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Revue d'histoire du XIXe siècleSociété d'histoire de la révolution de 1848 et desrévolutions du XIXe siècle
43 | 2011L'ordre électoral : savoirs et pratiquesChristophe Voilliot (dir.)
Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/rh19/4144DOI : 10.4000/rh19.4144ISSN : 1777-5329
ÉditeurLa Société de 1848
Édition impriméeDate de publication : 13 novembre 2011ISSN : 1265-1354
Référence électroniqueChristophe Voilliot (dir.), Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011, « L'ordre électoral : savoirs etpratiques » [En ligne], mis en ligne le 13 décembre 2011, consulté le 12 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rh19/4144 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rh19.4144
Ce document a été généré automatiquement le 12 octobre 2020.
Tous droits réservés
SOMMAIRE
IntroductionChristophe Voilliot
Articles
L’élection au village dans la France du XIXe siècle. Réflexions à partir du cas finistérienLaurent Le Gall
L’isoloir universel ? La globalisation du scrutin secret au XIXe siècleMalcolm Crook et Tom Crook
Le lien parlementaire en 1848. Analyse comparée des candidatures aux élections en Seine-et-Oise et en Basse-AutricheThomas Stockinger
Cormenin et la formalisation du droit de l’électionChristophe Voilliot
Un pionnier de la « propagande politique » dans la France de l’affaire Dreyfus : l’abbé ÉmileFouriéPhilippe Secondy
Varia
Une controverse judéo-chrétienne dans la France du XIXe siècle : l’œuvre scandaleuse deJoseph SalvadorJoël Sebban
1848 à Venise : l’imaginaire politique d’une révolution italienneIvan Brovelli
Lectures
Jean-Marc BESSE, Hélène BLAIS et Isabelle SURUN [dir.], Naissances de la géographiemoderne (1760-1860). Lieux, pratiques et formation des savoirs de l’espace,Paris, ÉNS Éditions, 2010, 288 p. ISBN : 978-2-84788-211-7. 29 euros.Alain François
François BUTON, L’administration des faveurs. L’État, les sourds et les aveugles(1789-1885), collection Histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, 333 p. ISBN : 978-2-7535-0851-4. 20 euros.Jean-Jacques Yvorel
David A. BELL, La première guerre totale : l’Europe de Napoléon et la naissancede la guerre moderne, traduit de l’anglais par C. Jaquet, collection La chose publique,Seyssel, Champ Vallon, 2010, 416 p. ISBN : 978-2-87673-539-2. 25 euros.Emmanuel Larroche
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1
Stéphane CALVET, Les officiers charentais de Napoléon au XIXe siècle. Destins debraves, Paris/Avignon, Les Indes savantes/Éditions universitaires d’Avignon, 2010, 545 p.ISBN : 978-2-84654-243-2. 35 euros.Annie Crépin
Roger DUPUY, La Garde nationale, 1789-1872, collection Folio Histoire, Paris,Gallimard, 2010, 606 p. ISBN : 978-2-07-034716-2. 11 euros.Aurélien Lignereux
Alexandre NUGUES-BOURCHAT, La police et les Lyonnais au XIXe siècle. Contrôlesocial et sociabilité, collection La Pierre et l’écrit, Grenoble, Presses universitaires deGrenoble, 2010, 512 p. ISBN : 978-2-7061-1601-8. 29 euros.Aurélien Lignereux
Corinne LEGOY, L’enthousiasme désenchanté. Éloge du pouvoir sous laRestauration, Paris, Société des études robespierristes, 2010, 252 p. ISBN :978-2-908327-70-0. 25 euros.Hélène Becquet
Christian ESTÈVE, Le crime de la Saint-Mary de Mauriac, Champs-sur-Tarentaine,Gerbert, 2011, 543 p. ISBN : 978-2-85579-126-5. 32 euros.Jean-Claude Caron
Orages. Littérature et culture 1760-1830, n° 10 : L’Œil de la police, éditionsAtlande, mars 2011. ISBN : 978-2-35030-160-0. 24 euros.Gilles Malandain
Laurent LE GALL, L’Électeur en campagnes dans le Finistère. Une SecondeRépublique de Bas-Bretons, La Boutique de l’histoire/Les Indes savantes, « Rivages desXantons », 2009, 878 p. ISBN : 978-2-84654-231-9. 49 euros.Gilles Malandain
Casey HARISON, The Stonemasons of Creuse in Nineteenth-Century Paris,Newark, University of Delaware Press, 2008, 331 p. ISBN : 978-0-87413-020-1. 65 dollars.Iorwerth Prothero
La Revue blanche. 1871, enquête sur la Commune, introduction et notes de JeanBaronnet, Paris, Les Éditions de l’Amateur, 2011, 205 p. ISBN : 978-2-85917-514-6. 17 euros.Jean-Claude Caron
Didier GUIGNARD, L’Abus de pouvoir dans l’Algérie coloniale (1880-1914).Visibilité et singularité, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2010, 547 p.ISBN : 978-2-84016-076-2. 25 euros.Annick Lacroix
Odile ROYNETTE, Les mots des tranchées. L’invention d’une langue de guerre,1914-1919, Paris, A. Colin, 2010, 286 p. ISBN : 978-2-200-35386-5. 22 euros.Natalie Petiteau
Geneviève MASSARD-GUILBAUD, Histoire de la pollution industrielle.France, 1789-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010, 404 p. ISBN :978-2-7132-2237-5. 27 euros.Michel Letté
Charles-François MATHIS,In Nature We Trust. Les paysages anglais à l’èreindustrielle, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2010, 685 p. ISBN :978-2-84050-577-8. 28 euros.François Jarrige
Anne F. HYDE, Empires, Nations, and Families. A History of the North AmericanWest, 1800-1860, Lincoln (Neb.), University of Nebraska Press, 2011, 628 p. ISBN :978-0-8032-2405-6. 45 dollars.Tangi Villerbu
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2
Adam ARENSON, The Great Heart of the Republic. St. Louis and the Cultural CivilWar, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2011, 340 p. ISBN : 978-0-674-05288-8. 35 dollars.Tangi Villerbu
Anne-Claude AMBROISE-RENDU et Christian DELPORTE [dir.], L’indignation. Histoired’une émotion politique et morale. XIXe-XXe siècles, Paris, Nouveau Mondeéditions, 2008, 254 p. ISBN : 948-2-84736-305-0. 49 euros.Marc DELEPLACE [dir.], Lesdiscours de la haine. Récits et figures de la passion dans la Cité, Villeneuved’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2009, 348 p. ISBN : 978-2-7574-0083-8.25 euros.Emmanuel Fureix
Jérôme GRÉVY [dir.], Sortir de crise. Les mécanismes de résolution de crisespolitiques (XVIe-XXe siècle),collection Histoire, Rennes, Presses universitaires deRennes, 2010, 244 p. ISBN : 978-2-7535-1127-9. 18 euros.Christophe Voilliot
Ludivine BANTIGNY et Arnaud BAUBÉROT [dir.], Hériter en politique. Filiations,générations et transmissions politiques (Allemagne, France et Italie, XIXe-XXIe siècle), collection Le nœud gordien, Paris, Presses universitaires de France, 2011,384 p. ISBN : 978-2-13-058491-9. 26 euros.Jean-Claude Caron
Stéphanie SAUGET, Histoire des maisons hantées. France, Grande-Bretagne,États-Unis – 1780-1940, Paris, Tallandier, 2011, 269 p. ISBN : 978-2-84734-679-4. 19,90 euros.Nicole Edelman
Livres reçus
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3
IntroductionChristophe Voilliot
1 La généralisation des procédures électorales pour désigner les détenteurs des positions
de pouvoir offre à l’observateur contemporain de multiples occasions d’éprouver
l’efficacité pratique de tels dispositifs. Toutefois, même lorsqu’elle concerne d’autres
espaces sociaux que le champ politique1, l’opération électorale nous est devenue à ce
point familière que cette proximité pratique représente à elle seule un obstacle
épistémologique, au sens bachelardien du terme, pour le chercheur. Cette situation
peut sembler a priori commune à l’histoire et à la science politique. Souvenons
néanmoins que, dans des temps pas si éloignés, régnait encore une assez stricte division
du travail entre ces deux disciplines. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter le
sommaire de l’ouvrage dirigé par Daniel Gaxie, Explication du vote,paru en 19852. Les
chapitres concernant les élections sous l’Ancien régime et celles du premier XIXe siècle
avaient été confiés à des historiens3, le reste – si j’ose dire – étant pris en charge par des
politistes. Cette barrière symbolique a aujourd’hui en grande partie disparu : de
nombreux politistes, suivant en cela les injonctions d’Alain Garrigou4, ont découvert les
charmes de l’enquête dans les archives5. Ce (sur)saut chronologique a assurément
favorisé les rencontres entre les spécialistes des deux disciplines même si des
différences demeurent, principalement dans les échelles d’analyse. De manière
générale, rares sont aujourd’hui les travaux de science politique « dix‑neuvièmistes »
consacrés à des études à caractère régional ou aux élections dites « locales »6.
Inversement, et dans le prolongement d’une historiographie qui a souligné la diversité
des situations départementales ou régionales7, les travaux des historiens continuent à
mettre en évidence et à inventorier de nouvelles configurations électorales8. Face à ces
travaux sur les pratiques électorales qui inscrivent l’étude des élections dans une
perspective assez large d’histoire sociale ou de sociologie historique, il n’apparaît guère
pertinent de continuer à disserter sans fin sur les résultats issus des urnes et sur les
motivations des électeurs, ce à quoi se consacre une bonne partie de la science
politique main stream et l’histoire politique la plus conventionnelle. On s’accordera donc
ici sur l’inutilité et sur l’impossibilité d’indexer des problématiques de recherche sur
les seuls agendas électoraux visibles et sur l’écume des luttes et des prises de position
politiques. Que faire alors ? Deux lignes directrices semblent aujourd’hui suivies par des
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chercheurs d’horizons différents, toutes deux présentes – quoiqu’inégalement – dans ce
numéro : il en sera question plus loin.
2 La première ligne directrice est l’étude comparée des pratiques électorales. Le terme de
comparatisme a certes été beaucoup galvaudé dans les sciences sociales
contemporaines. Bien souvent, il se limite à une juxtaposition de monographies elles-
mêmes inscrites dans les frontières délimitées par les historiographies nationales. La
déconstruction historiographique des récits nationaux ouvre aujourd’hui la voie à un
comparatisme plus conforme à ce qu’envisageait Max Weber, c’est-à-dire un
comparatisme « ordonné à une question spécifique »9. Au demeurant, si l’effet de
dépaysement, voire de distanciation, induit par le comparatisme est immédiat pour le
lecteur (souhaitons-le en tout cas), il n’en va pas de même pour le chercheur qui est lui
confronté à des difficultés exponentielles dont l’obstacle linguistique n’est pas la
moindre. Reste que, comme le soulignait Christophe Charle dans l’avertissement de son
livre consacré aux sociétés impériales, le comparatisme est aussi un « outil d’auto-
analyse de ses propres préjugés »10. C’est sans doute là une de ses principales vertus,
bien au-delà de l’alignement tapageur de bataillons de références bibliographiques.
C’est en effet à travers la confrontation des problématiques, des concepts, des
conjonctures, etc., que se tisse la trame d’une approche plus fine des différents groupes
sociaux qui ont participé de l’invention de l’élection telle que nous la connaissons et
que nous la pratiquons, pour un certain nombre d’entre nous, aujourd’hui. Pour
terminer sur ce point, je souhaiterais souligner l’effort réalisé dans le cadre de la
préparation de ce numéro par Malcolm et Tom Crook d’une part, et par Thomas
Stockinger de l’autre, pour écrire directement en français11, effort qui s’inscrit
directement à mes yeux dans l’ambition comparative qui est la leur.
3 La seconde ligne directrice est la diffraction de l’objet « élection » en trois sous-
ensembles complémentaires : les pratiques électorales, les savoirs et les
représentations liés à l’élection12. Si notre connaissance des pratiques électorales de la
France des XIXe et XX e siècles s’est étendue ces dernières années, il n’en va pas de
même en ce qui concerne les savoirs et les représentations qui constituent par
conséquent deux chantiers dont l’un est ouvert et l’autre à peine délimité. Les savoirs
sur l’élection forment un continuum qui va des savoirs pratiques des acteurs intéressés
par le résultat électoral aux théorisations savantes qui ont donné naissance à la science
politique académique13. Cette « science de l’élection » a été mise en forme en fonction
des contraintes pratiques liées aux opérations électorales mais aussi des logiques
d’enquête qui se développent à la même époque au sein des administrations
publiques14. Ce serait aussi faire une histoire de la science politique que d’établir une
généalogie de ces savoirs sur l’élection. En ce domaine beaucoup reste à accomplir :songeons par exemple que les enquêtes de la Société de législation comparée attendent
toujours leur historien15… Quant aux représentations de l’élection, elles apparaissent
rarement en tant que telles, c’est-à-dire en tant qu’objet de recherche16, dans la
littérature spécialisée. Le plus souvent, les auteurs se limitent à l’étude – au demeurant
absolument nécessaire – des moyens de propagande mis en œuvre lors des campagnes
électorales. Mais cet usage instrumental au service du « faire voter » et du « faire élire »
n’est qu’un aspect de l’ensemble des images publiques de l’élection, images qui doivent
tout autant à la production littéraire, picturale, photographique ou théâtrale
« ordinaire » qu’à la propagande délibérée des entreprises électorales. Il y aurait
pourtant beaucoup à apprendre d’études plus systématiques sur les représentations
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suscitées et mises en forme par les différents supports et productions artistiques. Ce
type de recherche se heurte aujourd’hui à la division hexagonale du travail académique
(entre disciplines issues des facultés de droit et des facultés de lettres) et aux pressions
iconoclastes exercées par le scientisme des electoral studies sous influence américaine. Si
l’interdisciplinarité était autre chose qu’un slogan existentiel pour les bureaucraties de
la recherche, gageons qu’il y aurait en l’espèce matière à améliorer notre connaissance
des compétitions électorales.
4 Le titre du dossier mérite lui aussi quelques explications : la notion d’ordre électoral
peut en effet être entendue de deux manières. On se laissera facilement convaincre –
l’actualité ne cesse de nous en fournir des exemples – par le potentiel des technologies
électorales et par leur capacité à légitimer les détenteurs de positions de pouvoir et, par
conséquent, à conforter l’ordre social, ce que les politistes désignaient non sans ironie
dans les années 1980 comme « l’effet Tocqueville »17. En ce sens, les séquences
électorales sont des épreuves que les entreprises conservatrices ou contre-
révolutionnaires ont appris à maîtriser. Il serait toutefois erroné de se limiter à ce
constat qui, de plus, demande à être nuancé en fonction des circonstances : comme
toute technologie, l’opération électorale n’est que ce qu’en font les agents sociaux qui
s’en saisissent à un moment donné et dans un contexte donné. L’ordre électoral est
aussi une notion qui peut servir à désigner ce qui se passe effectivement dans le cadre
des opérations électorales : soit, de manière immédiate, l’absence d’incidents majeurs
venant en perturber le déroulement18, soit, avec un peu de recul, le processus par lequel
est produit un « résultat ». En effet, avant même de s’inscrire dans un processus de
« pacification » ou de production d’un « rituel »19, l’élection est la mise en ordre de
pratiques et de savoirs au profit de ceux qui aspirent aux fonctions ainsi mises en jeu.
Jeu qui, dans certains cas, peut prendre la forme d’une compétition où la majorité des
compétiteurs dispose d’espérances réelles de gain (et que l’on peut désigner comme la
« politique électorale »20), mais qui, le plus souvent, n’est que le prolongement et la
traduction de rapports de domination extérieurs au bureau de vote. Que ces rapports
de domination aient pour fondement l’activité économique, le statut social ou l’action
délibérée des agents de l’État (comme dans le cas des candidatures officielles) ne
change ici pas grand-chose à l’affaire : ce qui se passe dans et autour des urnes21, ou de
ce qui en tient lieu (comme dans le cas du tirage au sort), n’est ni le fruit du hasard, ni
l’expression pure et simple de la souveraineté populaire. L’ordre électoral a pour
conséquence la production de votes, dans des conditions qui peuvent varier en fonction
des configurations. Dans ces conditions, ce n’est pas des votes exprimés qu’il faut partir
pour en comprendre les logiques mais, bien plutôt, des contraintes sociales à partir
desquelles se mettent en place les instruments pratiques et cognitifs, qu’Alain Garrigou
nomme « biens d’équipement »22, qui en autorisent la production. Les articles qui
composent ce numéro proposent plusieurs éclairages qui permettent de réfléchir de
manière mieux informée à cette question.
5 De par sa dimension historiographique, l’article de Laurent Le Gall avait vocation à
ouvrir ce dossier. La perspective retenue transforme néanmoins un exercice
« convenu » en authentique plaidoyer pour une intégration disciplinaire. Laurent Le
Gall propose une mise en regard de l’historiographie sur la question de la politisation
avec ses propres travaux sur le département du Finistère. En procédant ainsi, il donne à
voir les questionnements qui restent ouverts et nous incite à une grande prudence dans
notre approche de la problématique d’ensemble. L’analyse fine des pratiques
finistériennes incite par voie de conséquence à prendre en compte la diversité des
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luttes et des configurations électorales que l’on retrouve au XIXe siècle, siècle qui
résiste décidément aux raccourcis théoriques et à son inscription dans des synthèses
approximatives. En se refusant de superposer la question de la politisation et la
chronologie de l’invention de l’élection, Laurent Le Gall reformule ainsi une
problématique ancienne sans pour autant tomber dans la dilution qui guette
l’extension jusqu’au Moyen Âge de l’analyse des « mutations des processus de
politisation »23.
6 L’introduction en France de l’isoloir est une affaire entendue depuis les travaux d’Alain
Garrigou sur le sujet24. En unissant leurs compétences, Malcolm et Tom Crook
réussissent néanmoins à inscrire l’épisode français dans une approche plus large qui,
en s’appuyant sur les acquis de la Global History, donne à voir toute une série de
personnages dont le rôle fut décisif dans l’importation et dans l’acclimatation dans
l’hémisphère nord du désormais célèbre australian ballot. Il y a beaucoup à retirer de cet
article d’un point de vue méthodologique, notamment l’importance, toujours sous-
estimée par les historiographies réduites à des perspectives nationales, de la
« circulation internationale des idées »25. Malcolm et Tom Crook proposent ainsi des
jalons utiles pour une histoire à venir de la « science de l’élection », c’est-à-dire de
l’ensemble des savoirs et des modèles qui serviront à l’invention des modes de scrutin
et des systèmes électoraux jusqu’à nos jours.
7 Au vu de la rareté des travaux disponibles en français faisant écho aux élections
autrichiennes de 184826, on lira avec le plus grand intérêt l’article de Thomas
Stockinger, issu de ses recherches doctorales. En comparant les élections dans la
province de Basse-Autriche et dans le département de Seine-et-Oise, il propose une
analyse originale qui, pas à pas, fait ressortir les caractéristiques singulières de chacune
de ces deux séquences électorales. Le caractère heuristique de ce type de comparaison
est renforcé dans le cas présent par les différences a priori entre les deux pays. Au-delà
des règles et des procédures en vigueur, ce sont bien les rapports de force entre les
différentes fractions d’élites monopolistiques, au sens de Norbert Elias, et leur capacité
différentielle à intégrer ou non les groupes sociaux jusqu’ici écartés du suffrage qui
explique les écarts constatés dans les résultats de ces élections en Basse-Autriche et en
Seine-et-Oise.
8 Nous disposons, avec la version publiée de la thèse de droit de Philippe Tanchoux, d’un
instrument précieux sur l’histoire des procédures électorales qui intègre l’ensemble du
XIXe siècle français27. Reste maintenant à explorer les conditions dans lesquelles ces
règles ont été élaborées, mises en œuvre et codifiées. Parmi les auteurs qui ont
contribué à ce processus de construction normative, il est nécessaire d’inclure le
vicomte de Cormenin, dont les dernières éditions de son traité de droit administratif
proposent une ébauche de ce qui deviendra in fine le droit de l’élection. En mettant en
relation la chronologie de cette construction juridique avec la trajectoire politique et
parlementaire de Cormenin, je souhaite insister dans l’article proposé ici sur le
caractère contingent de la production des règles de droit et sur le rôle décisif de cet
éminent jurisconsulte.
9 Avec l’étude de Philippe Secondy sur l’abbé Fourié, nous nous intéressons pour clore ce
dossier aux dernières années du XIXe siècle, période où les opérations électorales, bien
que désormais régulièrement organisées en France, n’en sont pas moins âprement
disputées. La concurrence s’avère en effet un ressort puissant qui stimule l’invention ou
le perfectionnement de nouveaux moyens susceptible de favoriser la réussite des
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candidats. Yves Déloye a montré dans un livre récent que les membres du clergé
catholique ne furent pas les derniers à participer à ce jeu28 ; Émile Fourié en est un
exemple, bien mis en valeur dans le contexte héraultais par Philippe Secondy. Même si
le terme est aujourd’hui négativement connoté, et remplacé par celui plus neutre de
« communication », c’est bien de « propagande électorale » dont il s’agit… et l’abbé
Fourié en était un ardent pratiquant.
10 La Société d’histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle a été, lors de son
premier siècle d’existence, un lieu de promotion d’une « histoire savante et engagée »29.
Il est sans doute encore trop tôt pour qualifier le siècle en cours ! Qu’il me soit
néanmoins permis ici d’apporter l’expression de mon sentiment – nécessairement
subjectif – au moment où j’achève la rédaction de cette introduction : confier la
responsabilité d’un numéro à quelqu’un qui n’est ni historien de métier ni historien de
formation est une marque de confiance remarquable et qui n’est pas si courante
aujourd’hui dans le monde savant. En ces temps d’évaluations multiples où nos efforts
ne valent plus que comme adhésion au conformisme institutionnel, ce geste n’est pas
sans grandeur. Je souhaitais donc en remercier chaleureusement l’ensemble des
membres du comité de rédaction.
NOTES
1. . Elisabeth Cazenave et André-Jean Tudesq, « Radiodiffusion et politique : les élections
radiophoniques de 1937 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 23, n° 4, 1976,
p. 529-555 ; Christophe Le Digol et Christophe Voilliot, « Hors champ. L’analyse politique et les
élections professionnelles », in Olivier Leclerc et Antoine Lyon-Caen [dir.], L’essor du vote dans les
relations professionnelles. Actualités françaises et expériences européennes, Paris, Dalloz, 2011, p. 41-51.
2. . Daniel Gaxie [dir.], Explication du vote. Un bilan des études électorales en France, Paris, Presses de
la FNSP, 1985. Cet ouvrage est issu d’une table-ronde d’un congrès de l’Association française de
science politique. Pour de plus amples détails sur ce moment historiographique, je me permets de
renvoyer aux analyses de Christophe Le Digol dans un ouvrage à paraître : « Bilan
historiographique du vote et des élections », in Jean Garrigues [dir.], L’histoire politique en
renouveau. Actes du séminaire du CHPP.
3. . Ran Halévi pour l’Ancien régime, André-Jean Tudesq pour les monarchies censitaires et
Raymond Huard pour le passage au suffrage universel. Dans sa présentation générale, René
Rémond met en avant une conception que l’on peut juger aujourd’hui très corporatiste du métier
d’historien et qui visait assurément à maintenir la frontière entre les deux disciplines : « Par
historiens, je conviendrai d’entendre d’abord ceux qui, de par leurs études universitaires, les
grades auxquels ils ont accédé, leurs titres ou les fonctions qu’ils exercent, appartiennent
manifestement à la corporation des historiens » (p. 35).
4. . Alain Garrigou, « Le politologue aux archives », Politix, n° 6, 1989, p. 41-45.
5. . Pour une présentation plus détaillée de ces travaux : Michel Offerlé, « De l’histoire électorale
à la socio-histoire des électeurs », Romantisme, n° 135, 2007, p. 60-73 ; Michel Offerlé, « Capacités
politiques et politisations : faire voter et voter, XIXe-XXe siècles », Genèses, n° 67, 2007, p. 131-149
et n° 68, 2007, p. 145-160. Voir aussi la bibliographie proposée par Yves Déloye, Sociologie
historique du politique, Paris, La Découverte, 2007 (1re édition 1997) p. 101-114.
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8
6. . Deux exceptions néanmoins : Rodrigue Croisic, La société contre la politique. Comment la
démocratie est venue aux Guadeloupéens, Paris, L’Harmattan, 2006 ; Christine Guionnet,
L’apprentissage de la politique moderne. Les élections municipales sous la monarchie de Juillet, Paris,
L’Harmattan, 1997.
7. . « Les France du XIXe », in Sylvie Aprile, 1815-1870. La révolution inachevée. Histoire de France sous
la direction de Joël Cornette, Paris, Belin, 2010, p. 539-540.
8. . Voir l’article de Laurent Le Gall dans ce numéro pour les références bibliographiques et pour
une mise en perspective historiographique.
9. . Catherine Colliot-Thélène, « L’oeuvre de Max Weber : un modèle pour le comparatisme ? »,
Annuaire de l’Institut Michel Villey, vol. 1, 2009, p. 165.
10. . Christophe Charle, La crise des sociétés impériales. Allemagne, France, Grande-Bretagne, 1900-1940.
Essai d’histoire sociale comparée, Paris, Le Seuil, 2001, p. 12.
11. . Les échanges induits par cette contrainte supplémentaire ont été particulièrement
fructueux. Et tant mieux si la logique de l’objet l’a toujours emporté sur la quête du graal
traductionnel…
12. . Pour une présentation plus détaillée de cette approche, cf. Christophe Voilliot, « L’opération
électorale », in Antonin Cohen, Bernard Lacroix et Philippe Riutort [dir.], Nouveau manuel de
science politique, Paris, La Découverte, 2009, p. 397 et sq.
13. . Christophe Voilliot, « Science politique », in Mathieu Touzeil-Divina [dir.], Initiation au droit.
Introduction aux études et métiers juridiques, Paris, L.G.D.J./Lextenso éditions, 2011, p. 230-233.
14. . Pierre Karila-Cohen, L’État des esprits. L’invention de l’enquête politique en France (1814-1848),
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.
15. . www.legiscompare.com/
16. . Maurice Agulhon, « Politique, images, symboles dans la France postrévolutionnaire », in
Maurice Agulhon, Histoire vagabonde, Tome 1. Ethnologie et politique dans la France contemporaine,
Paris, Gallimard, 1988, p. 283-318 ; Michel Offerlé, « Les figures du vote. Pour une iconographie du
suffrage universel », Sociétés & Représentations, n° 12, 2001, p. 108-130 ; Christophe Voilliot, « La
figuration de l’élection dans l’espace social d’un roman balzacien : Le député d’Arcis », A
Contrario, vol. 1, n° 2, 2003, p. 32-51 ; Jean-Claude Yon, « La rhétorique révolutionnaire en
accusation : le répertoire politique au théâtre sous la Seconde République », in Annie Duprat
[dir.], Révolutions et mythes identitaires. Mots, violences, mémoire, Paris, Nouveau Monde éditions,
2009, p. 113-131.
17. . Bernard Lacroix, « Ordre politique et ordre social. Objectivisme, objectivation et analyse
politique », in Madeleine Grawitz et Jean Leca [dir.], Traité de science politique, Paris, Presses
universitaires de France, 1985, vol. 1, p. 533.
18. . Philippe Bourdin, Jean-Claude Caron et Mathias Bernard [dir.], L’incident électoral, de la
Révolution française à la Ve République , Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise‑Pascal,
2002.
19. . Yves Déloye et Olivier Ihl, L’acte de vote, Paris, Presses de Sciences‑Po, 2008, ch. 1.
20. . Christophe Voilliot, Éléments de science politique, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 129 et sq.
21. . Yves Déloye et Olivier Ihl, « L’urne électorale. Formes et usages d’une technologie de vote »,
Revue française de science politique, tome 41, n° 2, 1991, p. 141-170.
22. . Alain Garrigou, « La construction sociale du vote. Fétichisme et raison instrumentale »,
Politix, n° 22, 1993, p. 5-42.
23. . Laurent Bourquin et Philippe Hamon [dir.], La politisation. Conflits et construction du politique
depuis le Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 7.
24. . Alain Garrigou, « Le secret de l’isoloir », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 71-72,
mars 1988, p. 22-45.
25. . Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes
de la recherche en sciences sociales, n° 145, décembre 2002, p. 3-8.
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9
26. . Ernst Bruckmüller, Histoire sociale de l’Autriche, Paris, Éditions de la MSH, 2003 ; Bernard
Michel, « La révolution de 1848 dans l’Empire des Habsbourg », in Jean-Luc Mayaud [dir.], 1848,
Actes du colloque international du cent cinquentenaire, tenu à l’Assemblée nationale à Paris, les 23‑25
février 1998, Paris, Éditions Créaphis, 2002, p. 477-487.
27. . Philippe Tanchoux, Les procédures électorales en France, de la fin de l’Ancien Régime à la Première
Guerre mondiale, Paris, Éditions du CTHS, 2004.
28. . Yves Déloye, Les voix de Dieu. Pour une autre histoire du suffrage électoral : le clergé catholique
français et le vote XIXe-XXe siècles, Paris, Fayard, 2006 ; voir le compte-rendu de cet ouvrage dans le
numéro 34 de cette revue.
29. . Jean-Claude Caron, « Un siècle de science et de militance : pour une histoire savante et
engagée », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 31, 2005, p. 7.
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L’élection au village dans la Francedu XIXe siècle. Réflexions à partirdu cas finistérienThe election in the village in France of the 19th century. Reflexions from the
finistérien case
Die Wahl im Dorf im Frankreich des 19. Jahrhunderts. Beobachtungen ausgehend
vom Fall Finistère
Laurent Le Gall
1 À en croire certaines publications, village et élection font toujours bon ménage.
Consacré à la politisation des paysans au XIXe siècle, l’article synthétique que fit
paraître Gilles Pécout en 1994 soulignait combien de nouvelles interrogations sur le
vote alimentaient la « réouverture d’un vieux dossier »1. Vieux dossier, en effet, que
celui qui, depuis les grandes thèses d’inspiration labroussienne, n’avait cessé de
s’épaissir après que les mondes ruraux eurent été transformés en des espaces
historiographiques d’observation intensive2 : « Longtemps, l’élection constitua pour les
historiens des campagnes le seul élément d’appréciation de la vie politique et, partant,
le suffrage universel fut considéré comme l’indice cardinal de la politisation paysanne »3. On ne saurait mieux résumer la situation. La convergence éditoriale du début des
années 1990 qui vit Raymond Huard4, Alain Garrigou5, Pierre Rosanvallon6 et Michel
Offerlé7, chacun dans son champ disciplinaire, aborder ce que déposer (ou non) un
bulletin dans une urne avait voulu dire, ouvrait sur de nouveaux horizons. Étaient plus
ou moins passés au crible – même si cela était en creux – les impasses et les dividendes
d’une histoire classique du vote portée par ceux qui interprétaient l’entreprise
siegfriedienne d’élucidation du suffrage sous l’angle de la seule pétrification des
opinions8. Le citoyen n’était plus cet acquis révolutionnaire capable d’évoluer à
l’intérieur d’un espace dont les règles du jeu s’imposaient suffisamment – voire
immédiatement – à lui pour qu’il se transforme en un acteur éminemment rationnel. La
civilisation électorale supposait qu’elle soit considérée comme le produit d’une
acculturation progressive, et toujours conflictuelle, d’individus hétéronomes appelés à
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
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être de plus en plus continûment des mandants9. Le vote n’était qu’une des
manifestations d’un ordre démocratique capable de générer des formes alternatives et/
ou connexes (manifestations, banquets, fêtes, etc.) susceptibles d’opérer une dilatation
et un approfondissement dudit ordre. L’élection étant une opération à plusieurs
inconnues, les « explications du vote » faisaient donc de ce dernier tout autant une
énigme qu’une évidence.
2 En 1994, Gilles Pécout dessinait trois axes de recherche pour celles et ceux qui, dans le
sillage de l’article de Maurice Agulhon ou contre certaines de ses analyses (« 1848, le
suffrage universel et la politisation des campagnes françaises »10), entendaient
poursuivre la réflexion : les articulations entre modes d’acquisition du suffrage
censitaire et passage au suffrage universel masculin ; les relations entre appropriation
individuelle du droit de vote et constitution d’un champ politique spécifique organisé
par et autour de ses professionnels ; les liens entre participation électorale et
nationalisation de la vie publique. Une quinzaine d’années après, village et élection
continuent de fraterniser dans certains travaux qui auscultent la France du XIXe siècle,
même si l’objet est fréquemment abordé par la bande. En filigrane dans la synthèse que
Jean-Pierre Jessenne a consacrée à l’histoire des campagnes11, il est, dans la thèse de
Corinne Marache sur les métamorphoses de la Double en Périgord, un des éléments
d’une coda qui fait de la mobilisation électorale un indicateur de la modernisation du
« pays » monographié12. Plus récemment encore, il apparaît, tout au long de l’ouvrage
de Chloé Gaboriaux consacré aux relations qu’entretenaient les républicains avec le
bonapartisme rural, à la manière d’un trompe-l’œil indiciaire permettant à l’auteur
d’analyser comment la commune, conçue comme une entité politique, est devenue un
enjeu idéologique entre des forces concurrentes13. Qu’elle serve de déclinaison à ce que
des décennies d’accumulation scientifique de matériaux ont produit ou de
conformation à quelques grands modèles d’interprétation du vote dont la socio-histoire
a renouvelé les approches depuis deux décennies14, l’élection au village s’écrit toujours,
bon gré mal gré, au risque de la répétition. On ne proposera pas ici de compiler une
bibliographie à ce point pléthorique qu’elle enjoint certains auteurs à utiliser, lorsqu’ils
y sont confrontés, l’expression de « bibliographie sélective ». Foin de bilan
historiographique, donc, à l’instar des inventaires méticuleux et roboratifs qui
traitèrent, par exemple, de la question pour la Seconde République15. L’on se bornera
plus modestement, à partir de la « digestion » d’un travail qui nous aura occupé
plusieurs années16, à esquisser quelques pistes de réflexion. Elles n’entendent pas
invalider telle ou telle approche (parce que l’une obéirait plutôt à une logique
nomologique et l’autre plutôt à une logique idiographique), mais espèrent contribuer
modestement à l’affinement de certaines analyses qui font de l’élection avant toute
chose un espace de relations sociales.
Le village et l’élection : quelle pertinence pour quelobjet ?
3 Parce que la France fut, d’après les catégories en cours, un pays peuplé majoritairement
de ruraux jusqu’au début des années 1930, l’électeur a été préférentiellement conçu
dans nombre d’études électorales comme cet individu inscrit définitivement dans l’aire
de sa communauté villageoise sans que son appartenance (en termes de degré ou
d’effectivité) à cette communauté, tout aussi formelle qu’imaginaire d’ailleurs17, ne soit
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clairement discutée. Le village – entendu, le plus généralement, en tant que commune –
aurait été ainsi, dans le cadre d’un ordre démocratique qui se serait construit sur les
rapports conflictuels et ambigus du centre et de la périphérie, du local et du national
(des catégories pratiques car suffisamment vagues et génériques pour passer sans coup
férir du particulier au général et du général au particulier), une sorte de prisme
privilégié facilitant la compréhension d’une réalité sociale que l’utilisation d’autres
échelles empêcherait de scruter18. En faisant florès à la suite du titre du maître-livre
que Maurice Agulhon consacra aux populations du Var sous la Seconde République19, la
locution « au village » ajoutée à un titre de chapitre ou à une contribution devint sinon
une marque de fabrique, tout au moins un haut lieu de la description des pratiques
politiques à l’intérieur d’un cadre d’autant mieux circonscrit qu’il était aussi auréolé de
la postérité d’une œuvre. En obtenant ce succès scientifique et éditorial, le village se
mua en une réalité encore plus objectivable après qu’une longue tradition d’enquêtes
historiques et sociologiques20 lui eut permis d’apparaître comme un objet on ne peut
plus légitime.
4 L’incubation du vote dans des limites définies à l’ombre des clochers n’attendit pas
toutefois les appels répétés par certains, à compter des années 1980, à
« communaliser » l’histoire, et l’histoire rurale en particulier21, pour exister sous la
plume de certains spécialistes. Philippe Veitl rappelle ainsi dans ses « Lectures du
Tableau politique d’André Siegfried » que si le « père fondateur » 22 de la sociologie
électorale ne modélisa en rien la dimension communale, « la valeur en soi de la
dimension territoriale et la perception du local comme totalité suffisante
compos[èr]ent un système explicatif dont il convient de trouver la logique
d’articulation, en dépit des évidentes fautes de raisonnement qui le rendent illogique »23. En résumant, au prix d’un certain nombre de raccourcis, l’on pourra dire que
l’élection au village fut d’abord envisagée à travers la seule ratification – escomptée
comme telle – des clivages idéologiques selon les lignes de démarcation qu’ils dictaient
au niveau national. Un point de vue qui, en s’intéressant à la compénétration des
dynamiques endogènes et exogènes, risquait d’étanchéifier toujours un peu plus le local
d’un côté et le national de l’autre. Dans le sillage d’un Daniel Halévy qui écrivit que les
républicains ayant « porté la République dans le village […] dès lors, qui voudra[it]
comprendre la politique du pays, c’est au village qu’il lui faudra[it] aller »24, d’un Roger
Thabault qui exemplifia la républicanisation de Mazières-en-Gâtine25, les historiens,
tout comme les promoteurs de la géographie électorale de l’après-guerre, traquèrent
presque exclusivement dans l’analyse localisée du politique une réfraction de
l’opposition entre rouges et blancs, républicains et antirépublicains, gauche et droite
et/ou une compréhension des mécanismes de production et de conquête du pouvoir.
Paru en 1958 à la suite d’une table ronde qui s’était tenue deux ans plus tôt, l’ouvrage
collectif, Les paysans et la politique dans la France contemporaine, codirigé par Jacques
Fauvet et Henri Mendras, faisait la part belle à une analyse du vote appliquée à un
cadre monographique. L’exercice canonique n’empêcha pas certains auteurs de rompre
avec la traque des éléments prouvant l’existence d’une tradition de droite ou de gauche
et de s’intéresser davantage aux substrats sociaux et culturels qui impliquaient tel
comportement et tel type de mobilisation. La contribution de Lucien Gachon sur
l’arrondissement d’Ambert, dont la dernière partie était dévolue à la formation du
« comportement politique », s’ouvrait sur un long paragraphe qui abordait les fractures
entre les rouges et les blancs en mêlant souvenirs personnels et chronique des
consultations depuis la naissance de la Troisième République. Pour la première fois, à
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notre connaissance, la réification scientifique de la bipartition sous cet aspect bicolore,
dont on voudra bien supposer qu’elle alimenta ultérieurement certaines lignes du Que
sais-je ? de Mendras26, se fit en des termes que la plupart des auteurs qui s’intéressèrent
aux élections ne démentirent pas ultérieurement : « Les deux courants : rouge et
blanc, brassent la société. C’est de 1885 à 1914 qu’on peut dire le pays véritablement
partagé, les deux familles électorales véritablement définies. La politique a ses deux
pôles comme a les siens le globe terrestre en rotation. Bipolaire, la politique est à la fois
passion et jeu. Passionnelle, elle a ses fanatiques qui, littéralement, voient tout blanc ou
voient tout rouge »27. À bien des égards, la lecture – inspirée des thèses de Paul Bois sur
l’événement révolutionnaire matriciel – que proposa André Burguière, dans ses Bretons
de Plozévet28, de l’entreprise partisane d’une dynastie de notables radicaux qui, pour
occuper le pouvoir et s’y maintenir pendant trois générations, surent capitaliser les
ressources symboliques d’une partition socio-économique et culturelle pensée par les
habitants de la commune bigoudène eux-mêmes à travers la double qualification
rouges/blancs, peut être considérée comme un archétype fameux de ces analyses qui
fixèrent, une bonne fois pour toutes, l’opinion dans le village… Une opinion dont il
s’agissait, dès lors, de scruter les évolutions (en termes de transferts de voix,
d’alignements partisans, etc.)29.
5 Si l’élection au village demeure toujours liée, dans de très nombreuses études
historiennes, à cette dimension analytique de la mise en valeur d’une opinion30, on
notera qu’elle a servi, surtout depuis les années 1980, de toile de fond à la validation
d’un certain nombre de paradigmes. Le « fait communautaire » fut vraisemblablement
celui qui donna matière aux plus amples débats et c’est celui qui, faute de place pour
d’autres développements, retiendra notre attention31. Sa (re)découverte32 a
incontestablement bousculé une histoire du suffrage qui, en épousant implicitement le
principe selon lequel tous les hommes étaient égaux en voix et en omettant, ce faisant,
les réalités sociales d’un « cens caché »33, avait opportunément oublié que ces hommes
étaient intégrés dans un tissu relationnel dont la collectivité villageoise, pour ce qui
concernait les ruraux, était la forme la plus achevée34. Deux interprétations se
disputent, en gros, les suffrages des uns ou des autres. Pour Alain Garrigou, par
exemple, l’acte électoral étant déterminé par les conditions d’existence des agents au
sein de leur communauté, le vote serait foncièrement communautaire sous la Seconde
République puisqu’il viendrait consacrer le rôle des autorités, seules capables à la fois
d’incarner le consensus et de mobiliser leur électorat35. Cet « unanimisme
inégalitaire », fondé sur des rapports de domination, ne serait finalement qu’une
ratification de logiques sociales à l’œuvre. Dans sa thèse sur les élections municipales
sous la monarchie de Juillet, Christine Guionnet a proposé une tout autre approche de
l’existence de ce vote36. Au cœur de son analyse, la prégnance du « fait
communautaire » dans la France de la première moitié du XIXe siècle aurait
conditionné l’impossible présence du citoyen-électeur – parce qu’il était impensable…
et donc impensé – dans les consultations municipales issues de la loi du 21 mars 1831.
Condamné à n’exister qu’à travers le groupe étendu aux frontières de la collectivité
d’appartenance et de domiciliation, l’individu capacitaire aurait été incapable
d’envisager le champ politique local sous l’angle de l’altérité démocratique. En
s’initiant sous la monarchie de Juillet « aux mécanismes de la vie politique
démocratique libérale », les Français – et les habitants des campagnes les premiers –
n’auraient pas pour autant fait l’« apprentissage des conceptions modernes de la
politique »37. L’unanimité des résultats chez les ruraux aurait donc beaucoup moins
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dépendu d’une incapacité à exprimer un vote politiquement signifiant, parce qu’il
serait contraint, que d’un organicisme structurel qui empêchait qu’une
individualisation politique puisse voir le jour dans des collectivités qui se pensaient par
leur unicité et excluaient, ce faisant, celles et ceux qui paraissaient rompre le consensus
unitaire. La résistance aux assauts de l’individualisme prôné par les défenseurs d’un
projet démocratique mû par la volonté de débarrasser l’individu de ses gangues
traditionnelles aurait ainsi trouvé une consécration dans les urnes. Par-delà les
oppositions théoriques qui ressortissent à des sociologies du politique ayant
quelquefois tendance à s’opposer artificiellement (l’existence d’un ethos collectif
n’exclut nullement que l’intimisation des rapports de domination ait pu déboucher sur
son renforcement), la réification du vote communautaire aura eu pour mérite d’obliger
à reconsidérer les relations entre les électeurs dans les campagnes et leurs élections. Et
permis de souligner combien il pouvait être utile de savoir se détourner du sens
commun…
L’élection et le village : un produit scalaire
6 Donner des gages en faisant assaut de références parce que l’on prend pour terrain
d’observation une commune participe indéniablement de l’ambiguïté qui entoure une
monographie villageoise frappée progressivement d’obsolescence au fur et à mesure
que des chercheurs en sciences sociales ont montré combien elle relevait, au préalable,
d’un artifice fondé sur des prédispositions à accepter une ligne de partage claire entre
ville et campagne, mondes urbains et mondes ruraux… Une ligne de partage dont la
typification reposait aussi sur d’autres schèmes d’interprétation (l’opposition entre
archaïsme et modernité en particulier)38. Appliqué à la ruralité, le poids de la tradition
monographique qui a pesé sur certaines pratiques disciplinaires – l’ethnologie de la
France en a fait son miel39 –, et dont nous avons pu constater qu’elle avait fréquemment
enfermé l’étude du suffrage dans un recensement des forces en présence, serait-il
suffisamment puissant pour oblitérer de nouveaux regards sur le village ? Voire. Car, si
l’on veut bien admettre que la commune n’est pas qu’une simple commodité (même si
ce maillon administratif a créé les conditions archivistiques de son objectivation), l’on
conviendra qu’elle peut devenir un observatoire de certaines situations à condition de
la faire passer, par exemple, sous les fourches caudines de la démarche micro-
historique. Et ceci pour au moins deux raisons. En premier lieu, parce que la commune
était l’un des cadres privilégiés où s’effectuaient concrètement des relations sociales
(même si plus personne n’est dupe du caractère forcément réducteur de cet
enfermement territorial depuis que certains anthropologues – pensons ici au Marc
Abélès des Jours tranquilles en 1989 – ont montré que l’espace politique local, considéré
comme un entrelacs de réseaux, c’est-à-dire de « potentialités actualisables au gré des
situations concrètes »40, ne pouvait pas être borné par les seules limites administratives
de la circonscription). En second lieu, parce que la genèse de la procédure électorale en
tant qu’option généralisée de la délégation de la souveraineté sur l’ensemble du
territoire national reste inséparable de la naissance des communes (même si le village
de l’Ancien Régime fut le lieu d’une intense activité délibérative ainsi qu’un livre récent
vient opportunément le rappeler41).
7 Démarche micro-historique, avons-nous écrit. Que nous ayons succombé à un effet de
mode, cela va sans dire. On échappe difficilement à son époque42 et l’on se gardera bien
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de ne pas souligner combien la qualité de certains ouvrages qui se réclamèrent
explicitement d’une « école » demeurée essentiellement italienne ne saurait
disqualifier la richesse et la pertinence des autres approches43. Reste que la variation
des échelles, dans ce qu’elle suppose d’un effort de prise en compte des moindres
interactions à l’intérieur d’un segment d’une société et d’une attention particulière
affectée aux effets de réel produits par les agents au moment même où ils laissaient des
traces, nous a semblé pouvoir apporter un gain d’intelligibilité à la fabrication du fait
électoral. Si l’on veut bien admettre que Le pouvoir au village44 nous aura suggéré de voir
dans tout espace social un réservoir de possibilités multiples (mais non infinies) et
définissables pour des individus et des groupes qui, en fonction de ce qu’ils en
percevaient, opéraient des choix et s’adaptaient, et si l’on accepte de considérer
l’opération électorale de la même façon (un réservoir de possibilités multiples…), l’on
gagera qu’il y avait peut-être là matière à une adéquation entre un postulat de
recherche et un objet d’histoire. Pour autant, dernier – et non pas ultime – terrain
d’investigation de l’enquêteur soucieux de comprendre l’élaboration des procédures de
la décision politique, la petite patrie ne serait-elle pas en passe de devenir la porte
d’entrée dépoussiérée d’une discipline qui confondrait renouvellement paradigmatique
et réductionnisme scalaire ? L’on pourra toujours pointer les pièges afférents à cette
démarche : utiliser la loupe grossissante pour habiller de nouveaux atours la bonne
vieille monographie et faire émerger ainsi la version antépénultième d’un modèle sans
qu’il contribue pour autant à un enrichissement de notre compréhension du social45 ;
hypostasier un « exceptionnel normal »46 au risque d’individualiser à outrance et, en
individualisant à outrance, de cautionner par avance la théorie de l’individualisation
démocratique au cours du XIXe siècle.
8 Cette approche écologique du suffrage, c’est celle qui, sans que nous ne la nommions de
la sorte47, aura servi en définitive dans le cadre d’une thèse consacrée à l’électeur en
campagnes dans le Finistère sous la monarchie de Juillet et la Seconde République. En
tablant sur une observation intensive du vote48, en incluant les mandants dans leur
environnement quotidien49 pour éviter de les assigner à n’être que les figures
génériques et fréquemment anonymes d’une citoyenneté en devenir (que l’historien se
plairait à convoquer à sa table de travail au moment de prouver qu’ils furent des agents
concourant à l’élaboration d’un ordre démocratique intégrateur et/ou des cohortes de
votants plus ou moins passifs en attente de labellisation), nous aurons essayé de
retrouver le sens que des individus donnèrent à l’acte électoral – saisir les électeurs sur
le vif – dans un Finistère auquel les administrateurs de l’époque dénièrent toute
volubilité démocratique.
9 On l’aura compris. Il ne s’agit pas de parer la micro-analyse appliquée à l’élection au
village de toutes les vertus heuristiques mais d’en faire, à partir d’une étude localisée et
des comparaisons qu’elle est susceptible d’induire, soit un cadre de validation ou
d’invalidation d’hypothèses ou de théories en cours, soit un cadre d’interprétation des
réalités sociologiques imperceptibles à une autre échelle.
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L’élection au village : chercher à percer « les mystèresdu ministère »50 ?
Lectures en cours
10 Première lecture :la mise en place d’une civilisation électorale et d’un ordre
démocratique au quotidien. L’on ne reviendra pas ici sur un objet abondamment
défriché et qui a été posé en termes de rationalisation de l’entreprise électorale et de
travail étatique de domestication des comportements devant le vote51. Le village ne sert
alors que de déclinaison à ce que l’on sait par ailleurs des mécanismes d’organisation,
d’imposition et de normalisation d’un marché politique fondé préférentiellement sur le
suffrage52. Quelques approfondissements sont toutefois possibles. Nous en listerons
deux. Le premier concerne la fabrication et l’utilisation des résultats des consultations.
Incarnation d’une opinion le plus souvent postulée qu’objectivée, ainsi que nous l’avons
rappelé, le chiffre électoral a été doté de vertus idéologiques avant même d’être étudié
pour ce qu’il fut peut-être et surtout : un chiffre fabriqué, dépendant de mobilisations
variables – la fatigue des votants, la distance à l’urne et l’obligation de voter par
soumission n’expliquent pas tout, loin s’en faut – et de rapports de force intra et/ou
intercommunaux dont le bureau de vote était le théâtre. L’examen des bulletins
« douteux » par les scrutateurs et leur qualification, outre qu’ils pouvaient influer
marginalement sur les résultats, furent bien davantage qu’une entreprise de
vérification, comme en témoignent les micro-conflits qui se nouaient pendant les
dépouillements. Il serait en effet fallacieux d’imaginer l’encadrement des consultations
comme une simple mise en application de lois et de textes incarnant, à bien des égards,
la rigueur d’un État omnipotent et omniscient. Grâce à la liberté qui fut laissée à des
bureaux sommés d’apprécier la situation électorale, l’administration fit confiance à des
agents locaux – mais pouvait-elle faire différemment, à moins de poster un de ses
représentants dans chaque lieu de vote ?… – et laissa inévitablement libre cours à des
dérives qu’elle essaya, au mieux, de prévenir puis de contenir – le conseil de préfecture
était là pour trancher les contentieux à la suite des opérations. Paradoxalement,
l’incapacité de l’État à tout régir et à tout régler, et la marge d’appréciation dont
disposaient mécaniquement les scrutateurs, contribuèrent à forger les conditions d’un
débat autour de l’application de la norme démocratique. En déléguant une partie de ses
droits régaliens, l’administration facilita la prise de conscience que la procédure
électorale sanctionnait non seulement des choix politiques mais aussi l’implication de
certains individus dans le propre devenir d’une nation de citoyens. En faisant des
bureaux de vote les applicateurs d’une règle démocratique et ses possibles incubateurs,
elle suggéra que l’astreinte à un code n’allait pas sans sa discussion par ceux qui s’en
faisaient momentanément les porteurs. L’inachèvement involontaire de cette norme
porta en lui, en quelque sorte, une appropriation possible des mécanismes de la
décision populaire qui facilita les conditions d’épanouissement d’une démocratie de
proximité.
11 Le second approfondissement que nous suggérerons touche aux liens entre la
construction d’un ordre démocratique et la construction d’un ordre étatique à travers
la figure éminemment présente du citoyen protestataire. Prescriptrices d’un ordre
démocratique lié à un encadrement technologique exigé par l’État, les consultations des
commettants favorisèrent l’inculcation d’un système normatif dont les élections de
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1848, après celles organisées sous la monarchie censitaire, amplifièrent et
systématisèrent la mise en place. L’inflation de la verve contestataire et des incidents
au moment du renouvellement des assemblées municipales atteste les craintes, les
ambitions ou les attentes attisées par l’universalisation masculine du suffrage (42
communes furent touchées par 47 incidents en 1846 ; 66 communes le furent par 71
incidents en 1848 ; entre 1846 et 1848, 90 communes, soit près d’un tiers des 282
localités du Finistère, furent donc frappées par au moins une plainte qui dénonçait le
déroulement du premier et/ou du second tour). Partie intégrante des scrutins, la
protestation souligne combien la production d’une déviance électorale53 dépendit de
l’omniprésence d’un gardien du temple. Garant des textes et de la loi, le citoyen
protestataire, qui savait en général lire, écrire, et intercéder auprès des instances de
contrôle, apparaît en effet, au moment où le suffrage demeurait pour beaucoup une
nouveauté, comme une quintessence d’une acculturation démocratique en cours et,
bien souvent, comme un individu soucieux d’utiliser la forme suprême de la délégation
du pouvoir à des fins personnelles. Sa compétence politique, qui tranchait alors avec
l’infinie diversité des comportements électoraux de ses contemporains, ne saurait faire
oublier qu’il fut surtout l’aiguillon d’une surveillance politique individuelle légitimée
au nom d’une morale de l’État (dans un univers où régnait un contrôle social fondé sur
le jeu des regards). Alors même que les porte-parole de la collectivité villageoise, et les
maires en particulier, ne cessaient d’accréditer, aux yeux des autorités extérieures,
l’existence d’une communauté homogène, indivisible et farouchement attachée à un
système de valeurs endogène, ce parangon de la vertu et/ou ce manipulateur hors pair
levait un coin du voile sur l’arrière-plan des scrutins. Au risque de faire de la
transparence démocratique le cheval de Troie d’une intrusion étatique en mesure de
lézarder l’opacité dans laquelle étaient tenues certaines affaires villageoises.
12 Deuxième lecture : la lente invention de l’électeur moderne par apprentissage et
incorporation des mécanismes du vote. Le village ne serait, ici aussi, qu’un réflecteur de
ce que nous connaissons déjà, à moins de penser le suffrage tel un dispositif qui, de par
son existence et son utilisation, générerait une certaine forme de politisation. Soit
notre approche de ce terme éminemment ambigu54. Produit d’une histoire
pluriséculaire, une « politique du peuple »55 des campagnes, réductible à un faisceau
d’idées, de sentiments et de notions partagés par la plupart de ses membres –
antifiscalisme, autonomie communautaire, attachement à la petite patrie –, trouva à
s’épanouir et à se recomposer à l’intérieur d’un ordre démocratique qui s’imposa avec
le temps. La politisation ne saurait donc se réduire à la substitution d’un modèle à un
autre ou à l’éradication de pratiques archaïques. Elle ressemble bien davantage à une
métamorphose des attitudes et des comportements dans un champ politique en
évolution ou, pour le dire autrement, à une zone de contact – ce qui suppose une
réciprocité des influences – entre les nouveaux cadres de la démocratie et des
expériences anciennes56. Nous postulerons alors que le suffrage en tant que procédure
aura pu être un élément « politisateur » dans la France de la monarchie de Juillet et de
la Seconde République pour une raison au moins : en devenant le principal mécanisme
de masse de la décision collective, il contraignit tout agent qui pouvait bénéficier du
droit de vote – et celles et ceux qui l’entouraient –, quel que soit son positionnement
dans l’espace social, à se situer en fonction du cadre et des normes imposés. En élevant
la citoyenneté électorale au premier rang des valeurs cardinales de la citoyenneté, le
gouvernement républicain modifia – dans un sens démocratique – les règles d’un jeu
politique pour mieux en valider la pertinence et l’effectivité. L’on put être contre le
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suffrage (universel), ne pas vouloir voter, ne pas savoir voter (par méconnaissance des
règles). Pour autant, l’on put de plus en plus difficilement se soustraire à ce qu’il
prescrivit, induisit et imposa57. Si l’on veut bien admettre cette hypothèse, l’on pourra
essayer de sérier des niveaux de politisation par le vote à condition de la définir, lato
sensu, comme la somme des rapports qu’entretinrent individus et groupes d’individus
avec une procédure démocratique considérée sous son double aspect de fabrication du
citoyen-électeur et de détermination de l’opinion. De façon minimaliste – et un peu
simpliste, certainement –, cette distinction entre le rôle et la valeur du suffrage
renverra à plusieurs seuils de politisation sur une échelle qui fait de l’utilisation du
suffrage-procédure son premier niveau (l’intégration individuelle à un ordre
démocratique n’étant pas forcément corrélée à un maniement du vote pour faire
admettre son positionnement à l’intérieur de l’espace politique) et de l’utilisation du
suffrage-opinion son dernier degré – la question de l’abstention supposant, en
contrepoint, d’établir si – et quand – elle fut un révélateur d’une indifférence ou, au
contraire, d’une distinction voire d’une opposition (à teneur politisante)58.
13 Une fois ces préalables posés, nous sommes parvenu à plusieurs conclusions à partir,
entre autres éléments, d’une analyse longitudinale et microsociologique de 1 074
mandants dispersés dans cinq communes du Finistère59, et dont nous avons pu retracer
les parcours électoraux. S’est imposée une évidence : le commettant de 1848 se laisse
difficilement enfermer dans des paramètres (stratigraphies sociales, richesse/pauvreté,
etc.) forgés par l’historien pour essayer de le prendre dans ses filets – le degré
d’alphabétisation ou l’inclusion dans le réseau familial ne semblent guère entrer en
ligne de compte. L’électeur moyen reste introuvable ; le votant erratique domina et la
volatilité des mobilisations fut reine. Les situations furent à ce point variées que les
pratiques des mandants échappent à toute typologie. À Nizon, par exemple, un seul
homme ne déposa pas son bulletin entre 1832 et 1848 : le curé. Deux constatations se
seront toutefois progressivement imposées. Premièrement, la familiarisation avec la
procédure démocratique dépendit surtout des antécédents électoraux de chaque
individu. On s’abstint d’autant moins que l’on s’était présenté à plusieurs reprises
devant l’urne. En 1848, les anciens censitaires, qui étaient aussi les plus riches de la
commune et qui avaient pour certains appris à voter depuis près de vingt ans, partaient
avec une sacrée longueur d’avance sur les tout nouveaux inscrits. L’étiage exceptionnel
de leur participation lors du renouvellement des conseils municipaux de juillet ne fut
donc que la suite logique d’un mouvement de fond initié par la loi du 21 mars 1831 et le
reflet d’un capital démocratique qu’ils avaient accumulé et qu’ils entendaient faire
fructifier. Deuxièmement – et c’est un corollaire –, il y eut un véritable remuement
électoral en 1848 qui vint briser l’équilibre censitaire qui s’était peu à peu construit au
cours des quinze années précédentes. En créant de la nouveauté, la dilatation du droit
de vote avait ouvert sur l’inconnu. Aussi la mobilisation des anciens privilégiés du
suffrage fut-elle à la mesure de la peur qu’ils eurent de ne plus peser suffisamment sur
les résultats. Une réponse par le nombre et l’habitude de la fréquentation des urnes à
l’égalisation formelle d’une condition démocratique qui avait été naguère un critère de
distinction et de différenciation.
14 Les interrogations concernant la maturation de la figure du citoyen-électeur
permettent, au surplus, de réexaminer les liens entre holisme et individualisme. De la
moisson de chiffres consécutive à une analyse approfondie des résultats des
consultations nationales qui se tinrent dans le Finistère entre le 23 avril 1848 et le
13 mai 1849, il ressort quelques observations qui brouillent, de prime abord, un peu
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plus les pistes. Certains dépouillements accréditent incontestablement l’existence d’un
vote unanimiste : dans le canton de Lannilis, lors du scrutin présidentiel, les trois
sections votèrent presque comme un seul homme pour un seul homme puisque
Cavaignac l’emporta avec plus de 95 % des suffrages. D’autres, en revanche, minorent
cette tendance : 33 communes devinrent des sections en décembre 1848 ; 16 d’entre
elles virent leurs électeurs se prononcer à plus de 80 % pour l’un des deux favoris ; dans
les 17 autres, les résultats furent beaucoup plus contrastés pour des raisons qui nous
échappent sauf lorsqu’un scrutin à enjeu national servit quelquefois de réplique aux
turbulences qui avaient pris forme au moment des élections municipales. Penchons-
nous, à rebours, sur le scrutin d’avril. Les Finistériens eurent à écrire, faire écrire ou à
placer un bulletin imprimé qui devait comporter quinze noms. Des listes s’affrontèrent.
Elles n’exclurent pas toutefois une hétérogénéité des conditions d’accès à la
candidature ainsi que l’attestent les procès-verbaux cantonaux qui mentionnèrent une
pléthore de soupirants à la députation (avec une moyenne de 102 noms par feuille de
dépouillement). Les premières élections au suffrage universel débouchèrent sur un
double phénomène : une offre politique qui s’élargit considérablement ; la capacité
qu’eurent certains hommes de se démarquer des consignes générales des grands
comités départementaux pour tenter leur chance. Ce ne sont là que quelques exemples
et l’on pourrait les multiplier à l’envi. Aussi les conclusions auxquelles nous sommes
parvenu se résument-elles en quelques points. Premièrement, l’empire du collectif pesa
incontestablement, lorsqu’il fallait se déplacer au chef-lieu de canton, sur les scrutins
généraux, du fait même de l’interaction entre les modalités du vote – chaque commune
était appelée à s’exprimer à une heure précise – et le sentiment, présent chez la plupart
des participants, d’aller défendre en dehors de leur circonscription une identité
façonnée par le groupe et le territoire d’appartenance. Deuxièmement, cette pratique
holiste n’évacua pas pour autant l’individu de la scène politique. L’expression
individuelle d’un choix, au nom d’une opinion ou d’un désir de se démarquer d’une
collectivité, ne fut en rien exceptionnelle même si elle demeura minoritaire : les
« candidats à une ou deux voix » furent monnaie courante avant le rétrécissement de
l’offre électorale au fil de l’année.
15 Par ailleurs, la question de la constitution des bastions politiques peut nous aider à y
voir un peu plus clair. Il nous semble, en effet, que la déconstruction de la mobilisation
électorale ne suppose pas, symétriquement, de condamner à l’échec toute tentative de
labellisation idéologique quand bien même une sociologie critique du politique nous a
désappris à penser l’élection comme la seule production d’une opinion qui ne cesserait
de sédimenter avec le temps. En agrégeant les données des scrutins nationaux de 1848
et 1849, nous avons constaté que la couleur du vote fut confirmée à chaque reprise dans
14 des 43 cantons et qu’elle fut le fruit d’un résultat quasiment unanime en faveur des
candidats clérico-légitimistes dans certaines circonscriptions. Dans les cinq cantons
léonards (Lannilis, Lesneven, Ouessant, Plabennec, Ploudalmézeau) et dans celui
d’Arzano, la réactivation des modalités du vote (unanimité idéologique, mobilisation
massive) participa à la création d’un passé électoral qui présida, de façon plus
prégnante qu’ailleurs, à l’« institutionnalisation » d’un rapport univoque entre des
communautés de suffragants et la procédure démocratique. On fera l’hypothèse que,
dans ce cas, la répétition des scrutins contribua à ce que la communauté se pense
comme un bloc homogène – une forme exceptionnelle de la communauté politique –
dont l’homogénéité se nourrissait précisément de la réplique des scrutins. Une
configuration qui ne réservait d’autre alternative à l’individu réfractaire que de
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s’exclure du groupe et/ou d’en être exclu. En revanche, une individualisation par
l’élection parut se dessiner d’autant plus aisément que les suffragants appartenaient à
des circonscriptions qui ne devinrent pas des bastions clérico-légitimistes. L’étude des
comportements politiques dans 31 communes qui étaient aussi des chefs-lieux de
section en décembre 1848 et en mai 1849 nous aura incité à faire l’hypothèse suivante :alors que dans les localités à tendance clérico-légitimiste, le vote en faveur des
candidats fut quasiment unanime, dans les localités à tendance républicaine, les
résultats furent beaucoup plus contrastés (basculements entre les scrutins, friabilité
des mobilisations, inconstances des positionnements devinrent le lot commun des
élections). L’on ne peut alors s’empêcher de penser – mais le corrélat est peut-être
audacieux et il supposerait d’être vérifié ailleurs – que les communes à tendance
républicaine furent non seulement le théâtre d’une hétérogénéité politique mais
qu’elles participèrent à la dilatation de l’espace public. Si l’opposant avait tout de la
figure de l’ennemi, il n’en devenait pas moins un élément permanent de l’espace
électoral… détesté sans doute, mais pensé dans son altérité tout de même. L’espace
politique local pouvait alors se construire moins dans l’unanimité que dans la diversité.
Bref, plus démocratiquement60.
16 Troisième lecture : considéré pour sa teneur politisante, le suffrage peut aider à affiner
certaines analyses canoniques qui se rapportent aux voies d’accès au pouvoir local et à
sa distribution. Politisation par implication, la politisation par le bulletin commanda en
effet des positionnements spécifiques que la conflictualité électorale61, qui déboucha
dans quelques cas sur des crises perlées, laisse appréhender. L’année 1848 fut ainsi
marquée dans le Finistère, comme un peu partout en France, par de virulents conflits
dont le vote fut à la fois le puissant détonateur et le symptôme de tensions
souterraines. Pour un lecteur de la série BB18 des Archives nationales, l’affaire qui tint
en haleine la commune d’Hanvec (un peu plus de 3 000 habitants) sous la Seconde
République se résume prosaïquement à une querelle entre un curé et un maire dont
l’écume parvint jusqu’aux bureaux du ministre de l’Intérieur (rien d’exceptionnel à cela
puisque cette série regorge de tels conflits). Pour un lecteur des sources conservées aux
Archives départementales et communales, les fils de l’histoire apparaissent beaucoup
plus difficiles à retisser. Le conflit mit aux prises Pierre Kerloch, un ecclésiastique sûr
de ses droits et de ses prérogatives, et Olivier Salaün, un notaire véreux qui avait été
mis sur la touche par l’administration au début des années 1840 – alors qu’il occupait
les fonctions de maire – après qu’il eut ouvert un tripot et plumé parmi les plus riches
paysans de la localité. 1848 fut pour Salaün une aubaine, un coup du sort inespéré.
Redevenu le primus inter pares à la faveur de la consultation de juillet et après avoir
exercé des pressions sur sa clientèle rurale, il fit de sa mairie la caisse de résonance
d’un anticléricalisme d’autant plus outrancier que son adversaire n’entendit pas se
laisser faire. La réciprocité de la haine ordinaire trouva à s’épanouir dans des histoires
de bancs d’église ou de quêtes interdites. Jusqu’à son éviction en 1851, tout devint
prétexte à l’envenimation des relations, à tel point que le notaire n’hésita pas à jouer le
préfet contre le procureur général pour mieux résister aux pressions des autorités
extérieures dont il fut de plus en plus l’objet. Au-delà des péripéties qui émaillèrent un
conflit devenu endémique, l’analyse de la commune en crise que fut le Hanvec
quarante-huitard nous aura permis de tirer quelques conclusions. Premièrement, la
République fut un cadre d’exercice d’une guérilla qui passa par les urnes sans qu’elle
devienne un enjeu idéologique dont l’un des deux camps aurait pu s’emparer pour
fourbir ses armes et capitaliser des dividendes électoraux sur un partage politique
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savamment utilisé. Deuxièmement, le diptyque cléricalisme/anticléricalisme trouva
d’autant plus facilement à s’épanouir qu’il se lova à l’intérieur de deux institutions
locales, le conseil municipal, d’un côté, et le conseil de la fabrique, de l’autre, dont la
légitimité ne cessa de croître au fur et à mesure qu’elles devinrent des forteresses à
prendre mais aussi à défendre (en dépit de leur animosité à l’endroit du notaire, les
préfets utilisèrent toutes les ressources à leur disposition pour protéger les attributions
du conseil municipal au nom de la séparation des pouvoirs entre le municipal et le
paroissial). Troisièmement, Olivier Salaün put exister en l’espèce parce que la
collectivité hanvecoise lui permit d’exister ainsi. En d’autres termes, si ce conflit ne fut
ni un conflit de classes, ni un conflit territorial, alors même que des forces centrifuges
étaient à l’œuvre à l’intérieur de cette commune éclatée (et pour cause ! la société des
montagnes d’Arrée avait peu de chose en commun avec la société littorale qui, dans le
sud de la circonscription, regardait vers Brest et Le Faou), il fut le produit de la
rencontre entre un homme et un corps social travaillé en partie par la laïcisation et le
détachement religieux.
17 En sus de ces trois remarques qui sont plus descriptives qu’analytiques, nous ferons
deux autres constatations. La première porte sur les ressorts conflictuels d’une
politisation qui, dépassant le niveau de l’apprentissage électoral, tendrait vers une
insertion de certains de ses agents dans un espace politique aux dimensions et aux
enjeux nationaux. Si l’opposition frontale put permettre à des hommes, mais aussi à des
femmes (l’épouse de Salaün fut en première ligne dans la lutte contre le curé), de
napper leur combat d’une dimension proprement idéologique sans qu’il soit facile
d’identifier à distance ce qui, dans cette adhésion par bribes (celles qui ont été
archivées), releva d’un artifice ou d’une imprégnation, nous aurons pu noter que le
prurit anticlérical, qui fut très majoritairement – pour ne pas dire exclusivement – à la
base de la bipolarisation électorale dans le Finistère, ne déboucha pas toujours sur la
fabrication ou l’affermissement d’une opinion. Les passerelles entre anticléricalisme et
républicanisme dans l’intégration de certains suffragants à un espace politique qui
n’était pas seulement celui des joutes locales furent ainsi bien plus ténues qu’on ne le
suggère fréquemment. La seconde remarque concerne les rapports entre le conflit
électoral et le bouleversement possible de la sphère municipale. Il y eut bien dans le
Finistère une révolution communale… sauf qu’elle le fut en trompe-l’œil. Si plus de 30 %
des maires ne furent pas reconduits dans leurs fonctions après les scrutins de l’été
1848, plus de 80 % des conseillers municipaux furent quant à eux réélus. Le conflit
électoral quarante-huitard, qui vit généralement s’affronter des édiles élus sous la
monarchie de Juillet, prit donc presque exclusivement naissance à l’intérieur d’une
ploutocratie municipale que le régime louis-philippard avait renforcée du fait même de
son onction par le vote. L’utilisation du suffrage universel ne fit alors que conforter une
oligarchie locale qui put se construire comme une classe municipale de plus en plus
étanche pour au moins deux raisons : elle venait non seulement de recevoir l’adhésion
d’un corps de citoyens qui s’était démocratisé, mais elle avait aussi su résister aux
coups de boutoir nés des appétits que ledit suffrage avait aiguisés. En verrouillant la
conquête du pouvoir – ce qui signifiait avant tout qu’il n’y avait pas d’autre alternative
possible –, une élite, qui pouvait se quereller et se diviser temporairement, incarnait,
au-delà des péripéties nationales, la continuité de la communauté et les impossibles
changements (qui étaient aussi d’impensables changements). D’une certaine manière,
l’ascension du municipal tout au long du XIXe siècle fut rendue en partie possible parce
que l’ébranlement électoral de 1848 ne mit qu’exceptionnellement à mal une
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architecture oligarchique construite de longue date. Si la réintroduction du suffrage
universel conditionna, chez certains acteurs, une aptitude à imaginer une
recomposition du pouvoir local (l’entrée en lice de nombreux notables contribua à la
formation d’un proto-marché politique et entraîna, ce faisant, un lien de dépendance
non univoque entre les élites traditionnelles et leurs suffragants), elle consacra en
définitive une captation rapide des instances communales par une élite censitaire dont
l’idéologisation à plus ou moins long terme pourrait être une des clés de l’acculturation
d’une population à des enjeux nationaux. Une version finistérienne de la classique
« descente de la politique vers les masses » – sans patronage démocratique ni réseaux
de sociabilité62 – dont l’étude sur une longue durée – jusqu’aux premières décennies de
la Troisième République – permettrait de vérifier la pertinence.
Deux pistes
La territorialisation de l’élection
18 Patente dans le cadre des élections nationales ou départementales qui furent aussi des
moments d’effervescence locale, la variable territoriale entre en ligne de compte dès
lors que l’on veut essayer de comprendre les ressorts de la mobilisation au moment des
élections qui se déroulaient au chef-lieu de canton. Non seulement les rapports de force
intercommunaux trouvaient à s’exprimer dans l’urne, mais ils pouvaient conditionner
aussi ce qui allait sortir de l’urne. Soit le canton de Carhaix lors du scrutin du
10 décembre 1848. Bonaparte y obtint un peu plus de 51 % des suffrages. Si l’on vota à
78 % dans la section de Carhaix pour le neveu de l’Empereur, on se prononça
respectivement à 64 % et à 82 % dans les sections de Saint-Hernin et Poullaouen pour
son adversaire, Cavaignac. La plupart des communes de la circonscription carhaisienne
récusèrent donc le candidat du « parti de l’ordre ». Rien que de très normal
finalement : la moyenne cantonale masque la pluralité des dépouillements
sectionnaires. Si l’on passe maintenant à une tentative d’explication des résultats, l’on
sera inévitablement tenté de faire appel à certains paramètres économiques et sociaux
ou au rôle de certaines autorités de tutelle (la gendarmerie de Carhaix rappela dans un
rapport adressé au préfet que les deux compagnies d’artillerie de marine stationnées au
chef-lieu de canton avaient pesé lourdement dans la poussée en faveur de Bonaparte).
Des détails plaident toutefois en faveur de la prise en compte d’une autre variable, la
variable territoriale. L’hypothèse est la suivante : voter à plus de 80 % pour Cavaignac
dans la section de Poullaouen qui formait en même temps une seule et même
commune, n’était-ce pas une manière pour ses habitants de se démarquer d’un chef-
lieu dont on savait pertinemment (la rumeur était là pour cela) que ses mandants
voteraient massivement en faveur de Bonaparte ? La disqualification de certains
bulletins par les membres des bureaux électoraux atteste que la manipulation des
chiffres répondit bel et bien à des antagonismes intercommunaux. Si, dans la section de
Carhaix, les scrutateurs rejetèrent une vingtaine de bulletins Cavaignac pour des
incompatibilités de forme, à Poullaouen, ce furent près de 120 billets « Bonaparte » qui
furent disqualifiés pour leur prétendue illisibilité.
19 Si l’on se place maintenant à l’échelle de la localité au moment des élections
municipales, l’on notera que la question du territoire fut, ici aussi, loin d’être anodine63.
En premier lieu, parce que dans un paysage de bocage à l’habitat émietté, la
représentation au sein du conseil passait par l’extrême attention que ses habitants
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accordaient à ce que toutes les parties de la commune se sentent représentées par l’un
des leurs. Il est ainsi troublant de constater que la répartition des sièges à l’assemblée,
même lorsque deux listes s’affrontaient, essayait de répondre à cet impératif-là. À
Mahalon, entre 1831 et 1852, lorsqu’un conseiller municipal décédait, se retirait de la
compétition ou était battu, son successeur, soit parce qu’il était son fils – les dividendes
de la reproduction politique par accumulation d’un capital social et municipal –, soit
parce qu’il appartenait au même quartier ou au même hameau, se devait d’incarner,
par sa présence au sein de l’assemblée, cette portion de la circonscription. En tant que
prescriptrice d’un territoire politique communal, l’élection municipale fut, en second
lieu, dès la monarchie de Juillet, un de ces moments exceptionnels pendant lequel la
collectivité pouvait éprouver son unité. Mais, tandis que le suffrage censitaire avait
interdit aux hameaux les plus pauvres d’être représentés puisque leurs habitants ne
pouvaient prétendre figurer sur les listes des mandants, le suffrage universel permit, au
contraire, de rompre avec une topographie électorale mouchetée en unifiant de fait
tous les villages. Ce ne fut pas là une de ses moindres conséquences. En éliminant le
cens, ce discriminant social et géographique, et en favorisant le synœcisme64, la
République consacra l’existence d’un territoire communal en propre (ce qui n’était pas
le cas sous le régime censitaire dans la mesure où des électeurs forains pouvaient
participer au nom des contributions qu’ils acquittaient), dissocié de l’espace paroissial,
que l’urne du chef-lieu, qui matérialisait la fusion des suffragants et donc des écarts,
incarnait momentanément. En forçant le trait, on soulignera que l’unité des cortèges
d’avril 1848, dans ce qu’elle révéla d’un « peuple-totalité »65, se réfracta trois mois après
à l’échelle locale : dans cette participation des hommes et des hameaux à la production
d’une symbiose communautaire.
Une extrême plasticité des espaces électoraux
20 Cette observation est indexée à l’hypothèse selon laquelle l’élection étant envisagée
comme une adaptation à des règles du jeu dans un cadre imparti66 – la commune, en
l’occurrence –, elle impose une reconfiguration des rapports sociaux dont la seule
objectivation ne rend qu’imparfaitement compte. Plus qu’une simple actualisation des
relations sociales, l’élection fut, en effet, un « moment » – d’autant plus singulier que
les agents en firent eux-mêmes une parenthèse singulière – que le chercheur peut
chercher à isoler pour en rendre compte… quand bien même ses résultats accréditent
souvent l’immuabilité apparente d’un pouvoir local aux mains de ploutocraties rurales.
Si chaque consultation fabriqua un marché démocratique pétri de transactions
individuelles et collectives, le moment électoral, en tant que créateur et révélateur des
tensions et des enjeux communaux, ne saurait être réductible à une addition d’actes
d’agents foncièrement intentionnalistes dont l’historien pourrait retracer a posteriori
parcours et stratégies eu égard à leur position économique ou à leur statut à l’intérieur
de la collectivité. Les renversements d’alliance entre deux scrutins, à quelques
semaines d’intervalle lorsqu’une élection était annulée, nous l’auront appris
incidemment. Prenons un exemple. Ça barda en juillet 1848 à Nizon tout près de Pont-
Aven. Ici aussi, le renouvellement du conseil municipal attisa bien des convoitises. En
lice, le comte Cyprien Hersart de La Villemarqué entendit profiter de l’occasion pour
s’installer à la tête de l’assemblée et renouer, après des années de bouderie légitimiste,
avec la tradition de l’encadrement notabiliaire. Le cidre coula à flots si l’on se réfère
aux protestations et à l’enquête qui fut diligentée à la suite de la consultation. Deux
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camps s’étaient affrontés : d’un côté, celui du maire sortant Jean Daniélou, un paysan-
propriétaire doté de 35 hectares et qui figurait depuis 1832 parmi les dix plus imposés
de sa commune. De l’autre, celui des frères La Villemarqué tellement anxieux de ne pas
réussir leur coup qu’ils se postèrent à l’entrée de la mairie afin de contrôler les
bulletins de ceux qui s’y rendaient. Au terme du dimanche électoral, près de 67 % des
305 mandants de Nizon avaient déposé un billet. Seuls 10 des 77 villages de la
circonscription n’avaient pas été représentés dans l’urne faute de votants. Le résultat
sembla sans appel : avec un peu plus de 60 % des voix, les candidats emmenés par le
châtelain avaient tous été nommés au premier tour. C’était sans compter sur la
protestation du « parti » battu qui vint ternir le scrutin… et déboucha finalement sur
son annulation. L’on revota donc le 8 octobre. 256 électeurs se mobilisèrent, soit une
participation de 79,25 % et une augmentation (classique dans ce genre de situation) de
27 % du nombre des présents. Deux listes s’affrontèrent derechef et le camp des La
Villemarqué l’emporta sans coup férir. Rien de plus simple en apparence. L’analyse
micro-historique de cette affaire ne laisse pourtant pas d’étonner. Car, par-delà la
bipolarisation classique, l’affrontement entre les deux « partis » ne fut pas un
affrontement entre les mêmes candidats. En un peu plus de deux mois, certains
colistiers étaient passés d’un camp à l’autre sans que l’on puisse élucider les raisons de
ces transferts, tandis que le maire sortant avait délégué à son fils le soin de conduire la
bataille. La configuration politique s’était métamorphosée en quelques semaines.
L’élection n’avait donc pas permis à deux factions – ainsi qu’on les retrouve par
exemple dans le Quercy de François Ploux67 – de trouver de quoi se ressouder dans
l’arène municipale. On ne peut plus fréquents, ces retournements de situation ont de
quoi désarçonner dans une Basse-Bretagne où le clientélisme68 n’existait guère ; ils
expriment surtout l’extrême élasticité des alliances (de circonstance) que l’inconstance
des comportements individuels et/ou collectifs ne cessa de provoquer.
21 *
22 Conclure sur l’élection au village… Mais comment faire tant subsistent des
interrogations, des zones d’ombre et des différences d’appréciation ? Comment faire si,
après avoir entrepris de dénaturaliser la version idéalisée d’un processus linéaire qui
conduirait l’électeur en campagnes du statut de non-politisé à celui de politisé – un
citoyen intégré par et pour un ordre démocratique –, l’on ne cherchait pas à emprunter
des chemins de traverse au risque qu’ils épaississent un peu plus cette opération
électorale dont la clarté fut l’une des ambitions d’un pouvoir démocratique soucieux de
prouver ainsi sa légitimité. Qu’il s’agisse, par exemple, des pratiques informelles69 qui
environnèrent les scrutins ou de la nature d’une démocratie villageoise – entre
simulacre70 et investissements partisans 71 – dont d’aucuns soulignent la fonction
d’amortisseur dans l’atténuation de certaines crises politiques72, l’on constatera
aisément que « l’élection au village » (comme objet) résiste à de consensuels
entendements. L’on soulignera, par exemple, que sa mise en forme textuelle, qui fut
profuse (des procès-verbaux à la prose conflictuelle incluse dans un corpus
protestataire extrêmement volumineux), mériterait aussi d’être prise en compte pour
ce qu’elle fut : un jeu d’écriture. En cas de conflit, la narration électorale, qui
conditionna le regard des représentants de l’État sur cette activité démocratique, fut
cantonnée par ces derniers dans le seul registre de la fièvre passagère. Conjugaison de
divers discours, elle pourrait devenir autre chose que ce pour quoi ils la tinrent – et
nous la tenons – le plus fréquemment : une juxtaposition de pratiques scripturales
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spécifiquement électorales dont une analyse appropriée permettrait de cerner
davantage le feuilletage des strates d’identification de l’acte de vote par ceux qui s’en
firent ses auteurs.
NOTES
1. . Gilles Pécout, « La politisation des paysans au XIXe siècle. Réflexions sur l’histoire politique
des campagnes françaises », Histoire et Sociétés Rurales, n° 2, 1994, p. 106.
2. . Jean-Luc Mayaud, « Une histoire rurale éclatée (1945-1993) ? La France du XIX e siècle », in
Alain Faure, Alain Plessis et Jean-Claude Farcy [dir.], La terre et la cité. Mélanges offerts à Philippe
Vigier, Grâne, Créaphis, 1994, p. 21-31 ; Susan Carol Rogers, ‘Natural histories : The Rise and Fall
of French Rural Studies’, French Historical Studies, XIX, 2 (1995), p. 383.
3. . Gilles Pécout, « La politisation des paysans… », loc. cit., p. 106.
4. . Raymond Huard, Histoire du suffrage universel (1848-1946), Paris, Aubier, 1991.
5. . Alain Garrigou, Le vote et la vertu. Comment les Français sont devenus électeurs, Paris, Presses de la
Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1992 ; réédition revue et augmentée : Histoire sociale
du suffrage universel en France, 1848-2000, Paris, Le Seuil, 2002.
6. . Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard,
1992.
7. . Michel Offerlé, Un homme, une voix ? Histoire du suffrage universel, Paris, Gallimard, 1993.
8. . René Rémond, « L’apport des historiens aux études électorales », Vingtième Siècle. Revue
d’histoire, n° 8, 1985, p. 107-116 ; « Les élections », in René Rémond [dir.], Pour une histoire politique,
Paris, Le Seuil, 1988, p. 33-48. Pour une mise au point, on se référera à l’ouvrage de Pierre Favre,
Naissances de la science politique en France (1870-1914), Paris, Fayard, 1989, p. 235-306.
9. . Le vote fut aussi affaire de mobilisation des représentations et d’inculcation civique. Cf. les
pages que consacre Pierre Rosanvallon à la ferveur démopédique dans Le sacre du citoyen…, op. cit.,
p. 355-372.
10. . Maurice Agulhon, « 1848, le suffrage universel et la politisation des campagnes françaises »,
in Histoire vagabonde, tome 3 : La politique en France, d’hier à aujourd’hui , Paris, Gallimard, 1996,
p. 61-82.
11. . Jean-Pierre Jessenne, Les campagnes françaises entre mythe et histoire (XVIIIe-XXIe siècle), Paris,
Armand Colin, 2006, p. 89-99 et 190-194.
12. . Corinne Marache, Les métamorphoses du rural. L’exemple de la Double en Périgord (1830-1939),
Paris, Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2006, p. 403-406.
13. . Chloé Gaboriaux, La République en quête de citoyens. Les républicains français face au
bonapartisme rural (1848-1880), Paris, Presses de Sciences Po, 2010, ch. 4, en particulier p. 187-233.
14. . Cf. la mise au point de Michel Offerlé, « De l’histoire électorale à la socio-histoire des
électeurs », Romantisme, n° 135 : L’élection au XIXe siècle , 2007, p. 61-73. Du même auteur :« Capacités politiques et politisations : faire voter et voter, XIXe-XXe siècles (1) », Genèses, n° 67,
juin 2007, p. 131-149 ; « Capacités politiques et politisations : faire voter et voter, XIXe-XXe siècles
(2) », Genèses, n° 68, septembre 2007, p. 145-160. On se reportera aussi aux pages que consacre
Yves Déloye à la civilisation électorale dans sa Sociologie historique du politique, Paris, La
Découverte, 2003 (1re édition 1997), p. 79-104.
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15. . Deux états des lieux d’une grande richesse : Raymond Huard, « Le “suffrage universel” sous
la Seconde République. État des travaux, questions en attente », Revue d’Histoire du XIXe siècle ,
n° 14, 1997, p. 51-72 ; Pierre Lévêque, « Les campagnes françaises et la Deuxième République :cinquante ans d’historiographie », Revue d’Histoire du XIXe siècle, n° 14, 1997, p. 73-87.
16. . Laurent Le Gall, L’électeur en campagnes dans le Finistère. Une Seconde République de Bas-Bretons,
Paris, La Boutique de l’Histoire/Les Indes savantes, 2009.
17. . Cf. François Ploux, « Production et recomposition des identités villageoises en France de la
monarchie de Juillet aux années 1930 », in Jean-Luc Mayaud et Lutz Raphael [dir.], Histoire de
l’Europe rurale contemporaine. Du village à l’État, Paris, Armand Colin, 2006, p. 39-56.
18. . Cf. l’article documenté de Jean-Louis Briquet et Frédéric Sawicki , « L’analyse localisée du
politique. Lieux de recherche ou recherche de lieux ? », Politix, n° 7, 1989, p. 6-16 ; Philippe
Secondy, La droite « extrême » dans l’Hérault (1890-1944). Sociologie historique d’une configuration
politique, Thèse de science politique sous la direction de Paul Alliès, Université de Montpellier 1,
2001, volume 1, f° 29-44.
19. . Maurice Agulhon, La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la Deuxième
République, Paris, Plon, 1970. Dans sa mise au point, « “La République au village” : quoi de
neuf ? », Provence historique, tome 48, octobre-décembre 1998, p. 423-433, Maurice Agulhon
rappelait combien la fortune de l’expression « au village » permit d’accommoder des travaux
extrêmement différents pour devenir quasiment une catégorie en soi. Cf. « La politique au
village », titre d’une petite partie à l’intérieur de la contribution synthétique de Jean-Luc Pinol,
« L’héritage d’une tradition politique », in Yves Lequin [dir.] Histoire des Français, XIXe-XXe siècles,
tome 3 : Les citoyens et la démocratie, Paris, Armand Colin, 1984, p. 9-169, p. 82-84 ; Yves Déloye,
« L’élection au village. Le geste électoral à l’occasion des scrutins cantonaux et régionaux de
mars 1992 », Revue française de science politique, volume 43, n° 1, février 1993, p. 83-106 (repris
dans l’ouvrage d’Yves Déloye et Olivier Ihl, L’acte de vote, Paris, Presses de la Fondation Nationale
des Sciences Politiques, 2008) ; du même auteur, « Le cléricalisme au village », cinquième chapitre
inclus dans Les voix de Dieu. Pour une autre histoire du suffrage électoral : le clergé catholique et le vote,
XIXe-XXe siècle, Paris, Fayard, 2006, p. 179-216 ; Fabien Conord, « La vie politique au village »,
quatrième chapitre de Rendez-vous manqués. La gauche non communiste et la modernisation des
campagnes françaises, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2010, p. 123-173.
20. . Bertrand Müller, Lucien Febvre, lecteur et critique, Paris, Albin Michel, 2003, p. 252-255 en
particulier.
21. . Jean-Luc Mayaud, « Pour une communalisation de l’histoire rurale », in La politisation des
campagnes au XIXe siècle. France, Italie, Espagne, Portugal. Actes du Colloque international organisé par
l’École française de Rome en collaboration avec l’École normale supérieure (Paris), l’Universitat de Girona et
l’Università degli studi della Tuscia-Viterbo, Rome, 20-22 février 1997, Rome, École française de Rome,
2000, p. 153-167.
22. . Cf. Loïc Blondiaux et Philippe Veitl, « La carrière symbolique d’un père fondateur. André
Siegfried et la science politique française après 1945 », Genèses, n° 37, décembre 1999, p. 4-26.
23. . Philippe Veitl, « Lectures du Tableau politique d’André Siegfried », Politix, n° 29, 1995,
p. 103-122, p. 116.
24. . Daniel Halévy, La fin des notables, tome 2 : La République des Ducs, Paris, Grasset, 1937, p. 369.
25. . Roger Thabault, Mon village : ses hommes, ses routes, son école, 1848-1914, Paris, Presses de la
Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1982 (1re édition 1943).
26. . Henri Mendras nota : « Nos villages, nous l’avons dit, se divisent presque toujours en deux
clans : les rouges et les blancs, les républicains et les réactionnaires, les partisans de l’instituteur
et ceux du curé », Sociologie de la campagne française, Paris, Presses universitaires de France, « Que
sais-je ? », 1959, p. 113.
27. . Lucien Gachon, « L’arrondissement d’Ambert », in Jacques Fauvet et Henri Mendras [dir.], Les
paysans et la politique dans la France contemporaine, Paris, Armand Colin, 1958, p. 389-429, p. 411.
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28. . André Burguière, Bretons de Plozévet, Paris, Flammarion, 1977 (1re édition 1975). Pour une
lecture généalogique de l’intrusion puis de l’exhaussement du politique dans les ouvrages
d’Edgar Morin (Commune en France. La métamorphose de Plozévet, Paris, Fayard, 1967) et d’André
Burguière, nous nous permettons de renvoyer à notre contribution, « “Plozévet” : le politique
comme “évidence” » ? », in Bernard Paillard, Jean-François Simon et Laurent Le Gall [dir.], En
France rurale. Les enquêtes interdisciplinaires depuis les années 1960, Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2010, p. 227-258.
29. . L’on soulignera que La République au village ne fit de l’élection au village ni un préalable ni un
attribut du système interprétatif que Maurice Agulhon proposa dans le cadre de la coulée
politisante ; l’on constatera, en revanche, que les études de cas – le village unanime de Baudinard
ou le village divisé de Cannet-du-Luc, par exemple – ne cessèrent d’utiliser le fait électoral
comme un indice (parmi d’autres) d’un processus de politisation qui procéda en particulier, dans
son Var, d’un patronage démocratique et d’une sociabilité par implication. Par ailleurs, on notera
qu’au même moment, celui qui avait « contraint » Maurice Agulhon à travailler sur la première
moitié du XIXe siècle fit abondamment usage des élections dans ce qu’elles devaient dire des
évolutions de l’opinion ; cf. Émilien Constant, Le département du Var sous le Second Empire et au
début de la IIIe République , Les Mées, Association 1851 pour la mémoire des Résistances
républicaines, 2009, volume 2.
30. . Cf. la thèse de Christian Estève (À l’ombre du pouvoir. Le Cantal du milieu du XIX e siècle à 1914,
Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2002) où l’on suit, cartes à l’appui,
l’évolution « politique » des communes depuis la couverture bonapartiste unanimiste du Second
Empire jusqu’à la division entre un Cantal républicain et un Cantal conservateur dans les années
1870-1880.
31. . La dynamique communautaire fut incontestablement la « star » du colloque de Rome dont
nous avons déjà signalé les actes ; cf., par exemple, la contribution de Jean-Pierre Jessenne,
« Synergie nationale et dynamique communautaire dans l’évolution politique rurale par-delà la
Révolution française (vers 1780-vers 1830) », in La politisation des campagnes au XIXe siècle. France,
Italie, Espagne, Portugal…, op. cit., p. 57-79.
32. . Cf. Jean-Pierre Jessenne, Pouvoir au village et révolution. Artois, 1760-1848, Lille, Presses
universitaires de Lille, 1987 ; Christian Thibon, Pays de Sault. Les Pyrénées audoises au XIXe siècle : les
villages et l’État, Paris, Éditions du CNRS, 1988 ; Patrice Gueniffey, Le nombre et la raison. La
Révolution française et les élections, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales,
1993. L’on soulignera que l’imposante thèse de Georges Fournier (Démocratie et vie municipale en
Languedoc du milieu du XVIIIe au début du XIXe siècle, Toulouse, Association Les Amis des Archives de
la Haute-Garonne, 1994, 2 tomes), dont l’écho demeure hélas affaibli, s’intéressa de près aux
articulations entre démocratie électorale et dynamique communautaire.
33. . Daniel Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Le Seuil, 1978.
34. . Pour un résumé des débats qui s’appuie sur des travaux canoniques, on pourra se référer à
l’ouvrage de Christian Le Bart, L’individualisation, Paris, Presses de la Fondation Nationale des
Sciences Politiques, 2008, p. 113-116 et 133-136.
35. . Alain Garrigou, Histoire sociale…, op. cit., p. 68 et p. 78-81.
36. . Christine Guionnet, L’apprentissage de la politique moderne. Les élections municipales sous la
monarchie de Juillet, Paris, L’Harmattan, 1997 ; « Un vote résigné et sans signification politique ?
Comportements électoraux paysans dans la première moitié du XIXe siècle », Politix, n° 37, 1997,
p. 137-154.
37. . Christine Guionnet, « Élections et apprentissage de la politique. Les élections municipales
sous la monarchie de Juillet », Revue française de science politique, volume 46, n° 4, août 1996,
p. 555-579, p. 578.
38. . Cf. Patrick Champagne, « La fête au village », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 17-18,
novembre 1977, p. 73-84, p. 73.
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39. . Cf. Daniel Cefaï, L’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003, p. 473-475.
40. . Marc Abélès, Jours tranquilles en 89. Ethnologie politique d’un département français, Paris, Odile
Jacob, 1989, p. 350. En se construisant comme une sphère spécifique dans la seconde moitié du
XIXe siècle, la sphère politique vit s’affermir le rôle de certains intermédiaires dont les fonctions
électorales requéraient de transcender les limites communales ; cf. François Miquet-Marty, « Les
agents électoraux. La naissance d’un rôle politique dans la deuxième moitié du XIXe siècle »,
Politix, n° 38, 1997, p. 47-62.
41. . Antoine Follain, Le village sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 2008, p. 245-279.
42. . Cf. la contribution de Jacques Revel, « Microstoria », in Christian Delacroix, François Dosse,
Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt [dir.], Historiographies. Concepts et débats, Gallimard, 2010,
tome I, p. 529-534.
43. . Appelé à prononcer la conclusion du colloque de Rome, Maurice Agulhon souligna : « Études
fines qui relèvent de la monographie sociologique et des analyses de mentalités collectives, à
sources de base, à sources modestes. Plus proche cette fois de la microhistoire que de la “grande”.
Mais pourquoi pas ? Ce n’est pas l’étendue géographique du champ qui fait forcément le mérite
d’une œuvre, c’est l’intelligence qu’on lui applique », in La politisation des campagnes au XIXe siècle…,
op. cit., p. 354.
44. . Giovanni Levi, Le pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris,
Gallimard, 1989 (1re édition 1985). Dans son introduction intitulée « L’histoire au ras du sol »,
Jacques Revel souligna que « le caractère intensif de la démarche micro-analytique a pour
premier mérite de nous aider à mieux saisir l’enchevêtrement des logiques sociales, à mieux
résister aussi à la tentation d’une réification des actions et des relations ainsi que des catégories
qui nous permettent de les penser », p. I-XXXIII, p. XIII.
45. . Gérard Béaur, « Les catégories sociales à la campagne : repenser un instrument d’analyse »,
Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 106, n° 1, 1999, p. 159-176, p. 172. Cf., aussi, le
chapitre intitulé « De l’échelle en histoire » dans l’ouvrage de Bernard Lepetit, Carnet de croquis.
Sur la connaissance historique, Paris, Albin Michel, 1999, p. 88-119, en particulier p. 100-101.
46. . Edoardo Grendi, « Micro-analisi e storia sociale », Quaderni storici, n° 35, 1977, p. 506-520,
p. 512 ; cf., à propos de l’utilisation de cet oxymoron, les remarques de Carlo Ginzburg, « Carlo
Ginzburg, “L’historien et l’avocat du diable”. Entretien avec Charles Illouz et Laurent Vidal »,
Genèses, n° 53, décembre 2003, p. 113-138, p. 122-123.
47. . Parenté méthodologique avec la démarche de Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La
démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Paris,
Gallimard, 2007. Voir aussi l’ouvrage de Céline Braconnier, Pour une autre sociologie du vote.
Appréhender les électeurs dans leurs contextes : bilan et perspectives, Cergy-Pontoise, LEJEP, 2010.
48. . Notre étude s’est appuyée, en particulier, sur le dépouillement exhaustif des scrutins
généraux et départementaux des années 1848 et 1849 (43 cantons et 119 sections en
décembre 1848), des élections municipales dans les 282 communes du Finistère en 1848 et lors
des deux derniers renouvellements de la monarchie censitaire (1843 et 1846), et sur une
microsociologie des comportements électoraux de centaines de suffragants domiciliés dans cinq
communes. L’analyse des résultats des deux plébiscites de décembre 1851 et novembre 1852 et
des rendez-vous municipaux de septembre 1852 a permis de fermer la boucle électorale.
49. . D’où la volonté de faire feu de tout bois en croisant les sources et en accumulant les traces.
50. . Pierre Bourdieu, « Le mystère du ministère. Des volontés particulières à la “volonté
générale” », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 140, décembre 2001, p. 7-11.
51. . Dans une littérature abondante, on mentionnera, en sus des références précédemment
citées, l’ouvrage d’Yves Déloye et Olivier Ihl, L’acte de vote…, op. cit., et deux articles d’Yves
Pourcher, « Passions d’urne. Réflexions sur l’histoire des formes, des pratiques et des rituels de
l’élection dans la France rurale », Politix, n° 15, 1991, p. 48-52 ; « Tournée électorale », L’Homme,
n° 119, juillet-décembre 1991, p. 61-79.
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52. . La centralité du suffrage dans l’organisation de l’ordre démocratique imposa toute une
gamme d’activités qui participèrent à sa pérennisation ; cf. Paula Cossart, Le meeting politique. De la
délibération à la manifestation (1868-1939), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, en
particulier p. 115-158.
53. . « Compter n’est pas comprendre » : énoncée au tout début de l’introduction de la thèse de
science politique qu’a consacrée Nathalie Dompnier à la fraude électorale (La clef des urnes. La
construction socio-historique de la déviance électorale en France depuis 1848, sous la direction d’Olivier
Ihl, Institut d’études politiques de Grenoble, 2002, volume 1, f° 4), cette pétition de principe nous
paraît un peu abrupte. Sans être un thuriféraire du dénombrement, nous rappellerons que la
quantification des actes frauduleux par les diverses autorités en charge des consultations
participa aussi à la production d’une norme électorale en fonction de laquelle chaque mandant
était appelé à se positionner.
54. . Un état des lieux stimulant de ce que la politisation peut vouloir dire dans l’article de
Myriam Aït-Aoudia, Mounia Bennani-Chraïbi et Jean-Gabriel Contamin, « Contribution à une
histoire sociale de la conception lagroyenne de la politisation », Critique internationale, n° 48,
2010, p. 207-220.
55. . Roger Dupuy, La politique du peuple, XVIIIe-XXe siècle. Racines, permanences et ambiguïtés du
populisme, Paris, Albin Michel, 2002.
56. . Nous reprenons, ici, la formulation que nous avons donnée dans notre contribution, « Des
processus de politisation dans les campagnes françaises (1830-1914). Esquisse pour un état des
lieux », in Jean-Claude Caron et Frédéric Chauvaud [dir.], Les campagnes dans les sociétés
européennes. France, Allemagne, Espagne, Italie (1830-1930), Rennes, Presses universitaires de Rennes,
2005, p. 103-139, p. 107-108.
57. . Cf. Frederick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique, Paris, Presses
universitaires de France, 1971 (1re édition 1969), p. 13-25.
58. . Une comparaison qui tend à prouver que notre hypothèse de départ est tout à fait
réfutable… Sylvain Milbach écrit : « Il semble donc que l’élection en tant que telle, c’est-à-dire en
tant que pratique, n’est pas en Savoie au cœur du processus de politisation ou d’apprentissage de
la politique. », L’éveil politique de la Savoie. Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853), Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 97.
59. . L’Hôpital-Camfrout (579 habitants en 1846, 154 électeurs en 1848), Le Folgoët (905 habitants
en 1846, 212 électeurs en 1848), Le Ponthou (418 habitants en 1846, 97 électeurs en 1848),
Mahalon (1 381 habitants en 1846, 306 électeurs en 1848), Nizon (1 292 habitants en 1846, 305
électeurs en 1848).
60. . Pour une analyse très fine de l’existence du vote communautaire, on se référera à l’étude
d’Adeline Connan, Le vote « communautaire » et son dépérissement dans le Morbihan sous la Troisième
République. Étude de statistiques électorales dans l’arrondissement de Ploërmel (1876-1914), mémoire de
master 1 sous la direction de François Ploux, Université de Bretagne-Sud, 2008. À la suite d’une
analyse statistique approfondie, Adeline Connan souligne combien les résultats électoraux
unanimistes qui firent du Ploërmelais le bastion politique du duc de Rohan dépendirent de la
mobilisation continuelle des mandants entreprise par les autorités traditionnelles (et le clergé en
premier lieu).
61. . Pour un contrepoint contemporain, on se référera à l’article de Jean-Yves Nevers, « Entre
consensus et conflits. La configuration des compétitions aux élections municipales dans les
communes rurales », Revue française de sociologie, volume 33, n° 3, 1992, p. 391-416.
62. . Cf. Laurent Le Gall, « La politisation sans la “sociabilité” ? Une piste finistérienne (première
moitié du XIXe siècle) », in Annie Antoine et Julian Mischi [dir.], Sociabilité et politique en milieu
rural. Actes du colloque organisé à l’université Rennes 2 les 6,7 et 8 juin 2005, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2008, p. 263-274.
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63. . Pour comparaison, signalons deux études de cas : Mélanie Atrux, « La politisation des
campagnes lyonnaises au XIXe siècle : Collonges-au-Mont-d’Or (Rhône), 1830-1853 », Ruralia,
n° 12-13, 2003, p. 33-64 ; André Balent, La Cerdagne du XVIIe au XIXe siècle : la famille Vigo. casa –
frontières – pouvoir, Canet, Trabucaire, 2003, p. 272-283.
64. . À la manière de ce qui se déroula dans les cités de la Grèce ancienne. Cf. Pierre Vidal-Naquet
et Pierre Lévêque, Clisthène l’Athénien, Paris, Les Belles Lettres, 1964 ; Christian Meier, La naissance
du politique, Paris, Gallimard, 1995, p. 71-106 ; Françoise Ruzé, Délibération et pouvoir dans la cité
grecque de Nestor à Socrate, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, p. 369-373 ; Violaine Sebillotte
Cuchet, Libérez la patrie ! Patriotisme et politique en Grèce ancienne, Paris, Belin, 2006, p. 191-194.
65. . Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable…, op. cit., p. 39 et p. 53-55.
66. . Cf., sur ce point, les préalables épistémologiques avancés par Laurent Quéro et Christophe
Voilliot, « Du suffrage censitaire au suffrage universel. Évolution ou révolution des pratiques
électorales ? », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 140, décembre 2001, p. 34.
67. . François Ploux, Guerres paysannes en Quercy. Violences, conciliations et répression pénale dans les
campagnes du Lot (1810-1860), Paris, La Boutique de l’Histoire, 2002, p. 111-115.
68. . La Bretagne n’était pas la Corse ou le Midi… Cf. Jean-Louis Briquet, « Les “primitifs” de la
politique. La perception par les élites du vote en Corse sous la IIIe République », Politix, n° 15,
1991, p. 32-47 ; Frédéric Monier, La politique des plaintes. Clientélisme et demandes sociales dans le
Vaucluse d’Édouard Daladier (1890-1940), Paris, La Boutique de l’Histoire, 2007, en particulier
p. 49-55.
69. . Philippe Aldrin, « S’accommoder du politique. Économie et pratiques de l’information
politique », Politix, n° 64, 2003, en particulier p. 187-191. Cf. aussi Michel Offerlé, François Ploux
et Laurent Le Gall [dir.], La politique informelle (XIXe-XXIe siècle), Rennes, Presses universitaires de
Rennes, à paraître en 2012.
70. . Cf. l’excellente analyse de Claude Karnoouh, « La démocratie impossible. Parenté et politique
dans un village lorrain », Études rurales, n° 52, octobre-décembre 1973, p. 24-56 (texte paru sous
une forme remaniée dans l’ouvrage d’Hugues Lamarche, Susan Carol Rogers et Claude Karnoouh,
Paysans, femmes et citoyens. Luttes pour le pouvoir dans un village lorrain, Le Paradou, Actes Sud, 1980,
p. 180-210).
71. . Cf. les analyses de Laird Boswell qui remettent en question la notion de tradition politique
par transferts successifs de voix : Le communisme rural en France. Le Limousin et la Dordogne de 1920 à
1939, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2006 (1re édition 1998) ; et, en contrepoint, les
analyses de Dominique Danthieux qui écrit à propos des ruraux de la Haute-Vienne : « En outre,
l’égalitarisme communiste satisfait à la vieille aspiration à la République des paysans qui
s’exprimait déjà sous la Seconde République. Enfin, la conversion au communisme consacre
l’aboutissement d’un processus de politisation marqué par la progressive radicalisation d’une
partie de la paysannerie limousine », Le département rouge. La formation d’une identité politique dans
le département de la Haute-Vienne de la fin du XIXe siècle aux années 1930, Thèse d’histoire sous la
direction de Jean-Paul Brunet, Université Paris 4, 2002, volume 1,f° 441 (parution sous le titre : Le
département rouge. République, socialisme et communisme en Haute-Vienne, 1895-1940, Limoges, Presses
universitaires de Limoges, 2005).
72. . Robert O. Paxton, Le temps des chemises vertes. Révoltes paysannes et fascisme rural, 1929-1939,
Paris, Le Seuil, 1996, p. 262-266.
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RÉSUMÉS
Qu’elle serve de déclinaison à ce que des décennies d’accumulation scientifique des matériaux
ont produit ou de confirmation à quelques grands modèles d’interprétation du vote dont la socio-
histoire a renouvelé les approches depuis deux décennies, l’élection au village s’écrit toujours,
bon gré mal gré, au risque de la répétition. L’on ne se proposera pas ici de compiler une
bibliographie pléthorique pour esquisser une synthèse sur ce que voter au village put vouloir
dire. L’on se bornera plus modestement, à partir d’une étude des électeurs du Finistère sous la
monarchie de Juillet et de la Seconde République – et de leurs pratiques –, à esquisser quelques
pistes de réflexion dans le sillage de certaines analyses qui font de l’élection avant toute chose un
espace de relations sociales.
That it is of use as declension to what decades of scientific accumulation of materials produced or
of conformation in some big models of interpretation of the vote the socio-history of which
renewed the approaches for two decades, the election in the village always spells, willy-nilly, at
the risk of the repetition. We shall not here suggest compiling a plethoric bibliography to sketch
a synthesis on what to vote in the village was able to mean. We shall more modestly restrict, from
a study of the voters of Finistère under the Monarchy of July and the Second Republic – and of
their practices –, to sketch some tracks of reflection in the trail of certain analyses which make
some election before anything else a space of social relationships.
Untersuchungen von Wahlen im Dorf laufen wohl oder übel immer Gefahr, sich zu wiederholen,
und zwar unabhängig davon, ob sie jahrzehntelang wissenschaftlich angehäufte Materialien
variierend analysieren oder der Bestätigung einer der großen Interpretationsmodelle von
Wahlen dienen, deren Ansätze die Sozialgeschichte seit zwei Jahrzehnten erneuert hat. Der
Artikel möchte keine überlange Bibliographie zusammenstellen, um daraus skizzenhaft zu
synthetisieren, was Wählen im Dorf bedeuten könnte. Stattdessen sollen ausgehend von einer
Fallstudie über Wähler und ihre Praktiken im Finistère während der Julimonarchie und der
Zweiten Republik einige Gedankenstränge skizziert werden, die Analysen folgen, die Wahlen vor
allem als Raum der sozialen Beziehungen sehen.
AUTEUR
LAURENT LE GALL
Université de Bretagne Occidentale (CRBC EA 4451)
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
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L’isoloir universel ? La globalisationdu scrutin secret au XIXe siècleL’isoloir universel ? The globalization of the secret ballot in the 19th century
Die allgemeine Wahlkabine ? Die Globalisierung der geheimen Wahl im 19.
Jahrhundert
Malcolm Crook et Tom Crook
1 Nul besoin de rappeler que le scrutin secret est aujourd’hui appréhendé comme la seule
méthode compatible avec la liberté et la transparence des élections politiques1. Bien
qu’elle ne soit pas forcément pratiquée partout dans le monde, cette manière de voter
est aujourd’hui considérée comme universelle ; elle est la seule approuvée par des
institutions internationales comme l’Union européenne, l’Organisation des Nations
unies ou le Fonds monétaire international2. Cette caractéristique de la démocratie
électorale apparaît à bien des égards fondamentale, et pourtant, à la différence de
l’extension du suffrage ou de la configuration des systèmes électoraux, elle a rarement
été étudiée. Récemment, des historiens et des politistes ont enfin commencé à remettre
en cause le caractère « naturel » du lien entre scrutin secret et liberté politique, et à
mettre au jour les débats et les formes de contestation qui l’entourent. On peut évoquer
ici, entre autres, les travaux d’Alain Garrigou ou les essais publiés sous le titre Cultures
of Voting. The Hidden History of The Secret Ballot, ainsi que nos propres recherches
comparatives sur l’Angleterre et la France3. Aussi est-il devenu possible d’esquisser une
généalogie critique du scrutin secret.
2 Cette approche renouvelée soulève plusieurs questions. D’abord celle des controverses
liées aux promoteurs du scrutin secret : le vote public n’a pas été soutenu seulement
par des conservateurs, mais aussi par des radicaux – notamment John Stuart Mill. Il
faut également considérer l’avènement du scrutin secret, non comme le résultat
inexorable d’un idéal démocratique, mais plutôt comme l’interaction d’idéaux, de
visées politiques, d’intérêts, et d’innovations techniques. Enfin, on s’interrogera sur les
singularités nationales qui caractérisent partout l’introduction du scrutin secret. Il n’y
a eu dans ce domaine ni progression linéaire ni simple diffusion d’un modèle unique.
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3 Dans cette contribution à la socio-histoire du vote4, nous nous proposons d’ajouter une
perspective critique. Avant tout, nous souhaiterions éclairer la genèse globale du
scrutin secret et les différents aspects de sa construction et reconstruction au cours du
XIXe siècle, principalement en Angleterre, en France et aux États-Unis. Jusqu’à présent,
l’adoption du scrutin secret a été étudiée de manière cloisonnée, en fonction des
contextes nationaux spécifiques. En revanche, les relations qui ont favorisé cette
adoption, voire la dissémination globale de cette méthode, ont été négligées. Il est vrai
que « le paradoxe des histoires nationales, qui prolifèrent à l’époque où les relations
internationales de toutes sortes sont en pleine expansion, n’a jamais été entièrement
résolu »5.
4 Le scrutin secret n’a pas d’origine unique. Bien au contraire, les sources de ses
transformations sont disséminées à travers l’Europe, l’Amérique et l’Australie. Nous
nous proposons donc d’établir une carte de grande envergure de la genèse de cette
technologie de vote, devenue aujourd’hui transnationale, tout en soulignant le
caractère inattendu de cette globalisation6. La combinaison de trois éléments est
nécessaire à la technologie du scrutin secret « moderne » : l’utilisation de bulletins
uniformes, imprimés par une administration publique ; la mise à disposition de ces
bulletins dans les bureaux de vote ; la mise en place d’un compartiment, ou isoloir, où
l’électeur peut choisir son bulletin et, dans certains cas, l’insérer dans une enveloppe.
Or, en France, si l’expression de « vote secret » émerge dès 1795 dans la constitution de
l’an III, il faudra attendre plus de cent ans l’arrivée de l’isoloir et du bulletin officiel7.
Les premiers États qui, en 1856, introduisent l’ensemble de ces trois éléments se situent
en Australie – celui de Victoria, vite suivi de la Tasmanie et de l’Australie méridionale –,
d’où l’expression, très répandue au moins dans le monde anglo-saxon, d’australian
ballot8. On peut ainsi constater que le scrutin secret « moderne » plonge ses racines
dans une innovation coloniale, instaurée aux confins de l’Empire britannique avant
même d’avoir été introduite dans les métropoles d’Europe et d’Amérique du Nord. Mais
une telle conclusion ignore la circulation globale des idées et des pratiques qui existait
depuis plusieurs siècles, et sans laquelle l’invention du scrutin australien n’aurait pas
été possible. Il est donc nécessaire de privilégier une approche de moyenne durée dans
cette étude de la genèse du scrutin secret, en privilégiant l’Angleterre, ses colonies et la
France, sans nous interdire des références à d’autres espaces.
5 Avant l’avènement du scrutin secret moderne, en Angleterre, en France et dans les
colonies américaines, on utilisait toute une gamme de pratiques de vote, héritées du
monde antique, de l’Église et des cités de l’Europe moderne : entre autres, le tirage au
sort, le vote à mains levées, au moyen de fèves, de boules ou de bulletins9. La tradition
du vote public trouve son expression la plus célèbre en Angleterre où, au lendemain de
la Révolution de 1688, les élections législatives du XVIIIe siècle se transformèrent en
cérémonies10. Dans une atmosphère de fête, de consommation d’alcool et de violence,
les votants enregistraient publiquement leur choix dans un poll book en même temps
que leur nom, adresse et profession. Ces livres de vote étaient ensuite consultables et
pouvaient devenir une source de contestation, mais le vote lui-même prenait place
dans un théâtre électoral où les votants, dotés d’une certaine indépendance,
attribuaient leurs voix face à des non-votants, appelés à participer indirectement à ce
rituel qui durait quelques jours. « Il est nécessaire que le vote soit aussi public que
possible », affirmait en 1826 le président du bureau d’élections de Maldon (dans le
Surrey) devant une commission d’enquête du Parlement11.
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6 Système identique au Danemark où, à défaut d’acclamation unanime, on procédait à
l’inscription des votes dans un registre électoral similaire12. De l’autre côté de
l’Atlantique, on retrouve la même tradition du vote public, surtout dans les colonies
dites « royales », c’est-à-dire soumises au contrôle direct de la Couronne anglaise, à
New York ou en Virginie, par exemple13. En France, par contre, où il n’y eut que des
élections d’échelle locale entre 1614 et 1789, les scrutins avaient lieu dans des
assemblées plus ou moins grandes, généralement restreintes aux membres des corps ou
communautés concernés. Le vote ne se faisait pas devant un large public, mais il était
souvent ouvert aux regards des autres participants, ou prononcé à haute voix. À
Nantes, au moyen de « la pique », les votants étaient appelés à indiquer sur une liste les
noms de leur choix, tandis qu’à Arras ils étaient invités à se mettre sur « un tapis » pour
exprimer leur opinion14. Cependant, le caractère festif n’est pas tout à fait absent de la
tradition électorale française. En effet, sous la Révolution, surtout au début de la
Première République, la présence de non-votants est souvent attestée, de même que
des célébrations populaires, notamment en 179315.
7 La grande innovation de la Révolution française a été l’imposition universelle d’un
bulletin écrit, que les électeurs devaient rédiger au sein d’une assemblée16. Déjà présent
sous l’Ancien régime, surtout vers sa fin – il était prescrit pour les assemblées
provinciales ou municipales des années 1780, ou pour les assemblées de bailliage en
1789, lors des élections aux États-généraux – ce vote n’était « secret » que dans une
certaine mesure17. En tout état de cause, ce n’était pas le cas pour les analphabètes, qui
devaient demander à quelqu’un d’inscrire leur choix sur un carré de papier. Chaque
votant était obligé d’écrire les noms qu’il avait choisis « en public », c’est-à-dire au sein
de l’assemblée, et non en dehors, avant de déposer ce bulletin plié dans une urne.
Malgré la liberté d’inscrire n’importe quel nom sur ce bulletin, et en l’absence formelle
de candidats déclarés, les votants étaient susceptibles de subir la pression des autres
participants et, par conséquent, certains préféraient voter « à bulletin ouvert ».
8 La France a donc été le premier pays à insister sur la pratique du bulletin écrit dans
toutes les élections, locales comme nationales. Néanmoins cette méthode a été utilisée
dans au moins une commune en Angleterre dès le XVIIe siècle, comme parfois en France
à la même époque. À Tours, au XVIIe siècle, par exemple, on élisait le maire à l’aide de
bulletins, tandis que dans les élections aux États-généraux de 1614, les nobles
auvergnats signaient les bulletins dont ils se servaient18. Plus important encore, cette
façon de voter était commune outre-Atlantique, dans les États de la Nouvelle-
Angleterre, où toutes les colonies l’utilisaient pour le choix des députés aux assemblées
coloniales. Au cours du XVIIIe siècle, on y votait en assemblée à bulletins écrits,
bulletins qui étaient mis dans un vase et ensuite dépouillés19. Avec l’indépendance des
colonies cette méthode s’est généralisée. Cependant, parce que la législation sur l’acte
de vote restait (et restera toujours) à la discrétion de chaque État, les dates d’adoption
demeurèrent variables et réversibles : le Kentucky utilisa le bulletin en 1792, puis
l’abandonna sept ans plus tard20.
9 Avant le XIXe siècle, on retrouve donc une grande diversité de pratiques de vote,
diversité héritée du monde antique, et nuancée par les phénomènes de migration et
d’innovation. Les pratiques anglaises furent ainsi transmises aux colonies nord-
américaines (et plus tard en Australie), mais à la différence des métropoles, ces colonies
ont mis en œuvre le bulletin écrit et aussi le vote par correspondance, justifié là-bas par
les distances de déplacement, mais toujours prohibé en Angleterre et en France où
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l’électeur devait se présenter en personne. Il convient toutefois de souligner un
élément commun à tous les espaces dont il est question : la pratique du vote en
assemblée, plus ou moins publique selon le lieu, ouverte aux non-votants en Angleterre
et dans les colonies américaines, plus restreinte dans le cas de la France, où ces
réunions étaient néanmoins animées et parfois violentes, principalement lorsque l’on
en venait aux débats ou à la rédaction des adresses21.
10 La première moitié du XIXe siècle connut d’importantes évolutions dans la construction
du scrutin secret « moderne ». Le bulletin écrit fut conservé en France durant le
Consulat et l’Empire – malgré l’introduction des registres publics pour les
« plébiscites », où le votant indiquait son opinion pour ou contre les propositions qui
lui étaient présentées – ainsi que sous la Restauration22. À la même époque, il fut adopté
dans la plupart des nouveaux États américains, et ce pour toutes les élections, malgré la
persistance du vote oral dans certains d’entre eux. Toutefois, dans ces deux pays, la
garantie du secret du vote se trouvait toujours menacée à cause de la manipulation des
bulletins par des groupes de pression politiques, surtout à la suite de l’élargissement du
suffrage qui caractérisa cette période. En France, le décret du 5 mars 1848 créa un corps
électoral composé de tous les hommes adultes, qui n’avait plus grand-chose à voir avec
les assemblées des années précédentes. Les électeurs furent contraints de préparer
leurs propres bulletins en dehors des bureaux de vote, ou de s’en procurer un des mains
d’un distributeur. Le secret était ainsi menacé, car il était assez facile de reconnaître la
provenance du billet tendu au président du bureau ou à son assesseur avant son
insertion dans l’urne23. Une même culture du vote apparut simultanément aux États-
Unis, où les party tickets imprimés par les soins des partis politiques étaient distribués,
voire même vendus, par des agents électoraux qui veillaient à ce que les électeurs en
fassent bon usage dans les urnes24.
11 En Angleterre, où le vote public, et avec lui la corruption, persistaient toujours à cette
époque, malgré des critiques grandissantes, on commença néanmoins à expérimenter
d’autres modalités de vote au niveau local. En 1831, les responsables paroissiaux furent
élus à Londres en utilisant un bulletin écrit au sein de l’assemblée paroissiale25. Puis, en
1834, il devint possible d’élire les superviseurs (overseers) régissant l’aide aux pauvres
au moyen de bulletins remplis à la maison. Ce type de bulletin fut aussi adopté pour la
réforme des municipalités en 183526. Il faut ajouter que ces innovations étaient
soutenues par des réformateurs utilitaristes (notamment Edwin Chadwick), qui avaient
tous une connaissance des pratiques étrangères. Leur savoir-faire s’inspirait surtout
des États-Unis (vote écrit et par correspondance). De plus, au cours des années 1830, on
avait appelé devant une commission d’enquête (select committee) des témoins
internationaux afin de s’informer des pratiques en vigueur aussi bien en France qu’aux
États-Unis. Parmi ces témoins, on retrouve Alexis de Tocqueville, qui venait de publier
le premier volume de La Démocratie en Amérique27. Le recours à une expertise extérieure
n’était pas tout à fait une nouveauté. Cet esprit cosmopolite et une approche
comparatiste du vote étaient déjà présents au cours du siècle des Lumières, chez
Montesquieu et Rousseau par exemple. Mais, comme le montre l’organisation de
congrès internationaux sur les maladies contagieuses ou l’utilisation des statistiques au
XIXe siècle28, la « globalisation » était alors à l’œuvre au niveau gouvernemental.
12 Le scrutin secret pour les élections législatives devint un enjeu politique en Angleterre
lors du débat au Parlement en 1830. On demanda sans succès son introduction dans la
réforme du suffrage de 1832, mais l’élan s’amplifia avec le mouvement chartiste (il
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constitue l’un des six points de la fameuse People’s Charter) et se prolongea avec la
fondation d’une Association pour l’introduction du scrutin secret29. Aux États-Unis et
en France, au même moment, on s’efforça d’améliorer la pratique du bulletin écrit.
Outre-Atlantique, notamment dans le Massachusetts au cours des années 1850, les
responsables expérimentèrent une enveloppe (dénoncée comme un « sac cacheté » et
bientôt abandonnée), tandis qu’ailleurs on prescrivait l’uniformité de la taille, de la
texture et de la couleur des bulletins afin de les rendre moins identifiables30. De même,
en France, on empêcha l’utilisation des bulletins de couleur lors des élections et la
première proposition de loi sur l’utilisation de l’enveloppe fut déposée au Corps
législatif en 186531.
13 La diffusion du scrutin secret « moderne » dans presque tous les pays occidentaux
s’accéléra dans la deuxième moitié du XIXe siècle, jusqu’au début de la Grande Guerre.
La pratique du vote continua de s’étendre en Europe et en Amérique latine comme en
Amérique du nord, mais avec de multiples variations selon les pays et le type d’élection
(sauf en France où l’uniformité régnait). Dès la création de l’Empire allemand, par
exemple, Bismarck instaura le vote par bulletin, tandis que la Prusse, pour ses propres
élections au Landtag, conserva le vote public32. L’enveloppe et l’isoloir furent adoptés
ultérieurement pour les élections impériales, réforme longtemps demandée par les
démocrates et socialistes des autres États allemands, où le scrutin secret était devenu la
règle depuis les révolutions de 1848. La situation est analogue en Suisse, où les cantons
ont toujours conservé une grande liberté dans la définition de leurs règles électorales33.
14 Cependant, une conscience croissante des pratiques expérimentées à l’étranger
émergea à cette époque et provoqua un transfert des techniques électorales, surtout,
mais pas exclusivement, dans le monde anglo-saxon. C’est dans ce contexte qu’il faut
comprendre l’introduction du scrutin secret en Australie en 1856. Tous les États de la
colonie obtinrent le droit d’élire leurs propres assemblées et, à partir de 1851, une
campagne visa à imposer la pratique du vote public, empruntée à l’Angleterre. C’est au
cours de ce débat sur les moyens d’instaurer la sincérité du vote que les
caractéristiques du scrutin secret moderne furent élaborées. Le contexte colonial
favorisait les innovations électorales de toutes sortes, car l’Australie constituait en
quelque sorte une table rase, où les résistances à la réforme étaient moins fortes.
D’importantes innovations, telles que la rémunération des députés, l’établissement
d’un suffrage réellement universel (c’est-à-dire féminin et masculin) y furent ainsi
introduites au tournant du XXe siècle, de même bien sûr que le fameux australian
ballot34.
15 Un homme joua un rôle-clé dans ce débat et dans la rédaction des lois de l’État de
Victoria : Hugh Chapman35. Chapman, né en Angleterre, s’était associé dans les années
1830 au cercle des philosophical radicals, qui regroupait les deux Mills, père et fils – John
et John-Stuart –, et un certain George Grote, qui eut un rôle décisif dans la campagne
pour l’adoption du scrutin secret en Angleterre, et qui publia en 1835 un article faisant
l’éloge de la pratique du bulletin écrit aux États-Unis36. Chapman lui-même voyagea
beaucoup au cours des années suivantes et occupa des positions administratives dans la
sphère coloniale anglaise, en Amérique du Nord et aux Antipodes. C’est lui qui imposa,
au début des années 1850, les trois éléments qui caractérisent le scrutin secret
moderne : des bulletins imprimés par les autorités ; la réglementation de la
distribution et de l’utilisation des bulletins et, finalement, un isoloir dans lequel se
trouvaient une table, une plume et de l’encre.
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16 Au cours du demi-siècle suivant, cette combinaison de mesures, baptisée australian
ballot, fut adoptée d’abord dans tous les États d’Australie puis, au cours des années 1870
et 1880, dans d’autres territoires de l’Empire britannique : l’Angleterre (1872), le
Canada (1874) et la Nouvelle-Zélande. Aux États-Unis, l’influence du laboratoire
australien, souvent par l’intermédiaire du Canada voisin, fut également perceptible. En
1889, un jeune avocat de Boston, John Henry Wigmore, publia un livre au titre
significatif de The Australian Ballot System as Embodied in the Legislation of Various
Countries37. L’inventaire des pays pratiquant le vote secret qu’il y dressait comprenait
les États-Unis, l’Angleterre et plusieurs autres pays européens, au premier chef la
Belgique (dans le cas de l’Italie, de la Norvège ou de l’Autriche, malgré l’influence
extérieure, il ne s’agissait pas d’un isoloir, mais tout simplement d’un endroit éloigné
du bureau électoral où l’électeur se retirait pour remplir son bulletin)38. En ce qui
concerne l’isoloir proprement dit, le Danemark, l’Allemagne impériale et la Finlande
suivirent le même chemin au début du XXe siècle. La France, quant à elle, ferma la
marche, juste avant la Grande Guerre39. Dans ce dernier pays, à cause des inconvénients
et des abus que l’on associait au passage obligatoire par l’isoloir, on s’opposa longtemps
à son adoption. Les mêmes objections se retrouvaient dans les pays voisins. En
Belgique, il fallut attendre 1877 pour que l’isoloir entrât en vigueur, car la première
proposition de loi, rédigée au milieu des années 1860, n’avait pas résisté aux sarcasmes
dirigés contre l’utilisation éventuelle d’une « cloison mobile »40.
17 En ce qui concerne le scrutin secret moderne, la France, comme la plupart des États
américains, était certes en retard par rapport à l’Angleterre, mais surtout par rapport à
l’Australie. Or, la première proposition de loi tentant de promouvoir le bulletin écrit et
l’isoloir datait de la Révolution française. En 1794, au lendemain de la Terreur, l’avocat
et professeur de droit Jacques-Vincent Delacroix suggéra en effet un nouveau moyen de
voter lors de la prochaine consultation sur le projet de Constitution. Afin d’éviter les
pratiques d’intimidation qu’il avait observées dans les votes effectués à haute voix en
1793 (lorsque les participants avaient le choix dans le moyen de voter), pratique alors
très répandue, il proposa la solution suivante : « Chaque citoyen […] passera dans une
chambre particulière divisée en plusieurs cases, où il écrira sans être vu son vœu [puis]
il pliera le papier, y imprimera le cachet national, et ira déposer son papier dans une
boîte fermée41. » Chapman eut-il connaissance de cette proposition inédite ou même de
la réclamation de la petite ville de Maryport, située dans l’extrême nord-ouest de
l’Angleterre (lors du débat sur l’adoption du bulletin secret au sein du Parlement
britannique)42 ? Il n’est pas possible, en l’état actuel de nos connaissances, de répondre
à ces questions.
18 Il est certain, en revanche, que l’adoption relativement tardive de l’isoloir en France,
ainsi que dans plusieurs des États américains – qui l’adoptèrent tous, sauf la Caroline du
Sud, à partir de 1888 (le Massachusetts en tête) –, s’explique en grande partie par
l’existence dans ces deux pays d’un bulletin écrit qui se voulait « secret », malgré des
conditions qui rendaient incertaine la sincérité du vote43. En effet, il était alors possible
de distinguer le choix du bulletin, délivré au votant par un distributeur, à partir de sa
teinte ou de son épaisseur. De plus, le président de bureau pouvait manipuler le bulletin
avant de l’introduire dans l’urne. Néanmoins, l’usage d’un bulletin écrit ou imprimé
permettait à ceux qui s’opposaient à l’usage de l’enveloppe ou de l’isoloir de dénoncer
ces innovations comme des complications inutiles, qui n’auraient eu d’autre résultat
que de décourager beaucoup de citoyens de voter44. Inscrits dans une proposition de loi
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en France pour la première fois en 1880, l’enveloppe et l’isoloir n’y furent introduits
que plus d’un quart de siècle plus tard. Quant aux bulletins imprimés par les autorités,
ils ne remplacèrent en France ceux fabriqués par les partis ou les votants eux-mêmes
que dans les années 1920, malgré plusieurs propositions de loi en en ce sens déposées à
la fin du XIXe siècle45.
19 Le principe même du scrutin secret n’a jamais cessé de faire l’objet de contestations.
Comme on vient de le voir dans le cas français, cette réforme a pris du temps à cause
des résistances, mais aussi des réticences de la part de ceux qui la soutenaient.
L’opposition venait naturellement des personnes qui craignaient que leur mainmise sur
les votants fût diminuée, mais elle était aussi le fait de ceux qui considéraient que le
vote secret s’opposait à la transparence, voire à la liberté. En France, sous la
Révolution, époque de l’introduction du bulletin obligatoire, Jean-Baptiste Louvet
affirmait que la seule méthode « digne d’un vrai républicain » était le vote à haute voix
devant ses concitoyens, et il ajoutait : « Je m’appelle un tel et je nomme un tel »46.
Même argument en Angleterre au XIXe siècle, où la théorie de Burke – le vote
représente une obligation vis-à-vis de la société plutôt qu’un droit individuel – fut
fréquemment évoquée. Sa formulation la plus significative se retrouve chez J.-S. Mill,
qui changea d’ailleurs d’avis à ce sujet. En 1861, dans ses Considerations on Representative
Government, il critiqua l’esprit du vote secret, parce que « ce suffrage est donné au
votant pour son utilisation et son avantage particuliers, pas comme un fidéicommis
exercé pour le grand public… »47. Dans leur Charte de 1848, les Chartistes anglais
abandonnèrent cette revendication d’un vote secret, tandis que les sociaux-démocrates
prussiens ont longtemps été hésitants à propos du bulletin secret, car, selon eux, il
séparait les ouvriers de leurs camarades en même temps qu’il les protégeait du regard
du maître48. Pour le romancier anglais Trollope, en voyage aux Antipodes dans les
années 1870, la tranquillité régnant pendant l’opération électorale était synonyme
d’indifférence : « La bagarre vaut mieux que l’apathie », suggérait-il un brin
provocateur49…
20 La réforme des procédures électorales n’a pas provoqué le même degré de coopération
internationale que la normalisation des poids et mesures ou celle des fuseaux-horaires.
Il s’agit pourtant d’un processus comparable, où la recherche de solutions pratiques
passe par un travail d’enquête sur les pratiques et les procédures en vigueur dans
d’autres pays. La législation anglaise prit naturellement le scrutin australien comme
modèle, mais la commission d’enquête constituée en 1869, qui rédigea le Secret Ballot Act
de 1872, convoqua aussi des témoins venant de Grèce (où les électeurs se servaient
toujours de boules pour voter), d’Italie et de France50. La réforme des procédures
électorales donna lieu, un peu partout, à un mélange et à un bricolage où l’emportèrent
des perspectives internationales. Au cours de ce travail de comparaison, nous avons en
effet exhumé, en France comme en Angleterre, des formes d’analyse contemporaines de
l’émergence des pratiques électorales, que l’on doit considérer comme importantes en
elles-mêmes. Il est impossible sans cela de comprendre la simultanéité et la similarité
de la réforme électorale à un niveau global.
21 L’avènement de telles comparaisons internationales coïncida avec l’évolution des
études d’histoire à l’Université et aussi avec l’émergence des sciences politiques. Aux
États-Unis, apparurent au cours des années 1880 et 1890 des revues comme The
American Historical Review ou Political Science Quarterly qui, toutes les deux, publièrent
des articles consacrés à l’histoire du vote. En France, la Société de Législation Comparée
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édita un Annuaire de Législation Étrangère à partir de 1872, et son premier volume
comprenait une traduction du Ballot Act anglais. Des universitaires français se
préoccupèrent des questions électorales au niveau international : en 1874, Joseph
Charbonnier publia une Organisation électorale et représentative de tous les pays civilisés.
Selon l’auteur, « le droit public des nations étrangères » offrait une « source féconde
d’enseignements », au moment même où l’Assemblée nationale discutait de la réforme
électorale51. Son champ d’études était large et comprenait l’Amérique et les îles
Sandwich (Hawaï) aussi bien que l’Europe. Au tournant du XXe siècle, Edmond Villey,
professeur de droit constitutionnel comparé à l’Université de Caen, observait, dans une
Législation électorale comparée des principaux pays de l’Europe : « On a senti partout la
nécessité d’assurer de plus en plus le secret du vote… Notre [législation] laisse
beaucoup à désirer à cet égard »52. Même chose en Allemagne où Georg Meyer, juriste à
Heidelburg, acheva en 1901 une enquête sur vingt‑et‑un États allemands et dix-huit
pays européens, point de repère essentiel dans la réforme du scrutin pour les élections
au Reichstag qui intervint deux ans plus tard53. Le point culminant de ces activités
érudites fut la parution en 1918 de How the World Votes : The Story of Democratic
Development in Elections, une histoire globale de la pratique électorale en deux volumes
et presque un millier de pages, rédigée par deux historiens enseignant à l’université de
Yale, Charles Seymour et Donald Paige Frary54.
22 Le cas de la Commission du suffrage universel établie en France en 1898 permet de
mesurer le poids de ces exemples étrangers. Un des correspondants de cette
commission, à l’époque où elle commença à collecter des renseignements sur la
pratique du vote à l’étranger, était le docteur Richard Siegfried, expert es-élections qui
résidait à Königsberg. Il envoya toute une série de textes de lois sur le scrutin pour
accompagner sa Table synoptique des systèmes électoraux de tous les pays civilisés55. En 1901,
le rapporteur de la commission, qui adopta rapidement l’enveloppe et l’isoloir comme
solution, soulignait le retard français par rapport aux autres pays, et pas seulement en
comparaison avec les pays scandinaves ou anglophones, car le Chili était également en
avance à ses yeux : « La France est le seul pays qui ne fait rien pour sauvegarder le
secret du vote »56. Membre de l’Institut, Antonin Lefèvre-Pontalis, approuvant ce
constat, proposa d’emprunter des techniques étrangères, surtout celle de « la cabine de
vote » : « Il importe de connaître les lois électorales des autres pays, et de savoir
comment elles sont mises en pratique, afin de les comparer à la nôtre et d’y chercher
toutes les améliorations »57. En France, c’est le « scrutin belge » qui était le plus souvent
évoqué à titre d’exemple, surtout de la part de députés comme Jules Guesde et Paul
Defontaine, qui représentaient des départements du nord-est. Le principal avocat de
l’isoloir, Charles Benoist, se rendit exprès en Belgique pour observer les élections
législatives de 1906. Ses impressions furent immédiatement favorables : « L’expérience
belge est décisive. Reprenons-la à notre compte ; nous avons tout à y gagner »58.
23 Comme leurs confrères britanniques qui caractérisaient le scrutin secret comme « un-
English », les parlementaires français qui s’opposèrent à la réforme du scrutin firent
également référence au tempérament national. Bien que favorable à l’utilisation d’une
enveloppe, Waldeck-Rousseau s’avéra un adversaire ferme et décisif de l’isoloir quand il
occupa le poste du président du Conseil des ministres en 1901. L’isoloir pouvait certes
fonctionner en Belgique, constatait-il, où « il y a une discipline qui s’exerce sur des
caractères, sur des tempéraments plus froids », mais en France il fallait redouter des
« mouvements d’impatience » si les votants venaient à rester trop longtemps dans la
« cabine de réflexion » avant de choisir leur bulletin59. Ce gallocentrisme céda enfin
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devant le poids des comparaisons internationales. Au début de 1914, à la suite d’une
déclaration péremptoire affirmant que « le secret du vote est finalement devenu la
loi », Joseph Reinach ajouta : « sa mise en application réfute l’argument que le
caractère français résiste toujours aux droits établis ailleurs depuis plusieurs années,
grâce à la législation en vigueur en Angleterre, la Belgique, le Scandinave, la Suisse et la
Bulgarie »60.
24 Dans ce processus de convergence des pratiques électorales au cours de la deuxième
moitié du « long » XIXe siècle, on doit quand même souligner les différences qui
persistèrent dans l’application du scrutin secret. En effet, le scrutin australien ne
représentait qu’un modèle élémentaire, susceptible de maintes variations. En France,
par exemple (comme en Allemagne et en Norvège d’ailleurs), on se servait d’une
enveloppe et de l’isoloir. Dans sa version française, l’isoloir était muni d’un rideau, à la
différence des simples compartiments dont on se servait en Angleterre ou en Belgique.
Quant aux bulletins, on n’en utilisait en Angleterre et aux États-Unis qu’un seul, qui
présentait tous les noms à la fois (le bulletin américain, très long, s’appelle « une
nappe » ou « une couverture »), tandis qu’en France il y avait un bulletin pour chaque
candidat ou pour chaque liste. D’un pays à l’autre, la composition des bulletins pouvait
énormément varier. Aux États-Unis, les candidats étaient généralement classés par
nom ou par affiliation partisane, tandis que dans certains États on ajoutait aussi des
emblèmes pour aider les électeurs analphabètes.
25 En tentant d’esquisser la genèse globale du scrutin secret, nous avons souhaité montrer
les avantages d’une approche comparative, qui repose sur une perspective
contemporaine complètement oubliée, par rapport aux analyses habituelles
uniquement centrées sur le niveau national. Bien sûr, les travaux importants d’Alain
Garrigou sur l’adoption de l’isoloir en France, ou de Kinzer sur le cas anglais, font état
de références aux modèles étrangers lors des débats parlementaires dans ces deux pays,
mais sans une exploration approfondie des sources et de la circulation de ces
informations. Dans une certaine mesure, la réforme des procédures électorales
s’explique certes par « la fin des terroirs », l’élargissement de l’électorat et l’évolution
de l’offre électorale due à la naissance des partis politiques. Mais il serait regrettable de
négliger les liens et transferts d’un pays à l’autre, liens pourtant essentiels pour
comprendre un phénomène véritablement transnational. Il est donc nécessaire de
rappeler que cette histoire globale, actuellement à la mode, plonge ses racines dans le
XIXe siècle et même parfois plus en amont. L’histoire de la pratique du vote ne constitue
d’ailleurs qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. L’étude de la réforme électorale, des
échanges et des influences à laquelle elle a donné lieu, nous montre qu’il ne s’agit pas
d’un mouvement du centre vers la périphérie, mais bien plutôt d’un mouvement
inverse, des colonies vers la métropole.
26 Un superbe témoignage de cette prise de conscience globale nous est offert par le livre
How the World Votes, publié en 1918 à la fin de la Grande Guerre. On y décrit avec
triomphalisme le progrès de la démocratie dans le monde : « Mis à part quelques
traînards, comme la Prusse, la Hongrie, et la Serbie, la plupart des pays ont adopté le
scrutin secret… » Son principe « n’est plus mis en question », déclarent les auteurs, en
ajoutant que son application dans le monde entier est inévitable dans un proche
avenir61. À ce propos, il est intéressant d’observer qu’au Costa Rica, lorsqu’on discutait
de la réforme électorale dans les années 1920, on faisait toujours référence au « scrutin
australien… pratiqué dans tous les pays démocratiques et progressistes »62.Dans la
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littérature que nous avons analysée, ce sont toujours les pays « civilisés » qui portent le
flambeau de la démocratie. Ce triomphalisme reste encore de mise aujourd’hui, parmi
les gouvernants et les militants des droits de l’homme. Il ne faudrait pas, ce faisant,
perdre de vue l’argument démocratique du vote public des citoyens et,
symétriquement, les inconvénients de choix opérés sous le sceau du secret. L’adoption
du scrutin secret ne peut être considérée comme l’histoire d’un progrès linéaire et
homogène, mais comme celle d’un processus toujours contesté et inégalement
appliqué.
27 *
28 Pour conclure notre analyse critique de la genèse globale du scrutin secret, nous
souhaiterions insister sur trois problèmes qui en découlent. Tout d’abord, il faut
remettre en cause l’idée reçue d’une uniformité des changements institutionnels. Dans
son histoire globale du XIXe siècle, l’historien britannique Christopher Bayly insiste sur
les ressemblances globales concernant les institutions et la politique, entre autres
phénomènes63. Dans le cas de la réforme électorale, il convient d’adpoter la plus grande
prudence vis-à-vis d’une telle conclusion. Bien sûr, le scrutin secret figure dans les
constitutions du monde entier et pourtant, non seulement il faut compter avec des
différences de détail dont on vient de donner des exemples, mais, de plus, l’acte de vote
s’inscrit dans des cultures politiques très diverses. Ces différences se remarquent dans
les cas que nous avons examinés, mais elles sont encore plus marquées dans le cas des
États asiatiques ou africains qui ont eu recours aux pratiques de l’élection
ultérieurement, au cours du XXe siècle.
29 En deuxième lieu, et contrairement à l’ouvrage How the World Votes, qui considère à tort
la réforme des procédures électorales comme un processus continu et irréversible, on
ne peut pas généraliser les évolutions recensées ici. En Allemagne, par exemple, le
suffrage secret avait été adopté à l’assemblée de Francfort en 1848, mais fut par la suite
abandonné dans plusieurs États, jusqu’à l’avènement de l’Empire64. On assiste
néanmoins à un glissement généralisé de l’assemblée publique vers l’isoloir, vers la
privatisation et l’anonymat du vote, dans sa conception aussi bien que dans sa pratique.
En effet, on a tendance à considérer aujourd’hui le vote comme l’expression d’un
intérêt particulier et non comme la recherche d’un consensus au sein d’une
communauté. Pourtant, dans le même temps, la publicité devient de rigueur dans les
campagnes et dans les réunions électorales. L’espace public s’est ainsi déplacé de l’acte
de vote lui-même vers d’autres aspects de la pratique électorale. Cela étant, la publicité
reste toujours de mise dans les assemblées syndicales, au sein des associations (où elle
est aussi liée au débat) et, quelque peu paradoxalement, au sein des assemblées
parlementaires.
30 On peut, pour finir, se demander pourquoi l’adoption définitive du scrutin secret par la
plupart des nations occidentales se situe dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Encore
une fois, on se gardera de conclure trop rapidement. Nous avons examiné la montée en
puissance et la circulation des idées réformatrices, mais on doit aussi prendre en
compte le besoin de réorganiser les élections dans le contexte de l’essor de la
population et de l’urbanisation, bref de l’avènement de la société moderne. Pour dire
les choses autrement, le scrutin secret représente l’imposition de l’ordre et de la
discipline dans une pratique électorale de masse. En effet, le triomphe de l’idéologie
démocratique n’est pas la seule explication de cette généralisation du modèle de
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
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l’élection libre et sincère. Elle est avant tout le produit d’un moment historique,
spécifique mais surtout global, comme nous avons tenté de le démontrer.
NOTES
1. .Nous souhaitons remercier Christophe Le Digol et Christophe Voilliot pour leur invitation au
séminaire de recherche du Groupe d’Analyse Politique sur « La construction sociale de l’opération
électorale » (Université Paris-Ouest Nanterre) où nous avons exposé une première version de cet
article.
2. . « Considéré dans le passé comme “une procédure parmi d’autres pour assurer la sincérité du
vote”, le scrutin secret est aujourd’hui devenu le seul possible, fréquemment élevé au niveau de
loi constitutionnelle ». Guy S. Goodwin-Gill, Free and Fair Elections: New Expanded Edition, Genève,
Inter-Parliamentary Union, 2006, p. 153.
3. . Alain Garrigou, Histoire sociale du suffrage universel en France, 1848-2000,Paris, Le Seuil, 2002;
Romain Bertrand, Jean-Louis Briquet and Peter Pels (eds), Cultures of Voting: The Hidden History of
the Secret Ballot, Londres, Hurst, 2007; Malcolm Crook et Tom Crook, ‘The advent of the secret
ballot in Britain and France, 1789-1914’, History, XCII, 4 (2007), p. 449-471. Voir aussi l’excellente
contribution d’Olivier Ihl, « Vote public et vote privé », in Pascal Perrineau et Dominique Reynié
[dir.], Dictionnaire du vote, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 960-965.
4. . Cf. par exemple, Yves Déloye et Olivier Ihl, L’acte de vote, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
5. . Antony G. Hopkins, ‘The history of globalization and the globalization of history’, in Antony
G. Hopkins (ed), Globalization in World History, Londres, Pimlico, 2002, p. 13.
6. . John Markoff a le mérite d’avoir attiré notre attention sur cet aspect du problème; cf. John
Markoff, Waves of Democracy: Social Movements and Political Change, Thousand Oaks (Calif.), Pine
Forge, 1996; John Markoff, ‘From centre to periphery and back again: reflections on the
geography of democratic innovation’, in Michael P. Hanagan and Charles Tilly (eds), Extending
Citizenship, Reconfiguring States, Lanham, (Md.), Rowman and Littlefield, 1999.
7. . Constitution de l’an III (art. 31) : « Toutes les élections se font au scrutin secret. »( Jacques
Godechot [dir.], Les Constitutions de la France, Paris, Garnier-Flammarion, 1970, p. 106.)
8. . Mark McKenna, ‘Building a “closet of prayer” in the New World: The story of the Australian
Ballot’, in Marian Sawer (ed), Elections, Full, Free and Fair, Annandale NSW, The Federation Press,
2001, p. 45-62.
9. . Eastland Stuart Staveley, Greek and Roman Voting and Elections, London, Thames & Hudson,
1972; Lauro Martines, Power and Imagination: City States in Renaissance Italy, London, Pimlico, 2002.
10. . Frank O’Gorman, Voters, Patrons and Parties. The Unreformed Electorate of Hanoverian England,
1734-1832, Oxford, Oxford University Press, 1989.
11. . Parliamentary Papers, IV, 1826-27, p. 17-18.
12. . Jørgen Elklit, ‘Nominal record linkage and the study of non-secret voting: A Danish case’,
Journal of Interdisciplinary History, XV, 3, (1985), p. 421.
13. . Robert J. Dinkin, Voting in Provincial America: A Study of Elections in the Thirteen Colonies,
1689-1776,Westport (Conn.), Greenwood Press, 1977, p. 133-136.
14. . Cf. Guy Saupin, Nantes au XVIIe siècle : vie politique et société urbaine, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 1996, p. 84-85 ; Hilary J. Bernstein, ‘The benefit of the ballot ? Elections
and influence in sixteenth-century Poitiers’, French Historical Studies, XXIV, 4 (2001), p. 621-652.
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44
15. . Malcolm Crook, Elections in the French Revolution: an Apprenticeship in Democracy, 1789-1799,
Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 110-114.
16. . Serge Aberdam et al. [dir.], Voter, élire pendant la Révolution française 1789-1799. Guide pour la
recherche, Paris, Comité des Travaux historiques et scientifiques, 2006.
17. . Philippe Tanchoux, Les procédures électorales en France de la fin de l’Ancien Régime à la Première
Guerre mondiale, Paris, Comité des Travaux historiques et scientifiques, 2003, p. 187 ; Maurice
Bordes, La réforme municipale du contrôleur général Laverdy et son application, 1764-1771, Toulouse,
Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1968, p. 291.
18. . Claude Petitfrère, « “Vox populi, vox regis ?” L’élection des maires de Tours aux XVII e et
XVIIIe siècles », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, no 106, 1999, p. 50-51 ; Roger Chartier et
Denis Richet, Représentation et vouloir politiques. Autour des États-généraux de 1614, Paris, Éditions de
l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1982, p. 132.
19. . Robert J. Dinkin, Voting in Revolutionary America: A Study of Elections in the Thirteen Original
States, 1776-1789, Westport (Conn.), Greenwood Press, 1982, p. 101-106.
20. . Spencer D. Albright, The American Ballot, Washington DC, American Council on Public Affairs,
1942, p. 19.
21. . Malcolm Crook, Elections in the French Revolution…, op. cit., p. 161-163.
22. . Malcolm Crook, ‘The uses of democracy. Elections and plebiscites in Napoleonic France’, in
Máire F. Cross and David Williams (eds), The French Experience from Republic to Monarchy, 1792-1824.
New Dawns in Politics, Knowledge and Culture, Basingstoke, Palgrave, 2000, p. 58-71.
23. . Loi du 2 février 1852; Malcolm Crook and Tom Crook, ‘The advent of the secret ballot…’, loc.
cit., p. 461-463.
24. . Richard Franklin Bensel, The American Ballot Box in the Mid-Nineteenth Century, Cambridge,
Cambridge University Press, 2004.
25. . ‘Report from Select Committee on Bribery at Elections’, Parliamentary Papers, VIII, 1835,
p. 418-427, 435-440 and 496-500.
26. . John A. Phillips, ‘England’s “other” ballot question: The unnoticed political revolution of
1835’, Parliamentary History, 24 (2005), p. 151-157.
27. . ‘Report from Select Committee on Bribery at Elections’, Parliamentary Papers, VIII, 1835,
p. 230-241. Tocqueville y souligne les limites du secret du vote et en France et aux États-Unis.
28. . Claude Tapia et Jacques Taieb, « Conférences et congrès internationaux de 1815 à 1913 »,
Relations Internationales, no 5, printemps 1976, p. 11-35 ; Valeska Huber, ‘The unification of the
globe by disease ? The international sanitary conferences on cholera, 1815-1894’, Historical
Journal, XL, 2 (2006), p. 453-476; Ian R. Bartky, One Time Fits All : The Campaigns for Global Uniformity,
Stanford (Calif.), Stanford University Press, 2007.
29. . Il faut également souligner le rôle des Chartistes émigrés dans l’adoption du scrutin secret
en Australie. Paul Pickering, ‘A wider field in a new country: Chartism in colonial Australia’, in
Marian Sawer (ed), Elections, Full, Free and Fair…, op. cit., p. 28-44.
30. . Michel Brunet, ‘The secret ballot issue in Massachusetts politics from 1851-1853’, New
England Quarterly, XXV (1952), p. 354-362. Hugh Seymour Tremenheere, voyageur anglais qui
séjourne alors en Amérique du Nord, indique justement ce penchant des Américains pour le vote
public à son retour en Angleterre : Notes on Public Subjects, Made during a Tour in the United States
and in Canada, London, John Murray, 1852, p. 117.
31. . Le Moniteur, 13 juin 1865. Proposition d’Ernest Picard exprimée la veille au cours d’un débat
sur le budget.
32. . Margaret Lavinia Anderson, Practicing Democracy. Elections and Political Culture in Imperial
Germany, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 2000, p. 4-8.
33. . Bernard Voutat, « La codification du vote en Suisse (1848-1918). Fédéralisme et construction
du citoyen », Genèses, no 23, juin 1996, p. 76-99.
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34. . La nation australienne fut créée par « l’urne électorale ». Marian Sawer, ‘Pacemakers for the
world?’, in Marian Sawer (ed), Elections, Full, Free and Fair…, op. cit., p. 1.
35. . Ronald S. Neale, ‘H. S. Chapman and the “Victorian” Ballot’, Historical Studies, Australia and
New Zealand, XII, 48 (1967), p. 506-520.
36. . Bruce L. Kinzer, The Ballot Question in Nineteenth-Century English Politics, East Lansing (Minn.),
Garland, 1982; Harriet Grote, The Personal Life of George Grote, Londres, John Murray, 1873,
p. 109-110.
37. . John H. Wigmore, The Australian Ballot System as Embodied in the Legislation of Various Countries,
Boston (Mass.), C. C. Soule, 1889.
38. . Vittorio Emanuele Orlando (Della riforma elettorale, Milano, U. Hoepli, 1883, p. 244) démontre
néanmoins que le débat sur la réforme en Italie s’inspire des exemples belge et britannique. À
cette même époque la Hongrie, en revanche, affirme que le vote est « public et verbal » dans une
loi de 1874.
39. . Alain Garrigou, « Le secret de l’isoloir », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 71-72,
1988, p. 22-45.
40. . Joseph Barthélemy, L’organisation du suffrage et l’expérience belge, Paris, M. Giard & E. Brie re,
1912, p. 493. Voir aussi la réponse satirique en Allemagne lors de l’introduction de l’isoloir en
1903 : Margaret Lavinia Anderson, Practicing Democracy…, op. cit., p. 53-55.
41. . Jacques-Vincent Delacroix, Le spectateur français pendant le gouvernement révolutionnaire, Paris,
chez Buisson, an III, p. 236-237.
42. . ‘Report from the Select Committee on Parliamentary and Municipal Elections’, Parliamentary
Papers, VIII, 1868-1869, p. 525.
43. . Spencer D. Albright, The American Ballot…, op. cit., p. 26-29.
44. . En effet, aux États-Unis le bulletin secret est accusé d’avoir facilité l’introduction d’un « cens
culturel » dans les pratiques électorales et, comme en Australie, le vote des Noirs y sera
longtemps entravé : Marilyn Lake and Henry Reynolds, Drawing the Global Colour Line : White Men’s
Countries and the International Challenge of Racial Equality, Cambridge, Cambridge University Press,
2008.
45. . Arch. nat. (Archives nationales) C5470. Une proposition de loi du 25 février 1890, par
exemple, recommande « un bulletin uniforme… fourni par l’administration » ; voir aussi
l’intervention d’Émile Chauvin à la Chambre des Députés : Journal Officiel, 16 décembre 1901,
p. 2716.
46. . Jean-Baptiste Louvet, La Sentinelle, 21 août 1792 (reprod. en fac-sim : EDHIS, 1981).
47. . John Stuart Mill, Considerations on Representative Government, London, 1861, chap. 10.
48. . Hubertus Buchstein, « Démocratie et secret du vote. La controverse entre scrutin public et
vote secret dans les luttes électorales en Prusse », Politix, no 14, 2001, p. 61-84 et les remarques de
Stein Rokkan, Citizens, Elections, Parties, Oslo, Universitetsforlaget, 1970, p. 154.
49. . Anthony Trollope, Australia and New Zealand, London, Chapman & Hall, 1873, tome 1, p. 245.
50. . ‘Report from the Select Committee on Parliamentary and Municipal Elections’, Parliamentary
Papers, VI, 1870.
51. . Joseph Charbonnier, Organisation électorale et représentative de tous les pays civilisés, Paris,
Guillaumin et Cie, 1874, p. v-vii. Une deuxième édition augmentée de cet ouvrage paraîtra en
1883.
52. . Edmond Villey, Législation électorale comparée des principaux pays de l’Europe, Paris, Larose,
1900, p. 241.
53. . Georg Meyer, Das Parlamentarische Wahlrecht, Berlin, O. Haering, 1901.
54. . Charles Seymour and Donald Paige Frary, How the World Votes: The Story of Democratic
Development in Elections, 2 volumes, Springfield (Calif.), Nichols, 1918.
55. . Arch. nat. C5651, R. Siegfried à la Commission, le 28 février 1900. Ce même personnage
donna également des conseils aux parlementaires allemands.
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56. . Journal Officiel, 17 décembre 1901, p. 2745.
57. . Antonin Lefèvre-Pontalis, Les élections en Europe à la fin du XIXe siècle, Paris, Plon, 1902, p. iv.
58. . Charles Benoist, Pour la réforme électorale, Paris, Plon-Nourit, 1908, p. 274.
59. . Pierre Waldeck-Rousseau, Politique française et étrangère, Paris, Eugène Fasquelle, 1903, p. 44.
60. . Arch. nat. C7447, Rapport sur la réforme du secret du vote, 6 février 1914.
61. . Charles Seymour and Donald Paige Frary, How the World Votes…, op. cit., tome 2, p. 315.
62. . Fabrice E. Lehoucq and Ivan Molina, Stuffing the Ballot Box. Fraud, Electoral Reform and
Democratization in Costa Rica, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 122.
63. . Christopher A. Bayly, The Birth of the Modern World, 1789-1914 : Global Connections and
Comparisons, Oxford, Blackwell, 2004.
64. . Hubertus Buchstein, « Démocratie et secret du vote… », loc. cit., p. 64-68.
RÉSUMÉS
Le vote secret est actuellement considéré comme la seule méthode qui puisse assurer la sincérité
des élections. Tel n’a pas toujours été le cas. Cet article se veut une contribution à une histoire
critique et en devenir de l’acte de vote. Au cours du « long » dix-neuvième siècle, l’adoption du
vote secret provoqua un grand débat dans les pays occidentaux. Cette discussion devint globale à
travers la comparaison entre les systèmes électoraux. Cette approche transnationale de la
réforme, fondée sur des réseaux internationaux de communication plus rapides, est cependant
restée dans l’ombre, alors qu’elle est essentielle pour comprendre l’invention et la diffusion à
travers le monde de l’« australian ballot », avec son bulletin officiel imprimé et surtout son
isoloir. Une innovation d’origine coloniale a ainsi inspiré le renouveau des procédures électorales
en Angleterre et aux États-Unis, puis en Belgique et en France. La diffusion du vote secret offre
un excellent exemple de circulation des idées et des pratiques. Dans ce cas néanmoins, des
spécificités locales ont persisté, faisant ainsi obstacle à l’adoption d’un modèle uniforme.
These days we take it for granted that the secret ballot is the only method of voting compatible
with free and fair elections. However, this has not always been the case and the study that
follows contributes to a critical history of the vote that historians are beginning to construct.
During the long nineteenth century, as countries considered adopting the secret ballot, there was
much argument over its relationship to democracy. This debate was conducted on a global scale,
as different western countries compared and contrasted various aspects of their respective
electoral systems. This transnational approach to reform, based on improved communications
and international mobility, has not been recognised. Yet without it the pioneering ‘Australian
Ballot’, with its printed ballot papers and polling booths, would not have been invented, nor
disseminated across the world. This colonial innovation directly inspired reform in Britain, then
the United States, and it was later relayed to France after its adoption in Belgium. Even so, while
the diffusion of the secret ballot offers a striking illustration of transnationalism, it was far from
imposing uniformity as local variations in practice persisted.
Die geheime Abstimmung wird derzeit als einzig ernsthafte Methode für die Durchführung von
Wahlen angesehen. Das war nicht immer so. Dieser Artikel möchte einen Beitrag leisten zu einer
sich derzeit etablierenden kritischen Geschichte des Wahlakts. Während des langen 19.
Jahrhunderts löste die Durchsetzung des geheimen Wahlrechts eine große Debatte in den
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westlichen Ländern aus. Über den Vergleich der Wahlsysteme wurde daraus eine globale
Diskussion. Die transnationale Herangehensweise bei der Reform, die auf internationalen und
schneller werdenden Kommunikationsnetzen basierte, ist bisher nicht erforscht. Dabei ist sie
grundlegend für das Verständnis der Erfindung und für die weltweite Verbreitung der « australischen Wahl » mit gedruckten Wahlzetteln und vor allem mit Wahlkabinen. Eine
Erfindung kolonialen Ursprungs hat auf diese Weise die Wahlprozeduren in England und den
USA, und dann Belgien und Frankreich erneuert. Die Verbreitung der geheimen Wahl ist ein
hervorragendes Beispiel für die Zirkulation von Ideen und Praktiken. In diesem Fall zumindest
existierten lokale Besonderheiten fort, und haben so die Übernahme eines einheitlichen Models
verhindert.
AUTEURS
MALCOLM CROOK
Professeur à l’Université de Keele
TOM CROOK
« Senior lecturer » à l’Université d’Oxford Brookes
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
48
Le lien parlementaire en 1848.Analyse comparée des candidaturesaux élections en Seine-et-Oise et enBasse-AutricheThe parliamentary link in 1848. A comparative analysis of the candidates for
election in Seine-et-Oise and in Lower Austria
Modalitäten der Repräsentation im Jahr 1848. Eine vergleichende Analyse der
Kandidaturen für die Wahlen in Seine-et-Oise und Niederösterreich
Thomas Stockinger
1 Quelques mois après les révolutions survenues en février 1848 à Paris et en mars 1848 à
Vienne, des assemblées parlementaires à vocation constituante furent élues1 :l’Assemblée nationale en France, le 23 avril et les jours suivants, et la Diète constituante
en Autriche2 entre la fin de juin et le début de juillet. Les travaux sur les élections du
23 avril sont abondants, et s’insèrent dans une tradition longue et riche d’histoire
électorale française3. Les historiens autrichiens, par contre, se sont peu occupés
jusqu’ici des élections du XIXe siècle, et de celles de 1848 en particulier4. Cet article
présentera quelques résultats d’un travail plus large visant à comparer les élections
françaises et autrichiennes de 1848 dans la perspective des approches récentes de
l’histoire du politique5.
2 L’étude se limite à la province de Basse-Autriche et à l’ancien département de Seine-et-
Oise, c’est-à-dire à des zones rurales autour des deux capitales, Vienne et Paris. Malgré
cette situation géographique, il s’agit encore au milieu du XIXe siècle de deux régions à
forte dominante agricole. La partie de la population vivant de l’agriculture est évaluée à
52 % pour la Seine-et-Oise en 1851 et à 53 % pour la Basse-Autriche en 1850. En
s’éloignant des banlieues parisienne et viennoise, on atteint rapidement des contrées
où ce taux approche 75 %, voire plus6. Si quelques noyaux industriels existent –
notamment à Corbeil et Essonnes, en Seine-et-Oise, et dans le bassin au sud de Vienne,
en Basse-Autriche – la grande industrie et le travail en usine ne concernent qu’une
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« frange de la population »7. La proximité des capitales se fait cependant sentir lorsque
l’on observe l’état relativement développé des réseaux de communications – routes,
postes – et des institutions administratives et scolaires. Sous ce rapport, la Seine-et-
Oise et la Basse-Autriche sont moins différentes l’une de l’autre qu’elles ne le sont
d’autres provinces plus périphériques de la France et de l’Autriche.
3 Depuis les travaux pionniers d’André Siegfried il y a un siècle8, l’analyse historique des
élections a connu en France un développement considérable. Si elle était d’abord
dominée par des démarches plutôt sociologiques cherchant à établir des relations de
causalité entre comportements électoraux et facteurs économiques et sociaux, de
nouvelles interrogations relevant d’une histoire des cultures politiques se sont
progressivement développées depuis plusieurs décennies. Le présupposé implicite
selon lequel les élections transformeraient, d’une manière univoque et constante, les
opinions politiques des électeurs en désignations de représentants9, a fait place à la
reconnaissance du fait que le rôle des élections dans le système politique est
historiquement variable, tout comme leur fonctionnement « technique » et les
représentations qu’on se faisait d’elles. De ce qui n’était au fond qu’une histoire des
résultats électoraux, on est passé par cet élargissement de la perspective à une
historicisation du phénomène de l’élection en tant que processus et ensemble de
pratiques10.
4 Par contre, l’histoire électorale ne jouit pas d’une tradition bien établie dans
l’historiographie autrichienne, en particulier pour le XIXe siècle. Seule l’histoire du
droit de suffrage, qui est retracée dans plusieurs études11, fait exception. Il s’agit
cependant là d’une histoire des règlements et des débats sur ces règles, qui n’aborde
que rarement le déroulement réel des élections. Les résultats électoraux sont aussi en
principe connus, mais une présentation d’ensemble manque, tant pour les données
chiffrées que pour la prosopographie des élus, et il s’ensuit que l’ampleur des analyses
et des interprétations effectuées reste très limitée12. Même pour les questions les plus
traditionnelles de la recherche électorale, l’état des travaux est donc assez décevant
par rapport à la France, mais aussi à d’autres pays comme l’Allemagne. Il l’est
davantage encore pour les nouvelles démarches qui viennent d’être mentionnées, pour
tout ce qui dépasse les interrogations habituelles « Qui votait ? » et « Qui était élu ? »,
lorsque l’on se demande aussi « Comment votait-on ? » et, sur un plan encore plus
fondamental, « Que signifiait voter ? ». Cette dernière question, vivement revendiquée
par Pierre Bourdieu à propos du temps présent13, se pose davantage encore pour les
élections passées, dès lors que l’on reconnaît que la réponse est loin d’aller de soi. Dans
l’historiographie autrichienne pourtant, c’est précisément ce questionnement qui fait
encore largement défaut.
5 Il peut donc sembler prématuré, en cet état de la recherche, de vouloir tenter
d’appliquer une partie des problématiques proposées par les travaux français récents, à
une histoire électorale autrichienne encore embryonnaire. Ce le serait assurément dans
le cadre d’un travail d’ensemble, s’étendant sur toutes les provinces – fort disparates –
de l’ancienne monarchie des Habsbourg, et sur toute la période de 1848 à 1918. Le
rétrécissement du champ de l’étude aux seules élections de 1848, considérées dans un
cadre régional, réduit la difficulté. Cela rend possible d’établir d’abord, autant que les
sources le permettent, des données quantitatives sur ces élections, et d’effectuer une
analyse sociologique des comportements électoraux, avant de procéder à une
investigation plus fine des procédures, des pratiques et des discours qui entouraient ces
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élections. Le fait d’insister, dans le présent article, sur ce dernier volet des recherches,
relève donc d’un choix délibéré. À la différence des travaux qui tentaient de combler
une lacune de l’historiographie autrichienne par l’application d’une méthodologie déjà
appliquée à d’autres pays14, ce qui suit pourra peut-être suggérer, même pour la
recherche électorale française, quelques pistes qui n’ont pas encore été complètement
explorées.
6 Laissant de côté de nombreux autres aspects des pratiques électorales, les
développements suivants seront consacrés aux candidatures déclarées avant les
élections d’avril 1848 en Seine-et-Oise et de juin 1848 en Basse-Autriche. Ce faisant, on
mettra l’accent moins sur la question de savoir qui étaient les candidats, d’un point de
vue sociologique ou « politique », que sur les modalités qu’ils choisissaient pour se
présenter aux électeurs. Quelles étaient les qualités sur lesquelles ils insistaient eux-
mêmes, en supposant qu’elles influeraient sur le choix des électeurs ? Ou, autrement
dit, si l’on considère le vote comme une transaction entre le votant et celui auquel il
accorde sa voix15, quel était au juste le contenu de l’offre que les candidats faisaient à
leurs électeurs potentiels ? Et comment ces derniers ont-ils réagi ? Ont-ils partagé ou
au moins accepté les termes de la transaction proposée par un candidat donné ?
7 Pour tenter d’apporter des réponses à ces questions, on s’appuiera d’une part sur la
communication politique émise avant les élections – la « campagne électorale » –,
d’autre part sur les comportements lors du vote. On tentera de montrer que plusieurs
modèles d’argumentation sur le choix des représentants peuvent être distingués.
Certains relèvent d’un argumentaire que l’on reconnaîtra aisément comme
« politique », c’est-à-dire ayant trait à des débats sur la forme du gouvernement, sur
l’intervention de l’État dans la sphère économique ou plus généralement sur des
règlements normatifs des relations de pouvoir dans la société. D’autres étaient centrés
sur des qualités personnelles du candidat – sa « capacité » à représenter –, ou sur sa
position sociale, en termes absolus et relativement à celle des électeurs. Ces modèles
avaient leurs bases dans des conceptions largement différentes de la nature du lien
entre le représentant et ceux qu’il représente. Ils n’étaient cependant pas
mutuellement exclusifs, mais pouvaient bien plutôt coexister dans le discours et les
actions d’un groupe ou même d’une personne. Les différences entre les cas de la Seine-
et-Oise et de la Basse-Autriche, mais aussi entre les acteurs à l’intérieur des deux
espaces, reposaient surtout dans les combinaisons et la pondération de ces modèles.
Les cadres réglementaires
8 Dans les deux cas, les règles électorales ont été élaborées rapidement dans le contexte
d’une situation révolutionnaire encore très tendue, et durent être appliquées en très
peu de temps par des institutions administratives insuffisamment préparées. Le
contenu de ces règles différait assez largement entre la France et l’Autriche. On
retiendra surtout qu’en France, le décret-loi du 5 mars16 avait largement réalisé ce que
le discours contemporain comprenait par « suffrage universel », c’est-à-dire le droit de
vote pour tous les citoyens français mâles et majeurs. Pour la Diète autrichienne, si le
règlement électoral du 1er juin17 ne prévoyait pas de cens, une exclusion explicite
frappait cependant les ouvriers payés à la journée ou à la semaine, les domestiques et
les indigents secourus, faisant de l’indépendance économique un critère du suffrage. On
a estimé que le nombre des électeurs inscrits en France devait dépasser les 9 millions,
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soit environ 25 % de la population totale18. Pour la Seine-et-Oise, on peut calculer que
28 % environ des habitants pouvaient voter19. Les sources autrichiennes sont trop
hétérogènes pour permettre une évaluation d’ensemble. Les données disponibles
montrent cependant des inégalités très accusées entre les provinces,
vraisemblablement en raison d’une application imparfaite ou arbitraire des règles sur
l’inscription. Le taux des inscrits était de 9,9 % en Silésie, de 10,6 % en Carinthie, et
baissait encore sensiblement au-dessous de ce niveau dans certaines circonscriptions
de la Moravie20. La Basse-Autriche atteignait le taux relativement élevé d’environ 16 %,
ce qui correspondait à une proportion de 50 à 70 % des hommes adultes21. Une
proportion certes inférieure à la situation française, mais après la défaite de la
révolution, l’Autriche ne connaîtra de nouveau un suffrage aussi large que vers 1900.
9 Il existe une seconde différence majeure : le suffrage était direct en France, indirect en
Autriche. Le gouvernement provisoire français avait en effet opté pour un scrutin
plurinominal majoritaire dans le cadre départemental, le nombre des représentants à
élire étant fixé en proportion de la population. Les électeurs de Seine-et-Oise avaient
donc à voter chacun pour douze candidats. Par contre, la Basse-Autriche hors Vienne
était divisée en 22 circonscriptions (Wahlbezirke) délimitées ad hoc et censées compter
chacune 50 000 habitants. À l’intérieur de chacune d’elles, des élections au premier
degré se déroulaient dans plusieurs dizaines de districts électoraux. Les votants
désignaient des électeurs du deuxième degré (Wahlmänner), qui avaient ensuite à élire
le député de la circonscription. Si la population constituait la base principale de la
représentation dans les deux systèmes électoraux, le cadre spatial de l’élection était
beaucoup plus vaste dans le système français. Enfin, ni les règles françaises ni les règles
autrichiennes ne prévoyaient de procédure spécifique pour la candidature, en dehors
du respect des règles de l’éligibilité. Les électeurs étaient libres de voter pour tout
citoyen éligible, ce qui leur laissait une grande liberté, mais rendait en même temps le
choix très difficile.
Les formes de « propagande électorale »
10 On a pu nier qu’il y ait eu, en 1848, une « campagne électorale »22. Certains éléments des
campagnes actuelles manquaient en effet, au premier chef des partis politiques
organisés. Néanmoins, entre la proclamation des élections et le moment du vote, des
débats intenses ont eu lieu autour de l’offre de candidats et des choix à faire entre eux.
Les moyens employés étaient divers. Dans le champ de l’écrit, on mentionnera les
journaux, dont la prolifération au printemps 1848 était explosive23, et surtout les
brochures. La « profession de foi », en allemand politisches Glaubensbekenntnis24, était
d’usage courant. Le candidat s’adressait aux électeurs à la première personne, déclarait
sa candidature et exposait ses antécédents et son programme. Pour la seule Seine-et-
Oise, de tels écrits ont pu être repérés pour environ 110 candidats25. Leurs tirages
pouvaient atteindre plusieurs milliers d’exemplaires26. Ces écrits étaient aussi utilisés
pour se présenter devant les comités électoraux, ce que Raymond Huard a qualifié de
« candidatures à la candidature »27.
11 Des comités électoraux avaient déjà existé en France pendant les décennies
précédentes, à l’intérieur des cercles relativement étroits prescrits par le suffrage
censitaire28. En mars et avril 1848, ils se sont formés en Seine-et-Oise non seulement à
Versailles, le chef-lieu, et dans les villes majeures, mais dans tous les chefs-lieux de
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canton et dans d’autres communes encore. Les modalités de leur formation étaient
aussi diverses que leurs modes de fonctionnement ; si beaucoup tenaient des séances
ouvertes à un public nombreux, d’autres étaient des cercles fermés de notables locaux.
Les comités se renseignaient sur les candidats et discutaient des professions de foi
reçues, mais surtout ils permettaient aux candidats de se présenter et de débattre.
L’objectif de leurs activités était normalement d’arrêter une liste de noms à
recommander aux électeurs.
12 Les sources relatives à des activités comparables en Basse-Autriche sont beaucoup plus
éparses. Si un nombre considérable de réunions préparatoires peut être attesté pour
Vienne et sa banlieue, ce n’est pas le cas pour l’espace rural. Des journaux et affiches
provenant de Vienne y étaient cependant diffusés en grande quantité et rencontraient
un vif intérêt ; des délégués des révolutionnaires viennois sillonnaient la campagne.
Pourtant, cette propagande ne concernait que marginalement les élections. Pour
Vienne et toute la province, des politische Glaubensbekenntnisse sont conservés ou
attestés pour moins de vingt candidats, sur une population correspondant à environ
trois fois celle de la Seine-et-Oise29. L’intensité de ces activités était donc apparemment
bien plus faible en Basse-Autriche. L’état de conservation des sources contribue
assurément à dresser ce constat, mais celui-ci ne saurait pas s’expliquer uniquement
par ce fait. On peut avancer plusieurs raisons, et notamment le fait que le suffrage
indirect supposait de s’adresser aux seuls électeurs du deuxième degré. Mais la
différence repose avant tout dans les ressources plus développées en matière
d’expérience et de réseaux déjà établis avant 1848, à l’occasion des élections nationales,
départementales et locales sous le régime censitaire, auxquelles les élites politiques de
Seine-et-Oise pouvaient avoir recours.
13 Les auteurs des appels électoraux imprimés appartenaient presque tous aux élites
économiques et intellectuelles. En Seine-et-Oise, on trouve de nombreux juristes,
propriétaires terriens et rentiers, ainsi que des journalistes, écrivains et érudits ; il en
est de même pour les quelques exemples de Basse-Autriche. Mais cette composition
sociale n’est pas forcément celle de l’offre totale de candidats, car tous n’utilisaient pas
les mêmes moyens de communication. L’apparition de candidats ouvriers est un
élément caractéristique des élections de 1848 en France ; dans l’atmosphère du
printemps révolutionnaire, le discours public leur accordait souvent le droit à une
place dans la représentation de la nation. Ils se servaient rarement de professions de foi
imprimées. L’agriculture, composante dominante de l’économie de Seine-et-Oise, était
représentée par plusieurs grands fermiers de la Société d’agriculture et du Comice
agricole. Il s’agissait d’hommes aisés, qui pouvaient se payer des brochures imprimées.
Les petits cultivateurs, vignerons et travailleurs agricoles, par contre, n’apparaissent
pas dans ces sources.
14 En Basse-Autriche, il n’y avait pas de groupe social comparable à celui des grands
fermiers seine-et-oisiens ; ce sont les paysans moyens qui dirigeaient les communautés
villageoises et jouèrent un grand rôle au moment des élections à la Diète, comme on le
verra plus loin. Il n’y a cependant guère de traces écrites de campagne électorale
organisée de leur part. Un seul cas est attesté : celui d’Egid Fritsch, cultivateur à
Paasdorf près de Mistelbach, qui a fait communiquer par un messager une circulaire
manuscrite aux électeurs du deuxième degré de sa circonscription30. Cela doit être
considéré comme une indication au sujet de l’image de la propagande pré-électorale
qui résulte des documents conservés. Si celle-ci apparaît comme monopolisée par les
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élites, c’est vraisemblablement en raison du fait que les activités d’autres groupes
sociaux, qui se servaient de moyens oraux ou d’écrits éphémères, nous sont désormais
invisibles.
Les argumentaires des candidats
15 Les élections de 1848 en France ont parfois été qualifiées de « confuses »31, au regard
des élections postérieures et même de celles de 1849, où s’opposèrent les camps
distincts du « parti de l’ordre » et des « démocrates-socia-listes »32. La lecture des
professions de foi de 1848 ne permet pas, la plupart du temps, d’en extraire une
position politique nette. Presque tous les candidats se déclaraient pour la République,
et un très grand nombre s’exprimait en faveur d’une amélioration du sort des
travailleurs. C’est dans les nuances de ces propos que l’on peut, et que les lecteurs
contemporains pouvaient trouver des prises de position, plus ou moins approximatives.
Un candidat qui réclamait des réformes en faveur des ouvriers, mais ajoutait
immédiatement qu’elles devaient être « sans brusqueries […] pures de toute atteinte
aux droits de la famille et de la propriété », était facile à distinguer d’un autre qui
promettait « du travail à quiconque en demande » et faisait référence à l’« organisation
du travail », mot d’ordre de Louis Blanc33. La triade des valeurs républicaines, « liberté,
égalité, fraternité », était réinterprétée aussi souvent qu’on la citait ; on y ajoutait des
mots supplémentaires, comme « ordre » pour les conservateurs ; certains omettaient la
« fraternité », liée à l’idée de réformes sociales34. Ces textes offraient donc bien une
prise de position en relation avec les grands enjeux de la politique nationale, mais le
plus souvent de manière prudente, et surtout dans le cadre d’un éventail politique
perçu plutôt comme un continuum que comme une gamme de catégories nettement
délimitées.
16 Cependant, la plupart des textes ne comportaient pas uniquement des revendications
sur l’avenir ; ils contenaient également des indications sur le passé politique du
candidat. Ceux qui pouvaient se dire « républicains de la veille », c’est-à-dire avant la
révolution de février, y ajoutaient parfois des récits détaillés des persécutions subies35.
Ceux qui avaient exercé des fonctions publiques sous la monarchie s’efforçaient de
trouver des justifications leur permettant à la fois de se proposer pour un mandat sous
la République et de faire valoir les mérites de leurs fonctions antérieures. Même Ovide
Remilly, maire de Versailles et député jusqu’à la révolution, précisait qu’il avait
toujours favorisé l’amélioration du sort des ouvriers. Les motifs sous-jacents à ces
arguments étaient parfois explicités : les expériences passées étaient présentées
comme un moyen pour instaurer la confiance entre électeurs et mandataires, supérieur
à de vagues promesses. « Nous avons eu assez de professions de foi mensongères »,
écrivait un candidat conservateur, « ne jugeons plus les hommes d’après ce qu’ils
promettent, mais d’après ce qu’ils ont déjà fait »36.
17 Parmi les quelques professions de foi autrichiennes disponibles, on trouve aussi des
textes offrant des prises de position très claires. Julius Zerboni déclarait ainsi que son
but était de s’« efforcer de combattre le parti qui […] œuvre pour le renversement de
tout ordre établi, et qui voudrait volontiers planter sur les débris de la monarchie
constitutionnelle le drapeau de la République, voire de l’anarchie la plus effrénée ! »37.
Engelbert Wintersberg, rédacteur du journal démocrate Die Constitution, campait au
contraire le suffrage universel et direct et l’exercice du pouvoir législatif par des
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représentants du peuple comme les premières de ses revendications, en ajoutant
toutefois qu’il n’entendait pas mettre en question la monarchie constitutionnelle38. En
fait, presque tous soulignaient leur loyauté à la monarchie, donnant une sorte d’image
inverse de l’omniprésence de l’adhésion à la République en France. Les candidats
autrichiens mentionnaient également souvent leurs activités antérieures, mais surtout
celles des quelques mois mouvementés depuis la révolution de mars. Ainsi Albert von
Neuwall, haut fonctionnaire dans l’administration des finances, soulignait qu’il avait
combattu « l’un des premiers » en mars, et qu’il avait donné des preuves de son
dévouement au libéralisme au sein du Comité central des États provinciaux qui avait
siégé à Vienne en avril39.
18 Il était rare pour un candidat de s’appliquer une étiquette politique, sauf si elle n’avait
pas de valeur distinctive. « Je suis républicain » était une formule courante, mais qui en
disait très peu à elle seule ; des formules comme « je suis socialiste », par contre, étaient
assez rares dans les professions de foi40. On utilisait plus volontiers de telles étiquettes
pour caractériser les autres ; mais on en trouve surtout la mention dans des textes qui
n’émanaient pas directement des candidats. Là, on entrevoit des représentations d’une
offre politique composée de groupes distincts et clairement définis, et l’on rencontre
des recommandations sans équivoque. De tels éléments sont presque absents dans les
professions de foi. Une circulaire des comités républicains de Versailles, par exemple,
distinguait les vraies candidatures républicaines de celles des monarchistes déguisés, et
militait surtout contre la réélection prévisible de Remilly et de son collègue Albin de
Berville : « Pour Représentants : des Républicains sans antécédents douteux. […]
Placer, pour la Seine-et-Oise, deux anciens députés monarchiques au milieu de nos
Représentants, ne serait-ce pas, si tous les autres départements nous imitaient, poser
dans l’Assemblée constituante un noyau de plus de deux cents membres qui s’y
accroîtrait de tous les autres fauteurs de la monarchie ? »41. L’avenir de la France
dépendait, dans cette perspective, du choix des bons députés selon leurs orientations
politiques.
19 En Autriche, dans un article spécialement adressé aux habitants des campagnes, et
publié peu avant les élections, Moritz Mahler distinguait les « aristocrates » des
« réactionnaires », des « constitutionnels » et des « démocrates ». Il expliquait chacun
de ces termes et concluait sur une recommandation sans ambiguïté pour ces derniers,
en établissant un rapport de causalité entre leur succès électoral et diverses réformes
administratives et sociales en faveur des paysans42. À l’opposé de l’éventail politique, le
publiciste conservateur Franz Pietznigg exhortait dans une brochure à ne voter ni pour
des « sapeurs démocratiques » ni pour des « apôtres de l’éducation du peuple, qui
laissent de côté la religion et la foi »43.
20 Le point commun de ces énoncés repose sur le fait que l’élection de députés est perçue
comme une décision entre représentants de différents programmes ou courants
idéologiques. L’appartenance des candidats à une telle tendance politique apparaît
comme la raison essentielle de la décision électorale. Les paragraphes suivants feront
ressortir le fait qu’une telle vision n’allait pas de soi, et qu’il y avait même des modes
d’argumentation dans lesquels elle ne jouait aucun rôle. À côté des programmes
politiques en effet, et parfois en proportion supérieure, les présentations des candidats
par eux-mêmes comportaient presque toujours la description de leurs compétences, de
leurs qualités morales et de leur caractère. Cette aptitude personnelle pour être
mandataire – la théorie politique libérale parlait de « capacité »44 – comprenait
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
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plusieurs dimensions. Parmi elles, le statut économique pouvait à peine être
ouvertement mentionné au printemps 1848. En France, juste après la chute du régime
orléaniste qui avait été si vivement critiqué précisément à cause du système censitaire,
il aurait été très mal à propos d’y insister. De même en Autriche, le discours public était
dominé à ce moment-là par un consensus dans lequel on ne voulait pas entendre parler
d’un cens électoral. La composition réelle de l’offre électorale et les résultats qui seront
présentés plus loin, montrent pourtant que l’aisance économique n’était nullement
devenue sans importance pour ceux qui espéraient briguer un mandat politique.
21 L’éducation supérieure et les connaissances spécifiques n’étaient pas aussi dépréciées
que la mise en avant du statut économique, mais en France au moins, elles semblent
avoir été des propriétés sociales ambivalentes. Si certains candidats y insistaient dans
leur présentation jusqu’à énumérer tous leurs diplômes45, ou mettaient en exergue leur
savoir en accablant leurs lecteurs d’allusions historiques, de notes de bas de page ou de
citations latines46, d’autres blâmaient ouvertement l’élitisme d’un tel comportement.
Dans les sources autrichiennes, de pareilles réserves ne se trouvent que chez les
démocrates les plus radicaux ; mis à part ces derniers, même des publicistes plutôt à
gauche parlaient volontiers de l’éducation (Bildung) comme d’un critère essentiel dans
l’aptitude d’un député, et formulaient des exigences qui excluaient effectivement tous
ceux qui n’avaient pas bénéficié d’une éducation secondaire, voire supérieure, c’est-à-
dire la quasi-totalité de la population.
22 Par contre, on trouve presque partout la référence à des qualités morales, comme le
courage, l’incorruptibilité, le dévouement, l’énergie. Il n’était pas rare d’affirmer
qu’elles étaient plus importantes que la capacité intellectuelle. Ce qui est encore plus
significatif est l’existence de textes entiers où le contenu idéologique est éclipsé par
l’emphase de ces qualités. L’article de Mahler cité plus haut contraste avec une autre
publication du même jour, de l’écrivain Ludwig August Frankl, qui avait pour titre :« Qui est un député ? ». Il y recense cinq « qualités » nécessaires, à savoir
l’« éducation », la marque d’un « caractère » et de « convictions », l’« éloquence »,
l’« intrépidité » et l’exigence d’une « profession de foi » claire et précise. Le dernier
point constitue bien une référence au programme politique, mais il exige seulement
que le candidat soit en mesure d’en présenter un, sans en spécifier le contenu
souhaitable, ne serait-ce que par une allusion47.
23 À côté des prises de position politiques et de la capacité personnelle, on distingue un
troisième critère : le souhait, voire l’exigence, de l’appartenance du représentant à la
collectivité qu’il avait à représenter. Cette idée se décline sous plusieurs aspects.
D’abord, on trouve fréquemment évoquées dans les sources tant françaises
qu’autrichiennes les attaches locales des candidats à la région où ils comptaient
recueillir des suffrages. On insistait sur ces attaches précisément lorsqu’elles n’étaient
pas évidentes, par exemple dans le cas de candidats habitant Paris qui soulignaient
leurs origines en Seine-et-Oise. Si la référence territoriale était le plus souvent le
département, dans plusieurs cas une unité plus petite, un arrondissement ou un
canton, a été désignée comme la base de la candidature. Le comité électoral de
Rambouillet s’était donné comme objectif la nomination de deux candidats qui, selon
lui, revenaient à cet arrondissement compte tenu de sa population48. Beaucoup
d’électeurs avaient visiblement du mal à accepter le département comme cadre unique
de la représentation…
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24 Des mécontentements au sujet des circonscriptions se manifestaient plus ouvertement
en Basse-Autriche, les Wahlbezirke étant formés seulement en fonction de la population
et ne correspondant pas aux unités spatiales et sociales auxquelles les électeurs
pouvaient s’identifier. Cependant, les plaintes ne traduisaient pas seulement le désir de
réduire ces découpages électoraux, mais surtout celui d’instaurer une homogénéité à
l’intérieur des circonscriptions. Des pétitions réclamaient la réunion des villes et
bourgs dans des circonscriptions particulières pour que ceux-ci puissent voter
séparément des villages49 ; dans le Wahlbezirk de Perchtoldsdorf, qui incluait une partie
de la banlieue viennoise, c’étaient au contraire des paysans électeurs du deuxième
degré qui se plaignaient d’être mis en minorité par les bourgeois. Le commissaire
chargé de l’élection s’efforça en vain de leur faire comprendre « que dans un État
constitutionnel, il n’y a plus d’états, mais seulement des citoyens égaux en droits »50.
25 À la différence des revendications en faveur de la représentation des arrondissements
en Seine-et-Oise, ces plaintes relevaient d’un refus fondamental du principe du nombre
comme base de la représentation. En arrière-plan, se dessine la notion d’une société
segmentée en « états », qui ne saurait articuler convenablement ses intérêts autrement
qu’à travers ces segments. Dans cette perspective, l’appartenance au même groupe
garantissait la convergence des intérêts, condition d’une représentation efficace. Par
conséquent, de nombreuses voix parmi les électeurs paysans de Basse-Autriche
déclaraient « que le député doit être choisi au sein de l’état paysan »51.
26 Dans le discours de 1848, les critères de « capacité » et d’appartenance sociale n’étaient
pas toujours reliés. Les réappropriations libérales de la notion de « capacité », centrées
sur le revenu et sur l’éducation, servaient en effet d’arguments contre la revendication
de désigner des représentants paysans ou ouvriers. Néanmoins, ces deux idées
puisaient vraisemblablement leur origine commune dans la représentation d’une
structure organique de la société, une conception qui était déjà en voie de disparaître
au XIXe siècle. Dans une société que l’on pensait non pas comme une somme d’individus
en principe égaux, mais comme une addition de petits segments strictement délimités
entre eux mais homogènes, la représentation avait nécessairement une autre
signification, et le choix des représentants devait se dérouler d’une manière
correspondante. Si l’on supposait une identité naturelle aux intérêts des membres d’un
groupe, une élection n’était pas une décision entre des options dont le contenu
différait, mais plutôt la désignation de celui qui, en raison de ses aptitudes et de ses
ressources, était le plus capable de parler au nom de son groupe : le représentant, pour
ainsi dire, « naturel »52.
Comportements et résultats électoraux
27 Lorsque les électeurs inscrits de la Basse-Autriche furent appelés à désigner les
électeurs du deuxième degré, environ 50 % participèrent en moyenne, avec toutefois de
très fortes variations locales53. Les observateurs bourgeois regardaient ce taux comme
très décevant, ce qui se comprend en comparaison avec celui de plus de 80 % atteint en
France quelques semaines auparavant. Vu autrement, il était loin d’être anormalement
bas ; lors de la première expérience électorale française durant la décennie
révolutionnaire de 1789 à 1799, les taux de participation aux élections nationales
avaient varié le plus souvent entre 30 % et 20 %, et baissé jusqu’à environ 10 % vers la
fin du Directoire54.
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28 Dans quelques cas dans la Basse-Autriche de 1848, il est attesté que des communautés
villageoises refusèrent collectivement la participation et affichèrent l’intention
d’envoyer leurs propres émissaires à Vienne pour négocier leurs intérêts. C’était un
refus net du modèle tout entier des élections à la Diète, et surtout de la représentation
sur la base de la population sans respect des corporations existantes. L’abstention
totale de ce type demeura cependant un comportement marginal ; presque partout en
Basse-Autriche, les élections se déroulèrent selon le règlement prévu.
29 Les représentants choisis furent en majorité des paysans – douze sur vingt-deux élus – ;
à côté d’eux on trouve des artisans des petites villes55. Les membres des anciennes
classes dirigeantes, les nobles, militaires, fonctionnaires, titulaires d’une éducation
supérieure, et les grandes fortunes, ne formaient qu’une minorité. Les électeurs des
campagnes avaient en grande majorité rejeté la « capacité » économique et
intellectuelle comme critère de l’aptitude à la députation, et misé sur l’appartenance à
leur propre groupe social, leur « état », comme base d’une représentation fidèle à leurs
intérêts.
30 Si l’on regarde les élections du premier degré, ce constat est encore renforcé. Pour deux
circonscriptions rurales, les documents officiels permettent de comparer directement
la composition sociale des électeurs inscrits avec celle du groupe des électeurs du
deuxième degré. On voit le pourcentage de paysans s’accroître de 58 % des inscrits à
79 % des électeurs du deuxième degré à Baden, de 70 % à 90 % à Neunkirchen. En même
temps, les artisans, qui forment une forte minorité parmi les inscrits, sont visiblement
marginalisés : leur proportion baisse de 24 % à 9 % et de 21 % à 6 %. Les dirigeants
locaux de la société pré-révolutionnaire, c’est-à-dire les nobles, fonctionnaires
seigneuriaux, et ecclésiastiques, ne jouissent apparemment pas de la confiance des
électeurs paysans. Réunis, ces groupes ne fournissent que 4 % des Wahlmänner à Baden,
chiffre très légèrement supérieur à leur poids numérique parmi les inscrits. À
Neunkirchen, s’ils forment environ 3 % des inscrits, aucun d’eux n’est élu pour
représenter son district électoral56. La composition des électeurs du deuxième degré
dans les autres circonscriptions laisse supposer que le même filtrage eut lieu plus ou
moins partout.
31 Les députés paysans étaient souvent des individus qui s’étaient fait un nom avant la
révolution dans des conflits entre communautés paysannes et seigneuries57. Ce
phénomène se comprend facilement, étant donné que la suppression des droits
seigneuriaux était la revendication principale de presque toute la paysannerie. Il peut
aussi être rapproché, dans une autre perspective, de la relative permanence des élites
politiques locales qui s’observe en Seine-et-Oise : des leaders ou porte-parole
accoutumés jouissaient des avantages d’une notoriété et d’une confiance déjà acquises,
et peut-être aussi de réseaux relationnels créés avant 184858.
32 Si ce modèle de représentation fondé sur l’appartenance sociale commune était
dominant, il y avait tout de même des cas où la décision avait été prise sans égard à ce
critère, sur la base de programmes affichés. Dans plusieurs circonscriptions, des
intellectuels du courant démocratique révolutionnaire viennois – le juriste Ernst
Violand, les écrivains Johann Umlauft et Franz Schuselka – réussirent à convaincre les
électeurs du deuxième degré, en majorité des paysans. Plusieurs rapports attestent
qu’Umlauft dut son élection à Tulln à son allocution devant l’assemblée électorale, dans
laquelle il avait fermement promis de défendre les intérêts paysans surtout en vue de
l’abolition de la féodalité, et notamment de voter contre tout dédommagement des
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seigneurs pour les redevances foncières supprimées. Il reçut le soutien d’une forte
majorité des Wahlmänner, presque tous paysans ; une minorité d’entre eux protestèrent
toutefois contre son élection, avançant qu’ils ne pourraient accorder leur confiance
« qu’à un homme pris au milieu de nous »59.
33 La Seine-et-Oise offre une image tout à fait différente. Après de longues négociations,
les comités cantonaux avaient arrêté une liste de douze candidats composée de
républicains modérés et de membres des élites politiques en place dans le département,
comme les ex-députés Remilly et Berville. Le commissaire du gouvernement, Hippolyte
Durand, y figurait, mais non pas la plupart des républicains avancés qu’il patronnait. À
côté de deux fermiers candidats du comice agricole, on avait inclus un ouvrier, Victor-
Alfred Lécuyer, bien entendu un homme que l’on ne pouvait soupçonner de
radicalisme60. Les candidats de cette liste furent envoyés à l’Assemblée nationale et
presque 80 % des électeurs inscrits de Seine-et-Oise votèrent61.
34 De prime abord, on est tenté de conclure que les Seine-et-oisiens avaient suivi d’une
manière quasiment mécanique les consignes des notables locaux réunis dans les
comités. Une analyse plus fine des résultats peut relativiser cette interprétation à
plusieurs égards. D’abord, le nombre de voix reçues par les candidats de la liste des
comités cantonaux est fort divergent ; de plus, il faut prendre en compte la
concurrence entre cette liste et plusieurs autres distribuées dans le département, les
candidats récoltant le plus de voix étant portés sur plusieurs listes ou presque toutes.
Là encore, semble-t-il, un nombre non négligeable d’électeurs a utilisé la possibilité de
faire des choix personnels dans la rédaction de son bulletin de vote, en remaniant les
listes disponibles, voire en s’en passant.
35 Les voix pour les divers candidats étaient distribuées très inégalement dans l’espace du
département. Seuls ceux qui avaient été soutenus dans l’ensemble du département
pouvaient espérer obtenir un mandat ; derrière eux se range le groupe nombreux de
tous ceux qui avaient eu des voix dans des espaces plus restreints. Certains
triomphèrent dans un seul canton, alors qu’ils étaient presque inconnus hors de leur
sphère locale ; ainsi François-Parfait Robert, juge à Mantes, qui reçut les voix de 86 %
des votants du canton de Bonnières, mais n’atteignit que 5,7 % dans toute la Seine-et-
Oise. 90 % du total de ses voix se distribuaient sur quatre cantons contigus. Il y avait
plusieurs candidats de ce type dont l’influence se limitait à un arrondissement, voire à
un seul canton ; le scrutin de liste départemental avait cependant atteint son but à cet
égard en assurant qu’une telle notabilité locale ne suffisait plus pour gagner une
élection.
36 Une lecture idéologique du résultat est rendue difficile par le caractère de compromis
de la liste des comités, mais elle est possible, surtout en comparant avec les élections
plus clairement lisibles de 1849. Les plus conservateurs des élus de 1848 seront ensuite
portés sur la liste du « parti de l’ordre » et réélus avec des résultats assez proches de
ceux de 1848. Les républicains de gauche qui, sur la liste « démocrate-socialiste » de
1849, manquèrent de peu l’élection à l’Assemblée nationale, étaient déjà présents dans
les résultats de 1848, juste après les élus, avec un nombre de voix parfois très semblable
à celui de l’année suivante. Ils semblent donc avoir convaincu le même potentiel de
votants au cours de ces deux occasions.
37 Une lecture en fonction des appartenances sociales des candidats montre, à la
différence du résultat de Basse-Autriche, que presque tous ceux qui reçurent un
nombre de voix significatif avaient déjà été des acteurs politiques sous le régime
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
59
précédent. Dans la liste des quarante-huit candidats qui atteignirent le seuil de 5 000
voix, on retrouve douze avocats, avoués ou notaires, qui côtoyaient sept riches
propriétaires terriens et trois entrepreneurs. Six candidats détenaient des postes dans
l’enseignement, du niveau secondaire ou supérieur, tandis que neuf étaient des
journalistes, écrivains ou artistes. L’agriculture était représentée par quatre fermiers,
tous suffisamment aisés pour avoir été électeurs sous la monarchie de Juillet. Les
ouvriers étaient au nombre de trois. Un certain élargissement de la population des
éligibles s’était donc visiblement produit en faveur de ceux qui possédaient des
qualifications intellectuelles. Toutefois, les classes populaires demeuraient à peine
présentes.
38 La présence d’ouvriers, et même l’heureuse élection de Lécuyer, n’est pas comparable
au modèle observé en Basse-Autriche de la représentation des paysans par des paysans.
Lécuyer, à cause de sa nomination par les comités, reçut beaucoup plus de voix que le
département ne comptait d’ouvriers, celui-ci étant peu industrialisé. Son élection
n’était pas le résultat d’une revendication de représentants pris dans les classes
populaires et non dans les élites, comme celle des députés paysans de Basse-Autriche,
mais plutôt celui d’un consensus large dans le discours public, et qui s’avérera
éphémère, sur les formes de la représentation. Le droit de toutes les catégories de la
population à une représentation, même minime, à l’Assemblée nationale est un des legs
de la Seconde République62.
39 *
40 En rédigeant des règles, en organisant les élections, en proposant des candidatures et
en menant la campagne électorale, les élites politiques des deux espaces étudiés ont
offert aux populations qui devaient voter, certaines pour la première fois, non
seulement des options pour une décision électorale, mais également un modèle de
représentation. Ces élites n’étant pas monolithiques, mais divisées en courants
politiques, entre élites anciennes et nouvelles, locales, régionales ou nationales, entre
détenteurs de fonctions publiques ou non, leurs propositions étaient par conséquent
divergentes.
41 En Basse-Autriche, le modèle électoral proposé comportait plusieurs éléments qui
étaient inédits pour les électeurs des campagnes, notamment la représentation sur la
base de la population, au lieu d’une segmentation de la société en « états », et la
revendication de l’appartenance aux élites économiques ou intellectuelles comme
disposition à l’exercice d’un mandat. La première de ces nouveautés était explicite dans
le règlement électoral, la seconde était implicitement omniprésente dans la
communication pré-électorale des élites tant révolutionnaires que conservatrices.
Toutes les deux rencontrèrent un refus accusé. La forme la plus radicale, l’abstention
collective, resta cependant marginale. Les électeurs acceptèrent en majorité les règles
formelles du modèle offert, mais n’ont pas suivi les critères proposés pour leurs choix,
en désignant des « hommes pris au milieu d’eux » aux dépens des candidats issus de la
bourgeoisie intellectuelle ou économique. Les quelques cas dans lesquels des paysans
électeurs du deuxième degré ont soutenu des candidats bourgeois, soit à cause des
programmes proposés par ceux-ci, soit à cause d’autres composantes de leur mise en
représentation, montrent toutefois que les conceptions que les habitants des
campagnes avaient de la représentation n’étaient pas inflexibles. Si l’idée de la
représentation comme projection d’une structure organique de la société constituait le
point de départ de leur réflexion, certains n’étaient pas moins réceptifs à la pratique
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
60
d’une compétition électorale fondée sur des programmes et des positions idéologiques,
comme dans le cas de l’élection d’Umlauft.
42 Les électeurs de Seine-et-Oise, par contre, ont accepté en grande majorité un modèle
électoral qui était, à beaucoup d’égards, un prolongement de celui pratiqué sous le
système censitaire, élargi à de nouvelles couches d’électeurs. Les conceptions de la
nature de la représentation, des devoirs et des qualifications du député avaient
relativement peu changé. Par conséquent, les groupes sociaux dans lesquels on puisait
les candidats restaient sensiblement les mêmes. Pour expliquer la mise en place de ce
modèle sans trop de heurts auprès des catégories de la population nouvellement
appelées aux urnes, on peut avancer la longue expérience d’une partie des élites avec la
pratique des élections de ce type, les réseaux et voies de communication déjà établis et,
en outre, la probabilité d’une familiarisation avec ce modèle d’élection et de
représentation durant les décennies précédentes, même chez ceux que le système
censitaire excluait d’une participation directe.
43 Ce n’est qu’aux marges du processus observable de l’élection que l’on rencontre des
comportements qui révèlent une hésitation à se soumettre au principe du nombre et un
désir de voir l’entourage social direct représenté par l’un de ses membres. Les
candidats qui réclamaient pour eux-mêmes d’être les représentants particuliers de tel
arrondissement ou de tel canton, et dont certains réussirent à dominer les résultats
locaux, en sont un exemple. Un autre, plus significatif encore, est fourni par les voix
isolées en faveur de personnes appartenant à la communauté propre de l’électeur et ne
s’étant jamais portées candidats. On trouve ainsi dans les procès-verbaux détaillés six
voix pour l’adjoint de Pontoise, dix pour un avocat et conseiller municipal de
Rambouillet, parfois même des voix singulières pour tel garde-champêtre ou tel
journalier. Un tel comportement était certes inadapté au mode de scrutin, comme
l’attestent les bureaux électoraux, qui refusèrent parfois froidement d’enregistrer des
votes pour des « candidats non sérieux »63. Ces voix isolées ne pouvaient exercer
aucune influence sur le résultat. Néanmoins, les personnes ayant reçu de tels suffrages
sont au nombre de plusieurs centaines en Seine-et-Oise. Ce comportement déviant
étant celui de centaines ou de milliers d’électeurs, il était donc moins marginal que ne
le font croire les résultats officiels, dans lesquels rien ne laisse entrevoir ce type de
pratique électorale.
44 Au terme de cet article, il est souhaitable de reformuler les objectifs de cette recherche.
Premièrement, il s’agissait de démontrer que pour l’histoire des élections, la nature et
l’enjeu du choix ne doivent pas être un présupposé, mais un objet de recherche. Les
modes de conceptualisation de la relation entre électeurs et élus, de même que les
enjeux des transactions entre eux, étaient et sont historiquement variables. On a vu
qu’au milieu du XIXe siècle, des conceptions très divergentes sur tous ces points
coexistaient, soit dans les attitudes opposées de différents acteurs, soit à l’intérieur de
la pensée d’un même groupe ou d’un individu. Le développement des procédures
électorales, qui n’a pu être abordé ici, est intimement lié à ces changements et
combinaisons conceptuelles. Deuxièmement, cette recherche visait à mettre en relief la
fécondité d’une démarche comparative, principalement sur le plan heuristique. La
comparaison entre les deux cas ouvre à l’analyse des élections autrichiennes des
perspectives et des interrogations inédites à partir des acquis des recherches
françaises. Mais même pour les élections françaises, cette comparaison peut attirer
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
61
l’attention sur des éléments nouveaux, par exemple en montrant que certains
comportements, marginaux en France, étaient fréquents ailleurs, voire dominants.
NOTES
1. . L’auteur tient à remercier Fanny Billod de son assistance généreuse dans l’élaboration de la
version française de cet article.
2. . Ce nom désignera dans cet article l’aire d’application du règlement électoral du 1er juin, c’est-
à-dire la monarchie des Habsbourg sans la Hongrie et la Lombardie-Vénétie.
3. . Raymond Huard, Le suffrage universel en France (1848‑1946), Paris, Aubier, 1991 ; Pierre
Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992 ;
Alain Garrigou, Histoire sociale du suffrage universel en France 1848‑2000, Paris, Seuil, 2002 ; Philippe
Tanchoux, Les procédures électorales en France de la fin de l’Ancien Régime à la Première Guerre
mondiale, Paris, Comité des Travaux historiques et scientifiques, 2004. Parmi les nombreuses
études régionales et locales des élections de 1848, cf. pour une partie de l’ancienne Seine-et-Oise :Serge Bianchi, « Le phénomène électoral dans le sud de l’Île-de-France sous la Seconde
République », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 16, 1998, p. 13‑30.
4. . Karl Obermann, « Die österreichischen Reichstagswahlen 1848. Eine Studie zu Fragen der
sozialen Struktur und der Wahlbeteiligung auf der Grundlage der Wahlakten », Mitteilungen des
Österreichischen Staatsarchivs, tome 26, 1973, p. 342‑374; Roman Rozdolski, Die Bauernabgeordneten
im konstituierenden österreichischen Reichstag 1848‑1849, Wien, Europaverlag, 1976, p. 42‑83; Wilhelm
Wadl, « Die Wahlen zum Österreichischen Reichstag des Jahres 1848 in Kärnten », Carinthia I.
Zeitschrift für geschichtliche Landeskunde von Kärnten, tome 173, 1983, p. 367‑403; Thomas
Stockinger, « Die Urwahlen zum konstituierenden Reichstag des Jahres 1848 im Spiegel von
Quellen aus nieder-österreichischen Herrschaftsarchiven », Mitteilungen des Instituts für
Österreichische Geschichtsforschung, tome 114, 2006, p. 96‑122.
5. . Thèse de doctorat en histoire soutenue en septembre 2010 à l’Université de Vienne. Une
publication en langue allemande est prévue pour 2012.
6. . Catherine Rollet, Recherches sur la population de la Seine-et-Oise dans la première moitié du XIXe
siècle : Économie et peuplement, Thèse de 3e cycle sous la direction de Marcel Reinhard, Université
de Paris-Sorbonne, 1970, fo 43 ; Roman Sandgruber, Österreichische Agrarstatistik 1750–1918, Wien,
Verlag für Geschichte und Politik, 1978, p. 222.
7. . Catherine Rollet, Recherches…, thèse citée, fo 61‑62.
8. . André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, Paris,
Armand Colin, 1913.
9. . Patrice Gueniffey, « Le moment du vote. Les systèmes électoraux de la période
révolutionnaire », Revue française de science politique, tome 43, 1993, p. 6‑29, surtout p. 6‑7.
10. . Faute de place pour pouvoir développer ce point, on notera en passant que ces démarches,
surtout lorsqu’elles sont appliquées aux comportements électoraux des couches populaires et/ou
des habitants des campagnes, peuvent aussi s’inscrire dans les débats sur la « politisation » de ces
groupes. Voir dans ce numéro l’article de Laurent Le Gall.
11. . Matthias Weiß, Die Ausbreitung des allgemeinen und gleichen, parlamentarischen Wahlrechts in der
westlichen Reichshälfte der Habsburgermonarchie, Heidelberg/Darmstadt, Studentenwerk, 1965 ; Karl
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
62
Ucakar, Demokratie und Wahlrecht in Österreich. Zur Entwicklung von politischer Partizipation und
staatlicher Legitimationspolitik, Wien, Verlag für Gesellschaftskritik, 1985.
12. . Franz Adlgasser, « Kontinuität oder Wandel? Wahlrechtsreformen und das österreichische
Parlament, 1861‑1918 », Parliaments, Estates and Representation, tome 25, 2005, p. 149‑166. Des
travaux plus vastes dans ce domaine sont en cours par la « Kommission für Geschichte der
Habsburgermonarchie » de l’Académie autrichienne des sciences.
13. . Pierre Bourdieu, « Le mystère du ministère. Des volontés particulières à la “volonté
générale” », Actes de la recherche en sciences sociales, no 140, 2001, p. 7.
14. . Et qui ont été présentés ailleurs au public autrichien : Thomas Stockinger, « Die Wahlen
zum konstituierenden Reichstag von 1848 in den ländlichen Wahlbezirken Niederösterreichs »,
Jahrbuch für Landeskunde von Niederösterreich, tome 69/71, 2003/05, p. 1‑169.
15. . Cf. Daniel Gaxie, « Le vote comme disposition et comme transaction », in Daniel Gaxie [dir.],
Explication du vote. Un bilan des études électorales en France, Paris, FNSP, 1985, p. 11‑34.
16. . Texte dans Bulletin des lois, no 5, 6 mars 1848, p. 47‑49 ; cf. Alain Garrigou, « Le brouillon du
suffrage universel. Archéologie du décret du 5 mars 1848 », Genèses. Sciences sociales et histoire, no
6, 1991, p. 161‑178.
17. . Texte dans Sr. k. k. Majestät Ferdinand des Ersten politische Gesetze und Verordnungen für
sämmtliche Provinzen des Oesterreichischen Kaiserstaates, volume 76, Wien, Staatsdruckerei, 1851,
p. 226‑238.
18. . Raymond Huard, « Les pratiques électorales en France en 1848 », in Jean-Luc Mayaud [dir.],
1848. Actes du Colloque international du Cent cinquantenaire, tenu à l’Assemblée nationale à Paris, les 23‑25
février 1998, Grâne, Créaphis, 2002, p. 60.
19. . Arch. dép. Yvelines (Archives départementales des Yvelines), 2M 11/5, Dossier « Votes ».
20. . Silésie et Moravie : Karl Obermann, « Die österreichischen Reichstagswahlen… », loc. cit.,
p. 352‑353, 355‑359 et 372 ; Carinthie : Wilhelm Wadl, « Die Wahlen… », loc. cit., p. 380.
21. . Thomas Stockinger, « Die Wahlen… », loc. cit., p. 40 et 106.
22. . Bernard Lacroix, « Retour sur 1848. Le suffrage universel entre l’illusion du “jamais vu” et
l’illusion du “toujours ainsi” », Actes de la recherche en sciences sociales, no 140, 2001, p. 41‑50.
23. . Anne-Claude Ambroise-Rendu, « Les journaux du printemps 1848 : une révolution
médiatique en trompe-l’œil », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 19, 1999, p. 35‑64.
24. . Cf. Yves Déloye, « Se présenter pour représenter. Enquête sur les professions de foi
électorales de 1848 », in Michel Offerlé [dir.], La profession politique, XIXe – XXe siècles, Paris, Belin,
1999, p. 231‑254.
25. . Bibl. nat. (Bibliothèque nationale), Le64 1158 à Le64 1286 ; Arch. dép. Yvelines, 2M 11/5 et 4M
1/43 ; Alfred Delvau, Les murailles révolutionnaires, Paris, Bry, 1852.
26. . Arch. dép. Yvelines, 2M 11/5, Dossier « Correspondance », Dupoty à Durand, 28 mars 1848 ;
4M 1/43, Dossier « Candidats », Guénée à un correspondant inconnu, 5 avril 1848.
27. . Raymond Huard, « Les pratiques électorales… », loc. cit., p. 61.
28. . Sur les élections sous les monarchies censitaires, cf. Laurent Quéro et Christophe Voilliot,
« Travail électoral et pratiques administratives dans le cadre du suffrage censitaire. Enquête sur
un refus », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 26‑27, 2003, p. 131‑147 ; Christophe Voilliot, « Ce que
gagner (une élection) veut dire. Les candidats à la députation de 1816 », Revue d’histoire du XIXe
siècle, no 35, 2007, p. 51‑68 ; Sherman Kent, Electoral Procedure under Louis Philippe, New Haven
(Conn.), Yale University Press, 1937 ; et pour une partie de l’ancienne Seine-et-Oise : Serge
Bianchi et Xavier Gosset, L’Essonne au milieu du XIXe siècle – Tome 3. Naissances d’une démocratie
électorale. Élections et votes dans l’espace essonnien de la Première à la Seconde République, Ris-Orangis,
Comité de recherches historiques sur les révolutions en Essonne, 2000.
29. . Cinq brochures sont conservées : ÖNB (Österreichische Nationalbibliothek),
Flugblattsammlung, F 16290 et F 16439 ; WB (Wienbibliothek im Rathaus), Plakatsammlung, Ra
491 et Rb 2204 ; et une insérée dans le journal Ankündigungsblatt, 21 juin 1848, non paginé. Pour
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
63
des attestations de textes disparus, cf. HHStA (Haus-, Hof- und Staatsarchiv Wien), XVI/2, fasc. I/
11, I/14, I/16, I/20 et I/36 ; Thomas Stockinger, « Die Wahlen… », loc. cit., p. 55 et 158‑164 ; Walter
Löhnert, Die unmittelbaren Auswirkungen der Revolution 1848 in Niederösterreich, Thèse sous la
direction de Hugo Hantsch, Université de Vienne, 1949, fo 86 ; Zdenko Sponner, Krems im Jahre
1848, Krems, Stadtmuseum, 1938, p. 34.
30. . HHStA, XVI/2, fasc. I/37.
31. . Paul Bois, Paysans de l’Ouest. Des structures économiques et sociales aux options politiques depuis
l’époque révolutionnaire dans la Sarthe, Le Mans, Mouton, 1960, p. 53.
32. . Jacques Bouillon, « Les démocrates-socialistes aux élections de 1849 », Revue française de
science politique, tome 6, 1956, p. 70‑95.
33. . Bib. nat. Le 64 1176, profession de foi Bellet ; Arch. dép. Yvelines, 2M 11/5, Dossier
« Professions de foi », profession de foi Labiche.
34. . Arch. dép. Yvelines, 4M 1/43, Dossier « Candidats », professions de foi Grattery et
Coffinières. Cf. Mona Ozouf, « Liberté, Égalité, Fraternité », in Pierre Nora [dir.], Les lieux de
mémoire, Paris, Gallimard, 1984‑1992, volume 3, p. 583‑629.
35. . Bib. nat. Le64 1207, profession de foi Dupoty.
36. . Bib. nat. Le 64 1277, profession de foi Remilly ; Arch. dép. Yvelines, 4M 1/43, Dossier
« Candidats », profession de foi Coffinières.
37. . ÖNB, Flugblattsammlung, F 16290. Toutes les citations ont été traduites en français par
l’auteur.
38. . WB, Plakatsammlung, Ra 491.
39. . ÖNB, Flugblattsammlung, F 16439.
40. . À quelques exceptions près, par ex. Arch. dép. Yvelines, 2M 11/5, Dossier « Professions de
foi », profession de foi Guenée.
41. . Arch. dép. Yvelines, 2M 11/5, Dossier « Votes ».
42. . Die Bauernzeitung, no 1, 18 juin 1848, p. 2‑4.
43. . ÖNB, Flugblattsammlung, F 16097.
44. . Cf. Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen…, op. cit., p. 230‑249.
45. . Bib. nat. Le64 1274, profession de foi Quet.
46. . Bib. nat. Le 64 1226, profession de foi François ; Arch. dép. Yvelines, 2M 11/5, Dossier
« Professions de foi », professions de foi Jouvencel et Lebrun.
47. . Sonntagsblätter, no 24, 18 juin 1848, p. 443‑444.
48. . L’Annonciateur de Rambouillet, no 12, 23 mars 1848, p. 1.
49. . Walter Löhnert, Die unmittelbaren Auswirkungen…, thèse citée, fo 89.
50. . HHStA, XVI/2, fasc. I/3.
51. . HHStA, XVI/2, fasc. I/6.
52. . Cf. Christine Guionnet, L’apprentissage de la politique moderne. Les élections municipales sous la
monarchie de Juillet, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 173‑194.
53. . Thomas Stockinger, « Die Wahlen… », loc. cit., p. 43‑49 et 107‑108.
54. . Sur les élections sous la Révolution, cf. Patrice Gueniffey, Le nombre et la raison. La Révolution
française et les élections, Paris, Éditions de l’EHESS, 1993 ; Malcolm Crook, Elections in the French
Revolution. An apprenticeship in democracy, 1789‑1799, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
Les chiffres cités viennent de l’ouvrage de M. Crook, p. 55. Pour une partie de l’ancienne Seine-et-
Oise, cf. Serge Bianchi, La Révolution et la Première République au village. Pouvoirs, votes et politisation
dans les campagnes d’Île-de-France 1787‑1800 (Essonne et Val-de-Marne actuels), Paris, Comité des
Travaux historiques et scientifiques, 2003.
55. . Thomas Stockinger, « Die Wahlen… », loc. cit., p. 89‑93.
56. . HHStA, XVI/2, fasc. I/1, I/2, I/13.
57. . Ceci est sûr pour Joseph Purker (élu à Horn), Franz Teufel (Ybbs), Egid Fritsch (Zistersdorf)
et Franz Redl (Zwettl) : HHStA, XVI/2, fasc. I/6, I/36, I/37, I/38.
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
64
58. . On connaît mal l’organisation de la contestation paysanne dans l’Autriche du Vormärz, mais
il y a des indices d’une formation de réseaux intercommunaux : Viktor Bibl, Die
niederösterreichischen Stände im Vormärz. Ein Beitrag zur Vorgeschichte der Revolution des Jahres 1848,
Wien, Gerlach & Wiedling, 1911, p. 123‑124 ; Helmut Bleiber, « Zur Entwicklung der antifeudalen
Oppositionsbewegung in Österreich vor der Revolution 1848/49 », Zeitschrift für
Geschichtswissenschaft, tome 23, 1975, p. 75‑85, p. 81.
59. . HHStA, XVI/2, fasc. I/18.
60. . L’Annonciateur de Rambouillet, no 16, 20 avril 1848, p. 2.
61. . Arch. dép. Yvelines, 2M 11/5, Dossier « Votes » ; Archives nationales, C 1451.
62. . Cf. Raymond Huard, « Les pratiques électorales… », loc. cit., p. 64 ; Maurice Agulhon, 1848 ou
l’apprentissage de la République 1848-1852, Paris, Seuil, 1992 (1re édition 1973), p. 67.
63. . Arch. nat. C 1451, Procès-verbal Étampes.
RÉSUMÉS
Cet article propose une comparaison entre les élections aux assemblées constituantes de 1848 en
France et en Autriche, du point de vue des critères reconnus et validés par les différents groupes
d’acteurs pour effectuer leurs choix électoraux. Si dans certains discours, les programmes et
positions idéologiques des candidats apparaissent comme la raison essentielle de ces choix, cette
perspective coexiste avec d’autres dans lesquelles l’aptitude personnelle et/ou l’appartenance à
un groupe local ou social déterminé éclipsent le contenu idéologique de l’offre politique.
Effectivement, les nouveaux électeurs paysans de la Basse-Autriche rejetèrent en majorité les
arguments qui leur avaient été proposés par les élites, pour choisir des représentants au sein de
leur propre « état ». En revanche, les électeurs du département de Seine-et-Oise acceptèrent en
majorité un modèle électoral qui prolongeait à bien des égards celui pratiqué sous le système
censitaire : les députés qu’ils désignèrent avaient presque tous déjà été des acteurs politiques
reconnus sous la monarchie de Juillet.
This article offers a comparison between the elections to the constituent assemblies in France
and Austria in 1848, focussing on the criteria for the electoral decision recognised by various
groups of participants. While in some discourses, the candidates’ ideological positions and
programmes appear as the essential reason for a choice between them, this perspective coexists
with others in which arguments of personal aptitude and/or of membership in a local or social
collective outweigh the ideological content of the candidacy. In fact, the newly enfranchised
peasant voters of Lower Austria mostly rejected the criteria set out by the elites, opting instead
to choose representatives from within their own “estate”. In contrast, the voters of the
department of Seine-et-Oise largely accepted an electoral model which in many regards was a
continuation of the one practised under the census system. Their deputies were almost all taken
from the levels of society which had already been recognised political participants under the
monarchy.
Der Aufsatz vergleicht die Wahlen zu den verfassunggebenden Versammlungen von 1848 in
Frankreich und in Österreich unter dem Gesichtspunkt der von unterschiedlichen Akteuren und
Akteursgruppen anerkannten Kriterien für die Wahlentscheidung. Während in manchen
Diskursen die ideologischen Positionen und Programme der Kandidaten als wichtigster Grund
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
65
der Auswahl erscheinen, bestehen neben dieser Sichtweise auch andere, in denen Argumente der
persönlichen Eignung sowie der Zugehörigkeit zu einem bestimmten räumlichen oder sozialen
Kollektiv den ideologischen Gehalt der Bewerbungen in den Hintergrund drängen. Letztlich
verwarfen die neuen bäuerlichen Wähler Niederösterreichs in großer Mehrheit jene Kriterien,
die ihnen von den Eliten vorgegeben wurden, und beharrten auf der Wahl von Vertretern aus
ihrem eigenen « Stand ». Hingegen akzeptierten die Wähler des Départements Seine-et-Oise
überwiegend ein Wahlmodell, das in vielerlei Hinsicht an jenes anschloss, das sich unter dem
zensitären System entwickelt hatte. Ihre Abgeordneten stammten fast alle aus jenen Schichten
der Gesellschaft, die bereits unter der Monarchie als politische Akteure anerkannt gewesen
waren.
AUTEUR
THOMAS STOCKINGER
Chercheur à l’Université de Vienne
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
66
Cormenin et la formalisation dudroit de l’électionThe formalization of french electoral law by Cormenin
Die Formalisierung des französischen Wahlrechts durch Cormenin
Christophe Voilliot
1 Même s’il n’existe aucun travail universitaire qui lui soit spécifiquement consacré, les
historiens du droit administratif français n’hésitent pas à considérer Louis-Marie de
Cormenin comme l’un des « pères fondateurs » de leur discipline. « De nombreux
publicistes tiennent pour pères fondateurs du droit administratif trois figures célèbres,
mais ô combien différentes par leur histoire et leur personnalité : Joseph-Marie
Gérando, baron de Rathsamhausen, Louis-Marie de La Haye, vicomte de Cormenin, et
Louis-Antoine Macarel » note par exemple Gilles J. Guglielmi1. Dans cette
historiographie encore en devenir2, la contribution essentielle de Cormenin à la
formalisation du droit de l’élection, c’est-à-dire la transformation de règles éparses en
un ensemble hiérarchisé de normes applicables aux opérations électorales, est
néanmoins restée jusqu’à présent dans l’ombre. C’est ce point que nous souhaiterions
développer dans cet article en proposant une analyse des conditions dans lesquelles
Cormenin a été amené à concevoir le droit de l’élection comme une partie de ce droit
administratif en construction. Cette analyse repose à la fois sur la lecture d’un corpus
de textes mais aussi sur la prise en compte des expériences pratiques et de la trajectoire
sociale de l’auteur. Il n’est en effet pas indifférent de constater que Cormenin réussit à
occuper tout au long de sa vie publique des positions importantes dans des univers
sociaux à la fois distincts et congruents. Pour lui comme pour d’autres3, ses écrits sont
ainsi difficilement séparables de ses expériences pratiques des luttes politiques et
électorales. Par conséquent, il n’est pas possible de l’appréhender dans la seule
perspective d’une histoire interne du droit administratif. C’est bien plutôt à la mesure
de l’ensemble de sa « surface sociale »4 que nous nous attacherons dans les lignes qui
suivent. En procédant de la sorte, il apparaît en effet possible de comprendre pourquoi
et comment le droit est apparu dès le premier XIXe siècle comme un outil essentiel pour
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
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parfaire les procédures électorales et en faire un instrument de légitimation des
positions électives d’État.
Député, jurisconsulte et pamphlétaire
2 Il est nécessaire de revenir sur la trajectoire biographique de Cormenin pour mieux
apprécier ce que le juriste doit à l’homme politique et vice versa. Cette démarche,
somme toute assez banale pour les sciences sociales, n’a pas pour autant été toujours
suivie avec la rigueur nécessaire5. Les spécialistes de droit administratif s’en tiennent
généralement à l’exégèse des écrits juridiques ; quant aux biographes, ils montrent peu
d’appétence à l’égard des savantes constructions du jurisconsulte. « Sans négliger le
rôle considérable de Cormenin dans la construction du droit administratif français,
note ainsi Paul Bastid dans l’introduction de son ouvrage, je me suis attaché au cours
des pages qui vont suivre à l’ensemble de son activité, et spécialement à son activité
politique, qui ne fait d’ailleurs qu’épanouir sa carrière de savant »6.
3 Né le 6 janvier 1788 à Paris (paroisse de Saint-Nicolas-des-Champs), Louis-Marie de la
Haye de Cormenin est issu d’une famille noble dont les propriétés étaient situées dans
l’actuel département du Loiret7. Après des études au lycée Louis-le-Grand, il suit les
cours de l’École de droit créée dans la capitale en 1806. Ayant obtenu sa licence, il est
reçu avocat stagiaire en 1807, mais doit alors rejoindre les rangs de l’armée dont il est
réformé pour myopie le 1er juin 1808. Il est nommé auditeur au Conseil d’État dans la
promotion du 19 janvier 18108. À ce titre, il devient en 1813 commissaire pour le
recrutement et les subsistances dans le Sud-ouest9. Maintenu au Conseil d’État sous la
Restauration10, avec le rang de maître des requêtes surnuméraire, par une ordonnance
royale du 5 juillet 1814, il est attaché au « comité contentieux des départements »11.
C’est dans ce cadre qu’il acquiert rapidement une maîtrise impressionnante de la
jurisprudence administrative. Le fonctionnaire se mue alors en jurisconsulte, si l’on en
croit René de Lacharrière : « Cet esprit actif et enthousiaste, toujours débordant d’idées
et de projets, fut pendant près de quinze ans presque exclusivement absorbé par sa
tâche de maître des requêtes et par les recherches juridiques qu’elle lui inspirait. La
plupart des décisions importantes du Conseil d’État pendant cette période furent
rendues à son rapport. Il arriva ainsi à connaître la jurisprudence mieux que personne
et se trouva désigné pour en présenter les solutions »12. Fait baron héréditaire par Louis
XVIII le 11 avril 1818, il est autorisé par Charles X à porter le titre de vicomte en 182613.
Malgré ces services rendus, il n’est pas promu au rang de conseiller d’État, comme il
l’espérait vraisemblablement, en 1828. Entre-temps, il est vrai, il s’était fait nommer à
la Chambre des députés14 et la presse de l’époque ne manqua pas de faire le lien entre
les deux événements : « S’il y avait un homme qui par ses talents, ses services, ou
plutôt ses travaux méritait d’être appelé au Conseil, c’était M. de Cormenin qui y exerce
depuis si longtemps les fonctions de maître des requêtes et dont le nom est devenu une
espèce d’autorité. Mais M. de Cormenin est député : il s’est engagé à se soumettre à une
nouvelle réélection s’il était promu par le gouvernement à des fonctions supérieures à
celles qu’il occuperait au moment de sa nomination ; et le ministère a mieux aimé
commettre une notoire injustice, que de mettre en pratique un principe sans lequel il
n’y aura jamais de véritable indépendance pour les députés et de garantie réelle pour
les contribuables »15.
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4 Bien que proche des ténors de l’opposition « libérale » – il est un des signataires de
« l’Adresse des 221 » –, il refuse, selon l’Encyclopédie des gens du monde16, le portefeuille
du Commerce et des travaux publics au sein du gouvernement provisoire formé le
30 juillet 1830. Il démissionne de son poste au Conseil d’État et renonce également à son
mandat de député le 12 août, après la proclamation de la nouvelle dynastie. Mais cette
double démission ne met pas fin à sa carrière politique, bien au contraire. Élu député
par les électeurs de l’arrondissement de Belley dans le département de l’Ain le 5 juillet
183117, il se transforme en adversaire résolu du nouveau régime et de son personnel
politique18. Son activité parlementaire est toutefois assez limitée. « Il se bornait à jeter
dans l’urne sa boule noire, à chaque mesure proposée par le gouvernement » estime
ainsi un de ses contemporains, Eugène de Mirecourt19. C’est donc surtout comme
pamphlétaire et particulièrement sous le pseudonyme de Timon que Cormenin se fait
alors connaître de ses concitoyens. Limitant volontairement le tirage de ses brochures à
mille exemplaires, il en multiplie les éditions, toutes différentes. « Quand ce millier se
trouvait épuisé, son plus grand plaisir était de reprendre à nouveau son travail,
aiguisant et affinant de plus belle ses phrases acérées, et y ajoutant des considérations
empruntées aux faits du jour »20. Nonobstant le goût ancien et attesté de Cormenin
pour l’écriture, cette activité littéraire lui assure des revenus confortables avec lesquels
il finance des œuvres de bienfaisance21. Aux élections générales de 1834, Cormenin est
élu dans la Sarthe (arrondissement du Mans) et dans l’Yonne (arrondissement de
Joigny)22. Il opte pour ce dernier, où la famille de son épouse possédait des terres, dans
la commune de Villiers-sur-Tholon. Il est réélu à Joigny en 1837, en 1839 et en 1842
mais battu en 1846. La révolution de février 1848 aura donc pour lui un parfum de
revanche. Dès le 27, il est nommé conseiller d’État et le lendemain président de cette
assemblée23. Élu représentant à l’Assemblée constituante par quatre départements en
avril24, il démissionne derechef du Conseil d’État : « Dès la réunion de l’Assemblée
Nationale, M. CORMENIN, représentant du peuple, voulant conformer sa conduite à ses
opinions précédentes sur le cumul, avait donné sa démission de président du Conseil
d’État. Le Ministre avait engagé M. CORMENIN à ne pas insister ; mais, quoique la loi du
14 juin dernier, sur les incompatibilités, vienne d’autoriser M. CORMENIN à garder ses
fonctions, il n’en a pas moins cru devoir persister dans sa démission. En l’acceptant,
M. le Ministre a exprimé à M. CORMENIN tout le regret qu’il ressent à le voir abandonner
la présidence du Conseil d’État »25.
5 Le 5 mai 1848, Cormenin est élu vice-président d’une assemblée dont il présidera
également la commission de Constitution26. Il donne sa démission de représentant le
20 avril 1849, ayant été élu par l’Assemblée membre du nouveau Conseil d’État où il
présidera la section du contentieux27. Le 2 décembre 1851, le Conseil d’État est dissous
par la volonté de Louis-Napoléon Bonaparte. Cormenin fait partie des dix-neuf
conseillers qui protestent contre ce coup de force : « Les soussignés, membres du
Conseil d’État, élus par les assemblées constituante et législative, s’étant rendus,
nonobstant le décret en date du 2 décembre, au lieu de leurs séances et l’ayant trouvé
entouré par la force armée qui leur en a interdit l’accès, protestent contre l’acte qui a
prononcé la dissolution du Conseil d’État et déclarent n’avoir cessé leurs fonctions
qu’empêchés par la force »28. Cormenin aurait également refusé le siège de sénateur qui
lui est néanmoins proposé29. Il retrouve ensuite un poste au sein du Conseil d’État
réformé par la constitution impériale du 14 janvier 1852. Il y est nommé le 31 juillet
1852, à la suite de « l’affaire Reverchon »30 et siège à la « section de l’intérieur, de
l’instruction publique et des cultes ». Il est nommé par décret membre de l’Académie
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69
des sciences morales et politiques le 14 avril 1855 au sein de la sixième section
nouvellement créée31. Il meurt à Paris le 6 mai 1868.
Une contribution méconnue
6 Essayons pour commencer de recenser les causes probables de l’oubli dans lequel sont
tombées les pages consacrées par Cormenin au droit de l’élection. Elles sont, me
semble-t-il, au nombre de trois : le caractère « présentiste »32 du droit électoral qui se
focalise, pour des raisons pratiques évidentes, sur le droit positif et qui, sauf
exceptions, ignore ses fondements doctrinaux et jurisprudentiels ; le manque d’intérêt
des politistes, et plus généralement de l’ensemble des spécialistes des questions
électorales, pour les élections au suffrage censitaire dont on n’imagine pas toujours que
certaines des règles aient pu survivre à l’instauration du suffrage universel ; les aléas
des éditions successives du traité33 de droit administratif de Cormenin34. Cormenin ne
développe véritablement la question électorale que dans la quatrième35 et surtout dans
la cinquième édition36, à l’aune de la jurisprudence accumulée durant les années qui
précèdent. Comme il le souligne d’ailleurs en préambule, « les élections municipales,
départementales et parlementaires constituent la matière abondante d’un contentieux
nouveau »37. Alors que cette question n’était absolument pas abordée dans l’édition de
182238, les trois chapitres complets de la cinquième édition du Droit administratif, le
vingt-troisième consacré aux « élections municipales », le vingt-quatrième consacré
aux « élections départementales » et le vingt-cinquième consacré aux « élections
parlementaires » constituent un ensemble cohérent et une contribution de premier
ordre à la mise en forme d’un droit de l’élection.
7 Que ce soit pour les élections municipales ou les élections départementales, l’exposé de
Cormenin ne suit que partiellement le déroulement des opérations électorales. Il
commence par la confection des listes mais termine le chapitre XXIII par l’étude du
« renouvellement des conseillers », le chapitre XXIV par celle par de la validation des
opérations et le chapitre XXV par celle du cens. En application de sa conception du
droit administratif comme « science véritable et complète qui touche, d’un côté, au
droit civil et, de l’autre côté, au droit politique »39, Cormenin fait un large emploi de la
jurisprudence disponible, celle des Conseils de préfecture et du Conseil d’État pour les
élections municipales et départementales, celle de la Chambre des députés pour les
élections parlementaires et celle des Cours royales et de la Cour de Cassation pour les
questions très complexes relatives au cens électoral40. « Si quelques matières, jadis
abondantes, se tarissent, d’autres les remplacent »41, note Cormenin. C’est assurément
le cas de la jurisprudence relative aux élections qui, en 1840, est une jurisprudence
récente42 dont la quasi-totalité est postérieure à la première édition de son traité
(1822). Pour les élections municipales, elle résulte essentiellement de la mise en œuvre
de la loi du 21 mars 1831, pour les élections parlementaires de la loi du 19 avril 183143 et
pour les élections départementales (conseils généraux et conseils d’arrondissements)
de la loi du 22 juin 183344. Une partie de la jurisprudence antérieure, très souvent liée
aux élections législatives très disputées de 182745, est aussi mobilisée. Pour comprendre
l’importance que Cormenin accorde à cette jurisprudence, il faut se référer à
l’introduction générale du traité dans laquelle il précise son point de vue : « la
Jurisprudence est une seconde législation ; elle est même quelquefois presque toute la
législation. Elle est, surtout par le nombre et la solidité de ses précédents, la gardienne
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70
la plus sûre des attributions de la juridiction administrative »46. C’est donc en utilisant
cette jurisprudence que Cormenin étaye de considérations multiples les grands
principes qu’il dégage pour chacun des points abordés. Sa logique d’exposition est
constante et repose sur un mode hypothético-déductif. Il expose un principe et décline
ensuite plusieurs propositions qui sont sensées en découler logiquement. En voici un
exemple : « VIII. Du principe que la matière est d’urgence et qu’il faut statuer
sommairement et à peu de frais, il suit : Que le ministre de l’Intérieur, les conseillers et
les tiers, doivent former leurs recours dans les trois mois, à partir de la connaissance
qu’ils ont eue de la décision du Conseil de préfecture »47.
8 Cette distinction entre principes et propositions n’est cependant pas toujours d’une
rigueur absolue48. Ainsi, dans le chapitre XXIII, Cormenin érige en principe « que
l’élection doit être maintenue, toutes les fois que la majorité est acquise, déduction
faite des suffrages entachés de nullité » et en déduit, entre autres, que « l’admission de
deux bulletins ne portant que des prénoms, n’annule pas les opérations électorales »49.
Mais dans le chapitre suivant, ce principe devient conséquence ; Cormenin expose
certes que « l’élection doit être maintenue lorsque la majorité est acquise, déduction
faite des bulletins argués de nullité », mais c’est une proposition déduite « du principe
qu’il faut, quelles qu’elles soient, respecter les majorités acquises sans fraude ni
violence »50, principe qui sera exposé de manière plus concise à propos des élections
parlementaires, Cormenin utilisant alors l’expression de « majorité réelle »51. Le plus
souvent, mais pas de manière systématique, ces propositions renvoient à des cas
d’espèce. La plupart des notes infrapaginales mentionnent ainsi l’intégralité des
références jurisprudentielles disponibles, indice de la volonté de l’auteur
d’appréhender la totalité d’un droit électoral qui ne dit pas encore son nom. Mais cette
aspiration à la totalité se combine avec une vision évolutionniste du droit qui incite
Cormenin à la plus grande modestie au regard du tribunal de l’histoire : « La
jurisprudence administrative que nous exposons, aura ses évolutions de formules, de
règles et de matières. Moins que personne, nous ne pouvons espérer de durer toujours.
Tout passe, toute œuvre de l’homme, comme l’homme lui-même, ne vit que son temps
et ce temps est court. Mon livre qui embrasse l’histoire jurisprudentielle d’un quart de
siècle et qui m’a coûté tant de méditations, de labeurs et de veilles, que sais-je ce qu’il
vaut et ce qu’il peut vivre ? Je n’ai guère été que le tailleur de pierre et le maçon d’un
édifice plus régulier qu’après moi dresseront les architectes. Mais dût mon nom ne se
lire un jour qu’à demi effacé sous les fondements du Droit administratif, je n’en
demande pas davantage »52. Précisons, pour être complet, que chaque chapitre est
assorti d’une courte bibliographie dont les références sont indiquées, même en tenant
compte des standards de l’époque, avec une certaine désinvolture…
9 Le traité de Cormenin est loin d’avoir l’aridité de certains des volumes de ses
contemporains. En effet, bon nombre de notes offrent au lecteur des considérations qui,
si elles n’apportent pas grand-chose au raisonnement juridique, donnent à voir le point
de vue de l’auteur. Ces glissements permanents entre l’objectivité du jurisconsulte et la
subjectivité de l’homme de pouvoir sont trop nombreux pour que l’on puisse les
considérer comme des accidents rédactionnels. Sans préjuger des intentions de
l’auteur, force est de constater qu’il tente d’apporter de la consistance aux principes
« libéraux » évoqués dans l’introduction générale : « L’élu étant l’homme des électeurs,
on présume la bonne foi de l’élection jusqu’à la preuve contraire. On n’annule que les
opérations électorales évidemment rusées par la fraude ou dominées par la violence.
On défalque les bulletins contestés, et si la majorité subsiste, on déclare l’élection
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valable. C’est une matière plutôt d’équité que de droit strict, plutôt administrative que
judiciaire, et plutôt encore politique qu’administrative »53. L’intervention des autorités
judiciaires, écho de la bataille de 1827 sur la vérification des listes électorales, lui
semble un principe en mesure de garantir les droits des électeurs. C’est en ce sens qu’il
estime « que les droits électoraux doivent être placés sous la protection d’une autorité
indépendante »54.
10 La matière évoquée par Cormenin est vaste, elle fait écho en bien des points aux
pratiques électorales de l’époque. Sont ainsi évoquées les réunions préparatoires que
l’auteur définit comme des « essais extra-légaux qui ont pour but de faciliter et de hâter
l’opération légale en la concentrant » et dont il admet qu’elles peuvent servir à
« dégager les candidatures » sans porter atteinte au « secret, à la liberté ou à la
sincérité des suffrages »55. En affirmant sans ambiguïté que le président d’un collège
électoral « doit s’abstenir de faire des allocutions politiques »56, Cormenin souligne a
contrario le rôle de ces présidents dans la recommandation des candidats ministériels.
« On a prétendu que discourir n’était pas délibérer ; mais discourir, c’est énoncer une
opinion. Énoncer une opinion, c’est discuter, et ce qui est pis, c’est discuter sans
adversaire possible ; car, répliquer, ce serait délibérer, et toute délibération est
interdite. La parole serait donc exclusivement à tous les présidents définitifs de
collèges, et, par voie d’analogie, à tous les présidents provisoires, et à tous les juges de
paix de canton, et aux maires des trente-huit mille villages qui voudraient s’aviser de
faire, dans les élections parlementaires, départementales et communales, un petit
cours de politique à l’usage et au profit de leurs opinions personnelles. La minorité
opprimée n’aurait pas la réplique, et le président, qui doit maintenir l’ordre, le
troublerait. Les bienséances et l’équité ne permettent pas ces sortes d’allocutions »57.
11 Le lecteur attentif trouvera sous la plume du député de l’Yonne l’origine
jurisprudentielle de la non-comptabilisation des votes blancs, règle bien établie
aujourd’hui mais dont la généalogie est souvent mal connue58. « Du principe qu’il n’y a
que les suffrages exprimés qui puissent être comptés, nous dit Cormenin, il suit qu’il n’y
a pas lieu de supputer les billets blancs »59. Et comme si l’exposé du principe n’était pas
assez clair, il insiste : « Un billet blanc n’est pas un billet écrit, et la loi exige un billet
écrit. Un billet blanc n’est pas un suffrage matériellement ni moralement exprimé, et la
loi exige des suffrages exprimés. Un billet blanc ne peut être lu à haute voix, et la loi
veut que les bulletins soient lus à haute voix. Enfin, un billet blanc, mille billets blancs,
dix mille billets blancs ne sauraient faire un député, et la loi veut faire des députés. Un
billet blanc ne porte aucun nom et le président ne peut proclamer que des noms. Un
billet blanc n’écrit rien, ne signifie rien, n’exprime rien, donc il n’est pas un suffrage
exprimé »60. Cette question est exemplaire de la manière dont Cormenin interprète les
sources du droit électoral. À l’argumentation proprement juridique – « la loi veut
que… » – et aux références jurisprudentielles nombreuses (« V. Chasles, Rimbaud, 1831,
et Harlé, 1833, V. ordonn. Du 19 mai 1835 (Rigal). V. J. Lefevre, Malleville, Formon et
Nicod, Drault, Flourens, M. 1838, Flourens, p. 472 ») se superpose une conviction
profonde qui s’exprime avec force : « Un billet blanc… ne saurait faire un député ». Que
la conviction d’un seul homme soit devenue une règle intangible, appliquée encore
presque cent soixante-quinze ans plus tard, méritait d’être souligné.
12 C’est en parlementaire averti que Cormenin expose également la manière dont la
Chambre des députés, seule juge de l’élection de ses membres, valide ou non les
mandats des parlementaires. « La Chambre respecte dans le corps électoral la source de
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ses pouvoirs. Mais son omnipotence éclate pour ainsi dire malgré elle, et lorsqu’un
citoyen a été élu par une majorité suffisante, encore bien que le bureau n’ait pas
reconnu son droit, et même qu’il ait refusé de le réclamer, la Chambre n’hésite pas à
dire son élection valable. Elle a hâte d’arriver à sa constitution définitive, et d’ailleurs
elle ne crée pas un droit, elle le déclare ; elle ne nomme pas, elle vérifie ; elle ne procède
pas à une élection, elle supplée à une omission ; elle ne fait pas un député, elle met en
lumière et en exercice celui qui a été élu et qui aurait dû être proclamé »61.
13 Le fait majoritaire et les considérations partisanes ne permettent pas d’assimiler la
procédure de validation à un jugement sur le fond, sans pour autant que l’arbitraire y
règne de manière scandaleuse. « La jurisprudence de la Chambre n’est pas une
jurisprudence de droit strict, mais d’équité. Elle s’attache moins à la lettre qu’à l’esprit,
et elle considère l’observation des formes, la bonne foi de l’opération et le vœu de la
majorité. La Chambre ne motive pas ses solutions ; plusieurs de ses membres se
déterminent, indépendamment du point de droit, par leurs affectations politiques ou
par leur répugnance pour l’opinion du député élu, ou même pour sa personne. Mais,
dans une grande assemblée, la généralité cède d’ordinaire à un sentiment d’équité, et
les solutions de la Chambre en sont empreintes, il faut en convenir. Il est donc utile de
rappeler les précédents pour servir de guides, sinon de juges, d’analogues, sinon de
décisoires dans les cas semblables »62.
14 La comparaison minutieuse des chapitres consacrés au droit de l’élection, qui reposent
tous trois sur les mêmes principes, fait apparaître un décalage subtil dans le degré de
tolérance de l’auteur vis-à-vis de pratiques déviantes. Tout se passe comme si
l’opposition entre les villes et les campagnes63 structurait plus que de nécessaire, en
droit en tout cas, les démonstrations successives. Ainsi Cormenin fait-il preuve d’une
grande sévérité quant aux débordements susceptibles d’affecter les collèges électoraux
en charge de la nomination des députés. « Un collège électoral n’est pas une arène où
les partis doivent se prendre aux mains et se jeter des injures ou des obscénités au
visage, dans la personne de leurs candidats. Il ne doit sortir de l’urne que des noms et
rien de plus. Le droit et le devoir du bureau est d’omettre, en proclamant le nom, toutes
les qualifications louangeuses ou injurieuses, également blessantes pour les opinions
contraires qui se disputent la victoire. L’addition de ces inutilités ou de ces
inconvenances, ne donne aucune certitude de plus à la désignation du candidat. Elle ne
sert qu’à exprimer des répugnances politiques ou personnelles sous le voile de
l’anonyme, à faire ressortir des engagements de parti, honorables ou peu honorables, à
divulguer indirectement le secret des votes, à exciter du scandale, des récriminations et
des rixes, à troubler la solennité grave de l’opération électorale, la première et la plus
importante de toutes les opérations civiques »64. Inversement, s’agissant des bureaux de
vote en charge des opérations électorales pour désigner les conseillers municipaux, une
plus grande largesse d’appréciation est de mise « car ce sont là, dans les élections
rurales surtout, toutes questions intentionnelles et de bonne foi »65. Aussi, il n’y a pas
lieu de s’alarmer et surtout d’annuler ces élections si, par exemple, la table du vote
était adhérente au bureau, mais couverte d’un garde-vue », si des étrangers, des
gendarmes ou des gardes nationaux armés étaient présents dans le bureau de vote, etc.
Peu importe que des mandataires peu scrupuleux abusent d’électeurs incapables par
eux-mêmes de rédiger leurs bulletins, « car comment, avec le secret des votes et
l’exercice mystérieux du mandat, vérifier le fait ? C’était d’ailleurs aux électeurs
illettrés à mieux placer leur confiance »66, souligne Cormenin. Même s’il ne l’exprime
jamais de manière explicite, l’auteur suggère ainsi à de nombreuses reprises que les
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électeurs des campagnes sont loin de maîtriser comme ils le devraient les procédures
électorales : « Dans la plupart des élections rurales, on jette les billets tout simplement
dans le premier chapeau venu »67, explique-t-il par exemple à propos des élections
municipales de Siarrouy (Hautes-Pyrénées). Dans ces conditions, l’annulation des
opérations électorales ne saurait résulter que de circonstances exceptionnelles :« oppression de la liberté, gêne du vote, terreur révérencielle »68.
15 Enfin, le lecteur du traité, s’il est contemporain de ces lignes et qu’il n’ignore pas le rôle
décisif joué par Cormenin en mars 184869, trouvera matière à s’interroger sur le trente-
deuxième paragraphe du vingt-cinquième chapitre : « Du principe que l’électorat est le
droit commun, et que la restriction à l’électorat est l’exception » ; et sur la proposition
conséquente : « dans le doute, les exceptions doivent plutôt se restreindre que
s’étendre »70. Un tel enchaînement logique peut être lu de deux manières : de manière
pragmatique pour justifier un certain nombre de décisions individuelles dont Cormenin
donne par suite les attendus, mais aussi de manière principielle comme un plaidoyer
pour l’extension des droits politiques. Une des notes infrapaginales relative à ce
paragraphe fournit une clef de lecture, Cormenin s’y félicite que « la loi dans son esprit,
et la Chambre dans ses applications, donnent faveur aux interprétations les plus
libérales, en matière d’électorat et d’éligibilité »71. C’est sans doute un bon résumé de sa
philosophie du droit de l’élection et l’indice du combat politique qu’il entendait mener,
y compris dans ses activités de jurisconsulte, en faveur de la liberté et de l’extension du
droit de vote.
La tentation du magistère
16 Comme le suggérait Pierre Bourdieu, il est préférable de ne pas séparer l’étude de
« l’activité de formalisation » de celle des « intérêts sociaux des agents formalisateurs »72. Or, comme nous venons de le constater, Cormenin n’était pas un simple compilateur
d’une jurisprudence qui aurait été étrangère à ses expériences pratiques. Sa vision des
élections, et des normes qu’il convenait de leur appliquer, doit donc être appréhendée à
la lumière des transformations des configurations électorales de la monarchie de
Juillet73.
17 Bien qu’ayant à plusieurs reprises laissé porter sa candidature dans différentes
localités, c’est surtout comme député de l’arrondissement de Joigny (Yonne) que
Cormenin siège à la Chambre, de 1834 à 1846. Dans le collège électoral de cet
arrondissement, il sera systématiquement opposé à des « candidats ministériels ». En
1834, il affronte Louis Verollot74, député sortant qui faisait partie de la majorité
ministérielle75, et est élu à l’issue du second tour de scrutin par 129 voix contre 119 à
son adversaire76. En 1837, il affronte le baron Séguier, conseiller à la Cour royale de
Paris, candidat ministériel certes, mais sans doute en partie « malgré lui » comme l’écrit
le ministre de l’Intérieur au sous-préfet de Joigny : « Il est bien regrettable que M.
Séguier refuse obstinément d’entrer en concurrence avec M. de Cormenin, puisqu’il
persiste malheureusement dans ses répugnances pour la candidature, la cause
constitutionnelle n’en doit pas pour cela être abandonnée : occupez-vous donc avec
soin de me faire connaître la situation des différents candidats qui, à défaut de M.
Séguier, pourraient défendre contre le député pamphlétaire nos Institutions et la
dynastie sur laquelle elles reposent77 ». La Gazette de France se fait l’écho de cette valse-
hésitation en publiant le 27 octobre une lettre du baron Séguier dans laquelle il enjoint
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le rédacteur de ce journal « de ne pas [l’]arracher à des fonctions remplies avec
conscience, à des études suivies peut-être avec honneur, pour [le] jeter dans l’arène
politique comme le protégé de M. le baron Thénard, dont [il] s’estime toujours heureux
d’avoir l’amitié et l’appui, ou comme le candidat du gouvernement du Roi, au nom du
quel [il] s’honore de rendre la justice ». Les hésitations du baron Séguier laissent des
espérances à d’autres candidats78, et la dispersion des suffrages qui s’ensuit s’avère
fatale au candidat ministériel. Avec 169 suffrages contre 82 au baron Séguier, 40 au
baron Collibeaux de Champvallon et 35 à Durand-Prudence, Cormenin est facilement
réélu dès le premier tour de scrutin79.En 1839, c’est de nouveau le baron Séguier qui est
le candidat soutenu par l’administration préfectorale, suivant en cela les
recommandations du ministre de l’Intérieur, le comte de Montalivet : « Monsieur le
sous-préfet, j’apprends que M. Séguier que l’administration pouvait seul opposer avec
quelques chances de succès à M. de Cormenin dans l’arrondissement de Joigny s’est
décidé à ne pas se porter candidat aux élections qui vont avoir lieu. Ce refus nous place
dans la nécessité de chercher une autre candidature qui puisse réunir les suffrages de
tous les électeurs sincèrement dévoués à nos Institutions. Je vous invite donc à me faire
connaître dans le plus bref délai votre avis sur la situation électorale de votre
arrondissement et de me désigner le candidat auquel l’administration peut
utilementprêter l’appui de sa loyale et légitime influence pour réunir dans un accord
commun les amis de la cause gouvernementale »80. Les réticences du baron Séguier ne
dureront qu’un temps, mais elles témoignent sans doute de la crainte d’un nouvel
échec. Prévision qui sera confirmée par les votes des électeurs censitaires ; à l’issue du
premier tour de scrutin, Cormenin est réélu par 223 suffrages contre 119 au candidat du
gouvernement81. En 1842, le candidat ministériel est également un magistrat, le
procureur du Roi Adrien de Bontin. Ce dernier n’hésite pas à multiplier les promesses
aux élites icaunaises82, mais Cormenin, dont la plume n’est pas en reste, diffuse à
profusion son Avis aux contribuables aux électeurs de l’arrondissement . Il obtient 252
suffrages contre 187 à Bontin et est réélu dès le premier tour de scrutin83.
18 Les succès électoraux de Cormenin reposaient sur une alchimie toute personnelle, lui
permettant d’agréger sur ses identités multiples des voix « légitimistes » tout autant
que des voix « républicaines ». C’est à l’inverse la conjonction de plusieurs phénomènes
qui explique son échec de 1846 contre le candidat du gouvernement : de manière
marginale, l’opposition des républicains icaunais à sa candidature en raison de la
teneur ultramontaine de deux brochures parues l’année précédente84 et de sa défense
du cardinal de Bonald ; de manière plus décisive, la campagne menée par son
adversaire « ministériel », le même qu’en 1842, qui s’était résolu à quitter
provisoirement la capitale85 et à solliciter de manière plus directe les électeurs de
l’arrondissement avec l’appui des agents de l’administration. De Bontin l’emporte au
premier tour de scrutin avec 288 suffrages contre 189 à Cormenin et treize à Edgard
Quinet86.
19 Que retenir de ces épisodes électoraux ? Malgré ses titres de noblesse et ses propriétés,
Louis de Cormenin n’était pas un notable dont l’emprise sur les collèges électoraux
aurait constitué un viatique pour la nomination à la Chambre des députés. À travers ses
élections successives, il a été mis au fait des pratiques et des tribulations électorales
caractéristiques des configurations où se fait un jour une concurrence entre
candidats87. Et l’écho de cette expérience de la compétition électorale est assez net dans
les ajouts des quatrième et cinquième éditions de son traité de droit administratif. En
effet, s’il n’est pas excessif de considérer que les versions successives du traité de
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Cormenin représentent une œuvre en gestation, il convient néanmoins de prendre acte
de la singularité relative des deux dernières éditions. Au moment où il rédige ses
considérants, à la fin des années 1830, Cormenin n’est plus un jeune magistrat désireux
de montrer à ses pairs sa science du droit administratif et, ce faisant, de faire carrière
au service de l’État conformément à un habitus nobiliaire jamais démenti, mais un
homme relativement isolé, qui n’arrive pas à s’imposer sur la scène parlementaire88.
Simultanément, en usant de ses deux identités d’homme de lettres, il cherche à
maintenir sa reputatio de jurisconsulte – c’est-à-dire sa « capacité socialement reconnue
d’interpréter […] un corpus de textes consacrant la vision légitime du monde social »89 –
acquise de haute lutte sous la Restauration et à faire de la plume de Timon une arme
politique contre un régime qu’il exècre au point d’offrir des marques de sympathie à
tous ceux qui le combattent ou tentent de le renverser, comme le prince impérial.
20 L’introduction de trois chapitres consacrés aux opérations électorales dans son traité
n’est donc ni le fait du hasard ni la conséquence mécanique du développement d’un
contentieux spécialisé qui s’imposerait de lui-même au commentateur90. Confronté aux
tracasseries des agents de l’administration et aux pratiques de la candidature officielle
à chaque nouvelle élection, Cormenin réagit à la fois en juriste et en homme politique.
Le droit de l’élection qu’il met en forme, et qu’il associe à des principes « libéraux »,
vise clairement à limiter les interventions du pouvoir dans la désignation des
représentants. L’opération est double : la première, quoique inédite pour l’époque,
nous est familière, il s’agit de l’agrégation et de la mise en équivalence de règles
dispersées (les lois électorales, les jurisprudences mais aussi les multiples instructions
rédigées par le ministère de l’Intérieur91) ; la seconde est plus subtile, il s’agit de la
promotion de principes applicables aux opérations électorales au-delà des contingences
du droit positif. Si l’on devait résumer d’un trait la contribution de Cormenin, c’est sans
doute cette formule qu’il faudrait retenir : c’est « dans l’intérêt de la liberté et de la
sincérité des votes » que la loi établit des conditions et des formalités substantielles et
c’est par le respect de ces normes que l’élection est susceptible d’être préservée de
l’arbitraire d’une part, du « tumulte et de la violence »92 de l’autre.
21 *
22 Avec Cormenin, le droit de l’élection se transforme ainsi en un « bien d’équipement
cognitif »93 à usage des opposants à la monarchie de Juillet. Sous la forme d’une
universalité juridique inscrite dans la division du travail de domination qui participe de
la construction de l’État parlementaire, le droit de l’élection devient en effet une
ressource mobilisable dans les luttes pour la définition et l’accès aux positions de
pouvoir. La généralisation du suffrage universel masculin à compter de la Seconde
République conduira certes les législateurs successifs, en 1849 puis en 1852, à redoubler
les articles du Code pénal jusque-là utilisés pour lutter contre la fraude et préserver
l’ordre au sein des bureaux de vote par des règles spécifiques94, donnant ainsi naissance
à un droit du vote demeuré pratiquement inchangé depuis ; mais pour le reste, c’est-à-
dire les règles applicables à l’ensemble des opérations et des séquences électorales, on
ne peut comprendre leur lente élaboration qu’en s’intéressant au travail de codification
et de formalisation des légistes, travail en partie – mais en partie seulement95 –
indépendant des changements induits par la succession des régimes et des équipes
gouvernementales. L’inscription et la promotion dès les années 1830 d’un ensemble
cohérentde normes juridiques dans une perspective idéologique « libérale » font ainsi
du député de l’Yonne un acteur involontairement et rétrospectivement décisif de
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l’invention de l’élection libre et concurrentielle, c’est-à-dire de la définition de
l’opération électorale qui s’imposera ultérieurement, sous la Troisième République96.
NOTES
1. . Gilles J. Guglielmi, « Vu par ses pères fondateurs, le droit administratif », in CURAPP, Le droit
administratif en mutation, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 42.
2. . Christophe Auzanneau, « La justice administrative vue par la doctrine de Locré à Aucoc », in
Grégoire Bigot et Marc Bouvet [dir.], Regards sur l’histoire de la justice administrative, Paris,
LexisNexis, 2006, p. 105-127. Cf. également Mathieu Touzeil-Divina, Éléments d’histoire de
l’enseignement du droit public : la contribution du doyen Foucart, 1799-1860, Paris, Librairie générale de
droit et de jurisprudence, 2007.
3. . Par exemple André Siegfried, autre « père fondateur » aujourd’hui consacré. Cf. Alain
Garrigou, « L’initiation d’un initiateur : André Siegfried et le Tableau politique de la France de
l’Ouest », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 106-107, mars 1995, p. 27-41.
4. . Qui est, selon la définition qu’en propose Pierre Bourdieu, « la description rigoureuse de la
personnalité désignée par le nom propre, c’est-à-dire l’ensemble des positions simultanément
occupées à un moment donné du temps par une individualité biologique socialement constituée
agissant comme support d’un ensemble d’attributs et d’attributions propres à lui permettre
d’intervenir comme agent efficient dans différents champs ». Pierre Bourdieu, « L’illusion
biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986, p. 72.
5. . Comme en témoignent les nombreuses erreurs factuelles que l’on retrouve dans certaines des
notices biographiques qui lui sont consacrées, surtout lorsqu’elles se contentent de reproduire
celle, très médiocre, de Roman d’Amat dans le Dictionnaire de biographie française. Tome IX, Paris,
Letouzey & Ané, 1961, p. 658-659.
6. . Paul Bastid, Un juriste pamphlétaire : Cormenin, précurseur et constituant de 1848, Paris, Librairie
Hachette, 1948, avant-propos.
7. . Son père Marie-Joseph de Cormenin (1752-1821) fut lieutenant général de l’Amirauté de 1777
à 1784 puis maître des requêtes à la Chambre des comptes. Sur la généalogie de la famille, voir
Paul Marq, Louis-Marie de la Haye de Cormenin (1788-1868). Juriste, pamphlétaire, bâtisseur de la
démocratie en France et bienfaiteur du Gâtinais, Société d’émulation de l’arrondissement de
Montargis, 2009, ch. 1 ; Paul Midey, « Essai sur Cormenin », Bulletin de la Société des sciences
historiques et naturelles de l’Yonne, 99, 1961-62, p. 49-80.
8. . Charles Durand, Les auditeurs au Conseil d’État sous le Consulat et le Premier Empire, Annales de la
faculté de droit d’Aix-en-Provence, 1937.
9. . Selon une notice biographique récente, il aurait entre-temps exercé les fonctions de sous-
préfet dans plusieurs départements. Patrick Arabeyre, Jean-Louis Halpérin et Jacques Krynen
[dir.], Dictionnaire historique des juristes français, (XIIe-XXe siècle), Paris, Presses universitaires de
France, 2007, p. 206. Ce fait n’est pas avéré, car le nom de Cormenin ne figure pas dans le
Répertoire du personnel de l’administration préfectorale (1800-1880) des Archives nationales paru en
1998. Il a plus vraisemblablement effectué, en tant qu’auditeur, des missions en service
extraordinaire dans les villes concernées (Villeneuve d’Agen, Tarragone et Château-Thierry).
10. . Michel Chabin, Le Conseil d’État sous la Restauration, Paris, Thèse de l’École des Chartes, 1972,
212 f°. Arch. nat. (Archives nationales) AB XXVIII 171.
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11. . Et non à la section du contentieux comme souvent mentionné de manière anachronique. Ce
comité avait été créé par le décret du 11 juin 1806 sur l’organisation et les attributions du Conseil
d’État. Cf. Bernard Pacteau, Le Conseil d’État et la fondation de la justice administrative française au
XIXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2003, p. 41 et sq.
12. . René de Lacharrière, Cormenin. Politique, pamphlétaire et fondateur du droit administratif, Paris,
Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 1941, p. 9.
13. . Majorat institué le 22 juin 1826 à partir de la terre de La Motte, située sur la commune de
Vimory, et où se situait le château acheté par son grand-père en 1762. Arch. nat. BB 30 717. Il
avait été préalablement nommé maire de cette commune par le préfet du Loiret le 1er mars 1826.
14. . Il est élu le 28 avril au sein du collège de l’arrondissement d’Orléans par 297 voix sur 591
votants. Arch. nat. C 1240 Loiret.
15. . Le Constitutionnel du 16 novembre 1828 ; cité par Guy Raïssac, Les controverses relatives à la
juridiction administrative, de 1789 à la deuxième République, Paris, Librairie du recueil Sirey, 1937,
p. 138.
16. . J. H. S., « Cormenin », in Encyclopédie des gens du monde. Répertoire universel des sciences, des
lettres et des arts ; avec des notices sur les principales familles historiques et sur les personnages célèbres,
morts et vivants ; par une Société de savants, de littérateurs et d’artistes, français et étrangers, Paris,
Librairie de Treuttel et Würtz, 1836, volume 7, p. 2. Voir aussi René de Lacharrière, Cormenin…,
op. cit., p. 10-11.
17. . Par 90 voix sur 132 votants. Arch. nat. C 1165 Ain. Il avait également obtenu la majorité des
suffrages dans le collège de Montargis (Loiret), dans celui de Pont-de-Vaux (Ain) et dans celui de
Joigny (Yonne).
18. . À l’instar d’un autre parlementaire bourguignon, François Mauguin. Cf. Laurent Quéro et
Christophe Voilliot, « Travail électoral et pratiques administratives dans le cadre du suffrage
censitaire. Enquête sur un refus », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 26-27, 2003, p. 131-147.
19. . Eugène de Mirecourt, Cormenin, Paris, 1858, chez l’auteur, p. 55.
20. . Idem, p. 58.
21. . Paul Marq, Louis-Marie…, op. cit., p. 46 ; Paul Bastid, Un juriste…, op. cit., p. 9.
22. . Par 129 voix sur 255 votants.
23. . Son prédécesseur, Girod (de l’Ain) était décédé le 27 décembre 1847.
24. . Les Bouches-du-Rhône, la Mayenne, la Seine et l’Yonne.
25. . Moniteur Universel, 21 juin 1848.
26. . Il est élu le 17 mai au premier tour de scrutin par les représentants avec 657 voix sur 784, ce
qui en fait le mieux élu des dix-huit membres de la commission. Sa nomination comme président
intervient le lendemain. Dès le 22 mai, Cormenin présente un plan de travail destiné à guider les
travaux de la commission.
27. . La loi organique du 3 mars 1849 stipulait en effet que les présidents étaient élus par les
conseillers de chaque section au scrutin secret.
28. . Document sans date [3 décembre 1851] reproduit dans Études et documents du Conseil d’État, 2,
1948, p. 27. Dans son Histoire d’un crime, Victor Hugo affirme que Cormenin, qui avait d’abord
signé cette protestation « avec une sorte de fièvre », adopta une attitude toute autre le
lendemain : « Le matin du 4, M. de Cormenin biffa sa signature, donnant cette raison inouïe et
authentique : – Le mot ancien conseiller d’État ne fait pas bon effet sur un livre. Je crains de
nuire à mon éditeur ». Victor Hugo, Histoire d’un crime. Déposition d’un témoin, Angoulême, Éditions
Abeille-et-Castor, 2009 (1re édition 1877), p. 263-264. Si le document original n’a pas été biffé, le
mot rapporté par Victor Hugo traduit néanmoins ce qui semble avoir été la préoccupation
principale de Cormenin au lendemain du « coup d’État » du 2 décembre : protéger ses proches,
en l’occurrence l’éditeur Pagnerre. Au reste, comme le souligne Jean-Claude Caron dans sa
préface à l’édition précitée, l’ouvrage comporte des « erreurs factuelles » (p. 10), mais, en tout
état de cause, « Hugo n’écrit pas Histoire d’un crime pour se conformer à des règles et obtenir un
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brevet de scientificité : son moteur unique est et reste ce qu’il appelle le droit » (p. 12). Sur le
contexte de publication d’Histoire d’un crime, voir Alain Garrigou, Mourir pour des idées. La vie
posthume d’Alphonse Baudin, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 147-155.
29. . Il s’agit d’une assertion de René de Lacharrière qui demanderait confirmation.
30. . Du nom du commissaire du gouvernement révoqué le même jour pour s’être opposé à la
confiscation par décret des biens de la famille d’Orléans au profit du domaine de l’État. Marc
Bouvet, « Les commissaires du gouvernement auprès du Conseil d’État statuant au contentieux
(1831-1872) », in Grégoire Bigot et Marc Bouvet [dir.], Regards sur l’histoire…, op. cit., p. 147-148 ;
Bernard Pacteau, Le Conseil d’État…, op. cit., p. 161 et sq. ; Vincent Wright, « L’affaire des biens
d’Orléans devant le Conseil d’État », Études et documents du Conseil d’État, 21, 1968, p. 231-249.
31. . Corinne Delmas, Instituer des savoirs d’État. L’Académie des sciences morales et politiques au XIXe
siècle, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 167-173.
32. . François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2003.
33. . C’est par commodité que nous utilisons ici le terme de « traité » pour désigner ces ouvrages
successifs ; d’un strict point de vue de juriste l’appellation est contestable et confine à l’abus de
langage.
34. . Sur les éditions françaises – il y eut également des éditions en Belgique (Mathieu Touzeil-
Divina, La doctrine publiciste, 1800-1880, Paris, Éditions La Mémoire du Droit, 2009, p. 11) –
consultons René de Lacharrière : « L’œuvre qui contribua le plus à la réputation juridique de
Cormenin, ce fut son traité qui reçut d’abord le titre de Questions de droit administratif. La première
édition est de 1822, chez Ridler à Paris. Peu de temps après sa publication furent édités à part des
Prolégomènes destinés à exposer les notions générales qui avaient été omises. La deuxième édition
est introuvable. La troisième est de 1826 ; la quatrième de 1837 (en trois volumes, au lieu de deux
qu’avaient les éditions précédentes). La cinquième édition fut publiée chez Pagnerre, à Paris, en
1840 (deux tomes in-8° de 568 et 472 pages, comprenant une double introduction en tête du
premier volume et un long appendice à la fin du second). Elle prit le titre de Droit administratif.
Elle fut épuisée rapidement et en 1847, les prospectus de Pagnerre annonçaient comme sous
presse une sixième édition, revue et augmentée, précédée d’une introduction, et comportant
deux volumes grand in-8°. Cette nouvelle édition ne devait jamais paraître. » (René de
Lacharrière, Cormenin…, op. cit., p. 85). Il est à noter que Pagnerre était également l’éditeur de la
plupart des brochures publiées par Cormenin.
35. . Louis-Marie de Lahaye de Cormenin, Questions de droit administratif, Paris, A. Guyot et Scribe,
1837, 3 volumes.
36. . Louis-Marie de Lahaye de Cormenin, Droit administratif, Paris, Pagnerre et Gustave Thorel,
1840, 5e édition revue et augmentée, 2 volumes. {DA dans les notes qui suivent}.Cette édition est
aujourd’hui disponible sous forme de reprint dans la collection « Elibron Classics ».
37. . DA, p. XXXIV.
38. . Dont les 543 pages ne comportent que deux occurrences du mot « élection ».
39. . DA, p. XLIII.
40. . À la différence du traité de Ph. Valette et Benat Saint-Marsy, contemporain de l’ouvrage de
Cormenin, mais qui ne s’intéresse qu’à la jurisprudence de la Chambre des députés. Traité de la
confection des lois, ou examen raisonné des règlements suivis par les assemblées législatives françaises,
comparés aux formes parlementaires de l’Angleterre, des États-Unis, de la Belgique, de l’Espagne, de la
Suisse, etc., Paris, Joubert, 1839, 400 p. Ph. Valette occupait alors les fonctions de secrétaire de la
Présidence de la Chambre des députés.
41. . DA, p. XLIII.
42. . La facilité et le montant peu élevé des frais occasionnés par les recours devant la justice
administrative entraînent un développement rapide du contentieux électoral sous la monarchie
de Juillet. Le Conseil d’État juge 125 affaires d’élections entre 1830 et 1834, 319 entre 1835 et 1839,
456 entre 1840 et 1844 et 255 entre 1845 et 1847. Ce sont les élections municipales qui sont les
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plus souvent concernées : 50,4 % entre 1832 et 1834, 84,3 % entre 1835 et 1839, 73,7 % entre 1840
et 1844, 82,7 % entre 1845 et 1847. Marc Bouvet, Le Conseil d’État sous la Monarchie de Juillet, Paris,
Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 2001, p. 307.
43. . Jean-Baptiste Duvergier, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du
Conseil d’État. Tome trente-et-unième, Paris, Bousquet, 1838 (2e édition).
44. . Jean-Baptiste Duvergier, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du
Conseil d’État. Tome trente-troisième, Paris, Guyot, 1834.
45. . Sherman Kent, The Elections of 1827 in France, Cambridge, Harvard University Press, 1975.
46. . DA, p. XXVII.
47. . DA, p. 428.
48. . Pierre Soudet, « Une tentative plus que centenaire de systématisation des principes
juridictionnels du Conseil d’État », in Le Conseil d’État. Livre jubilaire pour commémorer son cent-
cinquantième anniversaire, 4 nivôse an VIII‑24 décembre 1949, Paris, Librairie du recueil Sirey, 1952,
p. 295-297.
49. . DA, p. 442.
50. . DA, p. 453.
51. . DA, p. 484.
52. . DA, p. XLIV. La métaphore de l’architecte est assez troublante pour un catholique dont on ne
connaît pas les rapports exacts qu’il entretenait avec la franc-maçonnerie.
53. . DA, p. XXXV.
54. . DA, p. 461.
55. . DA, p. 437. Sur le rôle de ces réunions préparatoires, cf. Christophe Voilliot, La candidature
officielle. Une pratique d’État de la Restauration à la Troisième République, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2005, p. 97-101.
56. . DA, p. 471.
57. . Ibidem. Sur l’interventionnisme des présidents de collège en 1816, cf. Christophe Voilliot…,
op. cit. ch. 2.
58. . Yves Déloye et Olivier Ihl, « Des voix pas comme les autres. Votes blancs et votes nuls aux
élections législatives de 1881 », Revue française de science politique, tome 41, n° 2, avril 1991,
p. 141-170.
59. . DA, p. 475.
60. . Ibidem.
61. . DA, p. 469.
62. . Ibidem.
63. . Est-il nécessaire de rappeler que l’opposition entre Paris et la Province est un lieu commun
dans la France du XIXe siècle ? Cf. Alain Corbin, « Paris-Province », in Pierre Nora [dir.], Les lieux de
mémoire, Paris, Gallimard, coll. « quarto », 1997, volume 2, p. 2851-2888.
64. . DA, p. 472.
65. . DA, p. 437.
66. . Ibidem.
67. . DA, p. 438.
68. . DA, p. 437.
69. . Dans le cas inverse, voir Alain Garrigou, « Le brouillon du suffrage universel. Archéologie du
décret du 5 mars 1848 », Genèses, n° 6, décembre 1991, p. 161-178.
70. . DA, p. 489.
71. . DA, p. 490.
72. . Pierre Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique »,
Actes de la recherche en sciences sociales, n° 64, novembre 1986, p. 14.
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73. . Sur la notion de configuration électorale, voir Laurent Quéro et Christophe Voilliot, « Du
suffrage censitaire au suffrage universel. Évolution ou révolution des pratiques électorales ? »,
Actes de la recherche en sciences sociales, n° 140, décembre 2001, p. 34-40.
74. . Marchand de bois à Brienon et maire de cette commune, il avait bénéficié en 1831 de
l’élection multiple de Cormenin pour devenir député de l’arrondissement de Joigny à l’occasion
d’une élection partielle. Procès-verbal du collège électoral de Joigny – 1er octobre 1831. Archives
Départementales de l’Yonne (Arch. dép. Yonne) 2 M 1 55. Ce succès est en partie imputable à
l’absence de candidat de l’opposition « libérale » et au soutien habile du maire de Champignelles
J.-F. Pélegrin. Cf. Jean-Pierre Rocher, « Les élections dans l’Yonne sous la monarchie de Juillet »,
Bulletin de la Société des sciences de l’Yonne, volume 98, 1959-60, p. 64.
75. . Les professions de foi des différents candidats sont publiées par Le Bien Public dans son
édition du 15 juin 1834.
76. . Procès-verbal du collège électoral de Joigny – 4 novembre 1837. Arch. dép. Yonne, 2 M 1 61.
77. . Lettre très confidentielle du ministre de l’intérieur au sous-préfet de Joigny du 22 septembre
1837. Arch. dép. Yonne, 2 M 1 60.
78. . Une circulaire du baron Collibeaux de Champvallon, en date du 27 octobre, reproduit une
correspondance du baron Séguier refusant la candidature et « l’autorisant de grand cœur à faire
de cette lettre tel usage que vous jugerez convenable ». A MM. les Electeurs de l’arrondissement de
Joigny. Arch. dép. Yonne, 2 M1 60.
79. . Procès-verbal du collège électoral de Joigny – 21 juin 1834. Arch. dép. Yonne, 2 M 1 58.
80. . Lettre du ministre de l’intérieur au sous-préfet de Joigny du 7 février 1839. Arch. dép.
Yonne, 2 M 1 62.
81. . Procès-verbal du collège électoral de Joigny – 2 mars 1839. Arch. dép. Yonne, 2 M 1 63.
82. . Le tracé de la future ligne de chemin de fer reliant la capitale à Lyon via Dijon est alors en
débat.
83. . Procès-verbal du collège électoral de Joigny – 10 juillet 1842. Arch. dép. Yonne, 2 M1 65.
84. . Oui et non, au sujet des ultramontains et des gallicans, par Timon, qui n’est ni l’un ni l’autre, Paris,
Pagnerre, 1845, 96 pages ; Feu ! Feu ! par Timon, Paris, Pagnerre, 1845, 128 pages.
85. . L’ancien procureur était désormais juge au tribunal de la Seine.
86. . Procès-verbal du collège électoral de Joigny – 1er août 1846. Arch. dép. Yonne, 2 M 1 68.
87. . Laurent Quéro et Christophe Voilliot, « Du suffrage censitaire… », loc. cit.
88. . Les biographies contemporaines insistent toutes sur ses piètres qualités d’orateur.
89. . Pierre Bourdieu, « La force du droit… », loc. cit., p. 4.
90. . Cf. supra note 42.
91. . Ces instructions sont aujourd’hui regroupées dans les séries F 1a* 58 et F1a* 2043-2145 des
Archives Nationales.
92. . DA, p. 456.
93. . Alain Garrigou, « La construction sociale du vote. Fétichisme et raison instrumentale »,
Politix, n° 22, 1993, p. 33.
94. . Loi du 15 mars 1849 et décret organique du 2 février 1852. Cf. Olivier Ihl, « Tours de main et
double jeux. Les fraudes électorales depuis la Révolution française », in Yves Poirmeur et Pierre
Mazet [dir.], Le métier politique en représentations, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 51-88.
95. . Que l’on songe par exemple à ce qu’il est désormais convenu d’appeler « modes de scrutin ».
96. . Christophe Voilliot, « L’opération électorale », in Antonin Cohen, Bernard Lacroix et
Philippe Riutort [dir.], Nouveau manuel de science politique, Paris, La Découverte, 2009, p. 396-397.
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RÉSUMÉS
Cet article présente la contribution de Louis-Marie de la Haye, vicomte de Cormenin, à la
formalisation du droit des élections dans les dernières éditions de son « traité » de droit
administratif. Après un retour sur la trajectoire biographique de l’auteur, sont succinctement
présentés les trois chapitres que ce jurisconsulte consacre aux élections et principalement à la
jurisprudence qu’il contribua à mettre en ordre. Ce corpus est ensuite mis en relation avec les
expériences électorales de Cormenin sous la monarchie de Juillet, notamment dans
l’arrondissement de Joigny (département de l’Yonne) dont il fut le député de 1834 à 1846.
This paper presents the contribution of Louis-Marie de La Haye, Vicomte de Cormenin, the
formalization of the election laws in the later editions of his “Treaty” of public law. After a quick
look at the life of Cormenin, we insist on the three chapters devoted to elections, and mainly of
the decisions he helped to arrange. This corpus is then related to the electoral experiences of
Cormenin under the July Monarchy, particularly in the district of Joigny (département de
l’Yonne) which he was the member for 1834 to 1846.
Der Artikel zeigt den Beitrag von Louis-Marie de la Haye, Vicomte von Cormenin, zur
Formalisierung des Wahlrechts in den letzten Ausgaben seines « Vertrags » des öffentlichen
Rechts. Nach einer Darstellung des biografischen Werdegangs des Autors werden nacheinander
die drei Kapitel vorgestellt, die der Jurist den Wahlen und vor allem der Rechtsprechung
widmete, zu deren Ordnung er beitrug. Dieser Textcorpus wird dann auf die Wahlerfahrungen
von Cormin bezogen, die er während der Julimonarchie vor allem im Arrondissement Joigny
(Département de l’Yonn) gemacht hat, dessen Abgeordneter er von 1834 bis 1846 war.
AUTEUR
CHRISTOPHE VOILLIOT
Maître de conférences en science politique à l’Université Paris‑Ouest Nanterre (Groupe d’Analyse
Politique)
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Un pionnier de la « propagandepolitique » dans la France del’affaire Dreyfus : l’abbé ÉmileFouriéA Precursor of “political propaganda” during the Dreyfus Affair
Der Abbé Émile Fourié : ein Vorreiter der « politischen Propaganda » während
der Dreyfus-Affäre
Philippe Secondy
1 Les travaux sur l’engagement du clergé séculier et régulier dans les luttes politiques des
XIXe et XX e siècles demeurent encore en friche. Yves Déloye le souligne dès les
premières pages d’un stimulant ouvrage centré sur « l’étude de l’action pastorale des
plus humbles (les desservants de paroisse, les membres anonymes du clergé, les
partenaires des réseaux locaux d’action catholique…) au travail d’inculcation d’une
vision religieuse de l’ordre social »1. L’auteur pose ainsi les jalons d’une ambitieuse
histoire des « voix de Dieu », brassant les débats nationaux et les singularités politiques
régionales, voire villageoises. La lecture de ces pages offre l’occasion de mesurer « la
chape de plomb »2 du cléricalisme dans la France du XIX e siècle, selon la forte
expression de Claude Nicolet. L’évolution de la doctrine pontificale à l’époque de Léon
XIII, en faveur du Ralliement à la République dans les années 1890, n’efface en rien
l’incompréhension entre l’univers catholique et la « modernité » démocratique. Des
décrets du 29 mars 1880 ordonnant la dispersion des jésuites à la loi de Séparation des
Églises et de l’État du 9 décembre 1905, la politique de laïcisation républicaine irrite des
clercs, qui, se sentant menacés, entendent réagir, notamment lors des consultations
populaires.
2 Face à ce défi, les réponses proposées par les acteurs conservateurs du jeu politique
divergent. Un clivage oppose les catholiques partisans de la restauration de la
monarchie aux propagateurs de la doctrine pontificale du Ralliement. Dans les régions
à fort ancrage traditionaliste, les tensions entre ces deux lignes sont particulièrement
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exacerbées3. L’abbé Pierre Dabry, fondateur de La Vie catholique, offre une chronique
très détaillée de cette histoire dans un ouvrage paru dès 19054. Ce natif d’Avignon,
ordonné prêtre en 1889, favorable au Ralliement, y décrit notamment l’incapacité
politique récurrente, lors des rendez-vous électoraux, des monarchistes
méditerranéens à endiguer le front républicain5. Des initiatives, éclatées et
minoritaires, ont pourtant été prises pour expliquer et accompagner la politique de
Ralliement du Saint-Siège6. L’abbé Émile Fourié (1861-1899), humble desservant du
diocèse de Montpellier, figure au cœur de ces initiatives. Sa trajectoire, encore
largement méconnue7, nous plonge dans un milieu singulier, celui des ecclésiastiques
proches de la deuxième démocratie-chrétienne et imprégnés par un antisémitisme
virulent – perceptible bien avant le début de l’affaire Dreyfus, véhiculé notamment par
La Croix et ses suppléments provinciaux. L’abbé Fourié, rédacteur en chef de La Croix
méridionale, est un acteur-clé de cette période et de ce milieu, situé au cœur d’une
nébuleuse favorisant l’essor d’un « populisme catholique »8 aux multiples facettes.
Engagé très tôt sur le terrain de la défense religieuse, Émile Fourié se distingue par son
savoir-faire en matière de publicité politique. Pour modifier les conditions de
déroulement du jeu politique – façonné à la fois par l’inefficacité de la mobilisation des
partisans d’une restauration et par la combativité des républicains pour expulser Dieu
de tous les rouages de la société – il s’érige en expert de l’utilisation des techniques
modernes de propagande. Tirant les leçons des échecs répétés des conservateurs sur le
terrain électoral, il prêche sans cesse en faveur de la mise en place d’une organisation
rationnelle de l’action politique et pastorale. Fondée sur plusieurs socles (la presse, les
réunions publiques, les pétitions, les actions d’éclat, etc.), elle doit intervenir au cœur
de la vie quotidienne et non plus seulement à la veille des scrutins. La cible à atteindre
est clairement désignée : « l’irréligion et l’impiété, dont les juifs et les francs-maçons se
sont faits les propagateurs »9. Parmi les outils développés, ce prêtre se distingue par le
soin consacré à concocter et promouvoir des affiches efficaces pour diffuser son
message, non seulement sur son territoire de prédilection mais aussi à l’échelle
nationale. L’abbé Fourié acquiert par ce vecteur une grande aura. Il n’hésite pas à
expliciter sa méthode dans le cadre d’ouvrages bénéficiant du soutien sans faille de la
« bonne presse ». Dans une France conservatrice allergique aux techniques inhérentes à
la professionnalisation de la politique,l’abbé Fourié détonne. Cet esprit curieux, attentif
aux mutations de son temps, a sans nul doute suivi avec intérêt la campagne éclair du
général Boulanger, inspirée des méthodes politiques modernes observées directement
sur le sol américain10, et appuyée par une équipe de journalistes – tel Henri Rochefort –
maniant l’insolence et la dérision pour discréditer le régime11. Le curé languedocien
dépasse le stade de la publicité politique traditionnelle, fondée sur l’utilisation
unidirectionnelle et unilatérale d’instruments de propagande. Il faudra attendre
l’entre-deux-guerres pour observer la généralisation de ce type de méthodes dans
l’univers des professionnels de la politique.
Un stratège de la défense religieuse
3 Né à Montpellier en 1861, ordonné prêtre en 1885, l’abbé Fourié devient professeur au
collège de La Trinité à Béziers, puis vicaire de nombreuses paroisses (Saint-Nazaire à
Béziers, le 9 août 1887 ; Saint-Roch à Montpellier, le 16 juillet 1889 ; Saint-Matthieu à
Montpellier, le 16 juin 1891). Cette même année 1891, il est choisi pour créer et diriger à
Montpellier le journal La Croix méridionale12. Cet hebdomadaire devient la caisse de
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résonance de la plupart des combats menés par la minorité catholique favorable au
principe du Ralliement tout en restant profondément conservatrice. Son tirage est
estimé aux alentours de 4 100 exemplaires en 1894 – alors que tous les jours 35 000
numéros sortent de l’imprimerie du journal royaliste régional L’Éclair13. Notre regard
sur les prises de position de l’abbé Fourié repose en grande partie sur les traces laissées
dans ce nouvel organe de presse. Obéissant aux instructions de la hiérarchie ecclésiale,
les journalistes de La Croix méridionale rendent compte avec bienveillance de toutes les
initiatives hostiles à l’« esprit laïc ». La volonté de refoulement dans la sphère privée de
la pratique spirituelle et l’idéologie du progrès collectif leur répugnent. Les lois
scolaires, la soumission à autorisation des processions religieuses, les décrets
ordonnant la dissolution des Compagnies de Jésus figurent parmi les dispositions les
plus mal acceptées par cette France catholique des années 1880. Le bras de fer se
poursuit dans la décennie suivante, qui voit se développer un nationalisme catholique
aux accents antisémites et antimaçonniques. Présent dans L’Éclair, il irrigue de manière
consubstantielle les colonnes de La Croix méridionale. Cet hebdomadaire veut toutefois
s’inscrire dans un type de République bien singulier : « Les catholiques ne veulent pas
plus noyer la République dans la sauce rouge que dans la sauce blanche. Ce qui les
préoccupe, c’est de n’être ni cuisinés à la mode maçonnique, juive et opportuniste ; ce
qui les préoccupe, c’est de se faire donner dans la République – qui leur appartient en
somme autant qu’aux scribes du Petit Méridional14 – la place à laquelle ils ont droit, et en
cas de refus, de la prendre d’assaut »15. Son supplément se divise en quatre pages : lapremière traite des grands sujets d’actualité en mêlant les événements nationaux ou
régionaux, sous forme d’éditoriaux confiés à des rédacteurs cachés derrière des
pseudonymes (« Verax », « Un catholique », « Gérald », « Lefranc », « Jean-Louis ») ; la
rubrique « chronique régionale » couvre au moins les deux pages suivantes et relate les
phases de mobilisation des catholiques dans les villages ; le reste est destiné à des
annonces publicitaires. Le procédé visant à s’exprimer de manière masquée ne facilite
pas notre traque des traces propres à l’abbé Fourié16. Quoi qu’il en soit, dans
l’échantillon dépouillé, nous constatons que La Croix méridionale utilise des techniques
de propagande ciblant une opinion catholique désenchantée par le manque d’habileté
politique des monarchistes et révulsée par les réformes laïques républicaines.
4 Ce type de feuilles militantes, en plein essor dans la France fin-de-siècle17, est contraint
d’innover dans le champ journalistique pour capter un lectorat catholique sous
l’emprise de grands quotidiens traditionalistes bien enracinés sur le territoire, à l’instar
de L’Éclair18. L’humour constitue l’une de ses armes rhétoriques. En avril 1892, un
dialogue savoureux s’engage sur toute la première page de la publication entre un
délégué électoral et des notables autour de ce thème : « Comment certains catholiques
préparent l’élection ». L’action imaginaire se situe sur une place publique ; elle met en
scène un avocat, un médecin, un pharmacien, un commerçant, un rentier et un
« jouvenceau ». Le représentant du comité catholique s’adresse à chacun d’entre eux,
réputés « probes, intelligents, honnêtes », afin de les encourager à figurer sur la liste
électorale. Chacun met en avant ses intérêts privés ou professionnels pour refuser
l’offre. Que résulte-t-il de ce choix ? « La liste républicaine radicale-socialiste semi-
possibiliste et quelque peu anarchiste passe avec une écrasante majorité » au grand
désespoir des conservateurs et des catholiques. Stigmatisant leur apathie, le rédacteur
de cette pièce imaginaire leur adresse cette recommandation : « Il ne faut pas s’étonner
que vous ne soyez pas arrivés au pouvoir. Malgré les miracles du hasard, on n’a jamais
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encore vu de parti arriver sans se présenter, pas plus que l’on ne gagne à la loterie
lorsqu’on ne prend pas de billet »19.
5 La question de la mobilisation politique revient tel un leitmotiv. Elle vise à la fois à
émouvoir les citoyens et à susciter des vocations électorales. En 1893, le slogan
« Devoirs électoraux des catholiques. Prions pour la France ! »20 orne la une durant
plusieurs semaines. Les lecteurs peuvent également découvrir ces formules
impératives : « Formons des électeurs et nous aurons des candidats »21, « Soyez prêts »22, « Remuons-nous »23… Il ne s’agit là que de quelques exemples d’un volontarisme à
toute épreuve affiché par les promoteurs de La Croix méridionale. Un ton vindicatif
imprègne la plupart des articles, pondéré par l’appel à une stratégie réfléchie. L’abbé
Fourié, animé par cette conviction, acquiert très rapidement une légitimité certaine
dans les couches populaires. Il attire les foules, conseille, réoriente le cas échéant, et
martèle la nécessité de ne pas agir de manière précipitée mais en s’organisant. Il distille
les recommandations afin de contrer des dispositions jugées iniques.
6 Dans son argumentaire, l’abbé, très au fait des stratégies catholiques déployées dans
d’autres espaces, démontre que sa vision n’est pas exclusivement locale. Il relaie en
particulier « l’influence polarisatrice »24 d’une autre figure de la deuxième démocratie-
chrétienne, l’abbé Garnier. Collaborateur de La Croix, puis directeur du quotidien Le
Peuple français, ce dernier avait fondé en 1893 l’Union nationale, s’appuyant sur la
presse pour évangéliser les masses, agissant à la fois sur le terrain de l’action sociale et
durant les scrutins. L’abbé Fourié applique donc en Languedoc une démarche qu’il
approuve. Dès juillet 1893, un Congrès de l’Union nationale se déroule ainsi à
Montpellier25. L’abbé Fourié se démène pour favoriser le développement de cette
organisation, apprécie le contact direct avec les foules et organise régulièrement des
réunions pour expliquer la démarche des fidèles de Léon XIII, en particulier à propos de
la condition ouvrière, thème prégnant depuis Rerum novarum. Il prévoit en outre la
fondation de comités d’initiative électorale. Des caisses de prêts gratuits et de secours
ruraux figurent parmi les projets à mettre en œuvre.
7 L’activité frénétique de l’abbé Fourié s’incarne dans une campagne politico-religieuse
de grande ampleur, la campagne « Justice-Égalité »26. Lancée la même année que
l’Union nationale, elle résulte de la décision du conseil municipal de Montpellier de
financer des bons de soupe uniquement pour les enfants nécessiteux scolarisés dans les
écoles laïques. Les démocrates-chrétiens locaux réagissent tout à la fois par une
campagne de presse, des pétitions, des brochures ad hoc, des réunions de propagande,
et par la création du « sou des écoles chrétiennes ». L’abbé Fourié consolide alors une
grande partie de sa légitimité en s’appuyant sur des affiches – outil de propagande alors
peu répandu au sein des milieux catholiques – qu’il rédige lui-même. Avec des titres
provocateurs, de gros caractères, des couleurs vives, les affiches (mesurant 1 mètre 25
sur 1 mètre) fleurissent sur les murs de la ville et des alentours. Le premier placard,
réalisé par l’imprimerie Firmin à Montpellier, s’intitule : « Tout pour les uns, rien pour
les autres » [Fig. 1].
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Figure 1 : « Tout pour les uns, rien pour les autres ». Affiche réalisée par l’abbé Fourié(Arch.dép.Hérault, 2 T 487)
8 Son auteur commence par rappeler brièvement les faits puis enchaîne avec une formule
qui deviendra l’étendard d’une campagne de dimension nationale : « Au nom de la
Justice et de l’Égalité… ». Dans la continuité des thèses de l’Union nationale, l’abbé
Fourié s’insurge contre une « criante injustice », expliquant que « l’argent pris dans la
poche de tous ne servira qu’à quelques-uns ». Il pointe du doigt, en particulier, les
enfants « des étrangers (Italiens-Espagnols). Parce qu’ils fréquentent les écoles laïques,
ils auront leur part de ces secours qu’on refuse à nos enfants “des fils de Français” »27.
Brassant les arguments xénophobes, antisémites, antigouvernementaux, les affiches
rencontrent un vif succès. La réputation de l’abbé Fourié franchit les limites du
département. La mobilisation s’inscrit dès lors dans la durée. Les principaux
protagonistes espèrent en tirer un bénéfice politique, en particulier électoral.
9 Les déclarations tonitruantes des différents camps nourrissent les colonnes de la presse
locale jusqu’aux élections municipales de 1896. L’offensive est déclenchée plusieurs
mois avant le début de la campagne électorale. Elle repose sur un livre de propagande
de deux cents pages publié par l’abbé Fourié, au titre évocateur : Justice pour les enfants.
Manuel pour mener la campagne « Justice-Égalité ». Toute la presse conservatrice vante les
mérites de la démarche qui se veut innovante. La publication se présente comme « un
vrai manuel de l’agitateur catholique. On y trouvera de précieux renseignements et des
conseils pratiques sur les conférences, les tracts, les manifestations et surtout sur
l’affichage »28. Les prêtres, les journalistes, les militants, les enseignants sont fortement
invités à parcourir cet ouvrage. Sortant des sentiers battus, il préconise par exemple
d’organiser des « cavalcades », des « monômes » dans les rues avec les femmes et les
enfants29. Un journal spécial baptisé Justice-Égalité, ayant en ligne de mire le futur
scrutin, voit le jour pour renforcer l’armature de la campagne. L’humble membre du
clergé fait ainsi entendre sa différence et bouscule les habitudes politiques en vigueur
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depuis des décennies. La tactique préconisée vise à sélectionner de manière
draconienne les candidats approuvant les revendications cléricales. Il permet l’élection
d’une liste comprenant, sur trente-six conseillers municipaux, neuf élus ouvertement
catholiques et vingt-deux autres ayant donné leur accord à l’attribution de secours
scolaires aux enfants des écoles laïques et libres. Depuis 1870, les cléricaux n’avaient
jamais eu une telle importance au sein de cette municipalité. L’effervescence provoquée
par le comité « Justice-Égalité » s’étend bien au-delà du Languedoc. Des revendications
identiques vont aboutir, dans de nombreuses contrées, à des bras de fer politiques
tournant à l’avantage des cléricaux. L’abbé Fourié s’en vante régulièrement30. Dans
cette époque cruciale d’efflorescence partisane et de modernisation des campagnes
électorales, le jeune curé héraultais prend des initiatives audacieuses. Ce précurseur
dans l’art « d’extraire les suffrages » voit sa réputation grandir au sein des milieux
favorables au rétablissement de la France chrétienne. Dès l’automne 1895, il commence
à la forger dans une action d’éclat, capable de marquer les consciences religieuses et
d’inquiéter le pouvoir en place. Le vecteur privilégié pour la conduire en est, de
nouveau, l’affiche.
Le « Napoléon de l’affiche »31
10 Si la popularité de l’abbé Fourié se construit sur le terrain du cléricalisme électoral,
celui-ci est de plus en plus affecté par les répercussions de l’affaire Dreyfus. La montée
en puissance de nouveaux acteurs – notamment les anarchistes ou les socialistes, très
actifs dans le Midi – renforce encore l’acuité des débats. Par ailleurs, l’affrontement
entre des imaginaires politiques opposés a pour contrepoint la circulation des idées de
décadence et de langueur sociale, véhiculées par une pléthore d’écrivains et polémistes
parmi lesquels Joris-Karl Huysmans ou Paul Bourget.
11 Ce climat politique général exaspère celui qui devient en 1896 l’aumônier du couvent
des carmélites de Montpellier. Ce franc-tireur exprime son mécontentement en
utilisant principalement un support, l’affiche, qui, à l’instar des cartes postales, des
vignettes, des chansons, des caricatures, envahit un espace public bouleversé par le
séisme de l’affaire Dreyfus. Les historiens s’intéressant aux pouvoirs des images ont
abondamment montré que ces instruments servaient à briser les adversaires, à les
anéantir aux yeux de l’opinion. Par ce biais, l’insulte et les formes d’expression
directes, caricaturales, deviennent la norme. Le rôle nouveau de ces supports s’explique
par les possibilités offertes par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, sans
oublier l’impact majeur joué par le progrès technique. L’arrivée de la photogravure,
l’apprivoisement de la technique de la couleur, les procédés permettant des tirages
importants sur grand format, la spécialisation croissante de la profession d’imprimeur
constituent les indices d’une mutation profonde32 qui n’échappe pas à une fraction du
personnel politique à l’affût des innovations. Rares sont les pasteurs de l’Église
catholique guettant ces bouleversements.
12 Dès 1895, l’abbé Fourié démontre en revanche une parfaite maîtrise technique de cet
outil politique qu’est l’affiche, au moment du vote d’une énième loi vécue comme une
nouvelle injustice par l’Église, la loi fiscale dite d’abonnement relative aux
congrégations. La Croix et ses suppléments provinciaux entament une croisade contre
un texte législatif jugé discriminant pour les congrégations. L’abbé Fourier saisit cette
occasion pour composer des affiches cinglantes, signées d’un certain « Comité des
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droits de l’homme et du citoyen ». Le placard, intitulé « Appel au peuple » [Fig. 2],
déplore « l’impôt d’accroissement ou d’abonnement » qui frappe les religieux. Qualifiée
d’« inique », la mesure fiscale ciblerait « un certain nombre de citoyens à cause de leur
costume, de leur genre de vie ». Cette loi serait « digne de la plus odieuse tyrannie ».
Figure 2 : « Appel au peuple ». Affiche réalisée par l’abbé Fourié (Arch. dép. Hérault, 2 T 486)
13 Le prêtre considère que « cent ans après la République française qui proclame les droits
de l’homme et du citoyen devant l’impôt, nous serions encore sous un abominable
régime de bon plaisir »33. Les journaux s’emparent de la thématique. L’évêché paraît
cautionner la démarche, puisque La Semaine religieuse publie le texte34. Les démocrates-
chrétiens de La Croix méridionale vont au-delà : ils affectent de voir la haute main de
comploteurs dans tous les rouages du pouvoir, bénéficiant de la complicité du franc-
maçon Alexandre Ribot, promoteur de la loi. Ce dernier avait justifié la mesure par les
difficultés financières de l’Etat. Pour démonter cet argumentaire, l’hebdomadaire fait
un « petit tableau comparatif » en première page. Dans la colonne de gauche, on peut
lire : « la congrégation des Rothschild. Membres Alphonse, Nathaniel, Gustave,
Edmond. [Elle] possède 10 milliards de biens meubles ou immeubles (chiffre donné par
Le Signal, journal protestant sympathique aux juifs). Ces 10 milliards sortent de l’égout
fangeux d’opérations financières ». La colonne de droite mentionne : « la congrégation
des moines. 160 000 membres possèdent 500 millions de biens, meubles et immeubles
(chiffre donné par le rapporteur du budget). Ces 500 millions sortent d’une source
absolument pure : la générosité des catholiques français »35.
14 L’esprit de pacification, souhaité notamment par les responsables radicaux, ne trouve
guère d’échos dans cette presse cléricale et antisémite, pas plus que sur les murs des
villes. Les affiches signées par le mystérieux « Comité des droits de l’homme et du
citoyen » font florès. Les militants de l’Union nationale, les correspondants des
journaux, les vendeurs de la « bonne presse », les paroissiens dépités par les mutations
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en cours en reçoivent des dizaines d’exemplaires et les collent avec le concours actif du
clergé. Une grande partie du pays se réveille en cette fin du mois d’octobre 1895 en
découvrant « l’Appel au peuple » lancé par le « Comité des droits de l’homme et du
citoyen ». Cette campagne d’affichage désempare les autorités, contraintes de
diligenter des enquêtes auprès des services postaux. Le commissaire spécial du chef-
lieu héraultais rapporte alors que des colis de plusieurs kilos d’affiches ont bien été
expédiés à plusieurs responsables de journaux (L’Indépendant gaulois, La Croix du Jura,
etc.), à des vicaires, à des professeurs de séminaires, à des imprimeurs, à des magistrats,
etc. En cette fin octobre 1895, Paris, Lille, Dijon, Asnières, Abbeville, Saint-Dié, Rennes,
Chateauneuf-de-Galaure, Autun, Nantes, Muringues, Tournus, Lons-le-Saulnier, Belley,
Versailles sont les communes destinataires figurant sur les registres de la poste36. Cette
liste est loin d’être exhaustive37, et les éditions locales de La Croix mettent bien sûr en
valeur lesdites affiches.
15 L’abbé Fourié n’en reste pas là. Immédiatement après sa première campagne
d’affichage, il entame des poursuites judiciaires contre les agents de la force publique
soupçonnés d’avoir déchiré les fameux placards. Les appels à citation devant la justice
ne se limitent pas à l’Hérault. Plusieurs courriers officiels parviennent en préfecture
pour savoir comment réagir aux actions entreprises. Les autorités lancent alors
différentes procédures pour mettre fin au fracas occasionné par le modeste prêtre à
« l’esprit agité »38. Une plainte est ainsi déposée pour utilisation de papier blanc réservé
aux affiches officielles. Mais elle ne vise que les imprimeurs, condamnés à une peine
minimale ; quant à Fourié, il n’est pas inquiété directement puisque son nom
n’apparaissait pas sur le support de l’affiche.
16 Jusqu’à sa disparition prématurée en février 1899, le Montpelliérain se débat sur tous
les fronts. Sa faconde ne laisse pas la foule indifférente. En novembre 1896, il s’exprime
au congrès national de la démocratie-chrétienne de Lyon, aux côtés des ténors du
populisme catholique (Édouard Drumont, Jules Delahaye, Xavier de Magallon, Jules
Guérin, etc.)39. Le Languedocien y prononce un discours sur la question sociale,
religieusement écouté. Émile Fourié profite de la tribune pour étaler de multiples
spécimens d’affiches. Il répond à toutes les objections en encourageant ses pairs à
utiliser des « armes de combat » qui ne soient pas interdites par le pouvoir. Le
propagandiste se flatte d’avoir fait condamner en justice soixante-douze commissaires.
Terminant son intervention, le meneur de la campagne « Justice-Égalité » clame sa
volonté de fonder une fédération de journaux capable de produire des affiches
simultanément, de manière à inonder toutes les communes de France en même temps40.
Au même moment, un placard conçu par Fourié, « La banqueroute de la laïque »,
redouble le combat mené par les comités « Justice-Égalité ». La première page de La
Croix méridionale s’orne de ce slogan41, tandis que le ministre de l’Instruction publique et
des cultes s’alarme devant tant de furie42.
17 Mais la querelle scolaire cède progressivement le pas à la question juive, qui tourmente
l’abbé Fourié. Alors que les Assomptionnistes, par l’intermédiaire de leurs organes de
presse, véhiculent très tôt des discours haineux repris en chœur par nombre de familles
politiques43, le journal de l’abbé Fourié cautionne les précurseurs de la thèse du
« complot juif », en premier lieu Édouard Drumont. Par ailleurs, des affiches, le plus
souvent sur fond tricolore, mettent en scène les épisodes emblématiques du tourbillon
antisémite, jouant sur la grosseur des caractères en vue de propager un message
attractif. L’abbé Fourié distille à coups de mots remarquables un poison qui contribue à
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faire vaciller la République. Nous ne retiendrons ici que trois affiches sorties en pleine
affaire Dreyfus des imprimeries de Montpellier, durant l’année 1898. La première
d’entre elles est titrée : « Les accapareurs, où sont-ils »44 [Fig. 3] ?
Figure 3 : « Les accapareurs, où sont-ils ? ». Affiche réalisée par l’abbé Fourié (Arch. dép. Hérault, 2 T14)
18 Elle se focalise sur « l’argent du juif » qui « sert à l’égoïsme, à l’étranglement du
commerce », et précise : « les accapareurs de la fortune de la France, ce sont les juifs ».
Un dessin montre, au milieu d’un fromage, un individu conforme aux caricatures
stéréotypées des juifs, qui tient au collet un Émile Zola reconnaissable à son article
« J’accuse ». Cet individu s’adresse à de pauvres gens en leur criant : « Allez à
l’assistance publique ». Un second dessin souligne au contraire la générosité des
catholiques, sous l’apparence d’une religieuse distribuant le peu d’argent en sa
possession à des pauvres en haillons.
19 Une autre affiche de l’abbé Fourié parue en 1898, intitulée « La Patrie en danger ! »45
[Fig. 4] précise la charge : « Des patriotes comme Drumont et Morès, depuis plus de dix
ans dénonçaient le péril juif. Ils démasquaient les agissements, les accaparements, les
coups de bourse d’une vile poignée d’Hébreux vomis sur la France par tous les ghettos
d’Allemagne. On n’a pas voulu comprendre Drumont et Morès. On a traité les
antisémites de prophètes de malheur. Les Français ont fermé les yeux sur le péril qu’on
leur signalait […] En attendant de bouter hors de la France les juifs, ces parasites
dangereux, détruisons, par tous les moyens, leur influence politique, commerciale et
financière. Il commence à être temps de rendre la France aux Français » !
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Figure 4 : « La Patrie en danger ! ». Affiche réalisée par l’abbé Fourié (Arch. dép. Hérault, 2 T 676)
20 La rage antisémite suinte de toutes les phrases de cette affiche qui se pare des couleurs
du drapeau national. Une chasse aux juifs est décrétée, dans un texte dont les premiers
destinataires sont Paris, Nantes, Perpignan et Nîmes46.
21 La troisième affiche ayant retenu notre attention accuse « Zola, Jaurès et Cie » [Fig. 5].
Ils auraient été achetés par « l’or du syndicat dreyfusard ». Après Zola, qualifié « de
pornographe, de chantre de l’égout […] », c’est Jean Jaurès qui subit les foudres de la
critique. Depuis les grandes réunions publiques de Sète, Montpellier et Toulon, les
nationalistes et leurs comparses le désignent comme « l’avocat du Judas qui vendit sa
patrie ».
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Figure 5 : « Zola, Jaurès et Cie ». Affiche réalisée par l’abbé Fourié (Arch. dép. Hérault, 2 T 17)
22 Toutes ces affiches, éditées sur papier bleu, blanc et rouge, connaissent un grand
retentissement47. Comme au lendemain de la campagne « Justice-Égalité », l’infatigable
combattant de la France catholique multiplie les rencontres de militants attirés par ses
méthodes novatrices48. Sa légitimité politico-religieuse repose sur un second ressort. Le
prêtre a en quelque sorte théorisé sa pratique en rédigeant un livre destiné à enseigner
ses techniques de propagande, vanté par les suppléments départementaux de La Croix : De l’affichage politique. Conseils pratiques pour la rédaction, l’apposition et la protection des
affiches (Jurisprudence et textes de loi)49.
23 Ainsi que le laisse entrevoir l’intitulé, une partie significative du texte se penche sur les
aspects juridiques de la propagande en reprenant les décisions rendues par les
tribunaux et les contraintes à maîtriser quand on se lance dans la confection d’affiches.
La liberté d’affichage bénéficie des protections prévues par la loi du 29 juillet 1881, ainsi
que nous l’avons déjà souligné. L’auteur énonce les règles rhétoriques de l’affiche
politique : « Le style doit être clair. Les phrases doivent être courtes et nerveuses »50. Il
poursuit en faisant l’éloge des affiches illustrées « à la façon des images d’Épinal ». Les
couleurs vives lui paraissent indispensables. Elles donnent un impact inégalé au
message diffusé. En utilisant une expression imagée (« le texte doit “tirer l’œil” »), le
créateur des « Affiches de Montpellier » veut démontrer la nécessité de jouer aussi sur
la taille des caractères. Les grosses lettres martèlent les idées saillantes et permettent
de toucher le passant pressé, qui ne regarde que d’un œil distrait. L’abbé Fourié
conseille aux futurs rédacteurs de « toucher la fibre patriotique et d’en appeler aux
grands principes de liberté, d’égalité et de fraternité », subvertissant de l’intérieur les
valeurs républicaines. Pour résumer son point de vue, il écrit : « l’affiche doit être un
vrai coup de fouet. Elle ne supporte pas la médiocrité »51. Celui que les préfets de
l’époque jugent « agité » multiplie les recommandations de prudence dans le choix des
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termes. Alors que la plupart des placards rédigés sous sa plume ne sont pas tendres, il
préconise de « ne pas dépasser le but [à atteindre] par des violences qui indisposeraient
le lecteur ou qui détermineraient des poursuites ». Plus étonnant encore, le simple
aumônier invite les lecteurs à fabriquer eux-mêmes leurs affiches en taillant des
roseaux… En outre, le curé expert en droit ne manque pas de rappeler que le papier
blanc est réservé aux affiches officielles, en vertu des textes législatifs.
24 Hormis les conseils prodigués sur le support, le livre propose des « détails et petits
procédés de l’affichage ». Le choix des « endroits forts en vue » doit être fait avec une
grande attention. Le moment du collage compte tout autant, et un jour se détache à ses
yeux : « Le dimanche, note-t-il, est le jour où l’on se promène ; aussi le jour où l’on a du
temps de s’arrêter devant les affiches ». Les jours de marchés, de foires ou de fêtes
religieuses offrent également des possibilités à saisir pour les propagandistes en herbe.
Le moindre détail a été pensé. Concernant la colle, le rajout « au mélange de farines et
d’eau d’un peu de colle de menuisier très claire ou un peu de silicate »52 rendra difficile
le travail des policiers chargés de lacérer les affiches. À propos des préposés au collage,
le prêtre ne souhaite pas faire appel aux agences d’affichage en plein essor durant la
période, et leur préfère « les afficheurs volontaires bicyclistes couvrant en une journée
des cantons entiers ». Suivant de près les progrès de la publicité commerciale, Fourié
prône le recours aux « voitures-réclames » qu’il présente en ces termes : « On construit
de grandes ou de petites roulottes sur lesquelles on colle un certain nombre
d’affiches ». Les « hommes-sandwichs » sont une autre trouvaille préconisée par ce
clerc doté d’une grande acuité politique. Pour justifier ce qui pourrait apparaître
comme extravagant, il relève que « le commerce et les spectacles se servent de ce
procédé de réclame »53. Malgré sa position marginale au sein du clergé, l’abbé Fourié
émet une réflexion novatrice aux multiples facettes, destinée à convertir la technique
au service du religieux54. Bien qu’appelé à servir l’Église dans des zones rurales très
reculées, il se tient au courant des derniers procédés technologiques disponibles sur le
marché, en les testant dans le cadre de son sacerdoce et lors des campagnes électorales.
25 Vers la fin de sa courte vie, il expérimente ainsi les projections lumineuses. Les sources
archivistiques consultées indiquent qu’il les affectionne pour montrer l’épopée de
Jeanne d’Arc et son caractère exemplaire. Environ huit cents personnes, réunies à
Montpellier en mai 1897, découvrent avec stupéfaction les différents tableaux des
épisodes guerriers mettant en valeur cette figure symbolique du peuple catholique55.
Émile Fourié les commente, en insistant sur l’héroïsme de la jeune femme très pieuse
qui a réussi à délivrer la France ravagée par l’invasion anglaise. Le procédé utilisé
devait être facilement transportable, puisque Fourié réitère les projections quelques
mois plus tard sur un navire en route vers la Terre Sainte56. La lanterne magique
modernisée révolutionne la propagande57 : l’aumônier s’en empare avec frénésie. Elle
représente un nouvel instrument dans la lutte sans merci engagée contre les ennemis
de Dieu.
26 *
27 La trajectoire de l’abbé Fourié témoigne avec force de la résistance intense de certaines
parties du monde catholique à la conception républicaine de la société. Les fondateurs
de la Troisième République et leurs successeurs, puissants sur la façade méridionale,
entendent bâtir un socle commun en puisant dans les principes de 1789 et dans le
suffrage universel instauré en 1848. L’émancipation du peuple, exaltée par cette
tradition politique, heurte la Vérité propagée par les Pères de l’Église depuis des siècles.
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Dans ce contexte, l’abbé Fourié défend les idées réformatrices de Léon XIII alors que le
clergé dans son ensemble s’en détourne. La fermentation politique engendrée par
l’affaire Dreyfus brouille les frontières tracées par de tels enjeux. Le prêtre héraultais
rejoint dans la bataille les militants des ligues d’extrême‑droite et porte alors le
flambeau du populisme catholique dans tous les recoins de l’Hexagone. Dans cet
univers social incertain, le jeune prêtre fait preuve d’une hardiesse infinie pour faire
aboutir ses idées. À l’instar des pionniers, qui défrichent les contrées inhabitées, l’abbé
Fourié se lance sur un territoire en pleine recomposition, celui de la propagande
politique et électorale. Créateur d’un organe de presse, il cherche à transmettre au plus
grand nombre l’importance de l’organisation partisane. Tous les moyens disponibles
pour persuader l’opinion l’intéressent. De la pétition à l’affiche en passant par les
projections lumineuses, le desservant teste tous les procédés permettant de convertir
une minorité en majorité.
28 Les expériences menées par ce précurseur s’arrêtent soudainement au début de l’année
1899. Elles se soldent par des résultats inégaux. Le mouvement démocrate-chrétien ne
s’épanouit pas en Languedoc. Ses racines demeurent fragiles au sein d’un paysage
conservateur tenu par les monarchistes. Le « Midi blanc » résiste face à un « Midi
rouge » quasi-hégémonique sur le plan électoral. Et l’on perçoit ici ce que l’ancrage des
royalistes, au-delà du XIXe siècle, doit à la combativité de militants qui, à l’instar de
Fourié, mais avec un autre positionnement idéologique, rejettent l’apathie des notables
et prônent la construction d’une avant-garde partisane en phase avec l’émergence des
masses sur la scène électorale58. Toutefois, en particulier au niveau de l’affichage, les
innovations louées par l’abbé Fourié montrent une maturité politique inégalée dans le
champ politique local. Elles ouvrent la voie à une nouvelle manière de concevoir
l’action politique. Les entrepreneurs politiques qui vont éclore dans l’espace public au
début du XXe siècle ne vont pas hésiter à s’en saisir pour capter les suffrages des
masses.
NOTES
1. . Yves Déloye, Les voix de Dieu. Pour une autre histoire du suffrage électoral : le clergé catholique
français et le vote XIXe-XXe siècles, Paris, Fayard, 2006, p. 13. Très récemment, la revue Parlement(s) a
consacré un numéro hors-série (n° 6, septembre 2010), coordonné par Gaël Rideau, sur le thème
suivant : « Clergé et politique en France (XVIe-XIXe siècles) ».
2. .Claude Nicolet, L’idée républicaine en France. Essai d’histoire critique, Paris, Gallimard, 1982,
p. 271.
3. . C’est par exemple le cas dans l’archevêché d’Avignon – qui s’étend de l’Ardèche jusqu’au Bas-
Languedoc.
4. .Pierre Dabry, Les catholiques républicains. Histoire et souvenirs (1890-1903), Paris, Chevalier et
Rivière, 1905.
5. .Idem, p. 4-5. A contrario, l’habileté électorale des notables favorables à la philosophie laïque,
soulignée par ce spectateur engagé, se remarque particulièrement dans les départements du Midi
méditerranéen (Var, Vaucluse, Gard, Hérault, Aude). Cf. Raymond Huard, « Une géographie
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politique évolutive (1848-1880) », in Serge Berstein, Michel Winock [dir.], L’invention de la
démocratie (1789-1914), Paris, Le Seuil, 2006, p. 226.
6. . Pierre Dabry brosse le portrait des principales figures nationales de cette mouvance : Jules
Lemire, Hippolyte Gayraud, Daniel Bergey, Jean Desgranges, etc. Ces derniers ont joué un rôle
moteur dans l’action électorale, tandis que d’autres se sont focalisés sur la presse, comme l’abbé
Pastoret avec La Croix du Var, ou l’abbé Chomette avec La Croix d’Auvergne.
7. .Cf. Yves Déloye, Les voix de Dieux…, op. cit., p. 164, 231 et 237.
8. .L’abbé Fourié est un fervent partisan de la démarche entreprise par l’Union nationale fondée
par l’abbé Garnier. Cf. Stephen Wilson, ‘Catholic populism in France at the times of the Dreyfus
Affair : The Union nationale’, Journal of Contemporary History, 10 (1975), p. 667-705.
9. .La Croix méridionale, 1er décembre 1895.
10. .Boulanger fait « l’apprentissage des lois de la politique moderne aux États-Unis où il se
rendit en 1881 pour diriger la mission militaire française aux cérémonies du centenaire de la
bataille de Yorktown », cf. Christophe Prochasson, « Les années 1880 : au temps du
boulangisme », in Michel Winock [dir.], Histoire de l’extrême droite en France, Paris, Le Seuil, 1993,
p. 75. Sur la stratégie originale déployée par Boulanger, cf. Michaël Burns, Rural Society and French
Politics. Boulangism and the Dreyfus Affair (1886-1900), Princeton, Princeton University Press, 1984.
11. .Pour une vision d’ensemble sur les multiples facettes de la métamorphose de la presse à la
fin du XIXe siècle, et en particulier au moment de l’affaire Dreyfus, cf. Christophe Charle, Le siècle
de la presse (1830-1939), Paris, Le Seuil, 2004, p. 201-220.
12. .Nous n’avons aucune information sur la naissance de cet hebdomadaire.
13. .Le tirage de La Croix méridionale est inférieur aux publications portant un message identique
en Ardèche, en Savoie, etc. Il est supérieur à La Croix du Vaucluse, et à celle du Var, cf. Gérard
Cholvy, Le Cardinal de Cabrières (1830-1921). Un siècle d’histoire de la France, Paris, Éditions du Cerf,
2007, p. 183 et 235.
14. . Porte-parole du radicalisme socialiste.
15. .La Croix méridionale, 30 avril 1893.
16. .Il ne nous permet pas de déterminer avec minutie les collaborateurs de cette feuille qui voit
son action appuyée par une revue mensuelle doctrinale intitulée Sociologie catholique, dont les
maîtres d’œuvre, l’abbé Paul Sahut, les avocats Jean Coulazou, Gabriel Hérail, etc., ont aussi pu
apporter leur contribution à l’hebdomadaire héraultais. Cf. Michel Fourcade, Contribution à l’étude
du catholicisme social et de la seconde Démocratie-chrétienne. Une revue de vulgarisation de l’Encyclique
Rerum novarum : Sociologie catholique (Montpellier, 1892-1906), Maîtrise d’histoire sous la direction de
Gérard Cholvy, Université Paul-Valéry – Montpellier 3, 1986.
17. .Cf. Christophe Charle, Le siècle de la presse…, op. cit., p. 155 et sq.
18. .Présent dans onze départements, il peut s’appuyer sur un réseau de correspondants très
actifs sur le plan politique.
19. .La Croix méridionale, 24 avril 1892.
20. .La Croix méridionale, 27 août 1893.
21. .La Croix méridionale, 9 juillet 1893.
22. .La Croix méridionale, 30 juillet 1893.
23. .La Croix méridionale, 27 mars 1892.
24. .Cf. Maurice Montuclard, Conscience religieuse et démocratie. La deuxième démocratie-chrétienne en
France (1891-1902), Paris, Le Seuil, 1965, p. 29.
25. . Ces manifestations publiques réunissant des centaines d’individus permettent de consolider
les liens au sein d’une structuration partisane balbutiante. Les périodes électorales attisent les
débats. Ces meetings offrent un espace aux opposants pour venir porter la contradiction.
26. . Cf. Pascale Laffineur, Catholicisme social et démocratie-chrétienne à Montpellier. La campagne
« Justice-Égalité » de 1892 à 1896, Maîtrise d’histoire sous la direction de Gérard Cholvy, Université
Paul-Valéry – Montpellier 3, 1978, f° 27 et sq.
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27. .Pascale Laffineur, Catholicisme social…, op. cit., f° 28.
28. .La Croix du Midi, 5 décembre 1895.
29. .Abbé Fourié, Justice pour les enfants. Manuel pour mener la campagne « Justice-Egalité »,
Montpellier, Imprimerie de La Croix méridionale, 1895, p. 159.
30. .Lors d’un congrès ecclésiastique tenu à Reims, il estime « qu’avant sa campagne, il y avait
cinq cents communes qui s’inspiraient du principe “Justice-Égalité” ; depuis il y en a huit-cent-
soixante-quinze, et le nombre ne cesse d’augmenter ». Cf. Pierre Dabry, Les catholiques
républicains…, op. cit., p. 247.
31. . L’expression, inventée par un journaliste de l’hebdomadaire La Croisade française, ne nous
paraît pas imméritée (La Croisade française, n° 28, 15 mars‑20 mars 1898).
32. . Pour mieux comprendre les ressorts de cette mutation, cf. Christian Delporte, Images et
politiques en France au XXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2006, p. 21-46 ; Laurent
Gervereau, La propagande par l’affiche. Histoire de l’affiche politique en France (1450-1990), Paris,
Éditions Syros-Alternatives, 1991.
33. . Arch. dép. Hérault, 2 V 78.
34. . La Semaine religieuse, 12 octobre 1895.
35. . La Croix méridionale, 29 septembre 1895.
36. . Rapport du commissaire spécial des chemins de fer de Montpellier du 31 octobre 1895. Arch.
dép. Hérault, 2 V 78.
37. . Des affiches ont ainsi été retrouvées à Niort, Limoges, Périgueux, etc. Cf. Paul d’Hollander, La
bannière et la rue. Les processions dans le Centre-Ouest au XIXe siècle (1830-1914), Limoges, Presses
universitaires de Limoges, 2003, p. 239.
38. . Ces mots sont employés par le préfet de l’Hérault dans une lettre du 23 janvier 1896 destinée
à son collègue de la Lozère. Arch. dép. Hérault, 2 V 78.
39. . Les journées se subdivisent ainsi : « Le congrès antimaçonnique » ; « Le congrès
antisémite » ; « Le congrès social » ; « Le congrès de l’Union nationale ».
40. . Congrès national de la démocratie-chrétienne (tenu à Lyon en novembre 1896 et organisé par La
France libre), Lyon, Imprimerie Paquet, 1899, p. 36.
41. . La Croix méridionale, 1er novembre 1896.
42. . Lettre du ministre de l’Instruction publique et des cultes au préfet de l’Hérault du
14 décembre 1896. Arch. dép. Hérault, 1 M 1196.
43. . Pierre Sorlin, « La Croix » et les juifs. 1880-1899 : contribution à l’histoire de l’antisémitisme, Paris,
Grasset, 1967.
44. . Arch. dép. Hérault, 2 T 14.
45. . Arch. dép. Hérault, 2 T 676. Cf. également La Croix méridionale du 6 mars 1898.
46. . Rapport du commissaire spécial de Montpellier du 6 mars 1898. Arch. dép. Hérault, 1 M 1099.
47. . « Les “Affiches de Montpellier”, expédiées franco de port pour 75 centimes de un à six
exemplaires, pour 65 centimes de six à douze exemplaires, sont diffusées à travers toute la France
et bénéficient du soutien logistique de La Croix et des Croix. En 1898, les commissaires de police les
signalent à Angers, Laval, Nevers, Nancy, Bordeaux, Die, Blois, Nantes, La Mure, Lille,
Remiremont. » Cf. Pierre Pierrard, Les chrétiens et l’affaire Dreyfus, Paris, Éditions de l’Atelier, 1998,
p. 96-97.
48. . Il est par exemple présent au congrès organisé par La Croix de Provence les 4 et 5 juin 1898 à
Aix-en-Provence.
49. . La première édition paraît en 1895.
50. . Abbé Fourié, De l’affichage politique…, op. cit., p. 3.
51. . Idem, p. 5.
52. . Idem, p. 7.
53. . Idem, p. 12.
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54. . Il incarne en cela une des modalités possibles d’instrumentalisation des révolutions
techniques par l’Eglise, qu’évoque Michel Lagrée dans La Bénédiction de Prométhée. Religion et
technologie. XIXe-XXe siècle, Paris, Fayard, 1999.
55. . Rapport du commissaire de police de Montpellier du 10 mai 1897, Arch. dép. Hérault, 4 M
213.
56. . Le bateau transporte plus de deux cents pèlerins, cf. Abbé Fouilloy, En Terre-Sainte, Albert,
Imprimerie du Journal d’Albert, 1898, p. 42 et 49.
57. . Cf. Jacques André, Marie André, « Le rôle des projections lumineuses dans la pastorale
catholique française (1895-1914) », in Roland Cosandey, André Gaudreault et Tom Gunning [dir.],
Une invention du diable ? Cinéma des premiers temps et religion, Sainte-Foy (Québec)/Lausanne, Les
Presses de l’université Laval/Éd. Payot, 1992, p. 44 et sq.
58. . Cf. Philippe Secondy, La persistance du Midi blanc. L’Hérault (1789-1962), Perpignan, Presses
universitaires de Perpignan, 2006. Dans l’état actuel de nos connaissances, il paraît difficile
d’assimiler les initiatives prises par l’abbé Fourié aux formes de royalisme populaire ou de
« démocratie blanche » qui s’affirment notamment dès la Seconde République dans notre région.
Sur ce point, voir Raymond Huard, Le mouvement républicain en Bas-Languedoc (1848-1881), Paris,
Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1982 ; Bernard Rulof, The Struggle fort
Legitimist Hegemony : A Study of Royalist Movement in Montpellier (1830-1880), Thèse d’histoire sous la
direction de Bonnie Smith, Université de Rochester, New York, 1997. Dans le cas héraultais, le
bloc « clérico-réactionnaire » (avec L’Éclair comme porte-parole) reste soudé de la fin du XIX e
siècle jusqu’à la condamnation de l’Action française et ne pardonne pas à la tendance démocrate-
chrétienne de légitimer la voie du Ralliement au fil des pages de La Croix méridionale. La
démocratie-chrétienne se heurtera sans cesse aux entrepreneurs royalistes qui s’investissent
dans le jeu électoral tout en théorisant la suppression du suffrage universel. Pour mieux
comprendre ce positionnement idéologique, cf. André Vincent, « Réflexions sur la Révolution »,
Sociologie catholique, n° 9, novembre 1892.
RÉSUMÉS
L’abbé Émile Fourié (1861-1899) dirige l’hebdomadaire La Croix méridionale à Montpellier dans les
années 1890. Il s’emploie à promouvoir les préceptes de Léon XIII dans une région dominée sur le
plan électoral par les « rouges » et au sein de laquelle perdure un courant monarchiste très actif,
bénéficiant depuis des décennies de l’appui des hiérarques de l’Eglise. Bien que faisant figure de
marginal, le modeste desservant marque son époque en mettant en œuvre des outils de
propagande originaux. Il se distingue tout particulièrement dans le domaine de l’affichage. Le
prêtre héraultais s’illustre particulièrement durant l’affaire Dreyfus en se mettant au service des
défenseurs de la thèse du « complot juif ». En outre, ayant l’espoir d’enseigner ses méthodes au
plus grand nombre, Émile Fourié publie des ouvrages présentés par la « bonne presse » comme
des « manuels » indispensables aux « agitateurs catholiques ».
L’abbé Emile Fourié (1861-1899) led the weekly La Croix méridionale in Montpellier in the 1890s.
In this area, he promoted the doctrines of Leo XIII with the support of the Church’s hierarchs.
This marginal priest managed to implement original electoral propaganda tools, especially
posters. With close attention to the new techniques of printing, l’abbé Fourié meticulously
developed this type of media to attract the attention of voters. In his campaigns to defend
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catholic religion, he acted as a defender of the thesis of “Jewish conspiracy”, mostly during the
Dreyfus affair. Emile Fourié also published books presented by the “bonne presse” as essential
handbooks for catholic agitators.
Der Abbé Émile Fourié (1861-1899) leitete in den 1890er Jahren die Wochenzeitschrift La Croix
méridionale in Montpellier. Er setzte sich dafür ein, die Vorschriften von Leo XIII. in einer
politisch von den « Roten » dominierten Region zu verbreiten, in der sich eine sehr aktive
monarchistische Strömung hielt, die seit Jahrzehnten von der Unterstützung durch die
Kirchenoberen profitierte. Obwohl er eher eine Randfigur war, prägte der einfache Pfarrer seine
Epoche, indem er vor allem im Bereich der Plakatierung neuartige Propagandawerkzeuge
einsetzte. Er tat sich hauptsächlich während der Dreyfus-Affäre hervor, indem er sich in den
Dienst der Verfechter der These eines « jüdischen Komplotts » stellte. In der Hoffnung, seine
Methoden möglichst breit zu streuen, veröffentlichte Émile Fourié darüber hinaus einige Werke,
die in der « bonne presse » als grundlegende Handbücher für « katholische Agitatoren »präsentiert wurden.
AUTEUR
PHILIPPE SECONDY
Docteur en science politique et chargé de cours à l’Université de Montpellier 1
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Une controverse judéo-chrétiennedans la France du XIXe siècle :l’œuvre scandaleuse de JosephSalvadorA Jewish-Christian controversy in nineteenth-century France: the scandalous
writings of Joseph Salvador
Eine jüdisch-christliche Kontroverse im Frankreich des 19. Jahrhunderts: die
Skandalschriften von Joseph Salvador
Joël Sebban
1 « Je ne peux recevoir ni avec sympathie ni avec affection cet envoi de la main qui, seule,
dans notre pays ait systématiquement nié la divinité de Jésus Christ et insulté à la
virginité de sa bienheureuse mère »1. C’est par cette note lapidaire que Montalembert
répond à l’historien israélite Joseph Salvador (1796-1873) qui lui fait parvenir, à l’été
1838, un exemplaire de son ouvrage Jésus-Christ et sa doctrine, essai pionnier dans
l’exégèse française critique du Nouveau Testament2. La mésentente entre les deux
hommes date de la parution du second livre de Salvador l’Histoire des institutions de
Moïse, dix ans plus tôt. Cette étude contient un chapitre retentissant sur la
condamnation à mort de Jésus par le Sanhédrin. Se posant en savant impartial, l’auteur
y conclut à la légalité de la peine rendue par les juges juifs. Le « déicide », péché
irrémissible d’Israël dans la théologie catholique, ne serait rien d’autre que légal selon
le droit hébraïque de la Palestine du premier siècle, pour peu que le lecteur éclairé
veuille quitter le champ passionné de la foi pour celui, plus sage, de la raison et de
l’histoire3.
2 Cet ouvrage de Salvador prend place à un moment où la question religieuse passe au
premier plan de la vie publique4. L’Histoire des institutions de Moïse est publiée dans le
contexte de la liberté de culte et de conscience inscrite dans la Charte constitutionnelle
de 1814, mais son propos détonne à un moment où l’alliance du Trône et de l’Autel
semble à nouveau scellée depuis l’avènement du pieux roi Charles X, sacré à Reims le
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29 mai 1825. Ces circonstances donnent à son auteur une audience inespérée qui va
bien au-delà du cercle confiné des exégètes de la Bible. La presse catholique conspue
l’ouvrage et fulmine contre un auteur qu’on qualifie volontiers, tel Pascal autrefois, de
« tison d’enfer »5. Cette relecture des Évangiles apparaît comme un scandale à double
titre aux yeux de l’opinion catholique : elle est d’abord l’œuvre d’un penseur libéral qui
justifierait, dit-on, derrière le déicide, le régicide de 1793, horreur suprême aux yeux
des ultraroyalistes au pouvoir ; c’est enfin la pensée d’un israélite dont le seul dessein
serait de laver son peuple de sa tâche héréditaire. Salvador engage la polémique et
annonce qu’il « est aujourd’hui temps que le christianisme rende un compte sévère de
lui-même »6.
3 L’historiographie du judaïsme contemporain s’est rarement aventurée à dépeindre ce
personnage à l’identité complexe7 : fils d’un père juif et d’une mère catholique –
arguant même de cette double filiation comme d’un formidable avantage pour étudier
l’histoire des deux religions8 –, médecin de formation mais historien de vocation,
autodidacte, sans titre et carrière universitaire, à l’écart de la communauté juive et des
instances officielles, proche des saint-simoniens sans pour autant appartenir au
mouvement, Joseph Salvador ne semble faire partie d’aucune chapelle. Et aucun auteur
n’en perpétuera vraiment le souvenir, à l’exception notable de l’orientaliste James
Darmesteter, à la fin du siècle9.
4 Nous ne chercherons pas ici à situer les travaux de Salvador dans l’histoire de l’exégèse
biblique et dans l’émergence des sciences religieuses en France10. Sa recherche érudite
est au service d’une cause politique d’abord, idéologique et identitaire ensuite ;
politique parce que cette histoire du judaïsme et du christianisme anciens est toute
entière un plaidoyer en faveur du système constitutionnel et, plus généralement, du
libéralisme de plus en plus menacé dans ces dernières années de la Restauration ;
idéologique parce que la polémique engagée avec des penseurs chrétiens, en grande
majorité catholiques, pose les bases nouvelles du différend judéo-chrétien à l’ère de
l’émancipation et de la sécularisation ; identitaire enfin car Salvador se lance dans la
controverse avec le christianisme pour redonner, selon ses propres mots, « l’honneur
aux juifs », l’émancipation morale devant succéder, à ses yeux, à l’émancipation
politique et juridique fraîchement acquise.
Une polémique religieuse placée sous le sceau dulibéralisme
5 Salvador ne s’intéresse que tardivement à l’histoire du christianisme et à la figure de
son fondateur. Aussi son Histoire des institutions de Moïse11 est-elle entièrement consacrée
à l’étude du système politique des juifs anciens. Si l’écrivain israélite aborde la question
du procès de Jésus et de sa condamnation devant le Sanhédrin, c’est seulement pour
interroger sa conformité au droit hébraïque : « dès qu’ils ne découvrirent en lui qu’un
citoyen », les juifs « le jugèrent-ils d’après la loi et les formes existantes ? Voilà ma
question », avertit l’auteur, bien conscient de la gravité du sujet traité12. Il s’attèle alors
à démontrer qu’on ne peut reprocher aux juifs d’avoir condamné Jésus à mort puisque
Jésus avait commis des actes qui, suivant leur loi, étaient punis de la peine capitale.
Reprenant pas à pas la procédure suivie par Caïphe, le procureur du Sanhédrin,
Salvador conclut que l’« accusé » a été jugé selon les formes ; nul arbitraire, ni en droit,
ni en fait, n’a été commis. Tant que Jésus se contenta de prêcher contre la cupidité des
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grands, et même d’enfreindre les règles du Shabbat pour de nobles motifs, il ne put être
attaqué. Mais, dès l’instant où il prit le visage d’un être divin, il tomba sous le coup de la
loi car il portait atteinte au dogme essentiel du mosaïsme en ramenant les dieux de
chair et d’os.
6 À vrai dire, Salvadorn’évoque Jésus que pour mieux rendre grâce à Moïse, demeuré
fidèle au pur monothéisme. Il lui importe surtout de montrer que le judaïsme originel,
épuré des ajouts de l’histoire – l’« hébraïsme » ou le « mosaïsme » pour reprendre ses
termes – prêche à la face des nations le même idéal démocratique que la Déclaration
des droits de l’Homme et du citoyen brandie par les révolutionnaires de 1789. L’exégèse
traditionnelle, chrétienne mais aussi juive, de la Bible est ici battue en brèche : le
mosaïsme n’est plus perçu comme le modèle théocratique par excellence mais comme
une « nomocratie » fondée sur le règne de la loi, consentie par l’ensemble de la nation13.
Le prêtre n’est que l’homme voué à l’exercice du culte et la justice est aux mains des
anciens qui incarnent le peuple. Moïse aurait finalement rejeté le système inégalitaire
des castes qui régnait dans la plupart des nations de l’Antiquité pour lui substituer la
« constitution » de la « première république connue » de l’Histoire14.
7 Cette vision inédite du récit biblique renvoie d’une manière singulière au contexte
immédiat de la fin des années 1820 qui voit libéraux et ultras se confronter sur
l’interprétation de la Charte constitutionnelle. S’appuyant sur sa connaissance des
textes hébraïques, l’écrivain israélite cherche à opposer aux défenseurs de la
monarchie de droit divin l’autorité de leurs propres Écritures Saintes. Sa lecture
« éclairée » de l’Ancien Testament, libérée des dogmes de l’orthodoxie, suffirait à ses
yeux à contredire la conception théocratique de la société telle qu’elle se fait jour par
exemple dans le maître ouvrage de Louis de Bonald Théorie du pouvoir politique et
religieux, véritable bible des ultras sous la Restauration15. S’il n’évoque jamais
directement acteurs et événements de la scène publique contemporaine, Salvador ne
fait pas moins œuvre politique : il célèbre, aux côtés des libéraux, la grandeur des
libertés constitutionnelles face aux partisans du monopole de l’Église dans l’État qui
s’accrochent de plus en plus à une lecture absolutiste de la Charte. La théorie religieuse
devient une « littérature de combat » et l’écrivain israélite est rapidement adoubé par
quelques-unes des plus grandes figures libérales du temps. Benjamin Constant,
l’infatigable champion de la cause libérale, salue « l’un des meilleurs ouvrages que nous
possédions sur la loi de Moïse »16 ; l’avocat André Marie Dupin, chef de file de
l’opposition parlementaire, couvre de louanges l’historien juif dans le numéro du
13 novembre 1828 de la Gazette des tribunaux17. Les rédacteurs du grand journal du
« parti libéral », Le Constitutionnel, ironisent en invitant leurs adversaires à lire le travail
savant de Monsieur Salvador : « Ils y verraient que les éléments du gouvernement
constitutionnel datent d’un peu loin et que les descendants d’Abraham ne
connaissaient ni les privilèges féodaux, ni l’accumulation des grandes propriétés »18.
8 L’historien juif s’attire en revanche les foudres de la presse ultra. La réinterprétation
du procès de Jésus cristallise les passions et l’auteur acquiert une renommée soudaine
empreinte de scandale. Les thèmes de l’antijudaïsme traditionnel ne sont pas absents
de l’argumentaire des apologistes catholiques. Ainsi, Salvador incarne, aux yeux des
rédacteurs de La Quotidienne, la figure même de l’« ennemi » : un libéral convaincu,
israélite de surcroît qui réduit Moïse au rang de philosophe inspiré, à l’image de
« Zoroastre, Bouddha ou Numa ». Le journal assène sur cette « œuvre déplorable » le
jugement sans appel de l’abbé de La Mennais à l’égard du peuple juif, peuple « esclave
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du genre humain », « peuple opiniâtre », « peuple incompréhensible » enfin19. Dans son
numéro du 17 décembre 1828, L’Ami de la religion et du roi surenchérit en dénonçant une
« apologie du déicide », un « plaidoyer en faveur des bourreaux » qui « se publie au
milieu d’une société chrétienne »20. Ce n’est pas tant le juif que le libéral qui est honni :à l’image des libéraux de son temps qui s’élèvent contre la réaction cléricale, l’écrivain
israélite est accusé de vouloir remettre en cause les fondements mêmes du régime. La
démonstration est toute trouvée : le libéralisme, systématiquement assimilé à la
Révolution française, ne peut mener qu’à l’irréligion et au blasphème, comme l’atteste
le livre de Salvador, qui ne doit qu’à son origine confessionnelle sa liberté de ton. Et
l’on ne prête souvent qu’une attention légère à l’ensemble de ses recherches. Il suffit
d’en retenir l’idée qu’il est un « adversaire de l’homme-Dieu »21 selon le mot de l’évêque
de Chartres, Clausel de Montals, ou bien encore, qu’à travers son œuvre, « c’est le
libéralisme qui devient apologiste du déicide » : titre qu’affiche en pleine page un
libelle anonyme marseillais de 1829 où ne figure même plus le nom de Salvador22. Le
coup porté à l’Autel est perçu comme une attaque de front assénée au Trône. L’Ami de la
religion et du roi voit sous l’affirmation de la légalité du procès de Jésus celle de la
condamnation de Louis XVI par la Convention : « Si l’ordre légal des anciens juifs a pu
autoriser régulièrement le procès du Sauveur du monde, qui osera désormais s’étonner
et se plaindre de ce que l’ordre légal du gouvernement révolutionnaire a permis de
mettre régulièrement à mort un roi que son innocence et toutes ses vertus n’élevaient
cependant pas à beaucoup près au rang du roi du ciel et de la terre ? »23. Aux yeux des
ultras, déicide et régicide ne peuvent être dissociés et Salvador apparaît comme
l’avant-garde d’un front politique hostile à la religion catholique et, ce faisant, à l’État.
Aussi fustige-t-on, plus encore que l’écrivain, les personnalités et les journaux qui ont
fait l’éloge de ses ouvrages. L’Ami de la religion et du roi vitupère contre les rédacteurs du
Constitutionnel qui affirmaient connaître « peu d’ouvrages aussi instructifs et écrits avec
autant de talent que celui de M. Salvador ». On s’étonne que l’outrage fait à la religion
et aux mœurs qui a valu en 1828 à l’illustre Béranger d’être condamné pour ses
chansons24 ne s’applique pas à nouveau, et on se demande si l’article premier de la
Charte qui proclame le catholicisme religion de l’État « n’est pas aboli ».
9 La colère des ultras résonne jusque dans les murs de la Chambre des députés. L’ouvrage
de Salvador connaît le privilège d’être publiquement dénoncé au sein même de
l’enceinte parlementaire. Lors de la séance du jeudi 11 juin 1829, dans une Chambre à
majorité libérale depuis novembre 1827, les débats portent sur les budgets à allouer à
l’enseignement primaire ; déçu de la réaction du ministre de l’Instruction publique,
Vatimesnil, qui refuse une augmentation des crédits de l’instruction catholique, le
baron de Lépine, légitimiste convaincu, joue les prophètes de malheur. Il se lance dans
une violente diatribe sur les dangers de l’athéisme contemporain et annonce le jour
« où on publiera hautement que le fils de Dieu a mérité le supplice sur la croix, [où] on
entreprendra de faire enregistrer en France comme légale et comme juste, la sentence
de mort du Sauveur du Monde, [où] on trouvera des complices pour applaudir à cette
audace et pas un juge pour la punir ». L’allusion au livre de Salvador est comprise par
tout l’hémicycle, même si l’auteur n’est pas cité nommément comme le veut l’usage lors
des discussions parlementaires : on entend des applaudissements nourris à la droite de
l’Assemblée et des voix à gauche préciser que « l’auteur en est un israélite »25. Le
ministre de l’Instruction publique prend la parole, rappelle l’impérieuse nécessité de
l’indépendance des tribunaux et rejette toute discussion au sein de l’enceinte
parlementaire. Il est applaudi chaudement par les députés libéraux qui expriment une
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fois de plus leur attachement aux droits individuels mais aussi leur soutien à l’égard du
gouvernement modéré de Martignac qui a fait passer, dès l’été 1828, un acte abolissant
la censure de la presse – ce qui explique sans doute que l’Histoire des institutions de Moïse
n’ait à aucun moment fait l’objet de poursuites.
10 La polémique qui oppose Salvador aux tenants du « parti-prêtre » semble donc se
fondre dans les rivalités politiques de la Restauration entre ultras et libéraux, ces
derniers soutenant l’écrivain israélite au nom de la défense des acquis révolutionnaires.
Il reste pourtant bien des points de dissension entre Salvador et l’élite intellectuelle
libérale. Ses opinions sur le christianisme heurtent profondément les chrétiens, même
les plus libéraux ; le différend judéo-chrétien refait surface sous la plume de certains
d’entre eux qui ne peuvent suivre l’interprétation de l’historien juif du procès de Jésus
devant le Sanhédrin. La volte-face d’André Marie Dupin à l’égard de Salvador en est un
saisissant témoignage : fustigé par la presse catholique pour s’être fait le défenseur de
l’historien juif, après avoir été celui de l’« infâme » Béranger26, Dupin se voit contraint
de publier une réfutation de l’ouvrage de Salvador pour donner les preuves de son
orthodoxie, quelques mois seulement après l’avoir loué sans réserve27. Le célèbre
avocat analyse à son tour la question du procès de Jésus « sous le point de vue
purement humain » et reprend, en juriste appliqué, chacun des arguments de son
adversaire pour en démontrer l’inanité. La vision des juifs du premier siècle y est
chargée de noirceur : les prêtres hébreux et les pharisiens apparaissent comme
assoiffés de pouvoir et mus par un fanatisme aveugle qui leur faisait perdre toute
humanité. La thèse de la culpabilité des juifs s’inscrit enfin dans l’argumentaire de
l’auteur qui ne voit dans les recherches de Salvador qu’une vaine tentative des juifs de
« se justifier du reproche de déicide »28. La réaction de l’éminent orientaliste Sylvestre
de Sacy, janséniste et libéral, est marquée par la même ambiguïté. En dépit de la réelle
affection qu’il témoigne à l’historien juif, Sacy ne peut éviter de réaffirmer le caractère
inexpiable de la faute commise par les juifs anciens. Le savant conclut d’une manière
lapidaire : « et puis, quand on a tort, on reste avec son tort »29.
11 Le malentendu entre Salvador et le camp libéral ne s’arrête pas là. Au-delà de
l’accusation de « déicide », c’est toute une vision du judaïsme partagée par une grande
partie du monde des lettres que l’écrivain israélite cherche à remettre en cause : celle
d’une doctrine religieuse devenue caduque depuis l’émergence du christianisme et d’un
peuple juif qui, en tant que tel, n’aurait plus rien à apporter à la civilisation
européenne. Les grands historiens libéraux de la première moitié du XIXe siècle, qu’ils
soient catholiques, protestants ou libres penseurs, n’en demeurent pas moins
tributaires d’une tradition théologique et philosophique qui perpétue l’image d’un
judaïsme dépassé par l’avènement du christianisme, même si le christianisme ne
constitue pas pour tous un horizon ultime. Qu’il nous suffise pour l’illustrer d’évoquer
les œuvres de quelques-uns des plus grands noms de l’historiographie libérale, Jules
Michelet, François Guizot et Edgar Quinet. Dans son Introduction à l’histoire universelle,
publiée en 1831, Michelet, alors chef de la section historique aux Archives nationales,
voit dans l’avènement du christianisme la victoire d’une civilisation supérieure au
judaïsme ancien : s’il admire « ce petit monde de l’unité et de l’esprit » qui a su
substituer à la « dualité » des Perses le monothéisme, il fustige le particularisme juif qui
rend ce peuple hostile à la figure même de l’étranger, invariablement perçu comme un
ennemi. Le juif « n’est placé dans l’Orient que pour le maudire », écrit-il30. Le peuple du
« Dieu jaloux » est supplanté par la Grèce, par Rome et par le christianisme, avant
qu’enfin le sceau de l’élection soit confié au peuple de France, incarnant le triomphe de
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la liberté. La notion du « particularisme religieux » constitue très souvent le principal
grief ; il suffit à légitimer l’image d’un judaïsme immobile, figé sur une tradition
millénaire. Dans un essai de 1 852 intitulé Méditations et études morales, François Guizot
retrouve les fondements de la civilisation française et européenne dans « le
catholicisme, le protestantisme et la philosophie »31 et ne fait à aucun moment
référence au judaïsme. De même, si Edgar Quinet loue la grandeur de la poésie et de la
langue hébraïques, il n’adjuge plus aucun rôle prépondérant au mosaïsme32. On
comprend désormais mieux pourquoi les lettres que Salvador adresse alors à Guizot
restent à peu près sans suite. Aux demandes répétées de l’écrivain israélite qui aimerait
pouvoir confronter les points de vue, l’historien protestant oppose, avec la plus grande
courtoisie, une fin de non-recevoir. Après avoir témoigné tout son estime pour un
homme qui a touché « fermement et consciencieusement à de bien grandes questions,
aux plus grandes questions de notre époque, de toutes les époques », Guizot conclut sur
un désaccord fondamental : « mais, nous sommes trop loin l’un de l’autre, et j’aime
mieux exposer mes idées que combattre celles que je ne partage pas »33.
12 Ce n’est donc pas dans le champ politique que se situe véritablement le « combat de
plume » que livre Salvador. Somme toute, libéraux et ultras partagent dans une très
grande majorité une vision chrétienne du judaïsme, religion qui n’aurait plus de raison
d’être depuis le ministère de Jésus. Salvador comprend alors qu’il est nécessaire de
revenir aux origines mêmes de l’antagonisme judéo-chrétien afin de combattre à leurs
racines les préjugés charriés par l’Église à l’égard du « peuple déicide ». C’est d’une telle
prise de conscience que naît un immense projet d’écriture qui va engloutir dix ans de
son existence : étudier les origines du christianisme et les conditions du divorce de la
« branche » chrétienne d’avec le tronc juif. L’ouvrage paraît en 1838 sous le titre Jésus-
Christ et sa doctrine. Histoire de la naissance de l’Église, de son organisation et de ses progrès
pendant le premier siècle34. L’essai ne suscite pas le scandale politique qu’avait fait naître
le livre précédent ; le temps a passé et la monarchie de Juillet permet une critique plus
libre des dogmes chrétiens. Mais la polémique ne disparaît pas pour autant : elle reste
désormais confinée à la sphère religieuse. Les apologistes catholiques se lancent à
l’offensive contre « ce nouvel ennemi de la religion » et la presse confessionnelle relaie
leurs ouvrages. Parfois, la controverse fait incursion dans certains journaux à grand
tirage, diffusant à un plus large public les arguments des uns et des autres. Avec un
soupçon d’exagération, la Biographie universelle ancienne et moderne de Louis-Gabriel
Michaud fait état d’un ouvrage « dont le monde entier s’est occupé »35. La discussion
porte désormais sur le cœur même du différend judéo-chrétien et on croit voir la
disputation théologique médiévale ressurgir au milieu du XIXe siècle français.
Néanmoins, en quelques recoins de la controverse, vont s’esquisser les premiers signes
d’un dialogue judéo-chrétien plus fraternel.
Une « dispute » théologique moderne
13 Dans Jésus-Christ et sa doctrine, Salvador examine une nouvelle fois la question centrale
du « déicide »36. Le terme même lui semble incompréhensible aux yeux d’un israélite
pour lequel « un Dieu ne peut pas être mis à mort ». On retrouve un argumentaire
analogue à celui de son précédent ouvrage. La condamnation théologique chrétienne
doit être analysée comme une simple question de droit : les juifs qui ont condamné
Jésus ne l’ont pas fait mus par un sentiment de haine religieuse mais par stricte
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application de la loi. L’auteur veut encore engager la polémique en retournant contre
les chrétiens l’accusation de déicide. Le peuple coupable d’avoir tué le Christ est
devenu, sous les coups de l’Église, le « peuple crucifié »37. L’image ne s’oppose pas
seulement à la vision du « juif errant », mis au ban de toute communauté humaine pour
avoir refusé de reconnaître la divinité du Christ ; elle identifie le peuple juif tout entier
à la figure de Jésus, voire aux chrétiens persécutés des premiers siècles. Cette
accusation de « déicide » semble d’autant plus injustifiée que la doctrine de Jésus
s’ancre pleinement dans la société juive de son temps. La morale du « fils de Marie »,
comme Salvador ne cesse de le désigner, est issue des préceptes de la Bible des hébreux
auxquels se sont rattachées, après la destruction du premier Temple, des croyances
païennes. Jésus n’est que le maître à penser de ce « paganisme judaïsé » qu’est le
christianisme. En insistant sur la dépendance de la morale évangélique envers le
judaïsme, Salvador veut mettre à mal la conception de la singularité radicale du
fondateur du christianisme, défendue tout autant par la théologie catholique
traditionnelle que par les théologiens protestants contemporains les plus avancés dans
l’exégèse critique38.
14 Jésus n’est donc plus dans l’œuvre de Salvador la figure honnie des Contre-Évangiles du
Moyen Age39 ; mais, il n’est pas dépeint sous les traits chaleureux du Jésus raconté par le
juif errant d’Edmond Fleg qui, un siècle plus tard, désire « adopter Jésus sans adopter le
christianisme »40. Il n’apparaît pas davantage comme cet « artiste en parabole » qui
mérite, aux yeux de l’historien sioniste Joseph Klausner, de figurer parmi les plus
grands moralistes de la littérature hébraïque41. Salvador nourrit un profond respect
pour la figure du Christ mais n’éprouve pas de sentiment réel d’admiration. Il s’indigne
même de la glorification de la mort de Jésus ; selon lui, ce sacrifice est un acte immoral
qui témoigne d’un mépris profond pour l’existence humaine. Salvador reprend
finalement le verset évangélique « Ecce homo » pour le contredire : « Développer avec
une harmonie féconde et heureuse les phases variées d’une longue existence, voilà
l’homme ! », lance-t-il, provocateur42.
15 Et la controverse ne tarde pas à venir. D’ardents polémistes catholiques, exercés à la
cause de la défense de la religion, se chargent de réfuter cette doctrine. La critique la
plus virulente vient d’un vieil apologiste du christianisme, l’abbé Guillon, doyen
honoraire de la faculté de théologie de Paris, qui écrit en 1841 un Examen critique des
doctrines de Gibbon, du Docteur Strauss et de M. Salvador sur Jésus-Christ, son Évangile et son
Église 43. Salvador est vu comme « un adversaire plus redoutable encore » que ses
prédécesseurs, le déiste anglais du XVIIIe siècle Edward Gibbon et le théologien
protestant David Strauss, auteur d’une Vie de Jésus retentissante en 1835 44, car « c’est
dans l’arsenal même où le christianisme se retranche que celui-ci est allé chercher les
traits dont il a essayé de le percer ». L’ecclésiastique surenchérit : « pour moi, je le
confesse hautement, je ne connais rien de plus hostile ni de plus dangereux qui ait été
publié contre la vérité chrétienne ». Après avoir exposé un argumentaire théologique
sommaire, il finit par opposer à son adversaire les griefs traditionnels reprochés au
peuple juif, espérant ainsi frapper d’inanité l’ensemble de son œuvre. Salvador
incarnerait « en sa personne toute sa nation qui, toujours en révolte contre les
Romains, et toujours vaincue, se venge de ses défauts par son opiniâtre et inflexible
ténacité »45.
16 La presse est largement utilisée dans cette polémique, en particulier les nouvelles
revues apparues au cours des années 1830 toutes entières acquises à promouvoir la
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science catholique des religions46. Les Annales de philosophie chrétienne alimentent par de
nombreux articles la controverse. Dans un texte paru en avril 1845, l’abbé Edouard
dénonce tout à la fois dans l’auteur de Jésus-Christ et sa doctrine l’israélite « mu par un
principe d’antipathie judaïque » et le philosophe, disciple de la « critique dénigrante du
dix-huitième siècle »47. Le « mosaïsme » prêché par Salvador est accusé indifféremment
d’être une doctrine athée, rationaliste et panthéiste. Panthéisme et athéisme semblent
s’équivaloir dans la pensée de l’évêque de Chartres, Clausel de Montals, qui fulmine
contre « cet athée à la manière de Spinoza »48 ; l’Encyclopédie catholique de l’abbé
hébraïsant Jean-Baptiste Glaire unit, de même, dans une seule condamnation les
doctrines rationalistes et panthéistes de « Spinoza, de Salvador et de Leroux »49. Les
polémistes prennent soin de rappeler que la pensée de l’écrivain contredit les
« dogmes » du judaïsme orthodoxe : « M. Salvador est juif d’origine, rationaliste de
religion », souligne-t-on. Mais l’origine suffit pour que l’écrivain endosse la faute de ses
coreligionnaires et apparaisse comme un descendant des coupables de la mort du
Christ. Dans l’Université catholique de l’été 1839, Alexis de Combeguille réaffirme le poids
de la culpabilité du peuple juif, non sans avoir loué précédemment dans l’œuvre de
Salvador « un beau sentiment de patriotisme, un noble espoir de délivrance et de
progrès pour les juifs ». Selon Combeguille, le judaïsme est peut-être appelé à
reprendre sa place dans la civilisation européenne mais ce n’est certainement pas « en
s’incrustant plus profondément au visage le stigmate du déicide »50.
17 L’antagonisme judéo-chrétien est ainsi placé au cœur de la controverse. Si les
polémistes catholiques retrouvent dans l’ouvrage Jésus-Christ et sa doctrine les influences
du rationalisme des Lumières, de la philosophie spiritualiste cousinienne51 ou encore de
l’école allemande d’exégèse de la Bible, c’est avant tout à la judéité de son auteur qu’ils
renvoient invariablement. Dans le numéro du 27 avril 1839 du journal La Presse, le
publiciste Adolphe Granier de Cassagnac ne laisse pas d’ambiguïté sur la nature de son
opposition à Salvador : « M. Salvador qui vient d’écrire l’histoire de Jésus-Christ est juif
et nous qui allons examiner cette histoire nous sommes catholiques […] à notre avis, ce
livre est une grande erreur scientifique et un grand préjugé religieux », relève-t-il sans
juger nécessaire d’ajouter plus d’explication52. Granier de Cassagnac qui s’adresse ici à
un bien plus vaste public que celui de la presse confessionnelle se fait l’écho de
l’ensemble d’une opinion catholique profondément choquée par cette lecture juive du
christianisme. Le témoignage du mathématicien belge Charles de Lavallée-Poussin
exprime de manière saisissante le sentiment qui étreint nombre de catholiques à la
lecture des essais de l’écrivain israélite. Ce dernier s’interrompt brutalement alors qu’il
entreprend la critique du dernier livre de Salvador Paris, Rome et Jérusalem pour
exprimer des vues inquiètes sur l’époque présente : « Je cesse ici cette analyse,
douloureuse pour nous dont elle blasphème la chère, la seule vraie espérance,
douloureuse surtout quand nous pensons au monde où de pareilles aberrations peuvent
passer pour des vérités bienfaisantes », conclut-il, affligé53. Les positions de l’Église
seront intransigeantes. Rome met à l’Index Jésus-Christ et sa doctrine quelques mois
seulement après sa parution54.
18 Etouffées dans ce concert de critiques, quelques voix se distinguent en reconnaissant à
Salvador, au-delà de la polémique, une réelle volonté de connaître le christianisme. La
réaction de l’abbé Eugène de Genoude, directeur de la très monarchiste Gazette de
France, en est un des rares exemples. Cette figure atypique du clergé français qui
voudrait concilier le légitimisme avec le suffrage universel – les positions de Genoude
valent d’ailleurs à la Gazette de France d’être interdite à plusieurs reprises dans les États
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romains – commet en 1838 une énième réfutation des thèses de Salvador qui n’a, en
bien des aspects, rien de commun avec les précédents ouvrages de controverse55. Si
Genoude réaffirme la vérité du dogme catholique, il se félicite, en revanche, de l’intérêt
que Salvador accorde à la figure de Jésus, signe, à ses yeux, d’un triomphe prochain du
christianisme : « quels aveux plus remarquables de la part d’un juif à qui sa secte a
défendu de parler de Jésus-Christ que ceux que nous rencontrons dans son livre »,
souligne-t-il. Le judaïsme demeure perçu comme une « secte égarée » tant qu’il n’aura
pas reconnu la divinité du Christ. Néanmoins, selon Genoude, la « critique religieuse »
du christianisme à laquelle se livre Salvador tranche avec la « philosophie athée » du
XVIIIe siècle qui ne « doutait pas » et « niait Dieu ». Le christianisme doit désormais
offrir « ses titres de divinité à la discussion ». À la discussion ! Le mot est lancé.
Genoude comprend la formidable rupture que l’œuvre de Salvador initie dans le regard
porté par les juifs sur le christianisme, en particulier sur la figure de son fondateur.
Salvador est le premier israélite français à s’intéresser de manière approfondie à la
judéité de Jésus, au « Jésus de l’histoire » ; et, on peut légitimement voir dans cette
démarche d’ouverture vers les sources juives du christianisme l’augure d’un prochain
rapprochement entre les deux communautés. C’est en effet d’une même prise de
conscience de la filiation de l’Église primitive avec le judaïsme, cette fois sous
l’impulsion de penseurs chrétiens, que naît moins d’un siècle plus tard, au cours des
années 1920, une première forme de dialogue interreligieux56. Néanmoins, même sous
la plume plus clémente d’un Genoude, la visée ultime demeure la conversion des juifs.
Salvador et les juifs : le « christophobecoreligionnaire »
19 Du côté juif, on se refuse à aborder la question des relations judéo-chrétiennes de front,
et Salvador apparaît bien seul dans sa confrontation avec les apologistes catholiques.
L’historien affirme pourtant œuvrer pour redonner aux juifs leur « honneur » comme il
le confie à Montalembert dans une lettre de 1846 : « Jusqu’ici, Monsieur, on a rendu, on
s’occupe à rendre aux juifs les droits civils et politiques, l’égalité, la liberté, un de mes
desseins à moi c’est de leur rendre l’honneur »57. Cette volonté de réhabiliter le
judaïsme lui confère une véritable notoriété auprès de l’opinion israélite. En 1851, l’
Univers israélite qui se définit comme « le journal des principes conservateurs du
judaïsme » fait une brève allusion à l’historien en évoquant « l’éminent auteur de tant
de chefs-d’œuvre »58. En mars 1844, le rédacteur des Archives Israélites, le second grand
titre de la presse juive, de tendance réformatrice, craint que cette « vie de Jésus » ne
réveille des préjugés d’un autre âge mais il reconnaît en même temps en Salvador cet
« athlète vigoureux », ce « jouteur intrépide », « loyal » et « modéré » qui a su critiquer
les dogmes chrétiens59. Le témoignage le plus probant est celui du normalien Isidore
Cahen, directeur des Archives israélites à la mort de son père Samuel Cahen, fondateur
de la revue. Aux yeux d’Isidore Cahen, la notoriété de Salvador ne fait pas de doute dans
la communauté juive, et même au-delà : « Le nom de M. Salvador est entouré depuis
longtemps d’une juste considération ; coreligionnaires et non israélites professent une
égale estime pour ses ouvrages », affirme-t-il. L’historien mérite les plus grands
hommages car il a contribué à « la réhabilitation morale et scientifique du judaïsme
après la réhabilitation légale »60.
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20 La mort de l’écrivain le 15 avril 1873 donne lieu à des déclarations dithyrambiques dans
la presse juive : le publiciste Simon Bloch déplore la disparition d’un « éminent
auteur » qui méritait de figurer au nombre des « immortels de l’Académie »61 ! Il fait en
particulier l’éloge de son Histoire des institutions de Moïse qui a permis au mosaïsme
d’obtenir « un splendide brevet d’émancipation ». Telle est la principale raison de la
reconnaissance de la communauté juive à l’égard de Salvador. On reconnaît volontiers
que Salvador n’est pas un des plus fins connaisseurs des études sacrées, que son
judaïsme s’éloigne en bien des points de la tradition mais ces griefs sont vite occultés
au regard d’un symbole : celui d’un savant juif clamant à qui veut l’entendre la
grandeur de la loi mosaïque, avec une constance remarquable malgré les critiques qui
lui sont adressées. La volonté de rétablir les juifs dans leur « honneur » est
unanimement louée.
21 Et pourtant, l’élite intellectuelle juive se tient à l’écart des polémiques entourant les
différentes œuvres de Salvador. La presse confessionnelle se contente de mentionner la
parution de ses ouvrages, en y ajoutant un court commentaire, généralement élogieux.
Le comportement de l’écrivain qui demeure sa vie durant à l’écart des instances
consistoriales ne suffit pas à comprendre la nature de ses relations avec le monde
israélite62 : si l’œuvre de réhabilitation du judaïsme est saluée, la radicalité de son
discours sur le christianisme heurte les dirigeants d’une communauté soucieuse, dans
ces premières décennies du XIXe siècle, de parfaire son intégration dans la majorité
chrétienne. Les autorités religieuses et laïques ne veulent pas de la renaissance d’une
querelle religieuse qui pourrait réveiller des préjugés latents. Les griefs adressés à
Salvador n’apparaissent que d’une manière confidentielle63. Il faut prêter attention au
dernier volume de la traduction française de la Bible qui paraît en 1839 sous la
direction de Samuel Cahen pour connaître une critique approfondie du livre Jésus-Christ
et sa doctrine édité l’année précédente. La condamnation de l’ouvrage y est
extrêmement sévère : Salvador est qualifié de « christophobe coreligionnaire »64 ! Aux
yeux des contributeurs de cette œuvre monumentale, parmi lesquels figurent de grands
noms de l’érudition juive, en premier lieu le jeune orientaliste Salomon Munk,
l’ambition militante de l’écrivain l’amène à dégager une vision totalement
fantasmatique des religions juive et chrétienne. Aveuglé par un rejet irréfléchi des
dogmes chrétiens, Salvador aurait dévoyé les véritables enseignements des Évangiles,
versant « du baume sur ses propres blessures et du venin sur celles d’autrui ». Il y a
bien ici une volonté de marquer ses distances avec une pensée dont on perçoit aisément
les accents polémiques. Munk ou Cahen, figures pionnières de cette « science française
du judaïsme » que Perrine Simon-Nahum a caractérisée65, condamnent fermement la
nature apologétique de l’ouvrage. C’est par l’étude scientifique, non par l’apologie, que
les lettrés juifs veulent montrer à la société savante les titres de noblesse du judaïsme,
son apport à la civilisation française et européenne. Néanmoins, en utilisant une
tribune fort discrète, ils ne cherchent pas à éveiller une autre polémique qui serait,
cette fois, interne à la communauté israélite et qui pourrait fournir des arguments aux
adversaires de l’émancipation des juifs66.
22 *
23 L’œuvre de Salvador est ainsi perçue à la fois par les juifs et par les chrétiens comme
une œuvre tout entière consacrée à l’apologie du judaïsme, nourrie d’une rhétorique
foncièrement antichrétienne. Elle l’est en grande part et Salvador ne s’en cache pas. Il
est convaincu de l’extinction prochaine de l’Église catholique et de la victoire du
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mosaïsme sur toutes les autres formes religieuses. La déclaration de foi qu’il livre dans
son dernier essai Paris, Rome et Jérusalem paru en 1860 ancre définitivement sa pensée
dans la polémique interreligieuse. L’auteur s’y arroge une mission prophétique : « Je
sais, de science certaine », confie-t-il au lecteur, « que malgré ses admirables
grandeurs, Rome est une cité usurpatrice, qu’elle n’est pas la vraie Jérusalem […] Je sais
aussi, et depuis longtemps, qu’il y aura lieu pour les nations de rompre un nouveau
pain, d’inaugurer le vrai repas de Dieu, de célébrer de nouvelles Pâques »67. Cette
position ne varie nullement dans ses écrits postérieurs : ainsi, dans son dernier
ouvrage Paris, Rome, Jérusalem, Salvador interprète ce qu’il appelle « la recrudescence
catholique » des années 1850 comme le dernier sursaut d’une religion condamnée à
disparaître68.
24 Cependant, l’écrivain israélite ne s’inscrit pas seulement dans une vieille tradition de
confrontation avec le christianisme, aussi vieille que le christianisme lui-même. Il
confesse n’être point finalement « écrivain à controverse » dans une lettre adressée à
Guizot le 15 janvier 183969. En étudiant de manière extrêmement érudite l’histoire de
l’Église des premiers temps et en insistant sur les divergences mais aussi sur les
filiations entre les deux religions, Salvador adopte une posture radicalement nouvelle
au sein du judaïsme français70 : il initie par sa réflexion sur la judéité de Jésus un
changement de regard sur le christianisme et jette les fondements d’un possible
dialogue entre les deux communautés. Seul un saint-simonien peu connu, Granal,
prend véritablement conscience de la modernité d’une telle œuvre. Dans le numéro du
21 mai 1838 du journal Le Temps, il conclut son article sur Jésus-Christ et sa doctrine par
une note véritablement visionnaire : « Une explication franche, nette, entre les
représentants des diverses religions, un aveu réciproque de leurs torts, doit précéder et
amener une vaste réconciliation ; et il [M. Salvador] provoque cette explication […] des
ennemis ne se réconcilient pas sans explication préalable. Dans ce cas, quoi de plus
beau à désirer que le débat commence et qu’il soit solennel ! »71.
25 Néanmoins, ce dialogue est encore difficilement pensable sous la monarchie de Juillet.
Du côté chrétien, l’accusation de « déicide » imprègne nombre de discours et la
théologie de la « substitution » qui voit dans le peuple chrétien le nouvel Israël
entretient l’image d’une religion juive devenue caduque avec l’émergence du
christianisme. L’antisémitisme catholique de la fin du siècle rendra la perspective d’un
rapprochement entre les deux communautés encore plus lointaine. Salvador ne
connaîtra pas les déferlements de haine antijuive qui accompagnent la parution de La
France juive de Drumont en 188672 et l’Affaire Dreyfus moins d’une décennie plus tard :il meurt dans son appartement versaillais le 17 mars 1873. Suivant les souhaits du
défunt, les obsèques ont lieu dans le cimetière protestant du Vigan, village cévenol où
vit son frère Benjamin, selon le rite juif : l’office est célébré par le rabbin Weyl de
Nîmes en présence de la population catholique et protestante du lieu73.
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NOTES
1. . Gabriel Salvador, Joseph Salvador. Sa vie, ses œuvres et ses critiques, Paris, Calmann Lévy, 1881,
p. 511.
2. . Joseph Salvador, Jésus-Christ et sa doctrine, Paris, Michel Lévy frères, 1838. Selon Renan,
Salvador est « le premier, en France » à avoir étudié « le problème des origines du
christianisme » : Ernest Renan, « De l’avenir religieux des sociétés modernes », Revue des deux
mondes, 15 octobre 1860, p. 761-790.
3. . Joseph Salvador, Histoire des institutions de Moïse, Paris, Ponthieu, 1828, réédition 1862, tome 1,
p. 383-393.
4. . Charles Pouthas, L’Église et les questions religieuses sous la monarchie constitutionnelle 1814-1848,
Paris, Centre de documentation universitaire, 1961.
5. . La Gazette de France, 9 décembre 1828.
6. . Joseph Salvador, Jésus-Christ…, op. cit., tome 1, p. XIV.
7. . L’historiographie s’est surtout efforcée de situer Salvador dans la réflexion sur l’identité juive
émancipée et a largement occulté sa place dans la polémique interreligieuse : Paula Hyman,
‘Joseph Salvador : proto-zionist or apologist for assimilation ?’, Jewish social studies, n° 1,
janvier 1972, p. 1-22 ; Michaël Graetz, Les Juifs en France au XIXe siècle, Paris, Seuil, 1989, p. 220-286.
Plus récemment, Patrick Cabanel s’est penché sur la contribution de Salvador à l’œuvre de
conciliation de l’héritage juif et des valeurs républicaines : « La République juive. Question
religieuse et prophétisme biblique en France au XIXe siècle », in Chantal Bordes-Benayoun [dir.],
Les juifs et la ville, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2000, p. 133-157.
8. . Joseph Salvador hérite, dès l’enfance, de diverses sensibilités religieuses : né le 5 janvier 1796
à Montpellier d’un père juif médecin, d’ascendance marrane, Ayen Salvador, et d’une mère
catholique, Elizabeth Vincens, il grandit dans un milieu protestant cévenol empreint, selon ses
propres mots, « d’une grande tolérance ». L’un de ses frères, Benjamin, receveur particulier des
finances au Vigan, près de Montpellier, s’unit, avec le plein assentiment de leur père, à un vieux
lignage protestant des Cévennes, les Quatrefages, alors que sa sœur, Sophie, épouse un israélite
(Gabriel Salvador, Joseph Salvador…, op. cit.,p. 12-23). La communauté juive de Montpellier qui ne
compte à la fin du XVIIIe siècle qu’une centaine de membres vit en très bonne entente avec les
catholiques et les protestants ; l’historien Salomon Kahn décrit un climat de « rapprochement
social entre les différentes religions » : Salomon Kahn, « Les juifs de Montpellier au XVIIIe
siècle », Revue des Etudes Juives, tome 22, 1891, p. 264-279. Néanmoins, Joseph Salvador est élevé
dans le judaïsme, même s’il demeure limité à quelques pratiques sommaires. Il est circoncis,
comme il le souligne au moyen d’une discrète périphrase, évoquant son « baptême ineffaçable »
(cf. Joseph Salvador, Paris, Rome, Jérusalem, Paris, Michel Lévy frères, 1860, tome 1, p. 245).
L’écrivain se réclame, toute sa vie durant, fièrement israélite et à aucun moment de sa carrière,
un israélite, rabbin ou non, aussi critique soit-il envers ses conceptions religieuses, ne remettra
en cause sa judéité en évoquant sa double filiation juive et chrétienne.
9. . James Darmesteter, Les prophètes d’Israël, Paris, Calmann Lévy, 1895, p. 280-386.
10. . François Laplanche, La Bible en France entre mythe et critique XVIe-XIXe siècle , Paris, Albin
Michel, 1994, p. 203-206 ; Eugène Fleischmann, Le christianisme mis à nu : la critique juive du
christianisme, Paris, Plon, 1970, p. 19-69. À vrai dire, Salvador marque lui-même à plusieurs
reprises ses distances vis-à-vis de l’exégèse historico-critique, en particulier lorsque celle-ci
remet en cause l’existence de Moïse : il ne permet pas qu’après avoir « défait Homère », on
s’emploie désormais à dépeindre le législateur hébreu comme un personnage mythique, cf.
Joseph Salvador, Paris, Rome, Jérusalem, op. cit., tome 1, p. 12.
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11. . Édition augmentée d’une œuvre de jeunesse passée quasiment inaperçue, Loi de Moïse, Paris,
Ridan, 1822.
12. . Joseph Salvador, Histoire des institutions de Moïse, Paris, M. Lévy, 1862, 3e édition, tome 1,
p. 383.
13. . Salvador veut faire pièce à l’image de la « théocratie » hébraïque, modèle de la « théocratie
pure » comme l’écrit Herder dans son ouvrage Idées sur la philosophie de l’histoire, traduit par
Quinet en cette même année 1828 (Paris, Levrault, tome 2, 1828, p. 379).
14. . Joseph Salvador, Histoire des institutions de Moïse, op. cit., 3e édition, p. 2.
15. . Sur la pensée de Louis de Bonald, cf. notamment Gérard Gengembre, « Louis de Bonald et la
France révolutionnée », Romantisme, 1976, volume 6, n° 12, p. 77-84.
16. . Benjamin Constant, De la religion, Paris, Béchet Aîné, 1825, tome 2, p. 211.
17. . André M. Dupin, « À propos de l’ouvrage de M. Salvador », Gazette des tribunaux, 13 novembre
1828.
18. . Cité dans Gabriel Salvador, Joseph Salvador…, op. cit.,p. 13.
19. . Idem , p. 18. Félicité de La Mennais écrit à propos du « peuple juif » dans son Essai sur
l’indifférence en matière de religion, Paris, Libraire Classique-Élémentaire, tome IV, 1re édition 1817,
réédition 1823, p. 199-200 : « Peuple, autrefois le peuple de Dieu, devenu non pas le tributaire […]
mais le serviteur d’un autre peuple, l’esclave du genre humain […] ; peuple opiniâtre dont aucune
souffrance, aucun opprobre n’a pu lasser ni l’orgueil, ni la bassesse […] ; peuple
incompréhensible, cesse un instant le travail dont tu te consumes sous le soleil, rassemble-toi des
quatre vents où le Seigneur t’a dispersé. Viens et réponds ! »
20. . L’Ami de la religion et du roi, 17 décembre 1828, tome 58, p. 165-166.
21. . Clausel de Montals, Instruction pastorale de Monseigneur l’évêque de Chartres sur les progrès de
l’impiété et sur les outrages directs et récents envers la personne du Sauveur des hommes, Chartres,
Garnier, 1829, p. 14-15.
22. . Il s’agit d’un libelle anonyme et sans titre publié à Marseille par l’imprimeur Marius Olive,
cité dans Gabriel Salvador, Joseph Salvador…, op. cit., p. 47.
23. . « Sur l’ouvrage de M. Salvador », L’Ami de la religion et du roi, n° 1500, 1828, p. 193-197.
24. . Béranger est condamné en 1821 lors de la publication de son second recueil de chansons,
puis une seconde fois en 1828. Dupin est son défenseur lors de ces deux procès, cf. Michel Winock,
Les voix de la liberté. Ecrivains engagés au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2001, p. 84.
25. . Les débats que nous rapportons sont retranscrits dans le Moniteur universel du vendredi
12 juin 1829, 1er supplément, n° 163, p. 985-999.
26. . Béranger livre une critique pleine d’ironie de son ancien défenseur et admire la hauteur de
caractère de l’historien juif : « Cet israélite a eu la hardiesse de justifier la condamnation de
Jésus. Les jésuites ont clabaudé ; il leur a répondu avec une dignité superbe, il s’est drapé
majestueusement dans la robe antique d’Abraham. Mais, voilà que Dupin s’est jeté dans la mêlée
et s’est constitué l’avocat du Christ. Il n’y a que Dupin pour cela ; il n’a pas vu que sa patrocinerie
n’était pas convenable à son céleste client […]. Je lui dois de figurer moi, vil chansonnier, à côté
de Jésus-Christ », cité dans Napoléon Peyrat, Béranger et Lamennais, Paris, Charles Meyrueis, 1861,
p. 170.
27. . André M. Dupin, Jésus devant Caïphe et Pilate. Réfutation du chapitre de M. Salvador intitulé :Jugement et condamnation de Jésus (1828), Paris, Garnot, 1840, p. VI.
28. . Idem, p. 30.
29. . Samuel Ustazade Sylvestre de Sacy, « Jésus Christ et sa doctrine par M. Salvador », Journal des
débats, 14 avril 1842.
30. . Jules Michelet, Introduction à l’histoire universelle, Paris, Hachette, 2e édition, Paris, 1834, p. 19.
31. . François Guizot, Méditations et études morales (1852), Paris, Didier, 1864, p. 55-88.
32. . Edgar Quinet, Le génie des religions, Paris, Charpentier, 1842, p. 314-315.
33. . Lettre citée dans Gabriel Salvador, Joseph Salvador…, op. cit., p. 122.
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34. . Joseph Salvador ne fait ensuite paraître que deux ouvrages : une Histoire de la domination
romaine en Judée et de la ruine de Jérusalem, Paris, Guyot et Scribe, 1847, panégyrique dédié aux
héros de la résistance juive face à Rome à la fin du premier siècle et au début du second siècle qui
ne suscite qu’un faible intérêt, et Paris, Rome et Jérusalem ou la question religieuse au XIXe siècle,
Paris, Michel Lévy frères, 1860, qui reprend l’ensemble des thèses antérieures et prédit
l’avènement d’une « Jérusalem nouvelle », union du monothéisme originel et de l’universalisme
des Lumières.
35. . Louis-Gabriel Michaud, Biographie universelle ancienne et moderne, Paris, Desplaces, 1857,
tome 18, p. 197.
36. . Joseph Salvador, Jésus-Christ et sa doctrine, op. cit., tome 2, p. 398-421.
37. . Joseph Salvador, Paris, Rome et Jérusalem, Paris, Michel Lévy frères, 1860, tome 2, p. 25.
38. . Nous renvoyons à Karl Barth, La théologie protestante au XIXe siècle, Genève, Labor et Fides,
1969.
39. . Jean-Paul Osier, Jésus raconté par les juifs, Paris, Berg international, 1999.
40. . Edmond Fleg, auteur du roman Jésus raconté par le juif errant, Paris, Gallimard, 1933, est une
figure centrale du dialogue judéo-chrétien dès l’entre-deux-guerres.
41. . Joseph Klausner, Jésus de Nazareth, traduction de l’hébreu, Paris, Payot, 1933, p. 595.
42. . Joseph Salvador, Jésus-Christ et sa doctrine, op. cit., tome 2, p. 148.
43. . Marie S. Guillon, Examen critique des doctrines de Gibbon, du Docteur Strauss et de M. Salvador,
Paris, Charles Gosselin, 1841.
44. . David Strauss, Vie de Jésus, traduit par Emile Littré, Paris, Ladrange, 1839-1840.
45. . Marie S. Guillon, op. cit., p. 40.
46. . La « science catholique des religions » cherche à constituer, à partir de la Bible, un corps de
connaissances catholiques susceptible de répondre aux défis que posent à la théologie
traditionnelle l’émergence de l’exégèse historico-critique et les découvertes scientifiques, cf.
François Laplanche, La Bible en France…, op. cit., chapitre 6 : « La science catholique devant la
Bible », p. 107-126.
47. . François Edouard, « Monsieur Salvador et ses doctrines », Annales de philosophie chrétienne,
avril 1845, 15e année, 3e série, p. 254-256.
48. . Clausel de Montals, op. cit., p. 14-15.
49. . Jean-Baptiste Glaire [dir.], Encyclopédie catholique, article « création », Paris, Paren-Desbarres,
tome 9, 1845, p. 658.
50. . Alexis de Combeguille, « Jésus-Christ et sa doctrine par M. Salvador », Université catholique,
43e livraison, juillet 1839, p. 33-54.
51. . En effet, l’éloge d’un monothéisme rationnel, ancêtre de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen de 1789, peut sembler proche de l’idée d’une « catholicité de la raison »,
présente dans la pensée de Victor Cousin. Jérôme Grondeux applique cette formule célèbre à
Cousin dans son article : « La religion d’un intellectuel : Barthélémy Hauréau », Journal des
Savants, tome 2, n° 2, 2002, p. 377. Néanmoins, si Salvador a certainement suivi les cours de
Cousin à son arrivée à Paris (après un doctorat en médecine acquis en 1816 à l’Université de
Montpellier, il décide de rejoindre la capitale et de se consacrer à sa vocation d’écrivain, en
suivant des cours de philosophie, de théologie comme de cosmologie), il ne fait jamais référence à
son œuvre et se réclame d’abord du rationalisme du philosophe juif allemand Mendelssohn et de
l’héritage des hommes des Lumières, en particulier de Rousseau, admirateur du « grand
législateur » Moïse.
52. . Adolphe Granier de Cassagnac, « Jésus-Christ et sa doctrine », La Presse, 3e année, 13 mai
1839.
53. . Charles de Lavallée-Poussin, « Un essai de religion au XIXe siècle. Paris, Rome, Jérusalem ou
la question religieuse au XIXe siècle par M. J. Salvador », Revue belge et européenne, Bruxelles, 1860,
tome X, p. 309-349.
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54. . L’ouvrage est condamné par un décret de la congrégation de l’Index du 23 septembre 1839.
Sur l’intransigeance romaine à l’égard des productions intellectuelles nouvelles, cf. Philippe
Boutry, « Papauté et culture au XIXe siècle. Magistère, orthodoxie, tradition », Revue d’histoire du
XIXe siècle, n° 28, 2004/1, p. 31-58.
55. . Eugène de Genoude, Réfutation des opinions de M. Salvador, Paris, Casimir, 1838.
56. . Nous renvoyons à la thèse inédite de Laurence Deffayet-Loupiac, La redécouverte des origines
juives du christianisme et l’émergence du dialogue judéo-chrétien 1926-1962, Thèse d’histoire sous la
direction de Philippe Boutry, Université Paris 1, 2006, 411 f°.
57. . Lettre de Salvador à Montalembert du 21 novembre 1846 citée dans Gabriel Salvador, Joseph
Salvador…, op. cit., p. 511.
58. . Univers israélite, tome 6, 1850-1851, p. 538.
59. . Archives israélites, tome 5, 1844, p. 278.
60. . Isidore Cahen, « Paris, Rome et Jérusalem ou la question religieuse au XIX e siècle de M.
Salvador », Archives israélites, volume 21, avril 1860, p. 215-222.
61. . Simon Bloch, « Nécrologie de M. Salvador », Univers israélite, 15 avril 1873, p. 492-493.
62. . Joseph Salvador mène une vie très solitaire et son œuvre d’historien du judaïsme semble
résumer, à elle seule, toute son existence. Comme nous l’apprend son biographe, son neveu
Gabriel Salvador, il demeure célibataire toute sa vie et refuse tout travail qui pourrait l’écarter de
sa vocation première. Avec l’avènement du régime de Juillet, sa notoriété lui vaut une
proposition d’emploi dans l’administration publique mais il refuse catégoriquement, la fortune
familiale lui permettant de subvenir à ses besoins.
63. . Les critiques se feront beaucoup plus sévères quelques décennies plus tard. Ainsi, en 1867,
Adolphe Franck, membre de l’Institut et professeur au Collège de France, dénonce ce qu’il appelle
« la nouvelle religion de M. Salvador » : selon Franck, en déniant l’inspiration exclusivement
divine des Ecritures, Salvador s’écarte du « dogme » juif et se rapproche du panthéisme honni
d’un Spinoza ou d’un Schelling, cf. Adolphe Franck Philosophie et religion , Paris, Didier, 1867,
p. 191-264.
64. . Samuel Cahen [dir.], La Bible, Paris, rue Pavée, 1839, tome 18, p. 7-8.
65. . Perrine Simon-Nahum, La cité investie. La « Science du Judaïsme » français et la République, Paris,
Cerf, 1991.
66. . Salvador aura néanmoins une certaine influence sur quelques personnalités juives, d’ailleurs
aussi marginales que lui. C’est le cas notamment de l’écrivain Alexandre Weill qui, dans un essai
intitulé Moïse, le Talmud et l’Evangile (Dentu, 1875), exalte la doctrine rationnelle de Moïse,
opposée aux théories superstitieuses de ce « paganisme judaïsé » qu’est l’Évangile. L’historien est
également lu attentivement par les saint-simoniens israélites comme Eugène Rodrigues, Léon
Halévy ou Isaac Pereire mais, contrairement à ces derniers, Salvador se montre hostile à toute
forme de syncrétisme judéo-chrétien (Eugène Rodrigues s’en explique dans ses Lettres sur la
religion et la politique, Paris, Bureau du Globe, 1832, p. 173).
67. . Joseph Salvador, Paris, Rome, Jérusalem, op. cit., tome 1, p. 210.
68. . Ibid., tome 2, p. 394-397.
69. . Lettre reproduite dans Gabriel Salvador, Joseph Salvador…, op. cit., p. 504.
70. . Certains penseurs allemands manifestent dès le XVIII e siècle un désir d’ouverture vers le
christianisme, à l’image de Moses Mendelssohn et du talmudiste Jacob Emdem, cf. Dominique
Bourel, Moses Mendelssohn. La naissance du judaïsme moderne, Paris, Gallimard, 2004. Cet intérêt se
perpétue au XIXe siècle en Allemagne, particulièrement au sein du mouvement juif libéral, cf.
Suzannah Heschel, Abraham Geiger and the Jewish Jesus, Chicago, The University of Chicago Press,
1998 ; mais Salvador est le premier à écrire une vie juive moderne de Jésus, cf. Matthew Hoffman,
From Rebel to Rabbi. Reclaiming Jesus and the making of modern jewish culture, Stanford, Stanford
University Press, 2007, p. 27.
71. . Pierre Granal, « Jésus-Christ et sa doctrine de M. Salvador », Le Temps, 21 mai 1838.
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72. . Edouard Drumont, La France juive, Paris, Marpon et Flammarion, 1886.
73. . Simon Bloch, « Nécrologie… », loc. cit., p. 492-493.
RÉSUMÉS
Les grandes disputations théologiques qui scandent l’histoire des relations judéo-chrétiennes au
Moyen Age semblent définitivement jetées dans l’oubli à l’orée du XIXe siècle français. Les
israélites, fraîchement intégrés dans la nation, ne tiennent pas à exhumer une querelle ancienne,
liée aux heures les plus tragiques de la communauté. Un jeune écrivain autodidacte, né dans un
milieu cévenol protestant d’une mère catholique et d’un père d’ascendance marrane, Joseph
Salvador, pense au contraire le moment venu pour faire éclater au grand jour le nœud de
discorde entre juifs et chrétiens. Se plaçant dans le sillage de l’exégèse biblique allemande,
Salvador engage dans les dernières années de la Restauration une relecture singulière des
origines du christianisme. Sous un régime qui a rétabli le catholicisme dans sa dignité de religion
d’État, l’historien israélite a l’audace d’affirmer que la condamnation à mort de Jésus par le
tribunal hébreu du Sanhédrin est parfaitement légale au regard du droit mosaïque.
Profondément heurtée, l’opinion catholique relève le défi de ce nouvel « ennemi de la Religion ». Cette controverse se place d’abord sur un terrain politique puisque Salvador utilise l’histoire
sainte pour légitimer la cause du parti libéral face aux défenseurs d’un modèle théocratique ;mais, rapidement, le débat s’engage sur le champ religieux et pose les fondements modernes du
différend judéo-chrétien.
At the turn of the nineteenth century in France, the great theological disputations that had, until
then, punctuated the relations between Jews and Christians seemed to be forgotten. Having just
been integrated into the French nation, the Israelites were careful not to unearth the old quarrel
linked to the darkest moments of the history of the Jewish community. However, Joseph
Salvador, a young self-taught writer born in the protestant area of the Cévennes, from a Catholic
mother and a father of Marrano origins, thought, on the contrary, that the time had come to
bring to light the nub of the argument between Jews and Christians. At the end of Charles X’s
reign, Salvador initiated a peculiar reinterpretation of the roots of Christianity, in the wake of
the German critical exegesis. While Catholicism had been reinstated as state religion, this
Israelite historian was bold enough to declare that Jesus’ death sentence was perfectly legal
according to the Mosaic law. Being deeply offended, Christian thinkers took up the challenge
raised by this new “enemy of Religion”. The controversy first took place on a political ground, as
Salvador used religious history in order to legitimate the liberal party’s ideas, as opposed to
those in favour of a theocratic model. Nevertheless, very soon, the debate became religious and
settled the grounds for the Jewish-Christian disagreement.
Die großen theologischen Disputationen, die die Geschichte der jüdisch-christlichen Beziehungen
im Mittelalter bestimmten, waren am Ende des 19. Jahrhunderts in Frankreich völlig in
Vergessenheit geraten. Die jüdische Bevölkerung, gerade in die Nation integriert, wollte keinen
alten Streit ausgraben, der mit den tragischsten Stunden ihrer Gemeinschaft verbunden war.
Joseph Salvador, ein junger autodidaktischer Schriftsteller, geboren im protestantischen Milieu
der Cevennen als Sohn einer katholischen Mutter und eines Vaters marranischer Herkunft,
meinte dagegen, dass der Moment gekommen sei, um den Kern der Auseinandersetzung
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zwischen Juden und Christen öffentlich sichtbar zu machen. Salvador stellte sich in die Tradition
der deutschen Bibelexegese und initiierte in den letzten Jahren der Restauration eine
Neuinterpretation der Ursprünge des Christentums. Unter einem Regime, das den Katholizismus
als Staatsreligion wieder eingesetzt hatte, traute sich der jüdische Historiker zu behaupten, das
Todesurteil gegen Jesus durch das hebräische Tribunal von Sanhedrin sei im Hinblick auf das
mosaische Recht völlig legal gewesen. Tief verletzt griff die katholische Öffentlichkeit die
Herausforderung dieses neuen « Feindes der Religion » auf. Die Kontroverse spielte sich
zunächst auf politischem Terrain ab, da Salvador die Heilsgeschichte nutzte, um die Ideen der
liberalen Partei gegenüber den Verteidigern eines theokratischen Models zu legitimieren.
Schnell aber griff die Debatte auch auf religiöses Terrain über und legte die Grundlagen für die
jüdisch-christliche Spaltung in der Neuzei
AUTEUR
JOËL SEBBAN
Allocataire moniteur normalien à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (Centre d’histoire du
XIXe siècle)
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
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1848 à Venise : l’imaginairepolitique d’une révolution italienne1848 in Venice: the political imaginary of an Italian revolution
1848 in Venedig : die politische Vorstellungswelt einer italienischen Revolution
Ivan Brovelli
1 Vers la deuxième moitié de l’année 1847, inspiré par la lutte menée à Milan par Carlo
Cattaneo1, l’avocat Daniele Manin (1804-1857) s’impose à Venise comme le chef de file
du mouvement d’indépendance nationale. Conformément au principe du combat dans
le strict cadre de la légalité, il s’attache à condamner les iniquités que le royaume de
Lombardie-Vénétie fait subir aux populations italiennes. En représailles d’une pétition
adressée à la Congrégation centrale vénète, dans laquelle il demandait, entre autres,
que le royaume soit « véritablement national et italien », c’est-à-dire indépendant des
ministères viennois, Manin est arrêté le 18 janvier 1848 avec Nicolò Tommaseo, homme
de lettres dalmate qui l’avait rejoint dans la lutte politique2. Libérés le 17 mars en
raison des événements survenus à Vienne, les deux hommes pensent que le moment est
venu de provoquer une insurrection. La tension entre les Vénitiens et les autorités
autrichiennes est à son comble lorsque le matin du 22 mars, les ouvriers de l’Arsenal de
Venise s’insurgent et tuent le commandant militaire Marinovich. Voulant éviter de
possibles débordements, Daniele Manin se rend à l’Arsenal pour pacifier les insurgés, à
la tête de la Garde civique créée le 18 mars. Dans l’après-midi, à la suite de la reddition
des Autrichiens, Manin proclame la République. Déjà Milan s’était révoltée quatre jours
auparavant et parvenait à repousser les Autrichiens. Ainsi le 22 mars 1848, lorsque
Daniele Manin proclame la République sur la place Saint-Marc, entouré d’une foule
enthousiaste, les symboles du passé, de la Révolution française et du Risorgimento se
croisent en un complexe jeu de miroirs : « Renverser l’ancien gouvernement, cela ne
suffit pas ; il faut encore lui en substituer un autre, et pour nous, le meilleur
gouvernement me semble la République, car il rappellera nos anciennes gloires et sera
amélioré par les libertés modernes. Non pas que nous entendions par là nous séparer de
nos autres frères italiens ! Bien au contraire, nous allons former un de ces centres qui
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serviront à la fusion graduelle, successive, de notre Italie chérie en un seul tout ! Vive
donc la République ! Vive la liberté ! Vive saint Marc ! »3
2 Cet extrait final du discours de Daniele Manin décline le corpus référentiel de la
nouvelle République de Venise : le retour aux sources historiques de l’indépendance
vénitienne, l’évocation de la Sérénissime, l’aspiration à un système républicain certes,
mais démocratique avant tout, et enfin la dimension nationale envisagée comme une
« fusion graduelle » qui traduit ainsi la préférence de Manin pour une solution fédérale.
Ces références politiques du Quarantotto vénitien sont plus complémentaires que
contradictoires, elles sont constitutives de son originalité.
22 mars 1848 : proclamer la République ouressusciter la Sérénissime ?
Le mythe de la mort de Venise 4
3 La comparaison de la proclamation de la république de 1848 avec une résurrection de la
Sérénissime est naturellement envisagée par une chronique de la Gazzetta di Venezia qui
rappelle que « le monde, qui appelait encore dernièrement Venise déchue, qui depuis
peu commençait à l’appeler ressuscitée, peut à présent la dire sauvée »5.
4 À la veille de 1848, la « mort de Venise » est à la fois une réalité politique et un mythe
historiographique et littéraire. La « mort légale » de Venise remonte au 12 mai 1797,
lors de l’abdication du doge Ludovico face à l’avancée des troupes françaises. La mise en
place d’un nouveau gouvernement municipal démocratique s’accompagne alors d’une
irruption de représentations révolutionnaires inspirées par la France. Les arbres de la
liberté fleurissent sur la place Saint-Marc et les bonnets phrygiens l’emportent sur les
anciens symboles de la Sérénissime, comme le montre l’iconographie de l’époque : lelion de saint Marc est bâillonné, la Liberté, coiffée d’un bonnet phrygien, libère la ville
de Venise, l’emblématique devise Pax tibi Marce evangelista meus est remplacée par la
devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité »6. La mort même de Venise est figurée
par une lithographie en couleur, intitulée La mort du lion de saint Marc, l’œuvre se
voulant une allégorie de la victoire des troupes françaises sur le gouvernement de la
République de Venise7. Le célèbre lion y figure étendu sur le sol, abattu par le feu d’un
canon surmonté d’un coq gaulois triomphant. Mais le traité de Campoformio du
17 octobre 1797, livrant la ville aux Autrichiens, clôt la parenthèse révolutionnaire
d’inspiration française.
5 Le mythe historiographique et littéraire de la mort de Venise tire son origine de l’
Histoire de la République de Venise de Pierre Daru, parue en 18198. Sans vouloir caricaturer
une œuvre qui s’avère plus subtile et ambiguë qu’il n’y paraît, l’idée maîtresse de l’
Histoire de Daru est que la cité des doges, amollie par de longues années de décadence
où le patriciat oisif passe son temps en divertissements multiples, est déjà morte
politiquement avant même l’arrivée de Bonaparte dans la ville. Ainsi, la disparition de
la cité millénaire ne suscite aucun émoi en Europe ; en 1814, les quelques aspirations à
la restauration de la Sérénissime restent sans conséquence. Le romantisme européen –
Arsène Houssaye, John Ruskin, George Byron, entre autres – vient accentuer cette
image décadente et lascive d’une Venise appartenant plutôt au passé qu’à l’avenir.
Inversement, à Venise même, cette légende noire engendre, dans la première moitié du
XIXe siècle, une historiographie qui s’oppose à ce mythe négatif, en louant au contraire
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la modération et la sagesse d’un patriciat qui avait assuré la richesse économique et la
paix sociale et qui, de ce fait, était apprécié du peuple. Cette historiographie vénitienne
vise à réévaluer le passé du gouvernement de la Sérénissime face à la domination
autrichienne9.
6 En 1848, le terme de Risorgimento possède donc ainsi à Venise un double sens ; par delà
la dimension nationale, celle du réveil de l’Italie, il désigne ici la « renaissance » de
Venise après quatre décennies d’une mort languissante. On ne peut comprendre les
événements vénitiens sans tenir compte de cet héritage des représentations de la
Sérénissime.
Mythes et représentations de la Sérénissime en 1848
7 En 1848 le lion ailé de saint Marc, emblème de Venise, devient le symbole de la liberté
retrouvée. « Le réveil du lion » est d’ailleurs le titre d’une lithographie satirique de 1848
représentant le fameux lion en train de mordre le postérieur d’un soldat autrichien10.
Alors qu’en 1797 le lion ailé représentait un ordre révolu, en 1848 il symbolise l’espoir
de l’indépendance. La première affiche du Gouvernement provisoire de la République,
rédigée par Manin en personne et qui appelle au calme, porte sur son en-tête le lion de
saint Marc après plus de cinquante ans d’absence11. La Gazzetta di Venezia exhibe à partir
du 22 mars 1848 le lion de saint Marc avec au fond une forteresse sur laquelle flotte un
drapeau, symbole de la terre ferme. Alors que la guerre s’intensifie à partir du
29 janvier 1849, et conformément à la tradition, le lion tient désormais entre ses pattes
non seulement le Livre, mais également une épée12 pour souligner l’effort de guerre qui
aboutira à la proclamation de la résistance à tout prix au mois d’avril 1849. Vers la fin
du mois de mars, Manin reçoit une lettre signée d’un « vétéran » de la Sérénissime
expliquant qu’il faut scrupuleusement appliquer les canons héraldiques dans la
représentation du lion de saint Marc, car celle-ci est des plus fantaisistes. Bien
qu’isolée, cette lettre s’inscrit dans un courant de restauration de la symbolique
républicaine propre à Venise13. En 1848, le lion est donc un symbole politique
identitaire, utilisé pour susciter l’adhésion du peuple vénitien dans un sursaut de
patriotisme local. Or le symbole de saint Marc n’évoque pas seulement la cité de Venise,
mais également son ancien empire. Aussi le drapeau de Venise se doit-il d’être un appel
aux anciennes possessions adriatiques pour qu’elles se joignent à l’ancienne Dominante
dans son combat pour la liberté. Cette idée de soulèvement des territoires de l’ancienne
Sérénissime est l’aboutissement ultime de la « résurrection » de Venise : non
seulement la ville renaît de ses cendres, mais l’empire est prêt à ressurgir, fondé cette
fois-ci non plus sur la domination d’une cité, mais sur la lutte commune pour la liberté
des peuples. L’idée d’une « Sérénissime des peuples libres », si nous pouvons l’appeler
ainsi, s’éloigne singulièrement du projet unitaire du Risorgimento ; elle est très
clairement exposée dans un appel du 12 mai 1848, signé Carlo Rampazzi, destiné aux
citoyens dalmates invités à se rallier au drapeau de Venise : « Chaque fois que la
République de Venise vous a appelés, vous avez été prêts à la défendre, valeureux,
victorieux ; il suffit de rappeler le nom de saint Marc aux Dalmates, et les voilà qui
s’arment, se défendent ; leur sang est pour la République de Venise, pour l’État vénète ;
aux armes, aux armes, glorieux et affectueux Dalmates ! Les Vénètes ont besoin de
votre courage : c’est saint Marc qui vous rappelle ! »14
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8 Cristina di Belgioioso – qui écrit depuis Paris son récit des événements vénitiens grâce
aux témoignages directs des émissaires de Venise Angelo Toffoli et Nicolò Tommaseo –
fournit un éclairage supplémentaire. La rumeur selon laquelle Venise cherche à rétablir
son contrôle sur l’Adriatique, notamment sur les îles ioniennes, est particulièrement
tenace, elle est relayée par les détracteurs de la République de Manin, notamment en
Piémont et en Lombardie15. Enfin, dans de nombreux textes et caricatures, le lion ailé
participe aux métaphores guerrières illustrant le combat de Venise contre l’Autriche,
retrouvant ainsi son rôle de totem lagunaire16.
9 Dans ce mouvement de retour aux fondements symboliques de la cité, la figure du doge
ressurgit inévitablement. Manin dernier doge ? À l’origine de cette comparaison, bien
réelle en 1848, il y a le hasard, ou plutôt l’ironie de l’Histoire : le dernier doge, destitué
en 1797 par Bonaparte, s’appelait Ludovico Manin. Venise meurt et renaît donc sous un
Manin. Les poètes et les journalistes jouent de cette homonymie pour montrer la
prédestination de Venise à renaître17. Toutefois, la figure de Manin est plus volontiers
associée à celle du père. De nombreuses lettres adressées à Manin par des Vénitiens
commencent par « Padre ». Paul Ginsborg rappelle que Domenico Corrao, chef de la
faction des Nicolotti (les habitants du quartier de San Nicolò) s’adresse à l’avocat en
commençant par « Notre cher père Manin » dans une lettre du mois de juin18. Manin se
présente volontiers comme « ami », aussi le premier texte qu’il fait afficher dans Venise
le soir du 22 mars est-il signé « votre ami Manin »19. Ce lien privilégié entre le chef et
son peuple tient pour beaucoup à l’attitude de Manin, qui s’exprime volontiers en
vénitien lorsqu’il s’adresse à la foule, rompant ainsi la distance entre le bourgeois et
l’ouvrier, entre le chef politique et le citoyen. Sur la place Saint-Marc, il apprécie
particulièrement les mots simples, les questions auxquelles la foule peut répondre –
toujours en vénitien – dans un registre émotionnel, surtout lorsqu’il lance des appels au
calme20.
10 Mais Manin se sent-il pour autant un nouveau doge ? Dans ses notes d’exil, à Paris, il
revient sur cette comparaison en des termes on ne peut plus clairs, malgré le style
télégraphique de ses remarques : « Doge de Venise. Mon ambition visait beaucoup plus
haut : j’ose à peine l’avouer. Washington »21. Le doge incarne certes la Venise
historique, mais Washington représente le chef démocrate par excellence, un idéal
davantage conforme au projet politique de Manin qui n’est pas une « restauration
républicaine », mais l’instauration d’une démocratie à Venise et dans l’ensemble de
l’Italie. Jamais Manin, dans son exercice du pouvoir, ne réactive la symbolique ducale.
11 La troisième figure traditionnelle employée en 1848 est celle de la Vierge Marie.
Traditionnellement les Vénitiens ont une dévotion particulière pour la Madonna
Nicopeia (du grec nikopoia, « qui conduit à la victoire »). Une chapelle à droite de l’autel
principal de la basilique de Saint-Marc est dédiée à cette icône récupérée lors de la
quatrième croisade. La résurgence du culte marial en 1848 n’est pas seulement liée à la
tradition populaire, il faut l’associer également à l’élan néo-guelfe suscité par l’élection
de Pie IX en 1846. Dans un pays profondément catholique, on comprend mieux la
charge émotionnelle et le pouvoir de cohésion que peut avoir un culte religieux revêtu
d’une symbolique patriotique22. Il n’est donc pas étonnant que le peuple vénitien ait cru
à deux reprises, en 1848, à l’intervention de la Vierge pour le protéger. Comme tous les
ans, le 18 mars 1848 la Madone est exposée dans la basilique de Saint-Marc, dans
l’attente de la célébration, une semaine plus tard, de la fondation de la ville de Venise.
Or ce jour-là, les soldats autrichiens tirent sur la foule sans tuer personne et l’on crie
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donc au miracle. De même le 22 mars, lors de la proclamation de la République par
Manin, on attribue à la Vierge le fait que les Autrichiens se soient rendus sans coup
férir. Une chanson répétait d’ailleurs « Vive Venise/Vive la liberté/Vive la Vierge
Marie/Qui t’a libérée »23. La proximité avec la fête de l’Annonciation, célébrée le
25 mars, vient accentuer cette croyance que la Gazzetta di Venezia du 26 mars 1848
contribue à relayer, en rapportant également que pendant trois jours la basilique de
Saint-Marc a été envahie par une foule de personnes de classes, de religions et d’âges
différents, venue prier la Vierge pour l’heureuse issue des événements et crier au
miracle24. Le patriarche Jacopo Monico, lui-même, avant que ne soit proclamée la
République, place les événements du 17 au 21 mars sous les auspices de la Sainte
Vierge, redonnant toute sa valeur symbolique à l’antique figure mariale25. Cette
dévotion est également entretenue par les autorités civiles au printemps 1849, lorsque
la résistance de la ville au siège autrichien devient plus pesante. Manin intervient en
effet pour que la Madone soit toujours exposée dans la basilique en tant que Madone
Nicopeia au vrai sens du terme, celle qui conduit à la victoire. Parallèlement, les
nouvelles venues de France redonnent vie au répertoire symbolique révolutionnaire.
La Révolution française et la Seconde République :illusions et désillusions d’un modèle politique
Dans le sillage de Février ?
12 La composition du Gouvernement provisoire paraît le 23 mars 1848 dans un supplément
de la Gazzetta di Venezia. Le nom d’Angelo Toffoli, ouvrier, ministre sans portefeuille,
n’est pas sans rappeler celui d’Alexandre Martin, alias Albert dans le Gouvernement
provisoire de la République française. Daniele Manin est d’ailleurs très explicite à ce
sujet : « Toffoli pour son influence sur les classes inférieures et pour sa signification
démocratique et par imitation française »26.
13 Mais Toffoli n’est pas un ouvrier, il est propriétaire d’un atelier de couture à Venise,
bénéficiant d’une certaine aisance qui lui permit d’aider financièrement la famille de
Manin lorsque celui-ci était en prison27. Dès le 23 mars, Isacco Pesaro Maurogonato28,
une des figures importantes du Quarantotto vénitien, dans une lettre à Nicolò
Tommaseo, précise ce qui distingue la « révolution sociale » française de 1848, menée
par « les ouvriers et le peuple » de celle de Venise, « révolution politique » faite « par la
classe intelligente », la bourgeoisie29. À Venise, le droit au travail est des plus critiqué
par les dirigeants principalement issus de la bourgeoisie commerçante ou d’affaires.
Manin, par exemple, est conforté dans sa méfiance des ateliers nationaux par les
événements parisiens de Juin30.
14 En revanche, Venise s’inspire de la France pour promouvoir la liberté de culte, la
liberté de la presse et le suffrage universel masculin. Les symboles républicains français
côtoient les symboles vénitiens lors des cérémonies officielles, comme le 11 septembre
1848 lors de la revue des troupes de la Garde nationale sur la place Saint-Marc, où la
Marseillaise est chantée et perçue comme l’emblème de la fraternité qui lie Venise à la
nation française31. Le 25 mars, Gustavo Modena prend la défense de la République, non
pas celle de la Sérénissime, mais bien la République française de 1792. Il s’attache à
démentir la rhétorique réactionnaire des monarchies et de l’Église, selon laquelle le
mot de république serait synonyme « d’anarchie, de terreur, de boucherie, de pillage,
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de guillotine en permanence, de profanation d’autels, d’athéisme et de chaos »32. À ses
yeux, la République reste, malgré les excès du passé, celle des Droits de l’Homme et du
progrès. La devise de la République française semble être, pour certains, l’expression
républicaine idéale de la nouvelle Venise. Luca Lazaneo publie le 12 avril 1848 un long
texte en faveur de la liberté de presse et répète la devise « Libertà, Uguaglianza e
Fraternità »33. Toujours au mois d’avril est publiée une Marseillaise italianisée, qui ne se
veut pas une traduction, mais la création d’une nouvelle Marseillaise. Le chant français
devient ainsi une source d’inspiration et de réinvention34.
La Révolution française en héritage : fantasmes et embarras
diplomatiques
15 Lorsque la République revient en France en 1848, dans une Europe redessinée par les
restaurations, les fantômes du passé ressurgissent et inquiètent les monarchies. C’est
pourquoi Lamartine, ministre des Affaires étrangères du Gouvernement provisoire de
la nouvelle République, rédige un texte visant à rassurer les pays voisins. Ce manifeste
aux puissances européennes, paru le 4 mars 1848, répudie clairement le messianisme
révolutionnaire : « Le monde et nous, nous voulons marcher à la fraternité et à la
paix ». Tenu d’apaiser les appréhensions des chancelleries sans brusquer les
révolutionnaires parisiens, Lamartine reconnaît de facto les traités de 1815 qu’il
condamne formellement de jure ; en d’autres termes, la France reconnaît les frontières
issues du Congrès de Vienne et son révisionnisme de principe n’envisage que le recours
à la diplomatie. Profondément éprise de paix, la France se déclare néanmoins disposée
à se battre si elle y est « contrainte ou menacée » ou si l’Autriche prétend écraser sur
ses frontières les mouvements libéraux et nationaux d’Italie et de Suisse. En ne
souhaitant que le « prosélytisme de l’estime et de la sympathie », le manifeste atteint
son but essentiel : gagner les bonnes grâces de Londres. L’entente étroite avec le
Royaume-Uni est, pour Lamartine et ses successeurs, la condition du maintien de la
paix. Enfin, à l’intérieur même du gouvernement, Lamartine clarifie la position de la
France face aux fervents partisans de la « croisade des peuples », tels Ledru-Rollin et
Louis Blanc35.
16 Toutefois le manifeste du 4 mars donne un grand espoir aux Italiens, dans la mesure où
la France se déclare alliée des patriotes italiens en lutte contre l’Autriche, et Manin en
profite pour demander une reconnaissance officielle de la République de Venise par le
gouvernement français, indépendamment de toute alliance militaire. Il peut compter
sur l’aide du consul de France à Venise Limperani qui, dans une lettre à Lamartine
datée du mois d’avril, fait remarquer au ministre que la République de Venise est le seul
État d’Italie à avoir suivi l’exemple français et qu’en se détachant des anciennes
traditions, il a opté pour des institutions démocratiques36. À côté des requêtes adressées
au consul, de nombreux courriers sont également envoyés à Lamartine par Manin ou
Tommaseo : tous, durant les deux premiers mois succédant au 22 mars, ne demandent
qu’une reconnaissance officielle ou du moins de fait, à l’exemple de la Confédération
helvétique. « La France pouvait nous assister moralement en nous reconnaissant
comme gouvernement de fait », écrit Manin en exil37. La reconnaissance politique est
considérée par Manin comme une force morale inscrivant Venise et la France dans un
même combat idéologique en faveur de la démocratie et de la liberté des peuples. L’idée
que Venise et la France soient sur un pied d’égalité dans leur essence républicaine et
démocratique est confirmée par une lettre de Manin à Bastide, lettre de la dernière
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chance où l’on perçoit que Manin perd cependant tout espoir d’un soutien français :« Ce n’est pas le président de la petite République de Venise qui le demande au ministre
de la puissante République française, c’est le citoyen qui le demande au citoyen,
l’honnête homme à l’honnête homme »38. Mais la France ne souhaitant pas reconnaître
officiellement la République de Venise, la situation en reste à la simple déclaration
d’amitié envoyée par Lamartine à Tommaseo et publiée dans la Gazetta di Venezia39. Le
statu quo s’explique par les implications diplomatiques et militaires qu’une telle
déclaration pourrait engendrer.
17 En effet, au fur et à mesure que les Piémontais s’affirment comme les chefs de file de
l’indépendance nationale, le célèbre adage de Charles-Albert, « l’Italia farà da sè »
(l’Italie fera d’elle-même), devient l’emblème du refus de l’ingérence étrangère. Guerre
de libération nationale, le Risorgimento ne peut accepter l’intervention d’un pays
étranger, quel qu’il soit, d’autant plus que le Piémont monarchique voit d’un mauvais
œil la propagation du modèle républicain. Ainsi, jusqu’à l’armistice de Salasco du 9 août
1848, qui voit la défaite des armées piémontaises, la presse vénitienne foisonne
d’articles condamnant les velléités d’imitation de la France et les demandes
d’intervention en Italie, autant de questions au cœur du débat entre monarchistes pro-
piémontais et républicains pro-français. La Gazzetta du 3 avril publie par exemple deux
lettres de Vincenzo Gioberti, dans lesquelles il invite les Italiens à s’écarter de la voie
choisie par la France et à reconnaître la spécificité de l’Italie40. La note au poème
intitulé Dehors l’étranger de Giovanni Prati est explicite à cet égard : « Non seulement
l’Autrichien, mais tout étranger, même s’il devait être le pays le plus fort et le plus
civilisé du monde ». À ses yeux, même si la France est un pays ami, elle n’en demeure
pas moins un pays étranger, qui ne peut donc contribuer à un mouvement dont
l’objectif est la libération de l’Italie41.
18 Mais la question de l’appui militaire français refait surface après l’armistice de Salasco.
Dans la nuit du 11 au 12 août, Manin décide d’envoyer un émissaire à Paris. Le choix se
porte sur Tommaseo, qui y avait vécu en exil de 1833 à 1839 et rencontré alors
Lamartine et Georges Sand. L’espoir suscité par une éventuelle intervention française
est particulièrement sensible aux mois d’août et de septembre et les émissions
monétaires semblent également aller dans ce sens. Au mois d’août apparaissent en effet
les pièces de 5 et 20 lires qui, au revers, présentent la devise « Alliance des peuples
libres », sorte d’appel aux peuples libres à s’unir. L’appel à la France y est implicite ; par
son gouvernement démocratique et la portée universelle des idéaux de 1789, elle
constitue le premier des peuples libres. Dans la deuxième moitié du mois d’août, le
Vénitien Antonio Bevilacqua Lazise diffuse un texte en faveur de l’intervention
française, suivi d’une pétition d’un millier de signatures. Son argumentation souligne le
paradoxe du recours à une nation étrangère pour libérer le pays d’un autre pays
étranger, mais remarque que la France est le berceau des libertés et la meilleure
garante des principes démocratiques et républicains42. Plus intéressant est l’appel lancé
aux Français d’Italie par les vétérans des troupes napoléoniennes. De nombreux
volontaires français sont partis en effet en Italie du Nord pour aider les patriotes
italiens, notamment dans le cadre de la Légion Franco-italienne43. Dans ce texte du mois
d’août 1848, où raisonne la phrase « la Grande nation ne ment pas », les vétérans se
veulent les garants des principes démocratiques et de la mémoire révolutionnaire et
appellent les jeunes volontaires français à en faire autant en Italie44.
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19 Il apparaît clairement que pour les partisans italiens de la solution française, la France
républicaine ne doit pas s’écarter de son modèle historique. Leur discours politique
s’alimente du mythe et non de la réalité politique, sans doute parce qu’il autorise
l’espoir et le rêve. Finalement, la France envoie quatre navires de guerre au mois d’août
dans la lagune, mais lors d’un vote au conseil des ministres, au début du mois de
septembre, la majorité s’exprime contre l’intervention militaire, privilégiant la solution
diplomatique qui a le soutien de l’Angleterre45.
1848 : entre tradition et syncrétisme
Cohésion religieuse et cohésion nationale
20 Dans un pays divisé en plusieurs entités politiques, sous influence étrangère et où les
cultures, les langues et les traditions diffèrent énormément, la religion catholique
constitue un dénominateur commun. Ainsi, l’idée de constituer l’unité italienne autour
de la religion catholique fait-elle rapidement son chemin. Le texte fondateur de ce
courant de pensée est celui de Vincenzo Gioberti, Del primato morale e civile degli Italiani,
publié en 1843. Cet ouvrage devient un véritable manifeste des thèses néo-guelfes.
Gioberti élabore une conception historique de la nation italienne incarnée
successivement par la puissance de la Rome antique, la liberté de l’Italie des communes
médiévales, le prestige de la Rome pontificale et enfin les combats contre les étrangers.
Dans le Primato, il insiste plus particulièrement sur la prédominance de la civilisation
italienne face à ses rivales européennes. Le projet unitaire des néo-guelfes est de
former une confédération des États italiens, autonomes mais unis sous la présidence du
Souverain Pontife, à la condition que le pape accepte la modernisation
constitutionnelle dans ses États et l’engagement dans la lutte contre les Autrichiens46.
L’espoir des néo-guelfes se réveille d’une manière on ne peut plus éclatante quand,
entre le 16 et le 17 juin 1846, le cardinal Giovanni-Maria Mastai Ferretti devient pape
sous le nom de Pie IX. Très rapidement, grâce aux séries de réformes qu’il accorde aux
États pontificaux, celui qui allait être immédiatement surnommé le pape libéral
enflamme les esprits des patriotes italiens, qui font du cri « Vive Pie IX ! » l’emblème
même du mouvement unitaire. Dans une lettre du 19 avril 1848, Tommaseo écrit à
Manin qu’il faut opposer Pie IX et la France à Charles-Albert, révélant ainsi son espoir
de voir une vraie offensive de l’armée pontificale contre les troupes autrichiennes47.
21 Le mythe de la croisade néo-guelfe de Pie IX tire parti de l’ambiguïté de la bénédiction
papale sur l’Italie prononcée le 10 février 1848 : si l’Italie est bénie, l’Autriche est
forcément maudite, la lutte pour l’indépendance devient alors une guerre sainte48.
Nicolò Tommaseo attribue au général Durando et à Massimo d’Azeglio l’origine de
l’emploi du terme de croisade en avril 184849. Ce terme rencontre un grand succès à
Venise, et grâce à l’éloquence de prédicateurs capucins comme Ugo Bassi50, Alessandro
Gavazzi ou le père Tornielli51, la croisade rassemble de nombreux volontaires. Une
étude des corps croisés vénitiens reste à faire : ils sont composés essentiellement de
jeunes gens, entre 17 et 25 ans, et quelques femmes y participent. La femme en est
toujours le porte-drapeau, affichant ainsi les trois couleurs nationales avec, sur le
blanc, la surimpression d’une croix ou la devise « Dieu le veut ! », référence à la
première croisade. Les croisés interviennent pour la première fois dans la défense de la
ville de Palmanova au début du mois d’avril et cette expédition porte rapidement le
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nom de Première croisade. Comme au Moyen Age, les croisés portent une croix sur la
poitrine. En Vénétie, jamais un corps militaire n’a suscité autant d’adhésions de la part
de volontaires et même après la déclaration papale du 29 avril 1848, les corps croisés
continuent de s’appeler ainsi et se battent pour la défense de la ville jusqu’à la
reddition en août 1849.
22 La croisade de 1848 se présente comme une lutte de la civilisation contre la barbarie.
Les croisés se considèrent comme les représentants de la civilisation latine et de la
liberté. L’Autrichien est le barbare esclavagiste, réactionnaire, ennemi des peuples
libres. Le Moyen Age demeure une source d’inspiration pour les patriotes italiens en
1848, trait caractéristique d’une révolution romantique. Le serment de Pontida qui
donne naissance à la Ligue Lombarde, le 7 avril 1167, est le meilleur exemple
d’événement historique réinvesti d’une dimension nationaliste au XIXe siècle.
Interprété par la littérature romantique comme un sursaut national avant l’heure, le
serment de Pontida est déjà en 1848 un des piliers de la mythologie nationale, en
Lombardie bien sûr, mais également en Vénétie. À Pontida est organisée une
commémoration néo-guelfe où les effigies de Pie IX et d’Alexandre III, le pape qui avait
béni la Ligue Lombarde, sont exposées pour l’occasion, soulignant ainsi la cohésion des
Italiens autour du pape contre l’empire germanique, dont l’esprit est incarné en 1848
sous les traits de l’Autriche52. La croisade s’insère dans cet ensemble référentiel qui
constitue le trait fondamental de la « révolution italienne ».
23 Face aux pressions des patriotes italiens, Pie IX, prisonnier de son propre mythe, est
contraint de s’exprimer clairement sur le sujet : or, dans son discours du 29 avril 1848,
il annonce qu’il ne mènera aucune guerre contre l’Autriche53. En Vénétie, la déclaration
de Pie IX ne suscite pas de grande réaction et pendant quelques mois encore, le mythe
résiste à la réalité. Ce n’est qu’après la fuite du Saint-Père à Gaète, le 24 novembre 1848,
que l’état de grâce cesse brutalement. Si jusqu’en novembre 1848 la littérature à la
gloire de Pie IX, l’homme qui a racheté l’Italie, est abondante, on condamne ensuite la
volte-face d’un homme apeuré qui a rejoint les forces réactionnaires. Les auteurs
vénitiens rendent les proches conseillers du pape responsables de sa conduite et de sa
trahison des principes nationaux et démocratiques54. Lors de la mise à sac du palais
Querini Stampalia, résidence patriarcale, le 3 août 1849, le peuple vandalise les
portraits de Pie IX, brisant ainsi symboliquement le rêve néo-guelfe.
La recherche d’une continuité historique
24 Soulignons-le, la révolution italienne de 1848 s’oppose clairement à l’état d’esprit de
1789 : Risorgimento signifie re-naissance, il s’agit de renouer avec la grandeur du génie
italique de l’époque moderne ou de l’Antiquité. 1848 ne se veut pas une rupture, il
s’inscrit au contraire dans une continuité historique forte55.
25 L’historien Furio Diaz parle d’une véritable incompréhension de la Révolution française
par les hommes du Risorgimento, une incompréhension héritée de l’expérience des
républiques jacobines des années 1797-1799. Au XIXe siècle, l’historiographie italienne
de la Révolution ne retient que le régicide et la Terreur. Un penseur comme Vincenzo
Cuoco reproche par exemple à la Révolution de 1789 d’être une construction de
concepts abstraits, contraires aux lois naturelles, sans profondeur temporelle, en
d’autres termes sans racines56. À Venise, Antonio Alchini publie le 30 avril 1848 une
prière à saint Marc, dans laquelle il évoque l’outrage et l’échec de 1797 : les libertés
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nouvelles ne peuvent s’établir à Venise que si elles respectent l’ordre naturel et
historique de la cité lagunaire57. Selon l’auteur, les mots d’égalité et de liberté étaient
ceux de Robespierre et donc de la Terreur, alors que 1848 se fait contre les principes de
1789, en s’appuyant sur ceux du Christ qui transcendent la révolution elle-même,
puisque millénaires.
26 La méfiance vis-à-vis du modèle français se lit également dans la pensée de Giuseppe
Mazzini. S’il reconnaît à la Révolution française le mérite d’avoir réalisé la conquête des
libertés individuelles et le triomphe du droit, il estime qu’à l’ère des droits de l’Homme
doit succéder l’ère des devoirs, fondements de la vie en société. Sa position n’est guère
éloignée toutefois de celle des thermidoriens qui, dans la Constitution de l’an III,avaient fait suivre la déclaration des droits de l’Homme par une déclaration de ses
devoirs58. La pensée mazzinienne traduit donc tout particulièrement cette originalité
italienne qui, en s’appropriant les paradigmes français, les interprète, les reconstruit et
les adapte au contexte politique et socio-culturel de la péninsule italienne.
27 Mais la fusion progressive de Venise souveraine dans un État italien indépendant telle
qu’envisagée par Manin se réfère avant tout à la riche tradition municipale de l’Italie59.
Au début de son exil à Paris, il s’interroge sur l’annexion de Venise au Piémont en
1848 : « Venise en s’unissant au Piémont s’unissait aux autres États italiens ? Non,
puisque le Piémont en était séparé. Venise voulait accéder ou à l’unité ou à la
fédération, mais non à la formation d’un État qui ne comprenait pas toute l’Italie et qui
était trop grand pour entrer normalement dans une fédération »60.
28 Manin refuse l’idée d’une Italie résultant de l’élargissement d’un seul État au détriment
des autres, la seule issue possible est pour lui celle d’une adhésion spontanée de chaque
État au sein d’une fédération, l’équilibre entre ses membres étant fondamental61. Cela
ne l’empêchera pas de se rallier au Piémont à partir de 1855 dans le cadre de la Société
nationale62. Mais en 1848, pour Manin, la République de Venise est « une des familles
italiennes », comme le rappelle le lion de saint Marc, en haut à gauche sur le champ
vert du nouveau drapeau tricolore commun aux nouvelles républiques
révolutionnaires63. L’unité qu’il nomme « communion italienne » doit passer par le
fédéralisme, une solution politique dont les États-Unis et la Suisse sont les meilleurs
exemples. En Italie le fait républicain conserve un lien étroit avec l’univers urbain (les
républiques de Florence, de Venise, etc.) et secondairement avec la nation. La ville
comme petit État et patrie à part entière, communauté solidaire où la citoyenneté est
vécue de manière directe, s’avère être la plus adaptée à l’apprentissage des valeurs
civiques. C’est pourquoi il n’est pas si étonnant de constater qu’au XIXe siècle, en plein
Risorgimento, se développe une véritable mythologie communale, alors même que les
Italiens se battent pour une unité nationale. Toutefois, avant de réaliser l’unité, il faut
d’abord affirmer sa propre identité « ancestrale » contre celle de l’autre, de l’étranger,
de l’ennemi. L’affirmation d’une mythologie communale n’est que la première étape
vers le discours national. À Venise, la patrie locale est perçue comme une déclinaison
des espoirs unitaires, une sorte de microcosme indispensable à la compréhension et à la
réalisation du macrocosme. Une théorie que l’on trouve déjà au début du XIXe siècle64.
29 *
30 La révolution de 1848 conforte donc les Vénitiens dans leur identité. Le recours aux
représentations de la Sérénissime exprime une quête de dignité et permet une adhésion
sincère et massive des classes populaires. Révolution républicaine et bourgeoise, la
révolution vénitienne ne peut que s’inscrire dans le sillage de son aînée, la Révolution
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de février et par delà, celle de 1789. La référence à la France témoigne de la démarche
démocratique du nouveau régime : le suffrage universel, la liberté de presse et de culte
en sont les symboles. La République française est un modèle politique et fournit l’espoir
d’un éventuel soutien militaire face à l’Autriche. Malgré cette attraction, le modèle
transalpin ne peut satisfaire toutes les exigences d’un mouvement de libération
nationale très éloigné du contexte français. C’est pourquoi fleurissent des références
politiques et culturelles visant à dépasser le modèle français, voire à l’exclure et à
trouver une voie de réformes à l’italienne. Le Risorgimento possède ses penseurs et le
Quarantotto peut paraître, à bien des égards, une Révolution italienne porteuse d’un
nouveau syncrétisme idéologique, dont la révolution à Venise est un des événements
forts.
NOTES
1. .Pour la reconstitution des événements cf. Paul Ginsborg, Daniele Manin e la rivoluzione veneziana
del 1848-49, (1978), Torino, Einaudi, 2007, p. 77 et sq.
2. .Idem, p. 80-81.
3. .Frédérique Planat de La Faye, Documents et pièces authentiques laissées par Daniel Manin, Paris,
Furne, 1860, volume 1, p. 106.
4. .Cf. Christian Del Vento et Xavier Tabet [dir.], Le mythe de Venise au XIXe siècle. Actes du colloque
de Caen, 19-20 novembre 2004, Caen, Presses universitaires de Caen, 2006, en particulier l’article de
Laura Fournier-Finocchiaro, « Daniele Manin et la réflexion sur le destin national de Venise après
1848 », p. 113-126.
5. .Gazzetta di Venezia, 23 mars 1848.
6. .Stefania Moronato et Maurizio Fenzo [dir.], Il ruggito del Leone. 150 stampe satiriche 1797-1860,
Venezia, Museo Correr, 1982, 46 p.
7. .Bib. Musée Correr Venise, Stampe, P.D. 81223, anonyme du XVIIIe siècle, lithographie en
couleur, 145×125 cm, 1797.
8. .Xavier Tabet, « Pierre Daru et la vision historique et politique du passé vénitien au XIXe siècle
en France », in Le mythe de Venise…, op. cit., p. 27-46. Cf. également la réédition par Alessandro
Fontana et Xavier Tabet de Pierre Daru, Histoire de la République de Venise, Bouquins, Paris, Robert
Laffont, 2004, 2 volumes.
9. .Stuart Wolf, « Il culto del passato : Venezia come mito », in Mario Isnenghi et Stuart Woolf
[dir.], Storia di Venezia. L’Ottocento e il Novecento, Istituto della Enciclopedia Italiana, Roma, 2002,
volume 1, p. 5 ; dans le même ouvrage cf. Mario Infelise, « Venezia e il suo passato. Storie, miti,
“fole” », volume 2, p. 980-981. Du même auteur, « Intorno alla leggenda nera di Venezia nella
prima metà dell’Ottocento », in Gino Benzoni et Gaetano Cozzi, Venezia e l’Austria, Venezia,
Fondazione Cini – Marsilio, 1999, p. 309-321.
10. .Stefania Moronato et Maurizio Fenzo [dir.], Il ruggito del Leone…, op. cit., illustration de
couverture.
11. .D’après Frédérique Planat de La Faye, Documents…, op. cit., volume 1, p. 109 n.
12. .Gazzetta di Venezia, du 29 janvier 1849 et sq.
13. . Bib. Musée Correr Venise, Ms Manin, 3201.
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14. . “ In ogni tempo che la Veneta Repubblica vi ha chiamati, siete stati pronti a difenderla,
valorosi, vittoriosi, ai Dalmati basta ricordare San Marco si armano, si difendono, il loro sangue è
per la Repubblica Veneta, pel veneto Stato, all’armi, all’armi, gloriosi affettuosi Dalmati ; i Veneti
abbisognano del vostro valore : è S. Marco che vi richiama” ; Raccolta per ordine cronologico di tutti
gli atti, decreti, nomine, ecc. del governo provvisorio di Venezia, nonché scritti, avvisi, desideri, ecc. di
cittadini, Venezia, Tipografia Andreola, 1848-1849, que nous nommerons à présent Raccolta
Andreola, volume 2, p. 85-86.
15. .Cristina di Belgioioso, Capi e popolo. Il Quarantotto a Venezia, Santa Maria Capua Vetere (CE),
Spartaco, 2005, p. 62
16. .Raccolta Andreola, principalement volume 1, p. 69, 84, 141, 485, 536-538. Pour une lecture
critique, cf. Irene Schrattenecker, « Il potere delle immagini. Gli inni patriottici, i canti popolari e
le stampe della rivoluzione del 1848 », in Gino Benzoni et Gaetano Cozzi [dir.], Venezia e l’Austria,
Venezia, Marsilio, 1999, p. 451-474. Pour l’iconographie révolutionnaire, cf. Philippe Kaenel [dir.],
Les Révolutions de 1848 : l’Europe des images, Paris, Assemblée nationale, tome 2, 221 p.
17. .Raccolta Andreola, volume 1, p. 69, poème signé « l’Avvocato I. A. », intitulé A Venezia. Il n’y a
pas de lien de parenté entre le doge Ludovico Manin et l’avocat vénitien. Son grand-père paternel
juif changeât son nom de Medina en Manin lorsqu’il se convertit au christianisme, prenant ainsi
le nom de la famille aristocratique dont il était le protégé.
18. .Paul Ginsborg, Daniele Manin…, op. cit., p. 98.
19. .Frédérique Planat de La Faye, Documents…, op. cit., volume 1, p. 109.
20. .Bib. Musée Correr de Venise, Diario Cicogna, 2847, n. 253.
21. .Idem, Ms. Manin (Pellegrini), b. XX/11.
22. .Sur la place de la religion en 1848 à Venise cf. Ivan Brovelli, « Rivoluzione e religione nel
Quarantotto veneziano (1848-1851) », Studi veneziani, N.S. XLV, 2003, p. 141-161.
23. .Citée dans Piero Brunello, « Miracoli e colpi di scena », postface de Cristina Belgioioso, Capi e
popolo…, op. cit., p. 151.
24. .Raccolta Andreola, volume 1, p. 149-150.
25. . Idem., volume 1, p. 32. Cf. également Piero Brunello, « Autriaci a Venezia », in Stefano
Petrungaro, Fratelli di chi. Libertà, uguaglianza e guerra nel Quarantotto asburgico, Santa Maria Capua
Vetere (CE), Spartaco, 2008, p. 18 et sq.
26. .Paul Ginsborg, Daniele Manin…, op. cit., p. 124.
27. .Piero Brunello, « Miracoli… », op. cit., p. 118-119.
28. .Cf. la biographie inachevée de Ernesto et Alberta Padova, Ritratto di Isacco (1817-1892). Daniele
Manin lo chiamava il Mago, (1994), Verona, Novacharta, 2004, 89 p.
29. .Lettre de Isacco Pesaro Maurogonato à Nicolò Tommaseo, 23 mars 1848, in Piero Brunello,
Voci per un dizionario del Quarantotto. Venezia e Mestre, marzo 1848-agosto 1849, Venezia, Comune di
Venezia, 1999, p. 296. Cf. aussi Piero Brunello, « Miracoli… », op. cit., p. 19.
30. .Sur la question sociale cf. Adolfo Bernardello, « La paura del comunismo e dei tumulti
popolari a Venezia e nelle provincie venete nel 1848-49 », in Nuova rivista storica, janvier-avril
1970, p. 50-113.
31. .Gazzetta di Venezia, 11 septembre 1848.
32. . Raccolta Andreola, volume 1, p. 136-139. Le 29 mars, le célèbre acteur Gustavo Modena
(1803-1861) publiera un appel à la modération, s’opposant à toute « subversion sociale », cf. Paul
Ginsborg, Daniele Manin…, op. cit., p. 126.
33. .Idem, volume 1, p. 513-516.
34. .Idem, volume 1, p. 342-343, chant daté du 3 avril 1848.
35. .Sur le manifeste de Lamartine, cf. Jean Sigmann, 1848. Les révolutions romantiques et
démocratiques en Europe, Paris, Calmann-Lévy, 1970, p. 232 et Frédérique Planat de La Faye,
Documents…, op. cit, volume 1, p. 84.
36. .Frédérique Planat de La Faye, Documents…, op. cit., volume 1, p. 190, lettre du 12 avril 1848.
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37. .Idem, volume 1, p. 200, phrase citée en exergue du chapitre.
38. .Idem, volume 1, p. 481, lettre du 29 octobre 1848 ; italiques dans le texte.
39. .Raccolta Andreola, volume 1, p. 710, article paru le 25 avril 1848.
40. .Idem, volume 1, p. 337-342, lettres des 25 et 26 février 1848 adressées à Massari, futur chef du
mouvement révolutionnaire de Florence.
41. .Idem, volume 2, p. 235-236, poème paru le 2 juin 1848.
42. .Idem, volume 3, p. 253-259.
43. .Cf. Anne-Claire Ignace, « I volontari francesi. Le ambiguità della fratellanza franco-italiana »,
in Stefano Petrungaro, Fratelli di chi…, op. cit., p. 91-101.
44. .Raccolta Andreola, volume 3, p. 432. Texte du 31 août 1848.
45. .Pour le récit des événements, cf. Paul, Ginsborg Daniele Manin…, op. cit., p. 167-170 et 289-337,
et Ferdinand Boyer, La Seconde République et Charles-Albert en 1848, Paris, Ed. A. Pedone, 1967,
348 p., pour une analyse des relations diplomatiques de la Seconde République avec la péninsule
italienne.
46. .Vincenzo Gioberti, Del primato morale e civile degli italiani, (1843), Milano, Bocca, 1938, 2
volumes. Pour une analyse du néoguelfisme cf. Giorgio Rumi, Gioberti, L’identità italiana, Bologna,
Il Mulino, 1999, 111 p.
47. .Giovanni Gambarin, « La politica papale di Nicolò Tommaseo negli anni 1848-49 », Archivio
storico per la Dalmazia, volume XXII, 1937, p. 371.
48. .Enrico Francia, « Papa », in Alberto-Mario Banti et alii [dir.], Atlante culturale…, op. cit.,
p. 231-234.
49. .Nicolò Tommaseo, Venezia negli anni 1848-49, Firenze, Le Monnier, volume 1, p. 203.
50. .Cf. Umberto Beseghi, Ugo Bassi : I. L’apostolo, Parme, Donati, 1939, 367 p. et II. Martire, Parme,
Donati, 1940, 306 p. ; Arrigo Petacco, Viva Gesù, viva Maria, viva l’Italia : Ugo Bassi, il cappellano di
Garibaldi, Rome, Nuove edizioni del gallo, 1990, 145 p.
51. .Antonio da Carmigiano, « Padre Antonio Tornielli e altri cappuccini veneti durante i fatti del
1848-1849 », Ateneo Veneto, volume VI, 1968, p. 3-57.
52. .Piero Brunello, « Pontida », in Mario Isnenghi [dir.], I luoghi della memoria. Simboli e miti
dell’Italia unita, Roma-Bari, Laterza, 1996, p. 17-28.
53. .Gazzetta di Venezia, 6 mai 1848, pour l’intégralité du discours. Pour une analyse du courant
néoguelfe en Italie cf. Enrico Francia, « Papa », in Alberto-Mario Banti, Antonio Chiavistelli, Luca
Mannori et Marco Meriggi [dir.], Atlante culturale del Risorgimento. Lessico del linguaggio politico dal
Settecento all’Unità, Roma-Bari, Laterza, 2011, p. 222-236.
54. .Raccolta Andreola, volume 5, p. 521-523, texte du 22 janvier 1849 sur Pie IX, intitulé « Venezia
e Pio IX ».
55. .Sur la perception de la Révolution française en Italie cf. Bronislaw Baczko, « Mythes et
représentations de la Révolution française », in Renzo Zorzi [dir.], L’eredità dell’Ottantanove e
l’Italia, Firenze, L. S. Olschki, 1992, p. 42 et « Le calendrier républicain », in Pierre Nora [dir.], Les
Lieux de mémoire, la République, la Nation, les France , Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1997,
volume 1,p. 67-106.
56. .Furio Diaz, L’incomprensione italiana della Rivoluzione francese. Dagli inizi ai primi del Novecento,
Torino, Bollati Boringhieri, 1989, p. 17-18.
57. .Raccolta Andreola, volume 1, p. 768-769.
58. .Anne-Claire Ignace, « Mazzini et les démocrates français : débats et reclassements au
lendemain du printemps des peuples », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 36, 2008/1, p. 133-146.
59. .Piero Finelli, « Municipalismo », in Alberto-Mario Banti et alii [dir.], Atlante culturale…, op. cit.,
p. 330-342.
60. .Bib. Musée Correr de Venise, Ms. Manin (Pellegrini), b. XX-11, « Notes autographes sur les
événements de 1848-49 écrites à Paris en 1850-54 ».
61. .Ibidem.
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62. .Henri Martin, Daniel Manin, Paris, Furne, 1859, p. 373 et sq. ; Laura Lepscky-Mueller, La
famiglia di Daniele Manin, Venezia, Istituto Veneto di scienze lettere ed arti, 2005, p. 294-305.
63. .Raccolta Andreola, volume 1, p. 176, décret du 26 mars 1848.
64. .Carlotta Sorba, « Il mito dei comuni e la patrie cittadine », in Maurizio Ridolfi [dir.],
Almanacco della Repubblica, Milan, Bruno Mondadori, 2003,p. 119-130.
RÉSUMÉS
Alors que la France est une république depuis février 1848, l’avocat Daniele Manin proclame lui
aussi la république à Venise dans son discours du 22 mars 1848. Il déploie un certain nombre
d’allusions politiques qui placent la nouvelle république de Venise dans un complexe tissu de
références nationales et internationales, qui peuvent sembler disparates au premier abord, mais
qui témoignent d’une volonté d’appropriation des idéaux démocratiques. Dans un contexte
d’effervescence politique et militaire, Manin manipule des concepts dont les références semblent
contradictoires : la république, la Sérénissime ou celle de 1789 ? La patrie locale, municipale,
dont le lion ailé est le symbole triomphant ou l’Italie en devenir, incarnée par le drapeau
tricolore ? L’indépendance ? Mais pour recouvrer l’autonomie en Adriatique ou confluer dans
un État-nation italien libéré de toute domination étrangère ? Les contemporains, et par la suite
les historiens, ont considéré que le « campanilisme » dont ont fait preuve les mouvements
insurrectionnels italiens en 1848 était la raison profonde de leur échec. Toutefois il serait
réducteur de considérer ces interrogations exclusivement comme la preuve d’une fragilité
politique ; il faut au contraire les concevoir comme des tentatives pour rendre intelligible des
idées qui, au milieu du XIXe siècle, relèvent pour la plupart des Italiens de la plus pure
abstraction.
At the same time that France was declaring itself a republic from February 1848, the lawyer,
Daniele Marin, was proclaiming a republic in Venice in his speech of March 22 1848. He uses a
number of political allusions that place the new Venetian republic in a complex fabric of national
and international references which may appear disparate at first, but reflect a desire to
appropriate democratic ideals. In a context of political and military turmoil, Manin manipulates
concepts whose references appear contradictory: a republic - the Venetian republic or that of
1789? A local, municipal homeland - triumphantly symbolised by the winged lion, or Italy in the
making, embodied by the tricolor? Independence - by regaining autonomy in the Adriatic, or by
uniting in one Italian nation-state, free from foreign domination? Contemporaries and later
historians have considered that the „campanilism“ shown by the Italian revolutionary
movements in 1848 was the underlying reason for their failure. However it would be simplistic to
consider these questions as evidence of a political fragility only; we must instead think of them as
attempts to make sense of ideas that, in the mid-nineteenth century, were purely abstract for
most Italians.
Kurz nachdem Frankreich im Februar 1848 zur Republik erklärt ist, ruft der Anwalt Daniele
Manin in seiner Rede vom 22. März 1848 auch in Venedig die Republik aus. Er benutzt
verschiedene politische Andeutungen, die die neue Republik von Venedig in ein komplexes Netz
von nationalen und internationalen Referenzen setzt. Diese können auf den ersten Blick disparat
wirken, bezeugen aber auch den Wunsch nach Aneignung demokratischer Ideale. Im Kontext der
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politischen und militärischen Unruhen hantiert Manin mit Konzepten, deren Referenzen
widersprüchlich erscheinen : die Republik, die « Serenissima » oder die von 1789 ? Das
lokale, munizipale Vaterland, mit dem geflügelten Löwen als triumphales Symbol oder das
werdende Italien, verkörpert in der dreifarbigen Flagge ? Die Unabhängigkeit ? Aber um in der
Adria die Autonomie wieder zu erlangen oder um in einem von jeder ausländischen Macht
befreiten italienischen Nationalstaat aufzugehen ? Die Zeitgenossen und anschließend auch die
Historiker haben den « Campanilismo », von dem die aufständische italienische Bewegung
1848 zeugt, als tiefgehenden Grund für deren Scheitern angesehen. Es ist jedoch vereinfachend,
diese Fragestellungen nur als Beweis für eine politische Schwäche zu sehen. Man muss sie
stattdessen als Versuch begreifen, Ideen verständlich zu machen, die in der Mitte des 19.
Jahrhunderts für die meisten Italiener reine Abstraktion waren.
AUTEUR
IVAN BROVELLI
Professeur d’histoire-géographie, doctorant à l’EPHE
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
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Jean-Marc BESSE, Hélène BLAIS etIsabelle SURUN [dir.], Naissances dela géographie moderne (1760-1860).Lieux, pratiques et formation dessavoirs de l’espace, Paris, ÉNSÉditions, 2010, 288 p. ISBN :978-2-84788-211-7. 29 euros.Alain François
1 Est paru en décembre 2010 sous la direction de Jean-Marc Besse, Hélène Blais et Isabelle
Surun un ouvrage qui manquait assurément à la géographie et à ceux qui s’intéressent
à son histoire. On ne peut que saluer les auteurs qui apportent ici un éclairage sur une
période encore largement méconnue, et pourtant si cruciale, au cours de laquelle
savants et ingénieurs procédèrent dans une large mesure à la reformulation du savoir
géographique. Il est néanmoins regrettable que le titre de l’ouvrage ne soit pas
expliqué, ni justifié en introduction. Ainsi, on aurait aimé avoir quelques explications
sur ce qui fait précisément la « modernité » des nouveaux savoirs, des nouvelles
méthodes et des nouveaux outils apportés à la discipline. Quelle signification précise les
auteurs donnent-ils en somme à cette modernité et pourquoi la limiter à la période
1760-1860 ?
2 L’objectif de l’entreprise, nous dit en introduction Jean-Marc Besse, était moins de
rendre compte des modalités de « fabrication » des nouveaux savoirs géographiques au
tournant des XVIIIe et XIX e siècles que de (re)placer dans le temps et l’espace les
conditions de production de ces connaissances. Sont ainsi relatées les contraintes qui
ont présidé à leur élaboration. C’est sans doute là un des aspects les plus importants du
projet ; restituer le contexte politique, idéologique, financier et technique au sein
duquel, et en référence auquel, s’est reconstruite et repensée la discipline à un moment
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
134
de son histoire. On apprend ainsi quelles étaient les instructions politiques auxquelles
était soumis Alexandre von Humboldt lors de son voyage aux confins de l’Empire russe
entre 1799 et 1804. Mais on retient particulièrement la méthode de travail
transdisciplinaire et transcontinentale développée par le géographe allemand qui, par
le jeu des comparaisons géologiques, parvient à prédire la richesse du sous-sol de
l’Oural. On découvre également une fabuleuse histoire des cartes, atlas et autres
représentations du monde. Par le renouvellement des méthodes de transcription, par
l’adoption de nouveaux codes et le choix de nouvelles normes graphiques, par la
recherche enfin de nouvelles techniques et angles d’observation comme -l’aérostation
et l’observation de terrain, ces documents sont présentés comme autant de « mises en
scènes » renouvelées d’un savoir et d’une connaissance du monde et de ses humanités.
Ils témoignent également, comme le dit très justement Isabelle Surun, d’une « double
prise de possession, intellectuelle et effective » des territoires et enfin d’une
abstraction conceptuelle de l’espace. Objet scientifique autant qu’instrument de
contrôle et de domination politique, la carte, par le recours à des techniques
d’investigation nouvelles et plus précises devait servir l’administration française et, au-
delà, participer à un projet de civilisation.
3 La valeur épistémologique de l’ouvrage est ainsi assurée, tant la discipline est présentée
comme une science en prise sur son temps, inscrite dans une époque, tributaire d’une
histoire des techniques et évoluant au gré des parcours individuels ou collectifs de
quelques hommes à la détermination et à l’opiniâtreté sans faille. L’accent est
également mis sur la grande diversité des approches et des « cultures géographiques »
qui ressortent simultanément de quelques morceaux choisis de l’histoire de la
géographie. Ainsi, loin de dresser le portrait simple et lisse d’une discipline dont on
peine aujourd’hui, avec le recul, à saisir la profusion des expérimentations théoriques
et méthodologiques de l’époque, abouties ou avortées, l’ouvrage rend bien compte
d’une histoire mouvementée au travers de laquelle se dessine une véritable « aventure
intellectuelle collective ». Une histoire qui témoigne également de l’entrée dans une
modernité savante où l’activité critique de la raison n’a cependant jamais pu
totalement s’exercer indépendamment des contextes politiques, historiques et
idéologiques qui l’ont vu naître. On relève enfin l’ancienneté des grands débats qui
avaient déjà lieu en 1800 sur le positionnement (encore) problématique dans l’ordre des
savoirs d’une géographie qui se pense comme une « science générale de l’homme » et
qui, à ce titre, ne voulait se ranger ni du côté des sciences humaines, ni du côté des
sciences naturelles.
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François BUTON, L’administrationdes faveurs. L’État, les sourds et lesaveugles (1789-1885), collectionHistoire, Rennes, Pressesuniversitaires de Rennes, 2009,333 p. ISBN : 978-2-7535-0851-4. 20 euros.Jean-Jacques Yvorel
1 Dans ce livre extrêmement stimulant, François Buton étudie la fondation et les
transformations de trois institutions que l’on appellerait aujourd’hui établissements
d’éducation spécialisée : l’école des sourds-muets de Paris créée par l’abbé de l’Épée,
celle de Bordeaux due à Sicard et l’établissement pour aveugles-nés fondé également
dans la capitale girondine par Haüy. Pour autant l’ouvrage n’est pas une simple
juxtaposition de monographies mais une remarquable analyse du rôle de l’État dans la
construction des identités sociales. La socio-histoire de ces trois structures permet
d’éclairer autant la construction historique de l’État que le rôle de ce dernier dans la
production du monde social.
2 Dans un premier chapitre (Sous la protection de l’État) l’auteur étudie très précisément la
façon dont ces établissements vont, durant la Révolution, être placés sous la protection
de l’État qui transforme les œuvres initiales en structure véritablement nationales.
L’auteur s’attache ensuite à retracer la genèse de cette catégorie des sourds-muets et
des aveugles. Il montre que ce n’est pas la production, par les -intéressés eux-mêmes,
d’éléments identitaires spécifiques qui fait émerger cette entité, mais qu’elle est
construite de l’extérieur, essentiellement par l’État (chapitre 2 : Les sourds-muets et les
aveugles : genèse d’une catégorie d’État).
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3 Dans un premier tiers du XIXe siècle, ces institutions disposent d’une très large
autonomie. Les grands philanthropes qui forment les conseils d’administration dirigent
effectivement ces écoles et ne rendent guère de comptes à leur tutelle. Plus même,
leurs porte-parole, administrateurs et enseignants, exercent un magistère sur
l’ensemble des établissements d’éducation de sourds et d’aveugles et représentent en
quelque sorte l’État (chapitre 3 : Les institutions : un État dans l’État ?).
4 Après 1840, nous assistons à une rationalisation et à une bureaucratisation de la
bienfaisance qui, nous semble-t-il, ne concernent pas que les aveugles ou les sourds-
muets (chapitre 4 : Public/privé : bureaucratisation des institutions d’État et structuration de
la bienfaisance). Le pouvoir central renforce son contrôle et institue une surveillance
étroite des écoles via l’inspection dont le fonctionnement est minutieusement étudié.
Les établissements de bienfaisance publique se transforment « en secteur public de la
bienveillance » (p. 170). Parallèlement se développe un secteur privé, essentiellement
confessionnel et plus précisément catholique, qui prospère largement en dehors du
regard de la puissance publique.
5 Si dans un premier temps les sourds et les aveugles sont construits comme catégorie
par l’État, ces populations vont, au sein même des écoles, se constituer en groupes
sociaux. (chapitre 5 : Les sourds et les aveugles comme groupe sociaux. L’État et les identités
collectives). Deux outils de leur éducation, le braille et le langage des signes, deviennent
alors des attributs collectifs de leurs identités culturelles mais sourds et aveugles
constituent deux groupes distincts et ne parviennent pas « à faire de la défense de leurs
intérêts respectifs une cause commune ».
6 L’auteur ne laisse pas de côté la question des savoirs et de leur circulation et montre les
enjeux certes cognitifs mais aussi sociaux des congrès internationaux. Il détaille plus
particulièrement celui de 1880 qui s’est tenu à Milan et a vu la victoire de l’oralisme et
le rejet de la langue des signes (chapitre 6 : La parole contre les signes. La révolution
oraliste et le Congrès de Milan). François Buton analyse ensuite les retombées, en France,
de ce congrès (chapitre 7 : Naissance de l’éducation spéciale. L’administration contre le droit
à l’instruction). Au-delà du débat oraliste vs signeurs, il s’agit pour les fonctionnaires du
ministère de l’Intérieur et les instituteurs catholiques de s’opposer à l’alignement de
l’enseignement des sourds-muets sur les principes en vigueur dans l’instruction
publique, notamment la laïcité (comment appliquer un tel principe alors que la
majorité des écoles sont congréganistes ?) et l’obligation. L’éducation de ces enfants,
désormais appelée éducation « spéciale » doit rester une faveur, ainsi « pendant que la
République faisait la guerre à l’Église dans les écoles primaires, son administration
s’accordait avec elle pour préfigurer, sur le dos des enfants sourds-muets, les noces de
l’assistance publique et de la bienfaisance privée et pour conserver à l’éducation
« spéciale » sa qualité de faveur généreusement accordée à des enfants infirmes plutôt
que de la reconnaître comme un droit pour tous » (p. 312).
7 Le livre de François Buton, parfois difficile, notamment dans les deux derniers
chapitres où il multiplie les niveaux d’analyses et les allers-retours chronologiques, est
une réflexion d’ampleur sur la construction et le fonctionnement de l’État social aussi
rigoureuse en matière d’enquête empirique que riche en réflexion sur les catégories
savantes ou profanes, sur leur construction et leurs usages.
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David A. BELL, La première guerretotale : l’Europe de Napoléon et lanaissance de la guerre moderne,traduit de l’anglais par C. Jaquet,collection La chose publique,Seyssel, Champ Vallon, 2010, 416 p.ISBN : 978-2-87673-539-2. 25 euros.Emmanuel Larroche
1 La guerre totale est-elle née des Lumières ? David Bell, professeur d’histoire à
l’université de Princeton, interroge les guerres de la Révolution et de l’Empire au
prisme de cette question déroutante1. David Bell n’innove pas en appliquant le concept
de guerre totale à cette période de l’histoire européenne2. L’originalité de son ouvrage
vient de l’importance qu’il accorde aux mutations de la culture de guerre, qui justifient,
selon lui, la thèse d’une rupture majeure dans l’appréhension du phénomène guerrier.
Il accorde donc une place essentielle dans sa démonstration aux discours sur la guerre,
à sa justification et à ses représentations. Il croise avec bonheur destins collectifs et
individuels, la carrière de certains acteurs témoignant des mutations à l’œuvre dans ces
décennies décisives.
2 La trame de l’ouvrage est chronologique et entend montrer comment cette longue
période de conflits qui court de 1792 à 1815 a bouleversé la façon de penser et de faire
la guerre. David Bell revient d’abord sur les guerres européennes du XVIIIe siècle. Fait
social accepté, commun, la guerre est encadrée par un système de valeurs
aristocratiques, celui de ceux qui la font. La violence est contenue, les objectifs
mesurés, l’adversité atténuée par l’estime mutuelle des officiers. Ils ont un monde en
commun. La violence incontrôlée, notamment contre les civils, n’est pas l’ordinaire,
même si elle ressurgit dans les guerres coloniales ou dans la répression de
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
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soulèvements comme celui des Camisards en France. La dimension religieuse apparente
alors ces guerres à celles des siècles précédents.
3 Pour l’auteur, les Lumières, dans une lente maturation, remettent en cause cet ordre
des choses. La guerre n’est plus vue comme un mode de régulation des rapports entre
les puissances, inhérente à l’ordre social, mais comme un phénomène exceptionnel.
Pour la majorité des auteurs, elle doit être amenée à disparaître par le progrès des
sociétés humaines, inscrit dans une vision positive de l’histoire. La violence armée
devient un anachronisme. D’autres penseurs, moins nombreux, en viennent à
considérer la guerre comme une expérience unique, régénératrice, aussi bien pour
l’individu que pour les sociétés. Les acteurs de la Révolution sont imprégnés de cette
pensée. Ils aspirent à la paix perpétuelle, c’est le sens de l’histoire. La guerre quand elle
surgit, quand elle s’impose, devient l’instrument du progrès et prend une dimension à
la mesure de son objectif : changer le monde. David Bell voit dans les dimensions
messianique et apocalyptique du discours sur la guerre le ressort essentiel de son
caractère total. L’adversaire est diabolisé par une mobilisation idéologique sans
précédents : pamphlets, presse, caricatures, théâtre, chants, etc. Les valeurs militaires
imprègnent progressivement la société civile, phénomène que la mobilisation de masse
contribue à accentuer. Un nouveau type de chef surgit, un militaire accompli qui se fait
politique : Lafayette, Dumouriez, Bonaparte. Sur le terrain, la violence prend une
ampleur inégalée depuis les guerres de religion. La guerre ne change pas de nature avec
l’Empire mais gagne encore en intensité. Les corps s’amoncèlent sur les champs de
bataille tandis que des régions entières sont dévastées, leurs habitants passés par les
armes. La guerre de Vendée, à laquelle l’auteur consacre un chapitre, fournit une trame
qui se répète partout où la guerre de partisans, la « petite guerre », éclate : Calabre,
États allemands et bien sûr, Espagne.
4 Le livre de David Bell fournit donc une mise au point riche en interrogations pour qui
veut mettre la période qu’il étudie en perspective avec le grand XIXe siècle. L’auteur
ouvre d’ailleurs quelques pistes dans un court épilogue. La première question est celle
de l’héritage. Comment les sociétés européennes ont-elles digéré le legs de ces vingt-
trois années de guerres ininterrompues ? Le discours sur la paix, héritier des Lumières,
doit intégrer l’expérience de ces guerres dévastatrices. Les illusions cèdent peut-être le
pas au pragmatisme. Les États ont également à redéfinir la place des armées dans les
sociétés et les rapports entre pouvoirs civil et militaire. L’autre question majeure naît
de l’absence de guerre totale avant 1914. Pourquoi les guerres du XIXe siècle en Europe
n’ont-elles pas le caractère de celles de la période révolutionnaire et impériale,
présentées pourtant comme le modèle des guerres du XXe siècle ? Le XIXe siècle serait-
t-il marqué par le retour aux guerres réglées du XVIIIe siècle ? Les « monarchies
restaurées » héritent en fait d’un discours contre-révolutionnaire guerrier forgé dans
ces années d’affrontement où la destruction de l’autre justifiait tous les excès. Mais la
répression des mouvements libéraux du début du XIXe siècle ne prend pourtant pas le
caractère d’une guerre à outrance même si le rétablissement de l’ordre peut s’avérer
féroce. Le « concert européen » devient le garant de la paix entre les grandes
puissances. Le Royaume-Uni, même si David Bell ne le précise pas, joue alors un rôle
essentiel tant le maintien de l’équilibre européen est vital pour son expansion
économique et commerciale. Les États entendent donc contrôler le phénomène
guerrier, le circonscrire même si les ressorts idéologiques de la guerre totale
demeurent. Elle s’exporterait alors outre-mer, dans les empires coloniaux.
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NOTES
1. . David A. Bell, The First Total War : Napoleon’s Europe and the Birth of Warfare as We Know It,
Boston (Mass.), Houghton Mifflin, 2007.
2. . Cf. par exemple Jean-Yves Guiomar, L’invention de la guerre totale, Paris, Éditions du Félin, 2004.
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Stéphane CALVET, Les officierscharentais de Napoléon au XIXe
siècle. Destins de braves, Paris/Avignon, Les Indes savantes/Éditions universitaires d’Avignon,2010, 545 p. ISBN :978-2-84654-243-2. 35 euros.Annie Crépin
1 Cet ouvrage est tiré d’une très belle thèse soutenue à l’université d’Avignon en 2009. Il
retrace tout au long de 545 pages, dans la lignée de Natalie Petiteau, le destin personnel
ainsi que le devenir professionnel et social de 506 officiers nés dans la Charente, haut-
lieu du bonapartisme. Il est donc une contribution à l’histoire sociale de l’armée née
aux temps de la Révolution et de l’Empire en même temps qu’à l’histoire sociale de la
France issue des bouleversements révolutionnaires. L’auteur fonde son analyse sur une
vaste panoplie d’archives, et par des approches relativement originales, étudie les voies
de la professionnalisation dans l’armée de la première moitié du XIXe siècle mais aussi
celles de la mobilité et de la promotion sociale, voire de l’accès à la notabilité.
2 Cet ouvrage est aussi une contribution à l’histoire culturelle, d’abord parce qu’il remet
en question l’image traditionnelle des vétérans napoléoniens en montrant, à travers
l’exemple précis des officiers charentais, la complexité de ce groupe qui n’est en rien
un bloc. Ensuite, parce qu’à travers l’étude des carrières commencées sur les champs de
bataille, Stéphane Calvet entreprend une déconstruction des représentations héroïques
auxquelles ces hommes furent peu enclins à se conformer car elles n’entraient pas en
ligne de compte pour leur promotion. Il aboutit même à une anthropologie des guerres
de l’Empire, domaine moins abondamment défriché qu’à propos des conflits d’autres
époques.
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3 Très classiquement l’ouvrage compte trois parties. La première, intitulée « L’épaulette
par la guerre », commence de façon originale par « une photographie de groupe » en
1815 à Waterloo, qui met déjà en lumière la très grande hétérogénéité de la cohorte
considérée. L’auteur étaie notamment son analyse sur la définition de strates
générationnelles, chacune correspondant à un profil type de carrière où, dans cette
armée nouvelle, même sous l’Empire, les critères d’Ancien Régime pèsent sur le rythme
de l’avancement davantage qu’on aurait pu le croire. Stéphane Calvet observe que
l’endurance plus que l’héroïsme cher à la légende dorée leur a permis d’avancer et
d’abord de survivre. La démythification se poursuit dans cette partie quand, dans de
belles pages qui relèvent de l’histoire des sensibilités, sont mises en lumière les
conséquences sur les corps et l’empreinte plus générale de la violence de guerre sur les
combattants.
4 Mais l’essentiel du propos est consacré au retour de guerre et à la réinsertion dans la
société civile. La seconde partie, « Espérances et ambitions dans la France du XIXe
siècle », propose une vision dynamique des trajectoires de ces officiers, inscrites dans
la succession des régimes du XIXe siècle. Avec une minutie qui fait des développements
socio-économiques les meilleurs passages de l’ouvrage, l’auteur montre le souci de ces
hommes de maintenir et de pérenniser leur « rang », y compris à travers leur
descendance, suivie parfois jusqu’à la troisième génération. Leur quête de
considération se traduit par les démarches qu’ils entreprennent pour être réintégrés
dans l’armée, leur revendication de réparations matérielles, leur recherche d’emplois
réservés, de décorations, en particulier la Légion d’honneur, de grades dans la Garde
nationale. Soulignons l’utilisation de sources originales et encore parfois méconnues,
par exemple les épitaphes des cimetières qui démontrent la volonté individuelle de ces
hommes d’obtenir une reconnaissance que la société leur dénie, en l’absence d’une
mémoire collective, et, source davantage utilisée, le choix des prénoms de leurs
enfants.
5 À propos de la troisième partie, « Portées et limites de la réussite militaire », on
critiquera une articulation discutable avec la partie précédente, d’où l’impression de
quelques retours en arrière, même si l’angle d’attaque est bien différent. L’auteur
cherche en effet à montrer en quoi la carrière militaire antérieure favorise ou
compromet l’avenir ou la reconversion de ces officiers. Là encore, l’analyse socio-
économique s’avère excellente car elle met en lumière le fait que l’appartenance de
classe l’emporte sur la fraternité d’armes, voire sur l’esprit de corps, ce qui contribue à
les diviser et à affaiblir la portée de leurs revendications. On regrette cependant que
l’auteur n’évoque pas assez l’inexistence, pour des raisons légales au cours de cette
première moitié du XIXe siècle, d’associations d’anciens combattants que les réseaux,
d’ailleurs très inégaux, ne sauraient remplacer.
6 Les reconversions sont donc contrastées, tout comme les positions sociales et les
niveaux de fortune en fin de parcours. Certains se retrouvent à la limite de l’indigence
et du déclassement, même si globalement on ne peut parler de marginalisation. Dans le
cas charentais, les officiers napoléoniens ne parviennent pas à se hisser, sauf
exceptions, au niveau des élites du premier XIXe siècle. Ils sont de plus fort divisés sur
le plan politique et idéologique, ce qui infirme la légende d’officiers tous
inconditionnellement bonapartistes. Toutefois une relative ressemblance les unit quant
aux compétences administratives acquises au cours des périodes révolutionnaire et
napoléonienne, et qu’ils peuvent réutiliser. C’est aussi une relative frustration qui
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
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rapproche ceux qui ont une expérience dans la Garde nationale, champ
historiographique actuellement en plein renouvellement. Stéphane Calvet livre des
considérations pénétrantes sur les désillusions qu’éprouvent envers elle ces officiers
charentais, victimes « collatérales » d’une désaffection générale et précoce envers
l’institution, et de désaccords sur son rôle. Ce qui les unit enfin, c’est l’empreinte de la
guerre dans leurs corps et dans leurs esprits, bien au-delà de la période des combats.
7 Ce bel ouvrage, accompagné d’une vaste bibliographie, est un nouveau témoignage du
renouvellement profond de l’histoire militaire depuis une quarantaine d’années.
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Roger DUPUY, La Garde nationale,1789-1872, collection Folio Histoire,Paris, Gallimard, 2010, 606 p. ISBN :978-2-07-034716-2. 11 euros.Aurélien Lignereux
1 Par cette histoire de la Garde nationale durant ses huit décennies d’existence, Roger
Dupuy opère un retour magistral sur l’institution qui lui avait servi, il y a quarante ans,
de sujet de thèse de 3e cycle, et à laquelle son œuvre est restée attachée, qu’il s’agisse
d’identifier les formes de mobilisation populaire, d’étudier les adversaires des gardes
nationaux que furent les chouans, ou d’organiser le premier colloque dédié à la Garde
nationale1. C’est dire la maturité, et partant l’autorité, du présent ouvrage. Un tel
investissement se comprend au vu des enjeux que porte ce corps au siècle des
révolutions : la Garde nationale est au cœur des débats relatifs à la force publique, à la
citoyenneté, au droit à l’insurrection et aux mises en scène de l’unanimisme, à
l’hégémonie de Paris et de ses classes moyennes sur la France du XIXe siècle. Cruciale et
controversée, la Garde nationale a suscité un « patchwork » d’images (p. 12),
admiratives à l’égard de l’idéal de nation armée et d’unité du peuple qu’elle incarnerait
ou hostiles envers cette milice bourgeoise. Optant résolument pour une trame
chronologique, Roger Dupuy suit les tensions d’un corps -d’emblée voué à se tenir sur la
corde raide de l’équilibre car chargé à la fois de prévenir tout risque de réaction et de
contenir les excès populaires. L’exercice est si périlleux qu’il conduit des gardes
nationaux à se retrouver face à face, de part et d’autre des barricades de juin 1848.
Cette approche, qui souligne le modérantisme de la Garde nationale en dépit de la
tendance à la radicalisation de la petite bourgeoisie, rénove la connaissance de
certaines grandes journées (14 Juillet, 9 Thermidor) et personnalités (La Fayette), mais
l’élégance de la narration se fait au sacrifice de l’appareil statistique et cartographique
que l’on était en droit d’attendre.
2 On serait même tenté de pasticher les mots de Jacques Rougerie à propos de la
Commune – trop fugitivement évoquée : ce livre fait davantage figure de crépuscule
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d’une manière d’écrire l’histoire de la Garde nationale à laquelle se rattachent Louis
Girard et Georges Carrot, que d’aurore historiographique. Est en cause la distorsion
chronologique : la période 1789-1795 se taille la part du lion avec dix chapitres, contre
six pour les 77 années suivantes ! Voilà qui évite, il est vrai, toute redondance pour la
monarchie de Juillet et la Seconde République, désormais bien connues grâce à
Mathilde Larrère et Louis Hincker2. En revanche, la période napoléonienne reste
focalisée sur les aspects militaires, au détriment de pistes émergentes3, et la
Restauration est réduite au rang d’intermède, sans égard pour l’essai de réinvention de
la Garde nationale de 1814 à 1818. Les débats ne se sont pas bornés au commandement
confié au comte d’Artois ni aux difficultés matérielles : la situation dans l’Ouest que
connaît par ailleurs si intimement Roger Dupuy suggère qu’il s’agit rien de moins que
d’une tentative de mettre fin à la Révolution. L’appellation de garde nationale est parfois
mise en cause ; surtout, les autorités s’interrogent sur la meilleure façon de reconvertir
l’organisation militaire des paroisses réactivée par l’insurrection de 1815 : faut-il
officialiser cette force spontanée pour mieux l’utiliser et d’abord la contrôler ou bien le
risque de la pérenniser et de réactiver les clivages entre communes est-il trop élevé ?
C’est annoncer un second regret, celui d’un terrain d’enquête réduit à Paris. Sans même
parler de l’absence de comparaison internationale, à rebours de la manière dont s’écrit
désormais l’histoire des institutions, ce choix est paradoxal vu que ce livre entend
évaluer le rapport de forces et le jeu des représentations entre Paris et la province. Le
silence sur les villes et sur les bourgs conduit à négliger les attributions ordinaires des
gardes, et c’est là une troisième insatisfaction. La Garde nationale est aussi une police
civique ; force de proximité, elle constitue une variante originale du policing, et c’est
donc l’histoire d’une autre confiscation, celle de la sécurité par des corps spécialisés,
qui est passée sous silence. Ajoutons que l’inégale assiduité des gardes en dit long sur le
succès ou non d’un modèle de sociabilité locale, martiale et masculine ; bref, sur ce
« militarisme municipal diffus » entrevu par Maurice Agulhon dans La République au
village(p. 453). Mais c’est s’engager dans une démarche anthropologique déclinée par
l’auteur, qui préfère assumer « une histoire politique classique préoccupée surtout de
se demander si focaliser l’attention sur le rôle joué par la Garde nationale modifie ou
non la connaissance que nous avons des épisodes majeurs de cette période » (p. 16). Si
cet objectif est parfaitement tenu, d’autres voies mériteraient d’être retenues.
NOTES
1. . Roger Dupuy, La Garde nationale et les débuts de la Révolution en Ille-et-Vilaine (1789-mars 1793),
Paris, Klincksieck, 1972 ; Roger Dupuy, La politique du peuple, XVIIIe-XXe siècle. Racines, permanences
et ambiguïtés du populisme, Paris, A. Michel, 2002 ; Serge Bianchi et Roger Dupuy [dir.], La Garde
nationale entre nation et peuple en armes : mythes et réalités, 1789-1871. Actes du colloque de l’université
de Rennes 2, 24-25 mars 2005, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.
2. . Mathilde Larrère, La garde nationale de Paris sous la monarchie de Juillet, Le pouvoir au bout du
fusil ?, Thèse d’histoire sous la direction d’Alain Corbin, Université Paris 1, 2000 ; Louis Hincker,
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Citoyens-combattants à Paris, 1848-1851, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion,
2007.
3. . John Dunne, « La Garde nationale sous Napoléon », in Bruno Béthouard [dir.], Napoléon,
Boulogne et l’Europe, Boulogne, Cahiers du littoral, 2001, p. 80-87.
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Alexandre NUGUES-BOURCHAT, Lapolice et les Lyonnais au XIXe siècle.Contrôle social et sociabilité,collection La Pierre et l’écrit,Grenoble, Presses universitaires deGrenoble, 2010, 512 p. ISBN :978-2-7061-1601-8. 29 euros.Aurélien Lignereux
1 C’est à une plongée au cœur des Mystères de Lyon que nous convie Alexandre Nugues-
Burchat, à ceci près qu’il n’est pas besoin d’explorer les bas-fonds de la ville : si une
place de choix est réservée aux hétérotopies que sont les prisons, les maisons closes et
les faubourgs – c’est-à-dire à cet envers de la cité policée au sein duquel le pouvoir
refoule ce qu’il ne peut ni empêcher ni tolérer sous ses balcons –, c’est en pleine rue ou
dans la cage d’escalier – bref, au vu et au su de tous – que l’enquête est menée. Et celle-
ci ne vise pas à élucider des crimes mais à expliquer la perception par les élites des
manifestations de la précarité populaire comme autant d’actes transgressifs. C’est en
effet dans le champ d’une marginalité foncière que sont rangés les signes de la fragilité
des existences laborieuses, c’est en termes de désordres que sont assimilées jusqu’aux
formes d’autorégulation plébéienne, et c’est cette incompréhension qui constitue le
sujet du livre. C’est dire son ampleur puisqu’il s’agit en somme de restituer l’ordinaire
du peuple par-delà le discours normatif du XIXe siècle. Plutôt qu’un inventaire de ses
thèmes, il est plus aisé d’en signaler les lacunes. Pourquoi parler du vagabond mais non
pas du mendiant ? Pourquoi s’intéresser aux prescriptions des autorités, et ne rien dire
de l’école ou de la parole du christianisme dans la ville d’Ozanam ? Et pourquoi se
borner au commissaire de police comme figure d’intermédiaire socioculturel ? Sans
doute est-ce pointer là l’effet d’une dichotomie assumée, qui délaisse le nuancier social
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au profit d’une approche culturaliste du peuple : en font partie tous ceux qui n’ont pas
achevé le processus de normalisation qui fait le bourgeois accompli. Le peuple se définit
donc par un ensemble de comportements partagés qui, troublant l’idéal d’ordre urbain
ou choquant les sensibilités nouvelles, tombent sous le coup d’une réglementation à
visée civilisatrice.
2 En une démarche qui se réclame d’Edward P. Thompson et sous un titre qui évoque
Richard Cobb1, l’auteur ambitionne en fait de retrouver les Lyonnais par-delà l’image
des barbares brandie par Saint-Marc-Girardin, de la même manière que les historiens
de l’école dite pyrénéenne ont su découvrir les montagnards derrière leur réputation
de sauvages, c’est-à-dire en identifiant les règles qui donnent du sens au désordre
apparent des mœurs populaires. Cette optique compréhensive se heurte à des sources
qui sont surtout révélatrices des manières dont le pouvoir appréhende le réel, d’où des
zones d’ombre : pour les loisirs populaires, outre « quelques vérités suivies de quelques
banalités », « il faut se résigner à n’étudier que le cabaret, figure archiconnue du temps
car la plus visible » (p. 240). L’aveu d’échec n’est nullement généralisable puisque
l’auteur sait exploiter de façon optimale des sources certes impropres au décompte
mais qualitativement fécondes : le vagabondage n’est saisi que sur quatre années mais
jouit ainsi de l’éclairage des registres d’audience du petit parquet de Lyon. Le plan
aborde les différentes configurations du rapport entre le peuple, les élites et la police,
au prix de quelques retours insistants, sur le spectacle de la peine capitale. Pareille
approche nivelle la périodisation politique, qui semble inopérante, à l’exception du
moment 1848. C’est là un pari réussi, tout comme celui de rompre avec la présentation
institutionnelle de la police : c’est dans la rue qu’est saisi le policier et non pas sur un
organigramme. Cette immersion est prodigue en constats incisifs sur les pratiques de
mobilité intra-urbaine, la distribution souple des rôles entre hommes et femmes, les
ajustements auxquels les élites sont finalement contraintes, ou sur la réalité des garnis,
qui participent d’une économie populaire de l’échange. L’angle panoramique aboutit
toutefois à des passages plus attendus, sur les fêtes politiques par exemple, qui ne font
que confirmer les acquis.
3 L’insuffisant recours à l’historiographie est en effet le point faible de l’ouvrage. La
bibliographie s’arrête en 2004, date de la soutenance de la thèse dont est tiré ce livre de
2010. Si on peut comprendre les raisons personnelles qui ont conduit à se retrancher de
la dynamique collective de recherche, force est d’en déplorer les effets. Comment
s’attacher aujourd’hui aux représentations du peuple sans s’appuyer sur les travaux de
Deborah Cohen et de Nathalie Jakobowicz ? L’étude des mœurs populaires à Lyon a tout
à gagner d’une comparaison avec Marseille la violente de Céline Regnard-Drouot, tandis
que celle de la mission civilisatrice de la police ne peut guère se passer du modèle
parisien analysé par Quentin Deluermoz. Mieux, les recherches se sont multipliées sur
la police à Lyon, notamment sous l’impulsion de Florent Prieur. Et que dire du silence
qui pèse sur les gendarmes, acteurs à part entière du maintien de l’ordre urbain ? Voilà
qui rend inintelligibles les rébellions incidemment évoquées (p. 372, 381, 384, 385, 389),
or leur fréquence et leur violence en disent long sur la pluralité des modes de contrôle.
Enfin, le livre aurait gagné en profondeur à prendre en compte les entreprises
antérieures, à l’exemple du dessein démiurgique du consulat lyonnais dans le second
tiers du XVIIe siècle qu’a mis en évidence Yann Lignereux (2003).
4 En somme, voilà un ouvrage vivifiant, qui excelle dans l’analyse des interrelations, qui
réserve de réels plaisirs de lecture – en dépit de maladresses de style (p. 323, 362-363)
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ainsi que d’une modélisation inopportune des systèmes normatifs, dont le plat
schématisme trahit la finesse généralement à l’œuvre (p. 359) –, et qui éclaire sous un
jour neuf les tensions qui traversent Lyon au XIXe siècle, au-delà des éruptions de « la
colline qui travaille ».
NOTES
1. . Richard Cobb, The Police and the People. French Popular Protest, 1789-1820, Oxford, Clarendon
Press, 1970.
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Corinne LEGOY, L’enthousiasmedésenchanté. Éloge du pouvoir sousla Restauration, Paris, Société desétudes robespierristes, 2010, 252 p.ISBN : 978-2-908327-70-0. 25 euros.Hélène Becquet
1 L’ouvrage de Corinne Legoy s’inscrit dans le renouvellement de l’historiographie des
monarchies censitaires, à l’instar d’autres livres récents1. L’auteur nous invite à la
découverte de tout un univers littéraire oublié, celui de la littérature d’éloge. Comme le
rappelle Alain Corbin dans sa préface, les thuriféraires ont globalement mauvaise
presse dans l’historiographie moderne et contemporaine. On ne voit très souvent dans
leurs écrits que médiocrité et servilité. À l’opposé de ces clichés, Corinne Legoy
réintègre cette littérature dans son contexte politique et social, lui redonne sens et
profondeur et restitue l’émotion dont elle était porteuse. Elle ouvre ainsi une porte
nouvelle sur les sensibilités politiques du premier XIXe siècle.
2 Dans sa première partie, « Le ministère de la gloire », l’auteur nous présente ces
thuriféraires si souvent méprisés. Elle dépeint un groupe essentiellement masculin,
majoritairement provincial d’origine, dans lequel la noblesse est surreprésentée (avec
quelques noms prestigieux : Ségur, La Rochefoucault-Liancourt), plus très jeune,
puisque les deux tiers d’entre eux ont connu la Révolution. Ces panégyristes n’ont bien
souvent pas fait d’études supérieures et se sont lancés, pour un quart d’entre eux, dans
des carrières, généralement peu rémunératrices, de journalistes ou de polygraphes,
parfois à la suite d’accidents de parcours. Au total, le monde des thuriféraires apparaît
non seulement morcelé mais clivé. À côté d’une bohême littéraire parfois franchement
miséreuse, se dressent d’honorables membres des sociétés savantes et académies de
province et un Lamartine ou un Hugo. Après cette description minutieuse du milieu
socio-culturel des panégyristes, l’auteur nous montre des écrivains libres – l’impulsion
directe de l’État étant relativement faible – et le plus souvent sincères, la plupart
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d’entre eux n’ayant écrit que pour les Bourbons. Les thuriféraires, comme nombre
d’écrivains de la période, revendiquent une forme de magistère et sont persuadés de
l’efficacité de leur parole. Celle-ci naît de l’émotion qui justifie l’écriture de l’éloge et
apparaît comme la mesure de l’engagement de l’écrivain en faveur de la cause
monarchique.
3 Dans sa deuxième partie, Corinne Legoy s’attache à l’écriture même de l’éloge, en trois
temps. Elle souligne d’abord la temporalité paradoxale de cette parole de gloire.
Destinée, en théorie, à perdurer et donc à s’inscrire en dehors de toute temporalité, elle
est générée par des événements et un contexte précis dont elle apparaît malgré tout
indissociable. L’écriture des thuriféraires reconstruit donc l’histoire selon une
temporalité qu’elle invente. Le temps est parfois comme suspendu, d’autre fois
contracté, souvent cyclique. Deuxième caractéristique, l’écriture thuriféraire repose
sur l’émotion, celle qu’elle décrit et celle qu’elle provoque. La parole de gloire multiplie
ainsi les mises en scènes sentimentales et les exempla qui doivent, d’un même
mouvement, toucher, instruire et unir. Enfin, tout le discours des panégyristes a pour
but de refonder l’ordre social. Cela signifie d’abord glorifier la figure royale, réinventée
à partir des topoi de la tradition monarchique et du repoussoir absolu que représente
Napoléon. Cela veut dire aussi vanter les vertus d’une société bien ordonnée,
hiérarchisée, religieuse, selon le modèle contre-révolutionnaire, avec cependant des
nuances selon les écrivains.
4 Dans sa troisième partie, « l’apogée crépusculaire d’une pratique », l’auteur cherche à
cerner la réception de ces œuvres et, pour ce faire, s’intéresse au contexte de
production des éloges. Elle commence par rappeler la pratique courante de la
versification au début du XIXe siècle. L’écriture poétique est relativement banale et son
succès se perçoit dans l’engouement que suscitent recueils et pièces de poésie,
largement diffusés dans la presse. D’une certaine façon, l’éloge n’est qu’une sous-
catégorie d’un genre très répandu. Il est, par ailleurs, souvent destiné à des
manifestations bien précises au cours desquelles sa diffusion est assurée auprès d’un
public plus ou moins large : cérémonies ordonnées par le pouvoir, festivités organisées
par les cercles royalistes, ou encore concours des sociétés savantes. La pratique de
l’éloge s’avère donc fort vivace. Pourtant, elle jette ses derniers feux sous la
Restauration. L’écriture thuriféraire est attaquée sur tous les fronts : alors que les
normes stylistiques se modifient, les critiques pleuvent sur ce qu’on dénonce souvent
comme de mauvais vers ; alors que l’expression politique se démocratise, le genre
devient suranné, vaguement élitiste ; alors que l’écrivain doit être indépendant pour
exercer son magistère, le panégyriste est soupçonné ou de servilité ou de versatilité.
Finalement, la parole de gloire et ses porteurs sont condamnés au nom d’une modernité
politique et littéraire à laquelle ils ont pourtant contribué à certains égards.
5 L’enquête de Corinne Legoy rénove ainsi l’histoire des pratiques politiques et
culturelles du premier XIXe siècle. Les rares regrets que l’on peut formuler concernent
l’organisation du propos à certains endroits. Certaines idées auraient sans doute gagné
en force à être davantage hiérarchisées (dans la première partie, sur le portrait de
groupe des auteurs) ; il y a parfois des redites ou des dissociations qui peuvent quelque
peu dérouter le lecteur (le chapitre 3 de la troisième partie, qui concerne le mécénat,
semblerait mieux s’articuler avec la première partie, où la question est déjà abordée).
Cela n’atténue cependant en rien l’intérêt de l’ouvrage qui découvre un pan largement
sous-exploité de la littérature politique. Si les grandes qualités internes de ce livre sont
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insuffisamment mises en valeur par sa présentation matérielle, il faut souligner la
présence bienvenue d’un CD-ROM d’accompagnement.
NOTES
1. . Par exemple Emmanuel Fureix, La France des larmes : deuils politiques à l’âge romantique
(1814-1840), Seyssel, Champ Vallon, 2009 ; ou Gilles Malandain, L’introuvable complot : attentat,
enquête et rumeur dans la France de la Restauration, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011.
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Christian ESTÈVE, Le crime de laSaint-Mary de Mauriac, Champs-sur-Tarentaine, Gerbert, 2011, 543 p.ISBN : 978-2-85579-126-5. 32 euros.Jean-Claude Caron
1 Dans ce fort volume, Christian Estève, par ailleurs auteur de À l’ombre du pouvoir. Le
Cantal du milieu du XIXe siècle à 1914, et d’Histoire d’un leveur du Nord-Cantal : François
Chabrier (1826- ?)1, mène l’enquête sur un crime commis à Mauriac en 1825. Pierre
Delmas, un aubergiste veuf de 41 ans, père de sept enfants, en est la victime. Encerclant
avec minutie l’affaire criminelle, l’auteur la replace dans son époque et son milieu,
brosse un large portrait de l’esprit public dans le Mauriac de la Restauration (avec des
prolongements chronologiques en amont comme en aval), démêle les inimitiés.
Utilisant aussi bien les archives judiciaires que les cotes foncières, la correspondance
administrative que les archives municipales, sources primaires dont il donne de larges
extraits, Christian Estève dresse au final le portrait d’une société rurale cantalienne
dont il révèle les tensions internes et les haines familiales qui se nouent dans un espace
clos.
NOTES
1. . Christian Estève, À l’ombre du pouvoir. Le Cantal du milieu du XIXe siècle à 1914, Clermont-
Ferrand,Presses universitaires Blaise-Pascal, 2002 ; Christian Estève, Histoire d’un leveur du Nord-
Cantal : François Chabrier (1826- ?), Champs-sur-Tarentaine, Éditions C.-E., 2007.
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Orages. Littérature et culture1760-1830, n° 10 : L’Œil de la police,éditions Atlande, mars 2011. ISBN :978-2-35030-160-0. 24 euros.Gilles Malandain
1 La revue littéraire Orages fête ses dix ans, toujours fidèle à « l’objet livre ». À dominante
dix-huitiémiste, elle intéresse aussi l’histoire culturelle du premier XIXe siècle, comme
en témoignent quasiment toutes les tables des dix premiers numéros, regroupées ici en
fin de volume. La livraison de 2011, préparée par Flávio Borda d’Agua, de l’université de
Genève, s’intéresse à la police des Lumières (C. Denys et V. Milliot), ainsi qu’à divers
croisements entre surveillance et littérature : on y trouve – côté XIXe siècle – des
études sur Mme de Staël (G. Gengembre) ou sur Stendhal (B. Frigau), ou encore sur « la
mise en fiction des forces de l’ordre d’avant 1830 chez Raban et Dumas » (N. Gauthier).
Jean-Noël Pascal offre quant à lui un aperçu sur l’évolution de la production du très
prolifique Antoine de Piis quand il devint Secrétaire général de la préfecture de police,
sous le Consulat et l’Empire. On notera enfin la publication et la présentation par Odile
Krakovitch des procès-verbaux de censure relatifs au Cid d’Andalousie de Lebrun, pas
moins de onze rapports qui s’acharnèrent sur la pièce, entre 1823 et 1830, annonçant
les démêlés de Hugo de part et d’autre de 1830. En spécialiste incontestée du sujet,
l’historienne montre bien que cette censure, plus politique que formelle, et liée bien sûr
au climat de réaction des années 1820, offre un très bon « modèle » du genre.
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Laurent LE GALL, L’Électeur encampagnes dans le Finistère. UneSeconde République de Bas-Bretons,La Boutique de l’histoire/Les Indessavantes, « Rivages des Xantons »,2009, 878 p. ISBN :978-2-84654-231-9. 49 euros.Gilles Malandain
1 Le gros ouvrage de Laurent Le Gall s’inscrit dans la lignée des grandes monographies
qui ont constitué, des années 1960 aux années 1980, l’armature d’une histoire socio-
politique de la France rurale du XIXe siècle, largement centrée sur le moment 1848.
Mais tout en revendiquant cet héritage – et le réexamen méthodique de questions plus
ou moins « essorées », à commencer par celle de la politisation des campagnes –, il en
modernise considérablement la démarche, en s’appuyant sur une impressionnante
bibliographie, près d’un millier de titres référencés, souvent précisément cités et
discutés dans les notes. Le livre intègre ainsi les développements récents de l’histoire
rurale – ouverture sur l’anthropologie, attention portée aux « microcosmes »,
réévaluation de l’autonomie paysanne contre les représentations dominantes
(impliquant une relecture critique des sources classiques), etc. – mais aussi les travaux
des politistes, en particulier la riche sociologie historique de l’élection et du vote. Cet
apport interdisciplinaire est primordial, expliquant qu’aux paysans de l’histoire sociale
soient substitués, au premier plan, les « électeurs en campagnes » d’une sociohistoire
du politique. Revisitant largement l’historiographie de la Bretagne du XIXe siècle (au
moins dans sa partie « bretonnante »), Laurent Le Gall fait surtout de celle-ci le
laboratoire d’une étude qui se veut exploratoire, parfois quasi expérimentale, et d’une
réflexion de plus grande portée sur la « transition démocratique ». Histoire sociale,
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sociologie politique et anthropologie historique, le livre montre exemplairement ce que
peut faire aujourd’hui le « chercheur en sciences sociales » – auto-désignation la plus
fréquente de l’auteur – pour retrouver cette mutation majeure qui vit la République
arriver « au village » et même « au bocage ». Il le fait certes sans concession : avec 800
pages de texte serré, toujours dense et réflexif, on est devant un objet massif et
complexe, dont la lecture n’est pas facile. Certains choix d’écriture, comme l’usage du
passé simple, la recherche du mot juste et le goût du mot rare, des phrases longues et
des titres parfois un peu énigmatiques, traduisent une rigueur souvent élégante, mais
peuvent déconcerter. Si l’on peut bien sûr se féliciter que cette thèse de très haut
niveau (soutenue à Lyon II en 2004) ait pu être éditée in extenso – y compris de longues
citations des sources, et une série de belles monographies communales (dont le rôle est
loin d’être anecdotique) – on peut aussi s’interroger sur les risques et revers d’un
volume aussi profus. C’est tout le dilemme de la publication des thèses aujourd’hui,
dans un contexte d’inflation rapide de la production scientifique.
2 Plutôt qu’un impossible résumé, quelques points saillants, qui n’épuisent pas la richesse
de l’ouvrage. D’abord, c’est bien un livre sur la Seconde République, et il n’y en a pas eu
tant que cela depuis dix ou quinze ans. Ce retour à et sur 1848 suppose sans doute une
certaine prise de distance avec le fort investissement politique qui a longtemps soutenu
la centralité du régime de Février. Travaillant sur un terrain périphérique et calme,
mais au fond assez représentatif de la France provinciale du temps, Laurent Le Gall
rappelle fortement ce que fut essentiellement la révolution de 1848 : une « migration
vers les urnes » inédite (7 scrutins au moins eurent lieu entre avril et décembre), le
vote pour tous et avec lui une consolidation, dans l’ordre démocratique, de la structure
communale qui constituait le cadre de vie primordial de la plupart des Français. Ce qui
est révolutionnaire, c’est le vote, et avant tout le fait même de voter, car dans le
Finistère comme presque partout, le vote fut profondément (mais ni unanimement, ni
uniformément) conservateur. La vraie révolution, dans un département assez « atone »,
a lieu en profondeur, et ses effets – le second degré de la politisation, la remise en cause
des hiérarchies anciennes (et non plus seulement de leur mode de légitimation) – sont
pour bien plus tard. Entre-temps, il y a le coup d’État et le triomphe du bonapartisme
en 1852, nouvelle année électorale, qu’une dernière partie du livre (« Des extinctions de
voix ») montre, dans une remarquable relecture, comme le contrepoint assez logique
des « polyphonies quarante-huitardes ». C’est que l’ouverture des possibles en 1848 fut
aussi une entrée angoissante dans l’incertitude, une libération du temps politique
(l’« immanence du futur ») sans doute intenable pour la majorité des Français. Le
2 décembre apporte un véritable apaisement, parfois vécu dans l’euphorie, en
réordonnant le temps autour d’un passé glorieux, lui-même porteur d’espoir, et d’un
présent stable. Si le début du Second Empire s’accompagne d’une évidente « asthénie
démocratique », il signifie aussi – on le remarque plus souvent aujourd’hui – une
stabilisation du suffrage universel comme procédure, plutôt conforté qu’affaibli par
l’élan unanimiste retrouvé, en particulier dans le second plébiscite – après un oui au
coup d’État encore bien tiède dans le Finistère – mais aussi au niveau municipal.
3 Ainsi, même s’il est focalisé, et pour cause, sur l’élection qui fait (et que fait aussi)
l’électeur, l’ouvrage ne s’y cantonne pourtant pas et aborde le politique dans toutes ses
dimensions (l’événement, les diverses formes d’expression politique non électorale, la
traque et les traces du « rouge » en basse Bretagne…)1. Seules, si l’on peut dire, les deux
parties centrales (« Théâtres électoraux » et « L’électeur en sa commune ») traitent
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exclusivement des élections, et encore est-ce de manière à englober bien d’autres
entrées (comme la surveillance, la contestation du scrutin ou l’anticléricalisme).
S’interrogeant sur la politisation par le vote, Laurent Le Gall n’élude aucun des débats
qui ont entouré cette question, et teste toutes les hypothèses, tout en soulignant
d’emblée « la variété des voies de la politisation », la diversité des cas de figure (y
compris d’un scrutin à l’autre) et la difficulté à pénétrer par les archives la signification
du vote, au-delà de l’alternative participation/abstention, qui fait l’objet d’analyses
particulièrement précises. Des élections nationales aux élections locales, de l’échelle
départementale à l’échelle communale, et sans oublier l’individu-électeur quand il peut
être saisi, l’étude décortique les sources (chiffres, listes d’émargement, procès-verbaux)
avec beaucoup de minutie, pour faire « parler l’urne » de manière parfois très inventive
(par exemple en étudiant les bulletins annulés). S’ensuivent des conclusions, certes
toujours prudentes, qui affinent l’analyse de la mobilisation, du vote
« communautaire » (loin d’être toujours vérifié) ou même de l’« opinion »
départementale – dont la réification, dans les rapports préfectoraux comme dans la
science politique ultérieure, est ici fortement critiquée, on s’en doute. Naviguant entre
le souci de ne pas « territorialiser » à outrance le vote et celui de replacer l’électeur
« dans son environnement quotidien » et le tissu des relations et des contraintes
sociales, l’auteur s’attache quand même particulièrement à mettre en valeur le cadre de
la « politique communale », où se joue, à plusieurs niveaux (entre électeurs et « élites
municipales » par rapport auxquelles ils se situent), l’essentiel de « l’acculturation
politique en douceur » entraînée par le suffrage universel.
NOTES
1. . Laurent Le Gall a d’ailleurs organisé, avec Michel Offerlé et François Ploux, un colloque sur
« la politique informelle », réunissant politistes et historiens à Lorient en 2009 (les actes doivent
paraitre aux Presses universitaires de Rennes).
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Casey HARISON, The Stonemasons ofCreuse in Nineteenth-Century Paris,Newark, University of DelawarePress, 2008, 331 p. ISBN :978-0-87413-020-1. 65 dollars.Iorwerth Prothero
1 Pendant plusieurs siècles, on le sait, la région de moyenne montagne enclavée et
pauvre qui devint le département de la Creuse, envoya ses hommes chercher du travail
ailleurs. Bien avant la Révolution, un courant de migration saisonnière s’était établi :du printemps à l’automne, les hommes partaient travailler, essentiellement comme
maçons et surtout à Paris, et revenaient passer l’hiver chez eux. En 1830, ils furent ainsi
24 000 Creusois à gagner la capitale, et leur nombre continua d’augmenter jusqu’à
atteindre un maximum de 42 000 en 1876. Année après année, de père en fils, ils
venaient se loger dans les modestes garnis du centre-ville surpeuplé. De leur région
d’origine, ils conservaient le parler, l’habit, le régime alimentaire, vivant de peu, à
l’écart des autres ouvriers, épargnant l’essentiel de leurs salaires pour rembourser les
emprunts et faire vivre leurs familles au village. Chaque jour, ceux qui cherchaient un
emploi se rendaient sur la place de Grève pour s’offrir aux employeurs ou à leurs
agents, sans garantie de trouver toujours à s’embaucher. L’âge venant, ils se retiraient
dans leur village natal, pour vivre sur le lopin qu’ils avaient pu acquérir. La grande
restructuration de Paris sous le Second Empire attira un nombre croissant de
travailleurs du bâtiment, tout en modifiant la vie de ces immigrants, évincés du centre-
ville, comme le marché de l’embauche quotidienne. À partir des années 1880, les
familles de maçons commencèrent à suivre les hommes à Paris, où l’installation prit un
tour définitif, entraînant l’intégration des Creusois dans la société urbaine. À la veille
de la Grande Guerre, la migration saisonnière, les garnis et le marché de la Grève,
étaient choses du passé ; les Creusois devenaient des Parisiens, laissant les gros travaux
de construction à des immigrants plus récents.
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2 Ce livre étudie en détail ce fascinant phénomène au cours d’un long XIXe siècle, en se
fondant sur une vaste bibliographie, et d’une manière globalement rigoureuse et claire,
même si la relecture des épreuves laisse un peu à désirer. Toutefois, s’il s’agit d’une
enquête en profondeur sur l’industrie du bâtiment à Paris, sur l’immigration,
l’haussmannisation ou encore sur la protestation ouvrière, les aperçus généraux
tendent à prendre le pas sur l’étude des Creusois eux-mêmes, et ceux-ci disparaissent
même quasiment dans les chapitres concernant le marché de l’emploi (marchandage) ou
les mouvements de 1848. L’auteur convient lui-même qu’il n’entre guère dans la vie
concrète des maçons à Paris, conservant un point de vue essentiellement surplombant,
du fait même des sources qu’il utilise : bulletins de police, enquêtes économiques,
articles de journaux, et surtout les dossiers des maçons arrêtés pour agitation ou
rébellion après les insurrections des années 1830, de 1848 et de 1871.
3 Assez rapide sur les migrations elles-mêmes ou sur le versant rural de la vie des
Creusois de Paris, le livre l’est aussi sur leur place précise dans les structures du travail
parisien. D’où sans doute la traduction trompeuse de « maçon » par « stonemason ». En
Angleterre, le métier qu’on appelait masonry englobait les opérations de coupe, de taille
et de sculptage de la pierre de construction, et les stonemasons maîtrisaient à la fois cet
art et l’érection des murs en pierre. Or en France, on distinguait les tailleurs de pierre –
que le livre ignore pratiquement – des maçons proprement dits, qui ne faisaient
qu’assembler la pierre ou la brique, ouvriers peu qualifiés qu’en Angleterre on appelait
wallers (et non masons). Le terme stonemason n’est donc pas approprié à un cadre
français, pas plus qu’à un cadre irlandais d’ailleurs, où l’on distinguait également entre
stonecutters, très qualifiés, et brick and stone setters, simples « maçons ».
4 L’un des points les plus intéressants que soulève le livre concerne la suspicion
particulière dont les maçons venus de la campagne et entassés dans les vieux quartiers
centraux, étaient l’objet. Dans le Paris du XIXe siècle, les travailleurs du bâtiment
avaient bien une réputation de violence, et entraient pleinement dans la conception
des « classes dangereuses ». Chaque jour, on l’a dit, ils se rassemblaient nombreux
devant l’Hôtel de Ville, sur cette place étroitement associée aux journées
révolutionnaires, et par ailleurs théâtre des exécutions capitales jusqu’en 1832. Ainsi,
bien que jugés plutôt dociles par les patrons et les autres ouvriers, la police et le public
pouvaient considérer les Creusois comme des nomades potentiellement mécontents et
menaçants, disponibles pour l’émeute. De fait, à partir de 1815, la place de Grève est
attentivement surveillée et les maçons plus que tous autres, la police jaugeant à leur
nombre et à leurs dispositions des risques d’agitation sociale ou politique. En réalité, les
maçons n’étaient pas particulièrement turbulents, délinquants ni séditieux, même si
l’attitude de la police pouvait conduire à des tensions, mais leur réputation les
désignait plus que d’autres à la répression, notamment après les journées de juin 1848
et après la Commune. Comme le montre l’auteur, en effet, le nombre d’ouvriers
rapidement relâchés souligne l’arbitraire des opérations de police et leur disproportion
avec les faits poursuivis. À la fin du siècle, quand les Creusois cessèrent d’être Parisiens
par intermittence, et la situation politique se stabilisant, l’image publique des maçons
s’améliora. Cette question de la réputation et de la répression est à bien des égards le
cœur de l’ouvrage, mais comme les maçons n’étaient pas réellement des acteurs
majeurs des émeutes, on peut se demander s’il s’agissait vraiment d’un angle d’attaque
adéquat ; et l’argument selon lequel la méfiance de la police contribuait à pousser ces
ouvriers vers le conflit et la rébellion, ne parait pas au total très étayé. Plus largement,
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l’approche de la propension particulière des Parisiens à la révolte, attribuée à
l’imposition par l’État d’un marché libéral, parait trop rapide et imprécise. On peut
donc reprocher au livre, outre un titre erroné, un traitement limité de son objet, plus
attaché à la perception des maçons qu’aux maçons eux-mêmes, trop souvent perdus
dans des développements d’ordre général.
5 traduit de l’anglais par Gilles Malandain
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La Revue blanche. 1871, enquêtesur la Commune, introduction etnotes de Jean Baronnet, Paris, LesÉditions de l’Amateur, 2011, 205 p.ISBN : 978-2-85917-514-6. 17 euros.Jean-Claude Caron
1 Cette réédition mérite d’être signalée car elle met à la portée du public le résultat d’une
enquête menée vingt-six ans après la Commune par une revue de sensibilité anarchiste,
la Revue blanche, dont le maître d’œuvre est Félix Fénéon. Trois questions sont
proposées à un ensemble de personnalités : leur rôle entre mars et mai 1871 ; leur
opinion sur ce mouvement insurrectionnel et son organisation parlementaire,
militaire, financière, administrative ; leur opinion sur l’influence de la Commune
relativement au mouvement des idées. Ce recueil reprend les 46 réponses reçues – y
compris les plus lapidaires, pour dire un refus de répondre. Le déséquilibre – qui n’était
pas volontaire au départ – est patent à l’arrivée : les partisans de la Commune
l’emportent de loin sur ses adversaires. Trois catégories de personnalités sont isolées :les publicistes (dont Rochefort, Allemane, Jean Grave, Lissagaray, Ernest Daudet,
Georges Renard, etc.) ; les anciens membres de la Commune (parmi lesquels Vaillant,
Lefrançais, Clément, Ranc, Vésinier, etc.) ; les « autres témoins », aussi variés que Da
Costa, Pilotell, Louise Michel, Louis Andrieux, Nadar, Galliffet, etc., et même un
anonyme « insurgé lyonnais ». Cette enquête intéressera aussi bien l’historien de la
Commune que celui des représentations, de la mémoire ou de la construction de
l’événement.
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Didier GUIGNARD, L’Abus de pouvoirdans l’Algérie coloniale (1880-1914).Visibilité et singularité, Nanterre,Presses universitaires de ParisOuest, 2010, 547 p. ISBN :978-2-84016-076-2. 25 euros.Annick Lacroix
1 Dans les années 1890, la presse algérienne et les grands quotidiens nationaux
dénoncèrent avec véhémence les « abus de pouvoir dans l’Algérie coloniale ». L’ouvrage
de Didier Guignard, issu d’une thèse soutenue en 2008 et qui a reçu en décembre 2010 le
prix Germaine Tillion de l’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense, décrypte
précisément les mécanismes du scandale et la visibilité nouvelle de certaines injustices.
Pourtant omniprésentes dans le contexte colonial, ces dernières avaient jusque là été
passées sous silence, avant d’être à nouveau étouffées après 1898. La collusion
persistante des milieux d’affaires et du personnel politique, les pouvoirs disciplinaires
étendus des maires et des préfets et les pratiques clientélaires qu’entretenait
localement le personnel administratif expliquent en partie les dérives du système.
L’auteur décrit également des procédures de contrôle administratif dérisoires et les
responsabilités croissantes des élus locaux, notamment en matière de travaux publics,
qui facilitèrent aussi les passations illégales de marché.
2 Après une première partie qui détaille les conditions de possibilité d’un abus de pouvoir
« ordinaire », institutionnalisé, dans l’Algérie coloniale de cette fin de siècle (corvées
illégales, bastonnades, détournements de biens publics, etc.), l’auteur revient sur les
raisons de sa dénonciation soudaine dans les années 1890. Les populations colonisées,
principales victimes de ces abus, ignoraient souvent les recours possibles et devaient
s’adjoindre les services d’un intermédiaire pour rédiger leur plainte. Elles se heurtaient
presque toujours à une véritable « culture de l’impunité » (p. 104), si bien que dans
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l’Algérie coloniale, « accusateurs et accusés [appartenaient] au même petit monde, issu
de la minorité de citoyens et de notabilités indigènes, les seuls à pouvoir prétendre au
pouvoir local et les seuls à pouvoir dénoncer » (p. 282). Ce silence qui pesait sur
l’Algérie ne fut finalement brisé qu’un moment, la « contagion dénonciatrice » venant
d’abord de l’opinion publique métropolitaine, grâce à l’intervention de la presse et de
certains députés (Ferry, Viviani, Rozet par exemple). Il y eut donc bien une parenthèse,
avant que l’on abandonne la répression de ces injustices, pour favoriser le
rassemblement de la population européenne d’Algérie à la suite de la crise anti-juive de
1898 et de l’affaire de Margueritte en 1901. L’ouvrage met à jour l’imbrication des
temporalités, économiques et politiques, parlementaires et électorales, métropolitaines
et algériennes, et c’est cette concordance d’intérêts qui rendit possible, un moment
seulement, le dévoilement de l’abus.
3 Plus qu’une plongée au cœur des scandales algériens, ce livre offre une quantité de
détails sur le quotidien des populations de l’Algérie à la fin du XIXe siècle. On y apprend
beaucoup, par exemple sur les temps de transport par train ou par diligence, le coût des
permis de voyage – exigés jusqu’en 1897 pour les déplacements de la population
« indigène » –, le montant des impôts arabes ou encore les règles du jeu électoral local.
Surtout, de nombreux éléments permettent de réfléchir à ce que signifiait
concrètement administrer un territoire colonial, et plus particulièrement les
départements algériens : quel était le maillage administratif ? Quels hommes et quels
moyens furent mis à disposition ? Quelles logiques d’aménagement et d’investissement
ont prévalu ? Bien souvent, ce « chantier colonial [eut] surtout pour vocation
d’anticiper et d’accompagner le développement des noyaux de peuplement européen,
de les relier entre eux avec le monde extérieur » (p. 115).
4 Sur le plan méthodologique enfin, cet ouvrage recourt à un certain nombre de pistes
très intéressantes. Le dépouillement des dossiers de carrière de fonctionnaires ayant
rempli des fonctions en Algérie entre 1877 et 1914, permet de retracer les grands types
de trajectoires professionnelles, selon une méthode relativement courante en histoire
sociale, mais rarement appliquée aux groupes sociaux de l’Algérie coloniale. S’esquisse
ainsi un tableau des allers-et-retours de ces fonctionnaires des deux côtés de la
Méditerranée et des opportunités éventuelles qu’offrait la mutation en Algérie. Sur le
terrain, ces agents du pouvoir colonial étaient assistés par des auxiliaires « indigènes »,
placés en position charnière, qui mobilisèrent toute une palette de stratégies
d’intégration, de négociation et de contournement. En cela, ce travail reprend les
apports d’une historiographie relativement récente, qui refuse de réduire les
interactions coloniales à des alternatives trop simplistes. Le recours à la cartographie
permet par ailleurs à l’auteur d’illustrer de manière très convaincante le caractère
généralisé des abus, tout en distinguant précisément les communes et régions où
éclatèrent les différents scandales. Cette « mise en carte » des abus sanctionnés
pourrait, en négatif, ouvrir la voie à une réflexion sur une géographie de l’obéissance et
de l’acceptation du pouvoir colonial. Plus largement, ces cartes font aussi écho à l’effort
permanent de cet ouvrage pour articuler les différentes échelles de l’analyse,
algérienne et métropolitaine, locale et nationale. Enfin et surtout, il convient de
rappeler que ce travail s’appuie pour partie sur des documents consultés dans les
centres d’archives et les bibliothèques d’Algérie. Ces séjours de recherche, entrepris par
Didier Guignard quelques années seulement après la « décennie noire », ont eu pour
mérite d’inciter à la redécouverte de fonds d’archives algériens longtemps sous-
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exploités et qui pourtant restent indispensables pour explorer, notamment à l’échelle
locale, les ressorts quotidiens du pouvoir colonial1.
NOTES
1. . Didier Guignard, Akihito Kudo et Raëd Bader, « Des lieux pour la recherche en Algérie »,
Bulletin de l’IHTP, n° 83-Répression, contrôle et encadrement dans le monde colonial au XXe
siècle, juin 2004, p. 158-168.
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Odile ROYNETTE, Les mots destranchées. L’invention d’une languede guerre, 1914-1919, Paris, A. Colin,2010, 286 p. ISBN :978-2-200-35386-5. 22 euros.Natalie Petiteau
1 En prolongeant avec ce livre son étude sur Les mots des soldats, Odile Roynette achève de
démontrer la fécondité d’une démarche qu’elle avait déjà engagée dans Bons pour le
service !1 Elle propose en effet de retrouver, par l’étude du langage, d’importantes traces
de la vie des hommes en guerre. Les mots en temps de guerre sont porteurs d’enjeux, la
langue joue un rôle dans la définition de l’identité individuelle et collective, devenant
une des dimensions des cultures de guerre. Elle doit donc être objet d’histoire en soi,
piste qui avait déjà été indiquée par Lucien Febvre, soucieux de cerner « l’outillage
mental » et l’histoire des mentalités et des sensibilités. Odile Roynette a également mis
à profit les propositions de Pierre Bourdieu sur la langue, ses usages et les dimensions
performatives de la parole. La lecture du vétéran américain Paul Fussell l’a également
encouragée à envisager l’obscénité verbale comme un acte culturel, une technique de
subversion des contraintes et des peurs, un mode d’autodérision permettant aux
combattants de se maintenir en vie. Témoignant des transformations que subissent
ceux qui font la guerre, la langue est donc un moyen de connaître l’intimité
combattante. Passant d’une source à l’autre (presse, journaux de tranchées,
correspondances, littératures et études lexicales de l’époque), Odile Roynette montre
comment la langue a été un des moyens d’affronter la guerre.
2 Les civils, et tout particulièrement les femmes, éprouvent le besoin de partager
l’épreuve des combattants et le font notamment par une connivence en matière d’usage
de l’argot militaire qui permet de dédramatiser les situations. Il a également pour
vocation de tourner l’ennemi en dérision – comme avec l’emploi du célèbre « Boche »,
dont les origines sont minutieusement analysées. Mais le langage est surtout perçu par
Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011
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les combattants comme un moyen de resserrer les liens entre eux, alors même que
l’opinion cherche à entrer dans le secret de leurs existences. Un débat s’ouvre alors
autour de l’argot des tranchées : le parler, n’est-ce pas accepter un ensauvagement dû
à la guerre, n’est-ce pas renoncer aux valeurs de la civilisation ?
3 À partir de l’automne 1916, apparaît un discours savant : Marcel Cohen rejette l’idée de
l’invention d’une « langue poilue » et souligne l’importance des transferts sémantiques
du langage populaire à l’argot militaire. Un autre linguiste, Robert Gauthiot, plus
radical, nie l’existence d’un argot des tranchées ; la guerre aurait simplement diffusé un
argot parisien, mélangé avant-guerre à celui des soldats et des prostituées. D’autres
viennent contester ces dénégations. Albert Dauzat a diffusé une enquête systématique,
par voie de presse et de Bulletin des armées, à laquelle il a obtenu y compris des réponses
collectives révélant l’importance des appartenances régimentaires. Il met ainsi en
évidence le fait que la part des néologismes concerne un tiers du vocabulaire de guerre,
le reste provenant de mots anciens et d’argot parisien. Dauzat se préoccupe de la cause
nationale et s’emploie à souligner que cette langue reflète l’héroïsme du peuple
français. Son travail est prolongé par celui de Gaston Esnault, qui a multiplié les
observations directes. Il constate qu’il existe en réalité une « langue populaire qui
s’invente dans et pour la guerre », la « langue poilue », celle de la nation en guerre, et
pas seulement celle de l’armée, et l’argot y occupe une place importante. La guerre a
bien eu un impact culturel sur les pratiques langagières.
4 Mais les linguistes ne sont pas les seuls à avoir porté un intérêt à la langue de guerre :les œuvres littéraires mettant en scène la vie des combattants y ont accordé une grande
importance et l’historienne y trouve également d’importants témoignages sur les mots
des tranchées. Car les écrivains se sont affrontés à la difficulté de restituer les manières
de parler des soldats et la publication du Feu, d’Henri Barbusse, en décembre 1916, a
marqué une rupture esthétique en la matière. L’ouvrage diffère radicalement des
images littéraires traditionnelles qui ont utilisé nombre de clichés linguistiques, en
réponse au désir du public d’entendre un écho de la guerre, fût-il déformé. Odile
Roynette rappelle que Barbusse a puisé la matière de son roman dans son expérience. Il
l’a écrit avec la certitude que la guerre, épreuve corporelle et physique intense, se
traduit aussi dans la parole : « faire la guerre, c’est plonger dans un bain sonore
profondément différent qu’il faut restituer si l’on veut traduire l’expérience
combattante ». Le langage a selon lui fabriqué une solidarité indispensable à la survie
du groupe au quotidien. Le Feu met en scène argot parisien et argot militaire, mais aussi
parlers provinciaux. Son but est de restituer une violence verbale qui témoigne de la
transformation de l’homme par la guerre, ce que Jean Norton Cru s’est refusé à recevoir
comme tel. Le but de Barbusse était avant tout de rendre visible l’importance des
ravages causés par la guerre. Ce projet esthétique trouve sa postérité dans les œuvres
de Dorgelès ou de Genevoix, qui voient eux aussi dans la langue un révélateur de
l’expérience combattante.
5 Reste que ce vocabulaire est le fruit d’une sédimentation lexicale : Odile Roynette
propose même d’envisager la Grande Guerre comme un aboutissement plutôt que
comme un commencement, et c’est pourquoi ce livre intéresse pleinement le XIXe
siècle. On peut aisément être convaincu de cette généalogie en prenant en compte par
exemple ce que Ferdinand Bruno a restitué du langage des hommes de la Grande
Armée. À la première strate lexicale forgée entre Révolution et Empire, s’ajoute celle
qui s’est constituée entre 1850 et 1870. La banalisation de l’argot militaire s’accélère
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ensuite entre 1880 et 1914, alors que s’y introduit la langue des colonisés. Les mutations
des techniques de guerre se traduisent également dans ce vocabulaire, qui ne permet
pas, à lui seul, de nommer le quotidien des combattants de la Grande Guerre. C’est
pourquoi ils empruntent à l’argot des civils, employé aussi pour désigner la violence de
guerre. Parallèlement, les néologismes concernent notamment le matériel militaire.
6 Odile Roynette s’interroge par ailleurs sur les modalités de la parole et de l’écoute en
milieu combattant afin de montrer que les méthodes des différentes enquêtes n’ont pas
totalement anéanti la parole des humbles. Cette parole est passée certes par de
nombreux filtres, mais il en reste des échos qui disent l’intimité combattante et la
matérialité de l’expérience de guerre. L’oralité a joué un rôle essentiel dans la
construction de l’identité combattante. Tout ce qui touche au corps ou à la nourriture
et à la boisson a généré une véritable prolixité verbale. On appréciera particulièrement
qu’Odile Roynette livre ici de surcroît des comparaisons avec l’Allemagne et la Grande-
Bretagne, montrant les similitudes d’une armée à l’autre.
7 Elle montre enfin les trajectoires que peut suivre le langage des combattants en
utilisant tout d’abord la correspondance de Jules et Laure Isaac : la lettre est un lieu
d’une divulgation partielle du langage du front. Le journal d’Yves Congar permet à
l’auteur de souligner que le vocabulaire juvénile porte lui aussi les traces de la guerre.
N’oublions pas enfin que les usages politiques de la langue de guerre ont contribué à sa
diffusion. Au total, les mots ont bien été pour les combattants un moyen d’affronter la
guerre, y compris en essayant d’en dire l’indicible. La démonstration d’Odile Roynette
est particulièrement convaincante. Preuve est faite que l’auteur s’impose comme
l’éminente spécialiste de cette approche de l’anthropologie historique. Ce livre est une
contribution majeure non seulement à l’histoire de la Première Guerre mondiale et des
cultures de guerre, mais aussi à celle des sensibilités des hommes et des femmes du
XIXe siècle finissant.
NOTES
1. . Odile Roynette, Les mots des soldats, Paris, Belin, 2004 ;Odile Roynette, Bons pour le service !
L’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Paris, Belin, 2000.
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Geneviève MASSARD-GUILBAUD, Histoire de la pollutionindustrielle. France,1789-1914, Paris, Éditions del’EHESS, 2010, 404 p. ISBN :978-2-7132-2237-5. 27 euros.Michel Letté
1 La parution de ce livre était des plus attendue par les chercheurs en histoire
environnementale. Synthèse remarquable de travaux engagés en vue d’une HDR
soutenue en 2003 à l’EHESS, ses contenus étaient cependant bien connus des
spécialistes, amplement cités au titre d’une incontournable référence toujours « à
paraître » de l’histoire sociale.
2 L’objectif affiché est de cerner les pollutions du XIXe siècle, dont les significations et le
vocabulaire ont été forgés pour désigner un ensemble complexe de problèmes. Pour ce
faire, l’ouvrage est organisé selon sept chapitres entre lesquels sont intercalés les
exposés de cas singuliers de conflits, accompagnés parfois de quelques extraits
d’archives. Le choix est judicieux. Il contribue à donner corps à la démonstration
générale. Les fabricants d’acides Faure et Kessler à Clermont-Ferrand assurent ainsi la
transition entre « Les nuisances industrielles en Révolution » et « Les citadins face aux
nuisances » ; le fabricant de plomb Figueroa à Marseille guide le lecteur vers « Les
industriels, leurs voisins, leurs édiles » ; la confrontation des maraîchers nantais avec
les entreprises Pilon, Buffet, Durand-Gosselin et Saint-Gobain mène aux « Médecins et
ingénieurs face à la pollution industrielle » ; la pollution des cours d’eau du Nord, du
Pas-de-Calais et de la Flandre belge ouvre sur la question « Pollution, dépollution, qu’en
savait-on ? » ; la Compagnie des mines du Rio Tinto déversant en Méditerranée ses
effluents déborde ensuite sur « Les savants et la nomenclature » ; enfin, l’usine Leblanc
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et Cardinal à Nantes et son arsenic débouchent sur le dernier chapitre « Prescriptions
et résistances ».
3 Partant de la genèse du décret de 1810 règlementant l’installation des établissements
industriels, l’auteure commence par mettre un terme définitif à un mythe : celui qui
faisait de cette législation le fondement d’une protection de l’environnement. Le
tournant révolutionnaire n’est en effet pas celui que l’on pourrait croire. L’idée qui a
longtemps prévalu d’une inefficacité de règlements chaotiques, archaïques et jugés
trop nombreux avant la Révolution, est battue en brèche. L’auteure montre au
contraire que l’inquiétude persistante à l’endroit des nuisances et de l’insalubrité était
bien inscrite dans la réalité de mesures locales tout à fait pertinentes. À défaut de
renoncer à l’activité incriminée, c’était alors l’éloignement de la source de la nuisance
qui était préconisée. Sous couvert de rationalisation drastique d’une police sanitaire,
l’administration passait cependant de préoccupations auparavant centrées sur la santé
publique et l’ordre public au souci de protection d’une industrie naissante. Les
contestataires étaient qualifiés tour à tour de voisins jaloux et pleins de préjugés,
d’irrationnels ou de forcenés entravant la marche du progrès. Geneviève Massard-
Guilbaud retrace ainsi l’atmosphère d’exaltation du passage, plein d’espoirs, de la
transformation organique et putride des matières à la chimie minérale et corrosive,
dominante et reine des savoirs.
4 Dans le prolongement des règlements napoléoniens, cette logique se renforce tout au
long du XIXe siècle, entretenue par de glorieux chimistes dont l’influence politique est à
l’époque loin d’être négligeable. Elle visait à assurer les conditions les plus favorables à
l’expansion industrielle, confrontée à la concurrence anglaise, puis plus tard
allemande, mais aussi aux protestations croissantes des riverains.
5 Si dans ce contexte la protection des travailleurs et des populations tend à s’effacer au
profit d’une industrie chimique conquérante, elle ne disparaît pas totalement. Elle
restait toutefois confinée en arrière-plan. Les applications locales de la loi peuvent-elles
dès lors se lire comme une protection des pollutions au nom des impératifs
économiques de la Nation ? Elles disposaient en tout cas désormais d’un droit. Le décret
de 1810 ne sera ainsi révisé que tardivement, et sans qu’en soit véritablement changé
l’esprit. Ne pas trop entraver industrie, tel demeure dans le fond l’essentiel d’une
justification de l’intervention publique, les industriels réclamant la modification d’une
règlementation qu’ils jugeaient toujours plus contraignante.
6 Certes les plaignants se trouvaient dès lors enserrés dans un carcan administratif, qui
rendait sans conteste difficile une issue favorable aux revendications locales. L’auteure
montre cependant que la protection des travailleurs et la santé publique finissent par
s’imposer à nouveau malgré tout, sous d’autres formes, en adéquation aussi avec
l’évolution des sensibilités et la nature des pollutions industrielles. Il faudra plusieurs
décennies avant que les médecins et les hygiénistes ne redeviennent des acteurs
significatifs de la gestion administrative des nuisances et de leurs conséquences. Ici
l’auteure réhabilite par exemple le travail des comités d’hygiène et de salubrité
publique. Si leur rôle semble avoir été dans bien des cas insignifiant ou ambigu, voire
un peu trop conciliant avec les autorités publiques, elle démontre aussi l’implication
réelle de certains d’entre eux, et parfois leur capacité à intervenir dans le cours des
affaires locales.
7 Au demeurant, le propos du livre n’est ni de dénoncer, ni de se focaliser sur les échecs,
mais bien de cerner, à partir des pratiques administratives concrètes, les efforts
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entrepris par des acteurs de plus en plus nombreux afin de réconcilier ce qui s’avère
comme profondément contradictoire. Au terme de la lecture, on disposera assurément
des éléments les plus solides de cette histoire passionnante, non pas tant finalement
des nuisances industrielles elles-mêmes que celle de la régulation d’enjeux dissonants,
et dont les pollutions sont les conséquences sanitaires et environnementales.
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Charles-François MATHIS,In NatureWe Trust. Les paysages anglais àl’ère industrielle, Paris, Presses del’Université Paris-Sorbonne, 2010,685 p. ISBN : 978-2-84050-577-8. 28 euros.François Jarrige
1 L’histoire environnementale est un champ d’étude en plein développement. Longtemps
peu présente en France, elle a donné lieu à quelques réalisations récentes de grande
qualité. Le livre de Charles François Mathis, issu de sa thèse de doctorat soutenue à
l’université Paris IV, s’inscrit dans ce champ nouveau. Il s’intéresse à l’émergence, dans
l’Angleterre en cours d’industrialisation et d’urbanisation, d’une pensée et de
mouvements environnementaux. L’ouvrage repose sur une démonstration
diachronique passionnante. L’auteur étudie d’abord les « premiers combats » au XIXe
siècle – avec la défense des droits de passage et des communaux ou la création des
premiers parcs – qu’incarne notamment la figure tutélaire du poète Wordsworth et sa
pensée environnementale « avant-gardiste ». Par la suite, face à l’aggravation
considérable des pollutions de l’air et des eaux, un processus croissant de
professionnalisation voit le jour, qui aboutit à l’essor des mouvements
environnementaux et de luttes contre la pollution.
2 Mais jusqu’aux années 1870, l’Angleterre veut avant tout rester une nation industrielle
car c’est de là qu’elle tire sa puissance, et cette prégnance de la culture industrialiste
explique la prudence des autorités et des premières réglementations. Dans ce contexte,
le mouvement environnemental demeure marginal et peu audible, même s’il prépare le
terrain aux évolutions futures. L’essor de l’environnementalisme proprement dit n’a
lieu que dans le dernier quart du XIXe siècle alors que le sentiment de déclin s’empare
des Victoriens. Les promesses de l’industrialisation semblent déçues ; la nostalgie pour
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l’ancienne Angleterre verte et rurale prend de l’ampleur. Les années 1870 voient donc
un véritable tournant avec la montée en puissance d’une « conception sentimentale »
de l’environnement naturel. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les associations
« environnementales » de diverses tendances se multiplient alors que la science
écologique naît, et elles obtiennent le soutien de plus en plus net du reste de la société.
L’auteur reconstitue très bien les multiples tendances qui traversent ce milieu
foisonnant, entre les associations « réformatrices » et modérées et les « utopistes » des
communautés anarchistes.
3 L’un des intérêts majeurs de ce livre est de proposer une synthèse en français du cas
anglais, sans doute le mieux connu en raison de l’abondante bibliographie sur ces
questions et de la précocité des débats et des expériences outre-Manche. Il s’agit
d’abord d’une histoire culturelle, fondée sur un vaste dépouillement des sources
imprimées et sur une très bonne connaissance de la bibliographie anglaise et nord-
américaine sur le sujet. S’appuyant notamment sur les recherches importantes de Peter
Brimblecombe, Christopher Hamlin ou Stephen Mosley, Charles-François Mathis
propose une vaste fresque où se combine l’étude des organisations, de la pensée de
quelques figures comme Morris ou Ruskin et de l’évolution de la législation. L’une des
forces du livre est d’adopter une perspective large en tentant de tenir ensemble l’étude
des luttes contre les pollutions et celles en faveur de la protection de la nature même si,
comme il le montre, les deux mouvements répondent à des logiques distinctes. Par
ailleurs, l’ouvrage est très bien présenté, il contient un index, une chronologie et un
recueil de notices biographiques qui en feront un instrument de travail très utile. Il est
par ailleurs remarquablement illustré avec des reproductions en couleurs de
documents divers – des photos, des peintures, des caricatures – et de nombreux extraits
de sources soigneusement traduits et commentés. Autant d’éléments qui font d’ores et
déjà de ce livre une mine d’informations et une synthèse précieuse.
4 Quelques interrogations naissent toutefois au cours de la lecture. À force de partir en
quête des « précurseurs » en « avance sur leur temps » et des premiers combats
environnementaux, l’auteur semble parfois céder à une approche téléologique qui
risque de simplifier à l’extrême les situations passées. En s’intéressant à quelques
« affaires » spectaculaires mettant aux prises des personnalités hors-normes qui
s’expriment dans l’espace public, ne risque-t-on pas de rendre invisibles les
configurations plus quotidiennes, les négociations multiples à travers lesquelles étaient
pensés l’environnement et les nuisances industrielles ? Ce problème apparaît en
particulier dans l’usage que l’auteur fait des concepts « d’environnement » ou
« d’environnementalisme » qui auraient sans doute mérité plus de développement que
la seule note 25 de la page 27. Par ailleurs, à l’heure de la montée en puissance des
approches comparée et connectée, l’auteur aurait sans doute pu discuter davantage la
thèse de Richard Grove, qu’il évacue brièvement en introduction, sur les liens entre
impérialisme et montée en puissance des préoccupations environnementales en
Angleterre1. On peut aussi s’étonner de ne jamais voir citer les travaux d’E.
P. Thompson, qui a tant fait pour introduire une approche sensible de la « révolution
industrielle » et des luttes qu’elle a suscitées en Angleterre, et qui a rédigé la première
grande biographie de William Morris. Il est tout aussi étonnant que l’auteur, qui
s’inscrit pourtant explicitement dans le champ de l’histoire des représentations, ne cite
à aucun moment les travaux d’Alain Corbin sur l’histoire des sensibilités et des
paysages. Il aurait enfin pu être utile de mettre le cas britannique en perspective avec
la situation française qui est de mieux en mieux connue. Ces quelques interrogations
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n’enlèvent évidemment rien à l’intérêt de ce livre à la fois dense, clair et informé, qui
constitue une contribution majeure pour comprendre les réactions de la société
britannique, et au-delà européenne, à l’industrialisation conquérante.
NOTES
1. . Richard Grove, Green Imperialism : Colonial Expansion, Tropical Island Edens and the Origins of
Environmentalism 1600-1860, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.
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Anne F. HYDE, Empires, Nations, andFamilies. A History of the NorthAmerican West, 1800-1860, Lincoln(Neb.), University of Nebraska Press,2011, 628 p. ISBN :978-0-8032-2405-6. 45 dollars.Tangi Villerbu
1 Les Presses universitaires du Nebraska ont lancé il y a une dizaine d’année, sous la
direction de Richard Etulain, un vaste projet : une histoire de l’Ouest américain en six
volumes, la première en son genre alors qu’abondent déjà les synthèses plus courtes
sur le même sujet. Le premier volume, paru en 2003 et œuvre de Colin Calloway, avait
fait date et est considéré comme un classique1. Voici maintenant le deuxième opus, et
l’on est en droit d’espérer qu’il ne s’écoulera pas de nouveau huit années avant de lire
le troisième. Anne Farrar Hyde prend donc en charge la période 1800-1860, et, il faut le
dire d’emblée, elle offre là un grand livre, indispensable à quiconque veut aborder
l’histoire américaine comme à tous ceux qui veulent comprendre comment travaillent
aujourd’hui les historiens américains.
2 En embrassant l’historiographie récente et en n’hésitant pas à effectuer un véritable
travail en archives – effort rare dans la production de synthèses, et qu’il faut donc
souligner –, Anne Hyde produit un récit de l’Ouest qui renverse les trames narratives
habituelles et offre des perspectives d’une grande richesse, sur lesquelles il faudra
désormais s’appuyer. Trois choix de sa part sont à souligner. D’abord celui de réaliser
une histoire de l’Ouest nord-américain et non de l’Ouest américain seul, en prenant
acte du fait que les frontières nationales n’ont pas de sens au début du XIXe siècle et
n’en acquièrent que lentement, et qu’il convient dès lors d’écrire une histoire des
borderlands, de ces zones d’indécisions, de rencontres et de reconfigurations des
identités à toutes échelles. Ensuite celui de ne pas traiter l’histoire indienne comme le
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paysage initial vite oublié du fait de l’installation des colons : les nations indiennes,
dans leur diversité, sont au contraire ici au cœur du propos, et leur traitement comme
acteurs à part entière est exemplaire, et évidement justifié par le rôle encore souvent
dominant qu’elles tiennent dans les circuits commerciaux, les négociations politiques,
la création de formes culturelles métissées ; tout en ne négligeant pas leur lente
sujétion par la force. Enfin, et surtout, parce que le récit, loin d’être le lent déroulé
d’une conquête de l’Ouest par l’État-nation américain, est décentré et organisé autour
de réseaux familiaux extrêmement vastes qui mêlent familles d’origine européenne –
britanniques, françaises, mexicaines, américaines – et familles indiennes, et qui ont
pour objet la maîtrise du territoire dans le cadre d’un modèle colonial prénational.
L’ouvrage se clôt logiquement sur la fin de ce modèle – qui doit beaucoup, et
explicitement, à Richard White et Kathleen DuVal2 – quand au milieu du XIXe siècle la
poussée américaine devient trop forte et le fait éclater dans la violence.
3 Parce qu’il est brillant, le travail d’Anne Hyde suscite la discussion. Le décentrement du
regard et le changement d’échelle posent aussi des problèmes lorsqu’ils sont appliqués
de manière aussi radicale. L’attention portée aux familles – les Chouteau, McLoughlin,
Bent ou Vallejo dont les itinéraires rythment le récit – fait ici oublier que d’autres
structures que celles de la parenté interviennent dans la construction de l’Ouest. Le jeu
de l’économie n’est abordé pour ainsi dire que par le biais du commerce des fourrures,
et les États sont peu présents : le chapitre 8 porte bien sur l’action étatique
d’imposition de l’ordre, en narrant quelques épisodes violents, mais en laissant croire à
une absence de structure étatique avant 1850, en n’allant pas au bout des analyses – si
la bibliographie est d’une grande richesse, elle pêche en ce domaine – et en négligeant
curieusement l’État mexicain, dont Andres Resendez a bien montré le poids dans
l’histoire du Sud-Ouest3, ou encore l’État britannique pour la partie nord du continent.
4 De surcroît, si faire porter le regard sur les familles métissées et sur les nations
indiennes qui animent l’Ouest est désormais indispensable, pourquoi négliger pour
autant les autres acteurs ? Il faudrait s’attacher à un récit pleinement intégré plutôt
qu’à une alternative qui semble aussi exclusive à bien des égards que l’antique
hypothèse de la Frontière. Ainsi la troisième partie de l’ouvrage, qui couvre les années
1840-1865, laisse un sentiment étrange. On y retrouve les grands moments d’une
histoire canonique de l’Ouest, mais l’ensemble est traité somme toute assez
rapidement, et il n’est sans doute pas nécessaire d’abaisser à ce point l’histoire
californienne des années 1850 pour valoriser celle qui précède. Surtout, les grands
absents du récit sont désormais les colons euro-américains qui n’étaient pas en quête
de fourrures et d’insertion dans les réseaux indiens ou hispaniques, mais bien de terres
à prendre. Certes ils furent trop longtemps les héros exclusifs de la geste américaine,
mais ce statut précisément, de même qu’un simple regard sur les chiffres – Anne Hyde
n’en fournit aucun – montreraient que leur importance numérique sans commune
mesure avec celles des familles analysées dans l’ouvrage justifie à elle seule leur étude.
Cela aurait renforcé le propos de l’auteur, d’abord en permettant de poursuivre une
histoire familiale de l’Ouest puisque la migration fut très souvent une longue histoire
de familles4, ensuite en renforçant la thèse d’un changement de modèle colonial : lelecteur est laissé sans cela avec la sensation que quelque chose prend bien fin dans les
années 1850, mais sans bien comprendre quel monde nouveau émerge. Ainsi, traiter du
soulèvement des Dakotas du Minnesota en 1862 sans jamais mentionner que la vallée
qui était leur foyer, comme toutes les terres alentours, fut envahie dans la décennie
précédente par des dizaines de milliers de fermiers en grande partie allemands, ne peut
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faire complètement sens. Finalement, ce sont les mineurs de Californie, du Nevada ou
du Colorado, et plus encore les convois de chariots bâchés qui font défaut au récit
proposé par Anne Hyde5, mais cette absence, nouveau paradigme historique, n’en rend
l’ouvrage que plus stimulant : l’histoire de l’Ouest américain demeure un formidable
champ à travailler.
NOTES
1. . Colin G. Calloway, One Vast Winter Count. The Native American West before Lewis and Clark, Lincoln
(Neb.), University of Nebraska Press, 2003.
2. . Richard White, The Middle Ground : Indians, Empires and Republic in the Great Lakes Region,
1650-1815, New York, Cambridge University Press, 1991 ; Kathleen DuVal, The Native Ground :
Indians and Colonists in the Heart of the Continent, Philadelphia (Penn.), University of Pennsylvania
Press, 2006.
3. . Andres Reséndez, Changing National Identities on the Frontier : Texas and New Mexico, 1800-1850,
New York, Cambridge University Press, 2005.
4. . Kathleen Neil Conzen, ‘A saga of families’, in Clyde Milner II, Carol A. O’Connor et Martha
Sandweiss (eds), The Oxford History of the American West, New York, Oxford University Press, 1994,
p. 315-358.
5. . Symptomatique est l’absence dans la bibliographie de la somme classique de John D. Unruh
Jr., The Plains Across. The Overland Emigrants and the Trans-Mississippi West, 1840-1860, Urbana (Ill.),
University of Illinois Press, 1979.
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Adam ARENSON, The Great Heart ofthe Republic. St. Louis and theCultural Civil War, Cambridge(Mass.), Harvard University Press,2011, 340 p. ISBN :978-0-674-05288-8. 35 dollars.Tangi Villerbu
1 L’ouvrage que voici, issue de la thèse de l’auteur, est révélateur de certaines forces et
faiblesses de l’historiographie américaine. Passons d’abord sur les faiblesses. Et en
premier lieu sur cette tentation forte, sur le marché éditorial et professionnel, de
surévaluer sa contribution à la science en se présentant systématiquement comme un
pionnier, un défricheur. Ainsi Adam Arenson affirme délivrer une « approche
entièrement nouvelle de l’époque de la Guerre de Sécession, de l’expansion vers l’Ouest,
et de toute l’histoire américaine1 » et inventer un concept novateur, celui d’une
« cultural civil war » beaucoup plus longue que la guerre civile elle-même puisqu’il la
situe entre 1848 et 1877. En fait, il s’agit plus simplement d’une monographie locale,
d’une histoire culturelle de Saint-Louis, de part et d’autre de la guerre, comme
Jacqueline Jones a offert récemment celle de Savannah2, et en fonction d’une
chronologie classique, entre la victoire contre le Mexique en 1848 (ici doublée de
l’incendie de la ville en 1849) et la fin légale de la Reconstruction en 1877. La
monographie se justifie aisément par le caractère exceptionnel de Saint-Louis, une ville
qui est à la fois du Nord, du Sud et de l’Ouest, une ville anti-esclavagiste mais à esclaves,
une ville qui en 1860 vote Lincoln dans un État qui vote Douglas : Adam Arenson tient là
un microcosme merveilleux pour explorer les contradictions de la société américaine
au mitan du XIXe siècle, sans qu’il soit utile d’inventer un concept qui n’est guère
opératoire et qui n’a semble-t-il d’autre but que de faire croire à une révolution
historiographique.
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2 Le travail d’Adam Arenson pêche également, de manière anecdotique mais irritante,
par sa méconnaissance du passé français de la région comme de l’historiographie
francophone qui lui permettrait de l’aborder, et donc d’éviter d’affirmer faussement
que le raccordement du Pays des Illinois à l’économie de la Louisiane – et plus
lointainement caribéenne – date de la fondation de Saint-Louis en 1764 (p. 13), ou que
les Trappistes se sont installés sous le régime français (p. 16) quand ils n’ont fait que
passer dans la première décennie du XIXe siècle. De surcroît, l’impressionnisme de
l’auteur se révèle à certains moments très gênant. Il est par exemple assez curieux de
postuler l’extrême complexité identitaire de Saint-Louis, du fait notamment de la
présence en son sein de populations d’origines très variées, sans chercher à quantifier
cette diversité. Ainsi ne sait-on jamais le poids des esclaves comme des Noirs libres, ou
celui des migrants allemands, pourtant tellement présents au fil des pages. Si l’on
apprend que la presse se lamentait de l’odeur de saucisses et de la présence de
brasseries (p. 54), on ne sait rien du nombre ni de la répartition de ces Allemands au
sein de la ville, comme s’il était possible de dissocier l’histoire sociale de l’histoire
culturelle. Cela est d’autant plus dommage qu’une des forces de l’auteur réside dans
l’attention pertinente qu’il porte à la culture, à toutes les échelles, et qu’en
conséquence ses analyses semblent manquer parfois d’assises solides.
3 Pour autant, on a là un livre extrêmement plaisant, du fait d’une belle écriture mise au
service d’un récit remarquablement construit, rythmé, appuyé sur une masse
d’archives bien maîtrisée et qui vient compléter des exposés qui mettaient jusque là
l’accent sur l’économie de la ville – et de ce point de vue on ne peut que souligner qu’il
existe entre l’ouvrage concomitant de Patricia Cleary3 et celui d’Adam Arenson une
phase capitale à scruter qui attend encore son historien.
4 Ce sont avant tout des personnages que dévoile Adam Arenson, une galerie
d’Américains tous pris dans le maelstrom de ces trois décennies tendues et dont les vies
se succèdent ou s’emboîtent en une vision kaléidoscopique. Peu de figures inconnues –
et peu de femmes – sous la plume de l’historien, mais une mise en scène brillante de la
vie de Saint-Louis au travers du sénateur Thomas Hart Benton, homme de l’Ouest et du
compromis sur la question de l’esclavage, de son successeur Frank Blair, de l’Unioniste
et anti-esclavagiste Henry Broenstein, porte-parole de la communauté allemande, de
William Greenleaf Elliott, le pasteur de Nouvelle-Angleterre venu apporter les Lumières
de la civilisation sur la « Frontière », des époux Dred et Harriet Scott, Noirs défendant
leur liberté en justice, de John C. Frémont et ses maladresses dans la gestion du début
de la Guerre de Sécession dans la zone si sensible qu’était le Missouri, ou de Logan
Uriah Reavis, partisan après le conflit du transfert de la capitale fédérale de
Washington à Saint-Louis. Le tout donne à voir de belle manière, si elle n’est pas
totalement neuve et qu’elle complète plus quelle ne bouleverse ce que l’on en savait
déjà, les imbrications et implications locales de la tension qui déchira les États-Unis
tout entier.
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NOTES
1. . Affirmation sur le site de l’auteur, qui fournit par ailleurs des documents
d’accompagnement : http://adamarenson.com/, consulté le 23 mai 2011.
2. . Jacqueline Jones, Saving Savannah. The City and the Civil War, New York, Knopf, 2008.
3. . Patricia Cleary, ‘The World, the Flesh, and the Devil’. A History of Colonial St. Louis, Columbia (Mo.),
University of Missouri Press, 2011.
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Anne-Claude AMBROISE-RENDU etChristian DELPORTE [dir.], L’indignation. Histoire d’une émotionpolitique et morale. XIXe-XXe siècles,Paris, Nouveau Monde éditions,2008, 254 p. ISBN :948-2-84736-305-0. 49 euros.MarcDELEPLACE [dir.], Les discours de lahaine. Récits et figures de la passiondans la Cité, Villeneuve d’Ascq,Presses universitaires duSeptentrion, 2009, 348 p. ISBN :978-2-7574-0083-8. 25 euros.Emmanuel Fureix
1 L’histoire des émotions est devenue l’un des champs les plus actifs de l’histoire
culturelle, en France comme ailleurs. Journées d’étude, colloques, programmes de
recherche1, et même des centres de recherche spécialisés2 témoignent de
l’institutionnalisation d’une histoire jusque-là marginale – en dépit de l’appel ancien de
Lucien Febvre à une histoire de la « vie affective »3. Une topographie historique des
affects – de la souffrance à la peur et à la nostalgie, de la joie à l’amour, de la haine4 à
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l’indignation – prend ainsi forme, graduellement. Ce sursaut d’intérêt mériterait en soi
d’être historicisé. Il reflète sans doute une mutation anthropologique et politique, la
conscience aiguë de notre « vulnérabilité », et la revalorisation globale des affects et de
la subjectivité individuelle, aux dépens d’approches plus rationalistes et holistes des
faits sociaux. Il traduit aussi, peut-être, une dérive compassionnelle dont l’historien se
fait parfois le complice5. À moins qu’il n’accompagne un des répertoires émergents de
l’action collective, dont le mouvement des « indignés » serait l’exemple le plus récent.
Quoi qu’il en soit, les deux ouvrages collectifs dont il est ici question s’inscrivent dans
un champ historiographique déjà foisonnant. Parmi ses principaux acquis, relevons
l’abandon, dans le sillage de la psychologie sociale et des neurosciences, d’une
opposition frontale entre raison et émotion : les émotions traduisent l’évaluation
subjective d’une situation, le traitement tout à la fois cognitif et physiologique d’une
information, et incitent à l’action. Loin de se réduire à une mécanique pure, corporelle
et amorale, de l’ordre de la perturbation, l’émotion exprime une faculté de juger, en
particulier en politique, redéfinissant la « souveraineté » et le « sacré »6. Ajoutons un
autre acquis important : les régimes émotionnels, culturellement et socialement
construits, s’imposent certes aux individus, mais entrent en tension avec l’expression
langagière des émotions, lieu d’une subjectivation et d’une liberté possibles – ce que
William Reddy propose d’appeler « navigation of feelings »7. Cette tension requiert
toujours de s’intéresser aux codes rhétoriques qui président à l’expression des
émotions, lesquelles ne se découvrent nullement à l’état pur… C’est l’une des multiples
difficultés de l’histoire des émotions. Il faut y ajouter le dialogue maîtrisé avec des
sciences humaines (voire cognitives) qui enrichissent notre compréhension des
mécanismes d’intériorisation des normes affectives.
2 Disons-le d’emblée, les contributions présentes dans ces deux ouvrages obéissent très
inégalement à un tel cahier des charges. Ce constat posé, il serait injuste de ne pas
souligner l’intérêt de la démarche d’ensemble, la réussite de nombre d’articles, et la
portée des conclusions générales. En premier lieu, les émotions renvoient à des
systèmes de normes et des seuils de tolérance mouvants, dont les discontinuités
historiques doivent être traquées. C’est particulièrement vrai de l’indignation, qui
repose sur des sentiments moraux et des « conflits d’intolérables », autant que sur
l’expression de passions passagères. Le pamphlétaire Eugène de Mirecourt, auteur de la
Fabrique de romans. Maison Alexandre Dumas et compagnie (Lise Dumasy) et les catholiques
intransigeants (Loïc Artiaga), déployant les topoï du discours réactionnaire, ont en
commun de dénoncer la littérature industrielle au nom de frontières morales (et
religieuses) transgressées, et de « groupes sociaux en déclin » (p. 75), confrontés à la
« peur du nouveau » (p. 235). Symétriquement, le jeune Marx des années 1843-1844
(David Munnich) articule son indignation sur une dénonciation de la déshumanisation
subie par le prolétariat, et de toutes les formes d’asservissement, dont la religion : « La
critique de la religion s’achève par la leçon que l’homme est, pour l’homme, l’être
suprême, donc par l’impératif catégorique de bouleverser tous les rapports où l’homme
est un être dégradé, asservi ; abandonné, méprisable » (cité p. 166). À cet égard, le
socialisme de la fin du siècle (C. Prochasson) est beaucoup plus clivé, entre un
socialisme de l’indignation, notamment guesdiste, recourant à la morale et au dogme –
parfois à des fins tactiques – et un socialisme « pragmatique », récusant les sentiments
au profit du droit et de la science sociale. Le moment dominant de l’indignation, dans la
deuxième moitié du XIXe siècle, converge avec l’émergence d’une culture de masse, qui
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rend possible l’interpellation de l’opinion publique pour inciter à l’action, ou, à tout le
moins, produire des effets cathartiques (p. 248).
3 La fonctionnalité de l’émotion, sa capacité à construire des communautés, à faire (ou
défaire) le lien social, figure aussi au cœur du volume consacré aux « discours de la
haine ». La haine est ici envisagée tant comme « catégorie discursive » (celle des
acteurs) que comme « catégorie analytique » (celle des historiens), mais dans le cadre
restreint de haines « publiques », dégagées (parfois artificiellement) des haines
interpersonnelles ou « privées ». Naturellement, les moments de guerre civile, de
révolution ou de crise politique sont, à juste titre, privilégiés dans ce volume, sans que
l’on puisse dire avec certitude si le discours de haine rend possible le passage à l’acte
violent ou le légitime a posteriori. Le discours politique montagnard (Sophie Wahnich)
est partagé entre le rejet de la haine privée, perverse – dont la « haine de faction »
(Steven Clay) serait au fond une modalité possible –, et la haine politique, légitime en ce
qu’elle stigmatise un crime de « lèse-humanité ». Encore cette opposition est-elle
compliquée par l’intrusion de « conflits entre plusieurs passions publiques » (p. 217)
contradictoires, telle la « détestation de la peine de mort » et la haine du tyran. Cette
même haine du tyran traverse, une génération plus tard, le discours néo-robespierriste
de Laponneraye (Sudhir Hazareesingh). Elle conduit à la dénonciation de l’ordre
monarchique et des nouvelles féodalités financières, mais à la célébration tempérée du
« tyran » Napoléon, gardien de la Révolution. Dans un autre registre, la haine est
également honorée comme valeur rédemptrice par le discours nationaliste et
antisémite des années 1880 et 1890 (Laurent Joly et Grégoire Kauffmann) : « belle
haine », « vigoureux sentiment », l’antisémitisme serait aux yeux de Drumont et de
Barrès la condition légitime du retour de la « France aux Français »…
4 Nous n’avons pu évoquer que quelques traits – et quelques contributions – de deux
volumes utiles à la construction d’une histoire des émotions attentive aux manières de
dire et aux basculements temporels. Restent quelques impensés ou difficultés. Citons en
premier lieu le rapport de l’historien à ces objets émotionnels, et sa volonté de s’en
détacher ou au contraire d’écrire une « histoire sensible » (Sophie Wahnich), empreinte
d’une conscience civique, d’un usage maîtrisé de l’anachronisme et d’expérimentations
esthétiques. Autre tension non résolue, celle qui oppose la recherche d’énoncés
émotionnels saisis à l’état brut et la quête des conditions de subjectivation qui les
rendent possibles. Cette dernière approche, plus exigeante, n’est pas toujours mise en
œuvre. Enfin, la redoutable question de l’efficacité des émotions (envisagée en
particulier dans le volume sur l’indignation) mériterait d’être adossée à une
méthodologie précise. Mais les coordonnateurs des deux volumes en sont pleinement
conscients : ils ont réalisé une « incursion dans un domaine dont l’étendue même défie
presque toute tentative de synthèse »…
NOTES
1. . Signalons en particulier pour l’histoire médiévale, en pointe dans ce secteur, le programme
ANR Emma (Les émotions au Moyen Age), animé par Damien Boquet et Piroska Nagy.
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2. . Centre for the History of Emotions (Queen Mary, University of London) ; Centre of Excellence
for the History of Emotions (Australian Research Council), consortium de dix institutions.
3. . Lucien Febvre, « Comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? La sensibilité et
l’histoire », Annales d’histoire sociale, 1941, repris in Combats pour l’histoire, Paris, A. Colin, 1992,
p. 221-238.
4. . Cf. également Frédéric Chauvaud et Ludovic Gaussot [dir.], La Haine. Histoire et actualité,
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.
5. . Cf. les mises en garde de Christophe Prochasson, L’empire des émotions. Les historiens dans la
mêlée, Paris, Démopolis, 2008.
6. . Sophie Wahnich, « De l’économie émotive de la Terreur », Annales. Histoire, sciences sociales,
2002/4, p. 889-913.
7. . William M. Reddy, The Navigation of Feeling. A Framework for the History of Emotions, Cambridge,
Cambridge University Press, 2001.
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183
Jérôme GRÉVY [dir.], Sortir de crise.Les mécanismes de résolution decrises politiques (XVIe-XXe
siècle),collection Histoire, Rennes,Presses universitaires de Rennes,2010, 244 p. ISBN :978-2-7535-1127-9. 18 euros.Christophe Voilliot
1 Cette publication des actes d’un colloque organisé à Poitiers en novembre 2008
intervient à un moment où les discours de et sur la crise saturent le débat public. C’est
pour éviter les malentendus liés à la polysémie du terme que Jérôme Grévy multiplie les
précautions dans l’introduction intitulée « L’histoire peut-elle proposer des leçons pour
sortir de crise ? ». Définie comme « celle où les protagonistes trouvent une solution
négociée, pacificatrice et, surtout, positive dans la mesure où elle tire un trait sur le
passé proche » (p. 12), la sortie de crise est ici inscrite dans une perspective centrée sur
l’histoire politique. Le volume est divisé en trois parties qui sont autant de modalités
possibles de la sortie de crise : « amnistier, ruser et sublimer ».
2 Parmi l’ensemble des contributions, plusieurs concernent le XIXe siècle. Pierre
Triomphe revient sur l’épisode gardois de la Terreur blanche au cours de l’été 1815.
Dans ce département où les oppositions religieuses redoublent les conflits politiques et
sociaux, la sortie de crise s’inscrit dans une temporalité assez longue. L’échec du
compromis initial et l’affirmation d’une « mémoire identitaire et victimaire » (p. 68)
prolongent la crise jusqu’au début des années 1830. Dans ces conditions, la sortie de
crise apparaît comme la « simple restauration progressive de l’autorité de l’État »
(p. 69). Olivier Berger s’intéresse à la crise provoquée en février 1871 par « l’impôt de
guerre » de 10 millions de francs exigé par les autorités allemandes à l’encontre des
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communes du département de Seine-et-Oise. En réalité, précise l’auteur, cet impôt doit
être considéré comme un « enjeu politique » (p. 73) et comme un moyen de pression
pour inciter la population à réclamer des pourparlers de paix : il s’agissait de « faire
plier la France » (p. 77) et pas seulement d’extorquer des fonds. Les maires eurent un
rôle décisif dans les négociations avec l’occupant, certains réussirent à retarder
l’échéance et ce d’autant plus facilement que la pression exercée prit fin avec l’élection
de l’Assemblée nationale. L’objectif diplomatique avait été atteint. Thomas Marty
mobilise la « sociologie des crises »1 de Michel Dobry pour tenter de comprendre les
logiques des réformes du mode scrutin législatif entre 1875 et 1885. Plus que
l’expression de convictions profondes, les prises de position parlementaires sur ce sujet
apparaissent comme des éléments de transaction entre différents groupes.
L’objectivation des effets attendus des modes de scrutin, à travers l’énoncé de
statistiques ministérielles, permet aux acteurs d’évaluer le rapport de force électoral et
donc de justifier leurs choix. C’est par conséquent l’anticipation de « l’avenir électoral »
(p. 122) qui inspire le scénario de la sortie de crise. Jean-Marc Guislin est confronté,
avec le 16 mai 1877, à une crise complexe dont seule la chronologie permet de repérer
les lignes de force. C’est la dissolution de la Chambre des députés, la désignation d’un
gouvernement « républicain » et la politique d’apaisement initiée par ce dernier qui
constituent les moments décisifs de cette sortie de crise. Dans le prolongement de cet
épisode, Jérôme Grévy étudie les crises ministérielles entre 1879 et 1889. Considérant
que « les modalités selon lesquelles l’événement était vécu sont impuissantes à nous
faire comprendre les véritables mécanismes de résolution de crise » (p. 181), il fait de la
chute des gouvernements le point de départ de ce mécanisme. Rappelant que
l’instabilité était considérée par le personnel politique « républicain » comme un
moyen de lutter contre le pouvoir personnel, Jérôme Grévy montre combien les séances
parlementaires où se jouait le sort des cabinets ministériels n’étaient pas des scénarios
écrits mais obéissaient à une dramaturgie qui n’était au fond que l’expression ritualisée
de la souveraineté parlementaire.
3 Sans revenir sur les logiques de regroupement des communications au sein du volume,
on peut néanmoins regretter que les catégories mobilisées (« amnistier, ruser et
sublimer ») ne fassent pas l’objet d’une présentation moins elliptique. Si, comme
l’affirme Jérôme Grévy, « la crise n’est pas sortie de l’imaginaire des hommes et
constitue un fait clairement identifiable » (p. 11), il aurait été sans soute souhaitable de
s’attarder un instant sur ces logiques de repérage historiographique et sur les mots qui
servent à dire (ou à dénier) la crise.
NOTES
1. . Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles,
Paris, Presses de la FNSP, 1992.
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Ludivine BANTIGNY et ArnaudBAUBÉROT [dir.], Hériter enpolitique. Filiations, générations ettransmissions politiques (Allemagne,France et Italie, XIXe-XXIe siècle),collection Le nœud gordien, Paris,Presses universitaires de France,2011, 384 p. ISBN :978-2-13-058491-9. 26 euros.Jean-Claude Caron
1 Cinq des vingt-trois contributions de cet ouvrage collectif portent explicitement sur le
XIXe siècle, auxquelles on joindra les deux textes consacrés par David Bellamy à
Geoffroy de Montalembert (1898-1993) et par Louis Hincker à Michel Leiris (1901-1990).
Le cas Montalembert s’inscrit pleinement dans cette assignation à hériter qui est
transmise avec le nom et qui, dans le cas présent, relève de la très longue durée,
puisque remontant au Moyen Âge. Parmi les ancêtres « dix-neuviémistes » figurent
Geoffroy de Montalembert père, zouave chez les Volontaires de l’Ouest en 1870, et le
grand-oncle Charles de Montalembert. Avec Leiris, c’est la publication par ce dernier
des souvenirs de son grand-père, condamné à la transportation en Algérie après les
journées de juin 1848, qui est au cœur de l’étude de Louis Hincker. Son objectif consiste
à comparer le récit transmis par la geste familiale avec ce que l’archive judiciaire donne
à voir. Parmi les cinq contributions dix-neuviémistes, deux portent sur la Restauration
et sonnent comme une invitation à décaler le regard sur la période : soit en prenant en
compte les étudiants de « droite » et la transmission d’une culture monarchique
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(Matthieu Brejon de Lavergnée) ; soit en élargissant la perspective à l’ensemble des
royalistes confrontés à un héritage « porté en bandoulière » (Olivier Tort). Deux
contributions sont dédiées à l’Italie mazzinienne : d’une part aux héritiers de Mazzini
présentés par Jean-Yves Frétigné ; d’autre part par le prisme d’une réflexion sur les
échanges intergénérationnels au sein de Giovine Italia, présentée par Arianna Arisi Rota,
par ailleurs auteure du récent I Piccoli cospirati. Politica ed emozioni nei primi mazziniani1.
Enfin, la contribution de Walter Badier s’intéresse à la figure d’Alexandre Ribot,
héritier d’une culture libérale au début de la Troisième République.
NOTES
1. . Arianna Arisi Rota, I Piccoli cospirati. Politica ed emozioni nei primi mazziniani, Bologne, Il Mulino,
2010.
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187
Stéphanie SAUGET, Histoire desmaisons hantées. France, Grande-Bretagne, États-Unis – 1780-1940, Paris, Tallandier, 2011, 269 p. ISBN :978-2-84734-679-4. 19,90 euros.Nicole Edelman
1 À travers cette Histoire des maisons hantées, l’historienne Stéphanie Sauget nous propose
une observation et une analyse des phénomènes de hantises que connaissent les
sociétés française, états-unienne et britannique de la fin du XVIIIe siècle au milieu du
XXe siècle. Considérant à juste titre la maison hantée comme le résultat d’une
catégorisation construite qui diffère selon les lieux et les moments, elle nous confronte
à des interprétations multiples qui mettent en jeu non seulement les domaines de
l’imagination et de l’imaginaire, des croyances et des superstitions, mais aussi ceux de
la vie psychique, de la construction du sujet et de ses troubles. L’écriture d’une telle
histoire pose donc bien des problèmes méthodologiques et épistémologiques et le livre
se présente en effet comme un essai.
2 Dans une première partie, Stéphanie Sauget établit une sorte d’état des lieux des
connaissances sur ce thème et nous propose une synthèse des nombreux travaux
publiés autour des questions d’apparitions et de fantômes. Il s’agit de sources dans
l’ensemble déjà connues qu’elle analyse et replace dans leur temps d’émergence et ce
en suivant une approche comparée. Elle nous fait ainsi découvrir l’ampleur de ces
traces et la pluralité des interprétations qu’elles révèlent ; certains chapitres prennent
cependant des allures de catalogues un peu fastidieux à lire où se succèdent les
protagonistes et leurs conceptions des phénomènes.
3 La deuxième partie est plus réflexive et problématique, Stéphanie Sauget y met en
lumière « la façon dont les récits les plus fameux se servent des dispositifs de la maison
hantée pour présenter les principaux dysfonctionnements des cellules familiales
contemporaines et en particulier pour y montrer des femmes en situation
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d’aliénation » (p. 104). Elle y pose aussi la question de « la hantise » en se demandant
s’il existe des régions et des catégories sociales plus hantées que d’autres. Elle montre
en particulier que la maison hantée, « maison troublée, maison troublante », peut
renvoyer à des questions de légitimité de propriété, le recours aux fantômes pourrait
être ainsi en France une stratégie de vieux nobles émigrés et spoliés de leurs domaines
ancestraux. Les maisons seraient des reliquaires pour se souvenir des morts et de leurs
lignées, dans la mouvance de la vogue des derniers portraits qui se déploie à la fin du
XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Le goût pour les fantômes serait aussi lié à une
« culture gothique » marquée par l’érection de châteaux gothiques et surtout le succès
des romans gothiques dont la maison hantée est un thème de prédilection avec celui
« des secrets de famille en fin de lignage, dévorées par des amours interdites,
essentiellement incestueux, et des questions sordides d’héritage » (p. 147).
4 La troisième partie présente la maison hantée comme un contrepoint du Home Sweet
Home qui se constitue au XIX e siècle en explorant les représentations discursives et
iconographiques – celles de la peinture et du cinéma – de ces maisons. Il est vraiment
regrettable qu’aucune illustration ne figure dans le livre pour compléter les
descriptions textuelles, d’autant que cette partie est à mon avis la plus novatrice de
l’ouvrage. À travers et au delà de ces présentations, Stéphanie Sauget tente en effet de
comprendre en historienne ce qui peut provoquer l’angoisse et l’effroi dans ces
maisons dites hantées. Elle montre que le bruit et les coups frappés y sont – bien plus
que les apparitions – les phénomènes les plus fréquents, très souvent liés dans les
discours du temps à la présence de très jeunes filles domestiques, soulignant
l’importance de ces bonnes à tout faire qui hantent les maisons bourgeoises du XIX e
siècle, qui entendent et voient toute la maisonnée mais dont une des meilleures
qualités est d’être… invisibles. Doubles dérangeants de l’idéal de la femme-épouse et
mère au foyer, elles pourraient être le canal par lequel se dévoilent conflits et secrets
inavouables, ce « quelque chose qui ne va pas » dans le Home Sweet Home. Lorsque
Stéphanie Sauget tente ainsi de lire la maison hantée comme un révélateur de
pathologie sociale, elle se montre convaincante mais son argumentation l’est moins
lorsqu’elle tente d’en faire un révélateur d’une pathologie hystérique, où la place de la
sexualité serait souvent centrale. Les exemples manquent et les analyses médicales me
semblent trop rapides et trop loin des maisons elles-mêmes ; on aurait attendu une
réflexion en terme psychiatrique ou neurologique plus approfondie de la perception de
ces maisons hantées. On retrouve cette même fragilité, lorsque l’auteure interprète les
changements d’identités des médiums lors de leurs transes (une femme médium peut
se dire homme et prendre la voix de ce sexe, et inversement) comme une possible
expression de l’émergence d’une théorie du genre qui dissocierait sexe biologique et
psychique ouvrant sur une identité queer.
5 Depuis 1940, l’âge d’or de la chasse aux fantômes est certes passé mais les maisons
hantées et leurs cortèges d’étranges phénomènes n’ont pas disparu pour autant de nos
sociétés occidentales et le cinéma, la littérature et la photographie continuent d’en
faire leur miel. Le livre de Stéphanie Sauget, qui s’intitule bien Histoire et non L’histoire
des maisons hantées, ouvre donc résolument cet espace fécond de recherche en montrant
combien il permet de découvrir par des chemins détournés des enjeux majeurs du XIXe
siècle.
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Livres reçus
1 Paroles de négociateurs. L’entretien dans la pratique diplomatique de la fin du Moyen Âge à la
fin du XIXe siècle, études réunies par Stefano Andretta, Stéphane Péquignot, Marie-
Karine Schaub, Jean-Claude Waquet et Christian Windler, Collection de l’École française
de Rome, n° 433, Rome, École française de Rome, 2010, 446 p. ISBN : 978-2-7283-0879-8.
42 euros.
2 Alya AGLAN, Michel MARGAIRAZ et Philippe VERHEYDE [dir.], Crises financières, crises
politiques en Europe dans le second XIXe siècle. La Caisse des dépôts et consignations de 1848
à 1918, Genève, Droz, 2011, 220 p. ISBN : 978-2-600-01493-9. 38,30 euros.
3 John William ADAMSON, English Education, 1789-1902, Cambridge, Cambridge University
Press, 2009 (1e édition 1930), 519 p. ISBN : 978-0-521-10942-0. 36 livres sterling.
4 Edward BLOUNT, Des chemins de fer à la haute banque. Mémoires de Sir Edward Blount,
1830-1900, édition établie par Robert Fries, Paris, Éditions du CTHS, 2011, 360 p. ISBN :978-2-7355-0746-7. 15 euros.
5 Christophe CHARLE, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, collection Le
temps des idées, Paris, Armand Colin, 2011, 494 p. ISBN : 978-2-200-27191-6.
29,90 euros.
6 Christophe CHARLE et Julien VINCENT [dir.], La société civile. Savoirs, enjeux et acteurs en
France et en Grande-Bretagne, 1780-1914, collection Carnot, Rennes, Presses universitaires
de Rennes, 2011, 318 p. ISBN : 978-2-7535-1359-4. 18 euros.
7 Jean-Yves FRÉTIGNÉ et Paul PASTEUR, Garibaldi : modèle, contre-modèle, Mont-Saint-
Aignan, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2011, 151 p. ISBN :978-2-87775-508-5. 18 euros.
8 Gérard GUICHETEAU et Jean-Claude SIMOËN, Histoires vraies du XXe siècle. Tome 1 : Les
années d’enthousiasme, 1895-1909, Paris, Fayard, 2005, 448 p. ISBN : 978-2213624419.
20 euros.
9 Francine DE MARTINOIR, Madame Swetchine ou le ciel d’ici, collection L’histoire à vif,
Paris, Le Cerf, 2011, 192 p. ISBN : 978-2-204-08882-4. 15 euros.
10 Fabrice ERRE, Le règne de la poire. Caricatures de l’esprit bourgeois de Louis-Philippe à nos
jours, collection La Chose publique, Seyssel, Champ Vallon, 2011, 260 p. ISBN :978-2-8767-3548-4. 23 euros.
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11 Jérôme GRÉVY, Hubert HEYRIÈS et Carmela MALTONE, Garibaldi et garibaldiens en France
et en Espagne. Histoire d’une passion pour la démocratie, Pessac, Presses universitaires de
Bordeaux, 2011, 254 p. ISBN : 978-2-86781-631-4. 21 euros.
12 Thomas LE ROUX, Le laboratoire des pollutions industrielles. Paris, 1770-1830, collection
L’évolution de l’humanité, Paris, Albin Michel, 2011, 560 p. ISBN : 978-2-226-20886-6.
28 euros.
13 Bruno MARNOT, Les grands ports de commerce français et la mondialisation du XIX e siècle
(1815-1914), Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2011, 589 p. ISBN :978-2-84050-780-2. 25 euros.
14 Laure MURAT, L’homme qui se prenait pour Napoléon. Pour une histoire politique de la folie,
collection NRF, Paris, Gallimard, 2011, 382 p. ISBN : 978-2-07-078664-0. 24,90 euros.
15 Natalie PETITEAU, Guerriers du Premier Empire. Expériences et mémoires, Paris, Les Indes
savantes, 2011, 192 p. ISBN : 978-2-84654-279-1. 26 euros.
16 Pierre RANGER, La France vue d’Irlande. L’histoire du mythe français de Parnell à l’État Libre,
préface de V. Comerford, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 344 p. ISBN :978-2-7535-1426-3. 20 euros.
17 Annie STORA-LAMARRE, Jean-Louis HALPÉRIN et Frédéric AUDREN [dir.], La République
et son droit (1870-1930), collection Annales littéraires, Besançon, Presses universitaires de
Franche-Comté, 2011, 538 p. ISBN : 978-2-84867-318-9. 25 euros.
18 Annick TILLIER, Marie Vaillant. Histoire tragique d’une infanticide en Bretagne, Paris,
Larousse, 2011, 191 p. ISBN : 978-2-03-584593-1. 18 euros.
19 James VERNON, Politics and the People. A Study in English Political Culture, c. 1815-1867,
Cambridge, Cambridge University Press, 2009 (1re édition 1993), 429 p. ISBN :978-0-521-11508-7. 33 livres sterling.
20 Emmanuel de WARESQUIEL, Talleyrand. Dernières nouvelles du Diable, Paris, CNRS
Éditions, 2011, 216 p. ISBN : 978-2-271-07237-5. 19 euros.
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