hommes (E 2P39D310). Les notions

communes permettent d’avoir « des idées adéquates des propriétés des

choses »311, et comme elles ont cette existence réelle, elles ont aussi les

caractéristiques de toute idée vraie : « toutes les idées qui suivent dans

l’Âme des idées qui sont en elles adéquates, sont aussi adéquates »312. C’est

ce qui permet d’en faire le fondement d’une science déductive313. On voit

d’ailleurs bien au passage que ce n’est pas l’abstraction en elle-même qui est

critiquée par la théorie de la connaissance de Spinoza, puisque la science

élaborée à partir des notions communes est parfaitement abstraite314, mais

simplement l’abstraction imaginative des transcendantaux et notions géné-

rales.

Il est donc essentiel de garder à l’esprit que même la connaissance

adéquate, notamment par notions communes, utilise la puissance de

l’imagination, et que la fonction imaginative de l’âme est maintenue à tra-

vers tous les genres de connaissance. Tant son donné (les affections de l’âme

309 Spinoza consacre la fin du premier scolie de la proposition 40 à insister sur cette diffé-rence, qui révèle bien le caractère aléatoire de ces notions : « On doit noter que ces notions ne sont pas formées par tous de la même manière ; elles varient en chacun corrélativement avec la chose par laquelle le Corps humain a été le plus souvent affecté et que l’Âme imagine ou se rappelle le plus aisément », E 2P40S1 ; G II, 121. 310 E 2P39D ; G II, 119. 311 E 2P40S2 ; G II, 122. 312 E 2P40 ; G II, 120. 313 On peut utiliser de manière opportune la dichotomie induction/déduction pour distinguer la connaissance des premier et deuxième genres. En effet, comme le dit Charles Ramond, dans la connaissance du premier genre « il s’agit toujours de ce que nous appellerions “induction”, à savoir la formation de notions universelles à partir d’expériences singulières », tandis que le deuxième genre est « un mouvement de la pensée par lequel on tire une “conclusion” correcte à partir de propriétés générales ou universelles (TRE § 13) : il correspondrait donc à ce que nous appellerions “déduction” » (Ch. Ramond, Le vocabulaire de Spinoza, Paris, Ellipses, 1999, p. 22). 314 Cf. ce qu’en dit Pierre Macherey : « Les corps ont en commun d’être tous des détermina-tions de l’étendue, soumises comme telles aux mêmes lois du mouvement et du repos. Est ainsi fondée la possibilité d’une science générale des corps fondée sur des principes purement mathématiques, qui ne prend en considération l’existence d’aucun corps en particulier, et est en conséquence complètement abstraite » (P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La seconde partie, op. cit., p. 278 sq).

La connaissance inadéquate

159

et du corps) que sa forme (le fait que l’âme soit puissance de penser ce qui

advient au corps) sont repris, et simplement réorientés, lorsque l’âme connaît

de manière pleinement active. Ce qui fait que ce donné identique devient une

connaissance adéquate, c’est le fait qu’elle soit replacée dans un réseau plus

complet de connaissances causales. Les affects, de même, peuvent être issus

(peuvent être la modification) d’une connaissance inadéquate – ils sont alors

passifs –, ou adéquate – ils sont alors actifs. C’est leur processus de trans-

formation en affects actifs qui explique la dynamique de la transition entre la

connaissance imaginative et la connaissance rationnelle.

7.2. La puissance des affects

7.2.1. Affects passifs et affects actifs

Pour comprendre le rôle des affects dans le progrès éthique, il con-

vient tout d’abord d’opérer une distinction entre la passivité et l’activité de

l’âme, états qui vont donner lieu aux affects passifs (les passions) et aux

affects actifs :

Notre âme est active en certaines choses, passive en d’autres, savoir, en tant

qu’elle a des idées adéquates, elle est nécessairement active en certaines

choses ; en tant qu’elle a des idées inadéquates, elle est nécessairement pas-

sive en certaines choses315.

Il suit de là que l’Âme est soumise à d’autant plus de passions qu’elle a

plus d’idées inadéquates, et, au contraire, est active d’autant plus qu’elle a

plus d’idées adéquates316.

Les éléments de théorie de la connaissance que nous venons de rappeler, et

ceux sur l’ontologie des rapports âme-corps examinés au deuxième chapitre,

nous permettent de comprendre pourquoi l’âme est « nécessairement pas-

sive en certaines choses » en tant qu’elle a des idées inadéquates. C’est

qu’alors, elle « imagine » son corps ; elle est l’expression dans l’ordre de la

pensée des affections du corps, lesquelles correspondent à l’état dont le

corps est disposé sous l’effet de la rencontre des corps extérieurs : l’âme qui

imagine forme les idées des affections de son corps et « reçoit » donc une

partie au moins de ses déterminations de l’extérieur, de l’ordre des ren-

contres, ce qui constitue une forme de passivité317. En tant qu’elle connaît

315 E 3P1 ; G II, 140. 316 E 3P1C ; G II, 141. 317 Pour un approfondissement de la notion de passivité, cf. Pascal Séverac, « Passivité et désir d’activité chez Spinoza », in Spinoza et les affects, dir. F. Brugère et P.-F. Moreau, Travaux et Documents du Groupe de Recherches Spinozistes Nº7, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 1998, p. 39-54.

Le progrès dans la connaissance

160

adéquatement, en revanche, elle replace sa perception du premier genre dans

l’ordre total des choses existantes grâce à la saisie d’éléments communs à

tous les corps (des notions communes) et forme ainsi le concept du corps tel

qu’il est perçu objectivement en Dieu, c’est-à-dire elle forme le concept

d’elle-même : la raison signifie l’autonomie de l’âme, la fin de sa dépen-

dance envers l’extérieur, la découverte de sa puissance de penser vrai, d’être

l’essence objective d’un corps. Il y a ici un rapport de relation directe entre

la connaissance et l’affectivité.

Les affects n’étant que les modes de l’âme elle-même ou, dans

l’attribut étendue, du corps lui-même, ils seront passifs ou actifs de la même

manière que l’âme et le corps le seront. Et l’âme comprendra par conséquent

des affects passifs et des affects actifs. Tous les affects peuvent-ils être

indifféremment passifs ou actifs ? Aucunement. Premièrement, les affects

actifs sont nécessairement des expressions de la puissance de penser qui est

celle de la connaissance adéquate, par conséquent ils ne peuvent être que

joyeux – ou plus précisément, ils ne peuvent être que des affects exprimant

du désir ou de la joie, des affirmations de puissance. La tristesse en revanche

est toujours l’effet d’une dépendance envers l’extérieur, d’une passivité, car

rien dans l’individu lui-même ne pourrait réduire sa puissance318, de sorte

qu’aucun affect actif ne peut être une forme de tristesse :

Par Tristesse nous entendons ce qui diminue ou réduit la puissance de pen-

ser de l’Âme (Prop. 11 avec son Scolie), et ainsi en tant que l’Âme est con-

tristée, sa puissance de connaître, c’est-à-dire d’agir (Prop. 1), est diminuée

ou contrariée. Il n’est donc point d’affects de Tristesse qui se puissent rap-

porter à l’Âme en tant qu’elle est active, mais seulement des affects de Joie

et de Désir319.

Il en résulte qu’aucune tristesse n’accompagnera jamais aucune conception

adéquate de l’âme, et donc qu’aucun des dérivés de la tristesse, tels que la

haine (« La Haine est une tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause exté-

rieure »320) ou les formes que celle-ci prend, comme l’envie ou le mépris,

pour n’en citer que deux parmi une multitude, n’aura jamais de place dans

l’âme active321. Ce qui nous fait déjà voir que le détournement des faux biens

tels que la gloire ou la luxure, qui est effectué par le sage, n’est pas l’effet

318 Souvenons-nous que « nulle chose ne peut être détruite sinon par une cause extérieure » (E 3P4 ; G II, 145), et que toute action d’un individu est toujours mue par l’appétit de persévérer dans l’existence : il n’y a donc rien en lui qui puisse réduire sa puissance. 319 E 3P59D ; G II, 188. 320 E 3 AD7 ; G II, 193. 321 À tel point que le sage ne répondra pas à la haine par la haine, mais par l’amour : « Qui vit sous la conduite de la Raison, s’efforce, autant qu’il peut, de compenser par l’Amour ou la Générosité, la Haine, la Colère, le Mépris qu’un autre a pour lui » (E 4P46 ; G II, 245).

La connaissance inadéquate

161

d’un dégoût ou d’un mépris – qu’on pense au ressentiment également criti-

qué par Nietzsche –, mais simplement d’une absence de dépendance envers

les objets de ces désirs, d’une indifférence sereine qui ne suppose aucune

espèce de lutte contre soi-même ni d’animosité envers le monde322.

Deuxièmement, certains affects sont toujours actifs, car ce qu’ils

expriment est nécessairement une activité de l’âme, une position de l’âme

autonome dans sa connaissance. C’est le cas, par exemple, de la tempérance,

la sobriété et la chasteté, qui sont les premiers affects actifs dont parle

l’Éthique :

La Tempérance et la Sobriété et enfin la Chasteté, que nous avons accou-

tumé d’opposer à la Gourmandise, à l’Ivrognerie et à la Lubricité, ne sont

pas des affects ou des passions, mais manifestent la puissance de l’âme qui

gouverne (moderatur) ces affects323.

Tous ces affects sont des actions, ils expriment une « force d’âme » (Forti-

tudo). Les affects actifs sont d’ailleurs ou bien dans la catégorie de la « fer-

meté », ou bien dans celle de la « générosité », catégories qui correspondent

aux formes actives du désir et que l’on distingue simplement l’une de l’autre

par la portée de leur utilité :

Je ramène à la Force d’âme les actions qui suivent des affects se rapportant

à l’Âme en tant qu’elle connaît, et je divise la Force d’âme en Fermeté et

Générosité. Par Fermeté j’entends un Désir par lequel un individu s’efforce

à se conserver en vertu du seul commandement de la Raison. Par Générosi-

té j’entends un Désir par lequel un individu s’efforce en vertu du seul

commandement de la raison à assister les autres hommes et à établir entre

eux et lui un lien d’amitié. Je rapporte donc à la Fermeté ces actions qui ont

pour but l’utilité de l’agent seulement, et à la Générosité celles qui ont aussi

pour but l’utilité d’autrui324.

On comprend bien ici que certains affects correspondent exclusivement à des

formes actives de l’âme, car ils supposent l’action rationnelle qui est aussi

celle découlant de la connaissance adéquate. Inversement, certains affects

sont nécessairement passifs. Et pour tout affect, on peut en trouver un qui lui

322 Nous avons développé la critique de la dépendance envers les plaisirs du corps que fait Spinoza au profit d’un usage modéré et harmonieux de ceux-ci dans notre « Nature, désir, plaisir : une lecture spinoziste de Sade », à paraître dans Dix-Huitième Siècle, vol. XXXVII, 2005. 323 E 3P56S ; G II, 185. 324 E 3P59S ; G II, 188. La suite donne de nouveaux exemples d’affects actifs, classés selon la portée de leur utilité : « La Tempérance donc, la Sobriété et la Présence d’Esprit dans les périls, etc., sont des espèces de Fermeté ; la Modestie, la Clémence, etc., des espèces de Générosité » (Ibid. ; G II, 188-189).

Le progrès dans la connaissance

162

soit contraire, les deux affects contraires pouvant être ou tous les deux

passifs, ou l’un passif et l’autre actif – mais deux affects actifs ne peuvent

jamais être contraires. À l’inverse de la sobriété, par exemple, qui est néces-

sairement un affect actif en ce qu’elle ne peut jamais exprimer de diminution

de la puissance d’agir de l’âme mais suppose toujours son autonomie,

l’ivrognerie est nécessairement un affect passif, car il exprime toujours une

faiblesse de l’âme, laquelle se trouve dans une dépendance certaine vis-à-vis

de objet extérieur qu’est l’alcool. Ce ne sont donc pas tous les affects qui

peuvent être aussi bien actifs que passifs ou vice-versa.

Toutefois, la joie elle-même et ses dérivés peuvent être actifs ou

passifs, selon que leur source est l’âme seule dans sa puissance de penser, ou

bien l’âme connaissant de manière inadéquate. On comprend bien que si un

individu passe d’une idée inadéquate d’une chose à une idée adéquate, il

devient lui-même la cause de son idée et, selon E 3P1 et son corollaire ci-

dessus, sa puissance d’agir s’en trouve augmentée. Mais s’il passe à une

connaissance moins inadéquate, enveloppant une plus grande puissance, sans

passer pour autant le seuil décisif de la connaissance adéquate, il éprouve

certes de la joie, mais celle-ci reste liée à une connaissance inadéquate :

celle-ci reste dépendante de la manière dont un objet extérieur affecte le

corps humain, et de ce fait, cette joie est encore passive. Il en va de même

pour tous les dérivés du désir et de la joie.

Il s’ensuit que la passivité et l’activité ne recoupent pas exactement

la joie et la tristesse, et qu’alors qu’aucun affect actif ou action n’est triste

(l’action correspond à une connaissance adéquate), un affect passif ou pas-

sion peut être joyeux ou triste, selon la manière dont l’individu est affecté

vers plus de vérité ou moins au sein d’une connaissance de la chose exté-

rieure qui reste tout de même inadéquate. Car si l’on passe d’une connais-

sance très inadéquate de la chose à une connaissance un peu moins inadé-

quate mais toujours partielle, on « progresse » bel et bien (donc on éprouve

de la joie), mais on reste passif. Si en revanche on passe d’une connaissance

inadéquate à une connaissance adéquate de la chose, cette joie trouve sa

cause en nous-mêmes, puisque la connaissance s’accompagne d’une cons-

cience de la puissance du penser exprimée par nous, et la joie est active.

L’activité et la passivité ont à voir avec le fait qu’on soit ou non la cause

adéquate de notre connaissance, comme l’énonçait d’emblée l’explication

incluse dans la définition des affects325, tandis que la joie et la tristesse

dépendent du sens de la transition d’un état de puissance à un autre, sachant

325 « Quand nous pouvons être la cause adéquate de quelqu’un de ces affects, j’entends par affect une action ; dans les autres cas, une passion », E 3Def3 ; G II, 139. Les italiques indiquent une explication mais il faut reconnaître que cette précision fait bel et bien partie de la définition, puisque rien n’indique que cela ne soit pas le cas.

La connaissance inadéquate

163

qu’on est d’autant plus puissant que l’on connaît adéquatement, c’est-à-dire

que la part de fausseté inhérente à toute idée de chose extérieure est réduite.

Dès lors, Spinoza déduit dans la troisième partie de l’Éthique les

affects principaux, tous issus du désir, de la tristesse et de la joie. Mais il

reconnaît qu’il existe autant d’affects que d’individus pour les éprouver :

Des hommes divers peuvent être affectés de diverses manières par un seul

et même objet, et un seul et même homme peut être affecté par un seul et

même objet de diverses manières en divers temps326.

Il y a, de plus, autant d’affects que d’objets pour les susciter :

Il y a autant d’espèces de Joie, de Tristesse et de Désir et conséquemment

de tous les affects qui en sont composés comme la Fluctuation de l’Âme,

ou en dérivent comme l’Amour, la Haine, l’Espoir, la Crainte, etc., qu’il y a

d’espèces d’objets par où nous sommes affectés327.

Par exemple, le désir de l’alcool qui porte le nom d’ivrognerie est différent

du désir de la bonne chère qui porte le nom de gourmandise, et nous pour-

rions continuer avec des affects que le langage ne nomme même pas d’un

nom particulier, tels que le désir de tel alcool ou celui de tel type de mets

particulier, tant il existe de subtilités dans les variations du désir, de la joie et

de la tristesse. Spinoza est à ce sujet on ne peut plus clair : son choix parmi

les affects est subordonné à son dessein général, qui est « de déterminer les

forces des affects et la puissance qu’a l’Âme sur eux »328, mais les affects

sont « très nombreux »329 et même, « on ne peut leur assigner aucun

nombre »330. C’est pourquoi il nous suffit, à nous aussi, de nous en tenir à

comprendre foncièrement ce que sont les affects et dans quelle mesure ils

interviennent dans la progression éthique, sans qu’il soit nécessaire ni même

utile de rentrer dans le détail des affects particuliers. Ce qui importe, c’est

que cette infinité des affects ne signifie pas leur équivalence, et que la clé de

compréhension du progrès individuel et du salut réside dans l’utilisation des

affects joyeux contre les affects tristes. Du fait que les affects joyeux peu-

vent être passifs ou actifs, ils représenteront le lieu du passage de

l’inadéquation à l’adéquation. La possibilité efficace de cette utilisation des

326 E 3P51 ; G II, 178. À cette différence d’affects entre les différents êtres humains s’ajoute la différence entre les affects des hommes et ceux des animaux, déjà exposée au chapitre VI. 327 E 3P56 ; G II, 184. 328 E 3P56S ; G II, 185-186. 329 « Perplurimae », E 3P56S ; G II, 185. 330 « Les affects peuvent se combiner entre eux de tant de manières, et (...) tant de variétés naissent de là, qu’on ne peut leur assigner aucun nombre [et nullo numero definiri queant] », E 3P59S ; G II, 189.

Le progrès dans la connaissance

164

affects joyeux contre les affects tristes est assurée par le fait que les premiers

sont naturellement plus puissants que les seconds.

7.2.2. Les affects contre les affects

Si les affects s’équivalaient en puissance, aucun progrès éthique ne

serait possible, pour la simple raison qu’au début de son existence l’individu

est entièrement dépendant de l’extérieur, donc passif, et qu’on ne voit pas

par quel miracle il déciderait de s’extirper de cette passivité par la connais-

sance si celle-ci ne se faisait pas sentir à lui comme source d’une joie plus

grande – et de surcroît, si elle n’était pas elle-même l’outil de sa propre

acquisition. C’est là la première clé de compréhension de la progression

éthique : la progression dans la connaissance n’est elle-même que l’effet

d’une progression dans la puissance éprouvée. Ceci peut apparaître comme

un cercle vicieux, car l’expérience d’une augmentation de puissance (d’une

joie) suppose elle-même que soit donnée une connaissance moins inadéquate

dont cette joie soit l’expression affective, et la question se pose alors de

savoir comment le premier pas peut être lancé pour ce quasi automate spiri-

tuel qu’est l’âme. Nous exposerons précisément ci-dessous cette circularité

causale pour montrer qu’elle n’est pas « vicieuse » au sens où on n’en trou-

verait pas le début, mais que plutôt qu’un cercle, pour poursuivre avec la

métaphore utilisée, c’est une spirale, une spirale ascendante dans la puis-

sance. Ce qui nous permettra de parvenir à cette explication est, pour com-

mencer, la réponse à la question suivante : comment peut-on maîtriser ses

affects ?

Le premier élément essentiel est que rien d’autre qu’un affect ne

peut agir sur un affect : « Un affect ne peut être réduit ni ôté sinon par un

affect contraire, et plus fort que l’affect à réduire »331. L’idée en tant qu’idée,

c’est-à-dire en tant qu’acte de perception et non en tant qu’expérience d’une

variation de puissance, n’a aucun pouvoir sur les affects, et pas même sur les

affects dans l’attribut pensée. Spinoza le dit bien, et c’est d’ailleurs le pro-

blème qui, seul, rend intelligible la place occupée par les affects dans la

progression éthique :

La connaissance vraie du bon et du mauvais ne peut, en tant que vraie, ré-

duire aucun affect, mais seulement en tant qu’elle est considérée comme un

affect332.

Seul un affect peut réduire un affect ; autrement dit, aucune démonstration

théorique qui ne toucherait que l’esprit et non les sentiments ne peut valoir.

331 E 4P7 ; G II, 214. 332 E 4P14 ; G II, 219.

La connaissance inadéquate

165

Spinoza utilise d’ailleurs lui-même l’adage paulinien d’origine an-

tique « Je vois le meilleur et je l’approuve, je fais le pire »333, pour illustrer

cette donnée de la nature qu’est l’impuissance de l’idée en tant qu’idée (non

modifiée) sur les affects. Ce qui, en termes spinozistes, signifie que je peux

savoir que je vais contre mon utilité propre en m’abandonnant à ma passion,

et ne pas être capable de m’arracher à elle pour autant car, précisément, elle

me ligote ; elle me fait dépendre à tel point de l’extérieur que je ne sais plus

comment reprendre les rênes de ma condition et devenir la seule cause de

mes affects. C’est évidemment le problème de l’ivrogne ou du drogué, et

c’est là une difficulté que Spinoza n’a pas cherché à éluder, la posant au

contraire le plus explicitement possible avant de tenter d’y trouver une

solution – et c’est le sens même de toute la quatrième partie de l’Éthique sur

la servitude de l’homme, c’est-à-dire sur les limites de l’action de la raison

sur les passions.

Or, traditionnellement désignée comme problème de l’acrasie, c’est-

à-dire de la faiblesse de la volonté (du grec akrasia), cette difficulté ne se

trouve habituellement pas dans le « rationalisme ». En effet, l’une des idées

fortes des philosophies qualifiées de rationalistes est que la connaissance

détermine la volonté, de telle sorte que, comme le disait déjà Platon, « nul

n’est méchant volontairement »334. Si je fais le mal, c’est encore en croyant

faire le bien, ou du moins mon bien, et mon erreur n’est à imputer qu’à un

manque de connaissance de ce qui est vraiment bon ou mauvais pour moi.

La même idée est reprise notamment par Descartes, sous influence augusti-

nienne, lorsqu’il affirme que la liberté d’indifférence est le plus bas degré de

la liberté, et que la volonté éclairée par l’entendement est naturellement

attirée vers ce que celui-ci lui désigne comme le meilleur. Le maintien –

artificiel – du libre-arbitre, par lequel la volonté pourrait encore absolu-

ment335, même dans un tel cas, choisir l’option comprise comme la plus

mauvaise, s’explique de même par l’idée qu’elle jugerait que ce choix serait

néanmoins préférable pour elle (par exemple, pour se prouver sa liberté).

Ainsi, même dans ce cas, la volonté est toujours conçue comme d’autant

333 E 4P17S ; G II, 221. L’expression se trouve originellement chez Ovide (Métamorphoses VII, 20-21) et St Paul (Romains, 7, 15-20). 334 L’idée se retrouve formulée à plusieurs endroits dans l’œuvre platonicienne dans des formules très proches, en particulier Ménon 77d-e, Protagoras 345d-e, Hippias Majeur 296c, Gorgias 509e, République IX, 589c, Timée 86d, et Lois V, 731c, 734b, IX, 860d. 335 Elle le pourrait dans l’absolu mais Descartes dit bien qu’elle ne le ferait, concrètement, pas : « Lorsqu’une raison très évidente nous porte d’un côté, bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère choisir le parti contraire, absolument parlant, néanmoins, nous le pouvons. Car il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre libre arbitre » (Lettre à Mesland du 9 février 1645, AT IV, 172, traduit dans Descartes. Œuvres philosophiques, III, éd. F. Alquié, Paris, Bordas, 1989, p. 552).

Le progrès dans la connaissance

166

plus « libre » qu’elle est plus déterminée par une idée du bien. Ce qu’elle

voit comme étant le meilleur, elle le fait.

Il est intéressant que le problème de l’acrasie se pose chez Spinoza

alors même que la volonté est pour lui la même chose que l’entendement336,

et que l’un et l’autre sont soumis au même déterminisme qui rend automa-

tique la volonté. Sans doute faut-il voir à l’origine de la position de ce pro-

blème par Spinoza non seulement – faut-il encore le dire – le fait que sa

philosophie ne soit pas un « rationalisme » tel qu’on le définit habituelle-

ment, et ce en particulier à cause de la place majeure qu’il laisse aux affects,

mais aussi son inversion des points de vue sur la relation entre l’entendement

et la volonté. Traditionnellement, c’est l’entendement qui indique le carac-

tère bon ou mauvais d’une chose, et la volonté qui décide en conséquence de

la choisir ou non. Mais l’identité des deux, et même la primauté absolue

pour l’être humain de ce qui le définit essentiellement, à savoir l’appétit (le

conatus, la volonté), fait que selon Spinoza,

nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n’appétons ni ne désirons au-

cune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais au contraire, nous ju-

geons qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la

voulons, appétons et désirons337.

Les termes du problème rationaliste de la connaissance du bien sont donc

entièrement inversés et il n’est pas étonnant, dès lors, que le modèle explica-

tif proposé dans ce cadre ne suffise plus.

On trouve donc chez Spinoza l’autre modèle, celui de l’acrasie, fai-

blesse de la volonté contre laquelle il tente de lutter par un renforcement des

affects actifs – puisque ce qui est déterminant et premier, ce n’est pas la

connaissance, c’est le désir. C’est sur le désir qu’il faut « travailler » pour

que la connaissance soit elle aussi redressée. Ce travail inclut la connais-

sance elle-même à titre de moyen, mais également différents exercices

d’habituation qui jouent sur les affects, et elle utilise l’affectivité interne à la

connaissance adéquate pour rendre celle-ci efficace338. Ce n’est donc jamais

336 Cf. E 2P49C ; G II, 131. 337 E 3P9S ; G II, 148. 338 Cf. E 5P20S ; G II, 293 : « La puissance de l’Âme sur les affections consiste : 1) dans la connaissance même des affects (…) ; 2) en ce qu’elle sépare les affects de la pensée d’une cause extérieure que nous imaginons confusément (…) ; 3) dans le temps, grâce auquel les affections se rapportant à des choses que nous connaissons surmontent celles qui se rapportent à des choses dont nous avons une idée confuse ou mutilée (…) ; 4) dans le grand nombre des causes par lesquelles les affections se rapportant aux propriétés communes des choses ou à Dieu sont alimentées ; 5) dans l’ordre enfin où l’Âme peut ordonner et enchaîner entre elles ses affects ». Sur le rôle de la méthode et de la forme de l’Éthique comme solution à l’acrasie, cf. Jacques-Henri Gagnon, « Spinoza et le problème de l’akrasia : Un aspect négligé de l’ordo geometricus », Philosophiques, 29/1, 2002, p. 57-71. Comme il le dit bien, « Si la

La connaissance inadéquate

167

la connaissance en tant que connaissance seule qui suffit, mais la connais-

sance en tant qu’un affect lui est joint, car il faut renforcer la puissance

ontologique du sujet par ce qui est soi-même puissance : le désir, dont les

affects expriment les variations et dont ils permettent de prendre conscience.

Pour cela, toutefois, un affect actif unique ne suffit pas. Le constat

réaliste – mais à première vue difficile à gérer pour une théorie de la puis-

sance de l’âme connaissante – de la possibilité pour un affect fort, mais

isolé, d’être écrasé sous la puissance des affects passifs, fait l’objet de la

proposition 15 :

Un Désir qui naît de la connaissance vraie du bon et du mauvais, peut être

éteint ou réduit par beaucoup d’autres Désirs naissant des affects par les-

quels nous sommes dominés339,

ce qui s’explique par le fait que « la puissance des choses extérieures (…)

surpasse indéfiniment notre puissance »340. Du fait de l’intégration à son

modèle explicatif de l’être humain de la « faiblesse de la volonté » face à ce

que sa vie passionnelle conduit celle-ci à désirer, Spinoza reconnaît donc

parfaitement qu’on peut voir un affect en lui-même puissant (un affect relié à

notre bien), et même un affect actif, c’est-à-dire une connaissance adéquate

qui nous renforce, être écrasés par les affects passifs, dont la force dépend de

la puissance des causes extérieures de ces passions341. Ces affects passifs

peuvent être en très grand nombre, de sorte que leur puissance totale soit

supérieure à celle d’une seule idée vraie (et de l’affect actif qui en est la

modification). C’est l’une des raisons pour lesquelles il est essentiel

d’augmenter la part active de notre âme en augmentant le nombre de nos

idées adéquates, et, a fortiori, de nos affects actifs.

D’où provient alors la possibilité pour l’homme de réduire ses pas-

sions ? Elle provient du fait que même si toute idée de chose extérieure

philosophie spinoziste donnait au lecteur la connaissance de ce qu’est le souverain bien, mais ne lui fournissait pas en même temps les outils nécessaires à l’atteinte de ce souverain bien, alors cette philosophie, selon les principes mêmes exposés dans l’Éthique, ne serait pas cause de joie, mais bien au contraire d’une tristesse, parce que c’est sa propre impuissance à atteindre le souverain bien qui serait la plus présente à l’esprit du lecteur. Ce faisant, l’Éthique causerait exactement l’effet inverse de ce qu’elle est supposée faire, nommément nous conduire comme par la main à la connaissance de l’esprit humain et de sa béatitude. Elle serait un livre de la douloureuse conscience de la servitude, c’est-à-dire de l’impuissance, plutôt qu’un texte libérateur » (art. cit., p. 60-61). 339 E 4P15 ; G II, 220. 340 « Potentia causarum externarum (…) nostram potentiam indefinite superat », E 4P15D ; G II, 220. 341 « La force et la croissance d’une passion quelconque, et sa persévérance à exister, ne se définissent point par la puissance avec laquelle nous persévérons dans l’existence, mais par la puissance de la cause extérieure comparée à la nôtre », E 4P5 ; G II, 214.

Le progrès dans la connaissance

168

comporte nécessairement une part d’inadéquation, il est clair que toute idée,

même inadéquate, comporte aussi une part d’activité, étant donné que la

perception elle-même est un acte ou l’expression d’une puissance. Rien n’est

donc jamais perdu pour l’âme : elle peut toujours trouver en elle-même les

matériaux de sa propre libération. Tout affect, même passif et même triste,

est toujours une expression de puissance. Et l’expérience de cette puissance

doit donner à l’âme le désir et la puissance – ce qui est justement la même

chose – de persévérer dans la voie lui donnant cet affect, ou de s’en détour-

ner.

Nous avons vu ci-dessus que c’était la comparaison entre elles de

différentes idées qui déterminait l’acquisition de notions communes et

permettait ainsi le passage de l’âme du premier au deuxième genre de con-

naissance. C’est la même chose dans le cas des affects, à ceci près qu’on ne

peut parler de manière appropriée d’une comparaison d’affects entre eux par

l’âme, car l’affect est lui-même cette comparaison en ce qu’il exprime plus

ou moins de puissance qu’auparavant342. Il suffit pour l’âme d’éprouver des

affects pour savoir si elle est plus ou moins puissante, sans qu’elle ait besoin

de faire appel à sa mémoire pour comparer l’intensité de sa puissance ac-

tuelle avec celle de sa puissance passée. L’âme sait donc immédiatement par

ses affects si une chose est bonne ou mauvaise pour elle, si une rencontre lui

occasionne une augmentation ou une baisse de puissance. Dès lors, elle est

en même temps « outillée », pourrions-nous dire, pour se perfectionner, et

cela du seul fait que le désir de persévérer dans l’existence est son essence.

L’explication du mécanisme par lequel se met en place cette bouée

de secours pour l’âme qu’est sa préférence naturelle pour la joie plutôt que

pour la tristesse et sa plus grande puissance lorsqu’elle est joyeuse, cette

porte d’accès désormais ouverte à sa libération par des processus strictement

internes, est donnée par Spinoza dans un important passage de la quatrième

partie, la proposition 18 et sa démonstration :

Un Désir qui naît de la Joie est plus fort, toutes choses égales d’ailleurs,

qu’un Désir qui naît de la tristesse.

Démonstration : Le Désir est l’essence même de l’homme (Déf. I des Aff.),

c’est-à-dire (Prop. 7, p. II) un effort par lequel l’homme s’efforce de persé-

vérer dans son être. Un Désir qui naît de la Joie, est donc secondé ou accru

par cet affect même de Joie (Déf. de la Joie dans le Scolie de la Prop. II, p.

III) ; au contraire, celui qui naît de la Tristesse est diminué ou réduit par cet

342 Comme le dit Spinoza, « Si je dis force d’exister plus grande ou moindre qu’auparavant, je n’entends point par là que l’Âme compare l’état présent du Corps avec le passé, mais que l’idée constituant la forme de l’affect affirme du Corps quelque chose qui enveloppe effecti-vement plus ou moins de réalité qu’auparavant » (E 3 AGD Ex ; G II, 204).

La connaissance inadéquate

169

affect même de Tristesse (même Scolie) ; et ainsi la force du Désir qui naît

de la Joie, doit être définie à la fois par la puissance de l’homme et celle de

la cause extérieure ; celle, au contraire, du Désir qui naît de la Tristesse par

la seule puissance de l’homme ; le premier Désir est ainsi plus fort que le

deuxième343.

Là voilà, la solution ; le voilà, le point d’ancrage dans la réalité qui

fait de la progression vers le salut présentée dans l’Éthique, théoriquement

du moins, une démarche réalisable et non un rêve impossible. Les affects

offrent à l’âme les outils nécessaires à sa progression automatique. La pre-

mière étape pour l’âme consiste à se libérer de ses passions tristes (donc, au

sein de la passivité, à passer d’un affect triste à un affect joyeux344), à se

libérer, en d’autres mots, de toutes les formes de haine et de dépendance

envers l’extériorité, pour atteindre non pas directement une connaissance

adéquate des choses, mais au moins la joie qui lui fait éprouver sa puissance

propre et la renforce. Car la joie, on le voit bien dans la démonstration de la

proposition 18, est logiquement deux fois plus puissante que la tristesse : en

tant que joie tout d’abord, donc en elle-même, et par la puissance de la cause

extérieure qu’elle enveloppe, ensuite345. La différence de puissance entre une

joie et une tristesse est donc naturellement très importante, au profit net de la

joie. D’où suit notamment ce fait que « la Haine (...) peut être extirpée par

l’Amour »346, l’affect qui exprime une joie étant naturellement plus fort, pris

individuellement, que l’affect qui exprime une tristesse.

Le progrès est donc réellement automatique, l’âme est naturellement

mue plus fortement par les passions qui lui sont bénéfiques et qui lui permet-

tent de développer sa puissance de penser, laquelle, à son tour, en se réali-

sant dans l’accomplissement de connaissances adéquates, permet à l’âme

d’éprouver des affects actifs, qui eux aussi347 rendent sa puissance d’agir

343 E 4P18&D ; G II, 221-222. 344 La deuxième étape est celle du passage de la joie passive à la joie active, qui correspond au passage de l’idée inadéquate à l’idée adéquate du deuxième genre, dont nous savons déjà qu’il est rendu possible par l’acquisition des notions communes. Il correspond aussi à l’amor erga Deum comme nous le verrons dans la dernière section de ce chapitre. 345 Une autre explication, qui n’est pas celle donnée par Spinoza ici mais aurait pu servir à expliquer le même fait selon la même logique, est que la puissance dont un individu est l’expression est corrélative de sa puissance à être affecté. Or ici, on voit que l’affect de joie augmente la puissance de l’individu, tout d’abord, mais deuxièmement est aussi éprouvé encore plus fortement car justement il a immédiatement contribué à augmenter la capacité à être affecté, donc la sensibilité à l’affect. C’est alors comme si la joie était ressentie sous deux aspects, et donc était au moins quatre fois plus forte que la tristesse qui, inversement, exprime une diminution de la puissance d’être affecté et donc est ressentie deux fois moins fortement par l’âme. 346 E 3P43 ; G II, 173. 347 On peut penser, sur le modèle de la différence entre passion triste et passion joyeuse, que la joie qui est active et non plus passive doit être supérieure en puissance intrinsèque et en

Le progrès dans la connaissance

170

encore plus grande, et ainsi de suite. C’est là alors la deuxième étape, et la

plus décisive. Cet enchaînement est celui d’un cercle de rétroaction, qui fait

en sorte que la puissance entraîne la puissance et la développe :

Plus on s’efforce à chercher ce qui est utile, c’est-à-dire à conserver son

être, et plus on en a le pouvoir, plus on est doué de vertu ; et au contraire,

dans la mesure où l’on omet de conserver ce qui est utile, c’est-à-dire son

être, on est impuissant348.

Cette proposition exprime sans ambiguïté ce que nous voyons, quant à nous,

comme l’élément théorique le plus important dans l’explication de la mise

en pratique possible de cette éthique de la puissance de l’âme, et qui est le

même qui justifie qu’un affect joyeux soit plus puissant qu’un affect triste. Il

y a une forme de circularité ou de rétroaction entre les affects, expressions

de puissance, et la puissance elle-même, ce qui explique que la fin (la joie)

soit en même temps le moyen, et le moyen, la fin. Une autre circularité

causale, non celle des affects et de la puissance, mais celle des affects et de

l’âme ou du corps par le moyen des affects, explique alors la mise en œuvre

concrète de l’évolution elle-même, selon les analyses que nous avons propo-

sées en 3.3. C’est ainsi que le lien intrinsèque entre puissance et idées dé-

termine l’action selon un schéma inversé où le bien est défini par le désir.

7.2.3. Morale inadéquate et morale adéquate

C’est par une interaction entre affects et idées que s’explique le

naturalisme moral de Spinoza. Toute la morale repose sur une définition

nouvelle de la vertu selon laquelle la vertu n’est autre que la puissance, ou

l’essence, de l’individu :

Par vertu et puissance j’entends la même chose ; c’est-à-dire (Prop. 7, p.

III) la vertu, en tant qu’elle se rapporte à l’homme, est l’essence même ou

la nature de l’homme en tant qu’il a le pouvoir de faire certaines choses se

pouvant connaître par les seules lois de sa nature349.

Dès lors, la recherche de l’utile propre suffit à la morale, à condition que cet

utile propre soit saisi selon la raison. Il y a interaction entre la sphère affec-

tive et la sphère proprement cognitive parce que le bien et le mal correspon- puissance qu’elle confère à l’individu, et que l’intensité de cette différence de puissance elle-même est encore plus grande. Il convient de remarquer cependant que ce point, qui paraît évident, n’est pas énoncé directement. 348 E 4P20 ; G II, 224. Pour comprendre cette citation, il faut savoir que la « vertu » de l’homme n’est autre que sa puissance elle-même, c’est-à-dire son essence, comme nous l’exposerons dans la section suivante. 349 E 4Def8 ; G II, 210.

La connaissance inadéquate

171

dent à ce qui est jugé bon ou mauvais, et que ce jugement n’est lui-même

qu’un affect joyeux ou triste. Ce renversement de la conception tradition-

nelle des valeurs morales provient de la nécessité de tout faire dépendre

causalement de la puissance divine, c’est-à-dire en l’homme de son essence,

le désir :

Par bien j’entends ici tout genre de Joie et tout ce qui, en outre, y mène, et

principalement ce qui remplit l’attente, quelle qu’elle soit. Par mal

j’entends tout genre de Tristesse et principalement ce qui frustre l’attente.

Nous avons en effet montré ci-dessus (Scolie de la Prop. 9) que nous ne

désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne, mais qu’au con-

traire nous appelons bonne la chose que nous désirons ; conséquemment,

nous appelons mauvaise la chose que nous avons en aversion ; chacun juge

ainsi ou estime selon son affect quelle chose est bonne, quelle mauvaise,

quelle meilleure, quelle pire, quelle enfin la meilleure ou quelle la pire.

Ainsi l’Avare juge que l’abondance d’argent est ce qu’il y a de meilleur, la

pauvreté ce qu’il y a de pire350.

Ainsi, ce qui est bon ou mauvais, c’est ce qui est bon ou mauvais pour nous,

c’est-à-dire ce qui augmente ou diminue notre puissance. Le caractère appa-

remment relativiste de cette morale est contrebalancé par l’objectivité de

l’affect, qui, comme nous l’avons déjà souligné, exprime la vérité de l’état

de l’individu indépendamment des illusions qu’il peut se faire sur ce qui est

bon ou mauvais pour lui ; mais il reste que dans la connaissance inadéquate,

ce que l’un juge bon peut être jugé mauvais par l’autre, à cause de l’infinie

variété entre les êtres351.

Ces différences s’estompent naturellement avec les affects actifs qui

ne concernent les êtres humains qu’en ce qu’ils ont de commun, puisqu’ils

correspondent à la connaissance rationnelle ou par notions communes. On

retrouve ainsi une certaine norme rationnelle, également appelée par Spinoza

la « droite raison » ou « saine raison »352 ; et de fait, quoi qu’en croie l’avare

350 E 3P39S ; G II, 170. 351 Cf. E 3P51S : « Comme, en outre, chacun juge d’après son affect quelle chose est bonne, quelle mauvaise, quelle meilleure, et quelle pire (Scolie de la Prop. 39), il suit que les hommes peuvent différer autant par le jugement que par l’affect ; par là il arrive que, compa-rant les hommes les uns aux autres, nous les distinguions par la seule diversité de leurs affects, et appelions les uns intrépides, les autres peureux, d’autres enfin d’un autre nom » (G II, 178-179). 352 Par exemple dans ce passage du Traité théologico-politique : « Le droit naturel de chaque homme n’est pas déterminé par la saine raison [non sana ratione (...) determinatur] », TTP 16,3 ; G II, 190. Sur la reconstruction d’une morale universelle à partir de fondements relativistes, on lira l’excellent article de Pierre Tempkine, « Le modèle de l’homme libre » (Revue de métaphysique et de morale, 99/4, 1994, p. 437-448), qui montre bien qu’il n’y a pas de contradiction à parler d’un « modèle » de l’homme à réaliser chez Spinoza.

Le progrès dans la connaissance

172

par exemple, sa dépendance envers l’argent est vraiment mauvaise. Voilà

donc ce que sont réellement le bon et le mauvais : ce que nos affects nous

font sentir comme bon ou mauvais. Ici, il est tout à fait possible de supposer

que nos affects expriment la vérité de notre être même si nous ne les écou-

tons pas, et si, soumis à l’imagination et aux passions, nous continuons à mal

interpréter les indications vraies qu’ils nous donnent de ce qui est bon ou

mauvais en leur attribuant une autre cause.

Passons à un niveau supérieur. Si le bien et le mal sont la joie et la

tristesse, alors lorsqu’on parle de la connaissance du bien et du mal, on ne

parle que de la conscience des affects de joie et de tristesse. Ce point est

établi dans la proposition 8 de la quatrième partie de l’Éthique : « La con-

naissance du bon et du mauvais n’est rien d’autre que l’affect de la Joie ou

de la Tristesse, en tant que nous en avons conscience »353. On remarque ici,

comme c’est logique, l’utilisation par Spinoza du terme « conscience » pour

désigner une connaissance de puissance (une connaissance affective). Cette

conscience peut être inadéquate ou (dans le cas des affects de joie) adéquate,

donc les affects peuvent être passifs ou actifs. Dans tous les cas, nos juge-

ments et notre connaissance proviennent de nos affects, ce qui montre une

fois de plus leur rôle causal en tant que déterminations à agir.

Ainsi, le lien causal allant des idées vers les affects (ou des affec-

tions vers le corps) n’est pas transitif ou unilatéral ; la causalité est circulaire

et si les affects sont l’effet des idées, ils sont également la cause d’autres

idées, expliquant ainsi la progression elle-même, le passage d’une idée à

l’autre et d’un état de l’être à l’autre, dans la durée, c’est-à-dire dans

l’existence en tant qu’elle est dynamique. C’est pourquoi le progrès dans la

connaissance est aussi une réforme de l’entendement : c’est un progrès dans

sa puissance, cette augmentation dans son essence étant telle que l’homme

devenu sage n’est plus le même que l’homme soumis aux passions qu’il était

auparavant354.

353 E 4P8 ; G II, 215. Notons que la connaissance du mal est nécessairement inadéquate (E 4P64) car la tristesse exprime nécessairement une passion de l’âme, de sorte que « si l’Âme humaine n’avait que des idées adéquates, elle ne formerait aucune notion de chose mauvaise » (E 4P64C ; G II, 259). 354 D’où le terme de « réforme » que nous avons choisi ici. Et n’oublions pas non plus que pour Spinoza, un tel homme n’est effectivement pas le même que celui qu’il était auparavant, ce dernier, plus faible, étant « mort », anéanti par la puissance du nouvel homme advenu – ce qui se passe aussi bien dans le cas d’une progression vers la sagesse ou d’une évolution normale des capacités du corps que dans celui d’une déchéance (cf. E 4P39S ; G II, 240 déjà cité, et les analyses sur la transformation de F. Zourabichvili, notion à laquelle est consacré dans son ensemble Le conservatisme paradoxal de Spinoza. Enfance et royauté, op. cit.).

La connaissance inadéquate

173

7.2.4. Les affects moteurs du passage vers la connaissance adéquate : acquiescientia et amor erga Deum

Nous avons vu plus haut que tous les affects avaient leur contraire,

par lequel ils pouvaient être détruits ou, au contraire, qu’ils pouvaient dé-

truire. Un affect cependant échappe à cette règle générale, car il est de tous

le plus puissant : l’amour de l’âme pour Dieu, qui est tellement puissant qu’il

est celui par lequel le basculement s’opère dans la connaissance du deu-

xième genre. Cet « amor erga Deum », qui est un amour encore relié à

l’imagination et donc à l’existence du corps dans la durée, est introduit dans

la première moitié de la cinquième partie de l’Éthique, c’est-à-dire dans les

propositions 11 à 20 et scolie. Spinoza le présente comme l’affect suprême,

celui par lequel l’âme acquiert un solide contrôle sur elle-même. Rien, si ce

n’est la mort du corps lui-même, ne peut anéantir cette joie reliée à l’idée de

Dieu comme cause extérieure (selon la définition de l’amour, E 3DA6), qui

de ce fait est « le plus constant des affects »355.

Comment se forme-t-il, c’est-à-dire comment l’âme qui se laisse

guider par ses affects joyeux parvient-elle naturellement à l’acquérir ? Sa

constitution est décrite par le biais de l’imagination, et rappelle étrangement

la description de la formation des notions communes par comparaison des

idées entre elles. Le mécanisme de constitution de cet affect est présenté

comme un rapprochement entre elles d’« images » de choses (E 5P11à13),

avec l’élément fondamental suivant : « L’âme peut faire en sorte que toutes

les affections du Corps, c’est-à-dire toutes les images des choses, se rappor-

tent à l’idée de Dieu »356.

La démonstration de cette proposition fait appel à la proposition 4 de

la même partie qui dit que l’âme peut former un concept clair et distinct de

toute affection du Corps, ce qui était démontré en référence à E 2P38 (qui

affirme la conception nécessairement adéquate des notions communes). On

comprend alors que c’est cela, « rapporter toutes les choses à Dieu » : c’est

concevoir des notions communes, donc voir les choses dans leur lien essen-

tiel avec la substance dont elles enveloppent la puissance357. C’est parce que

l’homme est capable d’imaginer une cause commune, en l’occurrence Dieu,

à plusieurs images de choses, qu’il introduit petit à petit une idée de Dieu

355 « Nous pouvons montrer de la même manière qu’il n’y a aucun affect directement con-traire à cet Amour, par lequel cet Amour puisse être détruit et nous pouvons en conclure que cet Amour envers Dieu est le plus constant des affects et qu’en tant qu’il se rapporte au Corps, il ne peut être détruit qu’avec ce Corps lui-même », E 5P20S ; G II, 292-293. 356 E 5P14 ; G II, 290. 357 Nous approfondirons cette explication en expliquant dans le dernier chapitre la significa-tion de cet involvere et en traçant un lien entre cette manière de rapporter toutes les choses à Dieu et la conception des choses « sous un regard d’éternité ».

Le progrès dans la connaissance

174

dans son esprit qui prend une place grandissante. Concrètement, Spinoza ne

veut rien dire d’autre ici sinon qu’en rattachant de plus en plus de choses à la

nécessité dont elles sont issues, c’est-à-dire en changeant son regard sur le

monde pour en comprendre de mieux en mieux la nécessité active, l’âme

apprend à connaître Dieu et à l’aimer. Elle le voit de plus en plus, dans de

plus en plus de choses. Ultimement, elle est capable de voir toute chose

existante comme un effet de la même nécessité divine : elle est capable de

rattacher toutes les images de choses à Dieu comme cause unique.

D’où il suit que :

Qui se connaît lui-même, et connaît ses affects clairement et distinctement,

aime Dieu et d’autant plus qu’il se connaît plus et qu’il connaît plus ses af-

fects358,

et que « Cet amour envers Dieu doit tenir dans l’âme la plus grande

place »359.

Notons que le vocabulaire de « la place » qu’occupe un affect dans

l’âme est à prendre à la lettre, tout comme nous avons vu plus haut que le

nombre d’affects joyeux était déterminant pour leur victoire sur les affects

tristes. Tout être humain est soumis aux passions, irrémédiablement – c’est

sa condition de chose finie, et la nature de son âme est toujours d’être en

premier lieu l’idée d’un corps existant en acte –, et chacune de ces passions

est elle-même une idée, un mode de penser, dans l’âme. Mais tout en ayant

autant de passions, l’âme peut « grandir » en ayant plus d’affects d’un autre

type, d’affects actifs, qui fassent alors diminuer l’importance proportionnelle

de ces passions par rapport à la totalité de l’âme, jusqu’à rendre leur part

insignifiante vis-à-vis de l’accroissement continué de sa partie active. Ainsi,

Cette âme est passive au plus haut point, dont les idées inadéquates consti-

tuent la plus grande partie, de façon que sa marque distinctive soit plutôt la

passivité que l’activité qui est en elle ; et au contraire cette Âme est active

au plus haut point, dont les idées adéquates constituent la plus grande par-

tie, de façon que, tout en n’ayant pas moins d’idées inadéquates que la

première, elle ait sa marque distinctive plutôt dans des idées adéquates ma-

nifestant la vertu de l’homme, que dans des idées inadéquates attestant son

impuissance360.

Ce qui importe, c’est la place proportionnelle des idées adéquates par rapport

aux idées adéquates, et ce, peut-on penser, pour deux raisons : à la fois parce

qu’une âme comportant plus d’idées adéquates est plus puissante (comme

358 E 5P15 ; G II, 290. 359 E 5P16 ; G II, 290. 360 Cf. E 5P20S ; G II, 290.

La connaissance inadéquate

175

nous l’avons vu, les affects tirent en effet leur puissance de leur nombre tout

autant que de la puissance de leur cause extérieure, donc un nombre relati-

vement ou proportionnellement inférieur d’idées inadéquates signifie une

âme plus active), et parce qu’une plus grande proportion d’idées adéquates

est le garant d’un réseau d’affections ordonnées selon l’ordre de

l’entendement plus hermétique, plus résistant, aux assauts des affects pas-

sifs : l’âme a plus de chances de rattacher son affection à sa vraie cause si ce

avec quoi elle la compare est déjà bien ordonné causalement.

Or la joie donnant lieu à l’amour de l’âme envers Dieu est claire-

ment l’affect charnière entre le premier et le deuxième genre de connais-

sance. Il est produit par la puissance qu’a l’imagination de comparer les

choses entre elles, ce qui permet d’obtenir des notions communes, et de

nouveau – puisque la possession d’une ou de deux notions communes ne

suffit pas – la puissance qu’a l’âme de rapporter, par l’imagination, de plus

en plus de choses à leur cause finit par créer en elle un tel nombre d’idées

adéquates, et tellement puissantes – puisqu’elles forment un réseau et ren-

forcent en l’âme l’idée de la puissance de leur cause commune à toutes –,

que l’âme bascule dans la connaissance adéquate, dans le deuxième genre de

connaissance. Dès lors, son désir essentiel est tourné vers la cause de la joie

qu’elle éprouve (son « contentement », acquiescentia361) : Dieu, ou l’infinie

puissance sans laquelle rien ne pourrait être, ni être conçu. Cet amour prend

de la place, nous avons vu Spinoza le dire lui-même, il doit même « tenir

dans l’âme la plus grande place ». Et plus l’action prend de place dans l’âme,

plus l’âme est capable de continuer à rechercher des connaissances adé-

quates. C’est ainsi qu’elle est mue de plus en plus fortement vers son salut,

selon un automatisme « en spirale » se renforçant lui-même continûment.

Il est par conséquent nécessaire d’admettre que l’amour de l’âme

envers Dieu, ou la joie362 qui se modifie immédiatement en cet amour, joue

un rôle actif en lui permettant de s’auto-perfectionner, puisque cet affect

361 « À cela nous devons travailler surtout, à connaître, veux-je dire, autant que possible chaque affect clairement et distinctement, de façon que l’âme soit déterminée par chaque affect à penser ce qu’elle conçoit clairement et distinctement, et où elle trouve un plein contentement [in quibus plane acquiescit] », E 5P4S ; G II, 283. 362 Si nous parlons de « joie », c’est au sens où la démonstration du corollaire de la proposi-tion 63 dans la quatrième partie expliquait que : « Un Désir tirant son origine de la Raison peut naître seulement d’un affect de joie qui n’est pas une passion (Prop. 59, p. III), c’est-à-dire d’une Joie qui ne peut avoir d’excès (Prop. 61) et non d’une Tristesse ; ce Désir par suite (Prop. 8) naît de la connaissance du bien, non de celle du mal ; nous appétons donc sous la conduite de la Raison le bien directement et, en cette mesure seulement, fuyons le mal » (E 4P63CD ; G II, 258). Notons que dans l’analyse qu’il donne de la proposition 63 et de ses suites, Robert Misrahi fait particulièrement bien ressortir le rôle causal de la joie (cf. R. Misrahi, Le désir et la réflexion dans la philosophie de Spinoza, Paris, Gordon & Beach, 1972, p. 286).

Le progrès dans la connaissance

176

exprime son activité intrinsèque et lui indique l’objet vers lequel diriger son

désir. Cette joie porte le nom spécifique d’acquiescientia animi ou in se ipso,

la seconde étant définie en ces termes : « Le Contentement de soi s’oppose à

l’Humilité en tant que nous entendons par lui une Joie née de ce que nous

considérons notre puissance d’agir »363. L’acquiescientia est tout simplement

la joie d’être actif elle-même, donc l’affect primaire, dont l’amor erga Deum

est l’affect secondaire364, ou sa modification : l’amour envers Dieu est cette

acquiescentia elle-même en tant qu’elle est rapportée à l’idée de Dieu

comme cause.

De plus, ce contentement qui, rattaché à l’idée de Dieu, devient im-

médiatement amour envers Dieu, constitue le moment charnière entre le

premier et le deuxième genre. Il se trouve déjà, logiquement, dans le deu-

xième genre de connaissance, puisqu’il est décrit comme l’affect le plus

puissant – et ce qui se comprend bien, puisqu’il a pour cause l’objet le plus

puissant de tous, nous l’avons expliqué –, mais sa genèse s’explique par des

processus de comparaison imaginative relevant encore du premier genre. Il

n’est pas excessif, dès lors, d’affirmer que l’affectivité, grâce à la conscience

de la puissance propre qu’elle recèle, est bien ce qui dirige la dynamique de

la progression cognitive entre le premier et le deuxième genre.

Ainsi doit-on reconnaître, en utilisant autant les analyses sur la

circularité causale de notre première partie que celles sur la puissance des

affects que nous venons de présenter, que les affects, en tant que modifica-

tions ultimes de la substance, ont sous de multiples aspects un rôle causal, et

ce, dès le premier genre de connaissance : les affects sont au cœur de la

dynamique éthique. Il ressort assez clairement de ce qui a été vu ici quelle

importance ils ont pour expliquer la progression sous toutes ses formes,

ontologique, affective, cognitive. Mais l’éthique de Spinoza constitue une

théorie de la béatitude dans la connaissance vraie. Il ne suffit donc pas de

savoir que automatismes affectifs guident l’âme vers son perfectionnement

dans les formes inadéquates de la connaissance, jusqu’à la première concep-

tion adéquate de l’âme, il faut encore savoir si ce sont eux aussi qui lui

permettent d’atteindre son souverain bien.

Et ce sont effectivement bien eux, nous allons le voir, qui lui per-

mettent de connaître de plus en plus, et de mieux en mieux, c’est-à-dire de

manière intuitive ou, comme le disait déjà le Court traité dans une formule

363 E 3AD26Ex ; G II, 196-197. On ne trouve aucune définition de l’acquiescientia elle-même, mais le « contentement intérieur » (animi acquiescientia) se trouve décrit dans la cinquième partie de l’Éthique comme la joie la plus puissante, et même une joie tellement parfaite qu’elle n’en est plus un « affect » : c’est la béatitude elle-même, ou la « Gloire », affect du sage (cf. E 5P36S ; G II, 303). 364 Nous suivons ici l’interprétation de Pierre Macherey. Cf. P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La cinquième partie : les voies de la libération, Paris, PUF, 1994, p. 89.

La connaissance inadéquate

177

éloquente, « par sentiment de jouissance de la chose elle-même »365. Il n’est

donc pas question pour l’âme de vouloir les anéantir, il faut les utiliser – et à

ce titre Spinoza ne peut juger qu’illusoire la tentative des Stoïciens, qu’il

critique dans la préface de la cinquième partie pour avoir cru que l’âme avait

sur les affects un pouvoir absolu366. Les affects font partie de la connais-

sance, ce sont des formes de la connaissance, et on ne peut prétendre avoir

une progression dans la connaissance sans affect. Ce qu’il faut, c’est donc

les contrôler, les ordonner selon un ordre convenable pour la raison, pour

notre essence ; c’est aussi comprendre que l’homme sera toujours, nécessai-

rement, affecté par la rencontre des choses extérieures, et qu’il faut ménager

dans son esprit le plus de place possible pour les bons affects. Il s’agit donc

d’apprendre à chercher les bons affects et de ce fait, d’être amené à fuir les

mauvais. Et quels sont ces meilleurs affects, nous le savons : ce sont ceux

reliés à la connaissance adéquate, qui sont les plus joyeux et les plus puis-

sants en eux-mêmes, puisque leur objet est plus puissant367.

Il nous faut par conséquent analyser plus particulièrement les affects

reliés à la connaissance adéquate, et plonger ainsi dans les difficultés de la

dernière partie de l’Éthique. Nous traiterons dans ce qui suit des deux formes

de connaissance adéquate que sont le deuxième et le troisième genre afin de

faire comprendre leur continuité, notre hypothèse étant que c’est la même

connaissance d’un objet singulier, simplement à des degrés de développe-

ment différents. Nous distinguerons deux aspects essentiels : l’objet de la

connaissance, et sa forme. Au terme de ces deux chapitres, le rôle des affects

dans l’automatisme de la progression éthique devrait pouvoir être saisi dans

sa plénitude.

365 KV 2/2 no2 ; G II, 55. 366 Cf. E 5Praef ; G II, 277-278. 367 Ce qui découle également du fait que « La puissance d’un effet se définit par la puissance de sa cause dans la mesure où son essence s’explique ou se définit par l’essence de sa cause », E 5Ax2 ; G II, 281.

Chapitre VIII

L’objet de la connaissance adéquate

Si la progression dans la connaissance est bien, comme nous le

pensons, un automatisme géré par les processus affectifs, alors nous devons

être en mesure de rendre compte du passage d’un genre à l’autre en faisant

de certains affects, en eux-mêmes de simples effets ou modifications de

certaines idées, la cause d’autres idées et d’autres affects enveloppant au

moins autant de puissance que leur cause. Nous avons vu au chapitre précé-

dent comment la conscience de l’unité de toute chose dans la puissance

divine, qui donnait son fondement à l’amour envers Dieu, pouvait être

interprétée comme le point de transition entre la connaissance inadéquate et

la connaissance adéquate. Il nous reste à montrer que la transition entre le

deuxième et le troisième genre de connaissance368 au sein de la connaissance

adéquate est, lui aussi, assuré par un affect où la conscience de la puissance

joue un rôle déterminant. Cette démonstration suppose, dans un premier

temps, d’établir que l’objet de la connaissance rationnelle et de la connais-

sance intuitive est bien, ou peut bien être, le même, à savoir, tout individu

singulier possédant une essence369.

8.1. L’enchaînement causal de la raison à l’intuition

La question se pose, pour quiconque entend expliquer la transition

d’un type de connaissance à l’autre en termes d’automatisme, des moyens

par lesquels on peut passer du moins au plus, c’est-à-dire par lesquels une

progression est possible qui ne soit pas simple redite du donné antérieur,

mais pas invention à partir d’un pur néant non plus. Ce sont en effet les deux

écueils à éviter si l’idée de progrès doit garder un quelconque sens : il faut,

d’une part, parvenir à montrer la supériorité de la connaissance-effet sur la

connaissance-cause, mais, d’autre part, justifier également le passage de

l’une à l’autre en maintenant l’idée d’une déduction en termes de cause à

effet, sans quoi le tissu de la nécessité serait rompu. Un hiatus infranchis-

368 Pour des raisons d’uniformité et de facilité, nous utiliserons le découpage proposé par Spinoza dans l’Éthique (E 2P40S2 ; G II, 122) entre trois genres de connaissance : 1) l’imagination, qui intègre toutes les formes de connaissance inadéquate, 2) la raison, qui procède par notions communes, et 3) la science intuitive, qui donne accès à l’essence même des choses. 369 Les idées présentées dans cette partie ont été reprises sous une forme quelque peu plus développée dans notre article « The Circle of Adequate Knowledge : Notes on Reason and Intuition in Spinoza » (Oxford Studies in Early Modern Philosophy, dir. Daniel Garber et Steven Nadler, Oxford, Clarendon Press, vol. I, 2003, p. 139-163). Nous remercions Oxford University Press de nous avoir permis d’en traduire quelques passages ici.

Le progrès dans la connaissance

180

sable serait posé entre un genre de connaissance et l’autre si l’on pouvait

concevoir que le genre supérieur (l’effet) ne provient pas entièrement du

genre inférieur (la cause).

Or, Spinoza prend la peine de formuler sous la forme d’une proposi-

tion ce qui justifie l’accès à la connaissance intuitive, et qui ne peut résider,

selon lui, que dans le donné fourni par la raison :

L’effort ou le désir de connaître les choses par le troisième genre de con-

naissance ne peut naître du premier genre de connaissance, mais bien du

deuxième370.

Cette formulation de E 5P28 est intéressante : il n’est pas simplement dit que

le troisième genre de connaissance ne peut naître du premier, ce qui certes

est correct et se trouve d’ailleurs justifié dans la démonstration de cette

proposition, mais plus exactement encore, que le conatus ou le désir de

connaître par le troisième genre de connaissance ne peut provenir du pre-

mier. C’est donc du côté de l’expérience de la puissance propre (le désir

étant notre essence) qu’il faut chercher les motifs de l’accès à la connais-

sance intuitive, en d’autres termes, du côté de la conscience de soi et des

affects dans lesquels elle s’exprime. Ce que Spinoza veut dire ici, c’est que

la dynamique du progrès au sein de la connaissance adéquate requiert une

conscience de soi adéquate et que l’intuition trouve en elle sa source. Car

seul un désir peut être à la source d’un autre désir, seul un degré de puis-

sance peut donner naissance à un autre degré de puissance. Le désir de

connaître intuitivement ne peut donc provenir que d’un autre désir ou puis-

sance, dont Spinoza nous fournit dans cette proposition une caractéristique

essentielle : il doit être adéquat.

De plus, l’adéquation dont il est question ici dépasse celle envelop-

pée par toute conscience. Nous savons, en effet, qu’aucune conscience n’est

en elle-même erronée, et donc en ce sens que toute conscience de soi, même

au sein d’une connaissance inadéquate, est toujours adéquate, est toujours

l’expression vraie des variations de notre puissance propre (l’âme éprouve

de manière indubitable sa tristesse ou sa joie). Toutefois, cette adéquation au

sein d’une connaissance partielle et mutilée n’est pas suffisante pour donner

accès à la connaissance intuitive, qui se définit comme une saisie de

l’essence d’une chose. Spinoza dit bien ici que c’est du second genre de

connaissance seul, et donc d’une connaissance capable de rattacher la cons-

cience de soi à sa véritable cause qu’est la puissance divine, que peut naître

le désir du troisième genre de connaissance. Cette précision écarte d’emblée

les êtres inférieurs aux hommes : tout conscients d’eux-mêmes qu’ils puis-

370 E 5P28 ; G II, 297.

L’objet de la connaissance adéquate

181

sent être, ils ne pourront jamais connaître rationnellement, et sont donc

automatiquement exclus du progrès éthique.

Une autre remarque s’impose à propos de cet accès à la connais-

sance intuitive décrit à la proposition 28 : on y parle de la connaissance des

choses par le troisième genre de connaissance. Nous sommes donc dans le

cadre d’une discussion de la connaissance intuitive des essences singulières,

celle dont il était déjà question en E 2P40S2 (« Ce genre de connaissance

procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de

Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses »371). Il n’y a

d’essence que de chose singulière, car seul un être existant dans la nature

exprime un rapport particulier de mouvement et de repos, ou (selon

l’hypothèse présentée dans notre troisième chapitre) d’implication entre ses

idées. Par là sont donc exclues les lois régissant ces rapports, par exemple

les lois mathématiques, physiques ou encore de la pensée (lois logiques).

Ces lois ne sont pas l’objet de la connaissance intuitive dont parle cette

proposition. Nous n’excluons pas qu’un autre type d’intuition soit possible

selon Spinoza pour ces lois elles-mêmes, mais il convient de reconnaître que

le passage d’un genre à l’autre dont il est question ici ne concerne que

l’intuition des choses singulières372. Nous croyons que c’est donc également

à leur propos que Spinoza parle d’une connaissance du deuxième genre.

Selon E 2P40S2, la connaissance du deuxième genre, également

appelée « Raison », provient « de ce que nous avons des notions communes

et des idées adéquates des propriétés des choses »373. On trouve bien ici la

même précision : « des choses ». Pour éviter un hiatus dans la chaîne causale

des idées, nous croyons que E 5P28 signifie que l’on ne parvient à connaître

intuitivement l’essence d’une chose que si l’on a de cette même chose une

connaissance du deuxième genre. Toutefois, cette affirmation en apparence

très simple semble se heurter à plusieurs conceptions courantes de la con-

naissance du deuxième genre qu’il nous apparaît urgent de rectifier. On

risque fort de ne pas comprendre comment le troisième genre de connais-

371 E 2P40S2 ; G II, 122. 372 Nous croyons qu’il existe, à côté de cette connaissance individuelle qui est le but de l’éthique, une science abstraite, celle des définitions, mais aussi des lois (mathématiques, physiques, morales ou logiques). La manière dont ces lois peuvent être connues fait appel selon nous à d’autres formes de raison et d’intuition que celles permettant la connaissance des « choses ». Nous avons développé cette idée dans une communication inédite intitulée « The Two Types of Intuition in Spinoza » et présentée au Midwest Seminar in the History of Early Modern Philosophy à Madison (Wisconsin) les 6 et 7 décembre 2003. Un premier dévelop-pement de cette thèse peut par ailleurs être trouvé dans notre article « Habitude, connaissance et vertu chez Spinoza » (Dialogue, 43/1, 2004, p. 99-124), où nous avons expliqué comment, dans le cas des vérités abstraites, l’intuition pouvait être vue comme la raison portée à un degré supérieur de rapidité et d’efficacité grâce à l’habitude. 373 E 2P40S2 ; G II, 122.

Le progrès dans la connaissance

182

sance peut naître (oriri) du deuxième, comme le pose très clairement pour-

tant E 5P28, si l’on croit que leurs objets sont différents. Selon nous, au

contraire, la différence entre les deux genres réside non dans l’objet, mais

dans la forme de la connaissance, c’est-à-dire que la raison peut, comme

l’intuition, être une connaissance de chose singulière.

C’est là aller contre une vision très répandue de la raison comme

connaissance des lois exclusivement. Cette interprétation tire son origine

d’une certaine compréhension des notions communes dont la formation

caractérise ce mode de connaissance. Ces notions correspondent à ce qui est

commun à notre corps et aux autres corps, comme la quantité ou l’étendue,

ou encore elles expriment des vérités connues de tous et elles aussi reliées au

corps, comme « nous sentons qu’un certain corps est affecté de beaucoup de

manières », axiome 3 de la deuxième partie de l’Éthique. En aucun cas par

conséquent elles ne fournissent une connaissance du singulier en tant que

singulier – ce qui ne signifie évidemment pas qu’elles n’expriment pas une

caractéristique vraie de la chose singulière. Ce qui individualise un individu

étant son essence, c’est-à-dire un certain rapport entre ses parties consti-

tuantes, il est ainsi certain que les notions communes n’expriment rien de

caractéristique à une essence. La proposition 37 de la deuxième partie de

l’Éthique l’affirme sans ambiguïté :

Ce qui est commun à toutes choses (voir à ce sujet le lemme 2 ci-dessus) et

se trouve pareillement dans la partie et dans le tout ne constitue l’essence

d’aucune chose singulière374.

Parce que la connaissance rationnelle correspond à la formation des notions

communes, et que celles-ci ne peuvent caractériser aucune chose singulière

en propre, on en tire cependant souvent la conclusion abusive que la con-

naissance rationnelle n’est pas la connaissance des choses singulières, mais

seulement de ce qui est universel. Il nous paraît essentiel de rappeler que

c’est une connaissance de ce qui est universel dans la chose singulière, et

donc que, ultimement, ce mode de connaissance concerne bien les choses

singulières aussi375.

Ainsi, la connaissance du deuxième genre peut, comme la connais-

sance du troisième genre, concerner un individu singulier. Il apparaît dès lors

logique d’affirmer que la connaissance du troisième genre d’une chose dont

374 E 2P37 ; G II, 118. 375 C’est ce qu’exprime avec justesse Deleuze : « Il est entendu que les notions communes ne constituent l’essence particulière d’aucune chose. Pourtant, il ne suffit pas de les définir par leur généralité. Les notions s’appliquent aux modes existants particuliers, et n’ont pas de sens indépendamment de cette application » (Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 270).

L’objet de la connaissance adéquate

183

parle E 5P28 « naît » de la connaissance du deuxième genre de cette même

chose, et non d’une autre ou de celle de lois purement abstraites. Cette

proposition ainsi comprise nous amène également à penser qu’il existe

nécessairement une continuité déductive entre raison et intuition, au sens où

l’intuition qui « naît » de la raison en est, pour le dire autrement, déduite

comme un effet d’une cause. On peut alors s’interroger sur les modalités

concrètes expliquant la nécessité à l’œuvre dans cette déduction, comme

dans toute déduction, mais il semble déjà établi que l’intuition est causée par

la raison. Nous verrons sous peu que l’on peut identifier dans ce lien causal

la même circularité progressive ou ascendante que celle dans la nature dont

nous avons décrit le fonctionnement en première partie.

La vision continuiste que nous proposons des deux modes adéquats

de connaissance vient toutefois de nouveau heurter plusieurs idées reçues

concernant ceux-ci. Deux raisons principales nous semblent expliquer le

refus de la continuité causale entre la raison et l’intuition : 1) l’idée que

chaque mode de connaissance a un objet différent (général ou particulier), et

2) l’idée que la raison et l’intuition sont deux manières ou méthodes tout à

fait différentes, et donc autonomes, de connaître. Nous avons déjà expliqué,

contre la première position, que les deux genres adéquats de connaissance

pouvaient tout à fait être rapportés à un même objet singulier. La deuxième

nous semble tirer son origine principalement d’une application aveugle à

Spinoza du modèle épistémique hérité de l’antiquité. Nous montrerons ci-

dessous que cette conception est certes développée, mais qu’elle est loin de

faire l’unanimité, et que la reconnaissance d’un cheminement méthodique

différent pour chacun des deux genres n’empêche pas de les concevoir

comme unis déductivement.

Dans un livre qui a fait autorité sur la question de la méthode chez

Spinoza, H. G. Hubbeling fait remonter les sources de la distinction établie

par Spinoza entre raison et intuition à la tradition philosophique. D’origine

platonicienne, cette distinction entre la raison discursive et l’intuition a pris

la forme d’une différenciation très commune entre ratio et intellectus au

Moyen Âge. Comme Hubbeling le dit très clairement, « la première faculté

forme des concepts généraux à partir du donné sensoriel par le moyen de

l’abstraction, la seconde guide l’homme vers des idées dénuées de toute

expérience sensorielle et lui donne un accès contemplatif direct à Dieu »376.

La ressemblance entre cette conception et ce que présente Spinoza

dans l’Éthique est patente. Comment ne pas être frappé par la similitude

entre les passages de Spinoza sur l’amour intellectuel de Dieu qui accom-

pagne le troisième genre de connaissance et l’idée médiévale d’une contem-

376 H. G. Hubbeling, Spinoza’s Methodology, Assen, Van Gorcum & Prakke, 2e éd., 1967, p. 17 (notre traduction).

Le progrès dans la connaissance

184

plation libre de Dieu ? C’est justement à cause de ces ressemblances qu’ont

pu émerger des interprétations mystiques de Spinoza, et il est certain qu’elles

peuvent prétendre avoir une certaine assise textuelle, quand on considère la

proximité du vocabulaire. Toutefois, on peut aussi rappeler que Spinoza a

fait un usage propre de nombreux concepts hérités de la tradition – médié-

vale ou cartésienne – et en a détourné considérablement le sens, notamment

les termes de substance, mode et attribut. Hubbeling rappelle d’ailleurs dans

le même chapitre qu’à la différence des scolastiques, Spinoza ne fait pas un

usage systématique du terme intellectus, car il l’utilise autant pour parler de

la raison que de l’intuition. On peut, par conséquent, légitimement se poser

la question : la conception de l’intuition chez Spinoza est-elle exactement la

même que celle de la tradition, c’est-à-dire conçoit-il l’intuition comme

radicalement autonome par rapport à la « raison », faculté du raisonnement

discursif ? Nous pensons que non.

L’explication fournie par Hubbeling lui-même des différents genres

de connaissance ne donne pas de réponse claire à cette question, mais a le

mérite de fournir un élément-clé de compréhension377. Pour lui, on trouve

chez Spinoza un problème intrinsèque de conciliation entre sa méthode

déductive, qui a besoin des concepts généraux comme points de départ

(c’est-à-dire les définitions), et son nominalisme qui le conduit à rejeter tous

les concepts généraux comme abstraits et à les critiquer à titre de « notions

universelles »378. Hubbeling met le doigt sur un problème intéressant, car il

dit bien que l’aspect général du deuxième genre doit être ancré dans les

individus singuliers pour que le nominalisme de Spinoza reste légitime. Par

conséquent, il pense que Spinoza n’a envisagé la connaissance des individus

singuliers par la raison que si celle-ci était secondée par l’intuition.

Il s’appuie également sur la Lettre 12 pour minimiser la différence

entre raison et intuition en faisant de la raison le mode d’accès véridique aux

choses comme l’intuition379. Il n’établit ici de différence qu’entre le premier

genre de connaissance, et la « vraie connaissance » qui, chez Spinoza, ren-

377 Notons que Hubbeling offre une interprétation plus audacieuse dans un article publié en 1986 (« The Third Way of Knowledge (Intuition) in Spinoza », Studia Spinozana, II, 1986, p. 219-231). Dans cet article, il dit clairement que la raison et l’intuition ne sont pas différentes l’une de l’autre comme on le croit habituellement, et même, qu’« on peut désormais présenter l’intégralité de la philosophie de Spinoza sous l’angle du deuxième genre. Par conséquent, la supériorité du troisième genre s’en trouve réduite » (p. 229, notre traduction). Nous avons cependant choisi d’utiliser plutôt les analyses de son livre de 1967 dans cette section car la thèse principale qu’il y présente, et qui nous intéresse, sur le conflit intrinsèque à la pensée de Spinoza ne trouve pas son équivalent dans l’article plus récent. 378 Cf. H. G. Hubbeling, Spinoza’s Methodology, op. cit., p. 20-23. 379 « Car on peut concevoir chaque chose de deux manières, ou bien abstraitement, au moyen de nos sens, ou bien en soi, au moyen de la raison. La vraie connaissance est la connaissance des choses en Dieu, sub specie aeternitatis » (ibid., p. 29 ; notre traduction).

L’objet de la connaissance adéquate

185

voie à la fois au deuxième et au troisième genre. Selon lui, la confusion

qu’on retrouve dans les textes entre les deux genres de connaissance adé-

quate n’est elle-même qu’un effet du problème plus profond déjà mentionné

de conciliation entre deux méthodes opposées. La méthode déductive consi-

dère les notions communes comme une source suffisante pour la connais-

sance vraie, mais ces mêmes notions communes restent insuffisantes d’un

point de vue nominaliste, et c’est ce qui aurait poussé Spinoza à recourir à

l’idée d’une intuition de la chose particulière sous un regard d’éternité. On

peut donc dire qu’aux yeux de Hubbeling, le problème de la réconciliation

des deux genres de connaissance reste ouvert, et que les textes lui paraissent

ambigus. Toutefois, il voit bien que la solution réside dans une vision conti-

nue où l’intuition vient compléter la raison. Ce n’est que parce qu’il reste

persuadé que Spinoza utilise le modèle antique de la connaissance qu’il n’est

pas certain de voir dans les textes mêmes cette solution à l’œuvre.

Sur la question du rapport entre raison et intuition, on a en fait deux

grandes écoles, qui sont principalement illustrées par les traditions anglo-

phone et francophone au XXe siècle.

Dans le monde anglophone, l’interprétation-phare qui a orienté

toutes les lectures subséquentes de Spinoza a été celle de Harry Austryn

Wolfson en 1934380. Son influence a été déterminante, et son insistance sur

la reprise par Spinoza des sources médiévales, en particulier, a rarement été

remise en question dans cette tradition d’interprétation. À cause de cet appui

sur Wolfson, on semble avoir longtemps considéré Spinoza comme un

auteur ayant réussi une superbe synthèse des problèmes de la tradition, en

particulier du Moyen Âge et de la modernité, mais qui, après tout, n’a fait

qu’une synthèse de ceux-ci, sans innover au vrai sens du terme. On peut dire

la même chose de la conception spinoziste de la connaissance que Wolfson

s’efforce de réduire entièrement à celle de Saadia381, bien qu’il lui faille pour

cela faire violence au texte à de multiples égards. Cette déformation est

particulièrement patente, par exemple, dans l’invention que fait Wolfson de

trois étapes dans le deuxième genre de connaissance : a) les idées simples, b)

les notions communes, c) les déduction tirées comme par un syllogisme de

ces deux éléments, et ce bien qu’il reconnaisse lui-même que Spinoza ne

parle explicitement que des notions communes. Il ne faut pas s’étonner,

alors, de voir Wolfson soutenir que Spinoza fait une grande différence entre

la raison et l’intuition382, comme c’est le cas dans la tradition philosophique

qu’il ne fait, à ses yeux, que suivre.

380 Harry Austryn Wolfson, The Philosophy of Spinoza, op. cit. 381 Ibid., vol. II, p. 132. 382 Ibid., vol. II, p. 155.

Le progrès dans la connaissance

186

C’est sans doute à cause de la grande influence de Wolfson sur les

interprètes anglo-américains que ceux-ci ne se sont guère penchés sur les

ressemblances entre les deux genres de connaissance adéquate avant la

dernière décennie du vingtième siècle, comme si cette question avait été

réglée une fois pour toutes. Récemment, pourtant, la thèse de la continuité

des deux genres adéquats de connaissance a été soutenue à plusieurs reprises

par des interprètes de langue anglaise, modifiant de manière significative cet

héritage wolfsonien trop lourd. On peut citer en particulier Errol E. Harris383,

Yirmiyahu Yovel384 et Steven Nadler385, qui ont fourni des deux genres de la

connaissance adéquate une lecture continuiste souvent très proche de celle

que nous entendons proposer ici, et dont les idées constituent la base de

nouvelles interprétations fort prometteuses386.

383 Errol E. Harris n’établit pas de distinction nette entre la raison et l’intuition. Cf. par exemple Spinoza’s Philosophy : An Outline, New Jersey, Humanities Press, 1992, p. 42 : « La Scientia intuitiva n’est pas en dessous, ni moindre que la raison, mais au-delà. C’est la raison élevée à sa plus haute puissance, l’intellect qui fonctionne avec une efficacité consommée, la saisie ultime de la réalité telle qu’elle est en Dieu » (c’est nous qui soulignons ; notre traduc-tion). 384 Y. Yovel consacre à la connaissance adéquate tout le chapitre VI du premier volume de Spinoza and Other Heretics (The Marrano of Reason, Princeton, Princeton University Press, 1989, chap. « Knowledge as Aletrnative Salvation », p. 153-171) en voyant à l’œuvre en elle une seule et même rationalité qui, simplement, se déploie sous deux formes différentes (« La rationalité a deux formes, discursive et intuitive, fragmentaire et synoptique, émotionnelle-ment terne et émotionnellement explosive », p. 154 ; notre traduction). Selon lui, l’intuition et la raison ont le même objet, le même contenu cognitif, à ceci près que dans un cas il est saisi de l’extérieur, dans l’autre de l’intérieur, synthèse qui seule explique la supériorité du troi-sième genre : « Le processus de saisie de cet intérieur [de la chose] n’est pas une révélation directe mystique. Il est basé sur une science discursive, mécanique, à laquelle il ajoute quelque chose qui n’est pas un contenu informatif nouveau, mais une nouvelle synthèse de l’ancien » (p. 163, notre traduction). 385 Dans Spinoza’s Heresy. Immortality and the Jewish Mind (Oxford, Clarendon Press, 2001), en particulier au chapitre V (« Eternity and Immortality », p. 94-131), Steven Nadler analyse la manière dont l’intuition travaille le matériau que lui fournit le deuxième genre de connaissance pour en déduire une connaissance de la chose sub specie aeternitatis, ce qui signifie que les deux genres peuvent bien concerner une chose particulière identique. Il écrit notamment que « Si la connaissance du deuxième genre nous fournit bien cette compréhen-sion ratiocinative des individus, alors le troisième genre de connaissance, l’intuition, prend ce qui est connu par la raison et le saisit dans un acte unique et englobant de l’esprit (…). Dans le troisième genre de connaissance se trouve une perception immédiate de la nécessité d’une chose et de la manière dont elle dépend de ses causes premières ultimes » (p. 118, notre traduction). 386 Cette idée continue à être explorée, comme en témoigne la publication prochaine par Ronald Sandler d’un article très proche de notre interprétation soutenant que la seule diffé-rence entre les deux genres de connaissance adéquate ne réside pas dans leur objet, qui est le même, mais dans leur intensité affective (« Intuitus and Ratio in Spinoza’s Ethical Thought », à paraître dans The British Journal for the History of Philosophy en 2005).

L’objet de la connaissance adéquate

187

Dans la tradition française, en revanche, qui jusqu’à très récemment

ignorait presque tout des interprétations de langue anglaise387, c’est

l’approche inverse qui a prévalu. Loin d’être écrasé sous le poids d’une

tradition géante s’appropriant toute nouveauté, Spinoza a été redécouvert à

la fin des années soixante et considéré comme un philosophe vraiment

novateur – parfois même à l’excès, comme si l’on pouvait philosopher en

dehors de toute histoire des idées. Tandis que toute approche de Spinoza

s’est faite pendant des décennies dans le monde anglo-américain à travers

Wolfson, les influences ont été plus diversifiées en France. Jusqu’à la fin des

années 1980, les ouvrages sur Spinoza portent surtout la marque de

l’influence de Martial Gueroult, Gilles Deleuze et, dans une moindre me-

sure, Alexandre Matheron ; néanmoins la multiplicité de ces interprétations-

phare, ainsi que la proximité d’autres courants d’interprétation en Europe (en

particulier en Allemagne), fait qu’il est plus difficile de discerner une voix

unique qui parlerait à travers la littérature secondaire sur Spinoza dans le

monde francophone. De plus, dans les années 1990, la recherche sur Spinoza

a pris une nouvelle orientation et un souffle nouveau en France (en rapport

étroit avec les groupes spinozistes partout en Europe, et notamment en Italie

et aux Pays-Bas), sous l’influence de Pierre-François Moreau, Alexandre

Matheron, Pierre Macherey et d’autres, pour fournir de Spinoza une lecture

plus empiricisante, plus tournée vers l’expérience et la finalité éthique de

l’œuvre. Il est donc difficile de parler d’une « tradition » française unique

d’interprétation, même si des ressemblances et des influences particulières se

dessinent. Parmi ces points d’entente ou de ressemblance se trouve la recon-

naissance assez généralisée de la continuité entre le deuxième et le troisième

genre de connaissance. On n’unit pas les deux au point où nous le faisons ici,

mais on ne trace pas non plus une coupure trop radicale entre eux. Les

positions déjà anciennes de Matheron, Gueroult et Deleuze sont embléma-

tiques de cette reconnaissance en même temps qu’elles révèlent le besoin de

théorisation qu’on peut encore sentir vis-à-vis de la continuité entre raison et

intuition388.

Dans Individu et communauté389, Matheron fait un pas décisif dans

le sens de notre thèse en parlant d’une sorte d’unité des deux genres de

387 Par exemple, ce n’est que tout récemment que le livre de Wolfson a été traduit en français (La philosophie de Spinoza : pour démêler l’implicite d’une argumentation, trad. Anne-Dominique Balmès, Paris, Gallimard, 1999). 388 Précisons que cette thèse a encore été tenue très récemment pour une évidence. Cf. F. Zourabichvili, Spinoza. Une physique de la pensée, Paris, PUF, 2002, notamment p. 261 : « La vérité est que nous concevons adéquatement les autres corps à partir (ex) du nôtre adéquatement conçu – ce qui, une fois de plus, nous renvoie aux notions communes et atteste la profonde solidarité des deuxième et troisième genres de connaissance ». 389 A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Éditions de Minuit, 1969.

Le progrès dans la connaissance

188

connaissance adéquate. Malheureusement, son explication est condensée en

quelques pages390 qui ne lui permettent pas de développer suffisamment cette

idée. Dans une note de bas de page censée faire la synthèse de ce qui pré-

cède, il va même jusqu’à introduire des éléments de circularité et d’unité

entre les deux genres de connaissance très proches de l’idée que nous soute-

nons391, mais ceux-ci ne sont qu’esquissés, puisqu’il ne leur consacre aucun

développement dans le texte principal.

Gueroult et Deleuze, quant à eux, ont tous deux théorisé la continui-

té des deux genres en disant que les notions communes conduisaient l’âme

vers une idée de Dieu comme cause de toute chose, et que cela permettait de

rendre compte du passage à la forme de connaissance qui déduit de l’essence

de Dieu « la connaissance adéquate de l’essence des choses » (E 2P40S2),

c’est-à-dire la connaissance intuitive. De plus, les deux auteurs relient éga-

lement ce passage à la question de la naissance au sein du deuxième genre de

connaissance du désir de connaître selon le troisième genre. Mais là encore,

le traitement offert de cette problématique reste insatisfaisant. Gueroult

n’offre aucune explication de détail de la manière dont s’opère ce passage

qu’il pose toutefois très clairement392. Deleuze fait mieux et fournit une

explication de la relation entre raison (ou connaissance par notions com-

munes) et intuition, allant même jusqu’à y consacrer un chapitre entier de

son ouvrage majeur393. Il explique comment l’idée de Dieu permet de faire la

transition : toutes les notions communes mènent à Dieu en tant que cause

universelle, mais puisque l’idée de Dieu n’est pas elle-même une notion

commune (du fait qu’elle est individuelle), elle aide l’âme à dépasser la

connaissance par notions communes et à découvrir la connaissance par les

essences394. Deleuze se demande même, dans une note de bas de page, si ces

390 Ibid., p. 580-582. 391 Ibid., note 42 p. 581-582. 392 M. Gueroult, Spinoza, II, particulièrement p. 467-471. Il affirme notamment que « L’effort pour connaître par le troisième genre de connaissance naît du deuxième aussi bien [que] du troisième (V, Prop. 28). Il peut naître du deuxième, car il est évident que, lorsque l’Âme s’est élevée par la Raison à connaître que toutes les choses dépendent de la nécessité même de la nature éternelle de Dieu (II, coroll. 2 de la Prop. 44), elle est naturellement portée à les connaître par la cause qui les produit, c’est-à-dire par Dieu, et à déduire leur essence de l’essence formelle de ceux des attributs de Dieu dont elle a l’idée adéquate, c’est-à-dire à les connaître par la connaissance du troisième genre. Une telle connaissance par engendrement interne d’idées adéquates les unes par les autres donne lieu à une connaissance intuitive d’extension indéfinie » (p. 471). 393 G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., chap. XVIII p. 268-281. 394 Ibid., p. 278-279 : « L’idée de Dieu, dans l’Éthique, va jouer le rôle d’un pivot (…). 1) Chaque notion commune nous conduit à l’idée de Dieu. Rapportée aux notions communes qui l’expriment, l’idée de Dieu fait elle-même partie du second genre de connaissance. Dans cette mesure, elle représente un Dieu impassible, mais cette idée accompagne toutes les joies qui découlent de notre puissance de comprendre (en tant que cette puissance procède par notions

L’objet de la connaissance adéquate

189

deux genres de connaissance ne devraient pas être considérés comme un

genre unique. Mais il donne à « ce problème complexe » une réponse très

nuancée, et en définitive, trop timide395, qui ne permet pas de trancher la

question de l’identité entre deuxième et troisième genre.

Nous tenterons dans la suite de ce chapitre de montrer que la vision

continuiste de la raison et de l’intuition, loin de contredire les textes, trouve

au contraire en eux un soutien réel. C’est tout un processus, circulaire, de

connaissance adéquate qui est à l’œuvre face un objet singulier donné. Celui-

ci commence par la saisie de ce que le corps exprime d’universel, continue

par la conscience de la puissance infinie de l’attribut étendue (qu’il exprime)

et de l’attribut pensée (qu’exprime l’âme en formant une idée vraie de la

chose), pour en déduire une idée – un sentiment – de l’éternité impliquée par

la puissance infinie divine, et aboutir à une idée de ce corps particulier en

tant qu’expression modale finie de cette puissance infinie – à une connais-

sance de la chose par son essence, ou « sous un regard d’éternité ». Les deux

premiers « moments » décrits ici correspondent à la connaissance du deu-

xième genre, les deux derniers, qui en découlent, à la connaissance du troi-

sième genre. La connaissance adéquate est donc à la fois une et multiforme,

c’est un processus dynamique de compréhension de l’objet singulier par

l’intermédiaire des propriétés universelles et objectives qu’il enveloppe.

Nous tenterons de justifier cette lecture en identifiant dans le texte cette

césure des genres en deux « moments » continus chacun.

8.2. La dualité logique du deuxième genre de connaissance

La connaissance du deuxième genre suppose, comme nous l’avons

vu précédemment, que l’âme possède des notions communes, lesquelles sont

nécessairement adéquates (E 2P39). D’emblée, il est évident que la caracté-

ristique principale du genre de connaissance correspondant à la saisie des

notions communes doit résider dans le fait d’être une connaissance du géné-

ral. Mais c’est une forme d’universalité dont la saisie est fondée sur la

communes). L’idée de Dieu, en ce sens, est la pointe extrême du second genre. 2) Mais, bien qu’elle se rapporte nécessairement aux notions communes, l’idée de Dieu n’est pas elle-même une notion commune. C’est pourquoi elle nous précipite dans un nouvel élément. Nous ne pouvons atteindre à l’idée de Dieu que par le second genre ; mais nous ne pouvons pas y atteindre sans être déterminés à sortir de ce second genre pour entrer dans un nouvel état. Dans le second genre, c’est l’idée de Dieu qui sert de fondement au troisième ; par “fonde-ment”, il faut entendre la vraie cause motrice, la causa fiendi. Cette idée de Dieu elle-même changera donc de contenu, prendra un autre contenu, dans le troisième genre auquel elle nous détermine ». 395 Ibid., note 34 p. 280 : « Dans quelle mesure les idées du deuxième et du troisième genre sont-elles les mêmes ? Se distinguent-elles seulement par leur fonction ou leur usage ? Le problème est complexe (…) ».

Le progrès dans la connaissance

190

représentation – en un sens, l’imagination – de l’identité de tous les êtres

plutôt que sur la compréhension de la nécessité intrinsèque qu’il en soit

ainsi, ce qui assure la transition avec le premier genre. En comparant ses

idées imaginatives des différents corps, l’âme perçoit les similitudes et

forme ainsi une idée de notions communes. Mais tout fondé qu’il soit sur une

généralité encore teintée d’imagination, ce mode de connaissance ne s’y

réduit assurément pas et il donne accès, comme une conséquence, à une

saisie d’un ordre tout à fait différent, parce que justement il a pour objet des

idées vraies dont la puissance rejaillit sur le mode de connaissance et sur la

puissance du sujet connaissant. Ce mode ouvre donc sur l’universalité ou la

nécessité, et c’est ce qui assure la continuité avec le troisième genre de

connaissance.

Tout le problème, nous l’avons dit, est de comprendre ce qui permet

de progresser sans trop de heurts d’un mode inférieur de connaissance à un

mode supérieur sans nier le « saut » que représente l’entrée dans la connais-

sance adéquate. Que ce saut soit permis aux êtres supérieurs en complexité

aux animaux seulement, comme on le sait, montre qu’il est énorme et re-

quiert une puissance vraiment supérieure. Néanmoins il est bien réalisé par

l’être humain, et même par tout homme, et c’est donc qu’on peut effective-

ment, à partir du premier genre de connaissance, passer à la connaissance

adéquate. Nous posons par conséquent l’existence d’une transition réelle

entre les modes de connaissance prenant la forme d’une continuité.

Pour comprendre en quoi consiste cette continuité entre le deuxième

et le troisième genre, nous proposons d’établir une distinction entre deux

« moments » de la connaissance par notions communes : le moment de la

saisie du général, et celui correspondant à la saisie de l’universel qui sous-

tend le général. Cette distinction en deux moments, c’est Spinoza lui-même

qui l’effectue par le vocabulaire qu’il utilise. Lorsqu’il parle d’« idée

d’idée », ou d’« essence objective », ou de « certitude », trois locutions qui

renvoient à la même réalité mentale, Spinoza suppose bien lui-même un

clivage entre la perception de l’idée vraie, que nous désignerons comme le

moment 1, et la réflexion ou le redoublement sur soi de cette idée en certi-

tude (que nous appellerons le moment 2) :

Qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie et ne peut

douter de la vérité de sa connaissance396.

Il va de soi que lorsque nous parlons de « moments », ce n’est pas au sens

temporel, puisqu’à cet égard la distinction est de raison seulement, comme

l’exprime l’expression « en même temps » (simul). Par là nous entendons

396 E 2P43 ; G II, 123.

L’objet de la connaissance adéquate

191

simplement des phases ou aspects d’une transition unique et immédiate,

assez distincts toutefois pour mériter d’être distingués logiquement. Ce que

cette proposition affirme, c’est bien une dualité entre deux aspects, le pre-

mier apparaissant comme purement cognitif (la possession d’une idée, qui se

trouve être vraie), et le second comme indissociablement lié à de la certitude,

qui est un élément affectif, comme nous le montrerons au chapitre suivant.

Savoir qu’on a une idée vraie n’est pas la même chose qu’avoir une

idée vraie : c’est une réflexion sur l’acte même de connaître, c’est une méta-

connaissance. Celle-ci est d’un type différent du savoir non réflexif car elle a

pour objet non la chose connue, mais l’âme elle-même, c’est-à-dire non

l’objet de la connaissance mais son sujet, qui en devient subitement l’objet.

C’est exactement sur ce point que s’opère la plongée pour l’âme dans une

connaissance lui révélant son essence propre : l’âme qui sait qu’elle sait a

conscience de soi comme possédant une idée vraie. Nous avons vu plus haut

que tout affect impliquait une conscience de soi de l’âme. Par conséquent,

puisque l’acquisition d’une idée vraie ou adéquate correspond nécessaire-

ment pour l’âme à une progression dans sa puissance propre (en

l’occurrence, à la joie que nous avons définie comme une acquiescientia), la

connaissance adéquate de n’importe quel objet se redouble en connaissance

adéquate de soi, par quoi on peut comprendre, de la puissance de son âme. Il

y a un ajout non seulement dans la forme de la connaissance (une modifica-

tion affective de celle-ci), mais également dans son objet, qui devient l’âme

elle-même sous l’angle de la puissance qu’elle exprime. De plus, en vertu du

redoublement déjà vu de l’idée en idée d’idée, ce changement d’objet qui

fait que l’âme qui connaît devient elle-même, immédiatement, le propre

objet de sa connaissance, est un processus infini.

La simple phrase suivante du scolie de la proposition 21, deuxième

partie, suffit à indiquer ces deux éléments essentiels, à savoir que la connais-

sance adéquate implique un processus infini de conscience de soi, qui est

donné à partir de la conception par l’âme de n’importe quelle idée vraie :

Quelqu’un qui sait quelque chose sait, par cela même, qu’il le sait, et il sait

en même temps qu’il sait qu’il sait, et ainsi à l’infini397.

Il suffit de savoir « quelque chose » – « savoir » au sens fort de posséder une

idée vraie, de connaître adéquatement –, quoi que ce soit, pour qu’un proces-

sus infini se mette en place dans lequel l’âme, « par cela même » (eo ipso) et

« en même temps » (simul), a conscience de la vérité dont elle est porteuse,

de la puissance de son entendement. Et elle est « porteuse » de vérité au sens

propre, car l’âme connaissante est plus vraie lorsqu’elle a plus d’idées

397 E 2P21S ; G II, 109.

Le progrès dans la connaissance

192

vraies, puisqu’une âme n’est qu’un ensemble d’idées unies dans un même

rapport ou un même appétit – point qui s’avère essentiel pour comprendre ce

qu’est le salut lui-même, à savoir, un perfectionnement réel en puissance de

l’âme. La conscience de vérité ou certitude intervient donc immédiatement

lorsqu’est saisie une idée vraie. Selon notre interprétation des affects comme

modes médiats des modes que sont les corps et les idées, cette simultanéité

qui est en même temps une conséquence (eo ipso) se comprend sans pro-

blème : la possession d’une idée vraie fournit à l’âme une conscience de soi

comme puissance de penser vrai qui est une modification de cette idée elle-

même en conscience ou certitude. Cette première étape paraît donc limpide.

Pourquoi, maintenant, ce processus est-il infini ?

Conformément à ce qui a été vu au moment de l’explication de la

différence entre essence formelle et essence objective au chapitre IV, à toute

réalité formelle correspond une réalité objective, qui est son idée dans

l’attribut pensée. Le redoublement infini en savoir du savoir, ou en idée

d’idée, s’explique par le fait que cette âme (essence objective d’un corps)

peut à son tour être envisagée comme l’essence formelle d’une autre essence

objective (une idée), qui alors devient sous son angle formel l’objet d’une

autre idée, et ainsi à l’infini. C’est tout simplement pour cela qu’un passage

naturel est ménagé dans le deuxième genre de connaissance entre la connais-

sance du général – n’importe quelle idée vraie, en l’occurrence une notion

commune, suffit – et la connaissance du singulier – notre âme –, qui se

trouve alors, qui plus est, connue dans son essence. Car l’essence de l’âme

rationnelle n’est autre que de connaître398, et l’âme à laquelle ne serait-ce

qu’une idée vraie est donnée peut, par cette idée vraie, prendre conscience de

soi. Comment en effet appeler mieux que « conscience de soi » la connais-

sance de son essence ? Ici, c’est une perception claire, adéquate, une concep-

tion de soi qui doit logiquement, comme toute conscience – si notre interpré-

tation est juste – être de nature affective.

Ainsi, la connaissance par notions communes possède une sorte de

dualité constitutive qui lui permet précisément d’être la phase assurant la

transition entre connaissance imaginative et connaissance par intuition des

essences, cette dualité étant celle de deux « moments » ou aspects distincts

logiquement seulement (comme le fait voir le vocabulaire employé par

Spinoza : simul, eo ipso). Entre ces deux moments, l’objet de la connais-

398 Cf. notamment E 4P26 : « Tout effort dont la Raison est en nous le principe n’a d’autre objet que la connaissance ; et l’âme, en tant qu’elle use de la Raison, ne juge pas qu’aucune chose lui soit utile, sinon ce qui conduit à la connaissance » (G II, 227), reformulée en E 4P27D : « L’Âme, en tant que raisonnable, n’appète rien d’autre que la connaissance, et ne juge pas qu’aucune chose lui soit utile, sinon ce qui conduit à la connaissance (Prop. préc.) » (G II, 227, c’est nous qui soulignons).

L’objet de la connaissance adéquate

193

sance change, et un infini « savoir du savoir » ou « savoir qu’on sait » se

déploie, qui est comme la résonance infinie d’une note parfaitement juste,

parfaitement claire. La démonstration du caractère affectif et expérientiel de

la conscience de soi de l’âme à laquelle correspond ce deuxième moment

sera effectuée au chapitre suivant, à travers l’étude des notions de certitude

et d’éternité. Nous savons toutefois déjà comment il a été possible, à partir

d’une idée vraie quelconque et qui n’exprimait l’essence d’aucune chose

particulière, que l’âme forme le concept adéquat de son essence propre. Ce

point justifie tout naturellement le passage au troisième genre de connais-

sance, dont il nous faut désormais saisir la spécificité.

8.3. La dualité logique du troisième genre de connaissance

Par la formation des notions communes, dont nous avons déjà re-

marqué qu’elles concernaient toujours les corps et leurs propriétés, la con-

naissance du deuxième genre fournit à l’âme une idée de ce qui est commun

à un corps et à d’autres, et en même temps, une idée d’elle-même, en tant

que puissance de penser. Le troisième genre de connaissance doit fournir la

connaissance de l’essence du corps singulier à propos duquel aura été for-

mée une notion commune De plus, selon l’explication qu’en donne E

2P40S2, « Ce genre de connaissance procède de l’idée adéquate de l’essence

formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de

l’essence des choses »399, c’est-à-dire que la science intuitive trouve son

point de départ dans la connaissance de Dieu.

Mais n’a-t-on pas vu également que la science intuitive, le troisième

genre de connaissance, ne peut trouver sa source que dans le deuxième genre

de connaissance, selon E 5P28 ? C’est donc bien que la connaissance par

notions communes nous fournit une connaissance « de l’essence formelle de

certains attributs de Dieu ». Ce passage du deuxième au troisième genre pose

le problème de l’individuation de la connaissance : comment peut-on former

une idée de l’essence singulière d’une chose finie en partant d’un point de

vue universel, c’est-à-dire à partir de la compréhension de l’essence formelle

des attributs infinis de Dieu ? Ce problème est considérablement réduit

si l’on admet que la connaissance universelle elle-même a un point

d’ancrage dans un objet singulier à propos duquel elle est formée.

De plus, les choses singulières ne sont que les modes ou « affec-

tions » (E 1Def4) des modes infinis immédiats et médiats, c’est-à-dire les

effets des « choses fixes et éternelles » alors conçues comme leur cause

399 E 2P40S2 ; G II, 122.

Le progrès dans la connaissance

194

prochaine400. Il est parfaitement clair en effet que les modes infinis ou la

« Nature naturée universelle » sont les premières modifications des attributs

divins, leurs premières déterminations, mais qu’ils sont eux-mêmes détermi-

nés, « modifiés », en choses particulières multiples (E 1P25C). Sans cette

modification finie, les modes infinis eux-mêmes – et les attributs – seraient

de pures abstractions, c’est-à-dire rien, des néants. D’où l’importance de ce

que nous avons appelé la lecture inversée de la causalité pour mettre en

évidence le fait que le devenir de la substance se jouait au niveau des choses

finies et de la durée, et non abstraitement. C’est aussi précisément le sens de

l’immanence de la causalité. Par conséquent, on ne peut comprendre

l’essence singulière d’une chose finie sans la concevoir comme un mode des

attributs eux-mêmes, donc sans comprendre la puissance infinie qu’ils

expriment certo et determinato modo.

Dès lors, le problème disparaît complètement puisque la compréhen-

sion de toute chose singulière dans son essence implique ou « enveloppe »

(involvit) la compréhension du type de puissance qui caractérise cette es-

sence, c’est-à-dire les attributs qu’elle modifie – dont elle est l’effet. Cette

dépendance ontologique est particulièrement bien révélée par le terme « in-

volvere » employé à plusieurs reprises par Spinoza.

Le verbe « involvere », qui est généralement traduit en français par

« envelopper », apparaît dès les premières lignes de l’Éthique, dans la défini-

tion de la cause de soi ; puis dans l’axiome 4, qui est déterminant pour la

compréhension du troisième genre de connaissance :

E 1Def1 : J’entends par cause de soi ce dont l’essence enveloppe

l’existence, autrement dit, ce dont la nature ne peut être conçue sinon

comme existante401.

E 1Ax4 : La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause

et l’enveloppe402.

Ici, il importe de voir que ce qui est « enveloppé » est un prédicat apparte-

nant à chaque fois à l’essence de la chose. De même que l’existence est un

prédicat de l’essence de la causa sui, il faut comprendre que la connaissance

400 Cf. le § 101 du Traité de la réforme de l’entendement : « En vérité les [choses] singulières changeantes dépendent si intimement et si essentiellement, pour ainsi dire, de ces [choses] fixes, que sans celles-ci elles ne peuvent ni être ni être conçues. Aussi, ces [choses] fixes et éternelles – bien qu’elles soient singulières –, seront-elles néanmoins pour nous – à cause de leur omniscience et de leur très grande puissance –, comme des universaux ou des genres pour la définition des choses singulières changeantes, ainsi que causes prochaines de toutes choses », TIE 101 ; G II, 37, c’est nous qui soulignons. 401 E 1Def1 ; G II, 45. 402 E 1Ax4 ; G II, 46.

L’objet de la connaissance adéquate

195

de la cause est contenue dans la connaissance de l’effet ; qu’elle en fait

partie, qu’elle est donnée en elle, au sens propre du terme. C’est pourquoi,

comme l’affirme l’importante proposition 45 de la deuxième partie de

l’Éthique,

Chaque idée d’un corps quelconque, ou d’une chose singulière existant en

acte, enveloppe nécessairement l’essence éternelle et infinie de Dieu403.

Comprenons bien que la possibilité même du salut réside dans cette inclu-

sion ontologique de l’infini dans le fini. La connaissance de l’effet ne se

contente pas de renvoyer logiquement à la connaissance de la cause, ce

qu’elle fait néanmoins assurément ; elle la fournit également directement en

ce que cette dernière est sa condition de possibilité (et, a fortiori,

d’intelligibilité). C’est pourquoi, selon nous, la traduction parfois donnée

d’« involvere » par « impliquer » est réductrice en ce qu’elle paraît supposer

une relation purement logique et non réelle, quoique sur ce point Macherey

choisisse au contraire « impliquer » pour exprimer cette dépendance ontolo-

gique404.

Cette compréhension de la manière dont l’effet enveloppe sa cause,

et dont la connaissance de l’effet enveloppe la connaissance de sa cause,

permet d’expliquer pourquoi le troisième genre de connaissance est présenté

en E 2P40S2 comme divisé logiquement en deux moments (comme l’était le

deuxième genre de connaissance), à savoir, le moment de la connaissance de

l’essence formelle de certains attributs de Dieu, et le moment de la connais-

sance de l’essence formelle de la chose singulière : « Ce genre de connais-

sance procède (procedit) de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains

attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses » ; on

part donc (moment 1 de l’intuition) d’une idée d’attribut pour arriver (mo-

ment 2) à une idée d’essence singulière, qui en est déduite, qui en « pro-

cède ». La connaissance de l’effet des attributs de Dieu, c’est-à-dire

l’essence de la chose singulière, a pour condition de possibilité, ou « enve-

loppe », la connaissance de sa cause, savoir l’essence des attributs de Dieu

sous lesquels cette chose est modifiée405. Il est donc nécessaire que la con-

403 E 2P45 ; G II, 127. 404 Cf. P. Macherey, op. cit., t. II, p. 172 n. 1 : « Ce terme [« impliquer » (involvere)], qui connaît en tout 116 occurrences dans l’Éthique, dont 58 dans le De mente, et est le plus souvent traduit en français par le synonyme « envelopper », exprime un rapport de dépen-dance qu’il présente en remontant de l’impliquant à l’impliqué, de manière à indiquer que le premier ne peut être ni être conçu sans le second. Expliquer, c’est dérouler ce rapport d’implication pour en mettre en évidence, en expliciter la nécessité, en lui ôtant son caractère implicite ». 405 Notons que la précision « l’essence formelle de certains attributs de Dieu » en E 2P40S2 accrédite l’idée selon laquelle les choses ne sont pas données dans l’infinité des attributs, ce

Le progrès dans la connaissance

196

naissance des attributs soit donnée pour que soit également fournie la con-

naissance de la chose singulière en elle-même, puisque cet être – ou cette

essence – n’est autre qu’une certaine détermination de la puissance de cer-

tains attributs.

La clé de compréhension de cet « enveloppement » réside dans le

fait que l’essence formelle des attributs est un certain type de puissance, et

que l’essence des modes singuliers n’est qu’une manière certaine et détermi-

née d’exprimer cette puissance infinie. Par conséquent, connaître l’essence

(formelle) d’un corps, c’est connaître le rapport unique de mouvement et de

repos qui lui correspond, et cette connaissance suppose la compréhension de

la nature de l’attribut étendue comme puissance d’être en mouvement ou en

repos. De la même manière, connaître l’essence formelle d’une idée, c’est

connaître son intensité propre dans l’attribut pensée, c’est-à-dire c’est savoir

avec quelle puissance ses idées sont ordonnées les unes par rapport aux

autres ; ce qui renvoie évidemment à la complexité de son corps, mais aussi,

et c’est ce qui nous intéresse ici, à la puissance infinie de comprendre qui est

celle de l’attribut pensée406. La connaissance de l’effet et celle de la cause

sont par conséquent nécessairement données ensemble, comme l’affirmait

l’axiome 4 ; connaître l’essence d’un corps suppose de connaître l’essence

de tous les corps, c’est-à-dire la puissance infinie d’être en mouvement ou

repos qui constitue l’attribut étendue, et connaître l’essence d’une idée

(d’une âme) suppose de connaître l’essence de toutes les idées, c’est-à-dire

la puissance infinie d’« intelliger » – de comprendre ou former des idées –

qui constitue l’attribut pensée.

L’accès à cette connaissance de l’essence des attributs de Dieu, qui

constitue le point de départ (de naissance) de l’intuition, doit, comme nous

l’a révélé E 5P28, être déjà fourni par la connaissance du deuxième genre.

Nous voudrions suggérer que la continuité entre les deux genres vient du fait

que la perception d’une idée vraie (selon le deuxième genre) donne nécessai-

rement lieu à un redoublement réflexif infini en idée d’idée. Par conséquent,

le moment 2 de la raison serait la cause directe du moment 1 de l’intuition, à

moins que les deux ne correspondent même à la même étape logique. Nous

pensons que c’est ainsi qu’est donnée à l’âme, dès le passage à la connais-

qui, comme nous l’avons noté dans notre deuxième chapitre, contredit théoriquement l’hypothèse de l’égalité stricte des attributs. Mais il est vrai aussi que Spinoza a toujours soutenu que l’homme n’était un mode que de l’étendue et de la pensée. Par conséquent, même si nous avons déjà signalé ici ce qui nous apparaît comme une incohérence logique (celle d’avoir une ontologie qui exige une infinité d’attributs et une éthique qui, parce qu’elle concerne l’être humain, n’en suppose que deux), on ne peut que constater que Spinoza s’y est tenu de manière cohérente. 406 N’oublions pas que le mode infini immédiat de l’attribut pensée, selon Ep 64, est l’intellectus Dei infinitus.

L’objet de la connaissance adéquate

197

sance adéquate, une idée de l’essence formelle de certains attributs de Dieu.

Car l’infinité de la « résonance » du vrai en elle est pour elle une manière de

sentir la puissance infinie de penser qui est la sienne, d’où elle pourra, dans

le troisième genre de connaissance, déduire la connaissance de l’essence

singulière des choses sous l’attribut pensée. On constate donc que la doctrine

du redoublement infini de l’idée en idée d’idée ou certitude suffit pour

expliquer le passage du deuxième au troisième genre en ce qui concerne, du

moins, la connaissance des modes de l’attribut pensée, puisque cette expé-

rience d’infinité donnée dans le deuxième moment de la connaissance du

deuxième genre fournit une idée de l’attribut pensée dans son essence for-

melle, c’est-à-dire comme puissance infinie.

Il y a cependant une insuffisance dans le Traité de la réforme de

l’entendement pour expliquer la possibilité de connaître de manière intuitive

l’essence singulière des corps. Car pour cela il faudrait que, lorsque l’objet

de son idée vraie est un corps, l’âme puisse dès le deuxième genre de con-

naissance sentir la puissance infinie d’être en mouvement et en repos qui est

enveloppée par ce corps, afin d’avoir la possibilité de déduire génétique-

ment, là aussi, de cette essence de l’attribut l’essence singulière de n’importe

quel corps – ce qui serait la connaissance du troisième genre. Mais l’idée

adéquate décrite dans le Traité de la réforme de l’entendement n’inclut en

rien une connaissance de l’infinie puissance de l’attribut étendue et ne parle

que de la certitude qui est une modalité du penser407, d’où une impasse.

Gilles Deleuze a déjà souligné que la différence fondamentale entre

la doctrine de ce traité et celle de l’Éthique était l’apparition dans l’Éthique

des notions communes, et que c’est cette découverte qui avait rendu le Traité

de la réforme de l’entendement désuet aux yeux de Spinoza, au point de

l’obliger à en abandonner la rédaction408. Sans aller jusqu’à dire que le

Traité de la réforme de l’entendement avait perdu toute utilité aux yeux de

Spinoza, puisque ses qualités d’introduction à la méthode sont réelles, nous

sommes parfaitement d’accord avec l’idée qu’il manquait à ce traité les

notions communes pour qu’il atteigne pleinement son but – qui était, comme

l’Éthique, d’amener son lecteur à comprendre l’excellence du troisième

407 Cf. TIE 33 ; G II, 15 : « La certitude n’est rien d’autre que l’essence objective elle-même, c’est-à-dire, que la manière, dont nous sentons l’essence formelle, est la certitude elle-même. D’où il apert à nouveau que pour avoir la certitude de la vérité il n’est besoin d’aucun autre signe que la possession de l’idée vraie (…). D’où il est clair à son tour que personne, en dehors de celui qui possède l’idée adéquate ou l’essence objective de quelque chose, ne peut savoir ce qu’est la certitude suprême ; ce qui est évident, parce que la certitude, et l’essence objective, c’est la même chose ». Cf. nos analyses au chapitre suivant. 408 Cf. G. Deleuze, Spinoza - Philosophie pratique, op. cit., chap. V : « L’évolution de Spinoza (Sur l’inachèvement du Traité de la réforme) », p. 149-163 et Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 271-272.

Le progrès dans la connaissance

198

genre de connaissance et à lui fournir les moyens de l’acquérir. Le problème

est que la connaissance intuitive à laquelle on peut parvenir par

l’intermédiaire du Traité de la réforme de l’entendement ne concerne que les

idées et non les corps. Il ne fournit aucun moyen pour connaître adéquate-

ment la puissance infinie de l’attribut étendue, même s’il permet, du moins

selon notre interprétation du redoublement infini sur soi de l’idée vraie, de

posséder la connaissance de la puissance infinie de l’attribut pensée. Com-

ment déduirait-on en effet de la connaissance de la puissance infinie de

penser de notre âme la connaissance de la puissance infinie des autres attri-

buts ? C’est impossible. Or le fameux habemus enim ideam veram du para-

graphe 33 du Traité de la réforme de l’entendement renvoie seulement à

l’idée vraie que notre âme a d’elle-même en se considérant de manière

réflexive lorsqu’elle a une idée vraie quelconque. Mais de la connaissance de

l’âme, on ne peut déduire celle du corps à cause de l’hétérogénéité des

attributs.

Dans quelle mesure l’Éthique peut-elle rendre compte de la connais-

sance intuitive à l’aide de la transformation du deuxième genre de connais-

sance en connaissance par notions communes ? Pour ce qu’il en est de la

connaissance de l’infinie puissance de penser, nous supposerons qu’elle est

donnée de la même manière que dans le Traité de la réforme de

l’entendement, puisque dans l’Éthique aussi Spinoza affirme que le redou-

blement réflexif de l’âme sur soi est infini (cf. E 2P21S, déjà cité). Mais

pour ce qu’il en est de la connaissance de l’infinie puissance d’exprimer un

certain rapport de mouvement et de repos qui est celle de l’attribut étendue,

il nous reste à examiner comment elle est donnée à l’âme à travers les no-

tions communes.

Les notions communes fournissent à l’âme une idée de ce qui est

commun à notre corps et à d’autres corps. Mais ce qui est commun, comme

le mouvement ou la figure, c’est – nous l’avons vu – ce qui n’appartient à

aucune essence dans ce qu’elle a de singulier, autrement dit il s’agit de ce

que chaque essence individuelle enveloppe, mais n’est pas elle-même dans

sa singularité. Les notions communes concernant les corps renvoient donc

nécessairement aux caractéristiques éternelles des corps, c’est-à-dire à

l’universalité des modes infinis et des attributs. De ce fait, connaître un corps

par les notions communes, c’est saisir ce qui est le plus puissant dans ce

corps, ce qui est en ce corps comme dans l’univers entier, ce qui – et voilà

exactement ce que nous cherchions – est infini. C’est comprendre ce qui

exprime l’infini dans le fini, à la différence des caractéristiques proprement

individuelles qui, elles, sont strictement finies. Comprendre ce qui est néces-

saire, par opposition à ce qui, variable dans un corps et dans l’autre, repré-

L’objet de la connaissance adéquate

199

sente la contingence (apparente) des choses finies409. En tant que les notions

communes sont définies avant tout comme des idées de choses communes

aux différents corps, elles donnent donc bien accès à une forme supérieure

de puissance qui ne peut être que celle de la nécessité et de l’infinité de Dieu

lui-même.

Ainsi, nous avons vu que le passage du deuxième genre au troisième

genre de connaissance s’expliquait par un enchaînement causal de l’intuition

à partir de la raison lorsqu’on supposait un objet identique aux deux genres

de connaissance, savoir tout être individuel singulier. Dans ce cas de figure,

un objet est connu « adéquatement » par la raison tout d’abord, puis, immé-

diatement ou automatiquement, par l’intuition qui permet à la connaissance

de revenir au singulier après avoir fait boucle sur ce que ce singulier com-

prenait (enveloppait) d’universel. La division suggérée par le texte même de

Spinoza en deux moments logiques au sein de chacun des modes de connais-

sance permet de voir ce cheminement comme une déduction modale néces-

saire et continue d’un moment à l’autre où chaque moment implique le

suivant. La dynamique de cette déduction doit, toutefois, encore être expli-

quée. Si notre hypothèse est juste, elle est d’ordre affectif : ceci nous amène

à nous interroger sur la forme que prend la connaissance adéquate. Cette

forme, c’est celle de la certitude et d’une expérience d’éternité.

409 Comme le dit Spinoza, on ne peut qualifier les choses finies de « contingentes » que « eu égard à un manque de connaissance en nous » (E 1P33S1 ; G II, 34), pour les distinguer des modes universels nécessaires et immuables, car cette contingence est elle-même une nécessité (au regard de la causalité des choses finies que nous avons appelée « horizontale »), et absolument parlant, « il n’est rien donné de contingent dans la nature » (E 1P29 ; G II, 70).

Chapitre IX

La forme affective de la connaissance adéquate

Ce qui précède nous a permis de voir comment une idée donnait

causalement lieu à une autre et comment l’enchaînement de ces idées per-

mettait à l’âme de progresser vers la connaissance suprême. Mais ce qui

constitue le moteur du passage d’une idée à l’autre n’est toujours pas expli-

qué. Pourquoi la connaissance du deuxième genre se modifie-t-elle en con-

naissance du troisième genre ?

De toute évidence, la connaissance d’une chose par notions com-

munes n’est pas immédiatement la connaissance de l’infinie nécessité de

toutes choses à laquelle correspond l’intuition : elle est connaissance de la

chose finie dans un premier « moment », pour reprendre de manière parallèle

le vocabulaire employé plus haut, mais on peut penser qu’elle devient dans

un deuxième « moment » une expérience de tout ce qu’il y a de substantiel,

d’infini et de nécessaire qui est enveloppé dans son idée, et sans quoi la

chose ne pourrait ni être, ni être conçue. C’est ainsi que, dit Spinoza, « Il est

de la nature de la raison de percevoir les choses sous un certain regard

d’éternité »410. Or, cette perception sous un regard d’éternité est un affect et,

à ce titre, elle convient pour expliquer le passage d’un moment cognitif à

l’autre.

L’analyse de la forme affective de la connaissance adéquate dans ce

chapitre nous permettra de saisir pourquoi le renforcement dans la connais-

sance est un processus automatique, c’est-à-dire pourquoi il trouve sa source

en soi de toute nécessité, et indéfini, c’est-à-dire une spirale ascendante de

renforcement dans la puissance à laquelle aucune limite ne peut être assignée

de droit.

410 E 2P44C2 ; G II, 126. La traduction de « sub specie aeternitatis » par « comme possédant une sorte d’éternité » d’Appuhn ayant été critiquée très vivement par Martial Gueroult (cf. Spinoza. II - L’âme, op. cit., appendice 17, p. 609-615), la plupart des interprètes de Spinoza s’accordent pour dire qu’elle est fautive et lui préfèrent de nombreuses autres expressions, qui incluent : « sous la catégorie d’éternité » (L. Brunschvicg, A. Matheron et P.-F. Moreau) ; « sous l’aspect de l’éternité » (B. Rousset, F. Alquié, Ch. Ramond), « au point de vue de l’éternité » (Gueroult, ibid., p. 615), « sous un point de vue d’éternité » (P. Macherey), « sous l’espèce de l’éternité » (R. Misrahi, R. Caillois), « sous la forme de l’éternité » (G. Deleuze). Suite à la publication de l’ouvrage qui fait désormais autorité sur la question de Chantal Jaquet (Ch. Jaquet, Sub specie æternitatis. Étude des concepts de temps, durée et éternité chez Spinoza, Paris, Kimé, 1997), il est possible que l’usage se répande d’utiliser la traduction qu’elle a elle-même suggérée de « sous un regard d’éternité » (pour la justification de ce choix, cf. p. 115). Ne pouvant utiliser la traduction d’Appuhn, nous avons donc choisi de nous en remettre à cette suggestion qui nous semble la mieux argumentée.

Le progrès dans la connaissance

202

9.1. Les « moments » affectifs de la connaissance adéquate

Nous avons exposé au chapitre précédent l’idée selon laquelle il fal-

lait, pour éviter de faire de la connaissance par notions communes dans

l’Éthique un néant de connaissance, c’est-à-dire une connaissance purement

abstraite, supposer qu’elle ne correspondait elle-même à rien d’autre qu’à la

compréhension de ce que le singulier contenait d’universel (si l’on veut

continuer à employer ce terme). Un exemple concret nous permettra

d’illustrer la possibilité que l’objet de la connaissance rationnelle et celui de

la connaissance intuitive soient foncièrement les mêmes, à savoir, un objet

singulier existant dans la nature ; et à partir de là, de déterminer les aspects

affectifs, donc dynamiques, de cette connaissance. La connaissance fait

boucle sur elle-même en passant par une connaissance affective de ce qui est

enveloppé dans l’âme, à savoir l’infinie puissance divine, ce qui permet de la

déterminer différemment (on passe de la connaissance sub duratione à la

connaissance sub specie aeternitatis)411.

Je perçois un bureau en face de moi. Ma connaissance inadéquate de

ce bureau est une connaissance singulière, elle exprime la manière précise

dont mon corps est affecté par lui. Si, maintenant, j’ai une connaissance

adéquate du bureau en face de moi que je continue, évidemment, de perce-

voir par l’imagination, c’est parce que je vois ce qui, en lui, exprime des

notions communes. Pas des « notions générales », réfutées d’emblée dans le

premier scolie de E 2P40 par la position nominaliste de Spinoza (donc je ne

vois pas subitement la « bureauité » à travers ce bureau), mais je vois ce qui

est commun à tous les corps sans exception, et qui correspond en particulier

aux modes finis médiats de l’étendue que sont le mouvement et le repos et à

leurs propriétés (nous savons que les notions communes sont caractérisées

comme des idées concernant l’attribut étendue412). Concevoir adéquatement

ce bureau signifie simplement saisir que, comme toute chose, il est une

expression particulière de la puissance infinie. C’est comprendre sa nécessité

par sa cause divine, ou encore, pour rejoindre le vocabulaire de Spinoza,

c’est la concevoir sous un regard d’éternité, sub specie aeternitatis.

Ainsi, j’ai, dans la connaissance par notions communes du bureau en

face de moi, une perception de l’infinie puissance qu’il enveloppe. C’est le

411 Cette section reprend à nouveau, mais en français, notre article déjà cité « The Circle of Adequate Knowledge ». 412 Voir E 2P38 (« Ce qui est commun à toutes choses et se trouve pareillement dans la partie et dans le tout ne peut être conçu qu’adéquatement », G II, 118, 20-21), sa démonstration qui s’effectue uniquement à partir des corps, et son corollaire (« Il suit de là qu’il y a certaines idées ou notions qui sont communes à tous les hommes, car (Lemme II) tous les corps conviennent en certaines choses qui (Prop. préc.) doivent être perçues par tous adéquatement, c’est-à-dire clairement et distinctement », G II, 119, 6-9).

La forme de la connaissance adéquate

203

versant « ascendant » de la boucle. À partir de cette perception de la puis-

sance et de l’éternité divines, maintenant, je reviens à la chose particulière,

non plus telle qu’elle m’apparaît dans un temps et un espace déterminé, avec

telle forme, telle couleur, telle hauteur, etc., mais à son essence qui n’est

qu’un degré de puissance, et je vois ce bureau – tout non vivant qu’il soit –

comme une partie singulière du tout de la nature, de la puissance infinie de

la nature. C’est le versant « descendant » de la boucle, celui qui « procède de

l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la con-

naissance adéquate de l’essence des choses »413. Et c’est l’intuition, puisque

dans cette citation se reconnaît la définition de la science intuitive donnée

dans le second scolie de la proposition 40 de la deuxième partie de l’Éthique.

La connaissance fait retour sur l’objet singulier à connaître en passant par la

saisie de l’infinie puissance divine et de sa propriété d’éternité. Mais cela

reste la même connaissance, grâce à la notion spinoziste d’enveloppement

ou d’implication de la cause dans l’effet, de telle sorte qu’on ne peut con-

naître l’effet sans connaître simultanément la cause, comme nous l’avons vu

au chapitre précédent.

On peut résumer schématiquement les différents « moments » de la

raison et de l’intuition de la manière suivante :

1) Dans la connaissance rationnelle, selon l’Éthique, ma première

perception est celle de ce qui, dans le corps objet de mon idée, lui est com-

mun avec les autres choses : voilà le premier moment de la connaissance

rationnelle. Il ne fournit pas encore une conception de l’essence de la chose,

mais seulement l’idée d’une caractéristique générale. Qui plus est, celle-ci

est identifiée par rapport à l’étendue.

2) Le fait que je possède cette idée vraie implique immédiatement

une conscience d’être dans le vrai, un redoublement sur soi de la connais-

sance sous la forme de la certitude : « Quelqu’un qui sait quelque chose sait,

par cela même, qu’il le sait, et il sait en même temps qu’il sait qu’il sait, et

ainsi à l’infini »414. Or, comme le théorisent les paragraphes 33 à 35 du

Traité de la réforme de l’entendement, cette conscience, cette idée d’idée, ce

« se savoir-savoir » ou encore cette certitude, ne sont autres que l’essence

objective de mon âme, qui s’éprouve enfin elle-même telle qu’elle est en

Dieu, idée adéquate de chose, et ce, dans un redoublement illimité

puisqu’elle se prend indéfiniment comme objet elle-même. Voilà le second

« moment » de la connaissance rationnelle pour l’attribut pensée : l’âme s’y

connaît elle-même dans sa puissance propre, c’est-à-dire qu’elle découvre la

puissance infinie qu’elle enveloppe.

413 E 2P40S2 ; G II, 122. 414 E 2P21S, G II, 109. Cf. aussi E 2P43 et D, KV 2/2 et 3, et TIE 34.

Le progrès dans la connaissance

204

De plus, si l’on ne se contente pas de ce que nous fournissent le

Court traité et le Traité de la réforme de l’entendement mais qu’on rend

compte de l’introduction des notions communes dans l’Éthique, on peut dire

qu’en saisissant une caractéristique commune à tous les corps dans son idée

vraie d’une chose, l’âme comprend en même temps son corps comme partie

de cette même puissance d’exprimer un certain rapport constitutif de mou-

vement et de repos, et découvre donc la puissance infinie de l’attribut éten-

due. dans l’Éthique, nous aurons donc une connaissance des deux attributs.

3) Ce faisant, l’âme a « l’idée adéquate de l’essence de certains at-

tributs de Dieu » : c’est le point de départ du troisième genre de connais-

sance. Pour ce qu’il en est de l’idée de l’attribut pensée, elle est fournie à

l’âme par le redoublement illimité de sa conscience de soi donnée à chaque

idée vraie, c’est-à-dire par le fait qu’elle éprouve la puissance infinie de

penser qui est celle de Dieu lorsqu’elle fusionne avec sa propre essence

objective. Et pour ce qu’il en est de l’idée adéquate donnée à l’âme de

l’attribut étendue, les notions communes de l’Éthique constituent un accès

pour l’âme à la saisie de la puissance de l’attribut étendue, grâce à la recon-

naissance de sa puissance agissante dans tous les corps.

4) L’âme « procède » alors de l’infini vers le fini en revenant à

l’objet singulier de sa connaissance, qu’elle conçoit comme une partie de

cette puissance infinie. C’est le deuxième « moment » de l’intuition : elle a,

en d’autres mots, l’intuition de l’essence et d’elle-même, et de la chose à

partir de son expérience de la puissance infinie, puisque cette essence n’est

rien qu’un degré précis et unique de puissance.

Si, comme nous l’avons suggéré au chapitre précédent, la raison et

l’intuition s’enchaînent causalement au sein d’une connaissance « circu-

laire » globale adéquate d’un objet donné, le second moment de la connais-

sance rationnelle doit ou bien s’identifier au premier de la connaissance

intuitive, c’est-à-dire celui de la connaissance de l’essence (ou de la puis-

sance propre) de l’attribut pensée et de l’attribut étendue, ou bien en être la

cause nécessaire et suffisante. La connaissance adéquate d’une chose singu-

lière, unique malgré ses deux versants, est alors simplement celle qui « passe

par » l’appréhension de ce que l’âme enveloppe : la puissance divine. En tant

qu’elle a pour objet un état de puissance, cette appréhension doit être une

connaissance affective. Quelle est l’affectivité de chaque moment ?

1) Le premier moment est celui de la perception d’une chose par

notions communes, ou de la conception d’une idée vraie : celui-ci est pure-

ment perceptif, son objet est la chose singulière. Nous sommes ici à la limite

entre l’imagination comparative et la raison. Il n’y a aucune affectivité

apparente dans cette saisie par la raison.

La forme de la connaissance adéquate

205

2) Vient ensuite (sur le plan logique, non temporel) le moment de la

certitude, ou de la conscience de soi de l’âme, auquel correspond dans

l’attribut pensée une saisie de la puissance infinie d’exprimer une certaine

proportion de mouvement ou de repos. Cette expérience étant celle d’une

puissance infinie, elle ne peut être éprouvée que joyeusement par l’âme : ce

moment est donc éminemment « affectif ».

3) Le moment « trois », celui de la connaissance des attributs, d’où

se déduira l’essence formelle de la chose singulière, peut être identifié au

moment précédent, ou encore en être vu comme la suite logique immédiate

(ce que nous choisissons). Ce qu’on déduit de la saisie affective de la puis-

sance infinie divine, c’est sa propriété d’éternité. Le troisième moment

pourrait ainsi correspondre, à travers la connaissance de la puissance de

penser et de la puissance d’exprimer un certaine proportion de mouvement et

de repos, à la compréhension de la nécessité pour la substance d’exister et de

se modifier sous une infinité de formes (dont celle, singulière, que l’on

retrouve dans le quatrième moment en la déduisant logiquement, presque

arithmétiquement, de la possibilité éternelle pour elle d’advenir à

l’existence). Puisque la nécessité pour la substance d’exister sous une forme

déterminée n’est autre que la possibilité éternelle pour un mode particulier

d’exister, possibilité éternelle qui constitue son éternité propre415, on entre-

voit déjà ici le quatrième moment de la redescente vers le singulier. Cette

éternité correspond à la possibilité éternelle pour une essence précise

d’exister, si tant est que, par l’existence, elle se soit détachée de l’infinité

purement abstraite ou arithmétique de combinaisons possibles d’essences –

nous avons déjà expliqué la différence entre essence de chose existante et

essence de chose inexistante au chapitre IV. Le premier moment de

l’intuition est donc de manière assez évidente celui d’une expérience de

puissance, que l’on peut comprendre comme l’expérience d’une propriété

essentielle de la puissance infinie : son éternité, c’est-à-dire la nécessité de

son existence. Nous appuierons plus loin cette interprétation sur l’analyse du

scolie de la proposition 23 dans la dernière partie de l’Éthique.

4) Quant au dernier moment, celui de la compréhension de

l’inclusion d’une essence singulière dans cette puissance infinie et ses pro-

415 On trouvera une excellente explication de la signification de l’essence éternelle du corps singulier dans un article d’A. Matheron, « La vie éternelle et le corps selon Spinoza », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 184/1, 1994, p. 27-40. Cf. en particulier les pages 38-39 : « Concevoir l’essence d’une chose sous l’aspect de l’éternité, par conséquent, c’est concevoir la chose elle-même, en tant qu’être réel, à partir de l’essence de Dieu : c’est la concevoir par Dieu et comprendre que, du seul fait qu’elle se conçoit par Dieu, elle doit nécessairement exister un jour ou l’autre (...). Donc, dans la mesure où nous sommes cette idée éternelle, nous sommes nous-mêmes, de toute éternité, la connaissance du troisième genre que forme Dieu de l’essence de notre corps et de notre esprit ».

Le progrès dans la connaissance

206

priétés, c’est aussi le moment d’une idée de puissance, non infinie cette fois,

mais finie : on replace, en tant qu’elle a été actualisée, l’essence éternelle de

la chose singulière au sein de cette infinité de possibilités. Cette compréhen-

sion, affirme le Court traité, est un « sentiment » et une « jouissance » de la

chose elle-même : « Nous appelons Connaissance claire celle qui s’acquiert,

non par une conviction née de raisonnements, mais par sentiment et jouis-

sance de la chose elle-même, et elle l’emporte de beaucoup sur les

autres »416. Celle-ci correspond à la connaissance de la chose sub specie

aeternitatis, étant entendu que la connaissance de l’éternité est nécessaire-

ment impliquée dans l’appréhension de la chose singulière comme mode fini

de la substance infinie éternelle.

Selon cette lecture, on aurait donc trois moments « affectifs » parmi

les quatre constituant la connaissance adéquate : le moment « 1 », purement

perceptif, donnerait causalement lieu à un enchaînement de moments affec-

tifs de connaissance de puissance, aboutissant à la connaissance de la puis-

sance de l’objet particulier. Si la « jouissance de la chose elle-même » carac-

térisant le dernier moment rend flagrante la composante affective de cette

connaissance, il est vrai que les aspects affectifs des moments « 2 » et « 3 »

sont peut-être moins patents. Il convient par conséquent de justifier que la

certitude est bien un affect, ainsi que le moment « 3 » (premier moment de

l’intuition), dont nous verrons ci-dessous qu’on peut même y voir le senti-

ment d’éternité dont parle E 5P23S.

9.2. L’affect de certitude

C’est aux paragraphes 33-38 du Traité de la réforme de

l’entendement que se trouvent les pages les plus éclairantes sur la certitude,

et en particulier, au paragraphe 35 :

Pour savoir que je sais, il faut nécessairement d’abord que je sache. D’où il

apert que la certitude n’est rien d’autre que l’essence objective elle-même ;

c’est-à-dire, que la manière, dont nous sentons l’essence formelle, est la

certitude elle-même. D’où il apert que pour avoir la certitude de la vérité il

n’est besoin d’aucun autre signe que la possession de l’idée vraie. En effet,

ainsi que nous l’avons montré, point n’est besoin, pour que je sache, de sa-

voir que je sais. D’où il est clair à son tour que personne, en dehors de celui

qui possède l’idée adéquate ou l’essence objective de quelque chose, ne

peut savoir ce qu’est la certitude suprême ; ce qui est évident, parce que la

certitude, et l’essence objective, c’est la même chose417.

416 KV 2/2 no2 ; G I, 55. 417 TIE 34-35 ; G II, 15. C’est nous qui soulignons.

La forme de la connaissance adéquate

207

L’affirmation par Spinoza que l’essence objective d’une chose est la certi-

tude est absolument nouvelle et riche. Car la certitude, on le comprend bien,

est quelque chose qui s’éprouve. C’est, dit Spinoza ici, « la manière dont

nous sentons l’essence formelle » d’une chose ; et on ne peut manquer de

remarquer que la certitude est non seulement identifiée à l’essence objective

d’une chose, mais encore à son « idée adéquate ».

Notre interprétation se heurte toutefois à ce fait étrange que la certi-

tude n’est jamais appelée un « affect » par Spinoza, et qu’il ne la mentionne

pas dans les parties de l’Éthique où il énumère et analyse les principaux

affects. On peut pourtant penser que puisque la certitude est donnée dans

toute connaissance adéquate, elle est un des affects les plus importants, d’où

une surprise quant à son absence dans les troisième et quatrième parties de

l’Éthique. La délimitation théorique du concept d’affect nous permettra de le

comparer à ce qu’on sait de la certitude pour montrer que celle-ci en est

pourtant bien un.

Un affect418 est une détermination de l’essence formelle de la chose

qui correspond à une affection dans le corps et à un affect dans l’âme qui,

l’un et l’autre, expriment une variation de puissance. En d’autres termes, un

affect fait sentir ou éprouver que la détermination donnée dans l’essence

formelle l’accroît ou l’affaiblit. Partant, un affect correspond à une prise de

conscience de soi de l’appétit, c’est-à-dire à une conscience dans l’âme de

son désir de voir le corps persévérer dans l’existence. Les trois éléments

servant à la définition de l’affect sont donc, pour le dire brièvement, 1) la

variation de puissance, 2) la sensation ou l’expérience de cette variation, et

3) la conscience de soi comme désir.

Il est possible de retrouver ces trois éléments dans ce qui est dit de la

certitude (ou de l’idée d’idée, ou de l’idée réflexive, ou de l’idée adéquate,

ou de l’essence objective). La conscience de soi est donnée de manière

évidente dans la certitude : nous avons vu en effet que dans le deuxième

moment de la connaissance rationnelle, celui de la certitude, l’âme avait

pour objet de sa connaissance non plus la notion commune, mais elle-même.

C’est l’âme elle-même qui devient son propre objet, autrement dit, l’âme a

conscience d’elle-même. Et à la différence des affects donnés dans le pre-

mier genre de connaissance, la conscience de soi de l’âme que suppose la

réflexivité inhérente au deuxième genre de connaissance lui fournit une idée

complète d’elle-même. L’âme qui éprouve son essence objective est donc

assurément consciente d’elle-même – elle ne l’a même jamais autant été, car

cette fois elle a une idée vraie de sa puissance de penser reliée de manière

adéquate à sa cause qu’est la puissance infinie de penser. Et elle est bien

418 Nous rappelons ici ce qui a été développé au chapitre III.

Le progrès dans la connaissance

208

consciente d’elle-même comme désir puisque, comme nous venons de le

dire, elle a une idée vraie de sa puissance ou de son appétit, qui devient ainsi

conscient au plus haut point.

Le deuxième élément caractérisant les affects est celui de la sensa-

tion ou de l’expérience de la variation de puissance. Dans le passage cité ci-

dessus, Spinoza parle bien de l’essence objective comme de « la manière

dont nous sentons l’essence formelle », ce qui indique sans équivoque pos-

sible – puisque l’essence formelle n’est elle-même que la puissance propre –

que la certitude correspond à une connaissance par expérience, et une expé-

rience de puissance, donc un affect.

Le troisième et dernier point à établir pour savoir si l’on peut parler

de la certitude comme d’un affect est celui de l’existence ou non d’une

variation de puissance donnée avec elle. Le texte offre bien des éléments, qui

sont même nombreux, allant dans ce sens et confirmant indirectement cette

lecture. Tout d’abord, il est clair que puisque nous sommes dans la sphère

des idées adéquates, il ne peut y avoir que des affects actifs qui soient reliés

à celles-ci : si la certitude est bien un affect, ce sera donc un affect exprimant

le désir ou la joie, c’est-à-dire exprimant un accroissement de puissance. De

plus, on peut déceler, dans ce que Spinoza dit sur le deuxième genre de

connaissance, des éléments impliquant que celui-ci nous rende plus puis-

sants, c’est-à-dire plus actifs. Nous avons déjà vu que pour Spinoza le pro-

grès dans la connaissance était parallèlement un progrès dans notre perfec-

tion, c’est-à-dire dans la puissance de notre essence : cela indique bien que la

connaissance rationnelle s’accompagne d’une augmentation nécessaire de

notre puissance par rapport au premier genre. De manière plus claire encore,

on peut appliquer à la conscience de soi de l’âme ce que dit la proposition 53

de la troisième partie de l’Éthique : « Quand l’Âme se considère elle-même

et considère sa puissance d’agir, elle est joyeuse »419. Cette proposition, qui

se rapporte dans son cadre à la connaissance imaginative que l’âme a de sa

puissance, ne peut que s’appliquer aussi à la connaissance vraie qu’elle a

d’elle-même, et de manière encore plus forte dans ce cas. On déduit donc de

l’application de cette proposition à la connaissance du deuxième genre que

la conscience de soi donnée à l’âme qui a une idée vraie est une joie, c’est-à-

dire effectivement un affect, et qui plus est, un affect actif.

Il nous paraît par conséquent incontestable que le moment réflexif

du deuxième genre de connaissance est bien un moment « affectif », et une

fois encore nous voyons que la conscience de soi est un affect, quoique cette

fois nous soyons en présence d’un affect actif. Les implications de

l’interprétation de la certitude humaine comme étant un affect ne sont pas

419 E 3P53 ; G II, 181.

La forme de la connaissance adéquate

209

minimes : en expliquant comme nous le faisons l’identification opérée par

Spinoza entre essence objective et certitude, nous disons bien que l’essence

objective de toute chose est une conscience de l’essence formelle de celle-ci.

Nous disons bien qu’en Dieu – et cela, que la chose en question soit capable

de développer sa conscience ou non – l’idée de toute chose est « une manière

d’en éprouver la puissance » ; nous disons que l’idée que Dieu a de toute

chose, à savoir l’essence objective de toute chose, est une jouissance de cette

chose. C’est bien sous cet angle qu’il faudra comprendre l’amour intellectuel

que Dieu porte à tout être, non certes dans sa particularité singulière, mais en

tant que puissance. Car Dieu voit toute chose sous l’angle de sa puissance,

c’est-à-dire comme éternelle. C’est pourquoi l’âme unifiant sa connaissance

à son essence objective, ou à la connaissance que Dieu a, y parvient en

percevant elle aussi les choses « sous un regard d’éternité ». Cette connais-

sance de l’éternité des choses est une connaissance affective enveloppée

dans la compréhension de la puissance infinie des attributs auxquels nous

avons accès. Nous tenterons de justifier par l’analyse d’E 5P23S l’idée que

ce premier moment de l’intuition est bien le moment affectif du sentiment

d’éternité dont il est question dans ce scolie.

9.3. Le sentiment adéquat d’éternité

9.3.1. L’éternité enveloppée dans toute chose

Si une connaissance « sous un regard d’éternité » peut être donnée

de toute chose, c’est bien que toute chose existante finie recèle ou enveloppe

une certaine éternité. Tout semble se jouer dans l’interprétation que l’on

donne de E 5P23, où la possibilité même du salut est affirmée, car on y

apprend que « L’Âme humaine ne peut être entièrement détruite avec le

Corps, mais [qu’] il reste d’elle quelque chose qui est éternel »420. En quoi

consiste donc cette éternité ?

Comprenons tout d’abord que cette éternité ne doit pas être confon-

due, comme cela a été fait trop souvent, et en particulier dans la littérature

anglophone sous l’influence de Wolfson421, avec une quelconque « immorta-

420 E 5P23 ; G II, 295. 421 H. A. Wolfson, dans The Philosophy of Spinoza (op. cit.), ne considère la question de l’éternité qu’en relation à Dieu, dans le chapitre X rapporté à la première partie de l’Éthique qui s’appelle « Duration, Time, and Eternity » (vol. 1, p. 331-369). Il intitule tout son chapitre XX, consacré à la cinquième partie de l’Éthique, « Love, Immortality, and Blessedness » (vol. 2, p. 261-330), et n’y parle pas en effet de l’éternité de l’âme ou du corps mais seulement de l’immortalité de l’âme. Pierre-François Moreau lui reproche à juste titre cette lecture trop exclusivement « aristotélicienne-averroïste » qui lui fait finalement manquer la signification essentielle de l’entreprise éthique de Spinoza (cf. P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, op. cit., n. 5 p. 535). Wolfson ayant été le maître à penser de la plupart des com-

Le progrès dans la connaissance

210

lité » de l’âme. Peut-être est-ce bien par cette doctrine que Spinoza répond

aux problèmes de l’immortalité de l’âme que lui ont légué les philosophes

juifs médiévaux, mais ce n’est assurément pas par une conception du même

type puisqu’il nie l’immortalité de l’âme422. Ce n’est pas dans le temps qu’il

reste quelque chose de l’âme, et ici le terme même de « reste » (remanet) est

source de confusion ; mais simplement, l’âme qui a conçu des idées vraies et

en a eu conscience a gagné une intensité ontologique qu’elle gardera de toute

éternité – et avec cette intensité ontologique plus grande, une joie plus

grande, cela sera clair sous peu. La durée au sens habituel du terme, au sens

temporel423, étant vue par Spinoza comme un découpage arbitraire dans la

plénitude de la substance, on ne peut concevoir qu’il se contredise soudain et

accorde à l’âme une vie continuant indéfiniment dans la durée temporelle424

– ce que suppose le terme d’« immortalité » de l’âme par opposition à celui

d’« éternité », qui a un sens d’emblée atemporel.

Certes, dans les Pensées métaphysiques l’âme est dite « immortelle »

et non « éternelle », mais cela se comprend aisément puisque cet ouvrage est

bâti sur les fondements cartésiens. Dans le Court traité, en revanche, c’est

d’éternité de l’âme qu’il est déjà question au niveau du sens, même si Spino-

za emploie de manière impropre le terme d’immortalité (onsterfelykheid)

pour la désigner425, car il explique que l’âme n’est pas seulement unie au

corps, mais encore à Dieu, dont elle a ainsi le caractère « inaltérable » (onve-

randerlyk). Mais alors, si l’éternité de l’âme n’est pas l’immortalité, qu’est-

elle ? Et que signifie l’affirmation qu’« il est de la nature de la Raison de

percevoir les choses sous un certain regard d’éternité »426 ?

Si l’éternité de l’âme n’est pas une immortalité, ce doit être une

éternité semblable à celle de Dieu, dont elle n’est qu’un mode. Ce doit être,

mentateurs anglophones de Spinoza, on ne s’étonnera pas que ce soit dans une tradition totalement différente, en l’occurrence en France, qu’est née la réflexion la plus poussée sur l’éternité de l’âme au sens propre du terme, et sur la valeur positive de l’expérience faite par l’âme de cette éternité (contrairement à une lecture qui s’en tiendrait à reléguer l’expérience au rang inférieur de la connaissance imaginative par rapport à l’entendement). 422 On lira sur ce point les analyses très fouillées de Steven Nadler, notamment son article « Spinoza et le problème juif de la théodicée » (Philosophiques, 29/1, 2002, p. 41-56) et le chapitre V de son livre Spinoza’s Heresy, op. cit., p. 94-131). 423 Et non au sens ontologique qui se dessine en E 2P45S par contraste à ce sens illusoire (cf. ce que nous avons dit sur la durée réelle en 2.2.). 424 C’est pourtant ce qu’ont cru un certain nombre d’interprètes, qui ont tenté de justifier cette contradiction par toutes sortes de moyens, notamment un retour de façade à la doctrine de l’immortalité de l’âme par peur des autorités religieuses, ou une survivance religieuse qui aurait réellement eu raison de sa logique. Cf. la critique que P.-F. Moreau adresse à S. Grzymisch (Spinoza’s Lehren von der Ewigkeit und der Unsterblichkeit, Breslau, T. Schatz-ky, 1898) et à A. Darbon (Études spinozistes, Paris, PUF, 1946) dans op. cit., note 1 p. 534. 425 KV 2/23, « Van des Ziels Onsterfelykheid » ; G I, 102-103. 426 E 2P44C2 ; G II, 126.

La forme de la connaissance adéquate

211

disons-le, son être même tel qu’il est et a toujours été du point de vue de

Dieu, son essence éternelle. Voir les choses « sous un regard d’éternité »

n’est donc rien d’autre qu’avoir conscience de ce que les choses sont dans

leur essence, c’est-à-dire des expressions de puissance. Ce n’est pas attribuer

aux choses une éternité de manière extrinsèque, mais prendre conscience du

fait qu’elles sont éternelles du point de vue de Dieu427, et se placer soi-même

de ce point de vue. Chantal Jaquet explique de manière décisive ces points,

et en particulier le fait que l’éternité est à la fois dans la chose et dans le

regard, c’est-à-dire que l’expression sub specie aeternitatis désigne le fait de

voir ou découvrir la chose sous cet angle, sous cet aspect qui est ontologi-

quement sien :

La conception vraie de l’actualité des choses consiste à saisir qu’elles sont

comprises dans l’essence de la substance. Or, l’essence de Dieu enveloppe

l’existence. Par conséquent, concevoir réellement les choses comme ac-

tuelles n’est rien d’autre que découvrir qu’elles enveloppent, par l’essence

de Dieu, l’existence. La conception actuelle vraie appréhende donc les

choses dans leur éternité puisque c’est ainsi que s’appelle la propriété qui

exprime le fait que l’essence de Dieu enveloppe l’existence nécessaire428.

427 Nous ne pouvons être d’accord avec Filippo Mignini qui prétend que « le sujet exclusif d’une telle connaissance [la connaissance sub specie aeternitatis] est l’esprit humain » (p. 51 in. F. Mignini, « “Sub specie aeternitatis”. Notes sur “Éthique”, V, propositions 22-23, 29-31 », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1994, 1, p. 41-54), et que Dieu ne possède pas cette modalité de la connaissance, contrairement à ce qui est explicitement posé par Spinoza en E 5P22. Mignini soutient son interprétation de la manière suivante : « Même lorsqu’on affirme – dans la proposition 22, mais c’est le seul lieu – qu’en Dieu il y a une idée qui exprime nécessairement l’essence du corps humain sub aeternitatis specie, on entend non pas l’intellect immédiat infini de l’attribut de la pensée, mais l’idée déterminée d’un corps humain individuel qui, comme on le précise dans la proposition 23, appartient à l’essence de l’esprit humain » (ibid.). Nous ne voyons pas en quoi cette correction de lecture se justifie ni quel problème il y a à affirmer que Dieu a une idée de toutes choses dans leur éternité par son entendement infini (E 2P4D), puisque l’entendement infini de Dieu ne perçoit notre corps qu’en tant qu’il possède l’essence objective de celui-ci, c’est-à-dire notre âme. Les deux connaissances sont donc identiques ici. Notons que Chantal Jaquet rejette elle aussi cette lecture (op. cit., p. 110). 428 Ch. Jaquet, op. cit., p. 113-114. Notons bien que son analyse la conduit aussi à conférer une réalité ontologique à la durée, comprise différemment du temps : « La conception sub specie æternitatis ne prend son sens que dans le cadre d’une philosophie qui admet la possibi-lité réelle de penser que les choses sont à la fois éternelles et durables (...). Elle est le propre d’une doctrine qui implique la reconnaissance d’un statut ontologique effectif à la durée et à l’éternité sans les réduire à des points de vue relatifs et subjectifs » (ibid., p. 109). Il ne faut donc pas prendre pour un abus de langage ce que dit Spinoza pour assurer la transition entre la description des deuxième et troisième genres dans la cinquième partie de l’Éthique : « Il est donc temps maintenant de passer à ce qui touche à la durée de l’Âme sans relation au Corps » (E 5P20S ; G II, 294. C’est nous qui soulignons, et conformément à Gebhardt, nous avons rejeté la leçon d’Appuhn consistant à substituer Corporis existentiam à Corpus).

Le progrès dans la connaissance

212

Avoir un regard d’éternité sur les choses n’est donc rien d’autre que les

rattacher, en tant qu’elles sont existantes, à la nécessité de la substance

qu’elles enveloppent. C’est ce que réalise l’âme vis-à-vis de son corps, et ce

faisant, vis-à-vis d’elle-même aussi.

Ce rattachement peut-il être fait de deux manières, c’est-à-dire diffé-

remment selon que l’âme connaît par le deuxième ou le troisième genre de

connaissance ? C’est ce que suggère peut-être l’ajout dans la fameuse ex-

pression sub specie aeternitatis du terme quadam, qui renvoie à une ap-

proximation. Rend-il compte de cette différence entre la connaissance de

l’éternité par notions communes et celle par intuition ? En fait, probablement

pas, car l’analyse des occurrences montre que la raison peut tout à fait

concevoir les choses sub specie aeternitatis. Martial Gueroult considère

d’ailleurs que l’expression sub quadam specie aeternitatis et l’expression

sub specie aeternitatis sont strictement équivalentes, et il se sert en particu-

lier pour soutenir cette interprétation du fait que le terme quadam n’est pas

toujours répété là où il devrait logiquement l’être s’il était vraiment signifi-

catif429. Chantal Jaquet, qui affirme elle aussi que l’on ne doit pas attribuer

exclusivement la connaissance sub specie aeternitatis à l’intuition, et donc

tenter de différencier par l’introduction du terme quadam le deuxième genre

du troisième genre de connaissance, pense toutefois que les deux expressions

ne sont pas équivalentes. L’utilisation ou non de quadam serait significative

selon elle d’une différence entre la conception des choses à partir des pro-

priétés éternelles de notre corps, et leur conception à partir de son essence430.

Si nous ne cherchons pas à donner de réponse définitive à ce point visible-

ment ambigu dans les textes, on peut au moins souligner que même si elle

était significative, la distinction entre sub quadam specie aeternitatis et sub

specie aeternitatis ne supposerait pas de clivage entre la raison et l’intuition,

puisqu’il est clair que la raison peut concevoir les choses sub specie aeterni-

tatis.

429 M. Gueroult, op. cit., II, p. 614-615 : « Il n’y a donc pas lieu d’opposer, sur ce point du moins, la Science Intuitive et la connaissance rationnelle, pour ce que l’une nous ferait connaître les choses sub specie aeternitatis, et l’autre seulement sub quadam specie aeternita-tis, c’est-à-dire approximativement sous l’aspect de l’éternité. En effet, on a vu (…) que le mot quadam n’apparaît pas dans la première partie de la démonstration du Corollaire 2 de la Proposition 44, mais seulement dans la seconde (…). De même, le quadam et l’aliquo modo du Théologico-Politique ne désignent pas une approximation, puisque connaître la nécessité des choses, c’est connaître en soi l’éternité de la nature de Dieu (...). Enfin, dans le Livre V, la connaissance des choses par la Raison est dite purement et simplement « sub specie aeternita-tis », et le quadam disparaît : « Il est de la nature de la Raison de concevoir les choses sub specie aeternitatis (Coroll. 2 de la Prop. 44, p. 2) » (dém. de la Prop. 29), et c’est en connais-sant plus de choses par la connaissance du deuxième genre aussi bien que par celle du troi-sième que l’Âme a une plus grande partie d’elle-même qui demeure éternelle ». 430 Ch. Jaquet, op. cit., p. 119-120.

La forme de la connaissance adéquate

213

Si les choses peuvent être saisies comme éternelles, sub specie

aeternitatis ou sub quadam specie aeternitatis, c’est qu’elles peuvent aussi

être saisies comme durables, sub duratione, c’est parce qu’elles ont les deux

aspects. Ces deux aspects sont présentés de manière frontale comme des

opposés dans le paragraphe 108 du Traité de la réforme de l’entendement431.

L’Éthique, quant à elle, ne se contente pas d’opposer la durée à l’éternité :

elle voit dans l’éternité une absence de lieu autant qu’une absence de temps

déterminé432. Revenons donc sur l’explication de la possibilité même de la

connaissance sub specie aeternitatis, à savoir l’éternité des choses elles-

mêmes : cette éternité est celle des essences de choses en tant qu’elles sont

comprises dans les attributs de Dieu, comme autant de possibilités pour ces

attributs de s’actualiser sous une forme ou une autre, et d’être alors conce-

vables comme des choses finies, en référence à un espace et à un temps

déterminés433. Mais on ne peut comprendre sub specie aeternitatis

l’intégralité des essences contenues dans les attributs de Dieu, qui n’y sont

contenues que comme autant de rectangles traçables dans un cercle donné,

de manière confuse et indistincte tant qu’un rectangle ne s’est pas différencié

des autres par l’existence434. Pour qu’une chose soit comprise sous un regard

d’éternité, il faut qu’elle soit donnée comme existante, autrement dit, qu’elle

soit dite durer, et que son essence, tant formelle que, a fortiori, objective, ait

acquis par là une détermination supplémentaire435.

Pour résumer, disons donc que la connaissance sous un regard

d’éternité est : 1) une perspective particulière sur l’être (un point de vue, un

431 TIE 108 ; G II, 39 : « Il [l’entendement] perçoit les choses non pas tant sous [l’aspect] de la durée que sous un certain aspect d’éternité et du nombre infini. Ou plutôt, pour la percep-tion des choses il ne fait attention ni au nombre, ni à la durée. Mais lorsque, par contre, il imagine les choses, il les perçoit sous [l’aspect d’]un nombre déterminé, d’une quantité et d’une durée déterminées ». 432 Notons que là encore ce point a été bien souligné par Chantal Jaquet, ibid., p. 111, et par ailleurs que cette précision met Spinoza en meilleure adéquation avec la physique contempo-raine qui ne conçoit ni l’espace sans le temps, ni le temps sans l’espace. 433 Cf. sur ce point l’excellente explication d’Alexandre Matheron dans « La vie éternelle et le corps selon Spinoza », Revue métaphysique de la France et de l’étranger, 184/1, 1994, p. 27-40. 434 Cf. E 2P8S et ce que nous avons vu de la différence entre essence de chose existante et essence de chose non existante au chapitre III. 435 Cf. KV, VMZ 11 ; G I, 119 : « Ces modes, considérés en tant que n’existant pas réelle-ment, sont néanmoins tous compris dans leurs attributs ; et comme il n’y a entre les attributs aucune sorte d’inégalité, non plus qu’entre les essences des modes, il ne peut y avoir aussi dans l’Idée aucune distinction puisqu’elle ne serait pas dans la nature. Mais, si quelques-uns de ces modes revêtent leur existence particulière et se distinguent ainsi en quelque manière de leurs attributs (parce que l’existence particulière qu’ils ont dans l’attribut est alors le sujet de leur essence), alors une distinction se produit entre les essences des modes et, par suite, aussi entre leurs essences objectives qui sont nécessairement contenues dans l’Idée » (c’est nous qui soulignons). Cf. nos analyses en 4.1.

Le progrès dans la connaissance

214

regard) ; 2) par laquelle l’âme humaine perçoit les choses de la même ma-

nière que Dieu ; 3) qu’il y a une connaissance possible sous un regard

d’éternité seulement des choses finies qui sont passées à l’existence, c’est-à-

dire qui sont dans un temps et un lieu déterminés (donc cette connaissance

n’est pas seulement celle de la nécessité abstraite) ; et que 4) c’est la con-

naissance d’une caractéristique réelle des choses (celles-ci sont vraiment

éternelles en Dieu). Enfin, mais c’est cette fois un élément nouveau que nous

apportons, 5) cette connaissance sous un regard d’éternité est donnée par une

expérience. Cette expérience d’éternité est un affect actif relié à la connais-

sance adéquate de la puissance de notre âme.

9.3.2. Analyse d’E 5P23S

Notre lecture de l’affectivité expérientielle et de l’éternité chez Spi-

noza, qui s’inspire grandement en général des travaux de Pierre-François

Moreau436 et de Chantal Jaquet437, se sépare ici radicalement d’eux en ce

qu’elle voit dans l’expérience d’éternité une structure nécessairement adé-

quate de la connaissance, ce que ni l’un ni l’autre n’accorde car, selon eux,

l’expérience est toujours reliée à la connaissance inadéquate, est toujours

« vague » (experientia vaga) chez Spinoza. Pourtant, il doit bien y avoir une

forme d’expérience adéquate, non vague, qui soit l’alliée de la raison, la

manière dont l’âme sent la justesse pour son renforcement en puissance des

décrets de la raison. En l’occurrence, il est certain qu’il existe des affects

actifs chez Spinoza, et que Spinoza désigne un affect (et l’identifie accessoi-

rement à une expérience) dans le scolie de la proposition 23 d’Éthique V,

c’est-à-dire le scolie d’une proposition qui, par sa position même après E

5P20S, concerne la connaissance adéquate. On peut donc penser que

l’expérience peut, comme les affects, être passive (inadéquate) ou active

(adéquate). De plus, nous avons identifié très clairement des moments affec-

tifs au sein du cercle de la connaissance adéquate qui seraient d’excellents

candidats pour correspondre au moment où l’âme a conscience d’elle-même

en tant qu’éternelle. Pour ce qui nous intéresse donc, le « sentiment » ou

l’« expérience » d’éternité auquel il est fait référence en E 5P23 pourrait très

bien être l’intuition de sa propre essence éternelle qu’a une âme se prenant

elle-même pour objet ou, tout simplement, concevant n’importe quelle idée

vraie.

436 P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, op. cit. Nous devons à cette ouvrage un élément novateur absolument fondamental dans les études spinozistes, à savoir l’intérêt pour l’expérience, qui était jusqu’alors injustement dédaignée. C’est dans la lignée de la nouvelle compréhension du « rationalisme » de Spinoza qui y était dessinée que nous nous inscrivons. 437 Ch. Jaquet, Sub specie æternitatis. Études des concepts de temps, durée et éternité chez Spinoza, Paris, Kimé, 1997.

La forme de la connaissance adéquate

215

Dans la cinquième partie de l’Éthique, le scolie de la proposition 20

établit une coupure explicite entre les propositions le précédant et celles le

suivant. On a coutume de diviser cette partie sur la base de ce scolie en

voyant ce qui le précède comme se rapportant au deuxième genre de con-

naissance, avec en particulier la théorie de l’amour envers Dieu aux proposi-

tions 15 à 20, et ce qui le suit comme relié au troisième genre de connais-

sance, avec en particulier les propositions 32 à 36 et scolie consacrées à

l’amour intellectuel. Nous aborderons la question des deux types d’amour

sous peu. Pour l’heure, il est à remarquer que selon la logique de ce décou-

page, le scolie de la proposition 23 se rapporte à la connaissance intuitive et

non à celle du deuxième genre, et ce, même si le lien n’est pas fait explici-

tement par Spinoza.

Or c’est dans ce scolie que se trouve l’une des affirmations les plus

intrigantes, et certainement l’une des plus importantes de l’Éthique : senti-

mus, experimurque, nos aeternos esse, « nous sentons, et nous savons par

expérience que nous sommes éternels ». Que l’âme et le corps puissent être

considérés comme éternels, c’est ce que nous avons vu jusqu’ici, en particu-

lier par l’analyse de la proposition 23 ; mais son scolie est important et

novateur dans la mesure où il permet d’identifier à une expérience la con-

naissance sub specie aeternitatis qu’a notre âme du corps et d’elle-même.

C’est bien là ce qui nous intéresse : il s’agit pour nous de montrer que la

connaissance des choses comme étant éternelles, c’est-à-dire la connaissance

des choses comme Dieu les voit, est d’ordre affectif. Or, c’est à celle-ci que

correspond l’intuition des essences, ce qui amène à voir nécessairement dans

le troisième genre de connaissance une connaissance strictement expérien-

tielle ou affective.

Seule la lecture d’une grande partie de ce scolie nous permettra

d’approfondir cette hypothèse. Nous le commenterons au fur et à mesure438.

Comme nous l’avons dit, cette idée, qui exprime l’essence du Corps sous

un regard d’éternité, est un certain mode du penser qui appartient à

l’essence de l’Âme et qui est éternel.

Il existe une essence objective pour toute essence formelle. Dans la

mesure où le Corps existe éternellement, il existe nécessairement une es-

sence objective correspondant à cette essence formelle, et existant éternelle-

ment elle aussi. Cette essence objective est une idée (ou un mode du penser)

qui, tout entière, exprime son objet sous un regard d’éternité, c’est-à-dire est

le corrélat dans la pensée de ce qu’est le corps dans son éternelle nécessité.

438 Sauf indication contraire, toutes les citations qui suivent renvoient à E 5P23S (G II, 295-296).

Le progrès dans la connaissance

216

Mais elle n’est pas le tout de l’âme : elle « appartient à l’essence de l’âme ».

C’est là un élément tout à fait cohérent, et important. En effet, nous savons

par E 2P11 que « ce qui constitue en premier l’être actuel de l’âme humaine

n’est rien d’autre que l’idée d’une chose singulière existant en acte »439. Si

l’âme était entièrement l’idée du corps existant en acte, mode fini et péris-

sable, elle serait entièrement détruite en même temps que lui – le rapport

constitutif de son essence formelle serait parallèlement détruit. Mais l’âme

est aussi l’idée du corps en tant qu’il est éternel (« en deuxième », en

quelque sorte, pour faire écho au « en premier » de E 2P11). Le corps est à la

fois concevable sub duratione et sub specie aeternitatis : l’âme est bien

l’idée du corps, mais du corps sous ses deux aspects. Par conséquent ce qui

en elle n’est pas l’idée du corps dans son éternité disparaîtra à la mort de

celui-ci, c’est-à-dire toutes les idées reliées à la connaissance par les affec-

tions du corps (mémoire et imagination), mais les idées adéquates resteront,

ainsi que tout ce qui s’en sera découlé en termes de modifications affectives.

Spinoza prépare donc par cette phrase l’idée que le salut consiste dans le

renforcement de la partie en nous éternelle par la connaissance vraie.

Il est impossible cependant qu’il nous souvienne d’avoir existé avant le

Corps, puisqu’il ne peut y avoir dans le Corps aucun vestige de cette exis-

tence et que l’éternité ne peut se définir par le temps ni avoir aucune rela-

tion au temps.

Pourquoi cette précision sur l’existence avant la naissance – nous

supposons en effet qu’« avant le Corps » signifie « avant l’existence actuelle

du Corps » ? Probablement à cause de l’affirmation juste auparavant de

l’éternité de l’âme. Spinoza sait que son lecteur va d’abord croire qu’il parle

de l’éternité comme d’une certaine durée et se demander, puisque l’âme est

éternelle, ce qu’on peut savoir de son existence avant le corps. La fin de la

phrase vise à rectifier cette erreur de compréhension prévisible en distin-

guant radicalement l’éternité du temps440. Mais la première partie offre une

justification différente, et il est vraiment étrange que Spinoza n’ait pas

directement nié la pertinence du questionnement sur l’existence de l’âme

« avant le Corps ». Peut-être doit-on voir là en pointillés la théorie selon

laquelle tant qu’une essence ne s’est pas détachée, par l’existence actuelle,

de l’infinité des essences contenues dans les attributs de Dieu, elle n’a pas la

439 E 2P11, déjà cité (cf. les analyses explicatives de notre deuxième chapitre). 440 Pierre-François Moreau voit aussi dans ce scolie une forme de réponse à des questions susceptibles de lui être posées, mais selon lui c’est un dialogue imaginaire avec un spinoziste et non avec un homme du sens commun. Son interprétation, présentée dans l’ouvrage majeur qu’il consacre à l’expérience (cf. P.-F. Moreau, op. cit., p. 541-543), se présente comme une autre lecture possible de la même phrase.

La forme de la connaissance adéquate

217

même intensité, la même puissance, elle n’est encore rien. L’éternité de

l’âme « commence » donc – qu’on nous pardonne ce vocabulaire teinté de

temporalité – avec la naissance du corps dans l’ordre des choses finies

existantes, car c’est seulement dès lors qu’elle le connaît sub specie aeterni-

tatis et sub duratione, ce qui explique peut-être cette précision. On remarque

en tout cas que la mémoire est rattachée à l’existence en acte du corps, c’est-

à-dire à son existence dans un temps et un espace déterminés : la mémoire

est une connaissance du corps sub duratione seulement. Ce n’est assurément

pas par la mémoire que l’âme connaît son éternité.

Nous sentons néanmoins et nous savons par expérience que nous sommes

éternels.

L’usage des termes sentimus et experimur est hautement significatif

pour le caractère affectif de la connaissance que l’âme a de son éternité. On

remarque l’usage du « néanmoins » (at nihilominus) qui fait contraster

l’existence effective de cette idée qu’ont les hommes de leur éternité (et tous

les hommes, comme l’indique l’usage général de la première personne du

pluriel) avec l’impossibilité pour eux d’en avoir une idée issue du premier

genre de connaissance, de la mémoire notamment. Ce « néanmoins » indique

à lui seul que l’expérience dont il est ici question n’est pas du même ordre

que l’expérience des « vestiges » dans le corps de son existence dans le

temps. C’est bien une expérience autre que l’expérience inadéquate

(« vague ») qui relève de l’imagination.

Cette expérience que fait l’âme de son éternité est-elle pour autant

« adéquate » au sens où elle fournirait une idée vraie ? La plupart des com-

mentateurs s’accordent pour nier qu’elle le soit, mais nous ne pouvons être

d’accord avec ce refus. L’expérience d’éternité, qui est assurément une

expérience de puissance, peut être assimilée exactement à la connaissance

sub specie aeternitatis, dont personne ne nie qu’elle est adéquate.

Selon ce que nous avons montré jusqu’ici, toute idée de puissance

est une idée expérientielle. Nous ne voyons aucune raison pour laquelle la

conception du corps ou de l’âme sub specie aeternitatis échapperait à cette

règle générale découverte dans le développement que nous avons suivi

jusqu’ici ; car cette connaissance est elle aussi une idée des choses en tant

qu’elles enveloppent la puissance infinie de Dieu, fondement de sa nécessité

éternelle, et donc clairement une idée de puissance – ou encore, une idée des

choses en tant qu’elles sont des expressions de puissance. Or le scolie de la

proposition 23 et son « expérience d’éternité » font suite immédiatement à la

proposition 23 qui affirme l’éternité de l’âme, et qui renvoie pour être com-

prise à l’idée sub specie aeternitatis par laquelle Dieu considère le corps

humain (renvoi à la proposition 22 dans la démonstration). L’identification

Le progrès dans la connaissance

218

de la connaissance « sous un regard d’éternité », qui est une connaissance

adéquate (au moins rationnelle, selon E 2P44C2), avec le sentiment

d’éternité qu’a l’âme est donc explicite. Le « regard » utilisé ici pour traduire

« specie » n’est alors rien d’autre qu’un sentiment de la chose.

Enfin, faut-il rappeler que ce scolie est placé dans la partie traitant

du troisième genre de connaissance ? Nous croyons donc que la logique

impose d’identifier ici l’éternité sentie et expérimentée du scolie et la com-

préhension de l’intérieur qui est donnée à l’âme lorsqu’elle saisit l’infinie

puissance dans le fini, lorsqu’elle le conçoit sous un regard d’éternité : cette

sensation ou expérience d’éternité est adéquate, et nous pensons qu’elle est

même une intuition.

L’argument principal allégué généralement contre le rattachement de

cette expérience d’éternité à la connaissance intuitive (et, de manière géné-

rale, à la connaissance adéquate) réside dans la confrontation faite dans la

suite d’E 5P23S entre cette sensation et cette expérience d’éternité et

l’interprétation inadéquate qui en est donnée par la plupart des hommes :

Si nous avons égard à l’opinion commune des hommes, nous verrons qu’ils

ont conscience, à la vérité, de l’éternité de leur âme, mais qu’ils la confon-

dent avec la durée et l’attribuent à l’imagination ou à la mémoire qu’ils

croient subsister après la mort.

Pierre-François Moreau croit qu’il faut, à cause de cela, faire une distinction

entre « connaissance du nécessaire » et « expérience de la nécessité »441.

Chantal Jaquet utilise un raisonnement similaire pour nier que cette expé-

rience soit adéquate :

Quoiqu’ils soient d’ordre intellectuel, ce sentiment et cette expérience

d’éternité, partagés par tous les hommes, comme l’emploi du pronom per-

sonnel « nous » incite à le penser, ne délivrent pas une connaissance parfai-

tement adéquate et ne sont réductibles ni à la raison, ni à la science intui-

tive. S’ils l’étaient, cela impliquerait que tous les hommes ont une connais-

441 P.-F. Moreau, op. cit., p. 543. Son argumentation se résume en ces quelques lignes, que nous jugeons trop hâtives (ibid., p. 542-543) : « Jamais Spinoza ne parle de savoir ; il dit sentir, éprouver. Le terme sentir revient trois fois : ce ne peut être un hasard [ – effective-ment, mais nous en tirons précisément la lecture inverse]. Que la compréhension liée à l’expérience soit loin d’être adéquate, la suite le confirmera : le scolie de la proposition XXXIV notera que, si tous les hommes ont conscience de l’éternité de leur âme, ils traduisent cette éternité inadéquatement, en termes d’immortalité. Cette idée est donc aussi inadéquate en nous que l’idée de la flamme ou de notre propre main qui se brûle : dans un cas nous confondons la chose avec la rencontre ; dans l’autre la chose avec sa projection dans le temps ». Nous refusons la conclusion et le « donc » ; c’est l’interprétation de l’idée affective qui est inadéquate, et pas nécessairement l’idée en elle-même.

La forme de la connaissance adéquate

219

sance vraie de leur éternité, ce qui n’est manifestement pas le cas puisque

seul le sage possède ce privilège442.

L’argument utilisé ici peut-il être jugé convaincant, alors qu’il est parfaite-

ment clair que tous les hommes ont au moins une idée vraie (cf. par exemple

la formule déjà citée « habemus enim ideam veram » du paragraphe 33 du

Traité de la réforme de l’entendement), sans pour autant, loin de là, être tous

sages ? On peut précisément penser, au contraire, que cette idée qui est

donnée à chacun de son éternité est par excellence l’idée vraie que nous

avons de l’essence éternelle et infinie de Dieu, et ce, que nous l’interprétions

adéquatement ou non443. Car une idée vraie ne suffit pas, si les passions sont

nombreuses, à les renverser, de même que quelques idées communes, néces-

sairement adéquates, ne suffisent pas pour faire de tous les hommes des

sages – quoique tous les possèdent. Certes, donc, tous les hommes ont des

idées vraies, et on peut dire que leur commune expérience d’éternité est une

intuition vraie, mais cela ne revient pas à nier en quoi que ce soit la difficulté

de parvenir à la « sagesse ». En quelque sorte, il y aurait un degré quasi-

inconscient de l’intuition elle-même, laquelle, en même temps que l’âme,

deviendrait au cours de la progression éthique de plus en plus consciente

d’elle-même et de plus en plus puissante.

Dans ce qui suit immédiatement la phrase décisive de ce scolie où le

vocabulaire affectif et de l’expérience est utilisé (« Nous sentons », etc.), on

trouve une justification de l’idée d’une sensation dans le cadre de

l’entendement, et une suite à la métaphore du regard d’éternité :

Car l’Âme ne sent pas moins ces choses qu’elle conçoit par un acte de

l’entendement [quas intelligendo concipit] que celles qu’elle a dans la mé-

moire. Car les yeux de l’Âme par lesquels elle voit et observe les choses,

sont les démonstrations elles-mêmes.

Le sentiment ne se rattache pas moins à la connaissance vraie qu’à

celle du premier genre, et le problème, comme le dit Pierre-François Mo-

reau, consiste à trouver une « structure quasi mémorielle » dans

l’entendement qui « soit entièrement intérieure à l’âme et qui pourtant ait des

effets analogues à ceux du corps pour produire un sentiment »444. Celle-ci est

visiblement attribuée, au sein de l’âme, aux « démonstrations » (demonstra-

442 Ch. Jaquet, op. cit., p. 99 (c’est nous qui soulignons). 443 Cf. E 2P47 et son scolie qui rattache cette connaissance de l’infinité et de l’éternité de Dieu donnée à tous au troisième genre de connaissance, et explique précisément pourquoi, malgré cette idée parfaitement adéquate de l’essence de Dieu en l’âme, celle-ci continue à l’« imaginer ». La même chose se passe avec le sentiment d’éternité, qui en soi est une intuition vraie, ensuite recouverte par l’imagination des caractéristiques temporelles. 444 P.-F. Moreau, op. cit., p. 543.

Le progrès dans la connaissance

220

tiones), qui en sont « les yeux ». Cette phrase a suscité de nombreuses inter-

rogations. Sans entrer dans la discussion des interprétations qui en ont été

fournies, nous proposerons pour notre part l’explication suivante, quoique

nous reconnaissions pleinement que la phrase reste énigmatique : les dé-

monstrations qui sont « les yeux de l’âme par lesquels elle voit et observe les

choses » peuvent être comprises comme les déductions qui permettent, selon

la description de la connaissance intuitive, de former une idée de l’essence

des choses singulières à partir de l’idée de l’essence infinie des attributs de

Dieu.

Les démonstrations partent de l’universel pour aller au particulier :

c’est ce que fait l’âme lorsqu’elle conçoit adéquatement, aussi bien selon le

deuxième genre de connaissance (où elle va du nombre infini de caractéris-

tiques communes au particulier, savoir l’essence du corps en tant qu’elle

enveloppe l’attribut étendue, et l’essence de l’âme en tant qu’elle enveloppe

l’attribut pensée) que selon le troisième genre de connaissance (où elle va de

l’infinie puissance des attributs enveloppée dans mon corps et mon âme au

particulier, savoir les essences particulières de toutes choses alors conçues

« sous un regard d’éternité »). Dans les deux cas, l’âme conçoit les choses

d’une manière déductive ou en deux moments, comme cela a été vu plus

haut ; et nous pouvons dire que cette déduction a des caractéristiques suffi-

santes pour qu’on l’identifie à la démonstration dont parle le scolie. Car cette

déduction tire à chaque fois une idée nouvelle d’une connaissance (affective)

de puissance, et fait ainsi progresser l’âme au sein de la connaissance adé-

quate vers le terme de la connaissance intuitive.

Cette déduction est bien reliée à une expérience donnée de la puis-

sance divine, et l’on sait que la « démonstration » dont parle Spinoza ex-

plique la sensation et l’expérience données aux hommes de leur éternité –

mais aucune démonstration géométrique ou arithmétique ne pourrait jouer ce

rôle, c’est assez clair. Par conséquent, il est légitime de supposer que les

« yeux de l’âme » par lesquels elle voit les choses singulières sont les déduc-

tions, qui lui permettent de tirer une idée de l’essence singulière des choses à

partir de l’essence infinie de Dieu qu’elle perçoit dans une connaissance

expérientielle. C’est le caractère dynamique et affectif de cette connaissance

de l’infini et de l’éternel qui explique justement qu’il y ait déduction, c’est-

à-dire mouvement logique vers des idées nouvelles, plutôt que contempla-

tion statique par l’âme de l’idée de son éternité et de celle du corps.

Il nous paraît par conséquent incontestable que l’expérience

d’éternité, ou la connaissance sous un regard d’éternité, est le moteur qui

permet à la connaissance adéquate elle-même, en son propre sein, de se

perfectionner en ayant des objets de plus en plus puissants, et de plus en plus

d’objets de la sorte, jusqu’à considérer l’ensemble de la nature comme un

La forme de la connaissance adéquate

221

seul individu, infiniment vivant, et exprimant indéfiniment la puissance de la

nécessité divine. Nous ne pouvons, alors, accepter l’affirmation suivante de

Pierre-François Moreau :

On ne peut pas dire que trouver la voie du salut consiste à prendre cons-

cience de l’éternité ; cette prise de conscience, dans la mesure où elle ac-

compagne la progression dans la connaissance du troisième genre, est une

conséquence et non pas un principe445.

Cette affirmation est justifiée sur la base de la conception « différentielle »

du sentiment d’éternité446 dont nous avons déjà fait la critique, et qui fait

distinguer à tort l’expérience d’éternité donnée à l’âme et la connaissance

réelle de l’éternité. Nous avons montré qu’au contraire, l’expérience

d’éternité pouvait être vue comme étant rattachée au premier moment de

l’intuition, et que c’était bien cette prise de conscience de l’éternité qui

permettait d’expliquer pourquoi l’âme n’en restait pas à la contemplation de

sa propre essence et de celle du corps sous un regard d’éternité, mais était

poussée plus avant, par les démonstrations qui sont ses yeux pour les choses

invisibles, à déduire de ces idées de nouveaux objets. La saisie affective de

ces nouveaux objets (il s’agit de la puissance infinie divine, et des essences

de choses finies) va alors créer de nouveaux affects447 de joie et de désir,

dont l’acquiescientia animi, l’amour intellectuel de Dieu et la conscience de

soi du sage sont l’exemple, et qui une fois parvenus à leur parachèvement

constituent la béatitude absolue : la fusion de notre regard avec celui de

Dieu, c’est-à-dire le total recouvrement de notre statut d’essence objective –

de conscience, de certitude.

Pour conclure sur cette question du rôle de l’expérience affective

dans la connaissance, nous pouvons reprendre le schéma de la progression

dans la connaissance de manière synthétique, au fil de la transition continue

entre deuxième et troisième genre :

1) Idée d’une notion commune ;

2) Idée du corps et de l’âme comme enveloppant une puissance infi-

nie (c’est-à-dire, comme étant éternels) ;

3) Idée de la puissance infinie des attributs divins et de l’éternité ;

4) Idée de l’essence particulière de la chose finie à propos de la-

quelle a été formée une notion commune.

Les deux premiers moments correspondent à la connaissance rationnelle, les

deux derniers à la connaissance intuitive. Entre chacun de ces moments,

445 P.-F. Moreau, op. cit., p. 540. 446 Cf. P.-F. Moreau, op. cit., p. 543-545. 447 Ou devrait-on dire, de « post-affects » ?

Le progrès dans la connaissance

222

c’est un lien causal de déduction ou de modification qui est à envisager, dans

un mouvement circulaire de retour au particulier après être passé par les

aspects universels enveloppés. On remarque enfin que la connaissance du

troisième genre, selon ce que nous en avons reconstitué tout au long de ce

chapitre, est entièrement affective, si l’on veut bien admettre l’hypothèse que

nous avons mise à l’épreuve tout au long de ce travail selon laquelle toute

idée de puissance est une « conscience » ou une connaissance affective.

9.4. La dynamique d’auto-renforcement de la connaissance

adéquate

Cette identification des phases affectives dans les deux genres de

connaissance adéquate nous permet d’expliquer la formation du désir de

connaître à ses différents niveaux : celui de connaître selon le troisième

genre à partir du deuxième genre, et celui de connaître de plus en plus de

choses de manière adéquate.

On trouve bien une expérience de puissance, ou une structure affec-

tive, qui dès la saisie d’une chose selon la raison permet à l’âme de désirer

connaître cette chose sous l’angle (ou le regard) de l’éternité qu’elle enve-

loppe : c’est la structure de la conscience de soi, ou de la certitude de l’âme

qui « redouble » immédiatement toute idée vraie qu’elle conçoit. Cette

structure réflexive immédiate semble correspondre à un effet logique simul-

tané de ce que nous avons appelé ci-dessus le « premier » moment de la

connaissance rationnelle : elle est inéluctable, et par ailleurs c’est une forme

de joie, donc de renforcement par l’âme de sa puissance de penser. C’est là

l’explication qu’on peut donner au problème soulevé par E 5P28, car cette

joie, comme toute expérience d’un degré de puissance propre, a le pouvoir

d’engendrer le désir de son propre renforcement. Le premier moment de

l’intuition n’est lui-même que cette expérience en tant qu’elle inclut la

connaissance de la propriété principale de l’infinie puissance divine, à sa-

voir, son éternité ou sa nécessaire expression de soi. Dès lors, le problème de

la transition d’un genre à l’autre est résolu, puisqu’on obtient une vision

continuiste où la raison donne automatiquement lieu à l’intuition, c’est-à-

dire trouve son achèvement nécessaire en elle ou se modifie nécessairement

en elle. L’intuition vient donc compléter toute connaissance rationnelle de

chose singulière448.

448 Un modèle différent s’applique pour la connaissance des êtres de raison ou choses abs-traites (lois physiques, géométriques, arithmétiques, logiques, morales…), qui peuvent être connus par la raison sans que celle-ci se modifie en intuition. Pour ce deuxième modèle de la connaissance adéquate, cf. les références fournies à la note 372.

La forme de la connaissance adéquate

223

On a également une expérience de puissance, infinie (les attributs de

Dieu en tant qu’ils sont éternels) et finie (l’essence formelle d’une chose

singulière) dans l’intuition, et ce à ses deux moments. Une fois la boucle

bouclée, une fois l’âme revenue à l’objet singulier dont elle était partie, elle

en a éprouvé un tel renforcement et une telle joie qu’elle ne peut alors que

désirer connaître plus de choses de cette manière. Et c’est pourquoi, même si

quelques idées vraies ne font pas un sage, notre âme a le pouvoir de s’auto-

perfectionner pour s’en approcher le plus possible, en cherchant à connaître

de plus en plus d’objets de manière adéquate.

C’est ce qu’énonce la proposition 26 de la cinquième partie de

l’Éthique : « Plus l’âme est apte à connaître les choses par le troisième genre

de connaissance, plus elle désire connaître les choses par ce genre de con-

naissance »449. Car, faut-il le rappeler ?, c’est de cette connaissance du

troisième genre que provient la joie la plus haute ou la plus haute satisfaction

de l’âme450, et aussi la plus haute forme d’amour451, comme nous le verrons

dans un instant, puisque l’amour intellectuel de l’âme envers Dieu n’est que

la forme secondaire de cet affect joyeux. L’âme qui a connu certains objets à

travers les propriétés des attributs divins, dont l’éternité incluse dans leur

essence, désire connaître de plus en plus d’objets de la même manière, sub

specie aeternitatis. La seule chose qui justifie ce désir de progression cogni-

tive est le renforcement joyeux qui l’accompagne, donc les affects. C’est

parce que la connaissance du troisième genre est toute entière affective

qu’elle peut être la source du désir de connaître plus selon le même mode.

L’âme est guidée automatiquement par ses affects qui lui indiquent les types

d’activité (de connaissance) qui lui fournissent le plus grand renforcement,

le plus grand plaisir ou contentement, et plus elle les exerce, plus elle a le

pouvoir de les exercer.

Ainsi, nous pouvons voir une fois encore à quel point la question de

l’affectivité est intrinsèquement liée à celle du progrès automatique dans la

connaissance. La manière dont l’âme « sent » l’essence formelle du corps –

qui est la « certitude » ou l’essence formelle selon le paragraphe 35 du Traité

de la réforme de l’entendement –, est ce qui lui permet de passer d’un objet à

un autre, de déduire, par ses « yeux » que sont les « démonstrations », com-

ment la substance infinie est modifiée par les choses finies ; et aussi, c’est ce

qui renforce son désir de continuer dans cette voie de connaissance. Sans

l’affect, qui est ici expérience de Dieu, de puissance et d’éternité, l’âme

n’éprouverait pas l’augmentation de sa puissance et ne saurait tout simple-

449 E 5P26 ; G II, 297. 450 Voir E 5P32D : « De ce genre de connaissance [le troisième] naît le contentement de l’âme le plus élevé qu’il puisse y avoir, c’est-à-dire la Joie la plus haute » (G II, 300). 451 Voir E 5P32C et P36S.

Le progrès dans la connaissance

224

ment pas que cette connaissance est bonne pour elle. Car de même que la

détermination du bien et du mal dérivait pour chacun, dans la connaissance

inadéquate, de ses affects, de même, la détermination du bien de l’âme

qu’est la connaissance de Dieu, et donc la détermination de l’objet du désir,

dérive dans la connaissance adéquate de l’intensité de la joie éprouvée dans

l’appréhension de la vérité.

L’image de la spirale permet d’illustrer cette progression : la con-

naissance est comme un tourbillon qui, partant de quelques objets singuliers,

connaît de plus en plus d’objets, avec de plus en plus de puissance (et de

rapidité), avec pour seule limite celle de la nature finie de son entendement,

dont l’existence dans la durée ne suffira jamais à connaître toute chose sous

un regard d’éternité. Une fois la machine ou le mécanisme lancé –

l’automate –, pourtant, l’âme passe à un niveau où presque plus rien ne peut

la faire revenir en arrière dans le monde de la passivité. C’est ce que tradui-

sent les dernières propositions de l’Éthique sur la « sagesse » et « l’amour

intellectuel de Dieu ».

9.5. L’amour intellectuel de Dieu

Traité dans les vingt premières propositions de la cinquième partie

de l’Éthique, l’amour de l’âme envers Dieu (amor erga Deum) est une joie

ou une acquiescientia sui rattachée à l’idée de Dieu comme cause, mais

seulement en tant que le corps est existant : cet amour emprunte encore

beaucoup à l’imagination ; c’est l’âme sub duratione qui établit un lien

causal entre les choses conçues sub duratione, ou en tant qu’elles existent

selon un temps, un lieu et un nombre déterminés452, et un Dieu encore

quelque peu « imaginé ». Autrement dit, l’âme rattache d’abord à Dieu les

objets qui l’affectent sur le mode imaginatif : « L’âme peut faire en sorte que

toutes les affections du Corps, c’est-à-dire toutes les images des choses se

rapportent à l’idée de Dieu »453. Pour le dire autrement, elle ordonne ses

affections – toujours existantes – selon un ordre convenable pour

l’entendement, un ordre conforme à son essence telle qu’elle est saisie

objectivement en Dieu.

Cette mise en ordre des images du corps fait l’objet de la proposition

10 de la cinquième partie de l’Éthique :

452 Selon la formule « sub certo numero, determinata duratione, & quantitate » du cinquième point du paragraphe 108 du Traité de la réforme de l’entendement (TIE 108 ; G II, 39). 453 E 5P14 ; G II, 290.

La forme de la connaissance adéquate

225

Aussi longtemps que nous ne sommes pas dominés par des affects qui sont

contraires à notre nature, nous avons le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner

les affections du Corps suivant un ordre valable pour l’entendement454.

Le scolie de cette proposition explique de manière concrète comment on

peut, et doit, rapporter toutes nos idées à leur cause adéquate. Par là, on

comprend comment on forme l’« amour envers Dieu ». À la limite entre

connaissance sub duratione et connaissance sub specie aeternitatis, cet

amour représente la voie de passage entre le premier genre et le deuxième

genre de connaissance455 : transition non nécessaire, mais possible.

Ensuite, advenant un passage à la connaissance adéquate, ce même

« amour envers Dieu » se modifie en « amour intellectuel de Dieu » : l’âme,

par sa connaissance sous un regard d’éternité du corps et d’elle-même, est

amenée à sentir intuitivement la puissance infinie de la substance, et à

éprouver une joie beaucoup plus puissante. Cette joie, comme celle du

premier genre dont l’« amour envers Dieu » est dérivé, est une forme

d’acquiescentia (dont nous avons vu qu’elle renvoie à la joie d’être actif et

non passif), mais ici c’est un contentement de soi qui est aussi parfait que

l’est sa cause, Dieu :

La suprême vertu de l’Âme est de connaître Dieu (Prop. 28, p. IV), c’est-à-

dire de connaître les choses par le troisième genre de connaissance (Prop.

25) ; et cette vertu est d’autant plus grande que l’Âme connaît plus les

choses par ce genre de connaissance (Prop. 24) ; qui donc connaît les

choses par ce genre de connaissance, il passe à la plus haute perfection hu-

maine et en conséquence est affecté de la joie la plus haute (Déf. 2 des

Aff.), et cela (Prop. 43, p. II) avec l’accompagnement de l’idée de lui-même

et de sa propre vertu ; et par suite (Déf. 25 des Affec.) de ce genre de con-

naissance naît le contentement le plus élevé qu’il puisse y avoir456.

Le rattachement de cette joie la plus haute à l’idée de Dieu donne lieu à un

affect secondaire (c’est-à-dire une modification de cette joie) qui est une

nouvelle forme d’amour.

Cet amour n’est plus, comme l’amor erga Deum, un amour de Dieu

relié aux choses existantes. C’est un amour de Dieu en tant qu’il est éternel,

ce qui nécessite qu’il soit distingué conceptuellement, par l’ajout de

l’épithète « intellectuel », de l’amour relié au temps qu’il était jusqu’alors :

Du troisième genre de connaissance naît nécessairement un Amour intellec-

tuel de Dieu. Car de ce troisième genre de connaissance (Prop. préc.) naît

454 E 5P10 ; G II, 287. 455 Voir les analyses de l’amour de Dieu déjà présentées à la fin de notre chapitre VII. 456 E 5P27D ; G II, 297. C’est nous qui soulignons.

Le progrès dans la connaissance

226

une Joie qu’accompagne comme cause l’idée de Dieu, c’est-à-dire (Déf. 6

des Aff.) l’Amour de Dieu, non en tant que nous l’imaginons comme pré-

sent (Prop. 29), mais en tant que nous concevons que Dieu est éternel, et

c’est là ce que j’appelle Amour intellectuel de Dieu457.

En d’autres termes, il y a trois sortes d’amour. Il y a d’abord un

amour pour les choses finies, qui est une joie reliée à l’idée inadéquate d’une

chose finie comme cause : celui-ci est une passion. Au niveau de la connais-

sance adéquate, ou à son seuil, il y a un amour qui relie toutes les choses

finies existantes en tant qu’elles sont conçues sub duratione à l’idée de Dieu

comme cause : l’amour envers Dieu ; et il y a un amour qui relie toutes les

choses finies existantes en tant qu’elles sont conçues sub specie aeternitatis

à l’idée de Dieu éternel comme cause : l’amour intellectuel de Dieu. Cha-

cune de ces deux dernières formes amours contribue à la dynamique d’auto-

renforcement de la connaissance adéquate. En tant que ce sont des affects

secondaires, c’est-à-dire des modifications d’affects primaires de joie ou

d’acquiescientia, on doit leur attribuer le même rôle causal qu’à celles-ci :

ainsi, l’amour envers Dieu motive le passage à la connaissance adéquate, et

l’amour intellectuel de Dieu, qui est un effet de l’intuition d’une chose sous

un regard d’éternité, sert à alimenter éternellement le désir de l’âme de

continuer à connaître selon le troisième genre de connaissance.

Un pas supplémentaire est franchi à la proposition 35 d’Éthique V.

Alors qu’il n’avait été jusqu’alors question que de l’âme humaine, c’est

subitement de Dieu qu’on apprend qu’il « s’aime lui-même d’un Amour

intellectuel infini »458. Amor erga Deum et Amor Dei intellectualis sont alors

confondus dans un intriguant Mentis Amor intellectualis erga Deum

(« Amour intellectuel de l’âme envers Dieu ») de l’âme humaine à la propo-

sition 36 :

L’Amour intellectuel de l’Âme envers Dieu est l’amour même duquel Dieu

s’aime lui-même, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il peut

s’expliquer par l’essence de l’Âme humaine considérée sous un regard

d’éternité ; c’est-à-dire l’Amour intellectuel de l’Âme envers Dieu est une

partie de l’Amour infini duquel Dieu s’aime lui-même459.

La dernière phrase de cette proposition fournit la clé de compréhen-

sion de l’éternité chez Spinoza, et du sens profond de la démarche éthique.

Rappelons la proposition 3 de la deuxième partie de l’Éthique : « Il y a

nécessairement en Dieu une idée tant de son essence que de tout ce qui suit

457 E 5P32C ; G II, 300. D’où la conséquence que cet amour est aussi éternel (E 5P33 ; ibid.). 458 E 5P35 ; G II, 302. 459 E 5P36 ; G II, 302. C’est nous qui soulignons.

La forme de la connaissance adéquate

227

nécessairement de son essence »460. Comment Dieu a-t-il cette idée ? Par son

entendement infini ; c’est-à-dire que celui-ci, qui n’est autre que l’idea Dei

dont on parle dans cette proposition, contient une idée de chacune de ses

modifications. Or, l’essence objective d’une chose n’est rien d’autre que

l’idée vraie et éternelle que Dieu a, dans son entendement infini, de cette

chose. Et c’est l’identification, opérée dans le Traité de la réforme de

l’entendement entre la certitude possédée dans le deuxième genre et

l’essence objective elle-même, qui nous éclaire ici le plus pour comprendre

le sens de E 5P36 : en aimant Dieu d’un amour intellectuel, l’âme connaît

parfaitement le corps dont elle est l’essence objective. Elle éprouve un

contentement suprême de se savoir active, de se « savoir savoir », et rattache

cette idée adéquate d’elle-même et de son corps à l’idée de Dieu comme

cause éternelle. Mais Dieu, non en tant qu’il connaît toutes les choses en-

semble mais en tant qu’il connaît seulement la chose dont l’âme est l’idée,

connaît éternellement sa modification formelle à travers l’essence objective

qu’est l’âme, et ainsi la jouissance qu’il tire de cette connaissance est stric-

tement la même que celle que l’âme éprouve nécessairement lorsqu’elle

connaît adéquatement son corps : par conséquent, les deux amours sont

identiques, à ceci près que celui qu’a Dieu pour lui-même est donné dans

l’infinité des essences objectives (ou âmes) des choses existantes, ce qui

implique que l’amour intellectuel de l’âme envers Dieu n’est qu’une partie

de l’amour intellectuel dont Dieu s’aime lui-même461.

Dès lors, on comprend que l’éthique de Spinoza est une entreprise de

réunification de l’âme avec sa source divine, et de jouissance de cette identi-

té reconnue. C’est cela, le salut : se connaître, connaître Dieu et toute chose

sous un regard d’éternité, ou encore, participer activement, consciemment, à

ce que Pierre Macherey appelle de manière quelque peu étrange mais juste

« l’affect divin de jubilation universelle »462, et Alexandre Matheron, dans

une formule non moins frappante, « la béatitude cosmique infinie qui anime

la Nature entière »463.

Dieu s’aime lui-même d’un amour intellectuel infini, correspondant

à une jouissance infinie de soi. Cette jouissance infinie serait aussi une

460 E 2P3 ; G II, 87. 461 Les pages 598-599 d’A. Matheron, op. cit, sont irremplaçables pour faire comprendre cette identité des deux amours. 462 P. Macherey, op. cit., vol. V, p. 166. 463 A. Matheron, op. cit., p. 594. On lira en particulier les quelques pages précédant celle-ci pour comprendre la nature de la jouissance de soi divine. Mais surtout, il nous faut souligner la justesse avec laquelle il a exposé le sens du salut comme prise de conscience de ce qui a toujours été là, de toute éternité et nécessité, exposé qui culmine à nos yeux dans les quelques lignes suivantes : « Être, c’est être heureux ; joies passionnelles et joies rationnelles ne sont que le dévoilement progressif de cet éternel bonheur. Il nous suffit, pour être sauvés, de le savoir » (ibid., p. 590).

Le progrès dans la connaissance

228

acquiescientia si cette dernière n’était pas, par définition, un affect. Or, il est

parfaitement clair que Dieu ne passe à aucune puissance plus grande,

puisque sa puissance est déjà infinie, et par conséquent qu’il ne peut être dit

avoir des affects464. La jouissance de soi de Dieu, accompagnée de l’idée de

soi qui lui est donnée par son entendement infini, est au-delà de tout affect,

si l’on entend par là l’expérience d’une modification de puissance. Mais elle

reste bel et bien une connaissance de puissance, et elle est exprimée par

Spinoza, faute de vocabulaire sans doute, dans des termes affectifs (cf.

l’usage du verbe gaudere en E 5P35D465). Cette jouissance est assurément,

pour Dieu, une expérience éternelle de sa puissance, une conscience de soi.

Certes, on ne peut pas non plus parler de « conscience de soi divine » au

sens strict du terme, mais Spinoza lui-même évoque la conscience de soi du

sage à la fin de l’Éthique, et on a envie d’appliquer la formule de E 5P31S à

Dieu lui-même : « Plus haut chacun s’élève dans ce genre de connaissance,

mieux il est conscient de lui-même et de Dieu, c’est-à-dire plus il est parfait

et possède la béatitude »466. Suprêmement puissant et omniscient, Dieu doit

être à plus juste titre encore suprêmement conscient de soi. La seule diffé-

rence, qui nous a déjà amenée à parler de « conscience intellectuelle de soi »

plutôt que de « conscience de soi » au sens strict au chapitre VI, est qu’on ne

peut concevoir en Dieu de variation en puissance, et donc d’affect au sens

strict. Dieu a un sentiment ou une expérience de soi qui est conscience

intellectuelle de soi, comme il s’aime lui-même d’un amour intellectuel

infini.

La possibilité ouverte pour l’homme d’y participer grâce à la struc-

ture très complexe de son corps et, a fortiori, de son âme, lui permet de

progresser lui aussi en « conscience de soi, de Dieu et de toutes choses », par

contraste avec l’ignorant qui est tout entier passif. C’est alors de « sagesse »

qu’il est question :

L’ignorant, outre qu’il est de beaucoup de manières ballotté par les causes

extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur [vera animi

acquiescientia], est dans une inconscience presque complète [quasi inscius]

de lui-même, de Dieu et des choses et, sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse

aussi d’être. Le Sage, au contraire, considéré en cette qualité, ne connaît

guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle

conscience de lui-même, de Dieu et des choses [sui, & Dei, & rerum aeter-

464 « Dieu n’a point de passions et n’éprouve aucun affect de joie ou de tristesse », E 5P17 ; G II, 291. Cf. les analyses présentées en 6.2. 465 « Dei natura gaudet infinita perfectione » (E 5P35D ; G II, 302). 466 E 5P31S ; G II, 300.

La forme de la connaissance adéquate

229

na quadam necessitate conscius], ne cesse jamais d’être et possède le vrai

contentement [vera animi acquiescientia]467.

Le sage dont Spinoza parle ici ne peut, c’est évident, être un homme

connaissant toute chose sous un regard d’éternité : l’entendement humain est

fini, l’existence dans la durée est limitée ; par conséquent Dieu seul connaît

toute chose de manière parfaite. Cela n’empêche pas le sage de « ne cesser

jamais d’être » et de « posséder le vrai contentement », ce qui montre bien

qu’on peut être sage, et parvenir à la béatitude promise par l’éthique spino-

ziste, sans être pour autant parfait, et sans cesser d’être humain. C’est donc

qu’on accède à la sagesse à partir d’un certain stade d’activité et de connais-

sance adéquate, qui correspond probablement, selon nous, à une certaine

proportion d’idées vraies – nous avons déjà souligné l’importance du voca-

bulaire de la proportion au chapitre VI.

L’idée d’automatisme prend alors tout son sens, car on peut penser

qu’à un moment donné, l’âme « bascule » de manière inéluctable dans la

connaissance adéquate, c’est-à-dire forme naturellement des idées adéquates

au lieu de former naturellement des idées inadéquates. L’âme qui rattache un

très grand nombre de choses à leur véritable cause contient un modèle

d’explication du monde auquel un nombre de plus en plus grand d’idées

viennent se greffer, le renforçant par là même, le complétant pour en faire un

immense réseau de relations causales adéquates. L’âme s’habitue à envisager

les choses sous un regard d’éternité et éprouve tant de joie en le faisant,

qu’elle en est plus puissante, et donc de plus en plus capable de comprendre

un nombre croissant de choses de la même manière : qu’est-ce qui pourrait

interrompre cette spirale grandissante ? Peut-être des vicissitudes extrême-

ment contrariantes pourraient-elles faire replonger momentanément l’âme du

sage dans la passivité, mais si elle est suffisamment active, elle doit pouvoir

accepter que tout ce qui la contrarie ne soit encore qu’une expression de la

puissance infinie divine, et de la sorte, parvenir à surmonter automatique-

ment sa passivité.

Ainsi, le sage n’est ni parfait ni omniscient, mais une fois passé un

certain stade, une certaine proportion d’idées vraies par rapport aux idées

mutilées ou fausses, l’automatisme du perfectionnement dans la connais-

sance fait qu’il ne risque plus de retomber dans la passivité. Il « ne connaît

guère le trouble intérieur », vix animo movetur : c’est-à-dire que son esprit

est « à peine » (vix) touché ou troublé par les choses extérieures. On voit

bien que ce n’est pas là une négation complète : en théorie, le sage est tou-

jours homme, et donc il a une nature qui intègre une part inaltérable de

passivité. Mais en pratique, l’automatisme du renforcement en puissance de

467 E 5P42S ; G II, 308.

Le progrès dans la connaissance

230

son âme lui fait acquérir une sorte de nature supérieure, un partage de la

puissance divine qui fait qu’il possède réellement, d’ores et déjà, le vrai

contentement. Le contentement suprême qu’il éprouve explique alors

l’indéfinie perpétuation du désir de connaître les choses selon le troisième

genre de connaissance.

Notons que la lecture que nous avons proposée de l’automatisme de

la connaissance adéquate suppose une continuité entre la raison et l’intuition

qui fait de l’intuition l’effet nécessaire de la raison, c’est-à-dire sa modifica-

tion déductive automatique. Répondant au problème qui nous paraît autre-

ment insoluble de la possibilité du passage du deuxième au troisième genre,

en évitant de faire de l’intuition une modalité du savoir sortant de nulle part,

cette interprétation diminue la supériorité du troisième genre de connais-

sance sur le deuxième si l’on entend par là celle de l’intuition sur la raison.

Or Spinoza parle toujours de l’excellence du « troisième genre », et non de

celle de la connaissance adéquate en général. Nous convenons du fait que

notre interprétation ôte à l’intuition sa supériorité sur la raison pour ce qu’il

en est de la connaissance des choses singulières, et pourtant, nous

n’admettons pas la critique consistant à dire que cette lecture contredit le

texte. Cette critique possible nous permet de clarifier un élément important

de la théorie de la connaissance chez Spinoza.

La manière dont Spinoza parle du troisième genre de connaissance

est en réalité marquée par la dualité du référent : tantôt Spinoza désigne par

là la manière d’acquérir une idée singulière, c’est-à-dire le mode d’intuition

d’une idée ; tantôt il désigne par là un état ou un stade de développement de

l’âme dans lequel elle connaît la plupart des choses de manière adéquate,

c’est-à-dire, l’état du sage. Le premier sens se retrouve notamment dans la

description des genres de connaissance, puisqu’ils sont présentés comme des

manières dont l’âme forme ses idées (singulières)468. Le second sens se

retrouve dans les passages où il est question de la supériorité du troisième

genre de connaissance, comme par exemple en E 2P47S où il est dit que la

cinquième partie de l’Éthique va en montrer l’excellence (praestantia) et

l’utilité (utilitas) :

Nous voyons par là que l’essence infinie de Dieu et son éternité sont con-

nues de tous. Puisque, d’autre part, tout est en Dieu et se conçoit par Dieu,

il s’ensuit que nous pouvons déduire de cette connaissance un très grand

nombre de conséquences que nous connaîtrons adéquatement, et former

ainsi ce troisième genre de connaissance dont nous avons parlé dans le sco-

468 Le Court Traité dit ainsi : « Nous acquérons ces concepts ou bien par… » (KV 2/1 no 2-3 ; G I, 54) ; le Traité de la réforme de l’entendement dit : « Il y a une perception que nous acquérons par… » (TIE 19 ; G II, 10) ; et l’Éthique dit : « Nous avons nombre de perceptions et formons des notions générales tirant leur origine de… » (E 2P40S2 ; G II, 122).

La forme de la connaissance adéquate

231

lie 2 de la proposition 40 et de l’excellence et de l’utilité duquel il y aura

lieu de parler dans la cinquième partie.

Il paraît évident qu’on ne « forme » pas ici le troisième genre de connais-

sance avec une seule idée intuitive, mais que ce genre désigne un ensemble

de connaissances adéquates. C’est d’ailleurs le terme choisi ici par Spinoza :

« que nous connaîtrons adéquatement ». Le « troisième genre de connais-

sance » semble donc désigner dans ces passages l’état cognitif général de

l’âme lorsqu’elle a suffisamment d’idées adéquates pour fonctionner princi-

palement en régime adéquat et actif, comme c’est le cas pour l’âme du sage.

On peut donc bien unifier la raison et l’intuition dans un « cercle » de con-

naissance adéquate des objets singuliers où toute connaissance par notions

communes d’un objet se modifie automatiquement en connaissance de

l’essence de cet objet, c’est-à-dire son intuition, sans contredire la supériorité

réelle du régime de connaissance capable de connaître le plus grand nombre

de choses sous un regard d’éternité par rapport à la connaissance inadéquate.

Il faut simplement admettre que le « troisième genre de connaissance » chez

Spinoza désigne deux réalités différentes, et a donc un spectre plus large que

l’intuition d’une idée singulière.

En conclusion, ce chapitre nous a permis de voir la place et le rôle

causal de l’affectivité au sein de la connaissance adéquate. La certitude et le

sentiment d’éternité, ainsi que l’amour intellectuel de Dieu qui découle de ce

dernier, sont autant de modalités affectives adéquates qui justifient la transi-

tion nécessaire du deuxième au troisième genre de connaissance (E 5P28),

ainsi que le renouvellement indéfini du désir de connaître de cette manière

(E 5P26). Loin d’être une modalité inférieure de l’âme, l’expérience ou le

sentiment d’éternité dont Spinoza parle aux propositions 23 et 34 de la

dernière partie de l’Éthique est au contraire une intuition d’éternité donnée à

tout homme. Nous avons suggéré la possibilité, alors, que l’intuition elle-

même soit inconsciente, nous pourrions dire « quasi inscius », tant que l’âme

n’est pas parvenue à un degré suffisant de développement cognitif et ontolo-

gique pour relier cette idée vraie de Dieu et de l’éternelle nécessité à ses

autres idées de choses. Le vocabulaire de la proportion entre les idées adé-

quates et inadéquates, dont nous avons déjà noté l’importance auparavant,

permet alors de dessiner la figure du sage comme étant celle d’un homme

dont l’« automate spirituel » qu’est son âme a développé ses propres res-

sources pour progresser en puissance, et dont la course ne peut, à toutes fins

pratiques, plus être enrayée par la vie passionnelle qui la tirait en arrière.

Plongée dans un amour intellectuel de Dieu qui renouvelle perpétuellement

son désir de le connaître et de le voir dans toute chose, c’est-à-dire de con-

Le progrès dans la connaissance

232

cevoir toute chose sous un regard d’éternité, l’âme a alors un conatus qui

s’épanouit dans le plus haut contentement qui puisse être, relié à l’idée (la

conscience) de soi. En un sens, on pourrait aller jusqu’à dire que la structure

même de la connaissance adéquate est un conatus ou un désir de connaître

qui, par son renforcement guidé par les affects, a développé les moyens de sa

propre subsistance, active, autonome, et éternelle.

Conclusion

La double question à la source de cet ouvrage était la suivante :

comment le mécanisme du progrès dans la connaissance se déploie-t-il

exactement chez Spinoza, et pourquoi ce processus cognitif, relié aux idées

qu’on possède, est-il en même temps un processus éthique, relié à la joie et

au bonheur ? On constate que le champ de l’éthique n’est pas, à proprement

parler, celui de la connaissance, mais celui du progrès dans la connaissance.

Et de ce progrès, seul l’homme est capable. En effet, par manque de com-

plexité essentielle, aucun autre mode fini de la nature n’est capable de pro-

grès éthique, et cela, bien que tous soient doués de perception et certains

même d’affects. Inversement, Dieu ou le tout de la nature ne peut être conçu

comme susceptible de progrès, à cause de la perfection essentielle qui est

déjà la sienne. L’homme est donc le seul être concerné par l’éthique chez

Spinoza, et cela, parce que lui seul est capable à la fois d’affects et de raison.

Mais la raison ne lui est pas donnée d’emblée, et il la conquiert par un pro-

cessus de prise de conscience de soi et de sa puissance propre.

Il ne s’agit pas pour nous de prétendre que la conscience intervient

dans l’évolution – au sens biologique, au sens du changement – de toute

chose. L’étude du caractère dynamique de l’ontologie spinoziste est certes

un réquisit pour comprendre ce que sont les affects, savoir, des idées de

puissance permettant le développement d’une conscience de soi, mais

l’inverse n’est pas vrai : la substance n’a pas besoin des affects, c’est-à-dire

de la conscience de soi qu’ont certains êtres finis, pour évoluer et déployer

infiniment sa puissance dans un processus de production immanente. Si l’on

disait cela, on redonnerait injustement à l’homme un rôle essentiel dans la

nature, comme si le devenir de celle-ci dépendait de lui, alors que de toute

évidence la conscience de soi des hommes et leur capacité à faire leur salut

ne changent rien à l’infinie puissance divine, qui est toujours absolue. Abso-

lue, oui, mais néanmoins non statique. Ce qui cause l’évolution et le passage

de la nature d’un état à l’autre dans la durée, comme nous l’avons expliqué

dans notre première partie grâce à notre explication circulaire de la causalité,

ce sont les modes finis ultimes que sont respectivement, pour les attributs de

la pensée et de l’étendue, la volonté et la détermination corporelle. Et de

cela, tous les individus sont doués, car ce sont les modifications ultimes du

conatus lui-même. Que cela soit donc bien clair : nous ne voulons aucune-

ment dire que l’ajout de la conscience à cette volonté et à cette détermination

corporelle est ce qui cause l’évolution dans la nature. En revanche, ce que

nous pensons avoir montré, c’est que c’est elle qui cause la progression ou le

progrès, termes que nous réservons à une évolution orientée, à un accom-

Conclusion

234

plissement progressif allant du moins vers le plus pour l’individu – vers plus

de connaissance, plus de joie, plus d’être. Et c’est ce progrès, réalisé sans

cause finale, qui nous importe, à nous les êtres humains.

La possibilité du salut est donc conférée aux hommes par la capacité

qu’ils ont de prendre conscience de la puissance dont ils sont porteurs, qu’ils

« enveloppent ». Mais là encore, il ne faut pas oublier que toute chose,

même la plus simple, a une idée qui « enveloppe nécessairement l’essence

éternelle et infinie de Dieu »469. Il s’est donc agi pour nous de comprendre

précisément ce que la notion de conscience de soi recouvrait, et quelle place

elle avait dans l’économie du système, pour justifier que le salut consiste en

une conscience de ce donné universel. Et il nous est apparu que sa place était

absolument prépondérante, pour l’éthique du moins, et méritait d’être large-

ment réévaluée en même temps que précisée. Car son rôle est, ni plus, ni

moins, causal ; c’est la conscience – en tant que ce terme signifie chez

Spinoza une idée de puissance ou un affect – qui est le moteur du progrès

automatique de l’âme vers la béatitude une fois qu’elle a conçu une idée

vraie, ne serait-ce qu’une seule.

L’attention particulièrement portée à la justification du passage d’un

état à l’autre pour l’individu, qui s’est traduite dans notre troisième partie par

l’analyse détaillée de la transition d’un genre de connaissance à l’autre dans

la progression éthique, nous a amenée à plonger au cœur des éléments pro-

prement dynamiques de la philosophie de Spinoza, et à explorer tout particu-

lièrement la dimension affective de la connaissance. Sans l’affectivité qui est

inhérente à la connaissance humaine, nous n’aurions aucune idée de nous-

mêmes : car que sommes-nous, sinon des modes de l’infinie puissance

substantielle ? Toute idée de puissance est, pour l’homme, une connaissance

affective joyeuse ou triste, c’est-à-dire une détermination qui s’accompagne

d’une prise de conscience du désir qui constitue son essence.

C’est la prise de conscience de son pouvoir infini de penser, révélé à

l’âme humaine lorsqu’elle forme une première idée vraie (une notion com-

mune dans l’Éthique), qui constitue l’aiguillon de son désir de perfectionner

sa connaissance dans un progrès sans fin. Le caractère affectif de cette prise

de conscience est la seule chose qui permette d’expliquer que l’âme n’en

reste pas là mais continue, poussée de l’intérieur par son désir qui n’est autre

que son essence, à connaître en vérité. Car seule la joie éprouvée dans la

connaissance, et l’amour que devient cette joie lorsqu’elle est rattachée à

l’idée de sa cause adéquate qu’est Dieu (amour envers Dieu puis amour

intellectuel de Dieu), justifie la perpétuation du désir et son report vers

469 E 2P45 ; G II, 127.

Conclusion

235

d’autres objets de connaissance, toujours plus nombreux, désormais conçus

« sous un regard d’éternité ».

La première partie a fourni les jalons métaphysiques et ontologiques

nécessaires à la compréhension de l’idée d’automatisme en expliquant

comment et pourquoi la causalité formait un tissu de nécessité, et quelle

place y tenait l’être humain, composé d’âme et de corps. Notre interprétation

repose de manière ultime sur une conception encore peu répandue de la

causalité chez Spinoza, que nous espérons qu’elle corrobore : une vision

circulaire de la causalité ; plus exactement celle d’une spirale dynamique

dont l’image permet d’illustrer également le progrès éthique. Selon cette

lecture, la cohésion entre la causalité déductive, interne, de la substance aux

modes, et la causalité mécanique, externe, des modes finis aux modes finis,

est assurée par la reconnaissance d’un statut causal de ces derniers envers la

substance elle-même. L’avantage essentiel de cette interprétation réside à

nos yeux dans la manière dont elle permet d’expliquer l’égalité vécue de

l’âme et du corps en tant que l’un et l’autre évoluent simultanément en

donnant une impression d’interaction causale de l’un sur l’autre. Cette

interaction se joue en réalité à un autre niveau, non directement entre les

deux modes des deux attributs réellement distincts, mais entre les modes et

la substance, laquelle prend immédiatement, à travers tous les attributs, la

nouvelle forme qui lui est conférée par la détermination donnée dans l’ordre

modal des rencontres. Cette égalité justifie que les affects soient donnés dans

tous les attributs, et que la conscience de soi soit par conséquent nécessaire-

ment adéquate en elle-même – indépendamment de l’interprétation, com-

plète ou inadéquate, que l’âme en fournit alors.

Précisément, notre deuxième partie nous a permis de nous pencher

sur la conscience de soi enveloppée dans tout affect. Pour désigner l’affect

dans son aspect strictement mental, c’est-à-dire l’idée d’une variation de la

puissance propre, Spinoza parle lui-même de « conscience de soi ». Nous

avons tenté de montrer que la conscience de sa puissance propre

n’empêchait pas l’âme humaine, comme les âmes des autres individus sen-

sibles, d’être un simple automate spirituel totalement dirigé par ses idées, ce

qui nous a conduite à une exploration de l’affectivité des différents êtres

dans la nature. Si seule l’âme humaine est concernée par l’éthique, ce n’est

pas parce qu’elle serait la seule à posséder la conscience de soi : bien

d’autres individus, ou moins, ou plus puissants, en sont doués. C’est parce

que sa conscience de soi peut, grâce à sa structure corporelle (et mentale)

suffisamment complexe pour former des notions communes et accéder à la

raison, devenir conscience de soi, de Dieu et de toutes choses, c’est-à-dire

être une idée adéquate reliée de manière adéquate à la puissance infinie

substantielle qui est sa véritable cause.

Conclusion

236

Développer une telle conscience de soi, de Dieu et de toutes choses

représente la finalité propre de l’éthique spinoziste car elle procure le plus

grand contentement possible, c’est-à-dire l’affect le plus stable, qui est à la

fois acquiescientia sui et amor Dei intellectualis. Mais si le sage y parvient,

c’est au terme d’un processus qui, on le comprend, ne peut être dirigé que

par des relations causales nécessaires, des relations de causalité efficiente.

Nous avons tenté de montrer dans notre dernière partie que l’affectivité

inhérente à la connaissance, et en particulier la structure de la conscience de

soi (conscience de la variation dans sa puissance propre) incluse dans tout

affect, fournissait une explication cohérente à la fois de l’existence d’une

dynamique de progrès, et de l’orientation de celle-ci vers le bien réel de

l’être humain malgré l’absence de toute cause finale, à savoir sa participation

à la jouissance infinie de soi divine. C’est la nature « jouissive » de toute

éternité de toute âme ou essence objective qui explique que son chemine-

ment automatique la mène, finalement, au bonheur. Celui-ci n’est pas le

résultat d’un choix mais le simple déploiement de son être et de ses détermi-

nismes propres.

Ainsi avons-nous pu analyser, en ce qui concerne la connaissance

inadéquate, le rôle qu’y joue l’affectivité et voir dans la joie et l’amour nés

de l’imagination, malgré l’erreur dont ils sont issus, des forces réelles de

perfectionnement. Nous avons ensuite pu comprendre le passage au deu-

xième genre de connaissance par la formation, grâce au pouvoir de compa-

raison que recèle l’imagination elle-même, de notions communes et, de là,

d’un amour envers Dieu y correspondant ; ce qui nous a permis de souligner

la continuité possible d’un genre à l’autre grâce au dépassement des passions

et au renforcement ontologique qui l’accompagne. Le premier genre de

connaissance est donc celui où la conscience de soi de l’âme est encore

confuse et inadéquate, certes, mais il comporte lui-même des degrés internes

qui sont autant d’échelons différents dans l’augmentation de la partie active

de l’âme par rapport à sa part de passivité. Et le passage d’un échelon à

l’autre se comprend par la joie ou la tristesse ressentie ontologiquement par

l’âme : sa puissance s’en trouve augmentée ou diminuée, et elle en a une

conscience qui, en elle-même, ne la trompe pas.

Pour ce qu’il en est de la connaissance adéquate des objets singu-

liers, nous avons tout d’abord montré qu’on pouvait la voir comme un tout

unique où la raison se modifie nécessairement en intuition. Le deuxième

genre de connaissance correspond à la conception par l’âme du corps, et

incidemment d’elle-même, comme des expressions de la puissance infinie

qu’ils enveloppent, et elle donne lieu à la connaissance de ce corps et d’elle-

même sous un regard d’éternité, c’est-à-dire tels qu’ils sont aux yeux de

Dieu, dans l’entendement infini. Notre analyse du passage du deuxième au

Conclusion

237

troisième genre a souligné l’étroitesse extrême, en vérité la distinction pure-

ment de raison, qui existe entre le deuxième et le troisième genre, du fait que

l’un et l’autre s’impliquent mutuellement dans un cycle qui perpétue le

progrès de l’âme dans la connaissance, la joie et l’amour de Dieu. Le fait que

l’amour intellectuel de l’âme envers Dieu fusionne avec l’amour dont Dieu

s’aime lui-même (E 5P36) s’explique par le fait que l’âme recouvre peu à

peu la plénitude de sa conscience d’elle-même, laquelle n’est autre que son

essence objective, c’est-à-dire sa réalité en Dieu.

Ce qu’on retiendra sans doute plus particulièrement de notre étude

des formes de la connaissance adéquate, en dehors de l’analyse précise de

son mécanisme d’accomplissement à travers ses différents « moments »,

c’est le constat qui est le nôtre à propos du troisième genre de connaissance :

celui-ci est un mode purement affectif. Nous avons proposé de considérer

l’intuition comme l’expérience d’éternité elle-même, qui renvoie à la cons-

cience pleine et entière par l’âme de la puissance qu’elle enveloppe. Certes,

une telle lecture entièrement « affective » de l’intuition chez Spinoza n’est

pas courante, mais nous espérons être parvenue à montrer qu’elle se justifie

à part entière. Non seulement cette lecture nous amène à supprimer la dis-

tinction ontologique entre le deuxième et le troisième genre, mais encore,

elle nous amène à voir dans la « science intuitive » simplement la continuité

affective de la conception selon le deuxième genre de connaissance.

Ainsi n’avons-nous eu de cesse, parcourant plusieurs facettes du

même objet qu’est l’éthique spinoziste – l’ontologie, la théorie des affects et

la théorie de la connaissance470 –, de tenter de comprendre ce qui explique le

dynamisme, ce qui le justifie conceptuellement et pratiquement, par la

manière dont sa mise en œuvre est possible. Pour ce qui concerne la dyna-

mique humaine, son pivot est l’affectivité, qui forme le ressort du passage

d’un degré de connaissance à l’autre dans la progression éthique. Nous

avons cherché à montrer que les affects, et, plus précisément, la notion de

« conscience » qui est employée par Spinoza lui-même, permettaient de

rendre compte de manière originale et complète tant de l’orientation de

l’éthique vers une béatitude unique, identique pour quiconque y parvient –

du fait que c’est celle de Dieu lui-même –, que du mécanisme concret qui est

à l’œuvre dans l’âme humaine progressant vers elle. Tant la fin, que les

moyens, sont fournis par les affects, et plus précisément par la joie et sa

forme dérivée qu’est l’amour.

Si le déploiement de l’automatisme de l’âme la conduit naturelle-

ment à sa béatitude, comment alors est-il possible, nous objectera-t-on, que

470 Une exploration de la théorie politique de Spinoza sous l’angle de son dynamisme intrin-sèque pourrait également être effectuée dans le même sens, mais on peut considérer qu’elle a déjà été proposée par Laurent Bove dans La stratégie du conatus (op. cit.).

Conclusion

238

toutes les âmes humaines ne parviennent pas à la sagesse mais que celle-ci,

des propres mots de Spinoza au dernier scolie de l’Éthique, soit d’un accès

difficile, et rare471 ? On semble obtenir une vision inversée, et il faut effecti-

vement concilier la difficulté de cet accomplissement bien soulignée par

Spinoza avec l’apparente facilité qu’a l’âme de s’auto-perfectionner, selon la

présentation que nous en donnons. C’est ici une question légitime, et pour y

répondre nous mentionnerons simplement, à titre d’ouverture sur cette

question, deux voies de réponse.

Tout d’abord, il importe de voir que la prise de conscience de la

puissance qu’elle exprime n’est, pour l’âme qui connaît de manière très

inadéquate ou avec une très grande part de passivité, que très réduite ; son

pouvoir de compréhension dépendant précisément de son activité, elle ne

comprend que très mal, très confusément, ce qu’elle ressent, ce que lui

indiquent ses affects, et risque à tout instant de renforcer son état de passivité

en rattachant les indications que lui fournissent ses expériences affectives, en

elles-mêmes justes, à des causes inadéquates. La conscience de soi, toujours

vraie et donnée éternellement à l’âme de toute chose en tant que Dieu en

forme une idée, est masquée et se dévoile progressivement pour l’âme

humaine : en un sens, elle est inconsciente et se révèle peu à peu à elle-

même ; ce qui entraîne, lorsqu’elle rentre en possession de soi, un redouble-

ment de conscience, une conscience absolue d’être dans le vrai, un savoir

qu’on sait, qui est une « certitude », une intuition de puissance. Cette notion

paradoxale de « conscience inconsciente » serait notre premier élément de

réponse, entendu au sens d’un donné encore masqué, recouvert, étouffé par

la passivité et l’inadéquation, et qu’il faut dévoiler.

Deuxièmement, même si les hommes sont capables de former assez

facilement des idées vraies, comme le rappelle Spinoza à propos des notions

communes, on ne voit pas que la possession de quelques idées vraies suffise

pour déterminer chacun à continuer dans la voie de la connaissance vraie. Ce

n’est pas pour rien que Spinoza consacre une partie entière de l’Éthique à la

servitude humaine : il ne faut pas négliger la puissance de la vie passion-

nelle, et Spinoza sait bien que c’est de là que part toute âme. La difficulté

consiste donc à s’en sortir pour libérer l’âme des entraves externes à sa

propre nature, et lui permettre d’épanouir sa conscience de soi. En un sens, il

faut s’habituer presque de force au vrai, il faut se contraindre à faire son

bonheur, et c’est seulement à un certain niveau de développement que le

mécanisme d’auto-perfectionnement de notre âme peut se suffire entière-

471 « Si la voie que j’ai montré qui y conduit, paraît être extrêmement ardue, encore peut-on y entrer. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et si l’on y pouvait parvenir sans grand-peine, qu’il fût négligé par presque tous ? », E 5P42S ; G II, 308.

Conclusion

239

ment à lui-même et le processus de progrès être irréversible, pleinement

automatique. D’où l’importance de la politique, pour forcer le peuple à agir

conformément à la raison472, et de la méthode de démonstration de l’Éthique

elle-même, dont les deux chapitres sur les affects, en particulier, doivent

permettre de réduire la servitude qu’on a envers eux grâce à la connaissance

de leur cause adéquate473.

La philosophie de Spinoza n’est donc pas une « théorie » simple-

ment ; c’est une théorie qui porte dans son mode d’exposition même les

outils pratiques de son application, et ne recourt pour en permettre

l’acquisition qu’à l’expérience que chacun peut en faire. De la sorte, c’est un

empirisme, qu’on peut dire traversé de bout en bout par le souci concret de

rendre compte de l’homme dans sa réalité vécue et dans sa puissance à

découvrir qui est aussi, selon la dernière phrase de l’Éthique, sa beauté474 –,

sans que cette démarche soit celle, mystique, d’une progression vers

l’inconnu. La puissance est connue et pleinement connaissable. Si l’âme est

un automate guidé de manière totalement interne vers le bonheur, en d’autres

termes, si c’est une sorte de machine à bonheur, c’est parce qu’elle est de

toute éternité une partie de la jouissance éternelle et infinie de la substance.

La progression éthique est ainsi un dévoilement progressif, une prise de

conscience progressive, grâce au mécanisme affectif, de l’infinie puissance

que nous exprimons ainsi que toutes choses, et qui selon Spinoza peut se

révéler à nous dans une expérience affective supérieure.

Dès lors, on peut tout de même reprocher à la pensée de Spinoza

d’être à l’excès une philosophie de la joie : puisque notre penchant naturel

nous y conduit « comme par la main », pourrait-on dire en reprenant une

expression du préambule d’Éthique II475, on est presque obligé de justifier le

fait de n’avoir pas accès à cette jouissance ou béatitude cosmique. Car selon

Spinoza nous en faisons tous partie, que ce soit de manière consciente, pour

notre bonheur et liberté, ou non, pour notre malheur et servitude. Recon-

naître comme il le fait que la grande majorité des hommes restent plongés

dans la quasi inconscience de soi, de Dieu et des choses, c’est être finale-

472 Cf. les belles analyses de Deleuze, pour qui la cité « tient lieu de raison à ceux qui n’en ont pas » (G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 247). 473 N’oublions pas enfin que c’est à la logique qu’est dévolu le rôle d’habituer notre entende-ment au vrai, d’augmenter son discernement et sa puissance, au point qu’elle semble même constituer un exercice préliminaire à la lecture de l’Éthique : « Quant à la manière de porter l’Entendement à sa perfection et à la voie y conduisant, ce sont choses qui n’appartiennent pas au présent ouvrage, non plus que l’art de traiter le Corps de façon qu’il puisse remplir convenablement sa fonction ; cette dernière question est du ressort de la Médecine, l’autre de la Logique » (E 5Praef ; G II, 277). 474 « Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare » (E 5P42S ; G II, 308). 475 « J’expliquerai seulement ce qui peut nous conduire comme par la main [quasi manu] à la connaissance de l’Âme humaine et de sa béatitude suprême » (E 2Praef ; G II, 84).

Conclusion

240

ment bien pessimiste sur la condition humaine, à défaut de l’être sur sa

nature. Le contraste entre le caractère automatique du progrès en puissance

et joie de toute chose, et la réalité effective bien maigre de son accomplisse-

ment, n’en est que plus frappant.

Bibliographie

Nous ne prétendons pas ici à l’exhaustivité. Pour une bibliographie plus

complète des ouvrages et articles sur Spinoza, on peut se reporter à :

Bulletin de bibliographie spinoziste, qui paraît chaque année depuis 1979

dans le quatrième numéro des Archives de philosophie.

Oko, Adolph S., The Spinoza Bibliography, published under the Auspices of

the Columbia University, Librairies, Boston, G. K. Hall & Co.,

1964.

Van der Werf, Theo ; Siebrand, Heine ; Westerveen, Coen, A Spinoza Bibli-

ography 1971-1983, Mededelingen 46 vanwege het Spinozahuis,

Leiden, E. J. Brill, 1984.

Wetlesen, Jon, A Spinoza Bibliography. Particularly on the Period 1940-

1967, Oslo, Universitetsforlaget, 1968. Id., 1971, 2nd rev. dir. ar-

ranged as supplementary volume to Oko’s Spinoza bibliography.

Sources primaires :

Appuhn, Charles, Œuvres complètes de Spinoza, traduction, introduction et

notes par Charles Appuhn, Garnier-Flammarion, 1964-1966 (pre-

mière édition en 1904), 4 vol.

Bayle, Pierre, Dictionnaire historique et critique, cinquième édition, revue,

corrigée, et augmentée, avec la vie de l'auteur, par Mr. Des Mai-

zeaux, Amsterdam-Leide-La Haye-Utrecht, chez Brunel et al., 4

vol., 1740.

Bruder, Carolus Hermannus, Benedicti de Spinoza Opera Quae Supersunt

Omnia, 3 vol., Leipzig, Tauchnitz, 1843-1846.

Descartes, René, Œuvres philosophiques, 3 vol., éd. Ferdinand Alquié, Paris,

Bordas, 1967. Cité AT pour Charles Adam et Paul Tannery, Œuvres

de Descartes, 11 vol., Paris, Vrin, 1974-1986.

Gebhardt, Carl, Spinoza Opera, Heidelberg : Carl Winters Universitätsbuch-

handlung, 1925, 4 volumes.

Pascal, Blaise, Les pensées, in Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1963.

Spinoza, Baruch, Traité de la réforme de l’entendement et de la meilleure

voie à suivre pour parvenir à la vraie connaissance des choses,

texte, traduction et notes par Alexandre Koyré, Paris, Vrin, 1994.

Spinoza, Baruch, Traité politique, trad. Pierre-François Moreau, Paris,

Répliques, 1979.

Bibliographie

242

Spinoza, Baruch, Tractatus theologico-politicus/ Traité théologico-politique,

texte établi par Fokke Akkerman, traduction et notes par Jacqueline

Lagrée et Pierre-François Moreau, Paris, PUF, 1999.

Spinoza, Baruch, Untersuchung über die Verbesserung des Verstandes,

traduction et notes par Carl Gebhardt, Leipzig, 1923.

Sources secondaires :

Akkerman, Fokke, Studies in the Posthumous Works of Spinoza. On Style,

Earliest Translation and Reception, Earliest and Modern Edition of

Some Texts, Groningen, 1980.

Alain (pseudonyme d’Émile Chartier), Spinoza, Paris, Gallimard, 1972

(Delaplane, 1901).

Allendesalazar, Mercedes, Spinoza, Filosofia, pasiones y politica, Alianza

Universidad, 1988.

Allison, Henry E., Benedict de Spinoza: An Introduction, New Haven, Yale

University Press, 1987.

Alquié, Ferdinand, Le rationalisme de Spinoza, Paris, PUF, 1981.

Bartuschat, Wolfgang, « Vernunft und Affektivität bei Spinoza », in

Affekte: philosophische Beiträge zur Theorie der Emotionen, dir.

Stefan Hübsch, Heidelberg , Winter, 1999, p. 91-100.

- « The Infinite Intellect and Human Knowledge », in Spinoza on

Knowledge and the Human Mind, dir. Y. Yovel, E. J. Brill, Leiden,

1994, p. 187-208.

Baugh, Bruce, « Temps, durée et mort chez Spinoza », Philosophiques, 29/1,

2002, p. 23-39.

Beck, R. N., « The Attribute of Thought », in Spinoza’s Metaphysics. Essays

in Critical Appreciation, dir. J. Wilbur, Van Gorcum, Assen/ Am-

sterdam, 1976, p. 1-12.

Bennett, Jonathan, A Study of Spinoza’s Ethics, Indianapolis, Hackett, 1984.

« Spinoza sur l’erreur », Studia Spinozana, vol. 2, 1986, Walther &

Walther Verlag, p. 197-217.

Bergson, Henri, « L’intuition philosophique », Le possible et le réel [1930],

dans Œuvres, éd. André Robinet, Paris, Presses Universitaires de

France, 1991 [1959], p. 1345-1365.

Beyssade, Jean-Marie, « Sur le mode infini médiat dans l’attribut de la

pensée. Du problème (lettre 64) à une solution (“Éthique” V, 36) »,

Revue philosophique de la France et de l’étranger, 184/1,1994, p.

23-26.

Bibliographie

243

Bouchard, Roch, « Nature naturante et nature naturée chez Spinoza », Ca-

hiers de la revue de théologie et de philosophie, 18, 1996, p. 485-

490.

Bouveresse, Renée, Spinoza et Leibniz. L’idée d’animisme universel, Paris,

Vrin, 1992.

-, dir., Spinoza, Science et religion. Actes du Colloque du Centre

Culturel International de Cerisy-la-Salle, 20-27 septembre 1982,

Paris, Vrin, 1988.

- « Omnia, quamvis diversus gradibus, animata sunt. Remarques sur

l’idée d’animisme universel chez Spinoza et Leibniz », in Spinoza,

Science et religion. Actes du Colloque du Centre Culturel Interna-

tional de Cerisy-la-Salle, 20-27 septembre 1982, éd. Renée Bouve-

resse, Paris, Vrin, 1988, p. 33-45.

Bove, Laurent, La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spi-

noza, Paris, Vrin, 1996.

- « De l’étude de l’État hébreu à la démocratie : la stratégie politique

du conatus spinoziste », Philosophiques, 29/1, 2002, p. 107-119.

Bratuschek, Ernst, Worin bestehen die unzähligen Attribute der Substanz bei

Spinoza, Berlin, Druck der Associations Buchdruckerei, 1871.

Brochard, Victor, « Le Dieu de Spinoza », Revue de métaphysique et de

morale, 1908, XVI, p. 129-163.

Brugère, Fabienne et Moreau, Pierre-François, dir., Spinoza et les affects, et

Documents du Groupe de Recherches Spinozistes Nº7, Paris,

Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 1998.

Brunner, Constantin, Materialismus und Idealismus), 2e éd. Köln-Berlin,

Kiepenheuer & Witsch, 1959 (1927).

Bruschvicg, Léon, Spinoza et ses contemporains, Paris, PUF, 1951 (1923).

Cahiers Spinoza, Paris, Répliques, plusieurs volumes depuis 1977.

Chronicon Spinozanum, Hage Comitis, curis Societatis Spinozanae, 5 vol.,

1921-1927.

Colerus, Jean et Lucas, Vies de Spinoza, Paris, Éditions Allia, 1999.

Collins, James, Spinoza on Nature, Carbondale et Edwardsville, Southern

Illinois University Press, 1984.

Comte-Sponville, André, « D’un silence l’autre », La liberté de l’esprit,

1985, vol. IX-X, p. 20-56.

Cremaschi, Sergio, L’automa spirituale. La teoria della mente e delle

passioni in Spinoza, Milan, Vita e pensiero, 1979.

Cristofolini, Paolo, Spinoza edonista, Naples, ETS, 2002.

- Spinoza. Chemins dans l’« Éthique », Paris, PUF, 1998.

- La Scienza intuitiva di Spinoza, Pise, Morano, 1987.

Bibliographie

244

- « Aliarum rerum mentes. Notes d’exégèse spinozienne », Bulletin

de l’Association des amis de Spinoza, X, 1983, p. 6-8.

Curley, Edwin M., Behind the Geometrical Method, Princeton, Princeton

University Press, 1988.

- et Moreau, Pierre-François, dir., Spinoza. Issues and Directions.

The Proceedings of the Chicago Spinoza Conference (1986), E.J.

Brill, Leiden/ New York/ København/ Köln, coll. « Brill’s Studies in

Intellectual History », vol. XIV, 1990.

Darbon, André, Études spinozistes, Paris, PUF, 1946.

De Dijn, Herman, Spinoza : The Way to Wisdom, West Lafayette, Purdue

University Press, 1996.

- « Conception of Philosophical Method in Spinoza : Logica and

Mos geometricus », Review of Metaphysics, 40, 1986, p. 55-78.

Den Uyl, Douglas J., Power, State and Freedom. An Interpretation of Spino-

za’s Political Philosophy, Assen, Van Gorcum, 1983.

Delbos, Victor, Le spinozisme. Cours professé à la Sorbonne en 1912-1913,

Paris, Vrin, 1993.

- Le problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans

l’histoire du spinozisme, Paris, Alcan, 1893. Réimpression avec une

introduction d’A. Matheron, PUPS, coll. « Travaux et documents du

groupe de recherches spinozistes », 1990.

Deleuze, Gilles, Spinoza - Philosophie pratique, Paris, Éditions de Minuit,

1981.

- Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Éditions de Minuit,

1968.

Di Vona, Piero, La conoscenza « sub specie aeternitatis » nell’opera di

Spinoza, Naples, Loffredo, 1995.

- « La definizione dell’essenza in Spinoza », Revue internationale de

philosophie, 1977, 31, p. 39-52.

Duchesneau, François, « Modèle cartésien et modèle spinoziste de l’être

vivant », Cahiers Spinoza, Paris, 1978, 2, p. 241-285.

Erdmann, Johann Eduard, Versuch einer wissenschaftlichen Darstellung der

neuern Philosophie, Leipzig, E. Frantzens Buchhandlung, F. C. W.

Vogel, 7 vol., 1834-1853 ; facsimile Stuttgart-Bad Cannstatt, From-

mann-Holzboog, 1977.

Freudenthal, Jacob, Die Lebengeschichte Spinoza’s in Quellenschriften,

Urkunden und nichtamtlichen Nachrichten, Leipzig, Veit, 1899 ; re-

print : Londres, 1980.

- Spinoza. Leben und Lehre. 2 Teile. 2. Teil auf Grund des

Nachlasses von J. Freudenthal, bearbeitet von Carl Gebhardt ; « Bib-

Bibliographie

245

liotheca Spinozana », tomus V, Curis Societatis Spinozanae, Heidel-

berg, C. Winter, 1927.

- « Spinozastudien I. Über den Kurzen Tractat », Zeitschrift für Phi-

losophie und philosophische Kritik, 108, 1896, p. 238-282

- « Spinozastudien II. Über die dem Kurzen Tractat eingefügten Di-

aloge », Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik, 109,

1896, p. 1-25.

Friedman, Joel I., « How the Finite Follows from the Infinite in Spinoza’s

Metaphysical System », Synthese, 69/3, 1986, p. 371-407.

- « Spinoza's Problem of other Minds », Synthese, 57, 1983, p. 99-

126.

- « Spinoza’s Denial of Free Will in Man and God », in Spinoza's

Philosophy of Man, dir. Jon Wetlesen, Universitetsforlaget, Os-

lo/Bergen/Tromsø, 1978, p. 51-84.

Gabaude, Jean-Marc, Liberté et raison. La liberté cartésienne et sa réfrac-

tion chez Spinoza et Leibniz, vol. II : Philosophie compréhensive et

nécessitation libératrice, Toulouse, Association des publications de

l’Université de Toulouse-Le-Mirail, 1970.

Garrett, Don, dir., Cambridge Companion to Spinoza, Cambridge/ New

York/ Melbourne, Cambridge University Press, 1996.

Giancotti Boscherini, Emilia, Lexicon Spinozanum, (2 vol.) La Haye, Marti-

nus Nijhoff, 1970.

- « On the Problem of Infinite Modes », in God and Nature: Spino-

za’s Metaphysics, dir. Y. Yovel, Leiden, E. J. Brill, 1991, p. 97-118.

Goetz, Rose, « La place de l’éviction et de la fuite dans le perfectionnement

éthique », Philosophiques, 29/1, 2002, p. 89-98.

Groen, J. J., « Spinoza’s Theory of Affects and Modern Psychobiology », in

Spinoza's Philosophy of Man, dir. Jon Wetlesen, Universitetsforla-

get, Oslo/Bergen/Tromsø, 1978, p. 97-118.

Grzymisch, Siegfried, Spinoza’s Lehren von der Ewigkeit und der Un-

sterblichkeit, Breslau, Druck von T. Schatzky, 1898.

Gueroult, Martial Spinoza. I - Dieu, Paris, Aubier-Montaigne, 1968.

Spinoza, II – L’âme, Paris, Aubier-Montaigne, 1974.

Harris, Errol E. The Substance of Spinoza, Humanities Press, New Jersey,

1995.

- Salvation from Dispair. A Reappraisal of Spinoza’s Philosophy, La

Haye, Nijhoff, 1973.

- « The Body-Mind Relation », in Spinoza’s Metaphysics. Essays in

Critical Appreciation, dir. J. Wilbur, Van Gorcum, Assen/ Amster-

dam, 1976, p. 13-28.

Bibliographie

246

Hart, Alan, Spinoza’s Ethics, part I and II. A Platonic Commentary, Leiden,

Brill, 1983.

Huan, Gabriel, Le Dieu de Spinoza, Paris, Félix Alcan, 1914.

Hessing, Siegfried, dir., Speculum Spinozanum 1677-1977, London/ Henley/

Boston, Routledge & Kegan Paul, 1978.

Hubbeling, Hubertus Gezinus, Spinoza’s Methodology, Assen, Van Gorcum,

1967.

- « The Third Way of Knowledge (Intuition) in Spinoza », Studia

Spinozana II, 1986, p. 219-231.

- « Hat Spinozas Gott (Selbst-)Bewusstsein ? », Zeitschrift für

philosophische Forschung, 1977, 31, p. 590-597.

Jaquet, Chantal, L’unité du corps et de l’esprit. Affects, actions et passions

chez Spinoza, Paris, PUF, 2004.

- Sub specie œternitatis. Étude des concepts de temps, durée et éter-

nité chez Spinoza, Paris, Kimé, 1997.

- « La perfection de la durée », Les Études philosophiques, « Durée,

temps et éternité », avril-juin 1997, p. 147-156.

Klever, Wim N. A., « Quasi aliquod automa spirituale », Proceedings of the

First International Congress on Spinoza: Spinoza nel 350º

Anniversario della nascita, Urbino 4-8 ottobre 1982, dir. E.

Giancotti, Naples, Bibliopolis, 1985, p. 249-257.

Kline, George, « On the Infinity of Spinoza’s Attributes », Speculum Spino-

zanum 1677-1977, dir. Siegfried Hessing, London, Routledge &

Kegan Paul, 1977, p. 333-352.

Koyré, Alexandre, « Le chien, constellation céleste, et le chien, animal

aboyant », Revue de métaphysique et de morale, 55, 1950, p. 50-59.

Lasbax, Émile, La hiérarchie dans l’univers chez Spinoza, Paris, Félix Alcan

1919.

Laux, Henri, Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans

l’histoire, Paris, Vrin, 1993.

Levy, Lia, L’automate spirituel. La naissance de la subjectivité moderne

d’après l’Éthique de Spinoza, Assen, Van Gorcum, 2000.

Leibniz, Gottfried Wilhelm, Die Philosophische Schriften von Gottfried

Wilhelm Leibniz, éd. C. J. Gehrardt, 7 vol. Berlin, 1875-1890.

Macherey, Pierre, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La première partie :

la nature des choses, Paris, PUF, 1998.

- Introduction à l’Éthique de Spinoza. La seconde partie : la réalité

mentale, Paris, PUF, 1997.

- Introduction à l’Éthique de Spinoza. La troisième partie : la vie af-

fective, Paris, PUF, 1995.

Bibliographie

247

- Introduction à l’Éthique de Spinoza. La quatrième partie : la con-

dition humaine, Paris, PUF, 1997.

- Introduction à l’Éthique de Spinoza. La cinquième partie : les

voies de la libération, Paris, PUF, 1994.

- « Spinoza est-il moniste ? », in Spinoza : puissance et ontologie,

dir. Myriam Revault D’Allonnes et Hadi Rizk, Paris, Kimé, 1994, p.

39-53.

Malinowski-Charles, Syliane, « Nature, désir, plaisir : une lecture spinoziste

de Sade », à paraître dans Dix-Huitième Siècle, vol. XXXVII, 2005.

- « Habitude, connaissance et vertu chez Spinoza », Dialogue, 43/1,

2004, p. 99-124.

- « The Circle of Adequate Knowledge : Notes on Reason and Intui-

tion in Spinoza », Oxford Studies in Early Modern Philosophy, dir.

Daniel Garber & Steven Nadler, vol. I, 2003, Oxford, Oxford Uni-

versity Press, p. 139-163.

- « Le rôle de la paix pour le progrès de la raison chez Spinoza »,

Actes du XXVIIIe Congrès International de l’A.S.P.L.F., « La philo-

sophie et la paix », Università di Bologna, Italie (29 août - 2 sept.

2000), Paris, Vrin, 2003, vol. I, p. 217-222.

- « Le salut par les affects : la joie comme ressort du progrès éthique

chez Spinoza », Philosophiques, 29/1, 2002, p. 73-87.

- « Le cas Spinoza : une métaphysique athée ? », Actes du XXVIIe

congrès de l’ASPLF, éd. L. Langlois et J.-M. Narbonne, Vrin et

Presses de l’Université Laval, Paris-Québec, 2000, p. 173-181.

- « La libre nécessité de la causalité divine chez Spinoza », De Phi-

losophia, 15/1, 1999, p. 13-32.

Martineau, James, A Study of Spinoza, London, Macmillan & Co., 1882.

Matheron, Alexandre, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, Paris,

Aubier Montaigne, 1971.

- Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Éditions de Minuit,

1969.

- « La chose, la cause et l’unité des attributs », Revue des sciences

philosophiques et théologiques, 82, 1998, p. 3-16.

- « L’amour intellectuel de Dieu, partie éternelle de l’“amor erga

Deum” » Les Études philosophiques, « Durée, temps et éternité »,

avril-juin 1997, p. 231-248.

- « La vie éternelle et le corps selon Spinoza », Revue métaphysique

de la France et de l’étranger, 1994, 1, p. 27-40.

Mignini, Filippo, « “Sub specie aeternitatis”. Notes sur “Éthique”, V, propo-

sitions 22-23, 29-31 », Revue philosophique de la France et de

l’étranger, 1994, 1, p. 41-54.

Bibliographie

248

- « In Order to Interpret Spinoza's Theory of the Third Kind of

Knowledge: Should Intuitive Science be Considered Per causam

proximam Knowledge ? », in Spinoza. Issues and Directions. The

Proceedings of the Chicago Spinoza Conference (1986), dir. Edwin

Curley et Pierre-François Moreau, E.J. Brill, Leiden/ New York/

København/ Köln, coll. « Brill's Studies in Intellectual History »,

vol. XIV, 1990, p. 136-146.

- « Spinoza’s Theory on the Active and Passive Nature of

Knowledge », Studia Spinozana, II, 1986, Hambourg, Walther &

Walther Verlag, p. 27-58.

Millet, Louis, Spinoza, Paris, Bordas, 1986.

Misrahi, Robert, Le corps et l’esprit dans la philosophie de Spinoza, Le

Plessis-Robinson, Delagrange/Synthélabo, 1992.

- Le désir et la réflexion dans la philosophie de Spinoza, Paris, Gor-

don & Beach, 1972.

- « Le désir, la réflexion et l’être dans le système de l’Éthique. Ré-

flexions sur une appréhension existentielle du spinozisme au-

jourd’hui », in Spinoza au XXe siècle : actes des journées d’étude

organisées les 14 et 21 janvier, 11 et 18 mars 1990 à la Sorbonne,

Paris, PUF, 1993, p. 129-142.

Moreau, Pierre-François, Spinoza. L’expérience et l’éternité, Paris, PUF,

1994.

- et Brugère, Fabienne, dir., Spinoza et les affects, et Documents du

Groupe de Recherches Spinozistes Nº7, Paris, Presses de

l’Université Paris-Sorbonne, 1998.

- et Curley, Edwin, dir., Spinoza. Issues and Directions. The Pro-

ceedings of the Chicago Spinoza Conference (1986), E.J. Brill, Lei-

den/ New York/ København/ Köln, coll. « Brill’s Studies in Intellec-

tual History », vol. XIV, 1990.

- « Métaphysique de la gloire. Le scolie de la proposition 36 et le

« tournant » du livre V », Revue philosophique de la France et de

l’étranger, 184/1, 1994, p. 55-64.

Nadler, Steven, Spinoza’s Heresy. Immortality and the Jewish Mind, Oxford,

Clarendon Press, 2002.

- Spinoza. A Life, Cambridge University Press, Cambridge, 1999.

- « Spinoza et le problème juif de la théodicée », Philosophiques,

29/1, 2002, p. 41-56.

Antonio Negri, L’anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza,

Paris, PUF, 1982.

Parkinson, George Henry Radcliffe, Spinoza’s Theory of Knowledge, Ox-

ford, Clarendon Press, 1954.

Bibliographie

249

Pollock, Frederick, Spinoza, His Life and Philosophy, Londres, CK Paul,

1880.

Préposiet, Jean, « L’élément irrationnel dans le spinozisme », Philosophique,

Paris, Kimé, 1998, p. 55-63.

- « Remarques sur la doctrine de la double nécessité dans le spino-

zisme », Revue internationale de philosophie, No 119-120, 1977, p.

135-144.

Ramond, Charles, Le vocabulaire de Spinoza, Paris, Ellipses, 1999.

Ravven, Heidi, « Spinoza’s Anticipation of Contemporary Affective Neuro-

science », Consciousness and Emotion – An interdisciplinary sci-

ence and philosophy journal, 4/2, 2003, 257-290.

Robinson, Lewis, Kommentar zu Spinozas Ethik, Leipzig, Felix Meiner,

1928.

Roothaan, Angela, « Spinoza relève-t-il de la théologie naturelle ? », Revue

de théologie et de philosophie, 130, 1998, p. 269-283.

Rousset, Bernard, « L’être du fini dans l’infini selon l’Éthique de Spinoza »,

Revue Philosophique, 1986, 2, p. 223-247.

Séverac, Pascal « Passivité et désir d’activité chez Spinoza », in Spinoza et

les affects, dir. F. Brugère et P.-F. Moreau, Travaux et Documents

du Groupe de Recherches Spinozistes Nº7, Paris, Presses de

l’Université Paris-Sorbonne, 1998, p. 39-54.

Siwek, Paul, L’âme et le corps d’après Spinoza (la psychophysique spino-

ziste), Paris, Félix Alcan, 1930.

Strauss, Leo, La critique de la religion chez Spinoza ou les fondements

bibliques de la science spinoziste de la Bible : recherches pour une

étude du «Traité théologico-politique» (Die Religionskritik Spinozas

als Grundlage seiner Bibelwissenschaft), Trad. G. Almaleh, A. Ba-

raquin et M. Depadt-Ejchenbaum, avant-propos de Gerhard Krüger,

Paris, Cerf, 1996.

- « How to Study Spinoza’s Theologico-Political Treatise », in Leo

Strauss, Persecution and the Art of Writing, Westport, 1973 (Glen-

coe, Free Press, 1952), p. 142-201.

Studia Spinozana, Hannover, Walther & Walther Verlag, 14 volumes depuis

1985.

Stumpf, Carl, Spinozastudien, in : Abhandlungen der preussischen Akademie

der Wissenschaft, Berlin, 1919, Nº 4, p. 20 sq.

Tempkine, Pierre « Le modèle de l’homme libre », Revue de métaphysique

et de morale, 99/4, 1994, p. 437-448.

Thomas, James, Intuition and Reality. A Study of the Attributes of Substance

in the Absolute Idealism of Spinoza, Aldershot/Brookfield, Ashgate,

1999.

Bibliographie

250

Troisfontaines, Claude, « Liberté de pensée et soumission politique selon

Spinoza », Revue philosophique de Louvain, vol. 84 nº 62, 1986, p.

187-207.

Walther, Manfred Metaphysik als Anti-Theologie. Die Philosophie Spinozas

im Zusammenhang der religionsphilosophischen Problematik, Ham-

bourg, Felix Meiner Verlag, 1971.

Wetlesen, Jon, The Sage and the Way. Spinoza’s Ethics of Freedom, Assen,

1979.

-, dir., Spinoza's Philosophy of Man, Oslo/ Bergen/ Tromsø, Univer-

sitetsforlaget, 1978.

- « Body Awareness as a Gateway to Eternity : a Note on the Mysti-

cism of Spinoza and its Affinity to Buddhist Meditation », in Specu-

lum Spinozanum 1677-1977, dir. Siegfried Hessing, Lon-

don/Henley/Boston, Routledge & Kegan Paul, 1978, p. 479-494.

Wilbur, James, « Is Spinoza’s God self-Conscious ? », in Spinoza’s Meta-

physics. Essays in Critical Appreciation, dir. J. Wilbur, Van

Gorcum, Assen/ Amsterdam, 1976, p. 66-84.

-, dir., Spinoza’s Metaphysics. Essays in Critical Appreciation, dir.

James Wilbur, Van Gorcum, Assen/Amsterdam, 1976.

Wilson, Margaret Dauler, « Spinoza’s Theory of Knowledge », The Cam-

bridge Companion to Spinoza, dir. Don Garrett, Cambridge, Cam-

bridge University Press, 1996, p. 89-141.

Wolfson, Harry Austryn, The Philosophy of Spinoza. Unfolding the latent

processes of his reasoning, New York, Schocken Books, 1969, 2

vol.

- La philosophie de Spinoza : pour démêler l'implicite d'une argu-

mentation, trad. Anne-Dominique Balmès, Paris, Gallimard, 1999.

Yakira, Elhanan, « Ideas of Nonexistant Modes : Ethics II Proposition 8, its

Corollary and Scholium », in Spinoza on Knowledge and the Human

Mind, dir. Y. Yovel, E. J. Brill, Leiden, 1994, p. 159-170.

Yirmiyahu Yovel, Spinoza and Other Heretics, vol. I, The Marrano of

Reason, Princeton, Princeton University Press, 1989.

-, dir., Desire and Affect. Spinoza as Psychologist, New York, Little

Room Press, 1999.

-, dir., God and Nature: Spinoza’s Metaphysics, Papers Presented at

the First Jerusalem Conference (Ethica I), Leiden/ New York/ Kø-

benhavn/ Köln, E. J. Brill, 1991.

-, dir., Spinoza on Knowledge and the Human Mind, Papers present-

ed at the Second Jerusalem Conference (Ethica II), Leiden, E.J.

Brill, 1994.

Bibliographie

251

- « The Second Kind of Knowledge and the Removal of Error », in

Spinoza on Knowledge and the Human Mind, Papers presented at

the Second Jerusalem Conference (Ethica II), dir. Yirmiyahu Yovel,

Leiden, E.J. Brill, 1994, p. 93-110.

- « The Infinite Mode and Natural Laws in Spinoza », in God and

Nature: Spinoza’s Metaphysics, Papers Presented at the First Jeru-

salem Conference (Ethica I), dir. Yirmiyahu Yovel, Leiden/ New

York/ København/ Köln, E. J. Brill, 1991, p. 79-96.

- « The Third Kind of Knowledge as Alternative salvation », in Spi-

noza. Issues and Directions. The Proceedings of the Chicago Spino-

za Conference (1986), dir. Edwin Curley et Pierre-François Moreau,

E.J. Brill, Leiden/ New York/ København/ Köln, coll. « Brill’s Stud-

ies in Intellectual History », vol. XIV, 1990, p. 157-175.

Zac, Sylvain, L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza, Paris, PUF,

1963.

Zaninetti, Andrea, « L’importance du mécanisme de projection imaginatif au

sein de la démarche éthique spinozienne », Philosophiques, 29/1,

2002, p. 99-105.

Zourabichvili, François, Le conservatisme paradoxal de Spinoza. Enfance et

royauté, Paris, PUF, 2002.

- Spinoza. Une physique de la pensée, Paris, PUF, 2002.

Index nominum

Alquié, Ferdinand, 13n, 41, 165n,

201n.

Appuhn, Charles, 38, 50n, 65n,

115n, 117n, 118n, 148, 201n,

211n.

Aristote, 35.

Balling, Pierre, 93n.

Baugh, Bruce, 59n.

Bayle, Pierre, 57-58.

Beyssade, Jean-Marie, 26, 71n,

143n.

Blyenbergh, Guillaume de, 123n,

132n, 136n, 153n.

Bouveresse, Renée, 51.

Bove, Laurent, 32, 139n, 237.

Bratuschek, Ernst, 50n.

Brugère, Fabienne, 159n.

Brunschvicg, Léon, 201n.

Caillois, Roland, 117n, 201n.

Colerus, Jean, 134 n.

Collins, James, 25.

Curley, Edwin, 21.

Darbon, André, 210n.

Delbos, Victor, 42n.

Deleuze, Gilles, 26, 90n, 153,

156-157, 182n, 187-189, 197,

201n, 239n.

Descartes, René, 23, 35, 43, 46,

63n, 96, 117, 126n, 127, 133n,

149, 150n, 155, 165.

De Vries, Simon, 41, 43.

Épicure, 150n.

Gabaude, Jean-Marc, 35n.

Gagnon, Jacques-Henri, 167n.

Garber, Daniel, 179n.

Gebhardt, Carl, 24n, 115n, 211n.

Giancotti Boscherini, Emilia, 110.

Goetz, Rose, 69n.

Gueroult, Martial, 24, 26, 40, 42-

43, 49n, 63n, 187-188, 201n, 212.

Grzymisch, Siegfried, 210n.

Hart, Allan, 42n.

Harris, Errol E., 42n, 49, 186.

Huan, Gabriel, 50n.

Hubbeling, Hubertus Gezinus,

183-185.

Jaquet, Chantal, 38, 55-57, 59n,

68n, 97, 201n, 211-212, 213n,

214, 218-219.

Klever Wim N. A., 11.

Kline, George, 47-48, 51.

Lasbax, Émile, 15, 47n, 71-78.

Leibniz, Gottfried Wilhelm, 35n,

38, 46, 52n.

Levy, Lia, 9-10, 108-113, 118,

124, 135n.

Macherey, Pierre, 38-39, 69-70n,

117n, 130n, 158n, 176n, 187, 195,

201n, 227.

Malebranche, Nicolas, 46.

Malinowski-Charles, Syliane 22n,

74n, 139n, 151n, 161n, 179n,

181n, 202n, 223n.

Martineau, James, 42n.

Index nominum

254

Matheron, Alexandre, 151n, 187-

188, 201n, 205n, 213n, 227.

Mesland, (Le P.) Denis, 165n.

Mignini, Filippo, 211n.

Millet, Louis, 43.

Misrahi, Robert, 60, 71n, 117n,

176n, 201n.

Moreau, Pierre-François, 118n,

155-156, 159n, 187, 201n, 209-

210n, 214, 216n, 218-219, 221.

Nadler, Steven, 179n, 186, 210n.

Nietzsche, Friedrich, 161.

Oldenburg, Henri, 44n, 136n.

Ovide 165n.

Paul (Saint), 165n.

Pautrat, Bernard, 117n.

Platon, 165.

Plotin, 71-72.

Ramond, Charles, 158n, 201n.

Robinson, Lewis, 42n.

Rousset, Bernard, 201n.

Saadia Ben Joseph, 185.

Sandler, Ronald, 186n.

Séverac, Pascal, 159n.

Schuller, G. H., 26, 50, 78, 125,

136, 137n.

Siwek, Paul, 149n.

Stumpf, Carl, 149n.

Tempkine, Pierre, 172n..

Troisfontaines, Claude, 28.

Tschirnhaus, Ehrenfried Walther

von, 50.

Walther, Manfred, 30-31.

Wolfson, Harry Austryn, 40-43,

75, 185, 187, 209-210.

Yovel, Yirmiyahu, 186.

Zac, Sylvain, 36.

Zourabichvili, François, 122n,

173n, 187n.

Table des matières

Remerciements 6

Conventions de citation 7

Introduction. Spinoza : le cercle et la ligne 9

Partie I : La circularité causale comme principe dynamique 19

Chapitre I : La circularité causale dans le tout de la nature 21

1.1. La causalité « verticale » 22

1.2. La causalité « horizontale » 27

1.3. Liberté et nécessité : l’unité « circulaire » des deux chaînes causales 31

Chapitre II : La circularité causale et l’unité des attributs 37

2.1. L’égalité des attributs 37

2.1.1. L’autonomie des attributs 37

2.1.2. La controverse sur l’attribut 40

2.1.3. L’unité de l’âme et du corps humains et l’infinité des

attributs 46

2.1.4. L’animisme universel 51

2.2. La causalité circulaire âme-corps-substance 52

2.2.1. La causalité vécue 52

2.2.2. La différence des points de vue 57

2.2.3. La perception et la sensation du corps par l’âme 59

Chapitre III : Les affects au cœur de la causalité vécue 65

3.1. Définition des affects 65

3.2. La place des affects dans la nature 71

3.2.1. L’interprétation d’Émile Lasbax : les affects dans la

Nature naturante 71

3.2.2. Réfutation de Lasbax : les affects ne sont que des modes

de la pensée et de l’étendue 75

3.2.3. Les affects comme modes finis « médiats » des modes

susceptibles de conscience 78

Table des matières

256

3.3. La circularité vécue âme-corps : les affects comme médiats

de l’expérience 80

Annexe : Le schéma de la nature selon Lasbax 85

Partie II : Conscience de soi et éthique 87

Chapitre IV : L’essence comme conatus 89

4.1. Choses existantes et non existantes 90

4.2. L’unicité de chaque essence 93

4.3. Essence formelle et essence objective 96

4.4. Conatus et conscience de soi 101

Chapitre V : La conscience de soi humaine 105

5.1. Appétit et désir 105

5.2. Différence entre conscience de soi et subjectivité 108

5.3. Les occurrences de la notion de conscience de soi 112

Chapitre VI : La conscience de soi non humaine 129

6.1. Les animaux et individus moins puissants que l’être humain 129

6.2. Les individus plus puissants que l’être humain 138

Partie III : Le progrès dans la connaissance 145

Chapitre VII : Affects et progrès dans la connaissance inadéquate 147

7.1. La connaissance inadéquate 147

7.1.1. L’âme imaginative 147

7.1.2. Les causes de l’inadéquation 153

7.2. La puissance des affects 159

7.2.1. Affects passifs et affects actifs 159

7.2.2. Les affects contre les affects 164

7.2.3. Morale inadéquate et morale adéquate 170

7.2.4. Les affects moteurs du passage vers la connaissance

adéquate : acquiescientia et amor erga Deum 173

Chapitre VIII : L’objet de la connaissance adéquate 179

Table des matières

257

8.1. L’enchaînement causal de la raison à l’intuition 179

8.2. La dualité logique du deuxième genre de connaissance 189

8.3. La dualité logique du troisième genre de connaissance 193

Chapitre IX : La forme affective de la connaissance adéquate 201

9.1. Les « moments » affectifs de la connaissance adéquate 202

9.2. L’affect de certitude 206

9.3. Le sentiment adéquat d’éternité 209

9.3.1. L’éternité enveloppée dans toute chose 209

9.3.2. Analyse d’E 5P23S 214

9.4. La dynamique d’auto-renforcement de la connaissance adéquate 222

9.5. L’amour intellectuel de Dieu 224

Conclusion 233

Bibliographie 241

Index nominum 253