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Revue d'histoire du XIXe siècle Société d'histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle 43 | 2011 L'ordre électoral : savoirs et pratiques Christophe Voilliot (dir.) Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rh19/4144 DOI : 10.4000/rh19.4144 ISSN : 1777-5329 Éditeur La Société de 1848 Édition imprimée Date de publication : 13 novembre 2011 ISSN : 1265-1354 Référence électronique Christophe Voilliot (dir.), Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011, « L'ordre électoral : savoirs et pratiques » [En ligne], mis en ligne le 13 décembre 2011, consulté le 12 octobre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/rh19/4144 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rh19.4144 Ce document a été généré automatiquement le 12 octobre 2020. Tous droits réservés

L'ordre électoral : savoirs et pratiques - OpenEdition Journals

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Revue d'histoire du XIXe siècleSociété d'histoire de la révolution de 1848 et desrévolutions du XIXe siècle 

43 | 2011L'ordre électoral : savoirs et pratiquesChristophe Voilliot (dir.)

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/rh19/4144DOI : 10.4000/rh19.4144ISSN : 1777-5329

ÉditeurLa Société de 1848

Édition impriméeDate de publication : 13 novembre 2011ISSN : 1265-1354

Référence électroniqueChristophe Voilliot (dir.), Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011, « L'ordre électoral : savoirs etpratiques » [En ligne], mis en ligne le 13 décembre 2011, consulté le 12 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rh19/4144 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rh19.4144

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SOMMAIRE

IntroductionChristophe Voilliot

Articles

L’élection au village dans la France du XIXe siècle. Réflexions à partir du cas finistérienLaurent Le Gall

L’isoloir universel ? La globalisation du scrutin secret au XIXe siècleMalcolm Crook et Tom Crook

Le lien parlementaire en 1848. Analyse comparée des candidatures aux élections en Seine-et-Oise et en Basse-AutricheThomas Stockinger

Cormenin et la formalisation du droit de l’électionChristophe Voilliot

Un pionnier de la « propagande politique » dans la France de l’affaire Dreyfus  : l’abbé ÉmileFouriéPhilippe Secondy

Varia

Une controverse judéo-chrétienne dans la France du XIXe siècle : l’œuvre scandaleuse deJoseph SalvadorJoël Sebban

1848 à Venise  : l’imaginaire politique d’une révolution italienneIvan Brovelli

Lectures

Jean-Marc BESSE, Hélène BLAIS et Isabelle SURUN [dir.], Naissances de la géographiemoderne (1760-1860). Lieux, pratiques et formation des savoirs de l’espace,Paris, ÉNS Éditions, 2010, 288 p. ISBN  : 978-2-84788-211-7. 29 euros.Alain François

François BUTON, L’administration des faveurs. L’État, les sourds et les aveugles(1789-1885), collection Histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, 333 p. ISBN  : 978-2-7535-0851-4. 20 euros.Jean-Jacques Yvorel

David A. BELL, La première guerre totale  : l’Europe de Napoléon et la naissancede la guerre moderne, traduit de l’anglais par C. Jaquet, collection La chose publique,Seyssel, Champ Vallon, 2010, 416 p. ISBN  : 978-2-87673-539-2. 25 euros.Emmanuel Larroche

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1

Stéphane CALVET, Les officiers charentais de Napoléon au XIXe siècle. Destins debraves, Paris/Avignon, Les Indes savantes/Éditions universitaires d’Avignon, 2010, 545 p.ISBN  : 978-2-84654-243-2. 35 euros.Annie Crépin

Roger DUPUY, La Garde nationale, 1789-1872, collection Folio Histoire, Paris,Gallimard, 2010, 606 p. ISBN  : 978-2-07-034716-2. 11 euros.Aurélien Lignereux

Alexandre NUGUES-BOURCHAT, La police et les Lyonnais au XIXe siècle. Contrôlesocial et sociabilité, collection La Pierre et l’écrit, Grenoble, Presses universitaires deGrenoble, 2010, 512 p. ISBN  : 978-2-7061-1601-8. 29 euros.Aurélien Lignereux

Corinne LEGOY, L’enthousiasme désenchanté. Éloge du pouvoir sous laRestauration, Paris, Société des études robespierristes, 2010, 252 p. ISBN  :978-2-908327-70-0. 25 euros.Hélène Becquet

Christian ESTÈVE, Le crime de la Saint-Mary de Mauriac, Champs-sur-Tarentaine,Gerbert, 2011, 543 p. ISBN  : 978-2-85579-126-5. 32 euros.Jean-Claude Caron

Orages. Littérature et culture 1760-1830, n°  10  : L’Œil de la police, éditionsAtlande, mars 2011. ISBN  : 978-2-35030-160-0. 24 euros.Gilles Malandain

Laurent LE GALL, L’Électeur en campagnes dans le Finistère. Une SecondeRépublique de Bas-Bretons, La Boutique de l’histoire/Les Indes savantes, « Rivages desXantons », 2009, 878 p. ISBN  : 978-2-84654-231-9. 49 euros.Gilles Malandain

Casey HARISON, The Stonemasons of Creuse in Nineteenth-Century Paris,Newark, University of Delaware Press, 2008, 331 p. ISBN : 978-0-87413-020-1. 65 dollars.Iorwerth Prothero

La Revue blanche. 1871, enquête sur la Commune, introduction et notes de JeanBaronnet, Paris, Les Éditions de l’Amateur, 2011, 205 p. ISBN : 978-2-85917-514-6. 17 euros.Jean-Claude Caron

Didier GUIGNARD, L’Abus de pouvoir dans l’Algérie coloniale (1880-1914).Visibilité et singularité, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2010, 547 p.ISBN  : 978-2-84016-076-2. 25 euros.Annick Lacroix

Odile ROYNETTE, Les mots des tranchées. L’invention d’une langue de guerre,1914-1919, Paris, A. Colin, 2010, 286 p. ISBN  : 978-2-200-35386-5. 22 euros.Natalie Petiteau

Geneviève MASSARD-GUILBAUD, Histoire de la pollution industrielle.France, 1789-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010, 404 p. ISBN  :978-2-7132-2237-5. 27 euros.Michel Letté

Charles-François MATHIS,In Nature We Trust. Les paysages anglais à l’èreindustrielle, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2010, 685 p. ISBN  :978-2-84050-577-8. 28 euros.François Jarrige

Anne F. HYDE, Empires, Nations, and Families. A History of the North AmericanWest, 1800-1860, Lincoln (Neb.), University of Nebraska Press, 2011, 628 p. ISBN :978-0-8032-2405-6. 45 dollars.Tangi Villerbu

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2

Adam ARENSON, The Great Heart of the Republic. St. Louis and the Cultural CivilWar, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2011, 340 p. ISBN : 978-0-674-05288-8. 35 dollars.Tangi Villerbu

Anne-Claude AMBROISE-RENDU et Christian DELPORTE [dir.], L’indignation. Histoired’une émotion politique et morale. XIXe-XXe siècles, Paris, Nouveau Mondeéditions, 2008, 254 p. ISBN  : 948-2-84736-305-0. 49 euros.Marc DELEPLACE [dir.], Lesdiscours de la haine. Récits et figures de la passion dans la Cité, Villeneuved’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2009, 348 p. ISBN  : 978-2-7574-0083-8.25 euros.Emmanuel Fureix

Jérôme GRÉVY [dir.], Sortir de crise. Les mécanismes de résolution de crisespolitiques (XVIe-XXe siècle),collection Histoire, Rennes, Presses universitaires deRennes, 2010, 244 p. ISBN  : 978-2-7535-1127-9. 18 euros.Christophe Voilliot

Ludivine BANTIGNY et Arnaud BAUBÉROT [dir.], Hériter en politique. Filiations,générations et transmissions politiques (Allemagne, France et Italie, XIXe-XXIe siècle), collection Le nœud gordien, Paris, Presses universitaires de France, 2011,384 p. ISBN  : 978-2-13-058491-9. 26 euros.Jean-Claude Caron

Stéphanie SAUGET, Histoire des maisons hantées. France, Grande-Bretagne,États-Unis – 1780-1940, Paris, Tallandier, 2011, 269 p. ISBN  : 978-2-84734-679-4. 19,90 euros.Nicole Edelman

Livres reçus

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IntroductionChristophe Voilliot

1 La généralisation des procédures électorales pour désigner les détenteurs des positions

de pouvoir offre à l’observateur contemporain de multiples occasions d’éprouver

l’efficacité pratique de tels dispositifs. Toutefois, même lorsqu’elle concerne d’autres

espaces sociaux que le champ politique1, l’opération électorale nous est devenue à ce

point familière que cette proximité pratique représente à elle seule un obstacle

épistémologique, au sens bachelardien du terme, pour le chercheur. Cette situation

peut sembler a priori commune à l’histoire et à la science politique. Souvenons

néanmoins que, dans des temps pas si éloignés, régnait encore une assez stricte division

du travail entre ces deux disciplines. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter le

sommaire de l’ouvrage dirigé par Daniel Gaxie, Explication du vote,paru en 19852. Les

chapitres concernant les élections sous l’Ancien régime et celles du premier XIXe siècle

avaient été confiés à des historiens3, le reste – si j’ose dire – étant pris en charge par des

politistes. Cette barrière symbolique a aujourd’hui en grande partie disparu  : de

nombreux politistes, suivant en cela les injonctions d’Alain Garrigou4, ont découvert les

charmes de l’enquête dans les archives5. Ce (sur)saut chronologique a assurément

favorisé les rencontres entre les spécialistes des deux disciplines même si des

différences demeurent, principalement dans les échelles d’analyse. De manière

générale, rares sont aujourd’hui les travaux de science politique « dix‑neuvièmistes »

consacrés à des études à caractère régional ou aux élections dites « locales »6.

Inversement, et dans le prolongement d’une historiographie qui a souligné la diversité

des situations départementales ou régionales7, les travaux des historiens continuent à

mettre en évidence et à inventorier de nouvelles configurations électorales8. Face à ces

travaux sur les pratiques électorales qui inscrivent l’étude des élections dans une

perspective assez large d’histoire sociale ou de sociologie historique, il n’apparaît guère

pertinent de continuer à disserter sans fin sur les résultats issus des urnes et sur les

motivations des électeurs, ce à quoi se consacre une bonne partie de la science

politique main stream et l’histoire politique la plus conventionnelle. On s’accordera donc

ici sur l’inutilité et sur l’impossibilité d’indexer des problématiques de recherche sur

les seuls agendas électoraux visibles et sur l’écume des luttes et des prises de position

politiques. Que faire alors ? Deux lignes directrices semblent aujourd’hui suivies par des

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chercheurs d’horizons différents, toutes deux présentes – quoiqu’inégalement – dans ce

numéro  : il en sera question plus loin.

2 La première ligne directrice est l’étude comparée des pratiques électorales. Le terme de

comparatisme a certes été beaucoup galvaudé dans les sciences sociales

contemporaines. Bien souvent, il se limite à une juxtaposition de monographies elles-

mêmes inscrites dans les frontières délimitées par les historiographies nationales. La

déconstruction historiographique des récits nationaux ouvre aujourd’hui la voie à un

comparatisme plus conforme à ce qu’envisageait Max Weber, c’est-à-dire un

comparatisme « ordonné à une question spécifique »9. Au demeurant, si l’effet de

dépaysement, voire de distanciation, induit par le comparatisme est immédiat pour le

lecteur (souhaitons-le en tout cas), il n’en va pas de même pour le chercheur qui est lui

confronté à des difficultés exponentielles dont l’obstacle linguistique n’est pas la

moindre. Reste que, comme le soulignait Christophe Charle dans l’avertissement de son

livre consacré aux sociétés impériales, le comparatisme est aussi un « outil d’auto-

analyse de ses propres préjugés »10. C’est sans doute là une de ses principales vertus,

bien au-delà de l’alignement tapageur de bataillons de références bibliographiques.

C’est en effet à travers la confrontation des problématiques, des concepts, des

conjonctures, etc., que se tisse la trame d’une approche plus fine des différents groupes

sociaux qui ont participé de l’invention de l’élection telle que nous la connaissons et

que nous la pratiquons, pour un certain nombre d’entre nous, aujourd’hui. Pour

terminer sur ce point, je souhaiterais souligner l’effort réalisé dans le cadre de la

préparation de ce numéro par Malcolm et Tom Crook d’une part, et par Thomas

Stockinger de l’autre, pour écrire directement en français11, effort qui s’inscrit

directement à mes yeux dans l’ambition comparative qui est la leur.

3 La seconde ligne directrice est la diffraction de l’objet « élection » en trois sous-

ensembles complémentaires  : les pratiques électorales, les savoirs et les

représentations liés à l’élection12. Si notre connaissance des pratiques électorales de la

France des XIXe et XX e siècles s’est étendue ces dernières années, il n’en va pas de

même en ce qui concerne les savoirs et les représentations qui constituent par

conséquent deux chantiers dont l’un est ouvert et l’autre à peine délimité. Les savoirs

sur l’élection forment un continuum qui va des savoirs pratiques des acteurs intéressés

par le résultat électoral aux théorisations savantes qui ont donné naissance à la science

politique académique13. Cette « science de l’élection » a été mise en forme en fonction

des contraintes pratiques liées aux opérations électorales mais aussi des logiques

d’enquête qui se développent à la même époque au sein des administrations

publiques14. Ce serait aussi faire une histoire de la science politique que d’établir une

généalogie de ces savoirs sur l’élection. En ce domaine beaucoup reste à accomplir  :songeons par exemple que les enquêtes de la Société de législation comparée attendent

toujours leur historien15… Quant aux représentations de l’élection, elles apparaissent

rarement en tant que telles, c’est-à-dire en tant qu’objet de recherche16, dans la

littérature spécialisée. Le plus souvent, les auteurs se limitent à l’étude – au demeurant

absolument nécessaire – des moyens de propagande mis en œuvre lors des campagnes

électorales. Mais cet usage instrumental au service du « faire voter » et du « faire élire »

n’est qu’un aspect de l’ensemble des images publiques de l’élection, images qui doivent

tout autant à la production littéraire, picturale, photographique ou théâtrale

« ordinaire » qu’à la propagande délibérée des entreprises électorales. Il y aurait

pourtant beaucoup à apprendre d’études plus systématiques sur les représentations

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suscitées et mises en forme par les différents supports et productions artistiques. Ce

type de recherche se heurte aujourd’hui à la division hexagonale du travail académique

(entre disciplines issues des facultés de droit et des facultés de lettres) et aux pressions

iconoclastes exercées par le scientisme des electoral studies sous influence américaine. Si

l’interdisciplinarité était autre chose qu’un slogan existentiel pour les bureaucraties de

la recherche, gageons qu’il y aurait en l’espèce matière à améliorer notre connaissance

des compétitions électorales.

4 Le titre du dossier mérite lui aussi quelques explications  : la notion d’ordre électoral

peut en effet être entendue de deux manières. On se laissera facilement convaincre –

l’actualité ne cesse de nous en fournir des exemples – par le potentiel des technologies

électorales et par leur capacité à légitimer les détenteurs de positions de pouvoir et, par

conséquent, à conforter l’ordre social, ce que les politistes désignaient non sans ironie

dans les années 1980 comme « l’effet Tocqueville »17. En ce sens, les séquences

électorales sont des épreuves que les entreprises conservatrices ou contre-

révolutionnaires ont appris à maîtriser. Il serait toutefois erroné de se limiter à ce

constat qui, de plus, demande à être nuancé en fonction des circonstances  : comme

toute technologie, l’opération électorale n’est que ce qu’en font les agents sociaux qui

s’en saisissent à un moment donné et dans un contexte donné. L’ordre électoral est

aussi une notion qui peut servir à désigner ce qui se passe effectivement dans le cadre

des opérations électorales  : soit, de manière immédiate, l’absence d’incidents majeurs

venant en perturber le déroulement18, soit, avec un peu de recul, le processus par lequel

est produit un « résultat ». En effet, avant même de s’inscrire dans un processus de

« pacification » ou de production d’un « rituel »19, l’élection est la mise en ordre de

pratiques et de savoirs au profit de ceux qui aspirent aux fonctions ainsi mises en jeu.

Jeu qui, dans certains cas, peut prendre la forme d’une compétition où la majorité des

compétiteurs dispose d’espérances réelles de gain (et que l’on peut désigner comme la

« politique électorale »20), mais qui, le plus souvent, n’est que le prolongement et la

traduction de rapports de domination extérieurs au bureau de vote. Que ces rapports

de domination aient pour fondement l’activité économique, le statut social ou l’action

délibérée des agents de l’État (comme dans le cas des candidatures officielles) ne

change ici pas grand-chose à l’affaire  : ce qui se passe dans et autour des urnes21, ou de

ce qui en tient lieu (comme dans le cas du tirage au sort), n’est ni le fruit du hasard, ni

l’expression pure et simple de la souveraineté populaire. L’ordre électoral a pour

conséquence la production de votes, dans des conditions qui peuvent varier en fonction

des configurations. Dans ces conditions, ce n’est pas des votes exprimés qu’il faut partir

pour en comprendre les logiques mais, bien plutôt, des contraintes sociales à partir

desquelles se mettent en place les instruments pratiques et cognitifs, qu’Alain Garrigou

nomme « biens d’équipement »22, qui en autorisent la production. Les articles qui

composent ce numéro proposent plusieurs éclairages qui permettent de réfléchir de

manière mieux informée à cette question.

5 De par sa dimension historiographique, l’article de Laurent Le Gall avait vocation à

ouvrir ce dossier. La perspective retenue transforme néanmoins un exercice

« convenu » en authentique plaidoyer pour une intégration disciplinaire. Laurent Le

Gall propose une mise en regard de l’historiographie sur la question de la politisation

avec ses propres travaux sur le département du Finistère. En procédant ainsi, il donne à

voir les questionnements qui restent ouverts et nous incite à une grande prudence dans

notre approche de la problématique d’ensemble. L’analyse fine des pratiques

finistériennes incite par voie de conséquence à prendre en compte la diversité des

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luttes et des configurations électorales que l’on retrouve au XIXe siècle, siècle qui

résiste décidément aux raccourcis théoriques et à son inscription dans des synthèses

approximatives. En se refusant de superposer la question de la politisation et la

chronologie de l’invention de l’élection, Laurent Le Gall reformule ainsi une

problématique ancienne sans pour autant tomber dans la dilution qui guette

l’extension jusqu’au Moyen Âge de l’analyse des « mutations des processus de

politisation »23.

6 L’introduction en France de l’isoloir est une affaire entendue depuis les travaux d’Alain

Garrigou sur le sujet24. En unissant leurs compétences, Malcolm et Tom Crook

réussissent néanmoins à inscrire l’épisode français dans une approche plus large qui,

en s’appuyant sur les acquis de la Global History, donne à voir toute une série de

personnages dont le rôle fut décisif dans l’importation et dans l’acclimatation dans

l’hémisphère nord du désormais célèbre australian ballot. Il y a beaucoup à retirer de cet

article d’un point de vue méthodologique, notamment l’importance, toujours sous-

estimée par les historiographies réduites à des perspectives nationales, de la

« circulation internationale des idées »25. Malcolm et Tom Crook proposent ainsi des

jalons utiles pour une histoire à venir de la « science de l’élection », c’est-à-dire de

l’ensemble des savoirs et des modèles qui serviront à l’invention des modes de scrutin

et des systèmes électoraux jusqu’à nos jours.

7 Au vu de la rareté des travaux disponibles en français faisant écho aux élections

autrichiennes de 184826, on lira avec le plus grand intérêt l’article de Thomas

Stockinger, issu de ses recherches doctorales. En comparant les élections dans la

province de Basse-Autriche et dans le département de Seine-et-Oise, il propose une

analyse originale qui, pas à pas, fait ressortir les caractéristiques singulières de chacune

de ces deux séquences électorales. Le caractère heuristique de ce type de comparaison

est renforcé dans le cas présent par les différences a priori entre les deux pays. Au-delà

des règles et des procédures en vigueur, ce sont bien les rapports de force entre les

différentes fractions d’élites monopolistiques, au sens de Norbert Elias, et leur capacité

différentielle à intégrer ou non les groupes sociaux jusqu’ici écartés du suffrage qui

explique les écarts constatés dans les résultats de ces élections en Basse-Autriche et en

Seine-et-Oise.

8 Nous disposons, avec la version publiée de la thèse de droit de Philippe Tanchoux, d’un

instrument précieux sur l’histoire des procédures électorales qui intègre l’ensemble du

XIXe siècle français27. Reste maintenant à explorer les conditions dans lesquelles ces

règles ont été élaborées, mises en œuvre et codifiées. Parmi les auteurs qui ont

contribué à ce processus de construction normative, il est nécessaire d’inclure le

vicomte de Cormenin, dont les dernières éditions de son traité de droit administratif

proposent une ébauche de ce qui deviendra in fine le droit de l’élection. En mettant en

relation la chronologie de cette construction juridique avec la trajectoire politique et

parlementaire de Cormenin, je souhaite insister dans l’article proposé ici sur le

caractère contingent de la production des règles de droit et sur le rôle décisif de cet

éminent jurisconsulte.

9 Avec l’étude de Philippe Secondy sur l’abbé Fourié, nous nous intéressons pour clore ce

dossier aux dernières années du XIXe siècle, période où les opérations électorales, bien

que désormais régulièrement organisées en France, n’en sont pas moins âprement

disputées. La concurrence s’avère en effet un ressort puissant qui stimule l’invention ou

le perfectionnement de nouveaux moyens susceptible de favoriser la réussite des

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candidats. Yves Déloye a montré dans un livre récent que les membres du clergé

catholique ne furent pas les derniers à participer à ce jeu28 ; Émile Fourié en est un

exemple, bien mis en valeur dans le contexte héraultais par Philippe Secondy. Même si

le terme est aujourd’hui négativement connoté, et remplacé par celui plus neutre de

« communication », c’est bien de « propagande électorale » dont il s’agit… et l’abbé

Fourié en était un ardent pratiquant.

10 La Société d’histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle a été, lors de son

premier siècle d’existence, un lieu de promotion d’une « histoire savante et engagée »29.

Il est sans doute encore trop tôt pour qualifier le siècle en cours ! Qu’il me soit

néanmoins permis ici d’apporter l’expression de mon sentiment – nécessairement

subjectif – au moment où j’achève la rédaction de cette introduction  : confier la

responsabilité d’un numéro à quelqu’un qui n’est ni historien de métier ni historien de

formation est une marque de confiance remarquable et qui n’est pas si courante

aujourd’hui dans le monde savant. En ces temps d’évaluations multiples où nos efforts

ne valent plus que comme adhésion au conformisme institutionnel, ce geste n’est pas

sans grandeur. Je souhaitais donc en remercier chaleureusement l’ensemble des

membres du comité de rédaction.

NOTES

1. . Elisabeth Cazenave et André-Jean Tudesq, « Radiodiffusion et politique  : les élections

radiophoniques de 1937 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 23, n°  4, 1976,

p. 529-555 ; Christophe Le Digol et Christophe Voilliot, « Hors champ. L’analyse politique et les

élections professionnelles », in Olivier Leclerc et Antoine Lyon-Caen [dir.], L’essor du vote dans les

relations professionnelles. Actualités françaises et expériences européennes, Paris, Dalloz, 2011, p. 41-51.

2. . Daniel Gaxie [dir.], Explication du vote. Un bilan des études électorales en France, Paris, Presses de

la FNSP, 1985. Cet ouvrage est issu d’une table-ronde d’un congrès de l’Association française de

science politique. Pour de plus amples détails sur ce moment historiographique, je me permets de

renvoyer aux analyses de Christophe Le Digol dans un ouvrage à paraître  : « Bilan

historiographique du vote et des élections », in Jean Garrigues [dir.], L’histoire politique en

renouveau. Actes du séminaire du CHPP.

3. . Ran Halévi pour l’Ancien régime, André-Jean Tudesq pour les monarchies censitaires et

Raymond Huard pour le passage au suffrage universel. Dans sa présentation générale, René

Rémond met en avant une conception que l’on peut juger aujourd’hui très corporatiste du métier

d’historien et qui visait assurément à maintenir la frontière entre les deux disciplines  : « Par

historiens, je conviendrai d’entendre d’abord ceux qui, de par leurs études universitaires, les

grades auxquels ils ont accédé, leurs titres ou les fonctions qu’ils exercent, appartiennent

manifestement à la corporation des historiens » (p. 35).

4. . Alain Garrigou, « Le politologue aux archives », Politix, n°  6, 1989, p. 41-45.

5. . Pour une présentation plus détaillée de ces travaux  : Michel Offerlé, « De l’histoire électorale

à la socio-histoire des électeurs », Romantisme, n°  135, 2007, p. 60-73 ; Michel Offerlé, « Capacités

politiques et politisations  : faire voter et voter, XIXe-XXe siècles », Genèses, n°  67, 2007, p. 131-149

et n°  68, 2007, p. 145-160. Voir aussi la bibliographie proposée par Yves Déloye, Sociologie

historique du politique, Paris, La Découverte, 2007 (1re édition 1997) p. 101-114.

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6. . Deux exceptions néanmoins  : Rodrigue Croisic, La société contre la politique. Comment la

démocratie est venue aux Guadeloupéens, Paris, L’Harmattan, 2006 ; Christine Guionnet,

L’apprentissage de la politique moderne. Les élections municipales sous la monarchie de Juillet, Paris,

L’Harmattan, 1997.

7. . « Les France du XIXe », in Sylvie Aprile, 1815-1870. La révolution inachevée. Histoire de France sous

la direction de Joël Cornette, Paris, Belin, 2010, p. 539-540.

8. . Voir l’article de Laurent Le Gall dans ce numéro pour les références bibliographiques et pour

une mise en perspective historiographique.

9. . Catherine Colliot-Thélène, « L’oeuvre de Max Weber  : un modèle pour le comparatisme ? »,

Annuaire de l’Institut Michel Villey, vol. 1, 2009, p. 165.

10. . Christophe Charle, La crise des sociétés impériales. Allemagne, France, Grande-Bretagne, 1900-1940.

Essai d’histoire sociale comparée, Paris, Le Seuil, 2001, p. 12.

11. . Les échanges induits par cette contrainte supplémentaire ont été particulièrement

fructueux. Et tant mieux si la logique de l’objet l’a toujours emporté sur la quête du graal

traductionnel…

12. . Pour une présentation plus détaillée de cette approche, cf. Christophe Voilliot, « L’opération

électorale », in Antonin Cohen, Bernard Lacroix et Philippe Riutort [dir.], Nouveau manuel de

science politique, Paris, La Découverte, 2009, p. 397 et sq.

13. . Christophe Voilliot, « Science politique », in Mathieu Touzeil-Divina [dir.], Initiation au droit.

Introduction aux études et métiers juridiques, Paris, L.G.D.J./Lextenso éditions, 2011, p. 230-233.

14. . Pierre Karila-Cohen, L’État des esprits. L’invention de l’enquête politique en France (1814-1848),

Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.

15. . www.legiscompare.com/

16. . Maurice Agulhon, « Politique, images, symboles dans la France postrévolutionnaire », in

Maurice Agulhon, Histoire vagabonde, Tome 1. Ethnologie et politique dans la France contemporaine,

Paris, Gallimard, 1988, p. 283-318 ; Michel Offerlé, « Les figures du vote. Pour une iconographie du

suffrage universel », Sociétés & Représentations, n°  12, 2001, p. 108-130 ; Christophe Voilliot, « La

figuration de l’élection dans l’espace social d’un roman balzacien  : Le député d’Arcis », A

Contrario, vol. 1, n°  2, 2003, p. 32-51 ; Jean-Claude Yon, « La rhétorique révolutionnaire en

accusation  : le répertoire politique au théâtre sous la Seconde République », in Annie Duprat

[dir.], Révolutions et mythes identitaires. Mots, violences, mémoire, Paris, Nouveau Monde éditions,

2009, p. 113-131.

17. . Bernard Lacroix, « Ordre politique et ordre social. Objectivisme, objectivation et analyse

politique », in Madeleine Grawitz et Jean Leca [dir.], Traité de science politique, Paris, Presses

universitaires de France, 1985, vol. 1, p. 533.

18. . Philippe Bourdin, Jean-Claude Caron et Mathias Bernard [dir.], L’incident électoral, de la

Révolution française à la Ve République , Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise‑Pascal,

2002.

19. . Yves Déloye et Olivier Ihl, L’acte de vote, Paris, Presses de Sciences‑Po, 2008, ch. 1.

20. . Christophe Voilliot, Éléments de science politique, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 129 et sq.

21. . Yves Déloye et Olivier Ihl, « L’urne électorale. Formes et usages d’une technologie de vote »,

Revue française de science politique, tome 41, n°  2, 1991, p. 141-170.

22. . Alain Garrigou, « La construction sociale du vote. Fétichisme et raison instrumentale »,

Politix, n°  22, 1993, p. 5-42.

23. . Laurent Bourquin et Philippe Hamon [dir.], La politisation. Conflits et construction du politique

depuis le Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 7.

24. . Alain Garrigou, « Le secret de l’isoloir », Actes de la recherche en sciences sociales, n°  71-72,

mars 1988, p. 22-45.

25. . Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes

de la recherche en sciences sociales, n°  145, décembre 2002, p. 3-8.

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

9

26. . Ernst Bruckmüller, Histoire sociale de l’Autriche, Paris, Éditions de la MSH, 2003 ; Bernard

Michel, « La révolution de 1848 dans l’Empire des Habsbourg », in Jean-Luc Mayaud [dir.], 1848,

Actes du colloque international du cent cinquentenaire, tenu à l’Assemblée nationale à Paris, les 23‑25

février 1998, Paris, Éditions Créaphis, 2002, p. 477-487.

27. . Philippe Tanchoux, Les procédures électorales en France, de la fin de l’Ancien Régime à la Première

Guerre mondiale, Paris, Éditions du CTHS, 2004.

28. . Yves Déloye, Les voix de Dieu. Pour une autre histoire du suffrage électoral  : le clergé catholique

français et le vote XIXe-XXe siècles, Paris, Fayard, 2006 ; voir le compte-rendu de cet ouvrage dans le

numéro 34 de cette revue.

29. . Jean-Claude Caron, « Un siècle de science et de militance  : pour une histoire savante et

engagée », Revue d’histoire du XIXe siècle, n°  31, 2005, p. 7.

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Articles

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L’élection au village dans la Francedu XIXe siècle. Réflexions à partirdu cas finistérienThe election in the village in France of the 19th century. Reflexions from the

finistérien case

Die Wahl im Dorf im Frankreich des 19. Jahrhunderts. Beobachtungen ausgehend

vom Fall Finistère

Laurent Le Gall

1 À en croire certaines publications, village et élection font toujours bon ménage.

Consacré à la politisation des paysans au XIXe siècle, l’article synthétique que fit

paraître Gilles Pécout en 1994 soulignait combien de nouvelles interrogations sur le

vote alimentaient la « réouverture d’un vieux dossier »1. Vieux dossier, en effet, que

celui qui, depuis les grandes thèses d’inspiration labroussienne, n’avait cessé de

s’épaissir après que les mondes ruraux eurent été transformés en des espaces

historiographiques d’observation intensive2  : « Longtemps, l’élection constitua pour les

historiens des campagnes le seul élément d’appréciation de la vie politique et, partant,

le suffrage universel fut considéré comme l’indice cardinal de la politisation paysanne »3. On ne saurait mieux résumer la situation. La convergence éditoriale du début des

années 1990 qui vit Raymond Huard4, Alain Garrigou5, Pierre Rosanvallon6 et Michel

Offerlé7, chacun dans son champ disciplinaire, aborder ce que déposer (ou non) un

bulletin dans une urne avait voulu dire, ouvrait sur de nouveaux horizons. Étaient plus

ou moins passés au crible – même si cela était en creux – les impasses et les dividendes

d’une histoire classique du vote portée par ceux qui interprétaient l’entreprise

siegfriedienne d’élucidation du suffrage sous l’angle de la seule pétrification des

opinions8. Le citoyen n’était plus cet acquis révolutionnaire capable d’évoluer à

l’intérieur d’un espace dont les règles du jeu s’imposaient suffisamment – voire

immédiatement – à lui pour qu’il se transforme en un acteur éminemment rationnel. La

civilisation électorale supposait qu’elle soit considérée comme le produit d’une

acculturation progressive, et toujours conflictuelle, d’individus hétéronomes appelés à

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être de plus en plus continûment des mandants9. Le vote n’était qu’une des

manifestations d’un ordre démocratique capable de générer des formes alternatives et/

ou connexes (manifestations, banquets, fêtes, etc.) susceptibles d’opérer une dilatation

et un approfondissement dudit ordre. L’élection étant une opération à plusieurs

inconnues, les « explications du vote » faisaient donc de ce dernier tout autant une

énigme qu’une évidence.

2 En 1994, Gilles Pécout dessinait trois axes de recherche pour celles et ceux qui, dans le

sillage de l’article de Maurice Agulhon ou contre certaines de ses analyses (« 1848, le

suffrage universel et la politisation des campagnes françaises »10), entendaient

poursuivre la réflexion  : les articulations entre modes d’acquisition du suffrage

censitaire et passage au suffrage universel masculin ; les relations entre appropriation

individuelle du droit de vote et constitution d’un champ politique spécifique organisé

par et autour de ses professionnels ; les liens entre participation électorale et

nationalisation de la vie publique. Une quinzaine d’années après, village et élection

continuent de fraterniser dans certains travaux qui auscultent la France du XIXe siècle,

même si l’objet est fréquemment abordé par la bande. En filigrane dans la synthèse que

Jean-Pierre Jessenne a consacrée à l’histoire des campagnes11, il est, dans la thèse de

Corinne Marache sur les métamorphoses de la Double en Périgord, un des éléments

d’une coda qui fait de la mobilisation électorale un indicateur de la modernisation du

« pays » monographié12. Plus récemment encore, il apparaît, tout au long de l’ouvrage

de Chloé Gaboriaux consacré aux relations qu’entretenaient les républicains avec le

bonapartisme rural, à la manière d’un trompe-l’œil indiciaire permettant à l’auteur

d’analyser comment la commune, conçue comme une entité politique, est devenue un

enjeu idéologique entre des forces concurrentes13. Qu’elle serve de déclinaison à ce que

des décennies d’accumulation scientifique de matériaux ont produit ou de

conformation à quelques grands modèles d’interprétation du vote dont la socio-histoire

a renouvelé les approches depuis deux décennies14, l’élection au village s’écrit toujours,

bon gré mal gré, au risque de la répétition. On ne proposera pas ici de compiler une

bibliographie à ce point pléthorique qu’elle enjoint certains auteurs à utiliser, lorsqu’ils

y sont confrontés, l’expression de « bibliographie sélective ». Foin de bilan

historiographique, donc, à l’instar des inventaires méticuleux et roboratifs qui

traitèrent, par exemple, de la question pour la Seconde République15. L’on se bornera

plus modestement, à partir de la « digestion » d’un travail qui nous aura occupé

plusieurs années16, à esquisser quelques pistes de réflexion. Elles n’entendent pas

invalider telle ou telle approche (parce que l’une obéirait plutôt à une logique

nomologique et l’autre plutôt à une logique idiographique), mais espèrent contribuer

modestement à l’affinement de certaines analyses qui font de l’élection avant toute

chose un espace de relations sociales.

Le village et l’élection  : quelle pertinence pour quelobjet ?

3 Parce que la France fut, d’après les catégories en cours, un pays peuplé majoritairement

de ruraux jusqu’au début des années 1930, l’électeur a été préférentiellement conçu

dans nombre d’études électorales comme cet individu inscrit définitivement dans l’aire

de sa communauté villageoise sans que son appartenance (en termes de degré ou

d’effectivité) à cette communauté, tout aussi formelle qu’imaginaire d’ailleurs17, ne soit

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clairement discutée. Le village – entendu, le plus généralement, en tant que commune –

aurait été ainsi, dans le cadre d’un ordre démocratique qui se serait construit sur les

rapports conflictuels et ambigus du centre et de la périphérie, du local et du national

(des catégories pratiques car suffisamment vagues et génériques pour passer sans coup

férir du particulier au général et du général au particulier), une sorte de prisme

privilégié facilitant la compréhension d’une réalité sociale que l’utilisation d’autres

échelles empêcherait de scruter18. En faisant florès à la suite du titre du maître-livre

que Maurice Agulhon consacra aux populations du Var sous la Seconde République19, la

locution « au village » ajoutée à un titre de chapitre ou à une contribution devint sinon

une marque de fabrique, tout au moins un haut lieu de la description des pratiques

politiques à l’intérieur d’un cadre d’autant mieux circonscrit qu’il était aussi auréolé de

la postérité d’une œuvre. En obtenant ce succès scientifique et éditorial, le village se

mua en une réalité encore plus objectivable après qu’une longue tradition d’enquêtes

historiques et sociologiques20 lui eut permis d’apparaître comme un objet on ne peut

plus légitime.

4 L’incubation du vote dans des limites définies à l’ombre des clochers n’attendit pas

toutefois les appels répétés par certains, à compter des années 1980, à

« communaliser » l’histoire, et l’histoire rurale en particulier21, pour exister sous la

plume de certains spécialistes. Philippe Veitl rappelle ainsi dans ses « Lectures du

Tableau politique d’André Siegfried » que si le « père fondateur » 22 de la sociologie

électorale ne modélisa en rien la dimension communale, « la valeur en soi de la

dimension territoriale et la perception du local comme totalité suffisante

compos[èr]ent un système explicatif dont il convient de trouver la logique

d’articulation, en dépit des évidentes fautes de raisonnement qui le rendent illogique »23. En résumant, au prix d’un certain nombre de raccourcis, l’on pourra dire que

l’élection au village fut d’abord envisagée à travers la seule ratification – escomptée

comme telle – des clivages idéologiques selon les lignes de démarcation qu’ils dictaient

au niveau national. Un point de vue qui, en s’intéressant à la compénétration des

dynamiques endogènes et exogènes, risquait d’étanchéifier toujours un peu plus le local

d’un côté et le national de l’autre. Dans le sillage d’un Daniel Halévy qui écrivit que les

républicains ayant « porté la République dans le village […] dès lors, qui voudra[it]

comprendre la politique du pays, c’est au village qu’il lui faudra[it] aller »24, d’un Roger

Thabault qui exemplifia la républicanisation de Mazières-en-Gâtine25, les historiens,

tout comme les promoteurs de la géographie électorale de l’après-guerre, traquèrent

presque exclusivement dans l’analyse localisée du politique une réfraction de

l’opposition entre rouges et blancs, républicains et antirépublicains, gauche et droite

et/ou une compréhension des mécanismes de production et de conquête du pouvoir.

Paru en 1958 à la suite d’une table ronde qui s’était tenue deux ans plus tôt, l’ouvrage

collectif, Les paysans et la politique dans la France contemporaine, codirigé par Jacques

Fauvet et Henri Mendras, faisait la part belle à une analyse du vote appliquée à un

cadre monographique. L’exercice canonique n’empêcha pas certains auteurs de rompre

avec la traque des éléments prouvant l’existence d’une tradition de droite ou de gauche

et de s’intéresser davantage aux substrats sociaux et culturels qui impliquaient tel

comportement et tel type de mobilisation. La contribution de Lucien Gachon sur

l’arrondissement d’Ambert, dont la dernière partie était dévolue à la formation du

« comportement politique », s’ouvrait sur un long paragraphe qui abordait les fractures

entre les rouges et les blancs en mêlant souvenirs personnels et chronique des

consultations depuis la naissance de la Troisième République. Pour la première fois, à

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notre connaissance, la réification scientifique de la bipartition sous cet aspect bicolore,

dont on voudra bien supposer qu’elle alimenta ultérieurement certaines lignes du Que

sais-je ? de Mendras26, se fit en des termes que la plupart des auteurs qui s’intéressèrent

aux élections ne démentirent pas ultérieurement  : « Les deux courants  : rouge et

blanc, brassent la société. C’est de 1885 à 1914 qu’on peut dire le pays véritablement

partagé, les deux familles électorales véritablement définies. La politique a ses deux

pôles comme a les siens le globe terrestre en rotation. Bipolaire, la politique est à la fois

passion et jeu. Passionnelle, elle a ses fanatiques qui, littéralement, voient tout blanc ou

voient tout rouge »27. À bien des égards, la lecture – inspirée des thèses de Paul Bois sur

l’événement révolutionnaire matriciel – que proposa André Burguière, dans ses Bretons

de Plozévet28, de l’entreprise partisane d’une dynastie de notables radicaux qui, pour

occuper le pouvoir et s’y maintenir pendant trois générations, surent capitaliser les

ressources symboliques d’une partition socio-économique et culturelle pensée par les

habitants de la commune bigoudène eux-mêmes à travers la double qualification

rouges/blancs, peut être considérée comme un archétype fameux de ces analyses qui

fixèrent, une bonne fois pour toutes, l’opinion dans le village… Une opinion dont il

s’agissait, dès lors, de scruter les évolutions (en termes de transferts de voix,

d’alignements partisans, etc.)29.

5 Si l’élection au village demeure toujours liée, dans de très nombreuses études

historiennes, à cette dimension analytique de la mise en valeur d’une opinion30, on

notera qu’elle a servi, surtout depuis les années 1980, de toile de fond à la validation

d’un certain nombre de paradigmes. Le « fait communautaire » fut vraisemblablement

celui qui donna matière aux plus amples débats et c’est celui qui, faute de place pour

d’autres développements, retiendra notre attention31. Sa (re)découverte32 a

incontestablement bousculé une histoire du suffrage qui, en épousant implicitement le

principe selon lequel tous les hommes étaient égaux en voix et en omettant, ce faisant,

les réalités sociales d’un « cens caché »33, avait opportunément oublié que ces hommes

étaient intégrés dans un tissu relationnel dont la collectivité villageoise, pour ce qui

concernait les ruraux, était la forme la plus achevée34. Deux interprétations se

disputent, en gros, les suffrages des uns ou des autres. Pour Alain Garrigou, par

exemple, l’acte électoral étant déterminé par les conditions d’existence des agents au

sein de leur communauté, le vote serait foncièrement communautaire sous la Seconde

République puisqu’il viendrait consacrer le rôle des autorités, seules capables à la fois

d’incarner le consensus et de mobiliser leur électorat35. Cet « unanimisme

inégalitaire », fondé sur des rapports de domination, ne serait finalement qu’une

ratification de logiques sociales à l’œuvre. Dans sa thèse sur les élections municipales

sous la monarchie de Juillet, Christine Guionnet a proposé une tout autre approche de

l’existence de ce vote36. Au cœur de son analyse, la prégnance du « fait

communautaire » dans la France de la première moitié du XIXe siècle aurait

conditionné l’impossible présence du citoyen-électeur – parce qu’il était impensable…

et donc impensé – dans les consultations municipales issues de la loi du 21 mars 1831.

Condamné à n’exister qu’à travers le groupe étendu aux frontières de la collectivité

d’appartenance et de domiciliation, l’individu capacitaire aurait été incapable

d’envisager le champ politique local sous l’angle de l’altérité démocratique. En

s’initiant sous la monarchie de Juillet « aux mécanismes de la vie politique

démocratique libérale », les Français – et les habitants des campagnes les premiers –

n’auraient pas pour autant fait l’« apprentissage des conceptions modernes de la

politique »37. L’unanimité des résultats chez les ruraux aurait donc beaucoup moins

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dépendu d’une incapacité à exprimer un vote politiquement signifiant, parce qu’il

serait contraint, que d’un organicisme structurel qui empêchait qu’une

individualisation politique puisse voir le jour dans des collectivités qui se pensaient par

leur unicité et excluaient, ce faisant, celles et ceux qui paraissaient rompre le consensus

unitaire. La résistance aux assauts de l’individualisme prôné par les défenseurs d’un

projet démocratique mû par la volonté de débarrasser l’individu de ses gangues

traditionnelles aurait ainsi trouvé une consécration dans les urnes. Par-delà les

oppositions théoriques qui ressortissent à des sociologies du politique ayant

quelquefois tendance à s’opposer artificiellement (l’existence d’un ethos collectif

n’exclut nullement que l’intimisation des rapports de domination ait pu déboucher sur

son renforcement), la réification du vote communautaire aura eu pour mérite d’obliger

à reconsidérer les relations entre les électeurs dans les campagnes et leurs élections. Et

permis de souligner combien il pouvait être utile de savoir se détourner du sens

commun…

L’élection et le village  : un produit scalaire

6 Donner des gages en faisant assaut de références parce que l’on prend pour terrain

d’observation une commune participe indéniablement de l’ambiguïté qui entoure une

monographie villageoise frappée progressivement d’obsolescence au fur et à mesure

que des chercheurs en sciences sociales ont montré combien elle relevait, au préalable,

d’un artifice fondé sur des prédispositions à accepter une ligne de partage claire entre

ville et campagne, mondes urbains et mondes ruraux… Une ligne de partage dont la

typification reposait aussi sur d’autres schèmes d’interprétation (l’opposition entre

archaïsme et modernité en particulier)38. Appliqué à la ruralité, le poids de la tradition

monographique qui a pesé sur certaines pratiques disciplinaires – l’ethnologie de la

France en a fait son miel39 –, et dont nous avons pu constater qu’elle avait fréquemment

enfermé l’étude du suffrage dans un recensement des forces en présence, serait-il

suffisamment puissant pour oblitérer de nouveaux regards sur le village ? Voire. Car, si

l’on veut bien admettre que la commune n’est pas qu’une simple commodité (même si

ce maillon administratif a créé les conditions archivistiques de son objectivation), l’on

conviendra qu’elle peut devenir un observatoire de certaines situations à condition de

la faire passer, par exemple, sous les fourches caudines de la démarche micro-

historique. Et ceci pour au moins deux raisons. En premier lieu, parce que la commune

était l’un des cadres privilégiés où s’effectuaient concrètement des relations sociales

(même si plus personne n’est dupe du caractère forcément réducteur de cet

enfermement territorial depuis que certains anthropologues – pensons ici au Marc

Abélès des Jours tranquilles en 1989 – ont montré que l’espace politique local, considéré

comme un entrelacs de réseaux, c’est-à-dire de « potentialités actualisables au gré des

situations concrètes »40, ne pouvait pas être borné par les seules limites administratives

de la circonscription). En second lieu, parce que la genèse de la procédure électorale en

tant qu’option généralisée de la délégation de la souveraineté sur l’ensemble du

territoire national reste inséparable de la naissance des communes (même si le village

de l’Ancien Régime fut le lieu d’une intense activité délibérative ainsi qu’un livre récent

vient opportunément le rappeler41).

7 Démarche micro-historique, avons-nous écrit. Que nous ayons succombé à un effet de

mode, cela va sans dire. On échappe difficilement à son époque42 et l’on se gardera bien

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de ne pas souligner combien la qualité de certains ouvrages qui se réclamèrent

explicitement d’une « école » demeurée essentiellement italienne ne saurait

disqualifier la richesse et la pertinence des autres approches43. Reste que la variation

des échelles, dans ce qu’elle suppose d’un effort de prise en compte des moindres

interactions à l’intérieur d’un segment d’une société et d’une attention particulière

affectée aux effets de réel produits par les agents au moment même où ils laissaient des

traces, nous a semblé pouvoir apporter un gain d’intelligibilité à la fabrication du fait

électoral. Si l’on veut bien admettre que Le pouvoir au village44 nous aura suggéré de voir

dans tout espace social un réservoir de possibilités multiples (mais non infinies) et

définissables pour des individus et des groupes qui, en fonction de ce qu’ils en

percevaient, opéraient des choix et s’adaptaient, et si l’on accepte de considérer

l’opération électorale de la même façon (un réservoir de possibilités multiples…), l’on

gagera qu’il y avait peut-être là matière à une adéquation entre un postulat de

recherche et un objet d’histoire. Pour autant, dernier – et non pas ultime – terrain

d’investigation de l’enquêteur soucieux de comprendre l’élaboration des procédures de

la décision politique, la petite patrie ne serait-elle pas en passe de devenir la porte

d’entrée dépoussiérée d’une discipline qui confondrait renouvellement paradigmatique

et réductionnisme scalaire ? L’on pourra toujours pointer les pièges afférents à cette

démarche  : utiliser la loupe grossissante pour habiller de nouveaux atours la bonne

vieille monographie et faire émerger ainsi la version antépénultième d’un modèle sans

qu’il contribue pour autant à un enrichissement de notre compréhension du social45 ;

hypostasier un « exceptionnel normal »46 au risque d’individualiser à outrance et, en

individualisant à outrance, de cautionner par avance la théorie de l’individualisation

démocratique au cours du XIXe siècle.

8 Cette approche écologique du suffrage, c’est celle qui, sans que nous ne la nommions de

la sorte47, aura servi en définitive dans le cadre d’une thèse consacrée à l’électeur en

campagnes dans le Finistère sous la monarchie de Juillet et la Seconde République. En

tablant sur une observation intensive du vote48, en incluant les mandants dans leur

environnement quotidien49 pour éviter de les assigner à n’être que les figures

génériques et fréquemment anonymes d’une citoyenneté en devenir (que l’historien se

plairait à convoquer à sa table de travail au moment de prouver qu’ils furent des agents

concourant à l’élaboration d’un ordre démocratique intégrateur et/ou des cohortes de

votants plus ou moins passifs en attente de labellisation), nous aurons essayé de

retrouver le sens que des individus donnèrent à l’acte électoral – saisir les électeurs sur

le vif – dans un Finistère auquel les administrateurs de l’époque dénièrent toute

volubilité démocratique.

9 On l’aura compris. Il ne s’agit pas de parer la micro-analyse appliquée à l’élection au

village de toutes les vertus heuristiques mais d’en faire, à partir d’une étude localisée et

des comparaisons qu’elle est susceptible d’induire, soit un cadre de validation ou

d’invalidation d’hypothèses ou de théories en cours, soit un cadre d’interprétation des

réalités sociologiques imperceptibles à une autre échelle.

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L’élection au village  : chercher à percer « les mystèresdu ministère »50 ?

Lectures en cours

10 Première lecture  :la mise en place d’une civilisation électorale et d’un ordre

démocratique au quotidien. L’on ne reviendra pas ici sur un objet abondamment

défriché et qui a été posé en termes de rationalisation de l’entreprise électorale et de

travail étatique de domestication des comportements devant le vote51. Le village ne sert

alors que de déclinaison à ce que l’on sait par ailleurs des mécanismes d’organisation,

d’imposition et de normalisation d’un marché politique fondé préférentiellement sur le

suffrage52. Quelques approfondissements sont toutefois possibles. Nous en listerons

deux. Le premier concerne la fabrication et l’utilisation des résultats des consultations.

Incarnation d’une opinion le plus souvent postulée qu’objectivée, ainsi que nous l’avons

rappelé, le chiffre électoral a été doté de vertus idéologiques avant même d’être étudié

pour ce qu’il fut peut-être et surtout  : un chiffre fabriqué, dépendant de mobilisations

variables – la fatigue des votants, la distance à l’urne et l’obligation de voter par

soumission n’expliquent pas tout, loin s’en faut – et de rapports de force intra et/ou

intercommunaux dont le bureau de vote était le théâtre. L’examen des bulletins

« douteux » par les scrutateurs et leur qualification, outre qu’ils pouvaient influer

marginalement sur les résultats, furent bien davantage qu’une entreprise de

vérification, comme en témoignent les micro-conflits qui se nouaient pendant les

dépouillements. Il serait en effet fallacieux d’imaginer l’encadrement des consultations

comme une simple mise en application de lois et de textes incarnant, à bien des égards,

la rigueur d’un État omnipotent et omniscient. Grâce à la liberté qui fut laissée à des

bureaux sommés d’apprécier la situation électorale, l’administration fit confiance à des

agents locaux – mais pouvait-elle faire différemment, à moins de poster un de ses

représentants dans chaque lieu de vote ?… – et laissa inévitablement libre cours à des

dérives qu’elle essaya, au mieux, de prévenir puis de contenir – le conseil de préfecture

était là pour trancher les contentieux à la suite des opérations. Paradoxalement,

l’incapacité de l’État à tout régir et à tout régler, et la marge d’appréciation dont

disposaient mécaniquement les scrutateurs, contribuèrent à forger les conditions d’un

débat autour de l’application de la norme démocratique. En déléguant une partie de ses

droits régaliens, l’administration facilita la prise de conscience que la procédure

électorale sanctionnait non seulement des choix politiques mais aussi l’implication de

certains individus dans le propre devenir d’une nation de citoyens. En faisant des

bureaux de vote les applicateurs d’une règle démocratique et ses possibles incubateurs,

elle suggéra que l’astreinte à un code n’allait pas sans sa discussion par ceux qui s’en

faisaient momentanément les porteurs. L’inachèvement involontaire de cette norme

porta en lui, en quelque sorte, une appropriation possible des mécanismes de la

décision populaire qui facilita les conditions d’épanouissement d’une démocratie de

proximité.

11 Le second approfondissement que nous suggérerons touche aux liens entre la

construction d’un ordre démocratique et la construction d’un ordre étatique à travers

la figure éminemment présente du citoyen protestataire. Prescriptrices d’un ordre

démocratique lié à un encadrement technologique exigé par l’État, les consultations des

commettants favorisèrent l’inculcation d’un système normatif dont les élections de

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1848, après celles organisées sous la monarchie censitaire, amplifièrent et

systématisèrent la mise en place. L’inflation de la verve contestataire et des incidents

au moment du renouvellement des assemblées municipales atteste les craintes, les

ambitions ou les attentes attisées par l’universalisation masculine du suffrage (42

communes furent touchées par 47 incidents en 1846 ; 66 communes le furent par 71

incidents en 1848 ; entre 1846 et 1848, 90 communes, soit près d’un tiers des 282

localités du Finistère, furent donc frappées par au moins une plainte qui dénonçait le

déroulement du premier et/ou du second tour). Partie intégrante des scrutins, la

protestation souligne combien la production d’une déviance électorale53 dépendit de

l’omniprésence d’un gardien du temple. Garant des textes et de la loi, le citoyen

protestataire, qui savait en général lire, écrire, et intercéder auprès des instances de

contrôle, apparaît en effet, au moment où le suffrage demeurait pour beaucoup une

nouveauté, comme une quintessence d’une acculturation démocratique en cours et,

bien souvent, comme un individu soucieux d’utiliser la forme suprême de la délégation

du pouvoir à des fins personnelles. Sa compétence politique, qui tranchait alors avec

l’infinie diversité des comportements électoraux de ses contemporains, ne saurait faire

oublier qu’il fut surtout l’aiguillon d’une surveillance politique individuelle légitimée

au nom d’une morale de l’État (dans un univers où régnait un contrôle social fondé sur

le jeu des regards). Alors même que les porte-parole de la collectivité villageoise, et les

maires en particulier, ne cessaient d’accréditer, aux yeux des autorités extérieures,

l’existence d’une communauté homogène, indivisible et farouchement attachée à un

système de valeurs endogène, ce parangon de la vertu et/ou ce manipulateur hors pair

levait un coin du voile sur l’arrière-plan des scrutins. Au risque de faire de la

transparence démocratique le cheval de Troie d’une intrusion étatique en mesure de

lézarder l’opacité dans laquelle étaient tenues certaines affaires villageoises.

12 Deuxième lecture  : la lente invention de l’électeur moderne par apprentissage et

incorporation des mécanismes du vote. Le village ne serait, ici aussi, qu’un réflecteur de

ce que nous connaissons déjà, à moins de penser le suffrage tel un dispositif qui, de par

son existence et son utilisation, générerait une certaine forme de politisation. Soit

notre approche de ce terme éminemment ambigu54. Produit d’une histoire

pluriséculaire, une « politique du peuple »55 des campagnes, réductible à un faisceau

d’idées, de sentiments et de notions partagés par la plupart de ses membres –

antifiscalisme, autonomie communautaire, attachement à la petite patrie –, trouva à

s’épanouir et à se recomposer à l’intérieur d’un ordre démocratique qui s’imposa avec

le temps. La politisation ne saurait donc se réduire à la substitution d’un modèle à un

autre ou à l’éradication de pratiques archaïques. Elle ressemble bien davantage à une

métamorphose des attitudes et des comportements dans un champ politique en

évolution ou, pour le dire autrement, à une zone de contact – ce qui suppose une

réciprocité des influences – entre les nouveaux cadres de la démocratie et des

expériences anciennes56. Nous postulerons alors que le suffrage en tant que procédure

aura pu être un élément « politisateur » dans la France de la monarchie de Juillet et de

la Seconde République pour une raison au moins  : en devenant le principal mécanisme

de masse de la décision collective, il contraignit tout agent qui pouvait bénéficier du

droit de vote – et celles et ceux qui l’entouraient –, quel que soit son positionnement

dans l’espace social, à se situer en fonction du cadre et des normes imposés. En élevant

la citoyenneté électorale au premier rang des valeurs cardinales de la citoyenneté, le

gouvernement républicain modifia – dans un sens démocratique – les règles d’un jeu

politique pour mieux en valider la pertinence et l’effectivité. L’on put être contre le

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

19

suffrage (universel), ne pas vouloir voter, ne pas savoir voter (par méconnaissance des

règles). Pour autant, l’on put de plus en plus difficilement se soustraire à ce qu’il

prescrivit, induisit et imposa57. Si l’on veut bien admettre cette hypothèse, l’on pourra

essayer de sérier des niveaux de politisation par le vote à condition de la définir, lato

sensu, comme la somme des rapports qu’entretinrent individus et groupes d’individus

avec une procédure démocratique considérée sous son double aspect de fabrication du

citoyen-électeur et de détermination de l’opinion. De façon minimaliste – et un peu

simpliste, certainement –, cette distinction entre le rôle et la valeur du suffrage

renverra à plusieurs seuils de politisation sur une échelle qui fait de l’utilisation du

suffrage-procédure son premier niveau (l’intégration individuelle à un ordre

démocratique n’étant pas forcément corrélée à un maniement du vote pour faire

admettre son positionnement à l’intérieur de l’espace politique) et de l’utilisation du

suffrage-opinion son dernier degré – la question de l’abstention supposant, en

contrepoint, d’établir si – et quand – elle fut un révélateur d’une indifférence ou, au

contraire, d’une distinction voire d’une opposition (à teneur politisante)58.

13 Une fois ces préalables posés, nous sommes parvenu à plusieurs conclusions à partir,

entre autres éléments, d’une analyse longitudinale et microsociologique de 1 074

mandants dispersés dans cinq communes du Finistère59, et dont nous avons pu retracer

les parcours électoraux. S’est imposée une évidence  : le commettant de 1848 se laisse

difficilement enfermer dans des paramètres (stratigraphies sociales, richesse/pauvreté,

etc.) forgés par l’historien pour essayer de le prendre dans ses filets – le degré

d’alphabétisation ou l’inclusion dans le réseau familial ne semblent guère entrer en

ligne de compte. L’électeur moyen reste introuvable ; le votant erratique domina et la

volatilité des mobilisations fut reine. Les situations furent à ce point variées que les

pratiques des mandants échappent à toute typologie. À Nizon, par exemple, un seul

homme ne déposa pas son bulletin entre 1832 et 1848  : le curé. Deux constatations se

seront toutefois progressivement imposées. Premièrement, la familiarisation avec la

procédure démocratique dépendit surtout des antécédents électoraux de chaque

individu. On s’abstint d’autant moins que l’on s’était présenté à plusieurs reprises

devant l’urne. En 1848, les anciens censitaires, qui étaient aussi les plus riches de la

commune et qui avaient pour certains appris à voter depuis près de vingt ans, partaient

avec une sacrée longueur d’avance sur les tout nouveaux inscrits. L’étiage exceptionnel

de leur participation lors du renouvellement des conseils municipaux de juillet ne fut

donc que la suite logique d’un mouvement de fond initié par la loi du 21 mars 1831 et le

reflet d’un capital démocratique qu’ils avaient accumulé et qu’ils entendaient faire

fructifier. Deuxièmement – et c’est un corollaire –, il y eut un véritable remuement

électoral en 1848 qui vint briser l’équilibre censitaire qui s’était peu à peu construit au

cours des quinze années précédentes. En créant de la nouveauté, la dilatation du droit

de vote avait ouvert sur l’inconnu. Aussi la mobilisation des anciens privilégiés du

suffrage fut-elle à la mesure de la peur qu’ils eurent de ne plus peser suffisamment sur

les résultats. Une réponse par le nombre et l’habitude de la fréquentation des urnes à

l’égalisation formelle d’une condition démocratique qui avait été naguère un critère de

distinction et de différenciation.

14 Les interrogations concernant la maturation de la figure du citoyen-électeur

permettent, au surplus, de réexaminer les liens entre holisme et individualisme. De la

moisson de chiffres consécutive à une analyse approfondie des résultats des

consultations nationales qui se tinrent dans le Finistère entre le 23 avril 1848 et le

13 mai 1849, il ressort quelques observations qui brouillent, de prime abord, un peu

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plus les pistes. Certains dépouillements accréditent incontestablement l’existence d’un

vote unanimiste  : dans le canton de Lannilis, lors du scrutin présidentiel, les trois

sections votèrent presque comme un seul homme pour un seul homme puisque

Cavaignac l’emporta avec plus de 95 % des suffrages. D’autres, en revanche, minorent

cette tendance  : 33 communes devinrent des sections en décembre 1848 ; 16 d’entre

elles virent leurs électeurs se prononcer à plus de 80 % pour l’un des deux favoris ; dans

les 17 autres, les résultats furent beaucoup plus contrastés pour des raisons qui nous

échappent sauf lorsqu’un scrutin à enjeu national servit quelquefois de réplique aux

turbulences qui avaient pris forme au moment des élections municipales. Penchons-

nous, à rebours, sur le scrutin d’avril. Les Finistériens eurent à écrire, faire écrire ou à

placer un bulletin imprimé qui devait comporter quinze noms. Des listes s’affrontèrent.

Elles n’exclurent pas toutefois une hétérogénéité des conditions d’accès à la

candidature ainsi que l’attestent les procès-verbaux cantonaux qui mentionnèrent une

pléthore de soupirants à la députation (avec une moyenne de 102 noms par feuille de

dépouillement). Les premières élections au suffrage universel débouchèrent sur un

double phénomène  : une offre politique qui s’élargit considérablement ; la capacité

qu’eurent certains hommes de se démarquer des consignes générales des grands

comités départementaux pour tenter leur chance. Ce ne sont là que quelques exemples

et l’on pourrait les multiplier à l’envi. Aussi les conclusions auxquelles nous sommes

parvenu se résument-elles en quelques points. Premièrement, l’empire du collectif pesa

incontestablement, lorsqu’il fallait se déplacer au chef-lieu de canton, sur les scrutins

généraux, du fait même de l’interaction entre les modalités du vote – chaque commune

était appelée à s’exprimer à une heure précise – et le sentiment, présent chez la plupart

des participants, d’aller défendre en dehors de leur circonscription une identité

façonnée par le groupe et le territoire d’appartenance. Deuxièmement, cette pratique

holiste n’évacua pas pour autant l’individu de la scène politique. L’expression

individuelle d’un choix, au nom d’une opinion ou d’un désir de se démarquer d’une

collectivité, ne fut en rien exceptionnelle même si elle demeura minoritaire  : les

« candidats à une ou deux voix » furent monnaie courante avant le rétrécissement de

l’offre électorale au fil de l’année.

15 Par ailleurs, la question de la constitution des bastions politiques peut nous aider à y

voir un peu plus clair. Il nous semble, en effet, que la déconstruction de la mobilisation

électorale ne suppose pas, symétriquement, de condamner à l’échec toute tentative de

labellisation idéologique quand bien même une sociologie critique du politique nous a

désappris à penser l’élection comme la seule production d’une opinion qui ne cesserait

de sédimenter avec le temps. En agrégeant les données des scrutins nationaux de 1848

et 1849, nous avons constaté que la couleur du vote fut confirmée à chaque reprise dans

14 des 43 cantons et qu’elle fut le fruit d’un résultat quasiment unanime en faveur des

candidats clérico-légitimistes dans certaines circonscriptions. Dans les cinq cantons

léonards (Lannilis, Lesneven, Ouessant, Plabennec, Ploudalmézeau) et dans celui

d’Arzano, la réactivation des modalités du vote (unanimité idéologique, mobilisation

massive) participa à la création d’un passé électoral qui présida, de façon plus

prégnante qu’ailleurs, à l’« institutionnalisation » d’un rapport univoque entre des

communautés de suffragants et la procédure démocratique. On fera l’hypothèse que,

dans ce cas, la répétition des scrutins contribua à ce que la communauté se pense

comme un bloc homogène – une forme exceptionnelle de la communauté politique –

dont l’homogénéité se nourrissait précisément de la réplique des scrutins. Une

configuration qui ne réservait d’autre alternative à l’individu réfractaire que de

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s’exclure du groupe et/ou d’en être exclu. En revanche, une individualisation par

l’élection parut se dessiner d’autant plus aisément que les suffragants appartenaient à

des circonscriptions qui ne devinrent pas des bastions clérico-légitimistes. L’étude des

comportements politiques dans 31 communes qui étaient aussi des chefs-lieux de

section en décembre 1848 et en mai 1849 nous aura incité à faire l’hypothèse suivante  :alors que dans les localités à tendance clérico-légitimiste, le vote en faveur des

candidats fut quasiment unanime, dans les localités à tendance républicaine, les

résultats furent beaucoup plus contrastés (basculements entre les scrutins, friabilité

des mobilisations, inconstances des positionnements devinrent le lot commun des

élections). L’on ne peut alors s’empêcher de penser – mais le corrélat est peut-être

audacieux et il supposerait d’être vérifié ailleurs – que les communes à tendance

républicaine furent non seulement le théâtre d’une hétérogénéité politique mais

qu’elles participèrent à la dilatation de l’espace public. Si l’opposant avait tout de la

figure de l’ennemi, il n’en devenait pas moins un élément permanent de l’espace

électoral… détesté sans doute, mais pensé dans son altérité tout de même. L’espace

politique local pouvait alors se construire moins dans l’unanimité que dans la diversité.

Bref, plus démocratiquement60.

16 Troisième lecture  : considéré pour sa teneur politisante, le suffrage peut aider à affiner

certaines analyses canoniques qui se rapportent aux voies d’accès au pouvoir local et à

sa distribution. Politisation par implication, la politisation par le bulletin commanda en

effet des positionnements spécifiques que la conflictualité électorale61, qui déboucha

dans quelques cas sur des crises perlées, laisse appréhender. L’année 1848 fut ainsi

marquée dans le Finistère, comme un peu partout en France, par de virulents conflits

dont le vote fut à la fois le puissant détonateur et le symptôme de tensions

souterraines. Pour un lecteur de la série BB18 des Archives nationales, l’affaire qui tint

en haleine la commune d’Hanvec (un peu plus de 3 000 habitants) sous la Seconde

République se résume prosaïquement à une querelle entre un curé et un maire dont

l’écume parvint jusqu’aux bureaux du ministre de l’Intérieur (rien d’exceptionnel à cela

puisque cette série regorge de tels conflits). Pour un lecteur des sources conservées aux

Archives départementales et communales, les fils de l’histoire apparaissent beaucoup

plus difficiles à retisser. Le conflit mit aux prises Pierre Kerloch, un ecclésiastique sûr

de ses droits et de ses prérogatives, et Olivier Salaün, un notaire véreux qui avait été

mis sur la touche par l’administration au début des années 1840 – alors qu’il occupait

les fonctions de maire – après qu’il eut ouvert un tripot et plumé parmi les plus riches

paysans de la localité. 1848 fut pour Salaün une aubaine, un coup du sort inespéré.

Redevenu le primus inter pares à la faveur de la consultation de juillet et après avoir

exercé des pressions sur sa clientèle rurale, il fit de sa mairie la caisse de résonance

d’un anticléricalisme d’autant plus outrancier que son adversaire n’entendit pas se

laisser faire. La réciprocité de la haine ordinaire trouva à s’épanouir dans des histoires

de bancs d’église ou de quêtes interdites. Jusqu’à son éviction en 1851, tout devint

prétexte à l’envenimation des relations, à tel point que le notaire n’hésita pas à jouer le

préfet contre le procureur général pour mieux résister aux pressions des autorités

extérieures dont il fut de plus en plus l’objet. Au-delà des péripéties qui émaillèrent un

conflit devenu endémique, l’analyse de la commune en crise que fut le Hanvec

quarante-huitard nous aura permis de tirer quelques conclusions. Premièrement, la

République fut un cadre d’exercice d’une guérilla qui passa par les urnes sans qu’elle

devienne un enjeu idéologique dont l’un des deux camps aurait pu s’emparer pour

fourbir ses armes et capitaliser des dividendes électoraux sur un partage politique

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savamment utilisé. Deuxièmement, le diptyque cléricalisme/anticléricalisme trouva

d’autant plus facilement à s’épanouir qu’il se lova à l’intérieur de deux institutions

locales, le conseil municipal, d’un côté, et le conseil de la fabrique, de l’autre, dont la

légitimité ne cessa de croître au fur et à mesure qu’elles devinrent des forteresses à

prendre mais aussi à défendre (en dépit de leur animosité à l’endroit du notaire, les

préfets utilisèrent toutes les ressources à leur disposition pour protéger les attributions

du conseil municipal au nom de la séparation des pouvoirs entre le municipal et le

paroissial). Troisièmement, Olivier Salaün put exister en l’espèce parce que la

collectivité hanvecoise lui permit d’exister ainsi. En d’autres termes, si ce conflit ne fut

ni un conflit de classes, ni un conflit territorial, alors même que des forces centrifuges

étaient à l’œuvre à l’intérieur de cette commune éclatée (et pour cause ! la société des

montagnes d’Arrée avait peu de chose en commun avec la société littorale qui, dans le

sud de la circonscription, regardait vers Brest et Le Faou), il fut le produit de la

rencontre entre un homme et un corps social travaillé en partie par la laïcisation et le

détachement religieux.

17 En sus de ces trois remarques qui sont plus descriptives qu’analytiques, nous ferons

deux autres constatations. La première porte sur les ressorts conflictuels d’une

politisation qui, dépassant le niveau de l’apprentissage électoral, tendrait vers une

insertion de certains de ses agents dans un espace politique aux dimensions et aux

enjeux nationaux. Si l’opposition frontale put permettre à des hommes, mais aussi à des

femmes (l’épouse de Salaün fut en première ligne dans la lutte contre le curé), de

napper leur combat d’une dimension proprement idéologique sans qu’il soit facile

d’identifier à distance ce qui, dans cette adhésion par bribes (celles qui ont été

archivées), releva d’un artifice ou d’une imprégnation, nous aurons pu noter que le

prurit anticlérical, qui fut très majoritairement – pour ne pas dire exclusivement – à la

base de la bipolarisation électorale dans le Finistère, ne déboucha pas toujours sur la

fabrication ou l’affermissement d’une opinion. Les passerelles entre anticléricalisme et

républicanisme dans l’intégration de certains suffragants à un espace politique qui

n’était pas seulement celui des joutes locales furent ainsi bien plus ténues qu’on ne le

suggère fréquemment. La seconde remarque concerne les rapports entre le conflit

électoral et le bouleversement possible de la sphère municipale. Il y eut bien dans le

Finistère une révolution communale… sauf qu’elle le fut en trompe-l’œil. Si plus de 30 %

des maires ne furent pas reconduits dans leurs fonctions après les scrutins de l’été

1848, plus de 80 % des conseillers municipaux furent quant à eux réélus. Le conflit

électoral quarante-huitard, qui vit généralement s’affronter des édiles élus sous la

monarchie de Juillet, prit donc presque exclusivement naissance à l’intérieur d’une

ploutocratie municipale que le régime louis-philippard avait renforcée du fait même de

son onction par le vote. L’utilisation du suffrage universel ne fit alors que conforter une

oligarchie locale qui put se construire comme une classe municipale de plus en plus

étanche pour au moins deux raisons  : elle venait non seulement de recevoir l’adhésion

d’un corps de citoyens qui s’était démocratisé, mais elle avait aussi su résister aux

coups de boutoir nés des appétits que ledit suffrage avait aiguisés. En verrouillant la

conquête du pouvoir – ce qui signifiait avant tout qu’il n’y avait pas d’autre alternative

possible –, une élite, qui pouvait se quereller et se diviser temporairement, incarnait,

au-delà des péripéties nationales, la continuité de la communauté et les impossibles

changements (qui étaient aussi d’impensables changements). D’une certaine manière,

l’ascension du municipal tout au long du XIXe siècle fut rendue en partie possible parce

que l’ébranlement électoral de 1848 ne mit qu’exceptionnellement à mal une

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architecture oligarchique construite de longue date. Si la réintroduction du suffrage

universel conditionna, chez certains acteurs, une aptitude à imaginer une

recomposition du pouvoir local (l’entrée en lice de nombreux notables contribua à la

formation d’un proto-marché politique et entraîna, ce faisant, un lien de dépendance

non univoque entre les élites traditionnelles et leurs suffragants), elle consacra en

définitive une captation rapide des instances communales par une élite censitaire dont

l’idéologisation à plus ou moins long terme pourrait être une des clés de l’acculturation

d’une population à des enjeux nationaux. Une version finistérienne de la classique

« descente de la politique vers les masses » – sans patronage démocratique ni réseaux

de sociabilité62 – dont l’étude sur une longue durée – jusqu’aux premières décennies de

la Troisième République – permettrait de vérifier la pertinence.

Deux pistes

La territorialisation de l’élection

18 Patente dans le cadre des élections nationales ou départementales qui furent aussi des

moments d’effervescence locale, la variable territoriale entre en ligne de compte dès

lors que l’on veut essayer de comprendre les ressorts de la mobilisation au moment des

élections qui se déroulaient au chef-lieu de canton. Non seulement les rapports de force

intercommunaux trouvaient à s’exprimer dans l’urne, mais ils pouvaient conditionner

aussi ce qui allait sortir de l’urne. Soit le canton de Carhaix lors du scrutin du

10 décembre 1848. Bonaparte y obtint un peu plus de 51 % des suffrages. Si l’on vota à

78 % dans la section de Carhaix pour le neveu de l’Empereur, on se prononça

respectivement à 64 % et à 82 % dans les sections de Saint-Hernin et Poullaouen pour

son adversaire, Cavaignac. La plupart des communes de la circonscription carhaisienne

récusèrent donc le candidat du « parti de l’ordre ». Rien que de très normal

finalement  : la moyenne cantonale masque la pluralité des dépouillements

sectionnaires. Si l’on passe maintenant à une tentative d’explication des résultats, l’on

sera inévitablement tenté de faire appel à certains paramètres économiques et sociaux

ou au rôle de certaines autorités de tutelle (la gendarmerie de Carhaix rappela dans un

rapport adressé au préfet que les deux compagnies d’artillerie de marine stationnées au

chef-lieu de canton avaient pesé lourdement dans la poussée en faveur de Bonaparte).

Des détails plaident toutefois en faveur de la prise en compte d’une autre variable, la

variable territoriale. L’hypothèse est la suivante  : voter à plus de 80 % pour Cavaignac

dans la section de Poullaouen qui formait en même temps une seule et même

commune, n’était-ce pas une manière pour ses habitants de se démarquer d’un chef-

lieu dont on savait pertinemment (la rumeur était là pour cela) que ses mandants

voteraient massivement en faveur de Bonaparte ? La disqualification de certains

bulletins par les membres des bureaux électoraux atteste que la manipulation des

chiffres répondit bel et bien à des antagonismes intercommunaux. Si, dans la section de

Carhaix, les scrutateurs rejetèrent une vingtaine de bulletins Cavaignac pour des

incompatibilités de forme, à Poullaouen, ce furent près de 120 billets « Bonaparte » qui

furent disqualifiés pour leur prétendue illisibilité.

19 Si l’on se place maintenant à l’échelle de la localité au moment des élections

municipales, l’on notera que la question du territoire fut, ici aussi, loin d’être anodine63.

En premier lieu, parce que dans un paysage de bocage à l’habitat émietté, la

représentation au sein du conseil passait par l’extrême attention que ses habitants

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accordaient à ce que toutes les parties de la commune se sentent représentées par l’un

des leurs. Il est ainsi troublant de constater que la répartition des sièges à l’assemblée,

même lorsque deux listes s’affrontaient, essayait de répondre à cet impératif-là. À

Mahalon, entre 1831 et 1852, lorsqu’un conseiller municipal décédait, se retirait de la

compétition ou était battu, son successeur, soit parce qu’il était son fils – les dividendes

de la reproduction politique par accumulation d’un capital social et municipal –, soit

parce qu’il appartenait au même quartier ou au même hameau, se devait d’incarner,

par sa présence au sein de l’assemblée, cette portion de la circonscription. En tant que

prescriptrice d’un territoire politique communal, l’élection municipale fut, en second

lieu, dès la monarchie de Juillet, un de ces moments exceptionnels pendant lequel la

collectivité pouvait éprouver son unité. Mais, tandis que le suffrage censitaire avait

interdit aux hameaux les plus pauvres d’être représentés puisque leurs habitants ne

pouvaient prétendre figurer sur les listes des mandants, le suffrage universel permit, au

contraire, de rompre avec une topographie électorale mouchetée en unifiant de fait

tous les villages. Ce ne fut pas là une de ses moindres conséquences. En éliminant le

cens, ce discriminant social et géographique, et en favorisant le synœcisme64, la

République consacra l’existence d’un territoire communal en propre (ce qui n’était pas

le cas sous le régime censitaire dans la mesure où des électeurs forains pouvaient

participer au nom des contributions qu’ils acquittaient), dissocié de l’espace paroissial,

que l’urne du chef-lieu, qui matérialisait la fusion des suffragants et donc des écarts,

incarnait momentanément. En forçant le trait, on soulignera que l’unité des cortèges

d’avril 1848, dans ce qu’elle révéla d’un « peuple-totalité »65, se réfracta trois mois après

à l’échelle locale  : dans cette participation des hommes et des hameaux à la production

d’une symbiose communautaire.

Une extrême plasticité des espaces électoraux

20 Cette observation est indexée à l’hypothèse selon laquelle l’élection étant envisagée

comme une adaptation à des règles du jeu dans un cadre imparti66 – la commune, en

l’occurrence –, elle impose une reconfiguration des rapports sociaux dont la seule

objectivation ne rend qu’imparfaitement compte. Plus qu’une simple actualisation des

relations sociales, l’élection fut, en effet, un « moment » – d’autant plus singulier que

les agents en firent eux-mêmes une parenthèse singulière – que le chercheur peut

chercher à isoler pour en rendre compte… quand bien même ses résultats accréditent

souvent l’immuabilité apparente d’un pouvoir local aux mains de ploutocraties rurales.

Si chaque consultation fabriqua un marché démocratique pétri de transactions

individuelles et collectives, le moment électoral, en tant que créateur et révélateur des

tensions et des enjeux communaux, ne saurait être réductible à une addition d’actes

d’agents foncièrement intentionnalistes dont l’historien pourrait retracer a posteriori

parcours et stratégies eu égard à leur position économique ou à leur statut à l’intérieur

de la collectivité. Les renversements d’alliance entre deux scrutins, à quelques

semaines d’intervalle lorsqu’une élection était annulée, nous l’auront appris

incidemment. Prenons un exemple. Ça barda en juillet 1848 à Nizon tout près de Pont-

Aven. Ici aussi, le renouvellement du conseil municipal attisa bien des convoitises. En

lice, le comte Cyprien Hersart de La Villemarqué entendit profiter de l’occasion pour

s’installer à la tête de l’assemblée et renouer, après des années de bouderie légitimiste,

avec la tradition de l’encadrement notabiliaire. Le cidre coula à flots si l’on se réfère

aux protestations et à l’enquête qui fut diligentée à la suite de la consultation. Deux

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camps s’étaient affrontés  : d’un côté, celui du maire sortant Jean Daniélou, un paysan-

propriétaire doté de 35 hectares et qui figurait depuis 1832 parmi les dix plus imposés

de sa commune. De l’autre, celui des frères La Villemarqué tellement anxieux de ne pas

réussir leur coup qu’ils se postèrent à l’entrée de la mairie afin de contrôler les

bulletins de ceux qui s’y rendaient. Au terme du dimanche électoral, près de 67 % des

305 mandants de Nizon avaient déposé un billet. Seuls 10 des 77 villages de la

circonscription n’avaient pas été représentés dans l’urne faute de votants. Le résultat

sembla sans appel  : avec un peu plus de 60 % des voix, les candidats emmenés par le

châtelain avaient tous été nommés au premier tour. C’était sans compter sur la

protestation du « parti » battu qui vint ternir le scrutin… et déboucha finalement sur

son annulation. L’on revota donc le 8 octobre. 256 électeurs se mobilisèrent, soit une

participation de 79,25 % et une augmentation (classique dans ce genre de situation) de

27 % du nombre des présents. Deux listes s’affrontèrent derechef et le camp des La

Villemarqué l’emporta sans coup férir. Rien de plus simple en apparence. L’analyse

micro-historique de cette affaire ne laisse pourtant pas d’étonner. Car, par-delà la

bipolarisation classique, l’affrontement entre les deux « partis » ne fut pas un

affrontement entre les mêmes candidats. En un peu plus de deux mois, certains

colistiers étaient passés d’un camp à l’autre sans que l’on puisse élucider les raisons de

ces transferts, tandis que le maire sortant avait délégué à son fils le soin de conduire la

bataille. La configuration politique s’était métamorphosée en quelques semaines.

L’élection n’avait donc pas permis à deux factions – ainsi qu’on les retrouve par

exemple dans le Quercy de François Ploux67 – de trouver de quoi se ressouder dans

l’arène municipale. On ne peut plus fréquents, ces retournements de situation ont de

quoi désarçonner dans une Basse-Bretagne où le clientélisme68 n’existait guère ; ils

expriment surtout l’extrême élasticité des alliances (de circonstance) que l’inconstance

des comportements individuels et/ou collectifs ne cessa de provoquer.

21 *

22 Conclure sur l’élection au village… Mais comment faire tant subsistent des

interrogations, des zones d’ombre et des différences d’appréciation ? Comment faire si,

après avoir entrepris de dénaturaliser la version idéalisée d’un processus linéaire qui

conduirait l’électeur en campagnes du statut de non-politisé à celui de politisé – un

citoyen intégré par et pour un ordre démocratique –, l’on ne cherchait pas à emprunter

des chemins de traverse au risque qu’ils épaississent un peu plus cette opération

électorale dont la clarté fut l’une des ambitions d’un pouvoir démocratique soucieux de

prouver ainsi sa légitimité. Qu’il s’agisse, par exemple, des pratiques informelles69 qui

environnèrent les scrutins ou de la nature d’une démocratie villageoise – entre

simulacre70 et investissements partisans 71 – dont d’aucuns soulignent la fonction

d’amortisseur dans l’atténuation de certaines crises politiques72, l’on constatera

aisément que « l’élection au village » (comme objet) résiste à de consensuels

entendements. L’on soulignera, par exemple, que sa mise en forme textuelle, qui fut

profuse (des procès-verbaux à la prose conflictuelle incluse dans un corpus

protestataire extrêmement volumineux), mériterait aussi d’être prise en compte pour

ce qu’elle fut  : un jeu d’écriture. En cas de conflit, la narration électorale, qui

conditionna le regard des représentants de l’État sur cette activité démocratique, fut

cantonnée par ces derniers dans le seul registre de la fièvre passagère. Conjugaison de

divers discours, elle pourrait devenir autre chose que ce pour quoi ils la tinrent – et

nous la tenons – le plus fréquemment  : une juxtaposition de pratiques scripturales

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spécifiquement électorales dont une analyse appropriée permettrait de cerner

davantage le feuilletage des strates d’identification de l’acte de vote par ceux qui s’en

firent ses auteurs.

NOTES

1. . Gilles Pécout, « La politisation des paysans au XIXe siècle. Réflexions sur l’histoire politique

des campagnes françaises », Histoire et Sociétés Rurales, n°  2, 1994, p. 106.

2. . Jean-Luc Mayaud, « Une histoire rurale éclatée (1945-1993) ? La France du XIX e siècle », in

Alain Faure, Alain Plessis et Jean-Claude Farcy [dir.], La terre et la cité. Mélanges offerts à Philippe

Vigier, Grâne, Créaphis, 1994, p. 21-31 ; Susan Carol Rogers, ‘Natural histories  : The Rise and Fall

of French Rural Studies’, French Historical Studies, XIX, 2 (1995), p. 383.

3. . Gilles Pécout, « La politisation des paysans… », loc. cit., p. 106.

4. . Raymond Huard, Histoire du suffrage universel (1848-1946), Paris, Aubier, 1991.

5. . Alain Garrigou, Le vote et la vertu. Comment les Français sont devenus électeurs, Paris, Presses de la

Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1992 ; réédition revue et augmentée  : Histoire sociale

du suffrage universel en France, 1848-2000, Paris, Le Seuil, 2002.

6. . Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard,

1992.

7. . Michel Offerlé, Un homme, une voix ? Histoire du suffrage universel, Paris, Gallimard, 1993.

8. . René Rémond, « L’apport des historiens aux études électorales », Vingtième Siècle. Revue

d’histoire, n°  8, 1985, p. 107-116 ; « Les élections », in René Rémond [dir.], Pour une histoire politique,

Paris, Le Seuil, 1988, p. 33-48. Pour une mise au point, on se référera à l’ouvrage de Pierre Favre,

Naissances de la science politique en France (1870-1914), Paris, Fayard, 1989, p. 235-306.

9. . Le vote fut aussi affaire de mobilisation des représentations et d’inculcation civique. Cf. les

pages que consacre Pierre Rosanvallon à la ferveur démopédique dans Le sacre du citoyen…, op. cit.,

p. 355-372.

10. . Maurice Agulhon, « 1848, le suffrage universel et la politisation des campagnes françaises »,

in Histoire vagabonde, tome 3  : La politique en France, d’hier à aujourd’hui , Paris, Gallimard, 1996,

p. 61-82.

11. . Jean-Pierre Jessenne, Les campagnes françaises entre mythe et histoire (XVIIIe-XXIe siècle), Paris,

Armand Colin, 2006, p. 89-99 et 190-194.

12. . Corinne Marache, Les métamorphoses du rural. L’exemple de la Double en Périgord (1830-1939),

Paris, Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2006, p. 403-406.

13. . Chloé Gaboriaux, La République en quête de citoyens. Les républicains français face au

bonapartisme rural (1848-1880), Paris, Presses de Sciences Po, 2010, ch. 4, en particulier p. 187-233.

14. . Cf. la mise au point de Michel Offerlé, « De l’histoire électorale à la socio-histoire des

électeurs », Romantisme, n°  135  : L’élection au XIXe siècle , 2007, p. 61-73. Du même auteur  :« Capacités politiques et politisations  : faire voter et voter, XIXe-XXe siècles (1) », Genèses, n°  67,

juin 2007, p. 131-149 ; « Capacités politiques et politisations  : faire voter et voter, XIXe-XXe siècles

(2) », Genèses, n°  68, septembre 2007, p. 145-160. On se reportera aussi aux pages que consacre

Yves Déloye à la civilisation électorale dans sa Sociologie historique du politique, Paris, La

Découverte, 2003 (1re édition 1997), p. 79-104.

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27

15. . Deux états des lieux d’une grande richesse  : Raymond Huard, « Le “suffrage universel” sous

la Seconde République. État des travaux, questions en attente », Revue d’Histoire du XIXe siècle ,

n°  14, 1997, p. 51-72 ; Pierre Lévêque, « Les campagnes françaises et la Deuxième République  :cinquante ans d’historiographie », Revue d’Histoire du XIXe siècle, n°  14, 1997, p. 73-87.

16. . Laurent Le Gall, L’électeur en campagnes dans le Finistère. Une Seconde République de Bas-Bretons,

Paris, La Boutique de l’Histoire/Les Indes savantes, 2009.

17. . Cf. François Ploux, « Production et recomposition des identités villageoises en France de la

monarchie de Juillet aux années 1930 », in Jean-Luc Mayaud et Lutz Raphael [dir.], Histoire de

l’Europe rurale contemporaine. Du village à l’État, Paris, Armand Colin, 2006, p. 39-56.

18. . Cf. l’article documenté de Jean-Louis Briquet et Frédéric Sawicki , « L’analyse localisée du

politique. Lieux de recherche ou recherche de lieux ? », Politix, n°  7, 1989, p. 6-16 ; Philippe

Secondy, La droite « extrême » dans l’Hérault (1890-1944). Sociologie historique d’une configuration

politique, Thèse de science politique sous la direction de Paul Alliès, Université de Montpellier 1,

2001, volume 1, f° 29-44.

19. . Maurice Agulhon, La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la Deuxième

République, Paris, Plon, 1970. Dans sa mise au point, « “La République au village”  : quoi de

neuf ? », Provence historique, tome 48, octobre-décembre 1998, p. 423-433, Maurice Agulhon

rappelait combien la fortune de l’expression « au village » permit d’accommoder des travaux

extrêmement différents pour devenir quasiment une catégorie en soi. Cf. « La politique au

village », titre d’une petite partie à l’intérieur de la contribution synthétique de Jean-Luc Pinol,

« L’héritage d’une tradition politique », in Yves Lequin [dir.] Histoire des Français, XIXe-XXe siècles,

tome 3  : Les citoyens et la démocratie, Paris, Armand Colin, 1984, p. 9-169, p. 82-84 ; Yves Déloye,

« L’élection au village. Le geste électoral à l’occasion des scrutins cantonaux et régionaux de

mars 1992 », Revue française de science politique, volume 43, n°  1, février 1993, p. 83-106 (repris

dans l’ouvrage d’Yves Déloye et Olivier Ihl, L’acte de vote, Paris, Presses de la Fondation Nationale

des Sciences Politiques, 2008) ; du même auteur, « Le cléricalisme au village », cinquième chapitre

inclus dans Les voix de Dieu. Pour une autre histoire du suffrage électoral  : le clergé catholique et le vote,

XIXe-XXe siècle, Paris, Fayard, 2006, p. 179-216 ; Fabien Conord, « La vie politique au village »,

quatrième chapitre de Rendez-vous manqués. La gauche non communiste et la modernisation des

campagnes françaises, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2010, p. 123-173.

20. . Bertrand Müller, Lucien Febvre, lecteur et critique, Paris, Albin Michel, 2003, p. 252-255 en

particulier.

21. . Jean-Luc Mayaud, « Pour une communalisation de l’histoire rurale », in La politisation des

campagnes au XIXe siècle. France, Italie, Espagne, Portugal. Actes du Colloque international organisé par

l’École française de Rome en collaboration avec l’École normale supérieure (Paris), l’Universitat de Girona et

l’Università degli studi della Tuscia-Viterbo, Rome, 20-22 février 1997, Rome, École française de Rome,

2000, p. 153-167.

22. . Cf. Loïc Blondiaux et Philippe Veitl, « La carrière symbolique d’un père fondateur. André

Siegfried et la science politique française après 1945 », Genèses, n°  37, décembre 1999, p. 4-26.

23. . Philippe Veitl, « Lectures du Tableau politique d’André Siegfried », Politix, n°  29, 1995,

p. 103-122, p. 116.

24. . Daniel Halévy, La fin des notables, tome 2  : La République des Ducs, Paris, Grasset, 1937, p. 369.

25. . Roger Thabault, Mon village  : ses hommes, ses routes, son école, 1848-1914, Paris, Presses de la

Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1982 (1re édition 1943).

26. . Henri Mendras nota  : « Nos villages, nous l’avons dit, se divisent presque toujours en deux

clans  : les rouges et les blancs, les républicains et les réactionnaires, les partisans de l’instituteur

et ceux du curé », Sociologie de la campagne française, Paris, Presses universitaires de France, « Que

sais-je ? », 1959, p. 113.

27. . Lucien Gachon, « L’arrondissement d’Ambert », in Jacques Fauvet et Henri Mendras [dir.], Les

paysans et la politique dans la France contemporaine, Paris, Armand Colin, 1958, p. 389-429, p. 411.

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28. . André Burguière, Bretons de Plozévet, Paris, Flammarion, 1977 (1re édition 1975). Pour une

lecture généalogique de l’intrusion puis de l’exhaussement du politique dans les ouvrages

d’Edgar Morin (Commune en France. La métamorphose de Plozévet, Paris, Fayard, 1967) et d’André

Burguière, nous nous permettons de renvoyer à notre contribution, « “Plozévet”  : le politique

comme “évidence” » ? », in Bernard Paillard, Jean-François Simon et Laurent Le Gall [dir.], En

France rurale. Les enquêtes interdisciplinaires depuis les années 1960, Rennes, Presses universitaires de

Rennes, 2010, p. 227-258.

29. . L’on soulignera que La République au village ne fit de l’élection au village ni un préalable ni un

attribut du système interprétatif que Maurice Agulhon proposa dans le cadre de la coulée

politisante ; l’on constatera, en revanche, que les études de cas – le village unanime de Baudinard

ou le village divisé de Cannet-du-Luc, par exemple – ne cessèrent d’utiliser le fait électoral

comme un indice (parmi d’autres) d’un processus de politisation qui procéda en particulier, dans

son Var, d’un patronage démocratique et d’une sociabilité par implication. Par ailleurs, on notera

qu’au même moment, celui qui avait « contraint » Maurice Agulhon à travailler sur la première

moitié du XIXe siècle fit abondamment usage des élections dans ce qu’elles devaient dire des

évolutions de l’opinion ; cf. Émilien Constant, Le département du Var sous le Second Empire et au

début de la IIIe République , Les Mées, Association 1851 pour la mémoire des Résistances

républicaines, 2009, volume 2.

30. . Cf. la thèse de Christian Estève (À l’ombre du pouvoir. Le Cantal du milieu du XIX e siècle à 1914,

Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2002) où l’on suit, cartes à l’appui,

l’évolution « politique » des communes depuis la couverture bonapartiste unanimiste du Second

Empire jusqu’à la division entre un Cantal républicain et un Cantal conservateur dans les années

1870-1880.

31. . La dynamique communautaire fut incontestablement la « star » du colloque de Rome dont

nous avons déjà signalé les actes ; cf., par exemple, la contribution de Jean-Pierre Jessenne,

« Synergie nationale et dynamique communautaire dans l’évolution politique rurale par-delà la

Révolution française (vers 1780-vers 1830) », in La politisation des campagnes au XIXe siècle. France,

Italie, Espagne, Portugal…, op. cit., p. 57-79.

32. . Cf. Jean-Pierre Jessenne, Pouvoir au village et révolution. Artois, 1760-1848, Lille, Presses

universitaires de Lille, 1987 ; Christian Thibon, Pays de Sault. Les Pyrénées audoises au XIXe siècle  : les

villages et l’État, Paris, Éditions du CNRS, 1988 ; Patrice Gueniffey, Le nombre et la raison. La

Révolution française et les élections, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales,

1993. L’on soulignera que l’imposante thèse de Georges Fournier (Démocratie et vie municipale en

Languedoc du milieu du XVIIIe au début du XIXe siècle, Toulouse, Association Les Amis des Archives de

la Haute-Garonne, 1994, 2 tomes), dont l’écho demeure hélas affaibli, s’intéressa de près aux

articulations entre démocratie électorale et dynamique communautaire.

33. . Daniel Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Le Seuil, 1978.

34. . Pour un résumé des débats qui s’appuie sur des travaux canoniques, on pourra se référer à

l’ouvrage de Christian Le Bart, L’individualisation, Paris, Presses de la Fondation Nationale des

Sciences Politiques, 2008, p. 113-116 et 133-136.

35. . Alain Garrigou, Histoire sociale…, op. cit., p. 68 et p. 78-81.

36. . Christine Guionnet, L’apprentissage de la politique moderne. Les élections municipales sous la

monarchie de Juillet, Paris, L’Harmattan, 1997 ; « Un vote résigné et sans signification politique ?

Comportements électoraux paysans dans la première moitié du XIXe siècle », Politix, n°  37, 1997,

p. 137-154.

37. . Christine Guionnet, « Élections et apprentissage de la politique. Les élections municipales

sous la monarchie de Juillet », Revue française de science politique, volume 46, n°  4, août 1996,

p. 555-579, p. 578.

38. . Cf. Patrick Champagne, « La fête au village », Actes de la recherche en sciences sociales, n°  17-18,

novembre 1977, p. 73-84, p. 73.

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39. . Cf. Daniel Cefaï, L’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003, p. 473-475.

40. . Marc Abélès, Jours tranquilles en 89. Ethnologie politique d’un département français, Paris, Odile

Jacob, 1989, p. 350. En se construisant comme une sphère spécifique dans la seconde moitié du

XIXe siècle, la sphère politique vit s’affermir le rôle de certains intermédiaires dont les fonctions

électorales requéraient de transcender les limites communales ; cf. François Miquet-Marty, « Les

agents électoraux. La naissance d’un rôle politique dans la deuxième moitié du XIXe siècle »,

Politix, n°  38, 1997, p. 47-62.

41. . Antoine Follain, Le village sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 2008, p. 245-279.

42. . Cf. la contribution de Jacques Revel, « Microstoria », in Christian Delacroix, François Dosse,

Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt [dir.], Historiographies. Concepts et débats, Gallimard, 2010,

tome I, p. 529-534.

43. . Appelé à prononcer la conclusion du colloque de Rome, Maurice Agulhon souligna  : « Études

fines qui relèvent de la monographie sociologique et des analyses de mentalités collectives, à

sources de base, à sources modestes. Plus proche cette fois de la microhistoire que de la “grande”.

Mais pourquoi pas ? Ce n’est pas l’étendue géographique du champ qui fait forcément le mérite

d’une œuvre, c’est l’intelligence qu’on lui applique », in La politisation des campagnes au XIXe siècle…,

op. cit., p. 354.

44. . Giovanni Levi, Le pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris,

Gallimard, 1989 (1re édition 1985). Dans son introduction intitulée « L’histoire au ras du sol »,

Jacques Revel souligna que « le caractère intensif de la démarche micro-analytique a pour

premier mérite de nous aider à mieux saisir l’enchevêtrement des logiques sociales, à mieux

résister aussi à la tentation d’une réification des actions et des relations ainsi que des catégories

qui nous permettent de les penser », p. I-XXXIII, p. XIII.

45. . Gérard Béaur, « Les catégories sociales à la campagne  : repenser un instrument d’analyse »,

Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 106, n°  1, 1999, p. 159-176, p. 172. Cf., aussi, le

chapitre intitulé « De l’échelle en histoire » dans l’ouvrage de Bernard Lepetit, Carnet de croquis.

Sur la connaissance historique, Paris, Albin Michel, 1999, p. 88-119, en particulier p. 100-101.

46. . Edoardo Grendi, « Micro-analisi e storia sociale », Quaderni storici, n°  35, 1977, p. 506-520,

p. 512 ; cf., à propos de l’utilisation de cet oxymoron, les remarques de Carlo Ginzburg, « Carlo

Ginzburg, “L’historien et l’avocat du diable”. Entretien avec Charles Illouz et Laurent Vidal »,

Genèses, n°  53, décembre 2003, p. 113-138, p. 122-123.

47. . Parenté méthodologique avec la démarche de Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La

démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Paris,

Gallimard, 2007. Voir aussi l’ouvrage de Céline Braconnier, Pour une autre sociologie du vote.

Appréhender les électeurs dans leurs contextes  : bilan et perspectives, Cergy-Pontoise, LEJEP, 2010.

48. . Notre étude s’est appuyée, en particulier, sur le dépouillement exhaustif des scrutins

généraux et départementaux des années 1848 et 1849 (43 cantons et 119 sections en

décembre 1848), des élections municipales dans les 282 communes du Finistère en 1848 et lors

des deux derniers renouvellements de la monarchie censitaire (1843 et 1846), et sur une

microsociologie des comportements électoraux de centaines de suffragants domiciliés dans cinq

communes. L’analyse des résultats des deux plébiscites de décembre 1851 et novembre 1852 et

des rendez-vous municipaux de septembre 1852 a permis de fermer la boucle électorale.

49. . D’où la volonté de faire feu de tout bois en croisant les sources et en accumulant les traces.

50. . Pierre Bourdieu, « Le mystère du ministère. Des volontés particulières à la “volonté

générale” », Actes de la recherche en sciences sociales, n°  140, décembre 2001, p. 7-11.

51. . Dans une littérature abondante, on mentionnera, en sus des références précédemment

citées, l’ouvrage d’Yves Déloye et Olivier Ihl, L’acte de vote…, op. cit., et deux articles d’Yves

Pourcher, « Passions d’urne. Réflexions sur l’histoire des formes, des pratiques et des rituels de

l’élection dans la France rurale », Politix, n°  15, 1991, p. 48-52 ; « Tournée électorale », L’Homme,

n°  119, juillet-décembre 1991, p. 61-79.

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52. . La centralité du suffrage dans l’organisation de l’ordre démocratique imposa toute une

gamme d’activités qui participèrent à sa pérennisation ; cf. Paula Cossart, Le meeting politique. De la

délibération à la manifestation (1868-1939), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, en

particulier p. 115-158.

53. . « Compter n’est pas comprendre »  : énoncée au tout début de l’introduction de la thèse de

science politique qu’a consacrée Nathalie Dompnier à la fraude électorale (La clef des urnes. La

construction socio-historique de la déviance électorale en France depuis 1848, sous la direction d’Olivier

Ihl, Institut d’études politiques de Grenoble, 2002, volume 1, f° 4), cette pétition de principe nous

paraît un peu abrupte. Sans être un thuriféraire du dénombrement, nous rappellerons que la

quantification des actes frauduleux par les diverses autorités en charge des consultations

participa aussi à la production d’une norme électorale en fonction de laquelle chaque mandant

était appelé à se positionner.

54. . Un état des lieux stimulant de ce que la politisation peut vouloir dire dans l’article de

Myriam Aït-Aoudia, Mounia Bennani-Chraïbi et Jean-Gabriel Contamin, « Contribution à une

histoire sociale de la conception lagroyenne de la politisation », Critique internationale, n°  48,

2010, p. 207-220.

55. . Roger Dupuy, La politique du peuple, XVIIIe-XXe siècle. Racines, permanences et ambiguïtés du

populisme, Paris, Albin Michel, 2002.

56. . Nous reprenons, ici, la formulation que nous avons donnée dans notre contribution, « Des

processus de politisation dans les campagnes françaises (1830-1914). Esquisse pour un état des

lieux », in Jean-Claude Caron et Frédéric Chauvaud [dir.], Les campagnes dans les sociétés

européennes. France, Allemagne, Espagne, Italie (1830-1930), Rennes, Presses universitaires de Rennes,

2005, p. 103-139, p. 107-108.

57. . Cf. Frederick George Bailey, Les règles du jeu politique. Étude anthropologique, Paris, Presses

universitaires de France, 1971 (1re édition 1969), p. 13-25.

58. . Une comparaison qui tend à prouver que notre hypothèse de départ est tout à fait

réfutable… Sylvain Milbach écrit  : « Il semble donc que l’élection en tant que telle, c’est-à-dire en

tant que pratique, n’est pas en Savoie au cœur du processus de politisation ou d’apprentissage de

la politique. », L’éveil politique de la Savoie. Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853), Rennes,

Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 97.

59. . L’Hôpital-Camfrout (579 habitants en 1846, 154 électeurs en 1848), Le Folgoët (905 habitants

en 1846, 212 électeurs en 1848), Le Ponthou (418 habitants en 1846, 97 électeurs en 1848),

Mahalon (1 381 habitants en 1846, 306 électeurs en 1848), Nizon (1 292 habitants en 1846, 305

électeurs en 1848).

60. . Pour une analyse très fine de l’existence du vote communautaire, on se référera à l’étude

d’Adeline Connan, Le vote « communautaire » et son dépérissement dans le Morbihan sous la Troisième

République. Étude de statistiques électorales dans l’arrondissement de Ploërmel (1876-1914), mémoire de

master 1 sous la direction de François Ploux, Université de Bretagne-Sud, 2008. À la suite d’une

analyse statistique approfondie, Adeline Connan souligne combien les résultats électoraux

unanimistes qui firent du Ploërmelais le bastion politique du duc de Rohan dépendirent de la

mobilisation continuelle des mandants entreprise par les autorités traditionnelles (et le clergé en

premier lieu).

61. . Pour un contrepoint contemporain, on se référera à l’article de Jean-Yves Nevers, « Entre

consensus et conflits. La configuration des compétitions aux élections municipales dans les

communes rurales », Revue française de sociologie, volume 33, n°  3, 1992, p. 391-416.

62. . Cf. Laurent Le Gall, « La politisation sans la “sociabilité” ? Une piste finistérienne (première

moitié du XIXe siècle) », in Annie Antoine et Julian Mischi [dir.], Sociabilité et politique en milieu

rural. Actes du colloque organisé à l’université Rennes 2 les 6,7 et 8 juin 2005, Rennes, Presses

universitaires de Rennes, 2008, p. 263-274.

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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63. . Pour comparaison, signalons deux études de cas  : Mélanie Atrux, « La politisation des

campagnes lyonnaises au XIXe siècle  : Collonges-au-Mont-d’Or (Rhône), 1830-1853 », Ruralia,

n°  12-13, 2003, p. 33-64 ; André Balent, La Cerdagne du XVIIe au XIXe siècle  : la famille Vigo. casa –

frontières – pouvoir, Canet, Trabucaire, 2003, p. 272-283.

64. . À la manière de ce qui se déroula dans les cités de la Grèce ancienne. Cf. Pierre Vidal-Naquet

et Pierre Lévêque, Clisthène l’Athénien, Paris, Les Belles Lettres, 1964 ; Christian Meier, La naissance

du politique, Paris, Gallimard, 1995, p. 71-106 ; Françoise Ruzé, Délibération et pouvoir dans la cité

grecque de Nestor à Socrate, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, p. 369-373 ; Violaine Sebillotte

Cuchet, Libérez la patrie ! Patriotisme et politique en Grèce ancienne, Paris, Belin, 2006, p. 191-194.

65. . Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable…, op. cit., p. 39 et p. 53-55.

66. . Cf., sur ce point, les préalables épistémologiques avancés par Laurent Quéro et Christophe

Voilliot, « Du suffrage censitaire au suffrage universel. Évolution ou révolution des pratiques

électorales ? », Actes de la recherche en sciences sociales, n°  140, décembre 2001, p. 34.

67. . François Ploux, Guerres paysannes en Quercy. Violences, conciliations et répression pénale dans les

campagnes du Lot (1810-1860), Paris, La Boutique de l’Histoire, 2002, p. 111-115.

68. . La Bretagne n’était pas la Corse ou le Midi… Cf. Jean-Louis Briquet, « Les “primitifs” de la

politique. La perception par les élites du vote en Corse sous la IIIe République », Politix, n°  15,

1991, p. 32-47 ; Frédéric Monier, La politique des plaintes. Clientélisme et demandes sociales dans le

Vaucluse d’Édouard Daladier (1890-1940), Paris, La Boutique de l’Histoire, 2007, en particulier

p. 49-55.

69. . Philippe Aldrin, « S’accommoder du politique. Économie et pratiques de l’information

politique », Politix, n°  64, 2003, en particulier p. 187-191. Cf. aussi Michel Offerlé, François Ploux

et Laurent Le Gall [dir.], La politique informelle (XIXe-XXIe siècle), Rennes, Presses universitaires de

Rennes, à paraître en 2012.

70. . Cf. l’excellente analyse de Claude Karnoouh, « La démocratie impossible. Parenté et politique

dans un village lorrain », Études rurales, n°  52, octobre-décembre 1973, p. 24-56 (texte paru sous

une forme remaniée dans l’ouvrage d’Hugues Lamarche, Susan Carol Rogers et Claude Karnoouh,

Paysans, femmes et citoyens. Luttes pour le pouvoir dans un village lorrain, Le Paradou, Actes Sud, 1980,

p. 180-210).

71. . Cf. les analyses de Laird Boswell qui remettent en question la notion de tradition politique

par transferts successifs de voix  : Le communisme rural en France. Le Limousin et la Dordogne de 1920 à

1939, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2006 (1re édition 1998) ; et, en contrepoint, les

analyses de Dominique Danthieux qui écrit à propos des ruraux de la Haute-Vienne  : « En outre,

l’égalitarisme communiste satisfait à la vieille aspiration à la République des paysans qui

s’exprimait déjà sous la Seconde République. Enfin, la conversion au communisme consacre

l’aboutissement d’un processus de politisation marqué par la progressive radicalisation d’une

partie de la paysannerie limousine », Le département rouge. La formation d’une identité politique dans

le département de la Haute-Vienne de la fin du XIXe siècle aux années 1930, Thèse d’histoire sous la

direction de Jean-Paul Brunet, Université Paris 4, 2002, volume 1,f° 441 (parution sous le titre  : Le

département rouge. République, socialisme et communisme en Haute-Vienne, 1895-1940, Limoges, Presses

universitaires de Limoges, 2005).

72. . Robert O. Paxton, Le temps des chemises vertes. Révoltes paysannes et fascisme rural, 1929-1939,

Paris, Le Seuil, 1996, p. 262-266.

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32

RÉSUMÉS

Qu’elle serve de déclinaison à ce que des décennies d’accumulation scientifique des matériaux

ont produit ou de confirmation à quelques grands modèles d’interprétation du vote dont la socio-

histoire a renouvelé les approches depuis deux décennies, l’élection au village s’écrit toujours,

bon gré mal gré, au risque de la répétition. L’on ne se proposera pas ici de compiler une

bibliographie pléthorique pour esquisser une synthèse sur ce que voter au village put vouloir

dire. L’on se bornera plus modestement, à partir d’une étude des électeurs du Finistère sous la

monarchie de Juillet et de la Seconde République – et de leurs pratiques –, à esquisser quelques

pistes de réflexion dans le sillage de certaines analyses qui font de l’élection avant toute chose un

espace de relations sociales.

That it is of use as declension to what decades of scientific accumulation of materials produced or

of conformation in some big models of interpretation of the vote the socio-history of which

renewed the approaches for two decades, the election in the village always spells, willy-nilly, at

the risk of the repetition. We shall not here suggest compiling a plethoric bibliography to sketch

a synthesis on what to vote in the village was able to mean. We shall more modestly restrict, from

a study of the voters of Finistère under the Monarchy of July and the Second Republic – and of

their practices –, to sketch some tracks of reflection in the trail of certain analyses which make

some election before anything else a space of social relationships.

Untersuchungen von Wahlen im Dorf laufen wohl oder übel immer Gefahr, sich zu wiederholen,

und zwar unabhängig davon, ob sie jahrzehntelang wissenschaftlich angehäufte Materialien

variierend analysieren oder der Bestätigung einer der großen Interpretationsmodelle von

Wahlen dienen, deren Ansätze die Sozialgeschichte seit zwei Jahrzehnten erneuert hat. Der

Artikel möchte keine überlange Bibliographie zusammenstellen, um daraus skizzenhaft zu

synthetisieren, was Wählen im Dorf bedeuten könnte. Stattdessen sollen ausgehend von einer

Fallstudie über Wähler und ihre Praktiken im Finistère während der Julimonarchie und der

Zweiten Republik einige Gedankenstränge skizziert werden, die Analysen folgen, die Wahlen vor

allem als Raum der sozialen Beziehungen sehen.

AUTEUR

LAURENT LE GALL

Université de Bretagne Occidentale (CRBC EA 4451)

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

33

L’isoloir universel ? La globalisationdu scrutin secret au XIXe siècleL’isoloir universel ? The globalization of the secret ballot in the 19th century

Die allgemeine Wahlkabine  ? Die Globalisierung der geheimen Wahl im 19.

Jahrhundert

Malcolm Crook et Tom Crook

1 Nul besoin de rappeler que le scrutin secret est aujourd’hui appréhendé comme la seule

méthode compatible avec la liberté et la transparence des élections politiques1. Bien

qu’elle ne soit pas forcément pratiquée partout dans le monde, cette manière de voter

est aujourd’hui considérée comme universelle ; elle est la seule approuvée par des

institutions internationales comme l’Union européenne, l’Organisation des Nations

unies ou le Fonds monétaire international2. Cette caractéristique de la démocratie

électorale apparaît à bien des égards fondamentale, et pourtant, à la différence de

l’extension du suffrage ou de la configuration des systèmes électoraux, elle a rarement

été étudiée. Récemment, des historiens et des politistes ont enfin commencé à remettre

en cause le caractère « naturel » du lien entre scrutin secret et liberté politique, et à

mettre au jour les débats et les formes de contestation qui l’entourent. On peut évoquer

ici, entre autres, les travaux d’Alain Garrigou ou les essais publiés sous le titre Cultures

of Voting. The Hidden History of The Secret Ballot, ainsi que nos propres recherches

comparatives sur l’Angleterre et la France3. Aussi est-il devenu possible d’esquisser une

généalogie critique du scrutin secret.

2 Cette approche renouvelée soulève plusieurs questions. D’abord celle des controverses

liées aux promoteurs du scrutin secret  : le vote public n’a pas été soutenu seulement

par des conservateurs, mais aussi par des radicaux – notamment John Stuart Mill. Il

faut également considérer l’avènement du scrutin secret, non comme le résultat

inexorable d’un idéal démocratique, mais plutôt comme l’interaction d’idéaux, de

visées politiques, d’intérêts, et d’innovations techniques. Enfin, on s’interrogera sur les

singularités nationales qui caractérisent partout l’introduction du scrutin secret. Il n’y

a eu dans ce domaine ni progression linéaire ni simple diffusion d’un modèle unique.

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

34

3 Dans cette contribution à la socio-histoire du vote4, nous nous proposons d’ajouter une

perspective critique. Avant tout, nous souhaiterions éclairer la genèse globale du

scrutin secret et les différents aspects de sa construction et reconstruction au cours du

XIXe siècle, principalement en Angleterre, en France et aux États-Unis. Jusqu’à présent,

l’adoption du scrutin secret a été étudiée de manière cloisonnée, en fonction des

contextes nationaux spécifiques. En revanche, les relations qui ont favorisé cette

adoption, voire la dissémination globale de cette méthode, ont été négligées. Il est vrai

que « le paradoxe des histoires nationales, qui prolifèrent à l’époque où les relations

internationales de toutes sortes sont en pleine expansion, n’a jamais été entièrement

résolu »5.

4 Le scrutin secret n’a pas d’origine unique. Bien au contraire, les sources de ses

transformations sont disséminées à travers l’Europe, l’Amérique et l’Australie. Nous

nous proposons donc d’établir une carte de grande envergure de la genèse de cette

technologie de vote, devenue aujourd’hui transnationale, tout en soulignant le

caractère inattendu de cette globalisation6. La combinaison de trois éléments est

nécessaire à la technologie du scrutin secret « moderne »  : l’utilisation de bulletins

uniformes, imprimés par une administration publique ; la mise à disposition de ces

bulletins dans les bureaux de vote ; la mise en place d’un compartiment, ou isoloir, où

l’électeur peut choisir son bulletin et, dans certains cas, l’insérer dans une enveloppe.

Or, en France, si l’expression de « vote secret » émerge dès 1795 dans la constitution de

l’an III, il faudra attendre plus de cent ans l’arrivée de l’isoloir et du bulletin officiel7.

Les premiers États qui, en 1856, introduisent l’ensemble de ces trois éléments se situent

en Australie – celui de Victoria, vite suivi de la Tasmanie et de l’Australie méridionale –,

d’où l’expression, très répandue au moins dans le monde anglo-saxon, d’australian

ballot8. On peut ainsi constater que le scrutin secret « moderne » plonge ses racines

dans une innovation coloniale, instaurée aux confins de l’Empire britannique avant

même d’avoir été introduite dans les métropoles d’Europe et d’Amérique du Nord. Mais

une telle conclusion ignore la circulation globale des idées et des pratiques qui existait

depuis plusieurs siècles, et sans laquelle l’invention du scrutin australien n’aurait pas

été possible. Il est donc nécessaire de privilégier une approche de moyenne durée dans

cette étude de la genèse du scrutin secret, en privilégiant l’Angleterre, ses colonies et la

France, sans nous interdire des références à d’autres espaces.

5 Avant l’avènement du scrutin secret moderne, en Angleterre, en France et dans les

colonies américaines, on utilisait toute une gamme de pratiques de vote, héritées du

monde antique, de l’Église et des cités de l’Europe moderne  : entre autres, le tirage au

sort, le vote à mains levées, au moyen de fèves, de boules ou de bulletins9. La tradition

du vote public trouve son expression la plus célèbre en Angleterre où, au lendemain de

la Révolution de 1688, les élections législatives du XVIIIe siècle se transformèrent en

cérémonies10. Dans une atmosphère de fête, de consommation d’alcool et de violence,

les votants enregistraient publiquement leur choix dans un poll book en même temps

que leur nom, adresse et profession. Ces livres de vote étaient ensuite consultables et

pouvaient devenir une source de contestation, mais le vote lui-même prenait place

dans un théâtre électoral où les votants, dotés d’une certaine indépendance,

attribuaient leurs voix face à des non-votants, appelés à participer indirectement à ce

rituel qui durait quelques jours. « Il est nécessaire que le vote soit aussi public que

possible », affirmait en 1826 le président du bureau d’élections de Maldon (dans le

Surrey) devant une commission d’enquête du Parlement11.

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

35

6 Système identique au Danemark où, à défaut d’acclamation unanime, on procédait à

l’inscription des votes dans un registre électoral similaire12. De l’autre côté de

l’Atlantique, on retrouve la même tradition du vote public, surtout dans les colonies

dites « royales », c’est-à-dire soumises au contrôle direct de la Couronne anglaise, à

New York ou en Virginie, par exemple13. En France, par contre, où il n’y eut que des

élections d’échelle locale entre 1614 et 1789, les scrutins avaient lieu dans des

assemblées plus ou moins grandes, généralement restreintes aux membres des corps ou

communautés concernés. Le vote ne se faisait pas devant un large public, mais il était

souvent ouvert aux regards des autres participants, ou prononcé à haute voix. À

Nantes, au moyen de « la pique », les votants étaient appelés à indiquer sur une liste les

noms de leur choix, tandis qu’à Arras ils étaient invités à se mettre sur « un tapis » pour

exprimer leur opinion14. Cependant, le caractère festif n’est pas tout à fait absent de la

tradition électorale française. En effet, sous la Révolution, surtout au début de la

Première République, la présence de non-votants est souvent attestée, de même que

des célébrations populaires, notamment en 179315.

7 La grande innovation de la Révolution française a été l’imposition universelle d’un

bulletin écrit, que les électeurs devaient rédiger au sein d’une assemblée16. Déjà présent

sous l’Ancien régime, surtout vers sa fin – il était prescrit pour les assemblées

provinciales ou municipales des années 1780, ou pour les assemblées de bailliage en

1789, lors des élections aux États-généraux – ce vote n’était « secret » que dans une

certaine mesure17. En tout état de cause, ce n’était pas le cas pour les analphabètes, qui

devaient demander à quelqu’un d’inscrire leur choix sur un carré de papier. Chaque

votant était obligé d’écrire les noms qu’il avait choisis « en public », c’est-à-dire au sein

de l’assemblée, et non en dehors, avant de déposer ce bulletin plié dans une urne.

Malgré la liberté d’inscrire n’importe quel nom sur ce bulletin, et en l’absence formelle

de candidats déclarés, les votants étaient susceptibles de subir la pression des autres

participants et, par conséquent, certains préféraient voter « à bulletin ouvert ».

8 La France a donc été le premier pays à insister sur la pratique du bulletin écrit dans

toutes les élections, locales comme nationales. Néanmoins cette méthode a été utilisée

dans au moins une commune en Angleterre dès le XVIIe siècle, comme parfois en France

à la même époque. À Tours, au XVIIe siècle, par exemple, on élisait le maire à l’aide de

bulletins, tandis que dans les élections aux États-généraux de 1614, les nobles

auvergnats signaient les bulletins dont ils se servaient18. Plus important encore, cette

façon de voter était commune outre-Atlantique, dans les États de la Nouvelle-

Angleterre, où toutes les colonies l’utilisaient pour le choix des députés aux assemblées

coloniales. Au cours du XVIIIe siècle, on y votait en assemblée à bulletins écrits,

bulletins qui étaient mis dans un vase et ensuite dépouillés19. Avec l’indépendance des

colonies cette méthode s’est généralisée. Cependant, parce que la législation sur l’acte

de vote restait (et restera toujours) à la discrétion de chaque État, les dates d’adoption

demeurèrent variables et réversibles  : le Kentucky utilisa le bulletin en 1792, puis

l’abandonna sept ans plus tard20.

9 Avant le XIXe siècle, on retrouve donc une grande diversité de pratiques de vote,

diversité héritée du monde antique, et nuancée par les phénomènes de migration et

d’innovation. Les pratiques anglaises furent ainsi transmises aux colonies nord-

américaines (et plus tard en Australie), mais à la différence des métropoles, ces colonies

ont mis en œuvre le bulletin écrit et aussi le vote par correspondance, justifié là-bas par

les distances de déplacement, mais toujours prohibé en Angleterre et en France où

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

36

l’électeur devait se présenter en personne. Il convient toutefois de souligner un

élément commun à tous les espaces dont il est question  : la pratique du vote en

assemblée, plus ou moins publique selon le lieu, ouverte aux non-votants en Angleterre

et dans les colonies américaines, plus restreinte dans le cas de la France, où ces

réunions étaient néanmoins animées et parfois violentes, principalement lorsque l’on

en venait aux débats ou à la rédaction des adresses21.

10 La première moitié du XIXe siècle connut d’importantes évolutions dans la construction

du scrutin secret « moderne ». Le bulletin écrit fut conservé en France durant le

Consulat et l’Empire – malgré l’introduction des registres publics pour les

« plébiscites », où le votant indiquait son opinion pour ou contre les propositions qui

lui étaient présentées – ainsi que sous la Restauration22. À la même époque, il fut adopté

dans la plupart des nouveaux États américains, et ce pour toutes les élections, malgré la

persistance du vote oral dans certains d’entre eux. Toutefois, dans ces deux pays, la

garantie du secret du vote se trouvait toujours menacée à cause de la manipulation des

bulletins par des groupes de pression politiques, surtout à la suite de l’élargissement du

suffrage qui caractérisa cette période. En France, le décret du 5 mars 1848 créa un corps

électoral composé de tous les hommes adultes, qui n’avait plus grand-chose à voir avec

les assemblées des années précédentes. Les électeurs furent contraints de préparer

leurs propres bulletins en dehors des bureaux de vote, ou de s’en procurer un des mains

d’un distributeur. Le secret était ainsi menacé, car il était assez facile de reconnaître la

provenance du billet tendu au président du bureau ou à son assesseur avant son

insertion dans l’urne23. Une même culture du vote apparut simultanément aux États-

Unis, où les party tickets imprimés par les soins des partis politiques étaient distribués,

voire même vendus, par des agents électoraux qui veillaient à ce que les électeurs en

fassent bon usage dans les urnes24.

11 En Angleterre, où le vote public, et avec lui la corruption, persistaient toujours à cette

époque, malgré des critiques grandissantes, on commença néanmoins à expérimenter

d’autres modalités de vote au niveau local. En 1831, les responsables paroissiaux furent

élus à Londres en utilisant un bulletin écrit au sein de l’assemblée paroissiale25. Puis, en

1834, il devint possible d’élire les superviseurs (overseers) régissant l’aide aux pauvres

au moyen de bulletins remplis à la maison. Ce type de bulletin fut aussi adopté pour la

réforme des municipalités en 183526. Il faut ajouter que ces innovations étaient

soutenues par des réformateurs utilitaristes (notamment Edwin Chadwick), qui avaient

tous une connaissance des pratiques étrangères. Leur savoir-faire s’inspirait surtout

des États-Unis (vote écrit et par correspondance). De plus, au cours des années 1830, on

avait appelé devant une commission d’enquête (select committee) des témoins

internationaux afin de s’informer des pratiques en vigueur aussi bien en France qu’aux

États-Unis. Parmi ces témoins, on retrouve Alexis de Tocqueville, qui venait de publier

le premier volume de La Démocratie en Amérique27. Le recours à une expertise extérieure

n’était pas tout à fait une nouveauté. Cet esprit cosmopolite et une approche

comparatiste du vote étaient déjà présents au cours du siècle des Lumières, chez

Montesquieu et Rousseau par exemple. Mais, comme le montre l’organisation de

congrès internationaux sur les maladies contagieuses ou l’utilisation des statistiques au

XIXe siècle28, la « globalisation » était alors à l’œuvre au niveau gouvernemental.

12 Le scrutin secret pour les élections législatives devint un enjeu politique en Angleterre

lors du débat au Parlement en 1830. On demanda sans succès son introduction dans la

réforme du suffrage de 1832, mais l’élan s’amplifia avec le mouvement chartiste (il

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constitue l’un des six points de la fameuse People’s Charter) et se prolongea avec la

fondation d’une Association pour l’introduction du scrutin secret29. Aux États-Unis et

en France, au même moment, on s’efforça d’améliorer la pratique du bulletin écrit.

Outre-Atlantique, notamment dans le Massachusetts au cours des années 1850, les

responsables expérimentèrent une enveloppe (dénoncée comme un « sac cacheté » et

bientôt abandonnée), tandis qu’ailleurs on prescrivait l’uniformité de la taille, de la

texture et de la couleur des bulletins afin de les rendre moins identifiables30. De même,

en France, on empêcha l’utilisation des bulletins de couleur lors des élections et la

première proposition de loi sur l’utilisation de l’enveloppe fut déposée au Corps

législatif en 186531.

13 La diffusion du scrutin secret « moderne » dans presque tous les pays occidentaux

s’accéléra dans la deuxième moitié du XIXe siècle, jusqu’au début de la Grande Guerre.

La pratique du vote continua de s’étendre en Europe et en Amérique latine comme en

Amérique du nord, mais avec de multiples variations selon les pays et le type d’élection

(sauf en France où l’uniformité régnait). Dès la création de l’Empire allemand, par

exemple, Bismarck instaura le vote par bulletin, tandis que la Prusse, pour ses propres

élections au Landtag, conserva le vote public32. L’enveloppe et l’isoloir furent adoptés

ultérieurement pour les élections impériales, réforme longtemps demandée par les

démocrates et socialistes des autres États allemands, où le scrutin secret était devenu la

règle depuis les révolutions de 1848. La situation est analogue en Suisse, où les cantons

ont toujours conservé une grande liberté dans la définition de leurs règles électorales33.

14 Cependant, une conscience croissante des pratiques expérimentées à l’étranger

émergea à cette époque et provoqua un transfert des techniques électorales, surtout,

mais pas exclusivement, dans le monde anglo-saxon. C’est dans ce contexte qu’il faut

comprendre l’introduction du scrutin secret en Australie en 1856. Tous les États de la

colonie obtinrent le droit d’élire leurs propres assemblées et, à partir de 1851, une

campagne visa à imposer la pratique du vote public, empruntée à l’Angleterre. C’est au

cours de ce débat sur les moyens d’instaurer la sincérité du vote que les

caractéristiques du scrutin secret moderne furent élaborées. Le contexte colonial

favorisait les innovations électorales de toutes sortes, car l’Australie constituait en

quelque sorte une table rase, où les résistances à la réforme étaient moins fortes.

D’importantes innovations, telles que la rémunération des députés, l’établissement

d’un suffrage réellement universel (c’est-à-dire féminin et masculin) y furent ainsi

introduites au tournant du XXe siècle, de même bien sûr que le fameux australian

ballot34.

15 Un homme joua un rôle-clé dans ce débat et dans la rédaction des lois de l’État de

Victoria  : Hugh Chapman35. Chapman, né en Angleterre, s’était associé dans les années

1830 au cercle des philosophical radicals, qui regroupait les deux Mills, père et fils – John

et John-Stuart –, et un certain George Grote, qui eut un rôle décisif dans la campagne

pour l’adoption du scrutin secret en Angleterre, et qui publia en 1835 un article faisant

l’éloge de la pratique du bulletin écrit aux États-Unis36. Chapman lui-même voyagea

beaucoup au cours des années suivantes et occupa des positions administratives dans la

sphère coloniale anglaise, en Amérique du Nord et aux Antipodes. C’est lui qui imposa,

au début des années 1850, les trois éléments qui caractérisent le scrutin secret

moderne  : des bulletins imprimés par les autorités ; la réglementation de la

distribution et de l’utilisation des bulletins et, finalement, un isoloir dans lequel se

trouvaient une table, une plume et de l’encre.

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

38

16 Au cours du demi-siècle suivant, cette combinaison de mesures, baptisée australian

ballot, fut adoptée d’abord dans tous les États d’Australie puis, au cours des années 1870

et 1880, dans d’autres territoires de l’Empire britannique  : l’Angleterre (1872), le

Canada (1874) et la Nouvelle-Zélande. Aux États-Unis, l’influence du laboratoire

australien, souvent par l’intermédiaire du Canada voisin, fut également perceptible. En

1889, un jeune avocat de Boston, John Henry Wigmore, publia un livre au titre

significatif de The Australian Ballot System as Embodied in the Legislation of Various

Countries37. L’inventaire des pays pratiquant le vote secret qu’il y dressait comprenait

les États-Unis, l’Angleterre et plusieurs autres pays européens, au premier chef la

Belgique (dans le cas de l’Italie, de la Norvège ou de l’Autriche, malgré l’influence

extérieure, il ne s’agissait pas d’un isoloir, mais tout simplement d’un endroit éloigné

du bureau électoral où l’électeur se retirait pour remplir son bulletin)38. En ce qui

concerne l’isoloir proprement dit, le Danemark, l’Allemagne impériale et la Finlande

suivirent le même chemin au début du XXe siècle. La France, quant à elle, ferma la

marche, juste avant la Grande Guerre39. Dans ce dernier pays, à cause des inconvénients

et des abus que l’on associait au passage obligatoire par l’isoloir, on s’opposa longtemps

à son adoption. Les mêmes objections se retrouvaient dans les pays voisins. En

Belgique, il fallut attendre 1877 pour que l’isoloir entrât en vigueur, car la première

proposition de loi, rédigée au milieu des années 1860, n’avait pas résisté aux sarcasmes

dirigés contre l’utilisation éventuelle d’une « cloison mobile »40.

17 En ce qui concerne le scrutin secret moderne, la France, comme la plupart des États

américains, était certes en retard par rapport à l’Angleterre, mais surtout par rapport à

l’Australie. Or, la première proposition de loi tentant de promouvoir le bulletin écrit et

l’isoloir datait de la Révolution française. En 1794, au lendemain de la Terreur, l’avocat

et professeur de droit Jacques-Vincent Delacroix suggéra en effet un nouveau moyen de

voter lors de la prochaine consultation sur le projet de Constitution. Afin d’éviter les

pratiques d’intimidation qu’il avait observées dans les votes effectués à haute voix en

1793 (lorsque les participants avaient le choix dans le moyen de voter), pratique alors

très répandue, il proposa la solution suivante  : « Chaque citoyen […] passera dans une

chambre particulière divisée en plusieurs cases, où il écrira sans être vu son vœu [puis]

il pliera le papier, y imprimera le cachet national, et ira déposer son papier dans une

boîte fermée41. » Chapman eut-il connaissance de cette proposition inédite ou même de

la réclamation de la petite ville de Maryport, située dans l’extrême nord-ouest de

l’Angleterre (lors du débat sur l’adoption du bulletin secret au sein du Parlement

britannique)42 ? Il n’est pas possible, en l’état actuel de nos connaissances, de répondre

à ces questions.

18 Il est certain, en revanche, que l’adoption relativement tardive de l’isoloir en France,

ainsi que dans plusieurs des États américains – qui l’adoptèrent tous, sauf la Caroline du

Sud, à partir de 1888 (le Massachusetts en tête) –, s’explique en grande partie par

l’existence dans ces deux pays d’un bulletin écrit qui se voulait « secret », malgré des

conditions qui rendaient incertaine la sincérité du vote43. En effet, il était alors possible

de distinguer le choix du bulletin, délivré au votant par un distributeur, à partir de sa

teinte ou de son épaisseur. De plus, le président de bureau pouvait manipuler le bulletin

avant de l’introduire dans l’urne. Néanmoins, l’usage d’un bulletin écrit ou imprimé

permettait à ceux qui s’opposaient à l’usage de l’enveloppe ou de l’isoloir de dénoncer

ces innovations comme des complications inutiles, qui n’auraient eu d’autre résultat

que de décourager beaucoup de citoyens de voter44. Inscrits dans une proposition de loi

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

39

en France pour la première fois en 1880, l’enveloppe et l’isoloir n’y furent introduits

que plus d’un quart de siècle plus tard. Quant aux bulletins imprimés par les autorités,

ils ne remplacèrent en France ceux fabriqués par les partis ou les votants eux-mêmes

que dans les années 1920, malgré plusieurs propositions de loi en en ce sens déposées à

la fin du XIXe siècle45.

19 Le principe même du scrutin secret n’a jamais cessé de faire l’objet de contestations.

Comme on vient de le voir dans le cas français, cette réforme a pris du temps à cause

des résistances, mais aussi des réticences de la part de ceux qui la soutenaient.

L’opposition venait naturellement des personnes qui craignaient que leur mainmise sur

les votants fût diminuée, mais elle était aussi le fait de ceux qui considéraient que le

vote secret s’opposait à la transparence, voire à la liberté. En France, sous la

Révolution, époque de l’introduction du bulletin obligatoire, Jean-Baptiste Louvet

affirmait que la seule méthode « digne d’un vrai républicain » était le vote à haute voix

devant ses concitoyens, et il ajoutait  : « Je m’appelle un tel et je nomme un tel »46.

Même argument en Angleterre au XIXe siècle, où la théorie de Burke – le vote

représente une obligation vis-à-vis de la société plutôt qu’un droit individuel – fut

fréquemment évoquée. Sa formulation la plus significative se retrouve chez J.-S. Mill,

qui changea d’ailleurs d’avis à ce sujet. En 1861, dans ses Considerations on Representative

Government, il critiqua l’esprit du vote secret, parce que « ce suffrage est donné au

votant pour son utilisation et son avantage particuliers, pas comme un fidéicommis

exercé pour le grand public… »47. Dans leur Charte de 1848, les Chartistes anglais

abandonnèrent cette revendication d’un vote secret, tandis que les sociaux-démocrates

prussiens ont longtemps été hésitants à propos du bulletin secret, car, selon eux, il

séparait les ouvriers de leurs camarades en même temps qu’il les protégeait du regard

du maître48. Pour le romancier anglais Trollope, en voyage aux Antipodes dans les

années 1870, la tranquillité régnant pendant l’opération électorale était synonyme

d’indifférence  : « La bagarre vaut mieux que l’apathie », suggérait-il un brin

provocateur49…

20 La réforme des procédures électorales n’a pas provoqué le même degré de coopération

internationale que la normalisation des poids et mesures ou celle des fuseaux-horaires.

Il s’agit pourtant d’un processus comparable, où la recherche de solutions pratiques

passe par un travail d’enquête sur les pratiques et les procédures en vigueur dans

d’autres pays. La législation anglaise prit naturellement le scrutin australien comme

modèle, mais la commission d’enquête constituée en 1869, qui rédigea le Secret Ballot Act

de 1872, convoqua aussi des témoins venant de Grèce (où les électeurs se servaient

toujours de boules pour voter), d’Italie et de France50. La réforme des procédures

électorales donna lieu, un peu partout, à un mélange et à un bricolage où l’emportèrent

des perspectives internationales. Au cours de ce travail de comparaison, nous avons en

effet exhumé, en France comme en Angleterre, des formes d’analyse contemporaines de

l’émergence des pratiques électorales, que l’on doit considérer comme importantes en

elles-mêmes. Il est impossible sans cela de comprendre la simultanéité et la similarité

de la réforme électorale à un niveau global.

21 L’avènement de telles comparaisons internationales coïncida avec l’évolution des

études d’histoire à l’Université et aussi avec l’émergence des sciences politiques. Aux

États-Unis, apparurent au cours des années 1880 et 1890 des revues comme The

American Historical Review ou Political Science Quarterly qui, toutes les deux, publièrent

des articles consacrés à l’histoire du vote. En France, la Société de Législation Comparée

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

40

édita un Annuaire de Législation Étrangère à partir de 1872, et son premier volume

comprenait une traduction du Ballot Act anglais. Des universitaires français se

préoccupèrent des questions électorales au niveau international  : en 1874, Joseph

Charbonnier publia une Organisation électorale et représentative de tous les pays civilisés.

Selon l’auteur, « le droit public des nations étrangères » offrait une « source féconde

d’enseignements », au moment même où l’Assemblée nationale discutait de la réforme

électorale51. Son champ d’études était large et comprenait l’Amérique et les îles

Sandwich (Hawaï) aussi bien que l’Europe. Au tournant du XXe siècle, Edmond Villey,

professeur de droit constitutionnel comparé à l’Université de Caen, observait, dans une

Législation électorale comparée des principaux pays de l’Europe  : « On a senti partout la

nécessité d’assurer de plus en plus le secret du vote… Notre [législation] laisse

beaucoup à désirer à cet égard »52. Même chose en Allemagne où Georg Meyer, juriste à

Heidelburg, acheva en 1901 une enquête sur vingt‑et‑un États allemands et dix-huit

pays européens, point de repère essentiel dans la réforme du scrutin pour les élections

au Reichstag qui intervint deux ans plus tard53. Le point culminant de ces activités

érudites fut la parution en 1918 de How the World Votes  : The Story of Democratic

Development in Elections, une histoire globale de la pratique électorale en deux volumes

et presque un millier de pages, rédigée par deux historiens enseignant à l’université de

Yale, Charles Seymour et Donald Paige Frary54.

22 Le cas de la Commission du suffrage universel établie en France en 1898 permet de

mesurer le poids de ces exemples étrangers. Un des correspondants de cette

commission, à l’époque où elle commença à collecter des renseignements sur la

pratique du vote à l’étranger, était le docteur Richard Siegfried, expert es-élections qui

résidait à Königsberg. Il envoya toute une série de textes de lois sur le scrutin pour

accompagner sa Table synoptique des systèmes électoraux de tous les pays civilisés55. En 1901,

le rapporteur de la commission, qui adopta rapidement l’enveloppe et l’isoloir comme

solution, soulignait le retard français par rapport aux autres pays, et pas seulement en

comparaison avec les pays scandinaves ou anglophones, car le Chili était également en

avance à ses yeux  : « La France est le seul pays qui ne fait rien pour sauvegarder le

secret du vote »56. Membre de l’Institut, Antonin Lefèvre-Pontalis, approuvant ce

constat, proposa d’emprunter des techniques étrangères, surtout celle de « la cabine de

vote »  : « Il importe de connaître les lois électorales des autres pays, et de savoir

comment elles sont mises en pratique, afin de les comparer à la nôtre et d’y chercher

toutes les améliorations »57. En France, c’est le « scrutin belge » qui était le plus souvent

évoqué à titre d’exemple, surtout de la part de députés comme Jules Guesde et Paul

Defontaine, qui représentaient des départements du nord-est. Le principal avocat de

l’isoloir, Charles Benoist, se rendit exprès en Belgique pour observer les élections

législatives de 1906. Ses impressions furent immédiatement favorables  : « L’expérience

belge est décisive. Reprenons-la à notre compte ; nous avons tout à y gagner »58.

23 Comme leurs confrères britanniques qui caractérisaient le scrutin secret comme « un-

English », les parlementaires français qui s’opposèrent à la réforme du scrutin firent

également référence au tempérament national. Bien que favorable à l’utilisation d’une

enveloppe, Waldeck-Rousseau s’avéra un adversaire ferme et décisif de l’isoloir quand il

occupa le poste du président du Conseil des ministres en 1901. L’isoloir pouvait certes

fonctionner en Belgique, constatait-il, où « il y a une discipline qui s’exerce sur des

caractères, sur des tempéraments plus froids », mais en France il fallait redouter des

« mouvements d’impatience » si les votants venaient à rester trop longtemps dans la

« cabine de réflexion » avant de choisir leur bulletin59. Ce gallocentrisme céda enfin

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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devant le poids des comparaisons internationales. Au début de 1914, à la suite d’une

déclaration péremptoire affirmant que « le secret du vote est finalement devenu la

loi », Joseph Reinach ajouta  : « sa mise en application réfute l’argument que le

caractère français résiste toujours aux droits établis ailleurs depuis plusieurs années,

grâce à la législation en vigueur en Angleterre, la Belgique, le Scandinave, la Suisse et la

Bulgarie »60.

24 Dans ce processus de convergence des pratiques électorales au cours de la deuxième

moitié du « long » XIXe siècle, on doit quand même souligner les différences qui

persistèrent dans l’application du scrutin secret. En effet, le scrutin australien ne

représentait qu’un modèle élémentaire, susceptible de maintes variations. En France,

par exemple (comme en Allemagne et en Norvège d’ailleurs), on se servait d’une

enveloppe et de l’isoloir. Dans sa version française, l’isoloir était muni d’un rideau, à la

différence des simples compartiments dont on se servait en Angleterre ou en Belgique.

Quant aux bulletins, on n’en utilisait en Angleterre et aux États-Unis qu’un seul, qui

présentait tous les noms à la fois (le bulletin américain, très long, s’appelle « une

nappe » ou « une couverture »), tandis qu’en France il y avait un bulletin pour chaque

candidat ou pour chaque liste. D’un pays à l’autre, la composition des bulletins pouvait

énormément varier. Aux États-Unis, les candidats étaient généralement classés par

nom ou par affiliation partisane, tandis que dans certains États on ajoutait aussi des

emblèmes pour aider les électeurs analphabètes.

25 En tentant d’esquisser la genèse globale du scrutin secret, nous avons souhaité montrer

les avantages d’une approche comparative, qui repose sur une perspective

contemporaine complètement oubliée, par rapport aux analyses habituelles

uniquement centrées sur le niveau national. Bien sûr, les travaux importants d’Alain

Garrigou sur l’adoption de l’isoloir en France, ou de Kinzer sur le cas anglais, font état

de références aux modèles étrangers lors des débats parlementaires dans ces deux pays,

mais sans une exploration approfondie des sources et de la circulation de ces

informations. Dans une certaine mesure, la réforme des procédures électorales

s’explique certes par « la fin des terroirs », l’élargissement de l’électorat et l’évolution

de l’offre électorale due à la naissance des partis politiques. Mais il serait regrettable de

négliger les liens et transferts d’un pays à l’autre, liens pourtant essentiels pour

comprendre un phénomène véritablement transnational. Il est donc nécessaire de

rappeler que cette histoire globale, actuellement à la mode, plonge ses racines dans le

XIXe siècle et même parfois plus en amont. L’histoire de la pratique du vote ne constitue

d’ailleurs qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. L’étude de la réforme électorale, des

échanges et des influences à laquelle elle a donné lieu, nous montre qu’il ne s’agit pas

d’un mouvement du centre vers la périphérie, mais bien plutôt d’un mouvement

inverse, des colonies vers la métropole.

26 Un superbe témoignage de cette prise de conscience globale nous est offert par le livre

How the World Votes, publié en 1918 à la fin de la Grande Guerre. On y décrit avec

triomphalisme le progrès de la démocratie dans le monde  : « Mis à part quelques

traînards, comme la Prusse, la Hongrie, et la Serbie, la plupart des pays ont adopté le

scrutin secret… » Son principe « n’est plus mis en question », déclarent les auteurs, en

ajoutant que son application dans le monde entier est inévitable dans un proche

avenir61. À ce propos, il est intéressant d’observer qu’au Costa Rica, lorsqu’on discutait

de la réforme électorale dans les années 1920, on faisait toujours référence au « scrutin

australien… pratiqué dans tous les pays démocratiques et progressistes »62.Dans la

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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littérature que nous avons analysée, ce sont toujours les pays « civilisés » qui portent le

flambeau de la démocratie. Ce triomphalisme reste encore de mise aujourd’hui, parmi

les gouvernants et les militants des droits de l’homme. Il ne faudrait pas, ce faisant,

perdre de vue l’argument démocratique du vote public des citoyens et,

symétriquement, les inconvénients de choix opérés sous le sceau du secret. L’adoption

du scrutin secret ne peut être considérée comme l’histoire d’un progrès linéaire et

homogène, mais comme celle d’un processus toujours contesté et inégalement

appliqué.

27 *

28 Pour conclure notre analyse critique de la genèse globale du scrutin secret, nous

souhaiterions insister sur trois problèmes qui en découlent. Tout d’abord, il faut

remettre en cause l’idée reçue d’une uniformité des changements institutionnels. Dans

son histoire globale du XIXe siècle, l’historien britannique Christopher Bayly insiste sur

les ressemblances globales concernant les institutions et la politique, entre autres

phénomènes63. Dans le cas de la réforme électorale, il convient d’adpoter la plus grande

prudence vis-à-vis d’une telle conclusion. Bien sûr, le scrutin secret figure dans les

constitutions du monde entier et pourtant, non seulement il faut compter avec des

différences de détail dont on vient de donner des exemples, mais, de plus, l’acte de vote

s’inscrit dans des cultures politiques très diverses. Ces différences se remarquent dans

les cas que nous avons examinés, mais elles sont encore plus marquées dans le cas des

États asiatiques ou africains qui ont eu recours aux pratiques de l’élection

ultérieurement, au cours du XXe siècle.

29 En deuxième lieu, et contrairement à l’ouvrage How the World Votes, qui considère à tort

la réforme des procédures électorales comme un processus continu et irréversible, on

ne peut pas généraliser les évolutions recensées ici. En Allemagne, par exemple, le

suffrage secret avait été adopté à l’assemblée de Francfort en 1848, mais fut par la suite

abandonné dans plusieurs États, jusqu’à l’avènement de l’Empire64. On assiste

néanmoins à un glissement généralisé de l’assemblée publique vers l’isoloir, vers la

privatisation et l’anonymat du vote, dans sa conception aussi bien que dans sa pratique.

En effet, on a tendance à considérer aujourd’hui le vote comme l’expression d’un

intérêt particulier et non comme la recherche d’un consensus au sein d’une

communauté. Pourtant, dans le même temps, la publicité devient de rigueur dans les

campagnes et dans les réunions électorales. L’espace public s’est ainsi déplacé de l’acte

de vote lui-même vers d’autres aspects de la pratique électorale. Cela étant, la publicité

reste toujours de mise dans les assemblées syndicales, au sein des associations (où elle

est aussi liée au débat) et, quelque peu paradoxalement, au sein des assemblées

parlementaires.

30 On peut, pour finir, se demander pourquoi l’adoption définitive du scrutin secret par la

plupart des nations occidentales se situe dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Encore

une fois, on se gardera de conclure trop rapidement. Nous avons examiné la montée en

puissance et la circulation des idées réformatrices, mais on doit aussi prendre en

compte le besoin de réorganiser les élections dans le contexte de l’essor de la

population et de l’urbanisation, bref de l’avènement de la société moderne. Pour dire

les choses autrement, le scrutin secret représente l’imposition de l’ordre et de la

discipline dans une pratique électorale de masse. En effet, le triomphe de l’idéologie

démocratique n’est pas la seule explication de cette généralisation du modèle de

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

43

l’élection libre et sincère. Elle est avant tout le produit d’un moment historique,

spécifique mais surtout global, comme nous avons tenté de le démontrer.

NOTES

1. .Nous souhaitons remercier Christophe Le Digol et Christophe Voilliot pour leur invitation au

séminaire de recherche du Groupe d’Analyse Politique sur « La construction sociale de l’opération

électorale » (Université Paris-Ouest Nanterre) où nous avons exposé une première version de cet

article.

2. . « Considéré dans le passé comme “une procédure parmi d’autres pour assurer la sincérité du

vote”, le scrutin secret est aujourd’hui devenu le seul possible, fréquemment élevé au niveau de

loi constitutionnelle ». Guy S. Goodwin-Gill, Free and Fair Elections: New Expanded Edition, Genève,

Inter-Parliamentary Union, 2006, p. 153.

3. . Alain Garrigou, Histoire sociale du suffrage universel en France, 1848-2000,Paris, Le Seuil, 2002;

Romain Bertrand, Jean-Louis Briquet and Peter Pels (eds), Cultures of Voting: The Hidden History of

the Secret Ballot, Londres, Hurst, 2007; Malcolm Crook et Tom Crook, ‘The advent of the secret

ballot in Britain and France, 1789-1914’, History, XCII, 4 (2007), p. 449-471. Voir aussi l’excellente

contribution d’Olivier Ihl, « Vote public et vote privé », in Pascal Perrineau et Dominique Reynié

[dir.], Dictionnaire du vote, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 960-965.

4. . Cf. par exemple, Yves Déloye et Olivier Ihl, L’acte de vote, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.

5. . Antony G. Hopkins, ‘The history of globalization and the globalization of history’, in Antony

G. Hopkins (ed), Globalization in World History, Londres, Pimlico, 2002, p. 13.

6. . John Markoff a le mérite d’avoir attiré notre attention sur cet aspect du problème; cf. John

Markoff, Waves of Democracy: Social Movements and Political Change, Thousand Oaks (Calif.), Pine

Forge, 1996; John Markoff, ‘From centre to periphery and back again: reflections on the

geography of democratic innovation’, in Michael P. Hanagan and Charles Tilly (eds), Extending

Citizenship, Reconfiguring States, Lanham, (Md.), Rowman and Littlefield, 1999.

7. . Constitution de l’an III (art. 31)  : « Toutes les élections se font au scrutin secret. »( Jacques

Godechot [dir.], Les Constitutions de la France, Paris, Garnier-Flammarion, 1970, p. 106.)

8. . Mark McKenna, ‘Building a “closet of prayer” in the New World: The story of the Australian

Ballot’, in Marian Sawer (ed), Elections, Full, Free and Fair, Annandale NSW, The Federation Press,

2001, p. 45-62.

9. . Eastland Stuart Staveley, Greek and Roman Voting and Elections, London, Thames & Hudson,

1972; Lauro Martines, Power and Imagination: City States in Renaissance Italy, London, Pimlico, 2002.

10. . Frank O’Gorman, Voters, Patrons and Parties. The Unreformed Electorate of Hanoverian England,

1734-1832, Oxford, Oxford University Press, 1989.

11. . Parliamentary Papers, IV, 1826-27, p. 17-18.

12. . Jørgen Elklit, ‘Nominal record linkage and the study of non-secret voting: A Danish case’,

Journal of Interdisciplinary History, XV, 3, (1985), p. 421.

13. . Robert J. Dinkin, Voting in Provincial America: A Study of Elections in the Thirteen Colonies,

1689-1776,Westport (Conn.), Greenwood Press, 1977, p. 133-136.

14. . Cf. Guy Saupin, Nantes au XVIIe siècle  : vie politique et société urbaine, Rennes, Presses

universitaires de Rennes, 1996, p. 84-85 ; Hilary J. Bernstein, ‘The benefit of the ballot ? Elections

and influence in sixteenth-century Poitiers’, French Historical Studies, XXIV, 4 (2001), p. 621-652.

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44

15. . Malcolm Crook, Elections in the French Revolution: an Apprenticeship in Democracy, 1789-1799,

Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 110-114.

16. . Serge Aberdam et al. [dir.], Voter, élire pendant la Révolution française 1789-1799. Guide pour la

recherche, Paris, Comité des Travaux historiques et scientifiques, 2006.

17. . Philippe Tanchoux, Les procédures électorales en France de la fin de l’Ancien Régime à la Première

Guerre mondiale, Paris, Comité des Travaux historiques et scientifiques, 2003, p. 187 ; Maurice

Bordes, La réforme municipale du contrôleur général Laverdy et son application, 1764-1771, Toulouse,

Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1968, p. 291.

18. . Claude Petitfrère, « “Vox populi, vox regis ?” L’élection des maires de Tours aux XVII e et

XVIIIe siècles », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, no 106, 1999, p. 50-51 ; Roger Chartier et

Denis Richet, Représentation et vouloir politiques. Autour des États-généraux de 1614, Paris, Éditions de

l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1982, p. 132.

19. . Robert J. Dinkin, Voting in Revolutionary America: A Study of Elections in the Thirteen Original

States, 1776-1789, Westport (Conn.), Greenwood Press, 1982, p. 101-106.

20. . Spencer D. Albright, The American Ballot, Washington DC, American Council on Public Affairs,

1942, p. 19.

21. . Malcolm Crook, Elections in the French Revolution…, op. cit., p. 161-163.

22. . Malcolm Crook, ‘The uses of democracy. Elections and plebiscites in Napoleonic France’, in

Máire F. Cross and David Williams (eds), The French Experience from Republic to Monarchy, 1792-1824.

New Dawns in Politics, Knowledge and Culture, Basingstoke, Palgrave, 2000, p. 58-71.

23. . Loi du 2 février 1852; Malcolm Crook and Tom Crook, ‘The advent of the secret ballot…’, loc.

cit., p. 461-463.

24. . Richard Franklin Bensel, The American Ballot Box in the Mid-Nineteenth Century, Cambridge,

Cambridge University Press, 2004.

25. . ‘Report from Select Committee on Bribery at Elections’, Parliamentary Papers, VIII, 1835,

p. 418-427, 435-440 and 496-500.

26. . John A. Phillips, ‘England’s “other” ballot question: The unnoticed political revolution of

1835’, Parliamentary History, 24 (2005), p. 151-157.

27. . ‘Report from Select Committee on Bribery at Elections’, Parliamentary Papers, VIII, 1835,

p. 230-241. Tocqueville y souligne les limites du secret du vote et en France et aux États-Unis.

28. . Claude Tapia et Jacques Taieb, « Conférences et congrès internationaux de 1815 à 1913 »,

Relations Internationales, no 5, printemps 1976, p. 11-35 ; Valeska Huber, ‘The unification of the

globe by disease ? The international sanitary conferences on cholera, 1815-1894’, Historical

Journal, XL, 2 (2006), p. 453-476; Ian R. Bartky, One Time Fits All : The Campaigns for Global Uniformity,

Stanford (Calif.), Stanford University Press, 2007.

29. . Il faut également souligner le rôle des Chartistes émigrés dans l’adoption du scrutin secret

en Australie. Paul Pickering, ‘A wider field in a new country: Chartism in colonial Australia’, in

Marian Sawer (ed), Elections, Full, Free and Fair…, op. cit., p. 28-44.

30. . Michel Brunet, ‘The secret ballot issue in Massachusetts politics from 1851-1853’, New

England Quarterly, XXV (1952), p. 354-362. Hugh Seymour Tremenheere, voyageur anglais qui

séjourne alors en Amérique du Nord, indique justement ce penchant des Américains pour le vote

public à son retour en Angleterre  : Notes on Public Subjects, Made during a Tour in the United States

and in Canada, London, John Murray, 1852, p. 117.

31. . Le Moniteur, 13 juin 1865. Proposition d’Ernest Picard exprimée la veille au cours d’un débat

sur le budget.

32. . Margaret Lavinia Anderson, Practicing Democracy. Elections and Political Culture in Imperial

Germany, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 2000, p. 4-8.

33. . Bernard Voutat, « La codification du vote en Suisse (1848-1918). Fédéralisme et construction

du citoyen », Genèses, no 23, juin 1996, p. 76-99.

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45

34. . La nation australienne fut créée par « l’urne électorale ». Marian Sawer, ‘Pacemakers for the

world?’, in Marian Sawer (ed), Elections, Full, Free and Fair…, op. cit., p. 1.

35. . Ronald S. Neale, ‘H. S. Chapman and the “Victorian” Ballot’, Historical Studies, Australia and

New Zealand, XII, 48 (1967), p. 506-520.

36. . Bruce L. Kinzer, The Ballot Question in Nineteenth-Century English Politics, East Lansing (Minn.),

Garland, 1982; Harriet Grote, The Personal Life of George Grote, Londres, John Murray, 1873,

p. 109-110.

37. . John H. Wigmore, The Australian Ballot System as Embodied in the Legislation of Various Countries,

Boston (Mass.), C. C. Soule, 1889.

38. . Vittorio Emanuele Orlando (Della riforma elettorale, Milano, U. Hoepli, 1883, p. 244) démontre

néanmoins que le débat sur la réforme en Italie s’inspire des exemples belge et britannique. À

cette même époque la Hongrie, en revanche, affirme que le vote est « public et verbal » dans une

loi de 1874.

39. . Alain Garrigou, « Le secret de l’isoloir », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°  71-72,

1988, p. 22-45.

40. . Joseph Barthélemy, L’organisation du suffrage et l’expérience belge, Paris, M. Giard & E. Brie re,

1912, p. 493. Voir aussi la réponse satirique en Allemagne lors de l’introduction de l’isoloir en

1903  : Margaret Lavinia Anderson, Practicing Democracy…, op. cit., p. 53-55.

41. . Jacques-Vincent Delacroix, Le spectateur français pendant le gouvernement révolutionnaire, Paris,

chez Buisson, an III, p. 236-237.

42. . ‘Report from the Select Committee on Parliamentary and Municipal Elections’, Parliamentary

Papers, VIII, 1868-1869, p. 525.

43. . Spencer D. Albright, The American Ballot…, op. cit., p. 26-29.

44. . En effet, aux États-Unis le bulletin secret est accusé d’avoir facilité l’introduction d’un « cens

culturel » dans les pratiques électorales et, comme en Australie, le vote des Noirs y sera

longtemps entravé  : Marilyn Lake and Henry Reynolds, Drawing the Global Colour Line : White Men’s

Countries and the International Challenge of Racial Equality, Cambridge, Cambridge University Press,

2008.

45. . Arch. nat. (Archives nationales) C5470. Une proposition de loi du 25 février 1890, par

exemple, recommande « un bulletin uniforme… fourni par l’administration » ; voir aussi

l’intervention d’Émile Chauvin à la Chambre des Députés  : Journal Officiel, 16 décembre 1901,

p. 2716.

46. . Jean-Baptiste Louvet, La Sentinelle, 21 août 1792 (reprod. en fac-sim  : EDHIS, 1981).

47. . John Stuart Mill, Considerations on Representative Government, London, 1861, chap. 10.

48. . Hubertus Buchstein, « Démocratie et secret du vote. La controverse entre scrutin public et

vote secret dans les luttes électorales en Prusse », Politix, no 14, 2001, p. 61-84 et les remarques de

Stein Rokkan, Citizens, Elections, Parties, Oslo, Universitetsforlaget, 1970, p. 154.

49. . Anthony Trollope, Australia and New Zealand, London, Chapman & Hall, 1873, tome 1, p. 245.

50. . ‘Report from the Select Committee on Parliamentary and Municipal Elections’, Parliamentary

Papers, VI, 1870.

51. . Joseph Charbonnier, Organisation électorale et représentative de tous les pays civilisés, Paris,

Guillaumin et Cie, 1874, p. v-vii. Une deuxième édition augmentée de cet ouvrage paraîtra en

1883.

52. . Edmond Villey, Législation électorale comparée des principaux pays de l’Europe, Paris, Larose,

1900, p. 241.

53. . Georg Meyer, Das Parlamentarische Wahlrecht, Berlin, O. Haering, 1901.

54. . Charles Seymour and Donald Paige Frary, How the World Votes: The Story of Democratic

Development in Elections, 2 volumes, Springfield (Calif.), Nichols, 1918.

55. . Arch. nat. C5651, R. Siegfried à la Commission, le 28 février 1900. Ce même personnage

donna également des conseils aux parlementaires allemands.

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56. . Journal Officiel, 17 décembre 1901, p. 2745.

57. . Antonin Lefèvre-Pontalis, Les élections en Europe à la fin du XIXe siècle, Paris, Plon, 1902, p. iv.

58. . Charles Benoist, Pour la réforme électorale, Paris, Plon-Nourit, 1908, p. 274.

59. . Pierre Waldeck-Rousseau, Politique française et étrangère, Paris, Eugène Fasquelle, 1903, p. 44.

60. . Arch. nat. C7447, Rapport sur la réforme du secret du vote, 6 février 1914.

61. . Charles Seymour and Donald Paige Frary, How the World Votes…, op. cit., tome 2, p. 315.

62. . Fabrice E. Lehoucq and Ivan Molina, Stuffing the Ballot Box. Fraud, Electoral Reform and

Democratization in Costa Rica, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 122.

63. . Christopher A. Bayly, The Birth of the Modern World, 1789-1914 : Global Connections and

Comparisons, Oxford, Blackwell, 2004.

64. . Hubertus Buchstein, « Démocratie et secret du vote… », loc. cit., p. 64-68.

RÉSUMÉS

Le vote secret est actuellement considéré comme la seule méthode qui puisse assurer la sincérité

des élections. Tel n’a pas toujours été le cas. Cet article se veut une contribution à une histoire

critique et en devenir de l’acte de vote. Au cours du «  long  » dix-neuvième siècle, l’adoption du

vote secret provoqua un grand débat dans les pays occidentaux. Cette discussion devint globale à

travers la comparaison entre les systèmes électoraux. Cette approche transnationale de la

réforme, fondée sur des réseaux internationaux de communication plus rapides, est cependant

restée dans l’ombre, alors qu’elle est essentielle pour comprendre l’invention et la diffusion à

travers le monde de l’«  australian ballot  », avec son bulletin officiel imprimé et surtout son

isoloir. Une innovation d’origine coloniale a ainsi inspiré le renouveau des procédures électorales

en Angleterre et aux États-Unis, puis en Belgique et en France. La diffusion du vote secret offre

un excellent exemple de circulation des idées et des pratiques. Dans ce cas néanmoins, des

spécificités locales ont persisté, faisant ainsi obstacle à l’adoption d’un modèle uniforme.

These days we take it for granted that the secret ballot is the only method of voting compatible

with free and fair elections. However, this has not always been the case and the study that

follows contributes to a critical history of the vote that historians are beginning to construct.

During the long nineteenth century, as countries considered adopting the secret ballot, there was

much argument over its relationship to democracy. This debate was conducted on a global scale,

as different western countries compared and contrasted various aspects of their respective

electoral systems. This transnational approach to reform, based on improved communications

and international mobility, has not been recognised. Yet without it the pioneering ‘Australian

Ballot’, with its printed ballot papers and polling booths, would not have been invented, nor

disseminated across the world. This colonial innovation directly inspired reform in Britain, then

the United States, and it was later relayed to France after its adoption in Belgium. Even so, while

the diffusion of the secret ballot offers a striking illustration of transnationalism, it was far from

imposing uniformity as local variations in practice persisted.

Die geheime Abstimmung wird derzeit als einzig ernsthafte Methode für die Durchführung von

Wahlen angesehen. Das war nicht immer so. Dieser Artikel möchte einen Beitrag leisten zu einer

sich derzeit etablierenden kritischen Geschichte des Wahlakts. Während des langen 19.

Jahrhunderts löste die Durchsetzung des geheimen Wahlrechts eine große Debatte in den

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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westlichen Ländern aus. Über den Vergleich der Wahlsysteme wurde daraus eine globale

Diskussion. Die transnationale Herangehensweise bei der Reform, die auf internationalen und

schneller werdenden Kommunikationsnetzen basierte, ist bisher nicht erforscht. Dabei ist sie

grundlegend für das Verständnis der Erfindung und für die weltweite Verbreitung der «  australischen Wahl  » mit gedruckten Wahlzetteln und vor allem mit Wahlkabinen. Eine

Erfindung kolonialen Ursprungs hat auf diese Weise die Wahlprozeduren in England und den

USA, und dann Belgien und Frankreich erneuert. Die Verbreitung der geheimen Wahl ist ein

hervorragendes Beispiel für die Zirkulation von Ideen und Praktiken. In diesem Fall zumindest

existierten lokale Besonderheiten fort, und haben so die Übernahme eines einheitlichen Models

verhindert.

AUTEURS

MALCOLM CROOK

Professeur à l’Université de Keele

TOM CROOK

« Senior lecturer » à l’Université d’Oxford Brookes

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

48

Le lien parlementaire en 1848.Analyse comparée des candidaturesaux élections en Seine-et-Oise et enBasse-AutricheThe parliamentary link in 1848. A comparative analysis of the candidates for

election in Seine-et-Oise and in Lower Austria

Modalitäten der Repräsentation im Jahr 1848. Eine vergleichende Analyse der

Kandidaturen für die Wahlen in Seine-et-Oise und Niederösterreich

Thomas Stockinger

1 Quelques mois après les révolutions survenues en février 1848 à Paris et en mars 1848 à

Vienne, des assemblées parlementaires à vocation constituante furent élues1  :l’Assemblée nationale en France, le 23 avril et les jours suivants, et la Diète constituante

en Autriche2 entre la fin de juin et le début de juillet. Les travaux sur les élections du

23 avril sont abondants, et s’insèrent dans une tradition longue et riche d’histoire

électorale française3. Les historiens autrichiens, par contre, se sont peu occupés

jusqu’ici des élections du XIXe siècle, et de celles de 1848 en particulier4. Cet article

présentera quelques résultats d’un travail plus large visant à comparer les élections

françaises et autrichiennes de 1848 dans la perspective des approches récentes de

l’histoire du politique5.

2 L’étude se limite à la province de Basse-Autriche et à l’ancien département de Seine-et-

Oise, c’est-à-dire à des zones rurales autour des deux capitales, Vienne et Paris. Malgré

cette situation géographique, il s’agit encore au milieu du XIXe siècle de deux régions à

forte dominante agricole. La partie de la population vivant de l’agriculture est évaluée à

52 % pour la Seine-et-Oise en 1851 et à 53 % pour la Basse-Autriche en 1850. En

s’éloignant des banlieues parisienne et viennoise, on atteint rapidement des contrées

où ce taux approche 75 %, voire plus6. Si quelques noyaux industriels existent –

notamment à Corbeil et Essonnes, en Seine-et-Oise, et dans le bassin au sud de Vienne,

en Basse-Autriche – la grande industrie et le travail en usine ne concernent qu’une

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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« frange de la population »7. La proximité des capitales se fait cependant sentir lorsque

l’on observe l’état relativement développé des réseaux de communications – routes,

postes – et des institutions administratives et scolaires. Sous ce rapport, la Seine-et-

Oise et la Basse-Autriche sont moins différentes l’une de l’autre qu’elles ne le sont

d’autres provinces plus périphériques de la France et de l’Autriche.

3 Depuis les travaux pionniers d’André Siegfried il y a un siècle8, l’analyse historique des

élections a connu en France un développement considérable. Si elle était d’abord

dominée par des démarches plutôt sociologiques cherchant à établir des relations de

causalité entre comportements électoraux et facteurs économiques et sociaux, de

nouvelles interrogations relevant d’une histoire des cultures politiques se sont

progressivement développées depuis plusieurs décennies. Le présupposé implicite

selon lequel les élections transformeraient, d’une manière univoque et constante, les

opinions politiques des électeurs en désignations de représentants9, a fait place à la

reconnaissance du fait que le rôle des élections dans le système politique est

historiquement variable, tout comme leur fonctionnement « technique » et les

représentations qu’on se faisait d’elles. De ce qui n’était au fond qu’une histoire des

résultats électoraux, on est passé par cet élargissement de la perspective à une

historicisation du phénomène de l’élection en tant que processus et ensemble de

pratiques10.

4 Par contre, l’histoire électorale ne jouit pas d’une tradition bien établie dans

l’historiographie autrichienne, en particulier pour le XIXe siècle. Seule l’histoire du

droit de suffrage, qui est retracée dans plusieurs études11, fait exception. Il s’agit

cependant là d’une histoire des règlements et des débats sur ces règles, qui n’aborde

que rarement le déroulement réel des élections. Les résultats électoraux sont aussi en

principe connus, mais une présentation d’ensemble manque, tant pour les données

chiffrées que pour la prosopographie des élus, et il s’ensuit que l’ampleur des analyses

et des interprétations effectuées reste très limitée12. Même pour les questions les plus

traditionnelles de la recherche électorale, l’état des travaux est donc assez décevant

par rapport à la France, mais aussi à d’autres pays comme l’Allemagne. Il l’est

davantage encore pour les nouvelles démarches qui viennent d’être mentionnées, pour

tout ce qui dépasse les interrogations habituelles « Qui votait ? » et « Qui était élu ? »,

lorsque l’on se demande aussi « Comment votait-on ? » et, sur un plan encore plus

fondamental, « Que signifiait voter ? ». Cette dernière question, vivement revendiquée

par Pierre Bourdieu à propos du temps présent13, se pose davantage encore pour les

élections passées, dès lors que l’on reconnaît que la réponse est loin d’aller de soi. Dans

l’historiographie autrichienne pourtant, c’est précisément ce questionnement qui fait

encore largement défaut.

5 Il peut donc sembler prématuré, en cet état de la recherche, de vouloir tenter

d’appliquer une partie des problématiques proposées par les travaux français récents, à

une histoire électorale autrichienne encore embryonnaire. Ce le serait assurément dans

le cadre d’un travail d’ensemble, s’étendant sur toutes les provinces – fort disparates –

de l’ancienne monarchie des Habsbourg, et sur toute la période de 1848 à 1918. Le

rétrécissement du champ de l’étude aux seules élections de 1848, considérées dans un

cadre régional, réduit la difficulté. Cela rend possible d’établir d’abord, autant que les

sources le permettent, des données quantitatives sur ces élections, et d’effectuer une

analyse sociologique des comportements électoraux, avant de procéder à une

investigation plus fine des procédures, des pratiques et des discours qui entouraient ces

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

50

élections. Le fait d’insister, dans le présent article, sur ce dernier volet des recherches,

relève donc d’un choix délibéré. À la différence des travaux qui tentaient de combler

une lacune de l’historiographie autrichienne par l’application d’une méthodologie déjà

appliquée à d’autres pays14, ce qui suit pourra peut-être suggérer, même pour la

recherche électorale française, quelques pistes qui n’ont pas encore été complètement

explorées.

6 Laissant de côté de nombreux autres aspects des pratiques électorales, les

développements suivants seront consacrés aux candidatures déclarées avant les

élections d’avril 1848 en Seine-et-Oise et de juin 1848 en Basse-Autriche. Ce faisant, on

mettra l’accent moins sur la question de savoir qui étaient les candidats, d’un point de

vue sociologique ou « politique », que sur les modalités qu’ils choisissaient pour se

présenter aux électeurs. Quelles étaient les qualités sur lesquelles ils insistaient eux-

mêmes, en supposant qu’elles influeraient sur le choix des électeurs ? Ou, autrement

dit, si l’on considère le vote comme une transaction entre le votant et celui auquel il

accorde sa voix15, quel était au juste le contenu de l’offre que les candidats faisaient à

leurs électeurs potentiels ? Et comment ces derniers ont-ils réagi ? Ont-ils partagé ou

au moins accepté les termes de la transaction proposée par un candidat donné ?

7 Pour tenter d’apporter des réponses à ces questions, on s’appuiera d’une part sur la

communication politique émise avant les élections – la « campagne électorale » –,

d’autre part sur les comportements lors du vote. On tentera de montrer que plusieurs

modèles d’argumentation sur le choix des représentants peuvent être distingués.

Certains relèvent d’un argumentaire que l’on reconnaîtra aisément comme

« politique », c’est-à-dire ayant trait à des débats sur la forme du gouvernement, sur

l’intervention de l’État dans la sphère économique ou plus généralement sur des

règlements normatifs des relations de pouvoir dans la société. D’autres étaient centrés

sur des qualités personnelles du candidat – sa « capacité » à représenter –, ou sur sa

position sociale, en termes absolus et relativement à celle des électeurs. Ces modèles

avaient leurs bases dans des conceptions largement différentes de la nature du lien

entre le représentant et ceux qu’il représente. Ils n’étaient cependant pas

mutuellement exclusifs, mais pouvaient bien plutôt coexister dans le discours et les

actions d’un groupe ou même d’une personne. Les différences entre les cas de la Seine-

et-Oise et de la Basse-Autriche, mais aussi entre les acteurs à l’intérieur des deux

espaces, reposaient surtout dans les combinaisons et la pondération de ces modèles.

Les cadres réglementaires

8 Dans les deux cas, les règles électorales ont été élaborées rapidement dans le contexte

d’une situation révolutionnaire encore très tendue, et durent être appliquées en très

peu de temps par des institutions administratives insuffisamment préparées. Le

contenu de ces règles différait assez largement entre la France et l’Autriche. On

retiendra surtout qu’en France, le décret-loi du 5 mars16 avait largement réalisé ce que

le discours contemporain comprenait par « suffrage universel », c’est-à-dire le droit de

vote pour tous les citoyens français mâles et majeurs. Pour la Diète autrichienne, si le

règlement électoral du 1er juin17 ne prévoyait pas de cens, une exclusion explicite

frappait cependant les ouvriers payés à la journée ou à la semaine, les domestiques et

les indigents secourus, faisant de l’indépendance économique un critère du suffrage. On

a estimé que le nombre des électeurs inscrits en France devait dépasser les 9 millions,

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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soit environ 25 % de la population totale18. Pour la Seine-et-Oise, on peut calculer que

28 % environ des habitants pouvaient voter19. Les sources autrichiennes sont trop

hétérogènes pour permettre une évaluation d’ensemble. Les données disponibles

montrent cependant des inégalités très accusées entre les provinces,

vraisemblablement en raison d’une application imparfaite ou arbitraire des règles sur

l’inscription. Le taux des inscrits était de 9,9 % en Silésie, de 10,6 % en Carinthie, et

baissait encore sensiblement au-dessous de ce niveau dans certaines circonscriptions

de la Moravie20. La Basse-Autriche atteignait le taux relativement élevé d’environ 16 %,

ce qui correspondait à une proportion de 50 à 70 % des hommes adultes21. Une

proportion certes inférieure à la situation française, mais après la défaite de la

révolution, l’Autriche ne connaîtra de nouveau un suffrage aussi large que vers 1900.

9 Il existe une seconde différence majeure  : le suffrage était direct en France, indirect en

Autriche. Le gouvernement provisoire français avait en effet opté pour un scrutin

plurinominal majoritaire dans le cadre départemental, le nombre des représentants à

élire étant fixé en proportion de la population. Les électeurs de Seine-et-Oise avaient

donc à voter chacun pour douze candidats. Par contre, la Basse-Autriche hors Vienne

était divisée en 22 circonscriptions (Wahlbezirke) délimitées ad hoc et censées compter

chacune 50 000 habitants. À l’intérieur de chacune d’elles, des élections au premier

degré se déroulaient dans plusieurs dizaines de districts électoraux. Les votants

désignaient des électeurs du deuxième degré (Wahlmänner), qui avaient ensuite à élire

le député de la circonscription. Si la population constituait la base principale de la

représentation dans les deux systèmes électoraux, le cadre spatial de l’élection était

beaucoup plus vaste dans le système français. Enfin, ni les règles françaises ni les règles

autrichiennes ne prévoyaient de procédure spécifique pour la candidature, en dehors

du respect des règles de l’éligibilité. Les électeurs étaient libres de voter pour tout

citoyen éligible, ce qui leur laissait une grande liberté, mais rendait en même temps le

choix très difficile.

Les formes de « propagande électorale »

10 On a pu nier qu’il y ait eu, en 1848, une « campagne électorale »22. Certains éléments des

campagnes actuelles manquaient en effet, au premier chef des partis politiques

organisés. Néanmoins, entre la proclamation des élections et le moment du vote, des

débats intenses ont eu lieu autour de l’offre de candidats et des choix à faire entre eux.

Les moyens employés étaient divers. Dans le champ de l’écrit, on mentionnera les

journaux, dont la prolifération au printemps 1848 était explosive23, et surtout les

brochures. La « profession de foi », en allemand politisches Glaubensbekenntnis24, était

d’usage courant. Le candidat s’adressait aux électeurs à la première personne, déclarait

sa candidature et exposait ses antécédents et son programme. Pour la seule Seine-et-

Oise, de tels écrits ont pu être repérés pour environ 110 candidats25. Leurs tirages

pouvaient atteindre plusieurs milliers d’exemplaires26. Ces écrits étaient aussi utilisés

pour se présenter devant les comités électoraux, ce que Raymond Huard a qualifié de

« candidatures à la candidature »27.

11 Des comités électoraux avaient déjà existé en France pendant les décennies

précédentes, à l’intérieur des cercles relativement étroits prescrits par le suffrage

censitaire28. En mars et avril 1848, ils se sont formés en Seine-et-Oise non seulement à

Versailles, le chef-lieu, et dans les villes majeures, mais dans tous les chefs-lieux de

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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canton et dans d’autres communes encore. Les modalités de leur formation étaient

aussi diverses que leurs modes de fonctionnement ; si beaucoup tenaient des séances

ouvertes à un public nombreux, d’autres étaient des cercles fermés de notables locaux.

Les comités se renseignaient sur les candidats et discutaient des professions de foi

reçues, mais surtout ils permettaient aux candidats de se présenter et de débattre.

L’objectif de leurs activités était normalement d’arrêter une liste de noms à

recommander aux électeurs.

12 Les sources relatives à des activités comparables en Basse-Autriche sont beaucoup plus

éparses. Si un nombre considérable de réunions préparatoires peut être attesté pour

Vienne et sa banlieue, ce n’est pas le cas pour l’espace rural. Des journaux et affiches

provenant de Vienne y étaient cependant diffusés en grande quantité et rencontraient

un vif intérêt ; des délégués des révolutionnaires viennois sillonnaient la campagne.

Pourtant, cette propagande ne concernait que marginalement les élections. Pour

Vienne et toute la province, des politische Glaubensbekenntnisse sont conservés ou

attestés pour moins de vingt candidats, sur une population correspondant à environ

trois fois celle de la Seine-et-Oise29. L’intensité de ces activités était donc apparemment

bien plus faible en Basse-Autriche. L’état de conservation des sources contribue

assurément à dresser ce constat, mais celui-ci ne saurait pas s’expliquer uniquement

par ce fait. On peut avancer plusieurs raisons, et notamment le fait que le suffrage

indirect supposait de s’adresser aux seuls électeurs du deuxième degré. Mais la

différence repose avant tout dans les ressources plus développées en matière

d’expérience et de réseaux déjà établis avant 1848, à l’occasion des élections nationales,

départementales et locales sous le régime censitaire, auxquelles les élites politiques de

Seine-et-Oise pouvaient avoir recours.

13 Les auteurs des appels électoraux imprimés appartenaient presque tous aux élites

économiques et intellectuelles. En Seine-et-Oise, on trouve de nombreux juristes,

propriétaires terriens et rentiers, ainsi que des journalistes, écrivains et érudits ; il en

est de même pour les quelques exemples de Basse-Autriche. Mais cette composition

sociale n’est pas forcément celle de l’offre totale de candidats, car tous n’utilisaient pas

les mêmes moyens de communication. L’apparition de candidats ouvriers est un

élément caractéristique des élections de 1848 en France ; dans l’atmosphère du

printemps révolutionnaire, le discours public leur accordait souvent le droit à une

place dans la représentation de la nation. Ils se servaient rarement de professions de foi

imprimées. L’agriculture, composante dominante de l’économie de Seine-et-Oise, était

représentée par plusieurs grands fermiers de la Société d’agriculture et du Comice

agricole. Il s’agissait d’hommes aisés, qui pouvaient se payer des brochures imprimées.

Les petits cultivateurs, vignerons et travailleurs agricoles, par contre, n’apparaissent

pas dans ces sources.

14 En Basse-Autriche, il n’y avait pas de groupe social comparable à celui des grands

fermiers seine-et-oisiens ; ce sont les paysans moyens qui dirigeaient les communautés

villageoises et jouèrent un grand rôle au moment des élections à la Diète, comme on le

verra plus loin. Il n’y a cependant guère de traces écrites de campagne électorale

organisée de leur part. Un seul cas est attesté  : celui d’Egid Fritsch, cultivateur à

Paasdorf près de Mistelbach, qui a fait communiquer par un messager une circulaire

manuscrite aux électeurs du deuxième degré de sa circonscription30. Cela doit être

considéré comme une indication au sujet de l’image de la propagande pré-électorale

qui résulte des documents conservés. Si celle-ci apparaît comme monopolisée par les

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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élites, c’est vraisemblablement en raison du fait que les activités d’autres groupes

sociaux, qui se servaient de moyens oraux ou d’écrits éphémères, nous sont désormais

invisibles.

Les argumentaires des candidats

15 Les élections de 1848 en France ont parfois été qualifiées de « confuses »31, au regard

des élections postérieures et même de celles de 1849, où s’opposèrent les camps

distincts du « parti de l’ordre » et des « démocrates-socia-listes »32. La lecture des

professions de foi de 1848 ne permet pas, la plupart du temps, d’en extraire une

position politique nette. Presque tous les candidats se déclaraient pour la République,

et un très grand nombre s’exprimait en faveur d’une amélioration du sort des

travailleurs. C’est dans les nuances de ces propos que l’on peut, et que les lecteurs

contemporains pouvaient trouver des prises de position, plus ou moins approximatives.

Un candidat qui réclamait des réformes en faveur des ouvriers, mais ajoutait

immédiatement qu’elles devaient être « sans brusqueries […] pures de toute atteinte

aux droits de la famille et de la propriété », était facile à distinguer d’un autre qui

promettait « du travail à quiconque en demande » et faisait référence à l’« organisation

du travail », mot d’ordre de Louis Blanc33. La triade des valeurs républicaines, « liberté,

égalité, fraternité », était réinterprétée aussi souvent qu’on la citait ; on y ajoutait des

mots supplémentaires, comme « ordre » pour les conservateurs ; certains omettaient la

« fraternité », liée à l’idée de réformes sociales34. Ces textes offraient donc bien une

prise de position en relation avec les grands enjeux de la politique nationale, mais le

plus souvent de manière prudente, et surtout dans le cadre d’un éventail politique

perçu plutôt comme un continuum que comme une gamme de catégories nettement

délimitées.

16 Cependant, la plupart des textes ne comportaient pas uniquement des revendications

sur l’avenir ; ils contenaient également des indications sur le passé politique du

candidat. Ceux qui pouvaient se dire « républicains de la veille », c’est-à-dire avant la

révolution de février, y ajoutaient parfois des récits détaillés des persécutions subies35.

Ceux qui avaient exercé des fonctions publiques sous la monarchie s’efforçaient de

trouver des justifications leur permettant à la fois de se proposer pour un mandat sous

la République et de faire valoir les mérites de leurs fonctions antérieures. Même Ovide

Remilly, maire de Versailles et député jusqu’à la révolution, précisait qu’il avait

toujours favorisé l’amélioration du sort des ouvriers. Les motifs sous-jacents à ces

arguments étaient parfois explicités  : les expériences passées étaient présentées

comme un moyen pour instaurer la confiance entre électeurs et mandataires, supérieur

à de vagues promesses. « Nous avons eu assez de professions de foi mensongères »,

écrivait un candidat conservateur, « ne jugeons plus les hommes d’après ce qu’ils

promettent, mais d’après ce qu’ils ont déjà fait »36.

17 Parmi les quelques professions de foi autrichiennes disponibles, on trouve aussi des

textes offrant des prises de position très claires. Julius Zerboni déclarait ainsi que son

but était de s’« efforcer de combattre le parti qui […] œuvre pour le renversement de

tout ordre établi, et qui voudrait volontiers planter sur les débris de la monarchie

constitutionnelle le drapeau de la République, voire de l’anarchie la plus effrénée ! »37.

Engelbert Wintersberg, rédacteur du journal démocrate Die Constitution, campait au

contraire le suffrage universel et direct et l’exercice du pouvoir législatif par des

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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représentants du peuple comme les premières de ses revendications, en ajoutant

toutefois qu’il n’entendait pas mettre en question la monarchie constitutionnelle38. En

fait, presque tous soulignaient leur loyauté à la monarchie, donnant une sorte d’image

inverse de l’omniprésence de l’adhésion à la République en France. Les candidats

autrichiens mentionnaient également souvent leurs activités antérieures, mais surtout

celles des quelques mois mouvementés depuis la révolution de mars. Ainsi Albert von

Neuwall, haut fonctionnaire dans l’administration des finances, soulignait qu’il avait

combattu « l’un des premiers » en mars, et qu’il avait donné des preuves de son

dévouement au libéralisme au sein du Comité central des États provinciaux qui avait

siégé à Vienne en avril39.

18 Il était rare pour un candidat de s’appliquer une étiquette politique, sauf si elle n’avait

pas de valeur distinctive. « Je suis républicain » était une formule courante, mais qui en

disait très peu à elle seule ; des formules comme « je suis socialiste », par contre, étaient

assez rares dans les professions de foi40. On utilisait plus volontiers de telles étiquettes

pour caractériser les autres ; mais on en trouve surtout la mention dans des textes qui

n’émanaient pas directement des candidats. Là, on entrevoit des représentations d’une

offre politique composée de groupes distincts et clairement définis, et l’on rencontre

des recommandations sans équivoque. De tels éléments sont presque absents dans les

professions de foi. Une circulaire des comités républicains de Versailles, par exemple,

distinguait les vraies candidatures républicaines de celles des monarchistes déguisés, et

militait surtout contre la réélection prévisible de Remilly et de son collègue Albin de

Berville  : « Pour Représentants  : des Républicains sans antécédents douteux. […]

Placer, pour la Seine-et-Oise, deux anciens députés monarchiques au milieu de nos

Représentants, ne serait-ce pas, si tous les autres départements nous imitaient, poser

dans l’Assemblée constituante un noyau de plus de deux cents membres qui s’y

accroîtrait de tous les autres fauteurs de la monarchie ? »41. L’avenir de la France

dépendait, dans cette perspective, du choix des bons députés selon leurs orientations

politiques.

19 En Autriche, dans un article spécialement adressé aux habitants des campagnes, et

publié peu avant les élections, Moritz Mahler distinguait les « aristocrates » des

« réactionnaires », des « constitutionnels » et des « démocrates ». Il expliquait chacun

de ces termes et concluait sur une recommandation sans ambiguïté pour ces derniers,

en établissant un rapport de causalité entre leur succès électoral et diverses réformes

administratives et sociales en faveur des paysans42. À l’opposé de l’éventail politique, le

publiciste conservateur Franz Pietznigg exhortait dans une brochure à ne voter ni pour

des « sapeurs démocratiques » ni pour des « apôtres de l’éducation du peuple, qui

laissent de côté la religion et la foi »43.

20 Le point commun de ces énoncés repose sur le fait que l’élection de députés est perçue

comme une décision entre représentants de différents programmes ou courants

idéologiques. L’appartenance des candidats à une telle tendance politique apparaît

comme la raison essentielle de la décision électorale. Les paragraphes suivants feront

ressortir le fait qu’une telle vision n’allait pas de soi, et qu’il y avait même des modes

d’argumentation dans lesquels elle ne jouait aucun rôle. À côté des programmes

politiques en effet, et parfois en proportion supérieure, les présentations des candidats

par eux-mêmes comportaient presque toujours la description de leurs compétences, de

leurs qualités morales et de leur caractère. Cette aptitude personnelle pour être

mandataire – la théorie politique libérale parlait de « capacité »44 – comprenait

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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plusieurs dimensions. Parmi elles, le statut économique pouvait à peine être

ouvertement mentionné au printemps 1848. En France, juste après la chute du régime

orléaniste qui avait été si vivement critiqué précisément à cause du système censitaire,

il aurait été très mal à propos d’y insister. De même en Autriche, le discours public était

dominé à ce moment-là par un consensus dans lequel on ne voulait pas entendre parler

d’un cens électoral. La composition réelle de l’offre électorale et les résultats qui seront

présentés plus loin, montrent pourtant que l’aisance économique n’était nullement

devenue sans importance pour ceux qui espéraient briguer un mandat politique.

21 L’éducation supérieure et les connaissances spécifiques n’étaient pas aussi dépréciées

que la mise en avant du statut économique, mais en France au moins, elles semblent

avoir été des propriétés sociales ambivalentes. Si certains candidats y insistaient dans

leur présentation jusqu’à énumérer tous leurs diplômes45, ou mettaient en exergue leur

savoir en accablant leurs lecteurs d’allusions historiques, de notes de bas de page ou de

citations latines46, d’autres blâmaient ouvertement l’élitisme d’un tel comportement.

Dans les sources autrichiennes, de pareilles réserves ne se trouvent que chez les

démocrates les plus radicaux ; mis à part ces derniers, même des publicistes plutôt à

gauche parlaient volontiers de l’éducation (Bildung) comme d’un critère essentiel dans

l’aptitude d’un député, et formulaient des exigences qui excluaient effectivement tous

ceux qui n’avaient pas bénéficié d’une éducation secondaire, voire supérieure, c’est-à-

dire la quasi-totalité de la population.

22 Par contre, on trouve presque partout la référence à des qualités morales, comme le

courage, l’incorruptibilité, le dévouement, l’énergie. Il n’était pas rare d’affirmer

qu’elles étaient plus importantes que la capacité intellectuelle. Ce qui est encore plus

significatif est l’existence de textes entiers où le contenu idéologique est éclipsé par

l’emphase de ces qualités. L’article de Mahler cité plus haut contraste avec une autre

publication du même jour, de l’écrivain Ludwig August Frankl, qui avait pour titre  :« Qui est un député ? ». Il y recense cinq « qualités » nécessaires, à savoir

l’« éducation », la marque d’un « caractère » et de « convictions », l’« éloquence »,

l’« intrépidité » et l’exigence d’une « profession de foi » claire et précise. Le dernier

point constitue bien une référence au programme politique, mais il exige seulement

que le candidat soit en mesure d’en présenter un, sans en spécifier le contenu

souhaitable, ne serait-ce que par une allusion47.

23 À côté des prises de position politiques et de la capacité personnelle, on distingue un

troisième critère  : le souhait, voire l’exigence, de l’appartenance du représentant à la

collectivité qu’il avait à représenter. Cette idée se décline sous plusieurs aspects.

D’abord, on trouve fréquemment évoquées dans les sources tant françaises

qu’autrichiennes les attaches locales des candidats à la région où ils comptaient

recueillir des suffrages. On insistait sur ces attaches précisément lorsqu’elles n’étaient

pas évidentes, par exemple dans le cas de candidats habitant Paris qui soulignaient

leurs origines en Seine-et-Oise. Si la référence territoriale était le plus souvent le

département, dans plusieurs cas une unité plus petite, un arrondissement ou un

canton, a été désignée comme la base de la candidature. Le comité électoral de

Rambouillet s’était donné comme objectif la nomination de deux candidats qui, selon

lui, revenaient à cet arrondissement compte tenu de sa population48. Beaucoup

d’électeurs avaient visiblement du mal à accepter le département comme cadre unique

de la représentation…

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

56

24 Des mécontentements au sujet des circonscriptions se manifestaient plus ouvertement

en Basse-Autriche, les Wahlbezirke étant formés seulement en fonction de la population

et ne correspondant pas aux unités spatiales et sociales auxquelles les électeurs

pouvaient s’identifier. Cependant, les plaintes ne traduisaient pas seulement le désir de

réduire ces découpages électoraux, mais surtout celui d’instaurer une homogénéité à

l’intérieur des circonscriptions. Des pétitions réclamaient la réunion des villes et

bourgs dans des circonscriptions particulières pour que ceux-ci puissent voter

séparément des villages49 ; dans le Wahlbezirk de Perchtoldsdorf, qui incluait une partie

de la banlieue viennoise, c’étaient au contraire des paysans électeurs du deuxième

degré qui se plaignaient d’être mis en minorité par les bourgeois. Le commissaire

chargé de l’élection s’efforça en vain de leur faire comprendre « que dans un État

constitutionnel, il n’y a plus d’états, mais seulement des citoyens égaux en droits »50.

25 À la différence des revendications en faveur de la représentation des arrondissements

en Seine-et-Oise, ces plaintes relevaient d’un refus fondamental du principe du nombre

comme base de la représentation. En arrière-plan, se dessine la notion d’une société

segmentée en « états », qui ne saurait articuler convenablement ses intérêts autrement

qu’à travers ces segments. Dans cette perspective, l’appartenance au même groupe

garantissait la convergence des intérêts, condition d’une représentation efficace. Par

conséquent, de nombreuses voix parmi les électeurs paysans de Basse-Autriche

déclaraient « que le député doit être choisi au sein de l’état paysan »51.

26 Dans le discours de 1848, les critères de « capacité » et d’appartenance sociale n’étaient

pas toujours reliés. Les réappropriations libérales de la notion de « capacité », centrées

sur le revenu et sur l’éducation, servaient en effet d’arguments contre la revendication

de désigner des représentants paysans ou ouvriers. Néanmoins, ces deux idées

puisaient vraisemblablement leur origine commune dans la représentation d’une

structure organique de la société, une conception qui était déjà en voie de disparaître

au XIXe siècle. Dans une société que l’on pensait non pas comme une somme d’individus

en principe égaux, mais comme une addition de petits segments strictement délimités

entre eux mais homogènes, la représentation avait nécessairement une autre

signification, et le choix des représentants devait se dérouler d’une manière

correspondante. Si l’on supposait une identité naturelle aux intérêts des membres d’un

groupe, une élection n’était pas une décision entre des options dont le contenu

différait, mais plutôt la désignation de celui qui, en raison de ses aptitudes et de ses

ressources, était le plus capable de parler au nom de son groupe  : le représentant, pour

ainsi dire, « naturel »52.

Comportements et résultats électoraux

27 Lorsque les électeurs inscrits de la Basse-Autriche furent appelés à désigner les

électeurs du deuxième degré, environ 50 % participèrent en moyenne, avec toutefois de

très fortes variations locales53. Les observateurs bourgeois regardaient ce taux comme

très décevant, ce qui se comprend en comparaison avec celui de plus de 80 % atteint en

France quelques semaines auparavant. Vu autrement, il était loin d’être anormalement

bas ; lors de la première expérience électorale française durant la décennie

révolutionnaire de 1789 à 1799, les taux de participation aux élections nationales

avaient varié le plus souvent entre 30 % et 20 %, et baissé jusqu’à environ 10 % vers la

fin du Directoire54.

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57

28 Dans quelques cas dans la Basse-Autriche de 1848, il est attesté que des communautés

villageoises refusèrent collectivement la participation et affichèrent l’intention

d’envoyer leurs propres émissaires à Vienne pour négocier leurs intérêts. C’était un

refus net du modèle tout entier des élections à la Diète, et surtout de la représentation

sur la base de la population sans respect des corporations existantes. L’abstention

totale de ce type demeura cependant un comportement marginal ; presque partout en

Basse-Autriche, les élections se déroulèrent selon le règlement prévu.

29 Les représentants choisis furent en majorité des paysans – douze sur vingt-deux élus – ;

à côté d’eux on trouve des artisans des petites villes55. Les membres des anciennes

classes dirigeantes, les nobles, militaires, fonctionnaires, titulaires d’une éducation

supérieure, et les grandes fortunes, ne formaient qu’une minorité. Les électeurs des

campagnes avaient en grande majorité rejeté la « capacité » économique et

intellectuelle comme critère de l’aptitude à la députation, et misé sur l’appartenance à

leur propre groupe social, leur « état », comme base d’une représentation fidèle à leurs

intérêts.

30 Si l’on regarde les élections du premier degré, ce constat est encore renforcé. Pour deux

circonscriptions rurales, les documents officiels permettent de comparer directement

la composition sociale des électeurs inscrits avec celle du groupe des électeurs du

deuxième degré. On voit le pourcentage de paysans s’accroître de 58 % des inscrits à

79 % des électeurs du deuxième degré à Baden, de 70 % à 90 % à Neunkirchen. En même

temps, les artisans, qui forment une forte minorité parmi les inscrits, sont visiblement

marginalisés  : leur proportion baisse de 24 % à 9 % et de 21 % à 6 %. Les dirigeants

locaux de la société pré-révolutionnaire, c’est-à-dire les nobles, fonctionnaires

seigneuriaux, et ecclésiastiques, ne jouissent apparemment pas de la confiance des

électeurs paysans. Réunis, ces groupes ne fournissent que 4 % des Wahlmänner à Baden,

chiffre très légèrement supérieur à leur poids numérique parmi les inscrits. À

Neunkirchen, s’ils forment environ 3 % des inscrits, aucun d’eux n’est élu pour

représenter son district électoral56. La composition des électeurs du deuxième degré

dans les autres circonscriptions laisse supposer que le même filtrage eut lieu plus ou

moins partout.

31 Les députés paysans étaient souvent des individus qui s’étaient fait un nom avant la

révolution dans des conflits entre communautés paysannes et seigneuries57. Ce

phénomène se comprend facilement, étant donné que la suppression des droits

seigneuriaux était la revendication principale de presque toute la paysannerie. Il peut

aussi être rapproché, dans une autre perspective, de la relative permanence des élites

politiques locales qui s’observe en Seine-et-Oise  : des leaders ou porte-parole

accoutumés jouissaient des avantages d’une notoriété et d’une confiance déjà acquises,

et peut-être aussi de réseaux relationnels créés avant 184858.

32 Si ce modèle de représentation fondé sur l’appartenance sociale commune était

dominant, il y avait tout de même des cas où la décision avait été prise sans égard à ce

critère, sur la base de programmes affichés. Dans plusieurs circonscriptions, des

intellectuels du courant démocratique révolutionnaire viennois – le juriste Ernst

Violand, les écrivains Johann Umlauft et Franz Schuselka – réussirent à convaincre les

électeurs du deuxième degré, en majorité des paysans. Plusieurs rapports attestent

qu’Umlauft dut son élection à Tulln à son allocution devant l’assemblée électorale, dans

laquelle il avait fermement promis de défendre les intérêts paysans surtout en vue de

l’abolition de la féodalité, et notamment de voter contre tout dédommagement des

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

58

seigneurs pour les redevances foncières supprimées. Il reçut le soutien d’une forte

majorité des Wahlmänner, presque tous paysans ; une minorité d’entre eux protestèrent

toutefois contre son élection, avançant qu’ils ne pourraient accorder leur confiance

« qu’à un homme pris au milieu de nous »59.

33 La Seine-et-Oise offre une image tout à fait différente. Après de longues négociations,

les comités cantonaux avaient arrêté une liste de douze candidats composée de

républicains modérés et de membres des élites politiques en place dans le département,

comme les ex-députés Remilly et Berville. Le commissaire du gouvernement, Hippolyte

Durand, y figurait, mais non pas la plupart des républicains avancés qu’il patronnait. À

côté de deux fermiers candidats du comice agricole, on avait inclus un ouvrier, Victor-

Alfred Lécuyer, bien entendu un homme que l’on ne pouvait soupçonner de

radicalisme60. Les candidats de cette liste furent envoyés à l’Assemblée nationale et

presque 80 % des électeurs inscrits de Seine-et-Oise votèrent61.

34 De prime abord, on est tenté de conclure que les Seine-et-oisiens avaient suivi d’une

manière quasiment mécanique les consignes des notables locaux réunis dans les

comités. Une analyse plus fine des résultats peut relativiser cette interprétation à

plusieurs égards. D’abord, le nombre de voix reçues par les candidats de la liste des

comités cantonaux est fort divergent ; de plus, il faut prendre en compte la

concurrence entre cette liste et plusieurs autres distribuées dans le département, les

candidats récoltant le plus de voix étant portés sur plusieurs listes ou presque toutes.

Là encore, semble-t-il, un nombre non négligeable d’électeurs a utilisé la possibilité de

faire des choix personnels dans la rédaction de son bulletin de vote, en remaniant les

listes disponibles, voire en s’en passant.

35 Les voix pour les divers candidats étaient distribuées très inégalement dans l’espace du

département. Seuls ceux qui avaient été soutenus dans l’ensemble du département

pouvaient espérer obtenir un mandat ; derrière eux se range le groupe nombreux de

tous ceux qui avaient eu des voix dans des espaces plus restreints. Certains

triomphèrent dans un seul canton, alors qu’ils étaient presque inconnus hors de leur

sphère locale ; ainsi François-Parfait Robert, juge à Mantes, qui reçut les voix de 86 %

des votants du canton de Bonnières, mais n’atteignit que 5,7 % dans toute la Seine-et-

Oise. 90 % du total de ses voix se distribuaient sur quatre cantons contigus. Il y avait

plusieurs candidats de ce type dont l’influence se limitait à un arrondissement, voire à

un seul canton ; le scrutin de liste départemental avait cependant atteint son but à cet

égard en assurant qu’une telle notabilité locale ne suffisait plus pour gagner une

élection.

36 Une lecture idéologique du résultat est rendue difficile par le caractère de compromis

de la liste des comités, mais elle est possible, surtout en comparant avec les élections

plus clairement lisibles de 1849. Les plus conservateurs des élus de 1848 seront ensuite

portés sur la liste du « parti de l’ordre » et réélus avec des résultats assez proches de

ceux de 1848. Les républicains de gauche qui, sur la liste « démocrate-socialiste » de

1849, manquèrent de peu l’élection à l’Assemblée nationale, étaient déjà présents dans

les résultats de 1848, juste après les élus, avec un nombre de voix parfois très semblable

à celui de l’année suivante. Ils semblent donc avoir convaincu le même potentiel de

votants au cours de ces deux occasions.

37 Une lecture en fonction des appartenances sociales des candidats montre, à la

différence du résultat de Basse-Autriche, que presque tous ceux qui reçurent un

nombre de voix significatif avaient déjà été des acteurs politiques sous le régime

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

59

précédent. Dans la liste des quarante-huit candidats qui atteignirent le seuil de 5 000

voix, on retrouve douze avocats, avoués ou notaires, qui côtoyaient sept riches

propriétaires terriens et trois entrepreneurs. Six candidats détenaient des postes dans

l’enseignement, du niveau secondaire ou supérieur, tandis que neuf étaient des

journalistes, écrivains ou artistes. L’agriculture était représentée par quatre fermiers,

tous suffisamment aisés pour avoir été électeurs sous la monarchie de Juillet. Les

ouvriers étaient au nombre de trois. Un certain élargissement de la population des

éligibles s’était donc visiblement produit en faveur de ceux qui possédaient des

qualifications intellectuelles. Toutefois, les classes populaires demeuraient à peine

présentes.

38 La présence d’ouvriers, et même l’heureuse élection de Lécuyer, n’est pas comparable

au modèle observé en Basse-Autriche de la représentation des paysans par des paysans.

Lécuyer, à cause de sa nomination par les comités, reçut beaucoup plus de voix que le

département ne comptait d’ouvriers, celui-ci étant peu industrialisé. Son élection

n’était pas le résultat d’une revendication de représentants pris dans les classes

populaires et non dans les élites, comme celle des députés paysans de Basse-Autriche,

mais plutôt celui d’un consensus large dans le discours public, et qui s’avérera

éphémère, sur les formes de la représentation. Le droit de toutes les catégories de la

population à une représentation, même minime, à l’Assemblée nationale est un des legs

de la Seconde République62.

39 *

40 En rédigeant des règles, en organisant les élections, en proposant des candidatures et

en menant la campagne électorale, les élites politiques des deux espaces étudiés ont

offert aux populations qui devaient voter, certaines pour la première fois, non

seulement des options pour une décision électorale, mais également un modèle de

représentation. Ces élites n’étant pas monolithiques, mais divisées en courants

politiques, entre élites anciennes et nouvelles, locales, régionales ou nationales, entre

détenteurs de fonctions publiques ou non, leurs propositions étaient par conséquent

divergentes.

41 En Basse-Autriche, le modèle électoral proposé comportait plusieurs éléments qui

étaient inédits pour les électeurs des campagnes, notamment la représentation sur la

base de la population, au lieu d’une segmentation de la société en « états », et la

revendication de l’appartenance aux élites économiques ou intellectuelles comme

disposition à l’exercice d’un mandat. La première de ces nouveautés était explicite dans

le règlement électoral, la seconde était implicitement omniprésente dans la

communication pré-électorale des élites tant révolutionnaires que conservatrices.

Toutes les deux rencontrèrent un refus accusé. La forme la plus radicale, l’abstention

collective, resta cependant marginale. Les électeurs acceptèrent en majorité les règles

formelles du modèle offert, mais n’ont pas suivi les critères proposés pour leurs choix,

en désignant des « hommes pris au milieu d’eux » aux dépens des candidats issus de la

bourgeoisie intellectuelle ou économique. Les quelques cas dans lesquels des paysans

électeurs du deuxième degré ont soutenu des candidats bourgeois, soit à cause des

programmes proposés par ceux-ci, soit à cause d’autres composantes de leur mise en

représentation, montrent toutefois que les conceptions que les habitants des

campagnes avaient de la représentation n’étaient pas inflexibles. Si l’idée de la

représentation comme projection d’une structure organique de la société constituait le

point de départ de leur réflexion, certains n’étaient pas moins réceptifs à la pratique

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

60

d’une compétition électorale fondée sur des programmes et des positions idéologiques,

comme dans le cas de l’élection d’Umlauft.

42 Les électeurs de Seine-et-Oise, par contre, ont accepté en grande majorité un modèle

électoral qui était, à beaucoup d’égards, un prolongement de celui pratiqué sous le

système censitaire, élargi à de nouvelles couches d’électeurs. Les conceptions de la

nature de la représentation, des devoirs et des qualifications du député avaient

relativement peu changé. Par conséquent, les groupes sociaux dans lesquels on puisait

les candidats restaient sensiblement les mêmes. Pour expliquer la mise en place de ce

modèle sans trop de heurts auprès des catégories de la population nouvellement

appelées aux urnes, on peut avancer la longue expérience d’une partie des élites avec la

pratique des élections de ce type, les réseaux et voies de communication déjà établis et,

en outre, la probabilité d’une familiarisation avec ce modèle d’élection et de

représentation durant les décennies précédentes, même chez ceux que le système

censitaire excluait d’une participation directe.

43 Ce n’est qu’aux marges du processus observable de l’élection que l’on rencontre des

comportements qui révèlent une hésitation à se soumettre au principe du nombre et un

désir de voir l’entourage social direct représenté par l’un de ses membres. Les

candidats qui réclamaient pour eux-mêmes d’être les représentants particuliers de tel

arrondissement ou de tel canton, et dont certains réussirent à dominer les résultats

locaux, en sont un exemple. Un autre, plus significatif encore, est fourni par les voix

isolées en faveur de personnes appartenant à la communauté propre de l’électeur et ne

s’étant jamais portées candidats. On trouve ainsi dans les procès-verbaux détaillés six

voix pour l’adjoint de Pontoise, dix pour un avocat et conseiller municipal de

Rambouillet, parfois même des voix singulières pour tel garde-champêtre ou tel

journalier. Un tel comportement était certes inadapté au mode de scrutin, comme

l’attestent les bureaux électoraux, qui refusèrent parfois froidement d’enregistrer des

votes pour des « candidats non sérieux »63. Ces voix isolées ne pouvaient exercer

aucune influence sur le résultat. Néanmoins, les personnes ayant reçu de tels suffrages

sont au nombre de plusieurs centaines en Seine-et-Oise. Ce comportement déviant

étant celui de centaines ou de milliers d’électeurs, il était donc moins marginal que ne

le font croire les résultats officiels, dans lesquels rien ne laisse entrevoir ce type de

pratique électorale.

44 Au terme de cet article, il est souhaitable de reformuler les objectifs de cette recherche.

Premièrement, il s’agissait de démontrer que pour l’histoire des élections, la nature et

l’enjeu du choix ne doivent pas être un présupposé, mais un objet de recherche. Les

modes de conceptualisation de la relation entre électeurs et élus, de même que les

enjeux des transactions entre eux, étaient et sont historiquement variables. On a vu

qu’au milieu du XIXe siècle, des conceptions très divergentes sur tous ces points

coexistaient, soit dans les attitudes opposées de différents acteurs, soit à l’intérieur de

la pensée d’un même groupe ou d’un individu. Le développement des procédures

électorales, qui n’a pu être abordé ici, est intimement lié à ces changements et

combinaisons conceptuelles. Deuxièmement, cette recherche visait à mettre en relief la

fécondité d’une démarche comparative, principalement sur le plan heuristique. La

comparaison entre les deux cas ouvre à l’analyse des élections autrichiennes des

perspectives et des interrogations inédites à partir des acquis des recherches

françaises. Mais même pour les élections françaises, cette comparaison peut attirer

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

61

l’attention sur des éléments nouveaux, par exemple en montrant que certains

comportements, marginaux en France, étaient fréquents ailleurs, voire dominants.

NOTES

1. . L’auteur tient à remercier Fanny Billod de son assistance généreuse dans l’élaboration de la

version française de cet article.

2. . Ce nom désignera dans cet article l’aire d’application du règlement électoral du 1er juin, c’est-

à-dire la monarchie des Habsbourg sans la Hongrie et la Lombardie-Vénétie.

3. . Raymond Huard, Le suffrage universel en France (1848‑1946), Paris, Aubier, 1991 ; Pierre

Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992 ;

Alain Garrigou, Histoire sociale du suffrage universel en France 1848‑2000, Paris, Seuil, 2002 ; Philippe

Tanchoux, Les procédures électorales en France de la fin de l’Ancien Régime à la Première Guerre

mondiale, Paris, Comité des Travaux historiques et scientifiques, 2004. Parmi les nombreuses

études régionales et locales des élections de 1848, cf. pour une partie de l’ancienne Seine-et-Oise  :Serge Bianchi, « Le phénomène électoral dans le sud de l’Île-de-France sous la Seconde

République », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 16, 1998, p. 13‑30.

4. . Karl Obermann, « Die österreichischen Reichstagswahlen 1848. Eine Studie zu Fragen der

sozialen Struktur und der Wahlbeteiligung auf der Grundlage der Wahlakten », Mitteilungen des

Österreichischen Staatsarchivs, tome 26, 1973, p. 342‑374; Roman Rozdolski, Die Bauernabgeordneten

im konstituierenden österreichischen Reichstag 1848‑1849, Wien, Europaverlag, 1976, p. 42‑83; Wilhelm

Wadl, « Die Wahlen zum Österreichischen Reichstag des Jahres 1848 in Kärnten », Carinthia I.

Zeitschrift für geschichtliche Landeskunde von Kärnten, tome 173, 1983, p. 367‑403; Thomas

Stockinger, « Die Urwahlen zum konstituierenden Reichstag des Jahres 1848 im Spiegel von

Quellen aus nieder-österreichischen Herrschaftsarchiven », Mitteilungen des Instituts für

Österreichische Geschichtsforschung, tome 114, 2006, p. 96‑122.

5. . Thèse de doctorat en histoire soutenue en septembre 2010 à l’Université de Vienne. Une

publication en langue allemande est prévue pour 2012.

6. . Catherine Rollet, Recherches sur la population de la Seine-et-Oise dans la première moitié du XIXe

siècle  : Économie et peuplement, Thèse de 3e cycle sous la direction de Marcel Reinhard, Université

de Paris-Sorbonne, 1970, fo 43 ; Roman Sandgruber, Österreichische Agrarstatistik 1750–1918, Wien,

Verlag für Geschichte und Politik, 1978, p. 222.

7. . Catherine Rollet, Recherches…, thèse citée, fo 61‑62.

8. . André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, Paris,

Armand Colin, 1913.

9. . Patrice Gueniffey, « Le moment du vote. Les systèmes électoraux de la période

révolutionnaire », Revue française de science politique, tome 43, 1993, p. 6‑29, surtout p. 6‑7.

10. . Faute de place pour pouvoir développer ce point, on notera en passant que ces démarches,

surtout lorsqu’elles sont appliquées aux comportements électoraux des couches populaires et/ou

des habitants des campagnes, peuvent aussi s’inscrire dans les débats sur la « politisation » de ces

groupes. Voir dans ce numéro l’article de Laurent Le Gall.

11. . Matthias Weiß, Die Ausbreitung des allgemeinen und gleichen, parlamentarischen Wahlrechts in der

westlichen Reichshälfte der Habsburgermonarchie, Heidelberg/Darmstadt, Studentenwerk, 1965 ; Karl

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

62

Ucakar, Demokratie und Wahlrecht in Österreich. Zur Entwicklung von politischer Partizipation und

staatlicher Legitimationspolitik, Wien, Verlag für Gesellschaftskritik, 1985.

12. . Franz Adlgasser, « Kontinuität oder Wandel? Wahlrechtsreformen und das österreichische

Parlament, 1861‑1918 », Parliaments, Estates and Representation, tome 25, 2005, p. 149‑166. Des

travaux plus vastes dans ce domaine sont en cours par la « Kommission für Geschichte der

Habsburgermonarchie » de l’Académie autrichienne des sciences.

13. . Pierre Bourdieu, « Le mystère du ministère. Des volontés particulières à la “volonté

générale” », Actes de la recherche en sciences sociales, no 140, 2001, p. 7.

14. . Et qui ont été présentés ailleurs au public autrichien  : Thomas Stockinger, « Die Wahlen

zum konstituierenden Reichstag von 1848 in den ländlichen Wahlbezirken Niederösterreichs »,

Jahrbuch für Landeskunde von Niederösterreich, tome 69/71, 2003/05, p. 1‑169.

15. . Cf. Daniel Gaxie, « Le vote comme disposition et comme transaction », in Daniel Gaxie [dir.],

Explication du vote. Un bilan des études électorales en France, Paris, FNSP, 1985, p. 11‑34.

16. . Texte dans Bulletin des lois, no 5, 6 mars 1848, p. 47‑49 ; cf. Alain Garrigou, « Le brouillon du

suffrage universel. Archéologie du décret du 5 mars 1848 », Genèses. Sciences sociales et histoire, no

 6, 1991, p. 161‑178.

17. . Texte dans Sr. k. k. Majestät Ferdinand des Ersten politische Gesetze und Verordnungen für

sämmtliche Provinzen des Oesterreichischen Kaiserstaates, volume 76, Wien, Staatsdruckerei, 1851,

p. 226‑238.

18. . Raymond Huard, « Les pratiques électorales en France en 1848 », in Jean-Luc Mayaud [dir.],

1848. Actes du Colloque international du Cent cinquantenaire, tenu à l’Assemblée nationale à Paris, les 23‑25

février 1998, Grâne, Créaphis, 2002, p. 60.

19. . Arch. dép. Yvelines (Archives départementales des Yvelines), 2M 11/5, Dossier « Votes ».

20. . Silésie et Moravie  : Karl Obermann, « Die österreichischen Reichstagswahlen… », loc. cit.,

p. 352‑353, 355‑359 et 372 ; Carinthie  : Wilhelm Wadl, « Die Wahlen… », loc. cit., p. 380.

21. . Thomas Stockinger, « Die Wahlen… », loc. cit., p. 40 et 106.

22. . Bernard Lacroix, « Retour sur 1848. Le suffrage universel entre l’illusion du “jamais vu” et

l’illusion du “toujours ainsi” », Actes de la recherche en sciences sociales, no 140, 2001, p. 41‑50.

23. . Anne-Claude Ambroise-Rendu, « Les journaux du printemps 1848  : une révolution

médiatique en trompe-l’œil », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 19, 1999, p. 35‑64.

24. . Cf. Yves Déloye, « Se présenter pour représenter. Enquête sur les professions de foi

électorales de 1848 », in Michel Offerlé [dir.], La profession politique, XIXe – XXe siècles, Paris, Belin,

1999, p. 231‑254.

25. . Bibl. nat. (Bibliothèque nationale), Le64 1158 à Le64 1286 ; Arch. dép. Yvelines, 2M 11/5 et 4M

1/43 ; Alfred Delvau, Les murailles révolutionnaires, Paris, Bry, 1852.

26. . Arch. dép. Yvelines, 2M 11/5, Dossier « Correspondance », Dupoty à Durand, 28 mars 1848 ;

4M 1/43, Dossier « Candidats », Guénée à un correspondant inconnu, 5 avril 1848.

27. . Raymond Huard, « Les pratiques électorales… », loc. cit., p. 61.

28. . Sur les élections sous les monarchies censitaires, cf. Laurent Quéro et Christophe Voilliot,

« Travail électoral et pratiques administratives dans le cadre du suffrage censitaire. Enquête sur

un refus », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 26‑27, 2003, p. 131‑147 ; Christophe Voilliot, « Ce que

gagner (une élection) veut dire. Les candidats à la députation de 1816 », Revue d’histoire du XIXe

siècle, no 35, 2007, p. 51‑68 ; Sherman Kent, Electoral Procedure under Louis Philippe, New Haven

(Conn.), Yale University Press, 1937 ; et pour une partie de l’ancienne Seine-et-Oise  : Serge

Bianchi et Xavier Gosset, L’Essonne au milieu du XIXe siècle – Tome 3. Naissances d’une démocratie

électorale. Élections et votes dans l’espace essonnien de la Première à la Seconde République, Ris-Orangis,

Comité de recherches historiques sur les révolutions en Essonne, 2000.

29. . Cinq brochures sont conservées  : ÖNB (Österreichische Nationalbibliothek),

Flugblattsammlung, F 16290 et F 16439 ; WB (Wienbibliothek im Rathaus), Plakatsammlung, Ra

491 et Rb 2204 ; et une insérée dans le journal Ankündigungsblatt, 21 juin 1848, non paginé. Pour

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

63

des attestations de textes disparus, cf. HHStA (Haus-, Hof- und Staatsarchiv Wien), XVI/2, fasc. I/

11, I/14, I/16, I/20 et I/36 ; Thomas Stockinger, « Die Wahlen… », loc. cit., p. 55 et 158‑164 ; Walter

Löhnert, Die unmittelbaren Auswirkungen der Revolution 1848 in Niederösterreich, Thèse sous la

direction de Hugo Hantsch, Université de Vienne, 1949, fo 86 ; Zdenko Sponner, Krems im Jahre

1848, Krems, Stadtmuseum, 1938, p. 34.

30. . HHStA, XVI/2, fasc. I/37.

31. . Paul Bois, Paysans de l’Ouest. Des structures économiques et sociales aux options politiques depuis

l’époque révolutionnaire dans la Sarthe, Le Mans, Mouton, 1960, p. 53.

32. . Jacques Bouillon, « Les démocrates-socialistes aux élections de 1849 », Revue française de

science politique, tome 6, 1956, p. 70‑95.

33. . Bib. nat. Le 64 1176, profession de foi Bellet ; Arch. dép. Yvelines, 2M 11/5, Dossier

« Professions de foi », profession de foi Labiche.

34. . Arch. dép. Yvelines, 4M 1/43, Dossier « Candidats », professions de foi Grattery et

Coffinières. Cf. Mona Ozouf, « Liberté, Égalité, Fraternité », in Pierre Nora [dir.], Les lieux de

mémoire, Paris, Gallimard, 1984‑1992, volume 3, p. 583‑629.

35. . Bib. nat. Le64 1207, profession de foi Dupoty.

36. . Bib. nat. Le 64 1277, profession de foi Remilly ; Arch. dép. Yvelines, 4M 1/43, Dossier

« Candidats », profession de foi Coffinières.

37. . ÖNB, Flugblattsammlung, F 16290. Toutes les citations ont été traduites en français par

l’auteur.

38. . WB, Plakatsammlung, Ra 491.

39. . ÖNB, Flugblattsammlung, F 16439.

40. . À quelques exceptions près, par ex. Arch. dép. Yvelines, 2M 11/5, Dossier « Professions de

foi », profession de foi Guenée.

41. . Arch. dép. Yvelines, 2M 11/5, Dossier « Votes ».

42. . Die Bauernzeitung, no 1, 18 juin 1848, p. 2‑4.

43. . ÖNB, Flugblattsammlung, F 16097.

44. . Cf. Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen…, op. cit., p. 230‑249.

45. . Bib. nat. Le64 1274, profession de foi Quet.

46. . Bib. nat. Le 64 1226, profession de foi François ; Arch. dép. Yvelines, 2M 11/5, Dossier

« Professions de foi », professions de foi Jouvencel et Lebrun.

47. . Sonntagsblätter, no 24, 18 juin 1848, p. 443‑444.

48. . L’Annonciateur de Rambouillet, no 12, 23 mars 1848, p. 1.

49. . Walter Löhnert, Die unmittelbaren Auswirkungen…, thèse citée, fo 89.

50. . HHStA, XVI/2, fasc. I/3.

51. . HHStA, XVI/2, fasc. I/6.

52. . Cf. Christine Guionnet, L’apprentissage de la politique moderne. Les élections municipales sous la

monarchie de Juillet, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 173‑194.

53. . Thomas Stockinger, « Die Wahlen… », loc. cit., p. 43‑49 et 107‑108.

54. . Sur les élections sous la Révolution, cf. Patrice Gueniffey, Le nombre et la raison. La Révolution

française et les élections, Paris, Éditions de l’EHESS, 1993 ; Malcolm Crook, Elections in the French

Revolution. An apprenticeship in democracy, 1789‑1799, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.

Les chiffres cités viennent de l’ouvrage de M. Crook, p. 55. Pour une partie de l’ancienne Seine-et-

Oise, cf. Serge Bianchi, La Révolution et la Première République au village. Pouvoirs, votes et politisation

dans les campagnes d’Île-de-France 1787‑1800 (Essonne et Val-de-Marne actuels), Paris, Comité des

Travaux historiques et scientifiques, 2003.

55. . Thomas Stockinger, « Die Wahlen… », loc. cit., p. 89‑93.

56. . HHStA, XVI/2, fasc. I/1, I/2, I/13.

57. . Ceci est sûr pour Joseph Purker (élu à Horn), Franz Teufel (Ybbs), Egid Fritsch (Zistersdorf)

et Franz Redl (Zwettl)  : HHStA, XVI/2, fasc. I/6, I/36, I/37, I/38.

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58. . On connaît mal l’organisation de la contestation paysanne dans l’Autriche du Vormärz, mais

il y a des indices d’une formation de réseaux intercommunaux  : Viktor Bibl, Die

niederösterreichischen Stände im Vormärz. Ein Beitrag zur Vorgeschichte der Revolution des Jahres 1848,

Wien, Gerlach & Wiedling, 1911, p. 123‑124 ; Helmut Bleiber, « Zur Entwicklung der antifeudalen

Oppositionsbewegung in Österreich vor der Revolution 1848/49 », Zeitschrift für

Geschichtswissenschaft, tome 23, 1975, p. 75‑85, p. 81.

59. . HHStA, XVI/2, fasc. I/18.

60. . L’Annonciateur de Rambouillet, no 16, 20 avril 1848, p. 2.

61. . Arch. dép. Yvelines, 2M 11/5, Dossier « Votes » ; Archives nationales, C 1451.

62. . Cf. Raymond Huard, « Les pratiques électorales… », loc. cit., p. 64 ; Maurice Agulhon, 1848 ou

l’apprentissage de la République 1848-1852, Paris, Seuil, 1992 (1re édition 1973), p. 67.

63. . Arch. nat. C 1451, Procès-verbal Étampes.

RÉSUMÉS

Cet article propose une comparaison entre les élections aux assemblées constituantes de 1848 en

France et en Autriche, du point de vue des critères reconnus et validés par les différents groupes

d’acteurs pour effectuer leurs choix électoraux. Si dans certains discours, les programmes et

positions idéologiques des candidats apparaissent comme la raison essentielle de ces choix, cette

perspective coexiste avec d’autres dans lesquelles l’aptitude personnelle et/ou l’appartenance à

un groupe local ou social déterminé éclipsent le contenu idéologique de l’offre politique.

Effectivement, les nouveaux électeurs paysans de la Basse-Autriche rejetèrent en majorité les

arguments qui leur avaient été proposés par les élites, pour choisir des représentants au sein de

leur propre «  état  ». En revanche, les électeurs du département de Seine-et-Oise acceptèrent en

majorité un modèle électoral qui prolongeait à bien des égards celui pratiqué sous le système

censitaire  : les députés qu’ils désignèrent avaient presque tous déjà été des acteurs politiques

reconnus sous la monarchie de Juillet.

This article offers a comparison between the elections to the constituent assemblies in France

and Austria in 1848, focussing on the criteria for the electoral decision recognised by various

groups of participants. While in some discourses, the candidates’ ideological positions and

programmes appear as the essential reason for a choice between them, this perspective coexists

with others in which arguments of personal aptitude and/or of membership in a local or social

collective outweigh the ideological content of the candidacy. In fact, the newly enfranchised

peasant voters of Lower Austria mostly rejected the criteria set out by the elites, opting instead

to choose representatives from within their own “estate”. In contrast, the voters of the

department of Seine-et-Oise largely accepted an electoral model which in many regards was a

continuation of the one practised under the census system. Their deputies were almost all taken

from the levels of society which had already been recognised political participants under the

monarchy.

Der Aufsatz vergleicht die Wahlen zu den verfassunggebenden Versammlungen von 1848 in

Frankreich und in Österreich unter dem Gesichtspunkt der von unterschiedlichen Akteuren und

Akteursgruppen anerkannten Kriterien für die Wahlentscheidung. Während in manchen

Diskursen die ideologischen Positionen und Programme der Kandidaten als wichtigster Grund

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

65

der Auswahl erscheinen, bestehen neben dieser Sichtweise auch andere, in denen Argumente der

persönlichen Eignung sowie der Zugehörigkeit zu einem bestimmten räumlichen oder sozialen

Kollektiv den ideologischen Gehalt der Bewerbungen in den Hintergrund drängen. Letztlich

verwarfen die neuen bäuerlichen Wähler Niederösterreichs in großer Mehrheit jene Kriterien,

die ihnen von den Eliten vorgegeben wurden, und beharrten auf der Wahl von Vertretern aus

ihrem eigenen «  Stand  ». Hingegen akzeptierten die Wähler des Départements Seine-et-Oise

überwiegend ein Wahlmodell, das in vielerlei Hinsicht an jenes anschloss, das sich unter dem

zensitären System entwickelt hatte. Ihre Abgeordneten stammten fast alle aus jenen Schichten

der Gesellschaft, die bereits unter der Monarchie als politische Akteure anerkannt gewesen

waren.

AUTEUR

THOMAS STOCKINGER

Chercheur à l’Université de Vienne

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

66

Cormenin et la formalisation dudroit de l’électionThe formalization of french electoral law by Cormenin

Die Formalisierung des französischen Wahlrechts durch Cormenin

Christophe Voilliot

1 Même s’il n’existe aucun travail universitaire qui lui soit spécifiquement consacré, les

historiens du droit administratif français n’hésitent pas à considérer Louis-Marie de

Cormenin comme l’un des « pères fondateurs » de leur discipline. « De nombreux

publicistes tiennent pour pères fondateurs du droit administratif trois figures célèbres,

mais ô combien différentes par leur histoire et leur personnalité  : Joseph-Marie

Gérando, baron de Rathsamhausen, Louis-Marie de La Haye, vicomte de Cormenin, et

Louis-Antoine Macarel » note par exemple Gilles J. Guglielmi1. Dans cette

historiographie encore en devenir2, la contribution essentielle de Cormenin à la

formalisation du droit de l’élection, c’est-à-dire la transformation de règles éparses en

un ensemble hiérarchisé de normes applicables aux opérations électorales, est

néanmoins restée jusqu’à présent dans l’ombre. C’est ce point que nous souhaiterions

développer dans cet article en proposant une analyse des conditions dans lesquelles

Cormenin a été amené à concevoir le droit de l’élection comme une partie de ce droit

administratif en construction. Cette analyse repose à la fois sur la lecture d’un corpus

de textes mais aussi sur la prise en compte des expériences pratiques et de la trajectoire

sociale de l’auteur. Il n’est en effet pas indifférent de constater que Cormenin réussit à

occuper tout au long de sa vie publique des positions importantes dans des univers

sociaux à la fois distincts et congruents. Pour lui comme pour d’autres3, ses écrits sont

ainsi difficilement séparables de ses expériences pratiques des luttes politiques et

électorales. Par conséquent, il n’est pas possible de l’appréhender dans la seule

perspective d’une histoire interne du droit administratif. C’est bien plutôt à la mesure

de l’ensemble de sa « surface sociale »4 que nous nous attacherons dans les lignes qui

suivent. En procédant de la sorte, il apparaît en effet possible de comprendre pourquoi

et comment le droit est apparu dès le premier XIXe siècle comme un outil essentiel pour

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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parfaire les procédures électorales et en faire un instrument de légitimation des

positions électives d’État.

Député, jurisconsulte et pamphlétaire

2 Il est nécessaire de revenir sur la trajectoire biographique de Cormenin pour mieux

apprécier ce que le juriste doit à l’homme politique et vice versa. Cette démarche,

somme toute assez banale pour les sciences sociales, n’a pas pour autant été toujours

suivie avec la rigueur nécessaire5. Les spécialistes de droit administratif s’en tiennent

généralement à l’exégèse des écrits juridiques ; quant aux biographes, ils montrent peu

d’appétence à l’égard des savantes constructions du jurisconsulte. « Sans négliger le

rôle considérable de Cormenin dans la construction du droit administratif français,

note ainsi Paul Bastid dans l’introduction de son ouvrage, je me suis attaché au cours

des pages qui vont suivre à l’ensemble de son activité, et spécialement à son activité

politique, qui ne fait d’ailleurs qu’épanouir sa carrière de savant »6.

3 Né le 6 janvier 1788 à Paris (paroisse de Saint-Nicolas-des-Champs), Louis-Marie de la

Haye de Cormenin est issu d’une famille noble dont les propriétés étaient situées dans

l’actuel département du Loiret7. Après des études au lycée Louis-le-Grand, il suit les

cours de l’École de droit créée dans la capitale en 1806. Ayant obtenu sa licence, il est

reçu avocat stagiaire en 1807, mais doit alors rejoindre les rangs de l’armée dont il est

réformé pour myopie le 1er juin 1808. Il est nommé auditeur au Conseil d’État dans la

promotion du 19 janvier 18108. À ce titre, il devient en 1813 commissaire pour le

recrutement et les subsistances dans le Sud-ouest9. Maintenu au Conseil d’État sous la

Restauration10, avec le rang de maître des requêtes surnuméraire, par une ordonnance

royale du 5 juillet 1814, il est attaché au « comité contentieux des départements »11.

C’est dans ce cadre qu’il acquiert rapidement une maîtrise impressionnante de la

jurisprudence administrative. Le fonctionnaire se mue alors en jurisconsulte, si l’on en

croit René de Lacharrière  : « Cet esprit actif et enthousiaste, toujours débordant d’idées

et de projets, fut pendant près de quinze ans presque exclusivement absorbé par sa

tâche de maître des requêtes et par les recherches juridiques qu’elle lui inspirait. La

plupart des décisions importantes du Conseil d’État pendant cette période furent

rendues à son rapport. Il arriva ainsi à connaître la jurisprudence mieux que personne

et se trouva désigné pour en présenter les solutions »12. Fait baron héréditaire par Louis

XVIII le 11 avril 1818, il est autorisé par Charles X à porter le titre de vicomte en 182613.

Malgré ces services rendus, il n’est pas promu au rang de conseiller d’État, comme il

l’espérait vraisemblablement, en 1828. Entre-temps, il est vrai, il s’était fait nommer à

la Chambre des députés14 et la presse de l’époque ne manqua pas de faire le lien entre

les deux événements  : « S’il y avait un homme qui par ses talents, ses services, ou

plutôt ses travaux méritait d’être appelé au Conseil, c’était M. de Cormenin qui y exerce

depuis si longtemps les fonctions de maître des requêtes et dont le nom est devenu une

espèce d’autorité. Mais M. de Cormenin est député  : il s’est engagé à se soumettre à une

nouvelle réélection s’il était promu par le gouvernement à des fonctions supérieures à

celles qu’il occuperait au moment de sa nomination ; et le ministère a mieux aimé

commettre une notoire injustice, que de mettre en pratique un principe sans lequel il

n’y aura jamais de véritable indépendance pour les députés et de garantie réelle pour

les contribuables »15.

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4 Bien que proche des ténors de l’opposition « libérale » – il est un des signataires de

« l’Adresse des 221 » –, il refuse, selon l’Encyclopédie des gens du monde16, le portefeuille

du Commerce et des travaux publics au sein du gouvernement provisoire formé le

30 juillet 1830. Il démissionne de son poste au Conseil d’État et renonce également à son

mandat de député le 12 août, après la proclamation de la nouvelle dynastie. Mais cette

double démission ne met pas fin à sa carrière politique, bien au contraire. Élu député

par les électeurs de l’arrondissement de Belley dans le département de l’Ain le 5 juillet

183117, il se transforme en adversaire résolu du nouveau régime et de son personnel

politique18. Son activité parlementaire est toutefois assez limitée. « Il se bornait à jeter

dans l’urne sa boule noire, à chaque mesure proposée par le gouvernement » estime

ainsi un de ses contemporains, Eugène de Mirecourt19. C’est donc surtout comme

pamphlétaire et particulièrement sous le pseudonyme de Timon que Cormenin se fait

alors connaître de ses concitoyens. Limitant volontairement le tirage de ses brochures à

mille exemplaires, il en multiplie les éditions, toutes différentes. « Quand ce millier se

trouvait épuisé, son plus grand plaisir était de reprendre à nouveau son travail,

aiguisant et affinant de plus belle ses phrases acérées, et y ajoutant des considérations

empruntées aux faits du jour »20. Nonobstant le goût ancien et attesté de Cormenin

pour l’écriture, cette activité littéraire lui assure des revenus confortables avec lesquels

il finance des œuvres de bienfaisance21. Aux élections générales de 1834, Cormenin est

élu dans la Sarthe (arrondissement du Mans) et dans l’Yonne (arrondissement de

Joigny)22. Il opte pour ce dernier, où la famille de son épouse possédait des terres, dans

la commune de Villiers-sur-Tholon. Il est réélu à Joigny en 1837, en 1839 et en 1842

mais battu en 1846. La révolution de février 1848 aura donc pour lui un parfum de

revanche. Dès le 27, il est nommé conseiller d’État et le lendemain président de cette

assemblée23. Élu représentant à l’Assemblée constituante par quatre départements en

avril24, il démissionne derechef du Conseil d’État  : « Dès la réunion de l’Assemblée

Nationale, M. CORMENIN, représentant du peuple, voulant conformer sa conduite à ses

opinions précédentes sur le cumul, avait donné sa démission de président du Conseil

d’État. Le Ministre avait engagé M. CORMENIN à ne pas insister ; mais, quoique la loi du

14 juin dernier, sur les incompatibilités, vienne d’autoriser M. CORMENIN à garder ses

fonctions, il n’en a pas moins cru devoir persister dans sa démission. En l’acceptant,

M. le Ministre a exprimé à M. CORMENIN tout le regret qu’il ressent à le voir abandonner

la présidence du Conseil d’État »25.

5 Le 5 mai 1848, Cormenin est élu vice-président d’une assemblée dont il présidera

également la commission de Constitution26. Il donne sa démission de représentant le

20 avril 1849, ayant été élu par l’Assemblée membre du nouveau Conseil d’État où il

présidera la section du contentieux27. Le 2 décembre 1851, le Conseil d’État est dissous

par la volonté de Louis-Napoléon Bonaparte. Cormenin fait partie des dix-neuf

conseillers qui protestent contre ce coup de force  : « Les soussignés, membres du

Conseil d’État, élus par les assemblées constituante et législative, s’étant rendus,

nonobstant le décret en date du 2 décembre, au lieu de leurs séances et l’ayant trouvé

entouré par la force armée qui leur en a interdit l’accès, protestent contre l’acte qui a

prononcé la dissolution du Conseil d’État et déclarent n’avoir cessé leurs fonctions

qu’empêchés par la force »28. Cormenin aurait également refusé le siège de sénateur qui

lui est néanmoins proposé29. Il retrouve ensuite un poste au sein du Conseil d’État

réformé par la constitution impériale du 14 janvier 1852. Il y est nommé le 31 juillet

1852, à la suite de « l’affaire Reverchon »30 et siège à la « section de l’intérieur, de

l’instruction publique et des cultes ». Il est nommé par décret membre de l’Académie

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des sciences morales et politiques le 14 avril 1855 au sein de la sixième section

nouvellement créée31. Il meurt à Paris le 6 mai 1868.

Une contribution méconnue

6 Essayons pour commencer de recenser les causes probables de l’oubli dans lequel sont

tombées les pages consacrées par Cormenin au droit de l’élection. Elles sont, me

semble-t-il, au nombre de trois  : le caractère « présentiste »32 du droit électoral qui se

focalise, pour des raisons pratiques évidentes, sur le droit positif et qui, sauf

exceptions, ignore ses fondements doctrinaux et jurisprudentiels ; le manque d’intérêt

des politistes, et plus généralement de l’ensemble des spécialistes des questions

électorales, pour les élections au suffrage censitaire dont on n’imagine pas toujours que

certaines des règles aient pu survivre à l’instauration du suffrage universel ; les aléas

des éditions successives du traité33 de droit administratif de Cormenin34. Cormenin ne

développe véritablement la question électorale que dans la quatrième35 et surtout dans

la cinquième édition36, à l’aune de la jurisprudence accumulée durant les années qui

précèdent. Comme il le souligne d’ailleurs en préambule, « les élections municipales,

départementales et parlementaires constituent la matière abondante d’un contentieux

nouveau »37. Alors que cette question n’était absolument pas abordée dans l’édition de

182238, les trois chapitres complets de la cinquième édition du Droit administratif, le

vingt-troisième consacré aux « élections municipales », le vingt-quatrième consacré

aux « élections départementales » et le vingt-cinquième consacré aux « élections

parlementaires » constituent un ensemble cohérent et une contribution de premier

ordre à la mise en forme d’un droit de l’élection.

7 Que ce soit pour les élections municipales ou les élections départementales, l’exposé de

Cormenin ne suit que partiellement le déroulement des opérations électorales. Il

commence par la confection des listes mais termine le chapitre XXIII par l’étude du

« renouvellement des conseillers », le chapitre XXIV par celle par de la validation des

opérations et le chapitre XXV par celle du cens. En application de sa conception du

droit administratif comme « science véritable et complète qui touche, d’un côté, au

droit civil et, de l’autre côté, au droit politique »39, Cormenin fait un large emploi de la

jurisprudence disponible, celle des Conseils de préfecture et du Conseil d’État pour les

élections municipales et départementales, celle de la Chambre des députés pour les

élections parlementaires et celle des Cours royales et de la Cour de Cassation pour les

questions très complexes relatives au cens électoral40. « Si quelques matières, jadis

abondantes, se tarissent, d’autres les remplacent »41, note Cormenin. C’est assurément

le cas de la jurisprudence relative aux élections qui, en 1840, est une jurisprudence

récente42 dont la quasi-totalité est postérieure à la première édition de son traité

(1822). Pour les élections municipales, elle résulte essentiellement de la mise en œuvre

de la loi du 21 mars 1831, pour les élections parlementaires de la loi du 19 avril 183143 et

pour les élections départementales (conseils généraux et conseils d’arrondissements)

de la loi du 22 juin 183344. Une partie de la jurisprudence antérieure, très souvent liée

aux élections législatives très disputées de 182745, est aussi mobilisée. Pour comprendre

l’importance que Cormenin accorde à cette jurisprudence, il faut se référer à

l’introduction générale du traité dans laquelle il précise son point de vue  : « la

Jurisprudence est une seconde législation ; elle est même quelquefois presque toute la

législation. Elle est, surtout par le nombre et la solidité de ses précédents, la gardienne

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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la plus sûre des attributions de la juridiction administrative »46. C’est donc en utilisant

cette jurisprudence que Cormenin étaye de considérations multiples les grands

principes qu’il dégage pour chacun des points abordés. Sa logique d’exposition est

constante et repose sur un mode hypothético-déductif. Il expose un principe et décline

ensuite plusieurs propositions qui sont sensées en découler logiquement. En voici un

exemple  : « VIII. Du principe que la matière est d’urgence et qu’il faut statuer

sommairement et à peu de frais, il suit  : Que le ministre de l’Intérieur, les conseillers et

les tiers, doivent former leurs recours dans les trois mois, à partir de la connaissance

qu’ils ont eue de la décision du Conseil de préfecture »47.

8 Cette distinction entre principes et propositions n’est cependant pas toujours d’une

rigueur absolue48. Ainsi, dans le chapitre XXIII, Cormenin érige en principe « que

l’élection doit être maintenue, toutes les fois que la majorité est acquise, déduction

faite des suffrages entachés de nullité » et en déduit, entre autres, que « l’admission de

deux bulletins ne portant que des prénoms, n’annule pas les opérations électorales »49.

Mais dans le chapitre suivant, ce principe devient conséquence ; Cormenin expose

certes que « l’élection doit être maintenue lorsque la majorité est acquise, déduction

faite des bulletins argués de nullité », mais c’est une proposition déduite « du principe

qu’il faut, quelles qu’elles soient, respecter les majorités acquises sans fraude ni

violence »50, principe qui sera exposé de manière plus concise à propos des élections

parlementaires, Cormenin utilisant alors l’expression de « majorité réelle »51. Le plus

souvent, mais pas de manière systématique, ces propositions renvoient à des cas

d’espèce. La plupart des notes infrapaginales mentionnent ainsi l’intégralité des

références jurisprudentielles disponibles, indice de la volonté de l’auteur

d’appréhender la totalité d’un droit électoral qui ne dit pas encore son nom. Mais cette

aspiration à la totalité se combine avec une vision évolutionniste du droit qui incite

Cormenin à la plus grande modestie au regard du tribunal de l’histoire  : « La

jurisprudence administrative que nous exposons, aura ses évolutions de formules, de

règles et de matières. Moins que personne, nous ne pouvons espérer de durer toujours.

Tout passe, toute œuvre de l’homme, comme l’homme lui-même, ne vit que son temps

et ce temps est court. Mon livre qui embrasse l’histoire jurisprudentielle d’un quart de

siècle et qui m’a coûté tant de méditations, de labeurs et de veilles, que sais-je ce qu’il

vaut et ce qu’il peut vivre ? Je n’ai guère été que le tailleur de pierre et le maçon d’un

édifice plus régulier qu’après moi dresseront les architectes. Mais dût mon nom ne se

lire un jour qu’à demi effacé sous les fondements du Droit administratif, je n’en

demande pas davantage »52. Précisons, pour être complet, que chaque chapitre est

assorti d’une courte bibliographie dont les références sont indiquées, même en tenant

compte des standards de l’époque, avec une certaine désinvolture…

9 Le traité de Cormenin est loin d’avoir l’aridité de certains des volumes de ses

contemporains. En effet, bon nombre de notes offrent au lecteur des considérations qui,

si elles n’apportent pas grand-chose au raisonnement juridique, donnent à voir le point

de vue de l’auteur. Ces glissements permanents entre l’objectivité du jurisconsulte et la

subjectivité de l’homme de pouvoir sont trop nombreux pour que l’on puisse les

considérer comme des accidents rédactionnels. Sans préjuger des intentions de

l’auteur, force est de constater qu’il tente d’apporter de la consistance aux principes

« libéraux » évoqués dans l’introduction générale  : « L’élu étant l’homme des électeurs,

on présume la bonne foi de l’élection jusqu’à la preuve contraire. On n’annule que les

opérations électorales évidemment rusées par la fraude ou dominées par la violence.

On défalque les bulletins contestés, et si la majorité subsiste, on déclare l’élection

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

71

valable. C’est une matière plutôt d’équité que de droit strict, plutôt administrative que

judiciaire, et plutôt encore politique qu’administrative »53. L’intervention des autorités

judiciaires, écho de la bataille de 1827 sur la vérification des listes électorales, lui

semble un principe en mesure de garantir les droits des électeurs. C’est en ce sens qu’il

estime « que les droits électoraux doivent être placés sous la protection d’une autorité

indépendante »54.

10 La matière évoquée par Cormenin est vaste, elle fait écho en bien des points aux

pratiques électorales de l’époque. Sont ainsi évoquées les réunions préparatoires que

l’auteur définit comme des « essais extra-légaux qui ont pour but de faciliter et de hâter

l’opération légale en la concentrant » et dont il admet qu’elles peuvent servir à

« dégager les candidatures » sans porter atteinte au « secret, à la liberté ou à la

sincérité des suffrages »55. En affirmant sans ambiguïté que le président d’un collège

électoral « doit s’abstenir de faire des allocutions politiques »56, Cormenin souligne a

contrario le rôle de ces présidents dans la recommandation des candidats ministériels.

« On a prétendu que discourir n’était pas délibérer ; mais discourir, c’est énoncer une

opinion. Énoncer une opinion, c’est discuter, et ce qui est pis, c’est discuter sans

adversaire possible ; car, répliquer, ce serait délibérer, et toute délibération est

interdite. La parole serait donc exclusivement à tous les présidents définitifs de

collèges, et, par voie d’analogie, à tous les présidents provisoires, et à tous les juges de

paix de canton, et aux maires des trente-huit mille villages qui voudraient s’aviser de

faire, dans les élections parlementaires, départementales et communales, un petit

cours de politique à l’usage et au profit de leurs opinions personnelles. La minorité

opprimée n’aurait pas la réplique, et le président, qui doit maintenir l’ordre, le

troublerait. Les bienséances et l’équité ne permettent pas ces sortes d’allocutions »57.

11 Le lecteur attentif trouvera sous la plume du député de l’Yonne l’origine

jurisprudentielle de la non-comptabilisation des votes blancs, règle bien établie

aujourd’hui mais dont la généalogie est souvent mal connue58. « Du principe qu’il n’y a

que les suffrages exprimés qui puissent être comptés, nous dit Cormenin, il suit qu’il n’y

a pas lieu de supputer les billets blancs »59. Et comme si l’exposé du principe n’était pas

assez clair, il insiste  : « Un billet blanc n’est pas un billet écrit, et la loi exige un billet

écrit. Un billet blanc n’est pas un suffrage matériellement ni moralement exprimé, et la

loi exige des suffrages exprimés. Un billet blanc ne peut être lu à haute voix, et la loi

veut que les bulletins soient lus à haute voix. Enfin, un billet blanc, mille billets blancs,

dix mille billets blancs ne sauraient faire un député, et la loi veut faire des députés. Un

billet blanc ne porte aucun nom et le président ne peut proclamer que des noms. Un

billet blanc n’écrit rien, ne signifie rien, n’exprime rien, donc il n’est pas un suffrage

exprimé »60. Cette question est exemplaire de la manière dont Cormenin interprète les

sources du droit électoral. À l’argumentation proprement juridique – « la loi veut

que… » – et aux références jurisprudentielles nombreuses (« V. Chasles, Rimbaud, 1831,

et Harlé, 1833, V. ordonn. Du 19 mai 1835 (Rigal). V. J. Lefevre, Malleville, Formon et

Nicod, Drault, Flourens, M. 1838, Flourens, p. 472 ») se superpose une conviction

profonde qui s’exprime avec force  : « Un billet blanc… ne saurait faire un député ». Que

la conviction d’un seul homme soit devenue une règle intangible, appliquée encore

presque cent soixante-quinze ans plus tard, méritait d’être souligné.

12 C’est en parlementaire averti que Cormenin expose également la manière dont la

Chambre des députés, seule juge de l’élection de ses membres, valide ou non les

mandats des parlementaires. « La Chambre respecte dans le corps électoral la source de

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ses pouvoirs. Mais son omnipotence éclate pour ainsi dire malgré elle, et lorsqu’un

citoyen a été élu par une majorité suffisante, encore bien que le bureau n’ait pas

reconnu son droit, et même qu’il ait refusé de le réclamer, la Chambre n’hésite pas à

dire son élection valable. Elle a hâte d’arriver à sa constitution définitive, et d’ailleurs

elle ne crée pas un droit, elle le déclare ; elle ne nomme pas, elle vérifie ; elle ne procède

pas à une élection, elle supplée à une omission ; elle ne fait pas un député, elle met en

lumière et en exercice celui qui a été élu et qui aurait dû être proclamé »61.

13 Le fait majoritaire et les considérations partisanes ne permettent pas d’assimiler la

procédure de validation à un jugement sur le fond, sans pour autant que l’arbitraire y

règne de manière scandaleuse. « La jurisprudence de la Chambre n’est pas une

jurisprudence de droit strict, mais d’équité. Elle s’attache moins à la lettre qu’à l’esprit,

et elle considère l’observation des formes, la bonne foi de l’opération et le vœu de la

majorité. La Chambre ne motive pas ses solutions ; plusieurs de ses membres se

déterminent, indépendamment du point de droit, par leurs affectations politiques ou

par leur répugnance pour l’opinion du député élu, ou même pour sa personne. Mais,

dans une grande assemblée, la généralité cède d’ordinaire à un sentiment d’équité, et

les solutions de la Chambre en sont empreintes, il faut en convenir. Il est donc utile de

rappeler les précédents pour servir de guides, sinon de juges, d’analogues, sinon de

décisoires dans les cas semblables »62.

14 La comparaison minutieuse des chapitres consacrés au droit de l’élection, qui reposent

tous trois sur les mêmes principes, fait apparaître un décalage subtil dans le degré de

tolérance de l’auteur vis-à-vis de pratiques déviantes. Tout se passe comme si

l’opposition entre les villes et les campagnes63 structurait plus que de nécessaire, en

droit en tout cas, les démonstrations successives. Ainsi Cormenin fait-il preuve d’une

grande sévérité quant aux débordements susceptibles d’affecter les collèges électoraux

en charge de la nomination des députés. « Un collège électoral n’est pas une arène où

les partis doivent se prendre aux mains et se jeter des injures ou des obscénités au

visage, dans la personne de leurs candidats. Il ne doit sortir de l’urne que des noms et

rien de plus. Le droit et le devoir du bureau est d’omettre, en proclamant le nom, toutes

les qualifications louangeuses ou injurieuses, également blessantes pour les opinions

contraires qui se disputent la victoire. L’addition de ces inutilités ou de ces

inconvenances, ne donne aucune certitude de plus à la désignation du candidat. Elle ne

sert qu’à exprimer des répugnances politiques ou personnelles sous le voile de

l’anonyme, à faire ressortir des engagements de parti, honorables ou peu honorables, à

divulguer indirectement le secret des votes, à exciter du scandale, des récriminations et

des rixes, à troubler la solennité grave de l’opération électorale, la première et la plus

importante de toutes les opérations civiques »64. Inversement, s’agissant des bureaux de

vote en charge des opérations électorales pour désigner les conseillers municipaux, une

plus grande largesse d’appréciation est de mise « car ce sont là, dans les élections

rurales surtout, toutes questions intentionnelles et de bonne foi »65. Aussi, il n’y a pas

lieu de s’alarmer et surtout d’annuler ces élections si, par exemple, la table du vote

était adhérente au bureau, mais couverte d’un garde-vue », si des étrangers, des

gendarmes ou des gardes nationaux armés étaient présents dans le bureau de vote, etc.

Peu importe que des mandataires peu scrupuleux abusent d’électeurs incapables par

eux-mêmes de rédiger leurs bulletins, « car comment, avec le secret des votes et

l’exercice mystérieux du mandat, vérifier le fait ? C’était d’ailleurs aux électeurs

illettrés à mieux placer leur confiance »66, souligne Cormenin. Même s’il ne l’exprime

jamais de manière explicite, l’auteur suggère ainsi à de nombreuses reprises que les

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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électeurs des campagnes sont loin de maîtriser comme ils le devraient les procédures

électorales  : « Dans la plupart des élections rurales, on jette les billets tout simplement

dans le premier chapeau venu »67, explique-t-il par exemple à propos des élections

municipales de Siarrouy (Hautes-Pyrénées). Dans ces conditions, l’annulation des

opérations électorales ne saurait résulter que de circonstances exceptionnelles  :« oppression de la liberté, gêne du vote, terreur révérencielle »68.

15 Enfin, le lecteur du traité, s’il est contemporain de ces lignes et qu’il n’ignore pas le rôle

décisif joué par Cormenin en mars 184869, trouvera matière à s’interroger sur le trente-

deuxième paragraphe du vingt-cinquième chapitre  : « Du principe que l’électorat est le

droit commun, et que la restriction à l’électorat est l’exception » ; et sur la proposition

conséquente  : « dans le doute, les exceptions doivent plutôt se restreindre que

s’étendre »70. Un tel enchaînement logique peut être lu de deux manières  : de manière

pragmatique pour justifier un certain nombre de décisions individuelles dont Cormenin

donne par suite les attendus, mais aussi de manière principielle comme un plaidoyer

pour l’extension des droits politiques. Une des notes infrapaginales relative à ce

paragraphe fournit une clef de lecture, Cormenin s’y félicite que « la loi dans son esprit,

et la Chambre dans ses applications, donnent faveur aux interprétations les plus

libérales, en matière d’électorat et d’éligibilité »71. C’est sans doute un bon résumé de sa

philosophie du droit de l’élection et l’indice du combat politique qu’il entendait mener,

y compris dans ses activités de jurisconsulte, en faveur de la liberté et de l’extension du

droit de vote.

La tentation du magistère

16 Comme le suggérait Pierre Bourdieu, il est préférable de ne pas séparer l’étude de

« l’activité de formalisation » de celle des « intérêts sociaux des agents formalisateurs »72. Or, comme nous venons de le constater, Cormenin n’était pas un simple compilateur

d’une jurisprudence qui aurait été étrangère à ses expériences pratiques. Sa vision des

élections, et des normes qu’il convenait de leur appliquer, doit donc être appréhendée à

la lumière des transformations des configurations électorales de la monarchie de

Juillet73.

17 Bien qu’ayant à plusieurs reprises laissé porter sa candidature dans différentes

localités, c’est surtout comme député de l’arrondissement de Joigny (Yonne) que

Cormenin siège à la Chambre, de 1834 à 1846. Dans le collège électoral de cet

arrondissement, il sera systématiquement opposé à des « candidats ministériels ». En

1834, il affronte Louis Verollot74, député sortant qui faisait partie de la majorité

ministérielle75, et est élu à l’issue du second tour de scrutin par 129 voix contre 119 à

son adversaire76. En 1837, il affronte le baron Séguier, conseiller à la Cour royale de

Paris, candidat ministériel certes, mais sans doute en partie « malgré lui » comme l’écrit

le ministre de l’Intérieur au sous-préfet de Joigny  : « Il est bien regrettable que M.

Séguier refuse obstinément d’entrer en concurrence avec M. de Cormenin, puisqu’il

persiste malheureusement dans ses répugnances pour la candidature, la cause

constitutionnelle n’en doit pas pour cela être abandonnée  : occupez-vous donc avec

soin de me faire connaître la situation des différents candidats qui, à défaut de M.

Séguier, pourraient défendre contre le député pamphlétaire nos Institutions et la

dynastie sur laquelle elles reposent77 ». La Gazette de France se fait l’écho de cette valse-

hésitation en publiant le 27 octobre une lettre du baron Séguier dans laquelle il enjoint

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le rédacteur de ce journal « de ne pas [l’]arracher à des fonctions remplies avec

conscience, à des études suivies peut-être avec honneur, pour [le] jeter dans l’arène

politique comme le protégé de M. le baron Thénard, dont [il] s’estime toujours heureux

d’avoir l’amitié et l’appui, ou comme le candidat du gouvernement du Roi, au nom du

quel [il] s’honore de rendre la justice ». Les hésitations du baron Séguier laissent des

espérances à d’autres candidats78, et la dispersion des suffrages qui s’ensuit s’avère

fatale au candidat ministériel. Avec 169 suffrages contre 82 au baron Séguier, 40 au

baron Collibeaux de Champvallon et 35 à Durand-Prudence, Cormenin est facilement

réélu dès le premier tour de scrutin79.En 1839, c’est de nouveau le baron Séguier qui est

le candidat soutenu par l’administration préfectorale, suivant en cela les

recommandations du ministre de l’Intérieur, le comte de Montalivet  : « Monsieur le

sous-préfet, j’apprends que M. Séguier que l’administration pouvait seul opposer avec

quelques chances de succès à M. de Cormenin dans l’arrondissement de Joigny s’est

décidé à ne pas se porter candidat aux élections qui vont avoir lieu. Ce refus nous place

dans la nécessité de chercher une autre candidature qui puisse réunir les suffrages de

tous les électeurs sincèrement dévoués à nos Institutions. Je vous invite donc à me faire

connaître dans le plus bref délai votre avis sur la situation électorale de votre

arrondissement et de me désigner le candidat auquel l’administration peut

utilementprêter l’appui de sa loyale et légitime influence pour réunir dans un accord

commun les amis de la cause gouvernementale »80. Les réticences du baron Séguier ne

dureront qu’un temps, mais elles témoignent sans doute de la crainte d’un nouvel

échec. Prévision qui sera confirmée par les votes des électeurs censitaires ; à l’issue du

premier tour de scrutin, Cormenin est réélu par 223 suffrages contre 119 au candidat du

gouvernement81. En 1842, le candidat ministériel est également un magistrat, le

procureur du Roi Adrien de Bontin. Ce dernier n’hésite pas à multiplier les promesses

aux élites icaunaises82, mais Cormenin, dont la plume n’est pas en reste, diffuse à

profusion son Avis aux contribuables aux électeurs de l’arrondissement . Il obtient 252

suffrages contre 187 à Bontin et est réélu dès le premier tour de scrutin83.

18 Les succès électoraux de Cormenin reposaient sur une alchimie toute personnelle, lui

permettant d’agréger sur ses identités multiples des voix « légitimistes » tout autant

que des voix « républicaines ». C’est à l’inverse la conjonction de plusieurs phénomènes

qui explique son échec de 1846 contre le candidat du gouvernement  : de manière

marginale, l’opposition des républicains icaunais à sa candidature en raison de la

teneur ultramontaine de deux brochures parues l’année précédente84 et de sa défense

du cardinal de Bonald ; de manière plus décisive, la campagne menée par son

adversaire « ministériel », le même qu’en 1842, qui s’était résolu à quitter

provisoirement la capitale85 et à solliciter de manière plus directe les électeurs de

l’arrondissement avec l’appui des agents de l’administration. De Bontin l’emporte au

premier tour de scrutin avec 288 suffrages contre 189 à Cormenin et treize à Edgard

Quinet86.

19 Que retenir de ces épisodes électoraux ? Malgré ses titres de noblesse et ses propriétés,

Louis de Cormenin n’était pas un notable dont l’emprise sur les collèges électoraux

aurait constitué un viatique pour la nomination à la Chambre des députés. À travers ses

élections successives, il a été mis au fait des pratiques et des tribulations électorales

caractéristiques des configurations où se fait un jour une concurrence entre

candidats87. Et l’écho de cette expérience de la compétition électorale est assez net dans

les ajouts des quatrième et cinquième éditions de son traité de droit administratif. En

effet, s’il n’est pas excessif de considérer que les versions successives du traité de

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Cormenin représentent une œuvre en gestation, il convient néanmoins de prendre acte

de la singularité relative des deux dernières éditions. Au moment où il rédige ses

considérants, à la fin des années 1830, Cormenin n’est plus un jeune magistrat désireux

de montrer à ses pairs sa science du droit administratif et, ce faisant, de faire carrière

au service de l’État conformément à un habitus nobiliaire jamais démenti, mais un

homme relativement isolé, qui n’arrive pas à s’imposer sur la scène parlementaire88.

Simultanément, en usant de ses deux identités d’homme de lettres, il cherche à

maintenir sa reputatio de jurisconsulte – c’est-à-dire sa « capacité socialement reconnue

d’interpréter […] un corpus de textes consacrant la vision légitime du monde social »89 –

acquise de haute lutte sous la Restauration et à faire de la plume de Timon une arme

politique contre un régime qu’il exècre au point d’offrir des marques de sympathie à

tous ceux qui le combattent ou tentent de le renverser, comme le prince impérial.

20 L’introduction de trois chapitres consacrés aux opérations électorales dans son traité

n’est donc ni le fait du hasard ni la conséquence mécanique du développement d’un

contentieux spécialisé qui s’imposerait de lui-même au commentateur90. Confronté aux

tracasseries des agents de l’administration et aux pratiques de la candidature officielle

à chaque nouvelle élection, Cormenin réagit à la fois en juriste et en homme politique.

Le droit de l’élection qu’il met en forme, et qu’il associe à des principes « libéraux »,

vise clairement à limiter les interventions du pouvoir dans la désignation des

représentants. L’opération est double  : la première, quoique inédite pour l’époque,

nous est familière, il s’agit de l’agrégation et de la mise en équivalence de règles

dispersées (les lois électorales, les jurisprudences mais aussi les multiples instructions

rédigées par le ministère de l’Intérieur91) ; la seconde est plus subtile, il s’agit de la

promotion de principes applicables aux opérations électorales au-delà des contingences

du droit positif. Si l’on devait résumer d’un trait la contribution de Cormenin, c’est sans

doute cette formule qu’il faudrait retenir  : c’est « dans l’intérêt de la liberté et de la

sincérité des votes » que la loi établit des conditions et des formalités substantielles et

c’est par le respect de ces normes que l’élection est susceptible d’être préservée de

l’arbitraire d’une part, du « tumulte et de la violence »92 de l’autre.

21 *

22 Avec Cormenin, le droit de l’élection se transforme ainsi en un « bien d’équipement

cognitif »93 à usage des opposants à la monarchie de Juillet. Sous la forme d’une

universalité juridique inscrite dans la division du travail de domination qui participe de

la construction de l’État parlementaire, le droit de l’élection devient en effet une

ressource mobilisable dans les luttes pour la définition et l’accès aux positions de

pouvoir. La généralisation du suffrage universel masculin à compter de la Seconde

République conduira certes les législateurs successifs, en 1849 puis en 1852, à redoubler

les articles du Code pénal jusque-là utilisés pour lutter contre la fraude et préserver

l’ordre au sein des bureaux de vote par des règles spécifiques94, donnant ainsi naissance

à un droit du vote demeuré pratiquement inchangé depuis ; mais pour le reste, c’est-à-

dire les règles applicables à l’ensemble des opérations et des séquences électorales, on

ne peut comprendre leur lente élaboration qu’en s’intéressant au travail de codification

et de formalisation des légistes, travail en partie – mais en partie seulement95 –

indépendant des changements induits par la succession des régimes et des équipes

gouvernementales. L’inscription et la promotion dès les années 1830 d’un ensemble

cohérentde normes juridiques dans une perspective idéologique « libérale » font ainsi

du député de l’Yonne un acteur involontairement et rétrospectivement décisif de

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l’invention de l’élection libre et concurrentielle, c’est-à-dire de la définition de

l’opération électorale qui s’imposera ultérieurement, sous la Troisième République96.

NOTES

1. . Gilles J. Guglielmi, « Vu par ses pères fondateurs, le droit administratif », in CURAPP, Le droit

administratif en mutation, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 42.

2. . Christophe Auzanneau, « La justice administrative vue par la doctrine de Locré à Aucoc », in

Grégoire Bigot et Marc Bouvet [dir.], Regards sur l’histoire de la justice administrative, Paris,

LexisNexis, 2006, p. 105-127. Cf. également Mathieu Touzeil-Divina, Éléments d’histoire de

l’enseignement du droit public  : la contribution du doyen Foucart, 1799-1860, Paris, Librairie générale de

droit et de jurisprudence, 2007.

3. . Par exemple André Siegfried, autre « père fondateur » aujourd’hui consacré. Cf. Alain

Garrigou, « L’initiation d’un initiateur  : André Siegfried et le Tableau politique de la France de

l’Ouest », Actes de la recherche en sciences sociales, n°  106-107, mars 1995, p. 27-41.

4. . Qui est, selon la définition qu’en propose Pierre Bourdieu, « la description rigoureuse de la

personnalité désignée par le nom propre, c’est-à-dire l’ensemble des positions simultanément

occupées à un moment donné du temps par une individualité biologique socialement constituée

agissant comme support d’un ensemble d’attributs et d’attributions propres à lui permettre

d’intervenir comme agent efficient dans différents champs ». Pierre Bourdieu, « L’illusion

biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°  62-63, juin 1986, p. 72.

5. . Comme en témoignent les nombreuses erreurs factuelles que l’on retrouve dans certaines des

notices biographiques qui lui sont consacrées, surtout lorsqu’elles se contentent de reproduire

celle, très médiocre, de Roman d’Amat dans le Dictionnaire de biographie française. Tome IX, Paris,

Letouzey & Ané, 1961, p. 658-659.

6. . Paul Bastid, Un juriste pamphlétaire  : Cormenin, précurseur et constituant de 1848, Paris, Librairie

Hachette, 1948, avant-propos.

7. . Son père Marie-Joseph de Cormenin (1752-1821) fut lieutenant général de l’Amirauté de 1777

à 1784 puis maître des requêtes à la Chambre des comptes. Sur la généalogie de la famille, voir

Paul Marq, Louis-Marie de la Haye de Cormenin (1788-1868). Juriste, pamphlétaire, bâtisseur de la

démocratie en France et bienfaiteur du Gâtinais, Société d’émulation de l’arrondissement de

Montargis, 2009, ch. 1 ; Paul Midey, « Essai sur Cormenin », Bulletin de la Société des sciences

historiques et naturelles de l’Yonne, 99, 1961-62, p. 49-80.

8. . Charles Durand, Les auditeurs au Conseil d’État sous le Consulat et le Premier Empire, Annales de la

faculté de droit d’Aix-en-Provence, 1937.

9. . Selon une notice biographique récente, il aurait entre-temps exercé les fonctions de sous-

préfet dans plusieurs départements. Patrick Arabeyre, Jean-Louis Halpérin et Jacques Krynen

[dir.], Dictionnaire historique des juristes français, (XIIe-XXe siècle), Paris, Presses universitaires de

France, 2007, p. 206. Ce fait n’est pas avéré, car le nom de Cormenin ne figure pas dans le

Répertoire du personnel de l’administration préfectorale (1800-1880) des Archives nationales paru en

1998. Il a plus vraisemblablement effectué, en tant qu’auditeur, des missions en service

extraordinaire dans les villes concernées (Villeneuve d’Agen, Tarragone et Château-Thierry).

10. . Michel Chabin, Le Conseil d’État sous la Restauration, Paris, Thèse de l’École des Chartes, 1972,

212 f°. Arch. nat. (Archives nationales) AB XXVIII 171.

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77

11. . Et non à la section du contentieux comme souvent mentionné de manière anachronique. Ce

comité avait été créé par le décret du 11 juin 1806 sur l’organisation et les attributions du Conseil

d’État. Cf. Bernard Pacteau, Le Conseil d’État et la fondation de la justice administrative française au

XIXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2003, p. 41 et sq.

12. . René de Lacharrière, Cormenin. Politique, pamphlétaire et fondateur du droit administratif, Paris,

Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 1941, p. 9.

13. . Majorat institué le 22 juin 1826 à partir de la terre de La Motte, située sur la commune de

Vimory, et où se situait le château acheté par son grand-père en 1762. Arch. nat. BB 30 717. Il

avait été préalablement nommé maire de cette commune par le préfet du Loiret le 1er mars 1826.

14. . Il est élu le 28 avril au sein du collège de l’arrondissement d’Orléans par 297 voix sur 591

votants. Arch. nat. C 1240 Loiret.

15. . Le Constitutionnel du 16 novembre 1828 ; cité par Guy Raïssac, Les controverses relatives à la

juridiction administrative, de 1789 à la deuxième République, Paris, Librairie du recueil Sirey, 1937,

p. 138.

16. . J. H. S., « Cormenin », in Encyclopédie des gens du monde. Répertoire universel des sciences, des

lettres et des arts ; avec des notices sur les principales familles historiques et sur les personnages célèbres,

morts et vivants ; par une Société de savants, de littérateurs et d’artistes, français et étrangers, Paris,

Librairie de Treuttel et Würtz, 1836, volume 7, p. 2. Voir aussi René de Lacharrière, Cormenin…,

op. cit., p. 10-11.

17. . Par 90 voix sur 132 votants. Arch. nat. C 1165 Ain. Il avait également obtenu la majorité des

suffrages dans le collège de Montargis (Loiret), dans celui de Pont-de-Vaux (Ain) et dans celui de

Joigny (Yonne).

18. . À l’instar d’un autre parlementaire bourguignon, François Mauguin. Cf. Laurent Quéro et

Christophe Voilliot, « Travail électoral et pratiques administratives dans le cadre du suffrage

censitaire. Enquête sur un refus », Revue d’histoire du XIXe siècle, n°  26-27, 2003, p. 131-147.

19. . Eugène de Mirecourt, Cormenin, Paris, 1858, chez l’auteur, p. 55.

20. . Idem, p. 58.

21. . Paul Marq, Louis-Marie…, op. cit., p. 46 ; Paul Bastid, Un juriste…, op. cit., p. 9.

22. . Par 129 voix sur 255 votants.

23. . Son prédécesseur, Girod (de l’Ain) était décédé le 27 décembre 1847.

24. . Les Bouches-du-Rhône, la Mayenne, la Seine et l’Yonne.

25. . Moniteur Universel, 21 juin 1848.

26. . Il est élu le 17 mai au premier tour de scrutin par les représentants avec 657 voix sur 784, ce

qui en fait le mieux élu des dix-huit membres de la commission. Sa nomination comme président

intervient le lendemain. Dès le 22 mai, Cormenin présente un plan de travail destiné à guider les

travaux de la commission.

27. . La loi organique du 3 mars 1849 stipulait en effet que les présidents étaient élus par les

conseillers de chaque section au scrutin secret.

28. . Document sans date [3 décembre 1851] reproduit dans Études et documents du Conseil d’État, 2,

1948, p. 27. Dans son Histoire d’un crime, Victor Hugo affirme que Cormenin, qui avait d’abord

signé cette protestation « avec une sorte de fièvre », adopta une attitude toute autre le

lendemain  : « Le matin du 4, M. de Cormenin biffa sa signature, donnant cette raison inouïe et

authentique  : – Le mot ancien conseiller d’État ne fait pas bon effet sur un livre. Je crains de

nuire à mon éditeur ». Victor Hugo, Histoire d’un crime. Déposition d’un témoin, Angoulême, Éditions

Abeille-et-Castor, 2009 (1re édition 1877), p. 263-264. Si le document original n’a pas été biffé, le

mot rapporté par Victor Hugo traduit néanmoins ce qui semble avoir été la préoccupation

principale de Cormenin au lendemain du « coup d’État » du 2 décembre  : protéger ses proches,

en l’occurrence l’éditeur Pagnerre. Au reste, comme le souligne Jean-Claude Caron dans sa

préface à l’édition précitée, l’ouvrage comporte des « erreurs factuelles » (p. 10), mais, en tout

état de cause, « Hugo n’écrit pas Histoire d’un crime pour se conformer à des règles et obtenir un

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brevet de scientificité  : son moteur unique est et reste ce qu’il appelle le droit » (p. 12). Sur le

contexte de publication d’Histoire d’un crime, voir Alain Garrigou, Mourir pour des idées. La vie

posthume d’Alphonse Baudin, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 147-155.

29. . Il s’agit d’une assertion de René de Lacharrière qui demanderait confirmation.

30. . Du nom du commissaire du gouvernement révoqué le même jour pour s’être opposé à la

confiscation par décret des biens de la famille d’Orléans au profit du domaine de l’État. Marc

Bouvet, « Les commissaires du gouvernement auprès du Conseil d’État statuant au contentieux

(1831-1872) », in Grégoire Bigot et Marc Bouvet [dir.], Regards sur l’histoire…, op. cit., p. 147-148 ;

Bernard Pacteau, Le Conseil d’État…, op. cit., p. 161 et sq. ; Vincent Wright, « L’affaire des biens

d’Orléans devant le Conseil d’État », Études et documents du Conseil d’État, 21, 1968, p. 231-249.

31. . Corinne Delmas, Instituer des savoirs d’État. L’Académie des sciences morales et politiques au XIXe

siècle, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 167-173.

32. . François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2003.

33. . C’est par commodité que nous utilisons ici le terme de « traité » pour désigner ces ouvrages

successifs ; d’un strict point de vue de juriste l’appellation est contestable et confine à l’abus de

langage.

34. . Sur les éditions françaises – il y eut également des éditions en Belgique (Mathieu Touzeil-

Divina, La doctrine publiciste, 1800-1880, Paris, Éditions La Mémoire du Droit, 2009, p. 11) –

consultons René de Lacharrière  : « L’œuvre qui contribua le plus à la réputation juridique de

Cormenin, ce fut son traité qui reçut d’abord le titre de Questions de droit administratif. La première

édition est de 1822, chez Ridler à Paris. Peu de temps après sa publication furent édités à part des

Prolégomènes destinés à exposer les notions générales qui avaient été omises. La deuxième édition

est introuvable. La troisième est de 1826 ; la quatrième de 1837 (en trois volumes, au lieu de deux

qu’avaient les éditions précédentes). La cinquième édition fut publiée chez Pagnerre, à Paris, en

1840 (deux tomes in-8° de 568 et 472 pages, comprenant une double introduction en tête du

premier volume et un long appendice à la fin du second). Elle prit le titre de Droit administratif.

Elle fut épuisée rapidement et en 1847, les prospectus de Pagnerre annonçaient comme sous

presse une sixième édition, revue et augmentée, précédée d’une introduction, et comportant

deux volumes grand in-8°. Cette nouvelle édition ne devait jamais paraître. » (René de

Lacharrière, Cormenin…, op. cit., p. 85). Il est à noter que Pagnerre était également l’éditeur de la

plupart des brochures publiées par Cormenin.

35. . Louis-Marie de Lahaye de Cormenin, Questions de droit administratif, Paris, A. Guyot et Scribe,

1837, 3 volumes.

36. . Louis-Marie de Lahaye de Cormenin, Droit administratif, Paris, Pagnerre et Gustave Thorel,

1840, 5e édition revue et augmentée, 2 volumes. {DA dans les notes qui suivent}.Cette édition est

aujourd’hui disponible sous forme de reprint dans la collection « Elibron Classics ».

37. . DA, p. XXXIV.

38. . Dont les 543 pages ne comportent que deux occurrences du mot « élection ».

39. . DA, p. XLIII.

40. . À la différence du traité de Ph. Valette et Benat Saint-Marsy, contemporain de l’ouvrage de

Cormenin, mais qui ne s’intéresse qu’à la jurisprudence de la Chambre des députés. Traité de la

confection des lois, ou examen raisonné des règlements suivis par les assemblées législatives françaises,

comparés aux formes parlementaires de l’Angleterre, des États-Unis, de la Belgique, de l’Espagne, de la

Suisse, etc., Paris, Joubert, 1839, 400 p. Ph. Valette occupait alors les fonctions de secrétaire de la

Présidence de la Chambre des députés.

41. . DA, p. XLIII.

42. . La facilité et le montant peu élevé des frais occasionnés par les recours devant la justice

administrative entraînent un développement rapide du contentieux électoral sous la monarchie

de Juillet. Le Conseil d’État juge 125 affaires d’élections entre 1830 et 1834, 319 entre 1835 et 1839,

456 entre 1840 et 1844 et 255 entre 1845 et 1847. Ce sont les élections municipales qui sont les

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plus souvent concernées : 50,4 % entre 1832 et 1834, 84,3 % entre 1835 et 1839, 73,7 % entre 1840

et 1844, 82,7 % entre 1845 et 1847. Marc Bouvet, Le Conseil d’État sous la Monarchie de Juillet, Paris,

Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 2001, p. 307.

43. . Jean-Baptiste Duvergier, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du

Conseil d’État. Tome trente-et-unième, Paris, Bousquet, 1838 (2e édition).

44. . Jean-Baptiste Duvergier, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du

Conseil d’État. Tome trente-troisième, Paris, Guyot, 1834.

45. . Sherman Kent, The Elections of 1827 in France, Cambridge, Harvard University Press, 1975.

46. . DA, p. XXVII.

47. . DA, p. 428.

48. . Pierre Soudet, « Une tentative plus que centenaire de systématisation des principes

juridictionnels du Conseil d’État », in Le Conseil d’État. Livre jubilaire pour commémorer son cent-

cinquantième anniversaire, 4 nivôse an VIII‑24 décembre 1949, Paris, Librairie du recueil Sirey, 1952,

p. 295-297.

49. . DA, p. 442.

50. . DA, p. 453.

51. . DA, p. 484.

52. . DA, p. XLIV. La métaphore de l’architecte est assez troublante pour un catholique dont on ne

connaît pas les rapports exacts qu’il entretenait avec la franc-maçonnerie.

53. . DA, p. XXXV.

54. . DA, p. 461.

55. . DA, p. 437. Sur le rôle de ces réunions préparatoires, cf. Christophe Voilliot, La candidature

officielle. Une pratique d’État de la Restauration à la Troisième République, Rennes, Presses

universitaires de Rennes, 2005, p. 97-101.

56. . DA, p. 471.

57. . Ibidem. Sur l’interventionnisme des présidents de collège en 1816, cf. Christophe Voilliot…,

op. cit. ch. 2.

58. . Yves Déloye et Olivier Ihl, « Des voix pas comme les autres. Votes blancs et votes nuls aux

élections législatives de 1881 », Revue française de science politique, tome 41, n°  2, avril 1991,

p. 141-170.

59. . DA, p. 475.

60. . Ibidem.

61. . DA, p. 469.

62. . Ibidem.

63. . Est-il nécessaire de rappeler que l’opposition entre Paris et la Province est un lieu commun

dans la France du XIXe siècle ? Cf. Alain Corbin, « Paris-Province », in Pierre Nora [dir.], Les lieux de

mémoire, Paris, Gallimard, coll. « quarto », 1997, volume 2, p. 2851-2888.

64. . DA, p. 472.

65. . DA, p. 437.

66. . Ibidem.

67. . DA, p. 438.

68. . DA, p. 437.

69. . Dans le cas inverse, voir Alain Garrigou, « Le brouillon du suffrage universel. Archéologie du

décret du 5 mars 1848 », Genèses, n°  6, décembre 1991, p. 161-178.

70. . DA, p. 489.

71. . DA, p. 490.

72. . Pierre Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique »,

Actes de la recherche en sciences sociales, n°  64, novembre 1986, p. 14.

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73. . Sur la notion de configuration électorale, voir Laurent Quéro et Christophe Voilliot, « Du

suffrage censitaire au suffrage universel. Évolution ou révolution des pratiques électorales ? »,

Actes de la recherche en sciences sociales, n°  140, décembre 2001, p. 34-40.

74. . Marchand de bois à Brienon et maire de cette commune, il avait bénéficié en 1831 de

l’élection multiple de Cormenin pour devenir député de l’arrondissement de Joigny à l’occasion

d’une élection partielle. Procès-verbal du collège électoral de Joigny – 1er octobre 1831. Archives

Départementales de l’Yonne (Arch. dép. Yonne) 2 M 1 55. Ce succès est en partie imputable à

l’absence de candidat de l’opposition « libérale » et au soutien habile du maire de Champignelles

J.-F. Pélegrin. Cf. Jean-Pierre Rocher, « Les élections dans l’Yonne sous la monarchie de Juillet »,

Bulletin de la Société des sciences de l’Yonne, volume 98, 1959-60, p. 64.

75. . Les professions de foi des différents candidats sont publiées par Le Bien Public dans son

édition du 15 juin 1834.

76. . Procès-verbal du collège électoral de Joigny – 4 novembre 1837. Arch. dép. Yonne, 2 M 1 61.

77. . Lettre très confidentielle du ministre de l’intérieur au sous-préfet de Joigny du 22 septembre

1837. Arch. dép. Yonne, 2 M 1 60.

78. . Une circulaire du baron Collibeaux de Champvallon, en date du 27 octobre, reproduit une

correspondance du baron Séguier refusant la candidature et « l’autorisant de grand cœur à faire

de cette lettre tel usage que vous jugerez convenable ». A MM. les Electeurs de l’arrondissement de

Joigny. Arch. dép. Yonne, 2 M1 60.

79. . Procès-verbal du collège électoral de Joigny – 21 juin 1834. Arch. dép. Yonne, 2 M 1 58.

80. . Lettre du ministre de l’intérieur au sous-préfet de Joigny du 7 février 1839. Arch. dép.

Yonne, 2 M 1 62.

81. . Procès-verbal du collège électoral de Joigny – 2 mars 1839. Arch. dép. Yonne, 2 M 1 63.

82. . Le tracé de la future ligne de chemin de fer reliant la capitale à Lyon via Dijon est alors en

débat.

83. . Procès-verbal du collège électoral de Joigny – 10 juillet 1842. Arch. dép. Yonne, 2 M1 65.

84. . Oui et non, au sujet des ultramontains et des gallicans, par Timon, qui n’est ni l’un ni l’autre, Paris,

Pagnerre, 1845, 96 pages ; Feu ! Feu ! par Timon, Paris, Pagnerre, 1845, 128 pages.

85. . L’ancien procureur était désormais juge au tribunal de la Seine.

86. . Procès-verbal du collège électoral de Joigny – 1er août 1846. Arch. dép. Yonne, 2 M 1 68.

87. . Laurent Quéro et Christophe Voilliot, « Du suffrage censitaire… », loc. cit.

88. . Les biographies contemporaines insistent toutes sur ses piètres qualités d’orateur.

89. . Pierre Bourdieu, « La force du droit… », loc. cit., p. 4.

90. . Cf. supra note 42.

91. . Ces instructions sont aujourd’hui regroupées dans les séries F 1a* 58 et F1a* 2043-2145 des

Archives Nationales.

92. . DA, p. 456.

93. . Alain Garrigou, « La construction sociale du vote. Fétichisme et raison instrumentale »,

Politix, n°  22, 1993, p. 33.

94. . Loi du 15 mars 1849 et décret organique du 2 février 1852. Cf. Olivier Ihl, « Tours de main et

double jeux. Les fraudes électorales depuis la Révolution française », in Yves Poirmeur et Pierre

Mazet [dir.], Le métier politique en représentations, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 51-88.

95. . Que l’on songe par exemple à ce qu’il est désormais convenu d’appeler « modes de scrutin ».

96. . Christophe Voilliot, « L’opération électorale », in Antonin Cohen, Bernard Lacroix et

Philippe Riutort [dir.], Nouveau manuel de science politique, Paris, La Découverte, 2009, p. 396-397.

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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RÉSUMÉS

Cet article présente la contribution de Louis-Marie de la Haye, vicomte de Cormenin, à la

formalisation du droit des élections dans les dernières éditions de son «  traité  » de droit

administratif. Après un retour sur la trajectoire biographique de l’auteur, sont succinctement

présentés les trois chapitres que ce jurisconsulte consacre aux élections et principalement à la

jurisprudence qu’il contribua à mettre en ordre. Ce corpus est ensuite mis en relation avec les

expériences électorales de Cormenin sous la monarchie de Juillet, notamment dans

l’arrondissement de Joigny (département de l’Yonne) dont il fut le député de 1834 à 1846.

This paper presents the contribution of Louis-Marie de La Haye, Vicomte de Cormenin, the

formalization of the election laws in the later editions of his “Treaty” of public law. After a quick

look at the life of Cormenin, we insist on the three chapters devoted to elections, and mainly of

the decisions he helped to arrange. This corpus is then related to the electoral experiences of

Cormenin under the July Monarchy, particularly in the district of Joigny (département de

l’Yonne) which he was the member for 1834 to 1846.

Der Artikel zeigt den Beitrag von Louis-Marie de la Haye, Vicomte von Cormenin, zur

Formalisierung des Wahlrechts in den letzten Ausgaben seines «  Vertrags  » des öffentlichen

Rechts. Nach einer Darstellung des biografischen Werdegangs des Autors werden nacheinander

die drei Kapitel vorgestellt, die der Jurist den Wahlen und vor allem der Rechtsprechung

widmete, zu deren Ordnung er beitrug. Dieser Textcorpus wird dann auf die Wahlerfahrungen

von Cormin bezogen, die er während der Julimonarchie vor allem im Arrondissement Joigny

(Département de l’Yonn) gemacht hat, dessen Abgeordneter er von 1834 bis 1846 war.

AUTEUR

CHRISTOPHE VOILLIOT

Maître de conférences en science politique à l’Université Paris‑Ouest Nanterre (Groupe d’Analyse

Politique)

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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Un pionnier de la « propagandepolitique » dans la France del’affaire Dreyfus  : l’abbé ÉmileFouriéA Precursor of “political propaganda” during the Dreyfus Affair

Der Abbé Émile Fourié  : ein Vorreiter der «  politischen Propaganda  » während

der Dreyfus-Affäre

Philippe Secondy

1 Les travaux sur l’engagement du clergé séculier et régulier dans les luttes politiques des

XIXe et XX e siècles demeurent encore en friche. Yves Déloye le souligne dès les

premières pages d’un stimulant ouvrage centré sur « l’étude de l’action pastorale des

plus humbles (les desservants de paroisse, les membres anonymes du clergé, les

partenaires des réseaux locaux d’action catholique…) au travail d’inculcation d’une

vision religieuse de l’ordre social »1. L’auteur pose ainsi les jalons d’une ambitieuse

histoire des « voix de Dieu », brassant les débats nationaux et les singularités politiques

régionales, voire villageoises. La lecture de ces pages offre l’occasion de mesurer « la

chape de plomb »2 du cléricalisme dans la France du XIX e siècle, selon la forte

expression de Claude Nicolet. L’évolution de la doctrine pontificale à l’époque de Léon

XIII, en faveur du Ralliement à la République dans les années 1890, n’efface en rien

l’incompréhension entre l’univers catholique et la « modernité » démocratique. Des

décrets du 29 mars 1880 ordonnant la dispersion des jésuites à la loi de Séparation des

Églises et de l’État du 9 décembre 1905, la politique de laïcisation républicaine irrite des

clercs, qui, se sentant menacés, entendent réagir, notamment lors des consultations

populaires.

2 Face à ce défi, les réponses proposées par les acteurs conservateurs du jeu politique

divergent. Un clivage oppose les catholiques partisans de la restauration de la

monarchie aux propagateurs de la doctrine pontificale du Ralliement. Dans les régions

à fort ancrage traditionaliste, les tensions entre ces deux lignes sont particulièrement

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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exacerbées3. L’abbé Pierre Dabry, fondateur de La Vie catholique, offre une chronique

très détaillée de cette histoire dans un ouvrage paru dès 19054. Ce natif d’Avignon,

ordonné prêtre en 1889, favorable au Ralliement, y décrit notamment l’incapacité

politique récurrente, lors des rendez-vous électoraux, des monarchistes

méditerranéens à endiguer le front républicain5. Des initiatives, éclatées et

minoritaires, ont pourtant été prises pour expliquer et accompagner la politique de

Ralliement du Saint-Siège6. L’abbé Émile Fourié (1861-1899), humble desservant du

diocèse de Montpellier, figure au cœur de ces initiatives. Sa trajectoire, encore

largement méconnue7, nous plonge dans un milieu singulier, celui des ecclésiastiques

proches de la deuxième démocratie-chrétienne et imprégnés par un antisémitisme

virulent – perceptible bien avant le début de l’affaire Dreyfus, véhiculé notamment par

La Croix et ses suppléments provinciaux. L’abbé Fourié, rédacteur en chef de La Croix

méridionale, est un acteur-clé de cette période et de ce milieu, situé au cœur d’une

nébuleuse favorisant l’essor d’un « populisme catholique »8 aux multiples facettes.

Engagé très tôt sur le terrain de la défense religieuse, Émile Fourié se distingue par son

savoir-faire en matière de publicité politique. Pour modifier les conditions de

déroulement du jeu politique – façonné à la fois par l’inefficacité de la mobilisation des

partisans d’une restauration et par la combativité des républicains pour expulser Dieu

de tous les rouages de la société – il s’érige en expert de l’utilisation des techniques

modernes de propagande. Tirant les leçons des échecs répétés des conservateurs sur le

terrain électoral, il prêche sans cesse en faveur de la mise en place d’une organisation

rationnelle de l’action politique et pastorale. Fondée sur plusieurs socles (la presse, les

réunions publiques, les pétitions, les actions d’éclat, etc.), elle doit intervenir au cœur

de la vie quotidienne et non plus seulement à la veille des scrutins. La cible à atteindre

est clairement désignée  : « l’irréligion et l’impiété, dont les juifs et les francs-maçons se

sont faits les propagateurs »9. Parmi les outils développés, ce prêtre se distingue par le

soin consacré à concocter et promouvoir des affiches efficaces pour diffuser son

message, non seulement sur son territoire de prédilection mais aussi à l’échelle

nationale. L’abbé Fourié acquiert par ce vecteur une grande aura. Il n’hésite pas à

expliciter sa méthode dans le cadre d’ouvrages bénéficiant du soutien sans faille de la

« bonne presse ». Dans une France conservatrice allergique aux techniques inhérentes à

la professionnalisation de la politique,l’abbé Fourié détonne. Cet esprit curieux, attentif

aux mutations de son temps, a sans nul doute suivi avec intérêt la campagne éclair du

général Boulanger, inspirée des méthodes politiques modernes observées directement

sur le sol américain10, et appuyée par une équipe de journalistes – tel Henri Rochefort –

maniant l’insolence et la dérision pour discréditer le régime11. Le curé languedocien

dépasse le stade de la publicité politique traditionnelle, fondée sur l’utilisation

unidirectionnelle et unilatérale d’instruments de propagande. Il faudra attendre

l’entre-deux-guerres pour observer la généralisation de ce type de méthodes dans

l’univers des professionnels de la politique.

Un stratège de la défense religieuse

3 Né à Montpellier en 1861, ordonné prêtre en 1885, l’abbé Fourié devient professeur au

collège de La Trinité à Béziers, puis vicaire de nombreuses paroisses (Saint-Nazaire à

Béziers, le 9 août 1887 ; Saint-Roch à Montpellier, le 16 juillet 1889 ; Saint-Matthieu à

Montpellier, le 16 juin 1891). Cette même année 1891, il est choisi pour créer et diriger à

Montpellier le journal La Croix méridionale12. Cet hebdomadaire devient la caisse de

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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résonance de la plupart des combats menés par la minorité catholique favorable au

principe du Ralliement tout en restant profondément conservatrice. Son tirage est

estimé aux alentours de 4 100 exemplaires en 1894 – alors que tous les jours 35 000

numéros sortent de l’imprimerie du journal royaliste régional L’Éclair13. Notre regard

sur les prises de position de l’abbé Fourié repose en grande partie sur les traces laissées

dans ce nouvel organe de presse. Obéissant aux instructions de la hiérarchie ecclésiale,

les journalistes de La Croix méridionale rendent compte avec bienveillance de toutes les

initiatives hostiles à l’« esprit laïc ». La volonté de refoulement dans la sphère privée de

la pratique spirituelle et l’idéologie du progrès collectif leur répugnent. Les lois

scolaires, la soumission à autorisation des processions religieuses, les décrets

ordonnant la dissolution des Compagnies de Jésus figurent parmi les dispositions les

plus mal acceptées par cette France catholique des années 1880. Le bras de fer se

poursuit dans la décennie suivante, qui voit se développer un nationalisme catholique

aux accents antisémites et antimaçonniques. Présent dans L’Éclair, il irrigue de manière

consubstantielle les colonnes de La Croix méridionale. Cet hebdomadaire veut toutefois

s’inscrire dans un type de République bien singulier  : « Les catholiques ne veulent pas

plus noyer la République dans la sauce rouge que dans la sauce blanche. Ce qui les

préoccupe, c’est de n’être ni cuisinés à la mode maçonnique, juive et opportuniste ; ce

qui les préoccupe, c’est de se faire donner dans la République – qui leur appartient en

somme autant qu’aux scribes du Petit Méridional14 – la place à laquelle ils ont droit, et en

cas de refus, de la prendre d’assaut »15. Son supplément se divise en quatre pages  : lapremière traite des grands sujets d’actualité en mêlant les événements nationaux ou

régionaux, sous forme d’éditoriaux confiés à des rédacteurs cachés derrière des

pseudonymes (« Verax », « Un catholique », « Gérald », « Lefranc », « Jean-Louis ») ; la

rubrique « chronique régionale » couvre au moins les deux pages suivantes et relate les

phases de mobilisation des catholiques dans les villages ; le reste est destiné à des

annonces publicitaires. Le procédé visant à s’exprimer de manière masquée ne facilite

pas notre traque des traces propres à l’abbé Fourié16. Quoi qu’il en soit, dans

l’échantillon dépouillé, nous constatons que La Croix méridionale utilise des techniques

de propagande ciblant une opinion catholique désenchantée par le manque d’habileté

politique des monarchistes et révulsée par les réformes laïques républicaines.

4 Ce type de feuilles militantes, en plein essor dans la France fin-de-siècle17, est contraint

d’innover dans le champ journalistique pour capter un lectorat catholique sous

l’emprise de grands quotidiens traditionalistes bien enracinés sur le territoire, à l’instar

de L’Éclair18. L’humour constitue l’une de ses armes rhétoriques. En avril 1892, un

dialogue savoureux s’engage sur toute la première page de la publication entre un

délégué électoral et des notables autour de ce thème  : « Comment certains catholiques

préparent l’élection ». L’action imaginaire se situe sur une place publique ; elle met en

scène un avocat, un médecin, un pharmacien, un commerçant, un rentier et un

« jouvenceau ». Le représentant du comité catholique s’adresse à chacun d’entre eux,

réputés « probes, intelligents, honnêtes », afin de les encourager à figurer sur la liste

électorale. Chacun met en avant ses intérêts privés ou professionnels pour refuser

l’offre. Que résulte-t-il de ce choix ? « La liste républicaine radicale-socialiste semi-

possibiliste et quelque peu anarchiste passe avec une écrasante majorité » au grand

désespoir des conservateurs et des catholiques. Stigmatisant leur apathie, le rédacteur

de cette pièce imaginaire leur adresse cette recommandation  : « Il ne faut pas s’étonner

que vous ne soyez pas arrivés au pouvoir. Malgré les miracles du hasard, on n’a jamais

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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encore vu de parti arriver sans se présenter, pas plus que l’on ne gagne à la loterie

lorsqu’on ne prend pas de billet »19.

5 La question de la mobilisation politique revient tel un leitmotiv. Elle vise à la fois à

émouvoir les citoyens et à susciter des vocations électorales. En 1893, le slogan

« Devoirs électoraux des catholiques. Prions pour la France ! »20 orne la une durant

plusieurs semaines. Les lecteurs peuvent également découvrir ces formules

impératives  : « Formons des électeurs et nous aurons des candidats »21, « Soyez prêts »22, « Remuons-nous »23… Il ne s’agit là que de quelques exemples d’un volontarisme à

toute épreuve affiché par les promoteurs de La Croix méridionale. Un ton vindicatif

imprègne la plupart des articles, pondéré par l’appel à une stratégie réfléchie. L’abbé

Fourié, animé par cette conviction, acquiert très rapidement une légitimité certaine

dans les couches populaires. Il attire les foules, conseille, réoriente le cas échéant, et

martèle la nécessité de ne pas agir de manière précipitée mais en s’organisant. Il distille

les recommandations afin de contrer des dispositions jugées iniques.

6 Dans son argumentaire, l’abbé, très au fait des stratégies catholiques déployées dans

d’autres espaces, démontre que sa vision n’est pas exclusivement locale. Il relaie en

particulier « l’influence polarisatrice »24 d’une autre figure de la deuxième démocratie-

chrétienne, l’abbé Garnier. Collaborateur de La Croix, puis directeur du quotidien Le

Peuple français, ce dernier avait fondé en 1893 l’Union nationale, s’appuyant sur la

presse pour évangéliser les masses, agissant à la fois sur le terrain de l’action sociale et

durant les scrutins. L’abbé Fourié applique donc en Languedoc une démarche qu’il

approuve. Dès juillet 1893, un Congrès de l’Union nationale se déroule ainsi à

Montpellier25. L’abbé Fourié se démène pour favoriser le développement de cette

organisation, apprécie le contact direct avec les foules et organise régulièrement des

réunions pour expliquer la démarche des fidèles de Léon XIII, en particulier à propos de

la condition ouvrière, thème prégnant depuis Rerum novarum. Il prévoit en outre la

fondation de comités d’initiative électorale. Des caisses de prêts gratuits et de secours

ruraux figurent parmi les projets à mettre en œuvre.

7 L’activité frénétique de l’abbé Fourié s’incarne dans une campagne politico-religieuse

de grande ampleur, la campagne « Justice-Égalité »26. Lancée la même année que

l’Union nationale, elle résulte de la décision du conseil municipal de Montpellier de

financer des bons de soupe uniquement pour les enfants nécessiteux scolarisés dans les

écoles laïques. Les démocrates-chrétiens locaux réagissent tout à la fois par une

campagne de presse, des pétitions, des brochures ad hoc, des réunions de propagande,

et par la création du « sou des écoles chrétiennes ». L’abbé Fourié consolide alors une

grande partie de sa légitimité en s’appuyant sur des affiches – outil de propagande alors

peu répandu au sein des milieux catholiques – qu’il rédige lui-même. Avec des titres

provocateurs, de gros caractères, des couleurs vives, les affiches (mesurant 1 mètre 25

sur 1 mètre) fleurissent sur les murs de la ville et des alentours. Le premier placard,

réalisé par l’imprimerie Firmin à Montpellier, s’intitule  : « Tout pour les uns, rien pour

les autres » [Fig. 1].

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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Figure 1 : « Tout pour les uns, rien pour les autres ». Affiche réalisée par l’abbé Fourié(Arch.dép.Hérault, 2 T 487)

8 Son auteur commence par rappeler brièvement les faits puis enchaîne avec une formule

qui deviendra l’étendard d’une campagne de dimension nationale  : « Au nom de la

Justice et de l’Égalité… ». Dans la continuité des thèses de l’Union nationale, l’abbé

Fourié s’insurge contre une « criante injustice », expliquant que « l’argent pris dans la

poche de tous ne servira qu’à quelques-uns ». Il pointe du doigt, en particulier, les

enfants « des étrangers (Italiens-Espagnols). Parce qu’ils fréquentent les écoles laïques,

ils auront leur part de ces secours qu’on refuse à nos enfants “des fils de Français” »27.

Brassant les arguments xénophobes, antisémites, antigouvernementaux, les affiches

rencontrent un vif succès. La réputation de l’abbé Fourié franchit les limites du

département. La mobilisation s’inscrit dès lors dans la durée. Les principaux

protagonistes espèrent en tirer un bénéfice politique, en particulier électoral.

9 Les déclarations tonitruantes des différents camps nourrissent les colonnes de la presse

locale jusqu’aux élections municipales de 1896. L’offensive est déclenchée plusieurs

mois avant le début de la campagne électorale. Elle repose sur un livre de propagande

de deux cents pages publié par l’abbé Fourié, au titre évocateur  : Justice pour les enfants.

Manuel pour mener la campagne « Justice-Égalité ». Toute la presse conservatrice vante les

mérites de la démarche qui se veut innovante. La publication se présente comme « un

vrai manuel de l’agitateur catholique. On y trouvera de précieux renseignements et des

conseils pratiques sur les conférences, les tracts, les manifestations et surtout sur

l’affichage »28. Les prêtres, les journalistes, les militants, les enseignants sont fortement

invités à parcourir cet ouvrage. Sortant des sentiers battus, il préconise par exemple

d’organiser des « cavalcades », des « monômes » dans les rues avec les femmes et les

enfants29. Un journal spécial baptisé Justice-Égalité, ayant en ligne de mire le futur

scrutin, voit le jour pour renforcer l’armature de la campagne. L’humble membre du

clergé fait ainsi entendre sa différence et bouscule les habitudes politiques en vigueur

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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depuis des décennies. La tactique préconisée vise à sélectionner de manière

draconienne les candidats approuvant les revendications cléricales. Il permet l’élection

d’une liste comprenant, sur trente-six conseillers municipaux, neuf élus ouvertement

catholiques et vingt-deux autres ayant donné leur accord à l’attribution de secours

scolaires aux enfants des écoles laïques et libres. Depuis 1870, les cléricaux n’avaient

jamais eu une telle importance au sein de cette municipalité. L’effervescence provoquée

par le comité « Justice-Égalité » s’étend bien au-delà du Languedoc. Des revendications

identiques vont aboutir, dans de nombreuses contrées, à des bras de fer politiques

tournant à l’avantage des cléricaux. L’abbé Fourié s’en vante régulièrement30. Dans

cette époque cruciale d’efflorescence partisane et de modernisation des campagnes

électorales, le jeune curé héraultais prend des initiatives audacieuses. Ce précurseur

dans l’art « d’extraire les suffrages » voit sa réputation grandir au sein des milieux

favorables au rétablissement de la France chrétienne. Dès l’automne 1895, il commence

à la forger dans une action d’éclat, capable de marquer les consciences religieuses et

d’inquiéter le pouvoir en place. Le vecteur privilégié pour la conduire en est, de

nouveau, l’affiche.

Le « Napoléon de l’affiche »31

10 Si la popularité de l’abbé Fourié se construit sur le terrain du cléricalisme électoral,

celui-ci est de plus en plus affecté par les répercussions de l’affaire Dreyfus. La montée

en puissance de nouveaux acteurs – notamment les anarchistes ou les socialistes, très

actifs dans le Midi – renforce encore l’acuité des débats. Par ailleurs, l’affrontement

entre des imaginaires politiques opposés a pour contrepoint la circulation des idées de

décadence et de langueur sociale, véhiculées par une pléthore d’écrivains et polémistes

parmi lesquels Joris-Karl Huysmans ou Paul Bourget.

11 Ce climat politique général exaspère celui qui devient en 1896 l’aumônier du couvent

des carmélites de Montpellier. Ce franc-tireur exprime son mécontentement en

utilisant principalement un support, l’affiche, qui, à l’instar des cartes postales, des

vignettes, des chansons, des caricatures, envahit un espace public bouleversé par le

séisme de l’affaire Dreyfus. Les historiens s’intéressant aux pouvoirs des images ont

abondamment montré que ces instruments servaient à briser les adversaires, à les

anéantir aux yeux de l’opinion. Par ce biais, l’insulte et les formes d’expression

directes, caricaturales, deviennent la norme. Le rôle nouveau de ces supports s’explique

par les possibilités offertes par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, sans

oublier l’impact majeur joué par le progrès technique. L’arrivée de la photogravure,

l’apprivoisement de la technique de la couleur, les procédés permettant des tirages

importants sur grand format, la spécialisation croissante de la profession d’imprimeur

constituent les indices d’une mutation profonde32 qui n’échappe pas à une fraction du

personnel politique à l’affût des innovations. Rares sont les pasteurs de l’Église

catholique guettant ces bouleversements.

12 Dès 1895, l’abbé Fourié démontre en revanche une parfaite maîtrise technique de cet

outil politique qu’est l’affiche, au moment du vote d’une énième loi vécue comme une

nouvelle injustice par l’Église, la loi fiscale dite d’abonnement relative aux

congrégations. La Croix et ses suppléments provinciaux entament une croisade contre

un texte législatif jugé discriminant pour les congrégations. L’abbé Fourier saisit cette

occasion pour composer des affiches cinglantes, signées d’un certain « Comité des

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droits de l’homme et du citoyen ». Le placard, intitulé « Appel au peuple » [Fig. 2],

déplore « l’impôt d’accroissement ou d’abonnement » qui frappe les religieux. Qualifiée

d’« inique », la mesure fiscale ciblerait « un certain nombre de citoyens à cause de leur

costume, de leur genre de vie ». Cette loi serait « digne de la plus odieuse tyrannie ».

Figure 2 : « Appel au peuple ». Affiche réalisée par l’abbé Fourié (Arch. dép. Hérault, 2 T 486)

13 Le prêtre considère que « cent ans après la République française qui proclame les droits

de l’homme et du citoyen devant l’impôt, nous serions encore sous un abominable

régime de bon plaisir »33. Les journaux s’emparent de la thématique. L’évêché paraît

cautionner la démarche, puisque La Semaine religieuse publie le texte34. Les démocrates-

chrétiens de La Croix méridionale vont au-delà  : ils affectent de voir la haute main de

comploteurs dans tous les rouages du pouvoir, bénéficiant de la complicité du franc-

maçon Alexandre Ribot, promoteur de la loi. Ce dernier avait justifié la mesure par les

difficultés financières de l’Etat. Pour démonter cet argumentaire, l’hebdomadaire fait

un « petit tableau comparatif » en première page. Dans la colonne de gauche, on peut

lire  : « la congrégation des Rothschild. Membres Alphonse, Nathaniel, Gustave,

Edmond. [Elle] possède 10 milliards de biens meubles ou immeubles (chiffre donné par

Le Signal, journal protestant sympathique aux juifs). Ces 10 milliards sortent de l’égout

fangeux d’opérations financières ». La colonne de droite mentionne  : « la congrégation

des moines. 160 000 membres possèdent 500 millions de biens, meubles et immeubles

(chiffre donné par le rapporteur du budget). Ces 500 millions sortent d’une source

absolument pure  : la générosité des catholiques français »35.

14 L’esprit de pacification, souhaité notamment par les responsables radicaux, ne trouve

guère d’échos dans cette presse cléricale et antisémite, pas plus que sur les murs des

villes. Les affiches signées par le mystérieux « Comité des droits de l’homme et du

citoyen » font florès. Les militants de l’Union nationale, les correspondants des

journaux, les vendeurs de la « bonne presse », les paroissiens dépités par les mutations

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en cours en reçoivent des dizaines d’exemplaires et les collent avec le concours actif du

clergé. Une grande partie du pays se réveille en cette fin du mois d’octobre 1895 en

découvrant « l’Appel au peuple » lancé par le « Comité des droits de l’homme et du

citoyen ». Cette campagne d’affichage désempare les autorités, contraintes de

diligenter des enquêtes auprès des services postaux. Le commissaire spécial du chef-

lieu héraultais rapporte alors que des colis de plusieurs kilos d’affiches ont bien été

expédiés à plusieurs responsables de journaux (L’Indépendant gaulois, La Croix du Jura,

etc.), à des vicaires, à des professeurs de séminaires, à des imprimeurs, à des magistrats,

etc. En cette fin octobre 1895, Paris, Lille, Dijon, Asnières, Abbeville, Saint-Dié, Rennes,

Chateauneuf-de-Galaure, Autun, Nantes, Muringues, Tournus, Lons-le-Saulnier, Belley,

Versailles sont les communes destinataires figurant sur les registres de la poste36. Cette

liste est loin d’être exhaustive37, et les éditions locales de La Croix mettent bien sûr en

valeur lesdites affiches.

15 L’abbé Fourié n’en reste pas là. Immédiatement après sa première campagne

d’affichage, il entame des poursuites judiciaires contre les agents de la force publique

soupçonnés d’avoir déchiré les fameux placards. Les appels à citation devant la justice

ne se limitent pas à l’Hérault. Plusieurs courriers officiels parviennent en préfecture

pour savoir comment réagir aux actions entreprises. Les autorités lancent alors

différentes procédures pour mettre fin au fracas occasionné par le modeste prêtre à

« l’esprit agité »38. Une plainte est ainsi déposée pour utilisation de papier blanc réservé

aux affiches officielles. Mais elle ne vise que les imprimeurs, condamnés à une peine

minimale ; quant à Fourié, il n’est pas inquiété directement puisque son nom

n’apparaissait pas sur le support de l’affiche.

16 Jusqu’à sa disparition prématurée en février 1899, le Montpelliérain se débat sur tous

les fronts. Sa faconde ne laisse pas la foule indifférente. En novembre 1896, il s’exprime

au congrès national de la démocratie-chrétienne de Lyon, aux côtés des ténors du

populisme catholique (Édouard Drumont, Jules Delahaye, Xavier de Magallon, Jules

Guérin, etc.)39. Le Languedocien y prononce un discours sur la question sociale,

religieusement écouté. Émile Fourié profite de la tribune pour étaler de multiples

spécimens d’affiches. Il répond à toutes les objections en encourageant ses pairs à

utiliser des « armes de combat » qui ne soient pas interdites par le pouvoir. Le

propagandiste se flatte d’avoir fait condamner en justice soixante-douze commissaires.

Terminant son intervention, le meneur de la campagne « Justice-Égalité » clame sa

volonté de fonder une fédération de journaux capable de produire des affiches

simultanément, de manière à inonder toutes les communes de France en même temps40.

Au même moment, un placard conçu par Fourié, « La banqueroute de la laïque »,

redouble le combat mené par les comités « Justice-Égalité ». La première page de La

Croix méridionale s’orne de ce slogan41, tandis que le ministre de l’Instruction publique et

des cultes s’alarme devant tant de furie42.

17 Mais la querelle scolaire cède progressivement le pas à la question juive, qui tourmente

l’abbé Fourié. Alors que les Assomptionnistes, par l’intermédiaire de leurs organes de

presse, véhiculent très tôt des discours haineux repris en chœur par nombre de familles

politiques43, le journal de l’abbé Fourié cautionne les précurseurs de la thèse du

« complot juif », en premier lieu Édouard Drumont. Par ailleurs, des affiches, le plus

souvent sur fond tricolore, mettent en scène les épisodes emblématiques du tourbillon

antisémite, jouant sur la grosseur des caractères en vue de propager un message

attractif. L’abbé Fourié distille à coups de mots remarquables un poison qui contribue à

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faire vaciller la République. Nous ne retiendrons ici que trois affiches sorties en pleine

affaire Dreyfus des imprimeries de Montpellier, durant l’année 1898. La première

d’entre elles est titrée  : « Les accapareurs, où sont-ils »44 [Fig. 3] ?

Figure 3 : « Les accapareurs, où sont-ils ? ». Affiche réalisée par l’abbé Fourié (Arch. dép. Hérault, 2 T14)

18 Elle se focalise sur « l’argent du juif » qui « sert à l’égoïsme, à l’étranglement du

commerce », et précise  : « les accapareurs de la fortune de la France, ce sont les juifs ».

Un dessin montre, au milieu d’un fromage, un individu conforme aux caricatures

stéréotypées des juifs, qui tient au collet un Émile Zola reconnaissable à son article

« J’accuse ». Cet individu s’adresse à de pauvres gens en leur criant  : « Allez à

l’assistance publique ». Un second dessin souligne au contraire la générosité des

catholiques, sous l’apparence d’une religieuse distribuant le peu d’argent en sa

possession à des pauvres en haillons.

19 Une autre affiche de l’abbé Fourié parue en 1898, intitulée « La Patrie en danger ! »45

[Fig. 4] précise la charge  : « Des patriotes comme Drumont et Morès, depuis plus de dix

ans dénonçaient le péril juif. Ils démasquaient les agissements, les accaparements, les

coups de bourse d’une vile poignée d’Hébreux vomis sur la France par tous les ghettos

d’Allemagne. On n’a pas voulu comprendre Drumont et Morès. On a traité les

antisémites de prophètes de malheur. Les Français ont fermé les yeux sur le péril qu’on

leur signalait […] En attendant de bouter hors de la France les juifs, ces parasites

dangereux, détruisons, par tous les moyens, leur influence politique, commerciale et

financière. Il commence à être temps de rendre la France aux Français » !

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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Figure 4 : « La Patrie en danger ! ». Affiche réalisée par l’abbé Fourié (Arch. dép. Hérault, 2 T 676)

20 La rage antisémite suinte de toutes les phrases de cette affiche qui se pare des couleurs

du drapeau national. Une chasse aux juifs est décrétée, dans un texte dont les premiers

destinataires sont Paris, Nantes, Perpignan et Nîmes46.

21 La troisième affiche ayant retenu notre attention accuse « Zola, Jaurès et Cie » [Fig. 5].

Ils auraient été achetés par « l’or du syndicat dreyfusard ». Après Zola, qualifié « de

pornographe, de chantre de l’égout […] », c’est Jean Jaurès qui subit les foudres de la

critique. Depuis les grandes réunions publiques de Sète, Montpellier et Toulon, les

nationalistes et leurs comparses le désignent comme « l’avocat du Judas qui vendit sa

patrie ».

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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Figure 5 : « Zola, Jaurès et Cie ». Affiche réalisée par l’abbé Fourié (Arch. dép. Hérault, 2 T 17)

22 Toutes ces affiches, éditées sur papier bleu, blanc et rouge, connaissent un grand

retentissement47. Comme au lendemain de la campagne « Justice-Égalité », l’infatigable

combattant de la France catholique multiplie les rencontres de militants attirés par ses

méthodes novatrices48. Sa légitimité politico-religieuse repose sur un second ressort. Le

prêtre a en quelque sorte théorisé sa pratique en rédigeant un livre destiné à enseigner

ses techniques de propagande, vanté par les suppléments départementaux de La Croix  : De l’affichage politique. Conseils pratiques pour la rédaction, l’apposition et la protection des

affiches (Jurisprudence et textes de loi)49.

23 Ainsi que le laisse entrevoir l’intitulé, une partie significative du texte se penche sur les

aspects juridiques de la propagande en reprenant les décisions rendues par les

tribunaux et les contraintes à maîtriser quand on se lance dans la confection d’affiches.

La liberté d’affichage bénéficie des protections prévues par la loi du 29 juillet 1881, ainsi

que nous l’avons déjà souligné. L’auteur énonce les règles rhétoriques de l’affiche

politique  : « Le style doit être clair. Les phrases doivent être courtes et nerveuses »50. Il

poursuit en faisant l’éloge des affiches illustrées « à la façon des images d’Épinal ». Les

couleurs vives lui paraissent indispensables. Elles donnent un impact inégalé au

message diffusé. En utilisant une expression imagée (« le texte doit “tirer l’œil” »), le

créateur des « Affiches de Montpellier » veut démontrer la nécessité de jouer aussi sur

la taille des caractères. Les grosses lettres martèlent les idées saillantes et permettent

de toucher le passant pressé, qui ne regarde que d’un œil distrait. L’abbé Fourié

conseille aux futurs rédacteurs de « toucher la fibre patriotique et d’en appeler aux

grands principes de liberté, d’égalité et de fraternité », subvertissant de l’intérieur les

valeurs républicaines. Pour résumer son point de vue, il écrit  : « l’affiche doit être un

vrai coup de fouet. Elle ne supporte pas la médiocrité »51. Celui que les préfets de

l’époque jugent « agité » multiplie les recommandations de prudence dans le choix des

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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termes. Alors que la plupart des placards rédigés sous sa plume ne sont pas tendres, il

préconise de « ne pas dépasser le but [à atteindre] par des violences qui indisposeraient

le lecteur ou qui détermineraient des poursuites ». Plus étonnant encore, le simple

aumônier invite les lecteurs à fabriquer eux-mêmes leurs affiches en taillant des

roseaux… En outre, le curé expert en droit ne manque pas de rappeler que le papier

blanc est réservé aux affiches officielles, en vertu des textes législatifs.

24 Hormis les conseils prodigués sur le support, le livre propose des « détails et petits

procédés de l’affichage ». Le choix des « endroits forts en vue » doit être fait avec une

grande attention. Le moment du collage compte tout autant, et un jour se détache à ses

yeux  : « Le dimanche, note-t-il, est le jour où l’on se promène ; aussi le jour où l’on a du

temps de s’arrêter devant les affiches ». Les jours de marchés, de foires ou de fêtes

religieuses offrent également des possibilités à saisir pour les propagandistes en herbe.

Le moindre détail a été pensé. Concernant la colle, le rajout « au mélange de farines et

d’eau d’un peu de colle de menuisier très claire ou un peu de silicate »52 rendra difficile

le travail des policiers chargés de lacérer les affiches. À propos des préposés au collage,

le prêtre ne souhaite pas faire appel aux agences d’affichage en plein essor durant la

période, et leur préfère « les afficheurs volontaires bicyclistes couvrant en une journée

des cantons entiers ». Suivant de près les progrès de la publicité commerciale, Fourié

prône le recours aux « voitures-réclames » qu’il présente en ces termes  : « On construit

de grandes ou de petites roulottes sur lesquelles on colle un certain nombre

d’affiches ». Les « hommes-sandwichs » sont une autre trouvaille préconisée par ce

clerc doté d’une grande acuité politique. Pour justifier ce qui pourrait apparaître

comme extravagant, il relève que « le commerce et les spectacles se servent de ce

procédé de réclame »53. Malgré sa position marginale au sein du clergé, l’abbé Fourié

émet une réflexion novatrice aux multiples facettes, destinée à convertir la technique

au service du religieux54. Bien qu’appelé à servir l’Église dans des zones rurales très

reculées, il se tient au courant des derniers procédés technologiques disponibles sur le

marché, en les testant dans le cadre de son sacerdoce et lors des campagnes électorales.

25 Vers la fin de sa courte vie, il expérimente ainsi les projections lumineuses. Les sources

archivistiques consultées indiquent qu’il les affectionne pour montrer l’épopée de

Jeanne d’Arc et son caractère exemplaire. Environ huit cents personnes, réunies à

Montpellier en mai 1897, découvrent avec stupéfaction les différents tableaux des

épisodes guerriers mettant en valeur cette figure symbolique du peuple catholique55.

Émile Fourié les commente, en insistant sur l’héroïsme de la jeune femme très pieuse

qui a réussi à délivrer la France ravagée par l’invasion anglaise. Le procédé utilisé

devait être facilement transportable, puisque Fourié réitère les projections quelques

mois plus tard sur un navire en route vers la Terre Sainte56. La lanterne magique

modernisée révolutionne la propagande57  : l’aumônier s’en empare avec frénésie. Elle

représente un nouvel instrument dans la lutte sans merci engagée contre les ennemis

de Dieu.

26 *

27 La trajectoire de l’abbé Fourié témoigne avec force de la résistance intense de certaines

parties du monde catholique à la conception républicaine de la société. Les fondateurs

de la Troisième République et leurs successeurs, puissants sur la façade méridionale,

entendent bâtir un socle commun en puisant dans les principes de 1789 et dans le

suffrage universel instauré en 1848. L’émancipation du peuple, exaltée par cette

tradition politique, heurte la Vérité propagée par les Pères de l’Église depuis des siècles.

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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Dans ce contexte, l’abbé Fourié défend les idées réformatrices de Léon XIII alors que le

clergé dans son ensemble s’en détourne. La fermentation politique engendrée par

l’affaire Dreyfus brouille les frontières tracées par de tels enjeux. Le prêtre héraultais

rejoint dans la bataille les militants des ligues d’extrême‑droite et porte alors le

flambeau du populisme catholique dans tous les recoins de l’Hexagone. Dans cet

univers social incertain, le jeune prêtre fait preuve d’une hardiesse infinie pour faire

aboutir ses idées. À l’instar des pionniers, qui défrichent les contrées inhabitées, l’abbé

Fourié se lance sur un territoire en pleine recomposition, celui de la propagande

politique et électorale. Créateur d’un organe de presse, il cherche à transmettre au plus

grand nombre l’importance de l’organisation partisane. Tous les moyens disponibles

pour persuader l’opinion l’intéressent. De la pétition à l’affiche en passant par les

projections lumineuses, le desservant teste tous les procédés permettant de convertir

une minorité en majorité.

28 Les expériences menées par ce précurseur s’arrêtent soudainement au début de l’année

1899. Elles se soldent par des résultats inégaux. Le mouvement démocrate-chrétien ne

s’épanouit pas en Languedoc. Ses racines demeurent fragiles au sein d’un paysage

conservateur tenu par les monarchistes. Le « Midi blanc » résiste face à un « Midi

rouge » quasi-hégémonique sur le plan électoral. Et l’on perçoit ici ce que l’ancrage des

royalistes, au-delà du XIXe siècle, doit à la combativité de militants qui, à l’instar de

Fourié, mais avec un autre positionnement idéologique, rejettent l’apathie des notables

et prônent la construction d’une avant-garde partisane en phase avec l’émergence des

masses sur la scène électorale58. Toutefois, en particulier au niveau de l’affichage, les

innovations louées par l’abbé Fourié montrent une maturité politique inégalée dans le

champ politique local. Elles ouvrent la voie à une nouvelle manière de concevoir

l’action politique. Les entrepreneurs politiques qui vont éclore dans l’espace public au

début du XXe siècle ne vont pas hésiter à s’en saisir pour capter les suffrages des

masses.

NOTES

1. . Yves Déloye, Les voix de Dieu. Pour une autre histoire du suffrage électoral  : le clergé catholique

français et le vote XIXe-XXe siècles, Paris, Fayard, 2006, p. 13. Très récemment, la revue Parlement(s) a

consacré un numéro hors-série (n°  6, septembre 2010), coordonné par Gaël Rideau, sur le thème

suivant  : « Clergé et politique en France (XVIe-XIXe siècles) ».

2. .Claude Nicolet, L’idée républicaine en France. Essai d’histoire critique, Paris, Gallimard, 1982,

p. 271.

3. . C’est par exemple le cas dans l’archevêché d’Avignon – qui s’étend de l’Ardèche jusqu’au Bas-

Languedoc.

4. .Pierre Dabry, Les catholiques républicains. Histoire et souvenirs (1890-1903), Paris, Chevalier et

Rivière, 1905.

5. .Idem, p. 4-5. A contrario, l’habileté électorale des notables favorables à la philosophie laïque,

soulignée par ce spectateur engagé, se remarque particulièrement dans les départements du Midi

méditerranéen (Var, Vaucluse, Gard, Hérault, Aude). Cf. Raymond Huard, « Une géographie

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politique évolutive (1848-1880) », in Serge Berstein, Michel Winock [dir.], L’invention de la

démocratie (1789-1914), Paris, Le Seuil, 2006, p. 226.

6. . Pierre Dabry brosse le portrait des principales figures nationales de cette mouvance  : Jules

Lemire, Hippolyte Gayraud, Daniel Bergey, Jean Desgranges, etc. Ces derniers ont joué un rôle

moteur dans l’action électorale, tandis que d’autres se sont focalisés sur la presse, comme l’abbé

Pastoret avec La Croix du Var, ou l’abbé Chomette avec La Croix d’Auvergne.

7. .Cf. Yves Déloye, Les voix de Dieux…, op. cit., p. 164, 231 et 237.

8. .L’abbé Fourié est un fervent partisan de la démarche entreprise par l’Union nationale fondée

par l’abbé Garnier. Cf. Stephen Wilson, ‘Catholic populism in France at the times of the Dreyfus

Affair  : The Union nationale’, Journal of Contemporary History, 10 (1975), p. 667-705.

9. .La Croix méridionale, 1er décembre 1895.

10. .Boulanger fait « l’apprentissage des lois de la politique moderne aux États-Unis où il se

rendit en 1881 pour diriger la mission militaire française aux cérémonies du centenaire de la

bataille de Yorktown », cf. Christophe Prochasson, « Les années 1880  : au temps du

boulangisme », in Michel Winock [dir.], Histoire de l’extrême droite en France, Paris, Le Seuil, 1993,

p. 75. Sur la stratégie originale déployée par Boulanger, cf. Michaël Burns, Rural Society and French

Politics. Boulangism and the Dreyfus Affair (1886-1900), Princeton, Princeton University Press, 1984.

11. .Pour une vision d’ensemble sur les multiples facettes de la métamorphose de la presse à la

fin du XIXe siècle, et en particulier au moment de l’affaire Dreyfus, cf. Christophe Charle, Le siècle

de la presse (1830-1939), Paris, Le Seuil, 2004, p. 201-220.

12. .Nous n’avons aucune information sur la naissance de cet hebdomadaire.

13. .Le tirage de La Croix méridionale est inférieur aux publications portant un message identique

en Ardèche, en Savoie, etc. Il est supérieur à La Croix du Vaucluse, et à celle du Var, cf. Gérard

Cholvy, Le Cardinal de Cabrières (1830-1921). Un siècle d’histoire de la France, Paris, Éditions du Cerf,

2007, p. 183 et 235.

14. . Porte-parole du radicalisme socialiste.

15. .La Croix méridionale, 30 avril 1893.

16. .Il ne nous permet pas de déterminer avec minutie les collaborateurs de cette feuille qui voit

son action appuyée par une revue mensuelle doctrinale intitulée Sociologie catholique, dont les

maîtres d’œuvre, l’abbé Paul Sahut, les avocats Jean Coulazou, Gabriel Hérail, etc., ont aussi pu

apporter leur contribution à l’hebdomadaire héraultais. Cf. Michel Fourcade, Contribution à l’étude

du catholicisme social et de la seconde Démocratie-chrétienne. Une revue de vulgarisation de l’Encyclique

Rerum novarum  : Sociologie catholique (Montpellier, 1892-1906), Maîtrise d’histoire sous la direction de

Gérard Cholvy, Université Paul-Valéry – Montpellier 3, 1986.

17. .Cf. Christophe Charle, Le siècle de la presse…, op. cit., p. 155 et sq.

18. .Présent dans onze départements, il peut s’appuyer sur un réseau de correspondants très

actifs sur le plan politique.

19. .La Croix méridionale, 24 avril 1892.

20. .La Croix méridionale, 27 août 1893.

21. .La Croix méridionale, 9 juillet 1893.

22. .La Croix méridionale, 30 juillet 1893.

23. .La Croix méridionale, 27 mars 1892.

24. .Cf. Maurice Montuclard, Conscience religieuse et démocratie. La deuxième démocratie-chrétienne en

France (1891-1902), Paris, Le Seuil, 1965, p. 29.

25. . Ces manifestations publiques réunissant des centaines d’individus permettent de consolider

les liens au sein d’une structuration partisane balbutiante. Les périodes électorales attisent les

débats. Ces meetings offrent un espace aux opposants pour venir porter la contradiction.

26. . Cf. Pascale Laffineur, Catholicisme social et démocratie-chrétienne à Montpellier. La campagne

« Justice-Égalité » de 1892 à 1896, Maîtrise d’histoire sous la direction de Gérard Cholvy, Université

Paul-Valéry – Montpellier 3, 1978, f° 27 et sq.

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27. .Pascale Laffineur, Catholicisme social…, op. cit., f° 28.

28. .La Croix du Midi, 5 décembre 1895.

29. .Abbé Fourié, Justice pour les enfants. Manuel pour mener la campagne « Justice-Egalité »,

Montpellier, Imprimerie de La Croix méridionale, 1895, p. 159.

30. .Lors d’un congrès ecclésiastique tenu à Reims, il estime « qu’avant sa campagne, il y avait

cinq cents communes qui s’inspiraient du principe “Justice-Égalité” ; depuis il y en a huit-cent-

soixante-quinze, et le nombre ne cesse d’augmenter ». Cf. Pierre Dabry, Les catholiques

républicains…, op. cit., p. 247.

31. . L’expression, inventée par un journaliste de l’hebdomadaire La Croisade française, ne nous

paraît pas imméritée (La Croisade française, n°  28, 15 mars‑20 mars 1898).

32. . Pour mieux comprendre les ressorts de cette mutation, cf. Christian Delporte, Images et

politiques en France au XXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2006, p. 21-46 ; Laurent

Gervereau, La propagande par l’affiche. Histoire de l’affiche politique en France (1450-1990), Paris,

Éditions Syros-Alternatives, 1991.

33. . Arch. dép. Hérault, 2 V 78.

34. . La Semaine religieuse, 12 octobre 1895.

35. . La Croix méridionale, 29 septembre 1895.

36. . Rapport du commissaire spécial des chemins de fer de Montpellier du 31 octobre 1895. Arch.

dép. Hérault, 2 V 78.

37. . Des affiches ont ainsi été retrouvées à Niort, Limoges, Périgueux, etc. Cf. Paul d’Hollander, La

bannière et la rue. Les processions dans le Centre-Ouest au XIXe siècle (1830-1914), Limoges, Presses

universitaires de Limoges, 2003, p. 239.

38. . Ces mots sont employés par le préfet de l’Hérault dans une lettre du 23 janvier 1896 destinée

à son collègue de la Lozère. Arch. dép. Hérault, 2 V 78.

39. . Les journées se subdivisent ainsi  : « Le congrès antimaçonnique » ; « Le congrès

antisémite » ; « Le congrès social » ; « Le congrès de l’Union nationale ».

40. . Congrès national de la démocratie-chrétienne (tenu à Lyon en novembre 1896 et organisé par La

France libre), Lyon, Imprimerie Paquet, 1899, p. 36.

41. . La Croix méridionale, 1er novembre 1896.

42. . Lettre du ministre de l’Instruction publique et des cultes au préfet de l’Hérault du

14 décembre 1896. Arch. dép. Hérault, 1 M 1196.

43. . Pierre Sorlin, « La Croix » et les juifs. 1880-1899  : contribution à l’histoire de l’antisémitisme, Paris,

Grasset, 1967.

44. . Arch. dép. Hérault, 2 T 14.

45. . Arch. dép. Hérault, 2 T 676. Cf. également La Croix méridionale du 6 mars 1898.

46. . Rapport du commissaire spécial de Montpellier du 6 mars 1898. Arch. dép. Hérault, 1 M 1099.

47. . « Les “Affiches de Montpellier”, expédiées franco de port pour 75 centimes de un à six

exemplaires, pour 65 centimes de six à douze exemplaires, sont diffusées à travers toute la France

et bénéficient du soutien logistique de La Croix et des Croix. En 1898, les commissaires de police les

signalent à Angers, Laval, Nevers, Nancy, Bordeaux, Die, Blois, Nantes, La Mure, Lille,

Remiremont. » Cf. Pierre Pierrard, Les chrétiens et l’affaire Dreyfus, Paris, Éditions de l’Atelier, 1998,

p. 96-97.

48. . Il est par exemple présent au congrès organisé par La Croix de Provence les 4 et 5 juin 1898 à

Aix-en-Provence.

49. . La première édition paraît en 1895.

50. . Abbé Fourié, De l’affichage politique…, op. cit., p. 3.

51. . Idem, p. 5.

52. . Idem, p. 7.

53. . Idem, p. 12.

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54. . Il incarne en cela une des modalités possibles d’instrumentalisation des révolutions

techniques par l’Eglise, qu’évoque Michel Lagrée dans La Bénédiction de Prométhée. Religion et

technologie. XIXe-XXe siècle, Paris, Fayard, 1999.

55. . Rapport du commissaire de police de Montpellier du 10 mai 1897, Arch. dép. Hérault, 4 M

213.

56. . Le bateau transporte plus de deux cents pèlerins, cf. Abbé Fouilloy, En Terre-Sainte, Albert,

Imprimerie du Journal d’Albert, 1898, p. 42 et 49.

57. . Cf. Jacques André, Marie André, « Le rôle des projections lumineuses dans la pastorale

catholique française (1895-1914) », in Roland Cosandey, André Gaudreault et Tom Gunning [dir.],

Une invention du diable ? Cinéma des premiers temps et religion, Sainte-Foy (Québec)/Lausanne, Les

Presses de l’université Laval/Éd. Payot, 1992, p. 44 et sq.

58. . Cf. Philippe Secondy, La persistance du Midi blanc. L’Hérault (1789-1962), Perpignan, Presses

universitaires de Perpignan, 2006. Dans l’état actuel de nos connaissances, il paraît difficile

d’assimiler les initiatives prises par l’abbé Fourié aux formes de royalisme populaire ou de

« démocratie blanche » qui s’affirment notamment dès la Seconde République dans notre région.

Sur ce point, voir Raymond Huard, Le mouvement républicain en Bas-Languedoc (1848-1881), Paris,

Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1982 ; Bernard Rulof, The Struggle fort

Legitimist Hegemony  : A Study of Royalist Movement in Montpellier (1830-1880), Thèse d’histoire sous la

direction de Bonnie Smith, Université de Rochester, New York, 1997. Dans le cas héraultais, le

bloc « clérico-réactionnaire » (avec L’Éclair comme porte-parole) reste soudé de la fin du XIX e

siècle jusqu’à la condamnation de l’Action française et ne pardonne pas à la tendance démocrate-

chrétienne de légitimer la voie du Ralliement au fil des pages de La Croix méridionale. La

démocratie-chrétienne se heurtera sans cesse aux entrepreneurs royalistes qui s’investissent

dans le jeu électoral tout en théorisant la suppression du suffrage universel. Pour mieux

comprendre ce positionnement idéologique, cf. André Vincent, « Réflexions sur la Révolution »,

Sociologie catholique, n°  9, novembre 1892.

RÉSUMÉS

L’abbé Émile Fourié (1861-1899) dirige l’hebdomadaire La Croix méridionale à Montpellier dans les

années 1890. Il s’emploie à promouvoir les préceptes de Léon XIII dans une région dominée sur le

plan électoral par les «  rouges  » et au sein de laquelle perdure un courant monarchiste très actif,

bénéficiant depuis des décennies de l’appui des hiérarques de l’Eglise. Bien que faisant figure de

marginal, le modeste desservant marque son époque en mettant en œuvre des outils de

propagande originaux. Il se distingue tout particulièrement dans le domaine de l’affichage. Le

prêtre héraultais s’illustre particulièrement durant l’affaire Dreyfus en se mettant au service des

défenseurs de la thèse du «  complot juif  ». En outre, ayant l’espoir d’enseigner ses méthodes au

plus grand nombre, Émile Fourié publie des ouvrages présentés par la «  bonne presse  » comme

des «  manuels  » indispensables aux «  agitateurs catholiques  ».

L’abbé Emile Fourié (1861-1899) led the weekly La Croix méridionale in Montpellier in the 1890s.

In this area, he promoted the doctrines of Leo XIII with the support of the Church’s hierarchs.

This marginal priest managed to implement original electoral propaganda tools, especially

posters. With close attention to the new techniques of printing, l’abbé Fourié meticulously

developed this type of media to attract the attention of voters. In his campaigns to defend

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catholic religion, he acted as a defender of the thesis of “Jewish conspiracy”, mostly during the

Dreyfus affair. Emile Fourié also published books presented by the “bonne presse” as essential

handbooks for catholic agitators.

Der Abbé Émile Fourié (1861-1899) leitete in den 1890er Jahren die Wochenzeitschrift La Croix

méridionale in Montpellier. Er setzte sich dafür ein, die Vorschriften von Leo XIII. in einer

politisch von den «  Roten  » dominierten Region zu verbreiten, in der sich eine sehr aktive

monarchistische Strömung hielt, die seit Jahrzehnten von der Unterstützung durch die

Kirchenoberen profitierte. Obwohl er eher eine Randfigur war, prägte der einfache Pfarrer seine

Epoche, indem er vor allem im Bereich der Plakatierung neuartige Propagandawerkzeuge

einsetzte. Er tat sich hauptsächlich während der Dreyfus-Affäre hervor, indem er sich in den

Dienst der Verfechter der These eines «  jüdischen Komplotts  » stellte. In der Hoffnung, seine

Methoden möglichst breit zu streuen, veröffentlichte Émile Fourié darüber hinaus einige Werke,

die in der «  bonne presse  » als grundlegende Handbücher für «  katholische Agitatoren  »präsentiert wurden.

AUTEUR

PHILIPPE SECONDY

Docteur en science politique et chargé de cours à l’Université de Montpellier 1

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Varia

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Une controverse judéo-chrétiennedans la France du XIXe siècle :l’œuvre scandaleuse de JosephSalvadorA Jewish-Christian controversy in nineteenth-century France: the scandalous

writings of Joseph Salvador

Eine jüdisch-christliche Kontroverse im Frankreich des 19. Jahrhunderts: die

Skandalschriften von Joseph Salvador

Joël Sebban

1 « Je ne peux recevoir ni avec sympathie ni avec affection cet envoi de la main qui, seule,

dans notre pays ait systématiquement nié la divinité de Jésus Christ et insulté à la

virginité de sa bienheureuse mère »1. C’est par cette note lapidaire que Montalembert

répond à l’historien israélite Joseph Salvador (1796-1873) qui lui fait parvenir, à l’été

1838, un exemplaire de son ouvrage Jésus-Christ et sa doctrine, essai pionnier dans

l’exégèse française critique du Nouveau Testament2. La mésentente entre les deux

hommes date de la parution du second livre de Salvador l’Histoire des institutions de

Moïse, dix ans plus tôt. Cette étude contient un chapitre retentissant sur la

condamnation à mort de Jésus par le Sanhédrin. Se posant en savant impartial, l’auteur

y conclut à la légalité de la peine rendue par les juges juifs. Le « déicide », péché

irrémissible d’Israël dans la théologie catholique, ne serait rien d’autre que légal selon

le droit hébraïque de la Palestine du premier siècle, pour peu que le lecteur éclairé

veuille quitter le champ passionné de la foi pour celui, plus sage, de la raison et de

l’histoire3.

2 Cet ouvrage de Salvador prend place à un moment où la question religieuse passe au

premier plan de la vie publique4. L’Histoire des institutions de Moïse est publiée dans le

contexte de la liberté de culte et de conscience inscrite dans la Charte constitutionnelle

de 1814, mais son propos détonne à un moment où l’alliance du Trône et de l’Autel

semble à nouveau scellée depuis l’avènement du pieux roi Charles X, sacré à Reims le

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29 mai 1825. Ces circonstances donnent à son auteur une audience inespérée qui va

bien au-delà du cercle confiné des exégètes de la Bible. La presse catholique conspue

l’ouvrage et fulmine contre un auteur qu’on qualifie volontiers, tel Pascal autrefois, de

« tison d’enfer »5. Cette relecture des Évangiles apparaît comme un scandale à double

titre aux yeux de l’opinion catholique  : elle est d’abord l’œuvre d’un penseur libéral qui

justifierait, dit-on, derrière le déicide, le régicide de 1793, horreur suprême aux yeux

des ultraroyalistes au pouvoir ; c’est enfin la pensée d’un israélite dont le seul dessein

serait de laver son peuple de sa tâche héréditaire. Salvador engage la polémique et

annonce qu’il « est aujourd’hui temps que le christianisme rende un compte sévère de

lui-même »6.

3 L’historiographie du judaïsme contemporain s’est rarement aventurée à dépeindre ce

personnage à l’identité complexe7  : fils d’un père juif et d’une mère catholique –

arguant même de cette double filiation comme d’un formidable avantage pour étudier

l’histoire des deux religions8 –, médecin de formation mais historien de vocation,

autodidacte, sans titre et carrière universitaire, à l’écart de la communauté juive et des

instances officielles, proche des saint-simoniens sans pour autant appartenir au

mouvement, Joseph Salvador ne semble faire partie d’aucune chapelle. Et aucun auteur

n’en perpétuera vraiment le souvenir, à l’exception notable de l’orientaliste James

Darmesteter, à la fin du siècle9.

4 Nous ne chercherons pas ici à situer les travaux de Salvador dans l’histoire de l’exégèse

biblique et dans l’émergence des sciences religieuses en France10. Sa recherche érudite

est au service d’une cause politique d’abord, idéologique et identitaire ensuite ;

politique parce que cette histoire du judaïsme et du christianisme anciens est toute

entière un plaidoyer en faveur du système constitutionnel et, plus généralement, du

libéralisme de plus en plus menacé dans ces dernières années de la Restauration ;

idéologique parce que la polémique engagée avec des penseurs chrétiens, en grande

majorité catholiques, pose les bases nouvelles du différend judéo-chrétien à l’ère de

l’émancipation et de la sécularisation ; identitaire enfin car Salvador se lance dans la

controverse avec le christianisme pour redonner, selon ses propres mots, « l’honneur

aux juifs », l’émancipation morale devant succéder, à ses yeux, à l’émancipation

politique et juridique fraîchement acquise.

Une polémique religieuse placée sous le sceau dulibéralisme

5 Salvador ne s’intéresse que tardivement à l’histoire du christianisme et à la figure de

son fondateur. Aussi son Histoire des institutions de Moïse11 est-elle entièrement consacrée

à l’étude du système politique des juifs anciens. Si l’écrivain israélite aborde la question

du procès de Jésus et de sa condamnation devant le Sanhédrin, c’est seulement pour

interroger sa conformité au droit hébraïque  : « dès qu’ils ne découvrirent en lui qu’un

citoyen », les juifs « le jugèrent-ils d’après la loi et les formes existantes ? Voilà ma

question », avertit l’auteur, bien conscient de la gravité du sujet traité12. Il s’attèle alors

à démontrer qu’on ne peut reprocher aux juifs d’avoir condamné Jésus à mort puisque

Jésus avait commis des actes qui, suivant leur loi, étaient punis de la peine capitale.

Reprenant pas à pas la procédure suivie par Caïphe, le procureur du Sanhédrin,

Salvador conclut que l’« accusé » a été jugé selon les formes ; nul arbitraire, ni en droit,

ni en fait, n’a été commis. Tant que Jésus se contenta de prêcher contre la cupidité des

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grands, et même d’enfreindre les règles du Shabbat pour de nobles motifs, il ne put être

attaqué. Mais, dès l’instant où il prit le visage d’un être divin, il tomba sous le coup de la

loi car il portait atteinte au dogme essentiel du mosaïsme en ramenant les dieux de

chair et d’os.

6 À vrai dire, Salvadorn’évoque Jésus que pour mieux rendre grâce à Moïse, demeuré

fidèle au pur monothéisme. Il lui importe surtout de montrer que le judaïsme originel,

épuré des ajouts de l’histoire – l’« hébraïsme » ou le « mosaïsme » pour reprendre ses

termes – prêche à la face des nations le même idéal démocratique que la Déclaration

des droits de l’Homme et du citoyen brandie par les révolutionnaires de 1789. L’exégèse

traditionnelle, chrétienne mais aussi juive, de la Bible est ici battue en brèche  : le

mosaïsme n’est plus perçu comme le modèle théocratique par excellence mais comme

une « nomocratie » fondée sur le règne de la loi, consentie par l’ensemble de la nation13.

Le prêtre n’est que l’homme voué à l’exercice du culte et la justice est aux mains des

anciens qui incarnent le peuple. Moïse aurait finalement rejeté le système inégalitaire

des castes qui régnait dans la plupart des nations de l’Antiquité pour lui substituer la

« constitution » de la « première république connue » de l’Histoire14.

7 Cette vision inédite du récit biblique renvoie d’une manière singulière au contexte

immédiat de la fin des années 1820 qui voit libéraux et ultras se confronter sur

l’interprétation de la Charte constitutionnelle. S’appuyant sur sa connaissance des

textes hébraïques, l’écrivain israélite cherche à opposer aux défenseurs de la

monarchie de droit divin l’autorité de leurs propres Écritures Saintes. Sa lecture

« éclairée » de l’Ancien Testament, libérée des dogmes de l’orthodoxie, suffirait à ses

yeux à contredire la conception théocratique de la société telle qu’elle se fait jour par

exemple dans le maître ouvrage de Louis de Bonald Théorie du pouvoir politique et

religieux, véritable bible des ultras sous la Restauration15. S’il n’évoque jamais

directement acteurs et événements de la scène publique contemporaine, Salvador ne

fait pas moins œuvre politique  : il célèbre, aux côtés des libéraux, la grandeur des

libertés constitutionnelles face aux partisans du monopole de l’Église dans l’État qui

s’accrochent de plus en plus à une lecture absolutiste de la Charte. La théorie religieuse

devient une « littérature de combat » et l’écrivain israélite est rapidement adoubé par

quelques-unes des plus grandes figures libérales du temps. Benjamin Constant,

l’infatigable champion de la cause libérale, salue « l’un des meilleurs ouvrages que nous

possédions sur la loi de Moïse »16 ; l’avocat André Marie Dupin, chef de file de

l’opposition parlementaire, couvre de louanges l’historien juif dans le numéro du

13 novembre 1828 de la Gazette des tribunaux17. Les rédacteurs du grand journal du

« parti libéral », Le Constitutionnel, ironisent en invitant leurs adversaires à lire le travail

savant de Monsieur Salvador  : « Ils y verraient que les éléments du gouvernement

constitutionnel datent d’un peu loin et que les descendants d’Abraham ne

connaissaient ni les privilèges féodaux, ni l’accumulation des grandes propriétés »18.

8 L’historien juif s’attire en revanche les foudres de la presse ultra. La réinterprétation

du procès de Jésus cristallise les passions et l’auteur acquiert une renommée soudaine

empreinte de scandale. Les thèmes de l’antijudaïsme traditionnel ne sont pas absents

de l’argumentaire des apologistes catholiques. Ainsi, Salvador incarne, aux yeux des

rédacteurs de La Quotidienne, la figure même de l’« ennemi »  : un libéral convaincu,

israélite de surcroît qui réduit Moïse au rang de philosophe inspiré, à l’image de

« Zoroastre, Bouddha ou Numa ». Le journal assène sur cette « œuvre déplorable » le

jugement sans appel de l’abbé de La Mennais à l’égard du peuple juif, peuple « esclave

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du genre humain », « peuple opiniâtre », « peuple incompréhensible » enfin19. Dans son

numéro du 17 décembre 1828, L’Ami de la religion et du roi surenchérit en dénonçant une

« apologie du déicide », un « plaidoyer en faveur des bourreaux » qui « se publie au

milieu d’une société chrétienne »20. Ce n’est pas tant le juif que le libéral qui est honni  :à l’image des libéraux de son temps qui s’élèvent contre la réaction cléricale, l’écrivain

israélite est accusé de vouloir remettre en cause les fondements mêmes du régime. La

démonstration est toute trouvée  : le libéralisme, systématiquement assimilé à la

Révolution française, ne peut mener qu’à l’irréligion et au blasphème, comme l’atteste

le livre de Salvador, qui ne doit qu’à son origine confessionnelle sa liberté de ton. Et

l’on ne prête souvent qu’une attention légère à l’ensemble de ses recherches. Il suffit

d’en retenir l’idée qu’il est un « adversaire de l’homme-Dieu »21 selon le mot de l’évêque

de Chartres, Clausel de Montals, ou bien encore, qu’à travers son œuvre, « c’est le

libéralisme qui devient apologiste du déicide »  : titre qu’affiche en pleine page un

libelle anonyme marseillais de 1829 où ne figure même plus le nom de Salvador22. Le

coup porté à l’Autel est perçu comme une attaque de front assénée au Trône. L’Ami de la

religion et du roi voit sous l’affirmation de la légalité du procès de Jésus celle de la

condamnation de Louis XVI par la Convention  : « Si l’ordre légal des anciens juifs a pu

autoriser régulièrement le procès du Sauveur du monde, qui osera désormais s’étonner

et se plaindre de ce que l’ordre légal du gouvernement révolutionnaire a permis de

mettre régulièrement à mort un roi que son innocence et toutes ses vertus n’élevaient

cependant pas à beaucoup près au rang du roi du ciel et de la terre ? »23. Aux yeux des

ultras, déicide et régicide ne peuvent être dissociés et Salvador apparaît comme

l’avant-garde d’un front politique hostile à la religion catholique et, ce faisant, à l’État.

Aussi fustige-t-on, plus encore que l’écrivain, les personnalités et les journaux qui ont

fait l’éloge de ses ouvrages. L’Ami de la religion et du roi vitupère contre les rédacteurs du

Constitutionnel qui affirmaient connaître « peu d’ouvrages aussi instructifs et écrits avec

autant de talent que celui de M. Salvador ». On s’étonne que l’outrage fait à la religion

et aux mœurs qui a valu en 1828 à l’illustre Béranger d’être condamné pour ses

chansons24 ne s’applique pas à nouveau, et on se demande si l’article premier de la

Charte qui proclame le catholicisme religion de l’État « n’est pas aboli ».

9 La colère des ultras résonne jusque dans les murs de la Chambre des députés. L’ouvrage

de Salvador connaît le privilège d’être publiquement dénoncé au sein même de

l’enceinte parlementaire. Lors de la séance du jeudi 11 juin 1829, dans une Chambre à

majorité libérale depuis novembre 1827, les débats portent sur les budgets à allouer à

l’enseignement primaire ; déçu de la réaction du ministre de l’Instruction publique,

Vatimesnil, qui refuse une augmentation des crédits de l’instruction catholique, le

baron de Lépine, légitimiste convaincu, joue les prophètes de malheur. Il se lance dans

une violente diatribe sur les dangers de l’athéisme contemporain et annonce le jour

« où on publiera hautement que le fils de Dieu a mérité le supplice sur la croix, [où] on

entreprendra de faire enregistrer en France comme légale et comme juste, la sentence

de mort du Sauveur du Monde, [où] on trouvera des complices pour applaudir à cette

audace et pas un juge pour la punir ». L’allusion au livre de Salvador est comprise par

tout l’hémicycle, même si l’auteur n’est pas cité nommément comme le veut l’usage lors

des discussions parlementaires  : on entend des applaudissements nourris à la droite de

l’Assemblée et des voix à gauche préciser que « l’auteur en est un israélite »25. Le

ministre de l’Instruction publique prend la parole, rappelle l’impérieuse nécessité de

l’indépendance des tribunaux et rejette toute discussion au sein de l’enceinte

parlementaire. Il est applaudi chaudement par les députés libéraux qui expriment une

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fois de plus leur attachement aux droits individuels mais aussi leur soutien à l’égard du

gouvernement modéré de Martignac qui a fait passer, dès l’été 1828, un acte abolissant

la censure de la presse – ce qui explique sans doute que l’Histoire des institutions de Moïse

n’ait à aucun moment fait l’objet de poursuites.

10 La polémique qui oppose Salvador aux tenants du « parti-prêtre » semble donc se

fondre dans les rivalités politiques de la Restauration entre ultras et libéraux, ces

derniers soutenant l’écrivain israélite au nom de la défense des acquis révolutionnaires.

Il reste pourtant bien des points de dissension entre Salvador et l’élite intellectuelle

libérale. Ses opinions sur le christianisme heurtent profondément les chrétiens, même

les plus libéraux ; le différend judéo-chrétien refait surface sous la plume de certains

d’entre eux qui ne peuvent suivre l’interprétation de l’historien juif du procès de Jésus

devant le Sanhédrin. La volte-face d’André Marie Dupin à l’égard de Salvador en est un

saisissant témoignage  : fustigé par la presse catholique pour s’être fait le défenseur de

l’historien juif, après avoir été celui de l’« infâme » Béranger26, Dupin se voit contraint

de publier une réfutation de l’ouvrage de Salvador pour donner les preuves de son

orthodoxie, quelques mois seulement après l’avoir loué sans réserve27. Le célèbre

avocat analyse à son tour la question du procès de Jésus « sous le point de vue

purement humain » et reprend, en juriste appliqué, chacun des arguments de son

adversaire pour en démontrer l’inanité. La vision des juifs du premier siècle y est

chargée de noirceur  : les prêtres hébreux et les pharisiens apparaissent comme

assoiffés de pouvoir et mus par un fanatisme aveugle qui leur faisait perdre toute

humanité. La thèse de la culpabilité des juifs s’inscrit enfin dans l’argumentaire de

l’auteur qui ne voit dans les recherches de Salvador qu’une vaine tentative des juifs de

« se justifier du reproche de déicide »28. La réaction de l’éminent orientaliste Sylvestre

de Sacy, janséniste et libéral, est marquée par la même ambiguïté. En dépit de la réelle

affection qu’il témoigne à l’historien juif, Sacy ne peut éviter de réaffirmer le caractère

inexpiable de la faute commise par les juifs anciens. Le savant conclut d’une manière

lapidaire  : « et puis, quand on a tort, on reste avec son tort »29.

11 Le malentendu entre Salvador et le camp libéral ne s’arrête pas là. Au-delà de

l’accusation de « déicide », c’est toute une vision du judaïsme partagée par une grande

partie du monde des lettres que l’écrivain israélite cherche à remettre en cause  : celle

d’une doctrine religieuse devenue caduque depuis l’émergence du christianisme et d’un

peuple juif qui, en tant que tel, n’aurait plus rien à apporter à la civilisation

européenne. Les grands historiens libéraux de la première moitié du XIXe siècle, qu’ils

soient catholiques, protestants ou libres penseurs, n’en demeurent pas moins

tributaires d’une tradition théologique et philosophique qui perpétue l’image d’un

judaïsme dépassé par l’avènement du christianisme, même si le christianisme ne

constitue pas pour tous un horizon ultime. Qu’il nous suffise pour l’illustrer d’évoquer

les œuvres de quelques-uns des plus grands noms de l’historiographie libérale, Jules

Michelet, François Guizot et Edgar Quinet. Dans son Introduction à l’histoire universelle,

publiée en 1831, Michelet, alors chef de la section historique aux Archives nationales,

voit dans l’avènement du christianisme la victoire d’une civilisation supérieure au

judaïsme ancien  : s’il admire « ce petit monde de l’unité et de l’esprit » qui a su

substituer à la « dualité » des Perses le monothéisme, il fustige le particularisme juif qui

rend ce peuple hostile à la figure même de l’étranger, invariablement perçu comme un

ennemi. Le juif « n’est placé dans l’Orient que pour le maudire », écrit-il30. Le peuple du

« Dieu jaloux » est supplanté par la Grèce, par Rome et par le christianisme, avant

qu’enfin le sceau de l’élection soit confié au peuple de France, incarnant le triomphe de

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la liberté. La notion du « particularisme religieux » constitue très souvent le principal

grief ; il suffit à légitimer l’image d’un judaïsme immobile, figé sur une tradition

millénaire. Dans un essai de 1 852 intitulé Méditations et études morales, François Guizot

retrouve les fondements de la civilisation française et européenne dans « le

catholicisme, le protestantisme et la philosophie »31 et ne fait à aucun moment

référence au judaïsme. De même, si Edgar Quinet loue la grandeur de la poésie et de la

langue hébraïques, il n’adjuge plus aucun rôle prépondérant au mosaïsme32. On

comprend désormais mieux pourquoi les lettres que Salvador adresse alors à Guizot

restent à peu près sans suite. Aux demandes répétées de l’écrivain israélite qui aimerait

pouvoir confronter les points de vue, l’historien protestant oppose, avec la plus grande

courtoisie, une fin de non-recevoir. Après avoir témoigné tout son estime pour un

homme qui a touché « fermement et consciencieusement à de bien grandes questions,

aux plus grandes questions de notre époque, de toutes les époques », Guizot conclut sur

un désaccord fondamental  : « mais, nous sommes trop loin l’un de l’autre, et j’aime

mieux exposer mes idées que combattre celles que je ne partage pas »33.

12 Ce n’est donc pas dans le champ politique que se situe véritablement le « combat de

plume » que livre Salvador. Somme toute, libéraux et ultras partagent dans une très

grande majorité une vision chrétienne du judaïsme, religion qui n’aurait plus de raison

d’être depuis le ministère de Jésus. Salvador comprend alors qu’il est nécessaire de

revenir aux origines mêmes de l’antagonisme judéo-chrétien afin de combattre à leurs

racines les préjugés charriés par l’Église à l’égard du « peuple déicide ». C’est d’une telle

prise de conscience que naît un immense projet d’écriture qui va engloutir dix ans de

son existence  : étudier les origines du christianisme et les conditions du divorce de la

« branche » chrétienne d’avec le tronc juif. L’ouvrage paraît en 1838 sous le titre Jésus-

Christ et sa doctrine. Histoire de la naissance de l’Église, de son organisation et de ses progrès

pendant le premier siècle34. L’essai ne suscite pas le scandale politique qu’avait fait naître

le livre précédent ; le temps a passé et la monarchie de Juillet permet une critique plus

libre des dogmes chrétiens. Mais la polémique ne disparaît pas pour autant  : elle reste

désormais confinée à la sphère religieuse. Les apologistes catholiques se lancent à

l’offensive contre « ce nouvel ennemi de la religion » et la presse confessionnelle relaie

leurs ouvrages. Parfois, la controverse fait incursion dans certains journaux à grand

tirage, diffusant à un plus large public les arguments des uns et des autres. Avec un

soupçon d’exagération, la Biographie universelle ancienne et moderne de Louis-Gabriel

Michaud fait état d’un ouvrage « dont le monde entier s’est occupé »35. La discussion

porte désormais sur le cœur même du différend judéo-chrétien et on croit voir la

disputation théologique médiévale ressurgir au milieu du XIXe siècle français.

Néanmoins, en quelques recoins de la controverse, vont s’esquisser les premiers signes

d’un dialogue judéo-chrétien plus fraternel.

Une « dispute » théologique moderne

13 Dans Jésus-Christ et sa doctrine, Salvador examine une nouvelle fois la question centrale

du « déicide »36. Le terme même lui semble incompréhensible aux yeux d’un israélite

pour lequel « un Dieu ne peut pas être mis à mort ». On retrouve un argumentaire

analogue à celui de son précédent ouvrage. La condamnation théologique chrétienne

doit être analysée comme une simple question de droit  : les juifs qui ont condamné

Jésus ne l’ont pas fait mus par un sentiment de haine religieuse mais par stricte

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application de la loi. L’auteur veut encore engager la polémique en retournant contre

les chrétiens l’accusation de déicide. Le peuple coupable d’avoir tué le Christ est

devenu, sous les coups de l’Église, le « peuple crucifié »37. L’image ne s’oppose pas

seulement à la vision du « juif errant », mis au ban de toute communauté humaine pour

avoir refusé de reconnaître la divinité du Christ ; elle identifie le peuple juif tout entier

à la figure de Jésus, voire aux chrétiens persécutés des premiers siècles. Cette

accusation de « déicide » semble d’autant plus injustifiée que la doctrine de Jésus

s’ancre pleinement dans la société juive de son temps. La morale du « fils de Marie »,

comme Salvador ne cesse de le désigner, est issue des préceptes de la Bible des hébreux

auxquels se sont rattachées, après la destruction du premier Temple, des croyances

païennes. Jésus n’est que le maître à penser de ce « paganisme judaïsé » qu’est le

christianisme. En insistant sur la dépendance de la morale évangélique envers le

judaïsme, Salvador veut mettre à mal la conception de la singularité radicale du

fondateur du christianisme, défendue tout autant par la théologie catholique

traditionnelle que par les théologiens protestants contemporains les plus avancés dans

l’exégèse critique38.

14 Jésus n’est donc plus dans l’œuvre de Salvador la figure honnie des Contre-Évangiles du

Moyen Age39 ; mais, il n’est pas dépeint sous les traits chaleureux du Jésus raconté par le

juif errant d’Edmond Fleg qui, un siècle plus tard, désire « adopter Jésus sans adopter le

christianisme »40. Il n’apparaît pas davantage comme cet « artiste en parabole » qui

mérite, aux yeux de l’historien sioniste Joseph Klausner, de figurer parmi les plus

grands moralistes de la littérature hébraïque41. Salvador nourrit un profond respect

pour la figure du Christ mais n’éprouve pas de sentiment réel d’admiration. Il s’indigne

même de la glorification de la mort de Jésus ; selon lui, ce sacrifice est un acte immoral

qui témoigne d’un mépris profond pour l’existence humaine. Salvador reprend

finalement le verset évangélique « Ecce homo » pour le contredire  : « Développer avec

une harmonie féconde et heureuse les phases variées d’une longue existence, voilà

l’homme ! », lance-t-il, provocateur42.

15 Et la controverse ne tarde pas à venir. D’ardents polémistes catholiques, exercés à la

cause de la défense de la religion, se chargent de réfuter cette doctrine. La critique la

plus virulente vient d’un vieil apologiste du christianisme, l’abbé Guillon, doyen

honoraire de la faculté de théologie de Paris, qui écrit en 1841 un Examen critique des

doctrines de Gibbon, du Docteur Strauss et de M. Salvador sur Jésus-Christ, son Évangile et son

Église 43. Salvador est vu comme « un adversaire plus redoutable encore » que ses

prédécesseurs, le déiste anglais du XVIIIe siècle Edward Gibbon et le théologien

protestant David Strauss, auteur d’une Vie de Jésus retentissante en 1835 44, car « c’est

dans l’arsenal même où le christianisme se retranche que celui-ci est allé chercher les

traits dont il a essayé de le percer ». L’ecclésiastique surenchérit  : « pour moi, je le

confesse hautement, je ne connais rien de plus hostile ni de plus dangereux qui ait été

publié contre la vérité chrétienne ». Après avoir exposé un argumentaire théologique

sommaire, il finit par opposer à son adversaire les griefs traditionnels reprochés au

peuple juif, espérant ainsi frapper d’inanité l’ensemble de son œuvre. Salvador

incarnerait « en sa personne toute sa nation qui, toujours en révolte contre les

Romains, et toujours vaincue, se venge de ses défauts par son opiniâtre et inflexible

ténacité »45.

16 La presse est largement utilisée dans cette polémique, en particulier les nouvelles

revues apparues au cours des années 1830 toutes entières acquises à promouvoir la

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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science catholique des religions46. Les Annales de philosophie chrétienne alimentent par de

nombreux articles la controverse. Dans un texte paru en avril 1845, l’abbé Edouard

dénonce tout à la fois dans l’auteur de Jésus-Christ et sa doctrine l’israélite « mu par un

principe d’antipathie judaïque » et le philosophe, disciple de la « critique dénigrante du

dix-huitième siècle »47. Le « mosaïsme » prêché par Salvador est accusé indifféremment

d’être une doctrine athée, rationaliste et panthéiste. Panthéisme et athéisme semblent

s’équivaloir dans la pensée de l’évêque de Chartres, Clausel de Montals, qui fulmine

contre « cet athée à la manière de Spinoza »48 ; l’Encyclopédie catholique de l’abbé

hébraïsant Jean-Baptiste Glaire unit, de même, dans une seule condamnation les

doctrines rationalistes et panthéistes de « Spinoza, de Salvador et de Leroux »49. Les

polémistes prennent soin de rappeler que la pensée de l’écrivain contredit les

« dogmes » du judaïsme orthodoxe  : « M. Salvador est juif d’origine, rationaliste de

religion », souligne-t-on. Mais l’origine suffit pour que l’écrivain endosse la faute de ses

coreligionnaires et apparaisse comme un descendant des coupables de la mort du

Christ. Dans l’Université catholique de l’été 1839, Alexis de Combeguille réaffirme le poids

de la culpabilité du peuple juif, non sans avoir loué précédemment dans l’œuvre de

Salvador « un beau sentiment de patriotisme, un noble espoir de délivrance et de

progrès pour les juifs ». Selon Combeguille, le judaïsme est peut-être appelé à

reprendre sa place dans la civilisation européenne mais ce n’est certainement pas « en

s’incrustant plus profondément au visage le stigmate du déicide »50.

17 L’antagonisme judéo-chrétien est ainsi placé au cœur de la controverse. Si les

polémistes catholiques retrouvent dans l’ouvrage Jésus-Christ et sa doctrine les influences

du rationalisme des Lumières, de la philosophie spiritualiste cousinienne51 ou encore de

l’école allemande d’exégèse de la Bible, c’est avant tout à la judéité de son auteur qu’ils

renvoient invariablement. Dans le numéro du 27 avril 1839 du journal La Presse, le

publiciste Adolphe Granier de Cassagnac ne laisse pas d’ambiguïté sur la nature de son

opposition à Salvador  : « M. Salvador qui vient d’écrire l’histoire de Jésus-Christ est juif

et nous qui allons examiner cette histoire nous sommes catholiques […] à notre avis, ce

livre est une grande erreur scientifique et un grand préjugé religieux », relève-t-il sans

juger nécessaire d’ajouter plus d’explication52. Granier de Cassagnac qui s’adresse ici à

un bien plus vaste public que celui de la presse confessionnelle se fait l’écho de

l’ensemble d’une opinion catholique profondément choquée par cette lecture juive du

christianisme. Le témoignage du mathématicien belge Charles de Lavallée-Poussin

exprime de manière saisissante le sentiment qui étreint nombre de catholiques à la

lecture des essais de l’écrivain israélite. Ce dernier s’interrompt brutalement alors qu’il

entreprend la critique du dernier livre de Salvador Paris, Rome et Jérusalem pour

exprimer des vues inquiètes sur l’époque présente  : « Je cesse ici cette analyse,

douloureuse pour nous dont elle blasphème la chère, la seule vraie espérance,

douloureuse surtout quand nous pensons au monde où de pareilles aberrations peuvent

passer pour des vérités bienfaisantes », conclut-il, affligé53. Les positions de l’Église

seront intransigeantes. Rome met à l’Index Jésus-Christ et sa doctrine quelques mois

seulement après sa parution54.

18 Etouffées dans ce concert de critiques, quelques voix se distinguent en reconnaissant à

Salvador, au-delà de la polémique, une réelle volonté de connaître le christianisme. La

réaction de l’abbé Eugène de Genoude, directeur de la très monarchiste Gazette de

France, en est un des rares exemples. Cette figure atypique du clergé français qui

voudrait concilier le légitimisme avec le suffrage universel – les positions de Genoude

valent d’ailleurs à la Gazette de France d’être interdite à plusieurs reprises dans les États

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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romains – commet en 1838 une énième réfutation des thèses de Salvador qui n’a, en

bien des aspects, rien de commun avec les précédents ouvrages de controverse55. Si

Genoude réaffirme la vérité du dogme catholique, il se félicite, en revanche, de l’intérêt

que Salvador accorde à la figure de Jésus, signe, à ses yeux, d’un triomphe prochain du

christianisme  : « quels aveux plus remarquables de la part d’un juif à qui sa secte a

défendu de parler de Jésus-Christ que ceux que nous rencontrons dans son livre »,

souligne-t-il. Le judaïsme demeure perçu comme une « secte égarée » tant qu’il n’aura

pas reconnu la divinité du Christ. Néanmoins, selon Genoude, la « critique religieuse »

du christianisme à laquelle se livre Salvador tranche avec la « philosophie athée » du

XVIIIe siècle qui ne « doutait pas » et « niait Dieu ». Le christianisme doit désormais

offrir « ses titres de divinité à la discussion ». À la discussion ! Le mot est lancé.

Genoude comprend la formidable rupture que l’œuvre de Salvador initie dans le regard

porté par les juifs sur le christianisme, en particulier sur la figure de son fondateur.

Salvador est le premier israélite français à s’intéresser de manière approfondie à la

judéité de Jésus, au « Jésus de l’histoire » ; et, on peut légitimement voir dans cette

démarche d’ouverture vers les sources juives du christianisme l’augure d’un prochain

rapprochement entre les deux communautés. C’est en effet d’une même prise de

conscience de la filiation de l’Église primitive avec le judaïsme, cette fois sous

l’impulsion de penseurs chrétiens, que naît moins d’un siècle plus tard, au cours des

années 1920, une première forme de dialogue interreligieux56. Néanmoins, même sous

la plume plus clémente d’un Genoude, la visée ultime demeure la conversion des juifs.

Salvador et les juifs  : le « christophobecoreligionnaire »

19 Du côté juif, on se refuse à aborder la question des relations judéo-chrétiennes de front,

et Salvador apparaît bien seul dans sa confrontation avec les apologistes catholiques.

L’historien affirme pourtant œuvrer pour redonner aux juifs leur « honneur » comme il

le confie à Montalembert dans une lettre de 1846  : « Jusqu’ici, Monsieur, on a rendu, on

s’occupe à rendre aux juifs les droits civils et politiques, l’égalité, la liberté, un de mes

desseins à moi c’est de leur rendre l’honneur »57. Cette volonté de réhabiliter le

judaïsme lui confère une véritable notoriété auprès de l’opinion israélite. En 1851, l’

Univers israélite qui se définit comme « le journal des principes conservateurs du

judaïsme » fait une brève allusion à l’historien en évoquant « l’éminent auteur de tant

de chefs-d’œuvre »58. En mars 1844, le rédacteur des Archives Israélites, le second grand

titre de la presse juive, de tendance réformatrice, craint que cette « vie de Jésus » ne

réveille des préjugés d’un autre âge mais il reconnaît en même temps en Salvador cet

« athlète vigoureux », ce « jouteur intrépide », « loyal » et « modéré » qui a su critiquer

les dogmes chrétiens59. Le témoignage le plus probant est celui du normalien Isidore

Cahen, directeur des Archives israélites à la mort de son père Samuel Cahen, fondateur

de la revue. Aux yeux d’Isidore Cahen, la notoriété de Salvador ne fait pas de doute dans

la communauté juive, et même au-delà  : « Le nom de M. Salvador est entouré depuis

longtemps d’une juste considération ; coreligionnaires et non israélites professent une

égale estime pour ses ouvrages », affirme-t-il. L’historien mérite les plus grands

hommages car il a contribué à « la réhabilitation morale et scientifique du judaïsme

après la réhabilitation légale »60.

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

109

20 La mort de l’écrivain le 15 avril 1873 donne lieu à des déclarations dithyrambiques dans

la presse juive  : le publiciste Simon Bloch déplore la disparition d’un « éminent

auteur » qui méritait de figurer au nombre des « immortels de l’Académie »61 ! Il fait en

particulier l’éloge de son Histoire des institutions de Moïse qui a permis au mosaïsme

d’obtenir « un splendide brevet d’émancipation ». Telle est la principale raison de la

reconnaissance de la communauté juive à l’égard de Salvador. On reconnaît volontiers

que Salvador n’est pas un des plus fins connaisseurs des études sacrées, que son

judaïsme s’éloigne en bien des points de la tradition mais ces griefs sont vite occultés

au regard d’un symbole  : celui d’un savant juif clamant à qui veut l’entendre la

grandeur de la loi mosaïque, avec une constance remarquable malgré les critiques qui

lui sont adressées. La volonté de rétablir les juifs dans leur « honneur » est

unanimement louée.

21 Et pourtant, l’élite intellectuelle juive se tient à l’écart des polémiques entourant les

différentes œuvres de Salvador. La presse confessionnelle se contente de mentionner la

parution de ses ouvrages, en y ajoutant un court commentaire, généralement élogieux.

Le comportement de l’écrivain qui demeure sa vie durant à l’écart des instances

consistoriales ne suffit pas à comprendre la nature de ses relations avec le monde

israélite62  : si l’œuvre de réhabilitation du judaïsme est saluée, la radicalité de son

discours sur le christianisme heurte les dirigeants d’une communauté soucieuse, dans

ces premières décennies du XIXe siècle, de parfaire son intégration dans la majorité

chrétienne. Les autorités religieuses et laïques ne veulent pas de la renaissance d’une

querelle religieuse qui pourrait réveiller des préjugés latents. Les griefs adressés à

Salvador n’apparaissent que d’une manière confidentielle63. Il faut prêter attention au

dernier volume de la traduction française de la Bible qui paraît en 1839 sous la

direction de Samuel Cahen pour connaître une critique approfondie du livre Jésus-Christ

et sa doctrine édité l’année précédente. La condamnation de l’ouvrage y est

extrêmement sévère  : Salvador est qualifié de « christophobe coreligionnaire »64 ! Aux

yeux des contributeurs de cette œuvre monumentale, parmi lesquels figurent de grands

noms de l’érudition juive, en premier lieu le jeune orientaliste Salomon Munk,

l’ambition militante de l’écrivain l’amène à dégager une vision totalement

fantasmatique des religions juive et chrétienne. Aveuglé par un rejet irréfléchi des

dogmes chrétiens, Salvador aurait dévoyé les véritables enseignements des Évangiles,

versant « du baume sur ses propres blessures et du venin sur celles d’autrui ». Il y a

bien ici une volonté de marquer ses distances avec une pensée dont on perçoit aisément

les accents polémiques. Munk ou Cahen, figures pionnières de cette « science française

du judaïsme » que Perrine Simon-Nahum a caractérisée65, condamnent fermement la

nature apologétique de l’ouvrage. C’est par l’étude scientifique, non par l’apologie, que

les lettrés juifs veulent montrer à la société savante les titres de noblesse du judaïsme,

son apport à la civilisation française et européenne. Néanmoins, en utilisant une

tribune fort discrète, ils ne cherchent pas à éveiller une autre polémique qui serait,

cette fois, interne à la communauté israélite et qui pourrait fournir des arguments aux

adversaires de l’émancipation des juifs66.

22 *

23 L’œuvre de Salvador est ainsi perçue à la fois par les juifs et par les chrétiens comme

une œuvre tout entière consacrée à l’apologie du judaïsme, nourrie d’une rhétorique

foncièrement antichrétienne. Elle l’est en grande part et Salvador ne s’en cache pas. Il

est convaincu de l’extinction prochaine de l’Église catholique et de la victoire du

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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mosaïsme sur toutes les autres formes religieuses. La déclaration de foi qu’il livre dans

son dernier essai Paris, Rome et Jérusalem paru en 1860 ancre définitivement sa pensée

dans la polémique interreligieuse. L’auteur s’y arroge une mission prophétique  : « Je

sais, de science certaine », confie-t-il au lecteur, « que malgré ses admirables

grandeurs, Rome est une cité usurpatrice, qu’elle n’est pas la vraie Jérusalem […] Je sais

aussi, et depuis longtemps, qu’il y aura lieu pour les nations de rompre un nouveau

pain, d’inaugurer le vrai repas de Dieu, de célébrer de nouvelles Pâques »67. Cette

position ne varie nullement dans ses écrits postérieurs  : ainsi, dans son dernier

ouvrage Paris, Rome, Jérusalem, Salvador interprète ce qu’il appelle « la recrudescence

catholique » des années 1850 comme le dernier sursaut d’une religion condamnée à

disparaître68.

24 Cependant, l’écrivain israélite ne s’inscrit pas seulement dans une vieille tradition de

confrontation avec le christianisme, aussi vieille que le christianisme lui-même. Il

confesse n’être point finalement « écrivain à controverse » dans une lettre adressée à

Guizot le 15 janvier 183969. En étudiant de manière extrêmement érudite l’histoire de

l’Église des premiers temps et en insistant sur les divergences mais aussi sur les

filiations entre les deux religions, Salvador adopte une posture radicalement nouvelle

au sein du judaïsme français70  : il initie par sa réflexion sur la judéité de Jésus un

changement de regard sur le christianisme et jette les fondements d’un possible

dialogue entre les deux communautés. Seul un saint-simonien peu connu, Granal,

prend véritablement conscience de la modernité d’une telle œuvre. Dans le numéro du

21 mai 1838 du journal Le Temps, il conclut son article sur Jésus-Christ et sa doctrine par

une note véritablement visionnaire  : « Une explication franche, nette, entre les

représentants des diverses religions, un aveu réciproque de leurs torts, doit précéder et

amener une vaste réconciliation ; et il [M. Salvador] provoque cette explication […] des

ennemis ne se réconcilient pas sans explication préalable. Dans ce cas, quoi de plus

beau à désirer que le débat commence et qu’il soit solennel ! »71.

25 Néanmoins, ce dialogue est encore difficilement pensable sous la monarchie de Juillet.

Du côté chrétien, l’accusation de « déicide » imprègne nombre de discours et la

théologie de la « substitution » qui voit dans le peuple chrétien le nouvel Israël

entretient l’image d’une religion juive devenue caduque avec l’émergence du

christianisme. L’antisémitisme catholique de la fin du siècle rendra la perspective d’un

rapprochement entre les deux communautés encore plus lointaine. Salvador ne

connaîtra pas les déferlements de haine antijuive qui accompagnent la parution de La

France juive de Drumont en 188672 et l’Affaire Dreyfus moins d’une décennie plus tard  :il meurt dans son appartement versaillais le 17 mars 1873. Suivant les souhaits du

défunt, les obsèques ont lieu dans le cimetière protestant du Vigan, village cévenol où

vit son frère Benjamin, selon le rite juif  : l’office est célébré par le rabbin Weyl de

Nîmes en présence de la population catholique et protestante du lieu73.

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NOTES

1. . Gabriel Salvador, Joseph Salvador. Sa vie, ses œuvres et ses critiques, Paris, Calmann Lévy, 1881,

p. 511.

2. . Joseph Salvador, Jésus-Christ et sa doctrine, Paris, Michel Lévy frères, 1838. Selon Renan,

Salvador est « le premier, en France » à avoir étudié « le problème des origines du

christianisme »  : Ernest Renan, « De l’avenir religieux des sociétés modernes », Revue des deux

mondes, 15 octobre 1860, p. 761-790.

3. . Joseph Salvador, Histoire des institutions de Moïse, Paris, Ponthieu, 1828, réédition 1862, tome 1,

p. 383-393.

4. . Charles Pouthas, L’Église et les questions religieuses sous la monarchie constitutionnelle 1814-1848,

Paris, Centre de documentation universitaire, 1961.

5. . La Gazette de France, 9 décembre 1828.

6. . Joseph Salvador, Jésus-Christ…, op. cit., tome 1, p. XIV.

7. . L’historiographie s’est surtout efforcée de situer Salvador dans la réflexion sur l’identité juive

émancipée et a largement occulté sa place dans la polémique interreligieuse  : Paula Hyman,

‘Joseph Salvador  : proto-zionist or apologist for assimilation ?’, Jewish social studies, n°  1,

janvier 1972, p. 1-22 ; Michaël Graetz, Les Juifs en France au XIXe siècle, Paris, Seuil, 1989, p. 220-286.

Plus récemment, Patrick Cabanel s’est penché sur la contribution de Salvador à l’œuvre de

conciliation de l’héritage juif et des valeurs républicaines  : « La République juive. Question

religieuse et prophétisme biblique en France au XIXe siècle », in Chantal Bordes-Benayoun [dir.],

Les juifs et la ville, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2000, p. 133-157.

8. . Joseph Salvador hérite, dès l’enfance, de diverses sensibilités religieuses  : né le 5 janvier 1796

à Montpellier d’un père juif médecin, d’ascendance marrane, Ayen Salvador, et d’une mère

catholique, Elizabeth Vincens, il grandit dans un milieu protestant cévenol empreint, selon ses

propres mots, « d’une grande tolérance ». L’un de ses frères, Benjamin, receveur particulier des

finances au Vigan, près de Montpellier, s’unit, avec le plein assentiment de leur père, à un vieux

lignage protestant des Cévennes, les Quatrefages, alors que sa sœur, Sophie, épouse un israélite

(Gabriel Salvador, Joseph Salvador…, op. cit.,p. 12-23). La communauté juive de Montpellier qui ne

compte à la fin du XVIIIe siècle qu’une centaine de membres vit en très bonne entente avec les

catholiques et les protestants ; l’historien Salomon Kahn décrit un climat de « rapprochement

social entre les différentes religions »  : Salomon Kahn, « Les juifs de Montpellier au XVIIIe

siècle », Revue des Etudes Juives, tome 22, 1891, p. 264-279. Néanmoins, Joseph Salvador est élevé

dans le judaïsme, même s’il demeure limité à quelques pratiques sommaires. Il est circoncis,

comme il le souligne au moyen d’une discrète périphrase, évoquant son « baptême ineffaçable »

(cf. Joseph Salvador, Paris, Rome, Jérusalem, Paris, Michel Lévy frères, 1860, tome 1, p. 245).

L’écrivain se réclame, toute sa vie durant, fièrement israélite et à aucun moment de sa carrière,

un israélite, rabbin ou non, aussi critique soit-il envers ses conceptions religieuses, ne remettra

en cause sa judéité en évoquant sa double filiation juive et chrétienne.

9. . James Darmesteter, Les prophètes d’Israël, Paris, Calmann Lévy, 1895, p. 280-386.

10. . François Laplanche, La Bible en France entre mythe et critique XVIe-XIXe siècle , Paris, Albin

Michel, 1994, p. 203-206 ; Eugène Fleischmann, Le christianisme mis à nu  : la critique juive du

christianisme, Paris, Plon, 1970, p. 19-69. À vrai dire, Salvador marque lui-même à plusieurs

reprises ses distances vis-à-vis de l’exégèse historico-critique, en particulier lorsque celle-ci

remet en cause l’existence de Moïse  : il ne permet pas qu’après avoir « défait Homère », on

s’emploie désormais à dépeindre le législateur hébreu comme un personnage mythique, cf.

Joseph Salvador, Paris, Rome, Jérusalem, op. cit., tome 1, p. 12.

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11. . Édition augmentée d’une œuvre de jeunesse passée quasiment inaperçue, Loi de Moïse, Paris,

Ridan, 1822.

12. . Joseph Salvador, Histoire des institutions de Moïse, Paris, M. Lévy, 1862, 3e édition, tome 1,

p. 383.

13. . Salvador veut faire pièce à l’image de la « théocratie » hébraïque, modèle de la « théocratie

pure » comme l’écrit Herder dans son ouvrage Idées sur la philosophie de l’histoire, traduit par

Quinet en cette même année 1828 (Paris, Levrault, tome 2, 1828, p. 379).

14. . Joseph Salvador, Histoire des institutions de Moïse, op. cit., 3e édition, p. 2.

15. . Sur la pensée de Louis de Bonald, cf. notamment Gérard Gengembre, « Louis de Bonald et la

France révolutionnée », Romantisme, 1976, volume 6, n°  12, p. 77-84.

16. . Benjamin Constant, De la religion, Paris, Béchet Aîné, 1825, tome 2, p. 211.

17. . André M. Dupin, « À propos de l’ouvrage de M. Salvador », Gazette des tribunaux, 13 novembre

1828.

18. . Cité dans Gabriel Salvador, Joseph Salvador…, op. cit.,p. 13.

19. . Idem , p. 18. Félicité de La Mennais écrit à propos du « peuple juif » dans son Essai sur

l’indifférence en matière de religion, Paris, Libraire Classique-Élémentaire, tome IV, 1re édition 1817,

réédition 1823, p. 199-200  : « Peuple, autrefois le peuple de Dieu, devenu non pas le tributaire […]

mais le serviteur d’un autre peuple, l’esclave du genre humain […] ; peuple opiniâtre dont aucune

souffrance, aucun opprobre n’a pu lasser ni l’orgueil, ni la bassesse […] ; peuple

incompréhensible, cesse un instant le travail dont tu te consumes sous le soleil, rassemble-toi des

quatre vents où le Seigneur t’a dispersé. Viens et réponds ! »

20. . L’Ami de la religion et du roi, 17 décembre 1828, tome 58, p. 165-166.

21. . Clausel de Montals, Instruction pastorale de Monseigneur l’évêque de Chartres sur les progrès de

l’impiété et sur les outrages directs et récents envers la personne du Sauveur des hommes, Chartres,

Garnier, 1829, p. 14-15.

22. . Il s’agit d’un libelle anonyme et sans titre publié à Marseille par l’imprimeur Marius Olive,

cité dans Gabriel Salvador, Joseph Salvador…, op. cit., p. 47.

23. . « Sur l’ouvrage de M. Salvador », L’Ami de la religion et du roi, n°  1500, 1828, p. 193-197.

24. . Béranger est condamné en 1821 lors de la publication de son second recueil de chansons,

puis une seconde fois en 1828. Dupin est son défenseur lors de ces deux procès, cf. Michel Winock,

Les voix de la liberté. Ecrivains engagés au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2001, p. 84.

25. . Les débats que nous rapportons sont retranscrits dans le Moniteur universel du vendredi

12 juin 1829, 1er supplément, n°  163, p. 985-999.

26. . Béranger livre une critique pleine d’ironie de son ancien défenseur et admire la hauteur de

caractère de l’historien juif  : « Cet israélite a eu la hardiesse de justifier la condamnation de

Jésus. Les jésuites ont clabaudé ; il leur a répondu avec une dignité superbe, il s’est drapé

majestueusement dans la robe antique d’Abraham. Mais, voilà que Dupin s’est jeté dans la mêlée

et s’est constitué l’avocat du Christ. Il n’y a que Dupin pour cela ; il n’a pas vu que sa patrocinerie

n’était pas convenable à son céleste client […]. Je lui dois de figurer moi, vil chansonnier, à côté

de Jésus-Christ », cité dans Napoléon Peyrat, Béranger et Lamennais, Paris, Charles Meyrueis, 1861,

p. 170.

27. . André M. Dupin, Jésus devant Caïphe et Pilate. Réfutation du chapitre de M. Salvador intitulé  :Jugement et condamnation de Jésus (1828), Paris, Garnot, 1840, p. VI.

28. . Idem, p. 30.

29. . Samuel Ustazade Sylvestre de Sacy, « Jésus Christ et sa doctrine par M. Salvador », Journal des

débats, 14 avril 1842.

30. . Jules Michelet, Introduction à l’histoire universelle, Paris, Hachette, 2e édition, Paris, 1834, p. 19.

31. . François Guizot, Méditations et études morales (1852), Paris, Didier, 1864, p. 55-88.

32. . Edgar Quinet, Le génie des religions, Paris, Charpentier, 1842, p. 314-315.

33. . Lettre citée dans Gabriel Salvador, Joseph Salvador…, op. cit., p. 122.

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34. . Joseph Salvador ne fait ensuite paraître que deux ouvrages  : une Histoire de la domination

romaine en Judée et de la ruine de Jérusalem, Paris, Guyot et Scribe, 1847, panégyrique dédié aux

héros de la résistance juive face à Rome à la fin du premier siècle et au début du second siècle qui

ne suscite qu’un faible intérêt, et Paris, Rome et Jérusalem ou la question religieuse au XIXe siècle,

Paris, Michel Lévy frères, 1860, qui reprend l’ensemble des thèses antérieures et prédit

l’avènement d’une « Jérusalem nouvelle », union du monothéisme originel et de l’universalisme

des Lumières.

35. . Louis-Gabriel Michaud, Biographie universelle ancienne et moderne, Paris, Desplaces, 1857,

tome 18, p. 197.

36. . Joseph Salvador, Jésus-Christ et sa doctrine, op. cit., tome 2, p. 398-421.

37. . Joseph Salvador, Paris, Rome et Jérusalem, Paris, Michel Lévy frères, 1860, tome 2, p. 25.

38. . Nous renvoyons à Karl Barth, La théologie protestante au XIXe siècle, Genève, Labor et Fides,

1969.

39. . Jean-Paul Osier, Jésus raconté par les juifs, Paris, Berg international, 1999.

40. . Edmond Fleg, auteur du roman Jésus raconté par le juif errant, Paris, Gallimard, 1933, est une

figure centrale du dialogue judéo-chrétien dès l’entre-deux-guerres.

41. . Joseph Klausner, Jésus de Nazareth, traduction de l’hébreu, Paris, Payot, 1933, p. 595.

42. . Joseph Salvador, Jésus-Christ et sa doctrine, op. cit., tome 2, p. 148.

43. . Marie S. Guillon, Examen critique des doctrines de Gibbon, du Docteur Strauss et de M. Salvador,

Paris, Charles Gosselin, 1841.

44. . David Strauss, Vie de Jésus, traduit par Emile Littré, Paris, Ladrange, 1839-1840.

45. . Marie S. Guillon, op. cit., p. 40.

46. . La « science catholique des religions » cherche à constituer, à partir de la Bible, un corps de

connaissances catholiques susceptible de répondre aux défis que posent à la théologie

traditionnelle l’émergence de l’exégèse historico-critique et les découvertes scientifiques, cf.

François Laplanche, La Bible en France…, op. cit., chapitre 6  : « La science catholique devant la

Bible », p. 107-126.

47. . François Edouard, « Monsieur Salvador et ses doctrines », Annales de philosophie chrétienne,

avril 1845, 15e année, 3e série, p. 254-256.

48. . Clausel de Montals, op. cit., p. 14-15.

49. . Jean-Baptiste Glaire [dir.], Encyclopédie catholique, article « création », Paris, Paren-Desbarres,

tome 9, 1845, p. 658.

50. . Alexis de Combeguille, « Jésus-Christ et sa doctrine par M. Salvador », Université catholique,

43e livraison, juillet 1839, p. 33-54.

51. . En effet, l’éloge d’un monothéisme rationnel, ancêtre de la Déclaration des droits de

l’homme et du citoyen de 1789, peut sembler proche de l’idée d’une « catholicité de la raison »,

présente dans la pensée de Victor Cousin. Jérôme Grondeux applique cette formule célèbre à

Cousin dans son article  : « La religion d’un intellectuel  : Barthélémy Hauréau », Journal des

Savants, tome 2, n°  2, 2002, p. 377. Néanmoins, si Salvador a certainement suivi les cours de

Cousin à son arrivée à Paris (après un doctorat en médecine acquis en 1816 à l’Université de

Montpellier, il décide de rejoindre la capitale et de se consacrer à sa vocation d’écrivain, en

suivant des cours de philosophie, de théologie comme de cosmologie), il ne fait jamais référence à

son œuvre et se réclame d’abord du rationalisme du philosophe juif allemand Mendelssohn et de

l’héritage des hommes des Lumières, en particulier de Rousseau, admirateur du « grand

législateur » Moïse.

52. . Adolphe Granier de Cassagnac, « Jésus-Christ et sa doctrine », La Presse, 3e année, 13 mai

1839.

53. . Charles de Lavallée-Poussin, « Un essai de religion au XIXe siècle. Paris, Rome, Jérusalem ou

la question religieuse au XIXe siècle par M. J. Salvador », Revue belge et européenne, Bruxelles, 1860,

tome X, p. 309-349.

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54. . L’ouvrage est condamné par un décret de la congrégation de l’Index du 23 septembre 1839.

Sur l’intransigeance romaine à l’égard des productions intellectuelles nouvelles, cf. Philippe

Boutry, « Papauté et culture au XIXe siècle. Magistère, orthodoxie, tradition », Revue d’histoire du

XIXe siècle, n°  28, 2004/1, p. 31-58.

55. . Eugène de Genoude, Réfutation des opinions de M. Salvador, Paris, Casimir, 1838.

56. . Nous renvoyons à la thèse inédite de Laurence Deffayet-Loupiac, La redécouverte des origines

juives du christianisme et l’émergence du dialogue judéo-chrétien 1926-1962, Thèse d’histoire sous la

direction de Philippe Boutry, Université Paris 1, 2006, 411 f°.

57. . Lettre de Salvador à Montalembert du 21 novembre 1846 citée dans Gabriel Salvador, Joseph

Salvador…, op. cit., p. 511.

58. . Univers israélite, tome 6, 1850-1851, p. 538.

59. . Archives israélites, tome 5, 1844, p. 278.

60. . Isidore Cahen, « Paris, Rome et Jérusalem ou la question religieuse au XIX e siècle de M.

Salvador », Archives israélites, volume 21, avril 1860, p. 215-222.

61. . Simon Bloch, « Nécrologie de M. Salvador », Univers israélite, 15 avril 1873, p. 492-493.

62. . Joseph Salvador mène une vie très solitaire et son œuvre d’historien du judaïsme semble

résumer, à elle seule, toute son existence. Comme nous l’apprend son biographe, son neveu

Gabriel Salvador, il demeure célibataire toute sa vie et refuse tout travail qui pourrait l’écarter de

sa vocation première. Avec l’avènement du régime de Juillet, sa notoriété lui vaut une

proposition d’emploi dans l’administration publique mais il refuse catégoriquement, la fortune

familiale lui permettant de subvenir à ses besoins.

63. . Les critiques se feront beaucoup plus sévères quelques décennies plus tard. Ainsi, en 1867,

Adolphe Franck, membre de l’Institut et professeur au Collège de France, dénonce ce qu’il appelle

« la nouvelle religion de M. Salvador »  : selon Franck, en déniant l’inspiration exclusivement

divine des Ecritures, Salvador s’écarte du « dogme » juif et se rapproche du panthéisme honni

d’un Spinoza ou d’un Schelling, cf. Adolphe Franck Philosophie et religion , Paris, Didier, 1867,

p. 191-264.

64. . Samuel Cahen [dir.], La Bible, Paris, rue Pavée, 1839, tome 18, p. 7-8.

65. . Perrine Simon-Nahum, La cité investie. La « Science du Judaïsme » français et la République, Paris,

Cerf, 1991.

66. . Salvador aura néanmoins une certaine influence sur quelques personnalités juives, d’ailleurs

aussi marginales que lui. C’est le cas notamment de l’écrivain Alexandre Weill qui, dans un essai

intitulé Moïse, le Talmud et l’Evangile (Dentu, 1875), exalte la doctrine rationnelle de Moïse,

opposée aux théories superstitieuses de ce « paganisme judaïsé » qu’est l’Évangile. L’historien est

également lu attentivement par les saint-simoniens israélites comme Eugène Rodrigues, Léon

Halévy ou Isaac Pereire mais, contrairement à ces derniers, Salvador se montre hostile à toute

forme de syncrétisme judéo-chrétien (Eugène Rodrigues s’en explique dans ses Lettres sur la

religion et la politique, Paris, Bureau du Globe, 1832, p. 173).

67. . Joseph Salvador, Paris, Rome, Jérusalem, op. cit., tome 1, p. 210.

68. . Ibid., tome 2, p. 394-397.

69. . Lettre reproduite dans Gabriel Salvador, Joseph Salvador…, op. cit., p. 504.

70. . Certains penseurs allemands manifestent dès le XVIII e siècle un désir d’ouverture vers le

christianisme, à l’image de Moses Mendelssohn et du talmudiste Jacob Emdem, cf. Dominique

Bourel, Moses Mendelssohn. La naissance du judaïsme moderne, Paris, Gallimard, 2004. Cet intérêt se

perpétue au XIXe siècle en Allemagne, particulièrement au sein du mouvement juif libéral, cf.

Suzannah Heschel, Abraham Geiger and the Jewish Jesus, Chicago, The University of Chicago Press,

1998 ; mais Salvador est le premier à écrire une vie juive moderne de Jésus, cf. Matthew Hoffman,

From Rebel to Rabbi. Reclaiming Jesus and the making of modern jewish culture, Stanford, Stanford

University Press, 2007, p. 27.

71. . Pierre Granal, « Jésus-Christ et sa doctrine de M. Salvador », Le Temps, 21 mai 1838.

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72. . Edouard Drumont, La France juive, Paris, Marpon et Flammarion, 1886.

73. . Simon Bloch, « Nécrologie… », loc. cit., p. 492-493.

RÉSUMÉS

Les grandes disputations théologiques qui scandent l’histoire des relations judéo-chrétiennes au

Moyen Age semblent définitivement jetées dans l’oubli à l’orée du XIXe siècle français. Les

israélites, fraîchement intégrés dans la nation, ne tiennent pas à exhumer une querelle ancienne,

liée aux heures les plus tragiques de la communauté. Un jeune écrivain autodidacte, né dans un

milieu cévenol protestant d’une mère catholique et d’un père d’ascendance marrane, Joseph

Salvador, pense au contraire le moment venu pour faire éclater au grand jour le nœud de

discorde entre juifs et chrétiens. Se plaçant dans le sillage de l’exégèse biblique allemande,

Salvador engage dans les dernières années de la Restauration une relecture singulière des

origines du christianisme. Sous un régime qui a rétabli le catholicisme dans sa dignité de religion

d’État, l’historien israélite a l’audace d’affirmer que la condamnation à mort de Jésus par le

tribunal hébreu du Sanhédrin est parfaitement légale au regard du droit mosaïque.

Profondément heurtée, l’opinion catholique relève le défi de ce nouvel «  ennemi de la Religion  ». Cette controverse se place d’abord sur un terrain politique puisque Salvador utilise l’histoire

sainte pour légitimer la cause du parti libéral face aux défenseurs d’un modèle théocratique  ;mais, rapidement, le débat s’engage sur le champ religieux et pose les fondements modernes du

différend judéo-chrétien.

At the turn of the nineteenth century in France, the great theological disputations that had, until

then, punctuated the relations between Jews and Christians seemed to be forgotten. Having just

been integrated into the French nation, the Israelites were careful not to unearth the old quarrel

linked to the darkest moments of the history of the Jewish community. However, Joseph

Salvador, a young self-taught writer born in the protestant area of the Cévennes, from a Catholic

mother and a father of Marrano origins, thought, on the contrary, that the time had come to

bring to light the nub of the argument between Jews and Christians. At the end of Charles X’s

reign, Salvador initiated a peculiar reinterpretation of the roots of Christianity, in the wake of

the German critical exegesis. While Catholicism had been reinstated as state religion, this

Israelite historian was bold enough to declare that Jesus’ death sentence was perfectly legal

according to the Mosaic law. Being deeply offended, Christian thinkers took up the challenge

raised by this new “enemy of Religion”. The controversy first took place on a political ground, as

Salvador used religious history in order to legitimate the liberal party’s ideas, as opposed to

those in favour of a theocratic model. Nevertheless, very soon, the debate became religious and

settled the grounds for the Jewish-Christian disagreement.

Die großen theologischen Disputationen, die die Geschichte der jüdisch-christlichen Beziehungen

im Mittelalter bestimmten, waren am Ende des 19. Jahrhunderts in Frankreich völlig in

Vergessenheit geraten. Die jüdische Bevölkerung, gerade in die Nation integriert, wollte keinen

alten Streit ausgraben, der mit den tragischsten Stunden ihrer Gemeinschaft verbunden war.

Joseph Salvador, ein junger autodidaktischer Schriftsteller, geboren im protestantischen Milieu

der Cevennen als Sohn einer katholischen Mutter und eines Vaters marranischer Herkunft,

meinte dagegen, dass der Moment gekommen sei, um den Kern der Auseinandersetzung

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

116

zwischen Juden und Christen öffentlich sichtbar zu machen. Salvador stellte sich in die Tradition

der deutschen Bibelexegese und initiierte in den letzten Jahren der Restauration eine

Neuinterpretation der Ursprünge des Christentums. Unter einem Regime, das den Katholizismus

als Staatsreligion wieder eingesetzt hatte, traute sich der jüdische Historiker zu behaupten, das

Todesurteil gegen Jesus durch das hebräische Tribunal von Sanhedrin sei im Hinblick auf das

mosaische Recht völlig legal gewesen. Tief verletzt griff die katholische Öffentlichkeit die

Herausforderung dieses neuen «  Feindes der Religion  » auf. Die Kontroverse spielte sich

zunächst auf politischem Terrain ab, da Salvador die Heilsgeschichte nutzte, um die Ideen der

liberalen Partei gegenüber den Verteidigern eines theokratischen Models zu legitimieren.

Schnell aber griff die Debatte auch auf religiöses Terrain über und legte die Grundlagen für die

jüdisch-christliche Spaltung in der Neuzei

AUTEUR

JOËL SEBBAN

Allocataire moniteur normalien à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (Centre d’histoire du

XIXe siècle)

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

117

1848 à Venise  : l’imaginairepolitique d’une révolution italienne1848 in Venice: the political imaginary of an Italian revolution

1848 in Venedig : die politische Vorstellungswelt einer italienischen Revolution

Ivan Brovelli

1 Vers la deuxième moitié de l’année 1847, inspiré par la lutte menée à Milan par Carlo

Cattaneo1, l’avocat Daniele Manin (1804-1857) s’impose à Venise comme le chef de file

du mouvement d’indépendance nationale. Conformément au principe du combat dans

le strict cadre de la légalité, il s’attache à condamner les iniquités que le royaume de

Lombardie-Vénétie fait subir aux populations italiennes. En représailles d’une pétition

adressée à la Congrégation centrale vénète, dans laquelle il demandait, entre autres,

que le royaume soit « véritablement national et italien », c’est-à-dire indépendant des

ministères viennois, Manin est arrêté le 18 janvier 1848 avec Nicolò Tommaseo, homme

de lettres dalmate qui l’avait rejoint dans la lutte politique2. Libérés le 17 mars en

raison des événements survenus à Vienne, les deux hommes pensent que le moment est

venu de provoquer une insurrection. La tension entre les Vénitiens et les autorités

autrichiennes est à son comble lorsque le matin du 22 mars, les ouvriers de l’Arsenal de

Venise s’insurgent et tuent le commandant militaire Marinovich. Voulant éviter de

possibles débordements, Daniele Manin se rend à l’Arsenal pour pacifier les insurgés, à

la tête de la Garde civique créée le 18 mars. Dans l’après-midi, à la suite de la reddition

des Autrichiens, Manin proclame la République. Déjà Milan s’était révoltée quatre jours

auparavant et parvenait à repousser les Autrichiens. Ainsi le 22 mars 1848, lorsque

Daniele Manin proclame la République sur la place Saint-Marc, entouré d’une foule

enthousiaste, les symboles du passé, de la Révolution française et du Risorgimento se

croisent en un complexe jeu de miroirs  : « Renverser l’ancien gouvernement, cela ne

suffit pas ; il faut encore lui en substituer un autre, et pour nous, le meilleur

gouvernement me semble la République, car il rappellera nos anciennes gloires et sera

amélioré par les libertés modernes. Non pas que nous entendions par là nous séparer de

nos autres frères italiens ! Bien au contraire, nous allons former un de ces centres qui

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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serviront à la fusion graduelle, successive, de notre Italie chérie en un seul tout ! Vive

donc la République ! Vive la liberté ! Vive saint Marc ! »3

2 Cet extrait final du discours de Daniele Manin décline le corpus référentiel de la

nouvelle République de Venise  : le retour aux sources historiques de l’indépendance

vénitienne, l’évocation de la Sérénissime, l’aspiration à un système républicain certes,

mais démocratique avant tout, et enfin la dimension nationale envisagée comme une

« fusion graduelle » qui traduit ainsi la préférence de Manin pour une solution fédérale.

Ces références politiques du Quarantotto vénitien sont plus complémentaires que

contradictoires, elles sont constitutives de son originalité.

22 mars 1848  : proclamer la République ouressusciter la Sérénissime ?

Le mythe de la mort de Venise 4

3 La comparaison de la proclamation de la république de 1848 avec une résurrection de la

Sérénissime est naturellement envisagée par une chronique de la Gazzetta di Venezia qui

rappelle que « le monde, qui appelait encore dernièrement Venise déchue, qui depuis

peu commençait à l’appeler ressuscitée, peut à présent la dire sauvée »5.

4 À la veille de 1848, la « mort de Venise » est à la fois une réalité politique et un mythe

historiographique et littéraire. La « mort légale » de Venise remonte au 12 mai 1797,

lors de l’abdication du doge Ludovico face à l’avancée des troupes françaises. La mise en

place d’un nouveau gouvernement municipal démocratique s’accompagne alors d’une

irruption de représentations révolutionnaires inspirées par la France. Les arbres de la

liberté fleurissent sur la place Saint-Marc et les bonnets phrygiens l’emportent sur les

anciens symboles de la Sérénissime, comme le montre l’iconographie de l’époque  : lelion de saint Marc est bâillonné, la Liberté, coiffée d’un bonnet phrygien, libère la ville

de Venise, l’emblématique devise Pax tibi Marce evangelista meus est remplacée par la

devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité »6. La mort même de Venise est figurée

par une lithographie en couleur, intitulée La mort du lion de saint Marc, l’œuvre se

voulant une allégorie de la victoire des troupes françaises sur le gouvernement de la

République de Venise7. Le célèbre lion y figure étendu sur le sol, abattu par le feu d’un

canon surmonté d’un coq gaulois triomphant. Mais le traité de Campoformio du

17 octobre 1797, livrant la ville aux Autrichiens, clôt la parenthèse révolutionnaire

d’inspiration française.

5 Le mythe historiographique et littéraire de la mort de Venise tire son origine de l’

Histoire de la République de Venise de Pierre Daru, parue en 18198. Sans vouloir caricaturer

une œuvre qui s’avère plus subtile et ambiguë qu’il n’y paraît, l’idée maîtresse de l’

Histoire de Daru est que la cité des doges, amollie par de longues années de décadence

où le patriciat oisif passe son temps en divertissements multiples, est déjà morte

politiquement avant même l’arrivée de Bonaparte dans la ville. Ainsi, la disparition de

la cité millénaire ne suscite aucun émoi en Europe ; en 1814, les quelques aspirations à

la restauration de la Sérénissime restent sans conséquence. Le romantisme européen –

Arsène Houssaye, John Ruskin, George Byron, entre autres – vient accentuer cette

image décadente et lascive d’une Venise appartenant plutôt au passé qu’à l’avenir.

Inversement, à Venise même, cette légende noire engendre, dans la première moitié du

XIXe siècle, une historiographie qui s’oppose à ce mythe négatif, en louant au contraire

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la modération et la sagesse d’un patriciat qui avait assuré la richesse économique et la

paix sociale et qui, de ce fait, était apprécié du peuple. Cette historiographie vénitienne

vise à réévaluer le passé du gouvernement de la Sérénissime face à la domination

autrichienne9.

6 En 1848, le terme de Risorgimento possède donc ainsi à Venise un double sens ; par delà

la dimension nationale, celle du réveil de l’Italie, il désigne ici la « renaissance » de

Venise après quatre décennies d’une mort languissante. On ne peut comprendre les

événements vénitiens sans tenir compte de cet héritage des représentations de la

Sérénissime.

Mythes et représentations de la Sérénissime en 1848

7 En 1848 le lion ailé de saint Marc, emblème de Venise, devient le symbole de la liberté

retrouvée. « Le réveil du lion » est d’ailleurs le titre d’une lithographie satirique de 1848

représentant le fameux lion en train de mordre le postérieur d’un soldat autrichien10.

Alors qu’en 1797 le lion ailé représentait un ordre révolu, en 1848 il symbolise l’espoir

de l’indépendance. La première affiche du Gouvernement provisoire de la République,

rédigée par Manin en personne et qui appelle au calme, porte sur son en-tête le lion de

saint Marc après plus de cinquante ans d’absence11. La Gazzetta di Venezia exhibe à partir

du 22 mars 1848 le lion de saint Marc avec au fond une forteresse sur laquelle flotte un

drapeau, symbole de la terre ferme. Alors que la guerre s’intensifie à partir du

29 janvier 1849, et conformément à la tradition, le lion tient désormais entre ses pattes

non seulement le Livre, mais également une épée12 pour souligner l’effort de guerre qui

aboutira à la proclamation de la résistance à tout prix au mois d’avril 1849. Vers la fin

du mois de mars, Manin reçoit une lettre signée d’un « vétéran » de la Sérénissime

expliquant qu’il faut scrupuleusement appliquer les canons héraldiques dans la

représentation du lion de saint Marc, car celle-ci est des plus fantaisistes. Bien

qu’isolée, cette lettre s’inscrit dans un courant de restauration de la symbolique

républicaine propre à Venise13. En 1848, le lion est donc un symbole politique

identitaire, utilisé pour susciter l’adhésion du peuple vénitien dans un sursaut de

patriotisme local. Or le symbole de saint Marc n’évoque pas seulement la cité de Venise,

mais également son ancien empire. Aussi le drapeau de Venise se doit-il d’être un appel

aux anciennes possessions adriatiques pour qu’elles se joignent à l’ancienne Dominante

dans son combat pour la liberté. Cette idée de soulèvement des territoires de l’ancienne

Sérénissime est l’aboutissement ultime de la « résurrection » de Venise  : non

seulement la ville renaît de ses cendres, mais l’empire est prêt à ressurgir, fondé cette

fois-ci non plus sur la domination d’une cité, mais sur la lutte commune pour la liberté

des peuples. L’idée d’une « Sérénissime des peuples libres », si nous pouvons l’appeler

ainsi, s’éloigne singulièrement du projet unitaire du Risorgimento ; elle est très

clairement exposée dans un appel du 12 mai 1848, signé Carlo Rampazzi, destiné aux

citoyens dalmates invités à se rallier au drapeau de Venise  : « Chaque fois que la

République de Venise vous a appelés, vous avez été prêts à la défendre, valeureux,

victorieux ; il suffit de rappeler le nom de saint Marc aux Dalmates, et les voilà qui

s’arment, se défendent ; leur sang est pour la République de Venise, pour l’État vénète ;

aux armes, aux armes, glorieux et affectueux Dalmates ! Les Vénètes ont besoin de

votre courage  : c’est saint Marc qui vous rappelle ! »14

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

120

8 Cristina di Belgioioso – qui écrit depuis Paris son récit des événements vénitiens grâce

aux témoignages directs des émissaires de Venise Angelo Toffoli et Nicolò Tommaseo –

fournit un éclairage supplémentaire. La rumeur selon laquelle Venise cherche à rétablir

son contrôle sur l’Adriatique, notamment sur les îles ioniennes, est particulièrement

tenace, elle est relayée par les détracteurs de la République de Manin, notamment en

Piémont et en Lombardie15. Enfin, dans de nombreux textes et caricatures, le lion ailé

participe aux métaphores guerrières illustrant le combat de Venise contre l’Autriche,

retrouvant ainsi son rôle de totem lagunaire16.

9 Dans ce mouvement de retour aux fondements symboliques de la cité, la figure du doge

ressurgit inévitablement. Manin dernier doge ? À l’origine de cette comparaison, bien

réelle en 1848, il y a le hasard, ou plutôt l’ironie de l’Histoire  : le dernier doge, destitué

en 1797 par Bonaparte, s’appelait Ludovico Manin. Venise meurt et renaît donc sous un

Manin. Les poètes et les journalistes jouent de cette homonymie pour montrer la

prédestination de Venise à renaître17. Toutefois, la figure de Manin est plus volontiers

associée à celle du père. De nombreuses lettres adressées à Manin par des Vénitiens

commencent par « Padre ». Paul Ginsborg rappelle que Domenico Corrao, chef de la

faction des Nicolotti (les habitants du quartier de San Nicolò) s’adresse à l’avocat en

commençant par « Notre cher père Manin » dans une lettre du mois de juin18. Manin se

présente volontiers comme « ami », aussi le premier texte qu’il fait afficher dans Venise

le soir du 22 mars est-il signé « votre ami Manin »19. Ce lien privilégié entre le chef et

son peuple tient pour beaucoup à l’attitude de Manin, qui s’exprime volontiers en

vénitien lorsqu’il s’adresse à la foule, rompant ainsi la distance entre le bourgeois et

l’ouvrier, entre le chef politique et le citoyen. Sur la place Saint-Marc, il apprécie

particulièrement les mots simples, les questions auxquelles la foule peut répondre –

toujours en vénitien – dans un registre émotionnel, surtout lorsqu’il lance des appels au

calme20.

10 Mais Manin se sent-il pour autant un nouveau doge ? Dans ses notes d’exil, à Paris, il

revient sur cette comparaison en des termes on ne peut plus clairs, malgré le style

télégraphique de ses remarques  : « Doge de Venise. Mon ambition visait beaucoup plus

haut  : j’ose à peine l’avouer. Washington »21. Le doge incarne certes la Venise

historique, mais Washington représente le chef démocrate par excellence, un idéal

davantage conforme au projet politique de Manin qui n’est pas une « restauration

républicaine », mais l’instauration d’une démocratie à Venise et dans l’ensemble de

l’Italie. Jamais Manin, dans son exercice du pouvoir, ne réactive la symbolique ducale.

11 La troisième figure traditionnelle employée en 1848 est celle de la Vierge Marie.

Traditionnellement les Vénitiens ont une dévotion particulière pour la Madonna

Nicopeia (du grec nikopoia, « qui conduit à la victoire »). Une chapelle à droite de l’autel

principal de la basilique de Saint-Marc est dédiée à cette icône récupérée lors de la

quatrième croisade. La résurgence du culte marial en 1848 n’est pas seulement liée à la

tradition populaire, il faut l’associer également à l’élan néo-guelfe suscité par l’élection

de Pie IX en 1846. Dans un pays profondément catholique, on comprend mieux la

charge émotionnelle et le pouvoir de cohésion que peut avoir un culte religieux revêtu

d’une symbolique patriotique22. Il n’est donc pas étonnant que le peuple vénitien ait cru

à deux reprises, en 1848, à l’intervention de la Vierge pour le protéger. Comme tous les

ans, le 18 mars 1848 la Madone est exposée dans la basilique de Saint-Marc, dans

l’attente de la célébration, une semaine plus tard, de la fondation de la ville de Venise.

Or ce jour-là, les soldats autrichiens tirent sur la foule sans tuer personne et l’on crie

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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donc au miracle. De même le 22 mars, lors de la proclamation de la République par

Manin, on attribue à la Vierge le fait que les Autrichiens se soient rendus sans coup

férir. Une chanson répétait d’ailleurs « Vive Venise/Vive la liberté/Vive la Vierge

Marie/Qui t’a libérée »23. La proximité avec la fête de l’Annonciation, célébrée le

25 mars, vient accentuer cette croyance que la Gazzetta di Venezia du 26 mars 1848

contribue à relayer, en rapportant également que pendant trois jours la basilique de

Saint-Marc a été envahie par une foule de personnes de classes, de religions et d’âges

différents, venue prier la Vierge pour l’heureuse issue des événements et crier au

miracle24. Le patriarche Jacopo Monico, lui-même, avant que ne soit proclamée la

République, place les événements du 17 au 21 mars sous les auspices de la Sainte

Vierge, redonnant toute sa valeur symbolique à l’antique figure mariale25. Cette

dévotion est également entretenue par les autorités civiles au printemps 1849, lorsque

la résistance de la ville au siège autrichien devient plus pesante. Manin intervient en

effet pour que la Madone soit toujours exposée dans la basilique en tant que Madone

Nicopeia au vrai sens du terme, celle qui conduit à la victoire. Parallèlement, les

nouvelles venues de France redonnent vie au répertoire symbolique révolutionnaire.

La Révolution française et la Seconde République  :illusions et désillusions d’un modèle politique

Dans le sillage de Février ?

12 La composition du Gouvernement provisoire paraît le 23 mars 1848 dans un supplément

de la Gazzetta di Venezia. Le nom d’Angelo Toffoli, ouvrier, ministre sans portefeuille,

n’est pas sans rappeler celui d’Alexandre Martin, alias Albert dans le Gouvernement

provisoire de la République française. Daniele Manin est d’ailleurs très explicite à ce

sujet  : « Toffoli pour son influence sur les classes inférieures et pour sa signification

démocratique et par imitation française »26.

13 Mais Toffoli n’est pas un ouvrier, il est propriétaire d’un atelier de couture à Venise,

bénéficiant d’une certaine aisance qui lui permit d’aider financièrement la famille de

Manin lorsque celui-ci était en prison27. Dès le 23 mars, Isacco Pesaro Maurogonato28,

une des figures importantes du Quarantotto vénitien, dans une lettre à Nicolò

Tommaseo, précise ce qui distingue la « révolution sociale » française de 1848, menée

par « les ouvriers et le peuple » de celle de Venise, « révolution politique » faite « par la

classe intelligente », la bourgeoisie29. À Venise, le droit au travail est des plus critiqué

par les dirigeants principalement issus de la bourgeoisie commerçante ou d’affaires.

Manin, par exemple, est conforté dans sa méfiance des ateliers nationaux par les

événements parisiens de Juin30.

14 En revanche, Venise s’inspire de la France pour promouvoir la liberté de culte, la

liberté de la presse et le suffrage universel masculin. Les symboles républicains français

côtoient les symboles vénitiens lors des cérémonies officielles, comme le 11 septembre

1848 lors de la revue des troupes de la Garde nationale sur la place Saint-Marc, où la

Marseillaise est chantée et perçue comme l’emblème de la fraternité qui lie Venise à la

nation française31. Le 25 mars, Gustavo Modena prend la défense de la République, non

pas celle de la Sérénissime, mais bien la République française de 1792. Il s’attache à

démentir la rhétorique réactionnaire des monarchies et de l’Église, selon laquelle le

mot de république serait synonyme « d’anarchie, de terreur, de boucherie, de pillage,

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

122

de guillotine en permanence, de profanation d’autels, d’athéisme et de chaos »32. À ses

yeux, la République reste, malgré les excès du passé, celle des Droits de l’Homme et du

progrès. La devise de la République française semble être, pour certains, l’expression

républicaine idéale de la nouvelle Venise. Luca Lazaneo publie le 12 avril 1848 un long

texte en faveur de la liberté de presse et répète la devise « Libertà, Uguaglianza e

Fraternità »33. Toujours au mois d’avril est publiée une Marseillaise italianisée, qui ne se

veut pas une traduction, mais la création d’une nouvelle Marseillaise. Le chant français

devient ainsi une source d’inspiration et de réinvention34.

La Révolution française en héritage  : fantasmes et embarras

diplomatiques

15 Lorsque la République revient en France en 1848, dans une Europe redessinée par les

restaurations, les fantômes du passé ressurgissent et inquiètent les monarchies. C’est

pourquoi Lamartine, ministre des Affaires étrangères du Gouvernement provisoire de

la nouvelle République, rédige un texte visant à rassurer les pays voisins. Ce manifeste

aux puissances européennes, paru le 4 mars 1848, répudie clairement le messianisme

révolutionnaire  : « Le monde et nous, nous voulons marcher à la fraternité et à la

paix ». Tenu d’apaiser les appréhensions des chancelleries sans brusquer les

révolutionnaires parisiens, Lamartine reconnaît de facto les traités de 1815 qu’il

condamne formellement de jure ; en d’autres termes, la France reconnaît les frontières

issues du Congrès de Vienne et son révisionnisme de principe n’envisage que le recours

à la diplomatie. Profondément éprise de paix, la France se déclare néanmoins disposée

à se battre si elle y est « contrainte ou menacée » ou si l’Autriche prétend écraser sur

ses frontières les mouvements libéraux et nationaux d’Italie et de Suisse. En ne

souhaitant que le « prosélytisme de l’estime et de la sympathie », le manifeste atteint

son but essentiel  : gagner les bonnes grâces de Londres. L’entente étroite avec le

Royaume-Uni est, pour Lamartine et ses successeurs, la condition du maintien de la

paix. Enfin, à l’intérieur même du gouvernement, Lamartine clarifie la position de la

France face aux fervents partisans de la « croisade des peuples », tels Ledru-Rollin et

Louis Blanc35.

16 Toutefois le manifeste du 4 mars donne un grand espoir aux Italiens, dans la mesure où

la France se déclare alliée des patriotes italiens en lutte contre l’Autriche, et Manin en

profite pour demander une reconnaissance officielle de la République de Venise par le

gouvernement français, indépendamment de toute alliance militaire. Il peut compter

sur l’aide du consul de France à Venise Limperani qui, dans une lettre à Lamartine

datée du mois d’avril, fait remarquer au ministre que la République de Venise est le seul

État d’Italie à avoir suivi l’exemple français et qu’en se détachant des anciennes

traditions, il a opté pour des institutions démocratiques36. À côté des requêtes adressées

au consul, de nombreux courriers sont également envoyés à Lamartine par Manin ou

Tommaseo  : tous, durant les deux premiers mois succédant au 22 mars, ne demandent

qu’une reconnaissance officielle ou du moins de fait, à l’exemple de la Confédération

helvétique. « La France pouvait nous assister moralement en nous reconnaissant

comme gouvernement de fait », écrit Manin en exil37. La reconnaissance politique est

considérée par Manin comme une force morale inscrivant Venise et la France dans un

même combat idéologique en faveur de la démocratie et de la liberté des peuples. L’idée

que Venise et la France soient sur un pied d’égalité dans leur essence républicaine et

démocratique est confirmée par une lettre de Manin à Bastide, lettre de la dernière

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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chance où l’on perçoit que Manin perd cependant tout espoir d’un soutien français  :« Ce n’est pas le président de la petite République de Venise qui le demande au ministre

de la puissante République française, c’est le citoyen qui le demande au citoyen,

l’honnête homme à l’honnête homme »38. Mais la France ne souhaitant pas reconnaître

officiellement la République de Venise, la situation en reste à la simple déclaration

d’amitié envoyée par Lamartine à Tommaseo et publiée dans la Gazetta di Venezia39. Le

statu quo s’explique par les implications diplomatiques et militaires qu’une telle

déclaration pourrait engendrer.

17 En effet, au fur et à mesure que les Piémontais s’affirment comme les chefs de file de

l’indépendance nationale, le célèbre adage de Charles-Albert, « l’Italia farà da sè »

(l’Italie fera d’elle-même), devient l’emblème du refus de l’ingérence étrangère. Guerre

de libération nationale, le Risorgimento ne peut accepter l’intervention d’un pays

étranger, quel qu’il soit, d’autant plus que le Piémont monarchique voit d’un mauvais

œil la propagation du modèle républicain. Ainsi, jusqu’à l’armistice de Salasco du 9 août

1848, qui voit la défaite des armées piémontaises, la presse vénitienne foisonne

d’articles condamnant les velléités d’imitation de la France et les demandes

d’intervention en Italie, autant de questions au cœur du débat entre monarchistes pro-

piémontais et républicains pro-français. La Gazzetta du 3 avril publie par exemple deux

lettres de Vincenzo Gioberti, dans lesquelles il invite les Italiens à s’écarter de la voie

choisie par la France et à reconnaître la spécificité de l’Italie40. La note au poème

intitulé Dehors l’étranger de Giovanni Prati est explicite à cet égard  : « Non seulement

l’Autrichien, mais tout étranger, même s’il devait être le pays le plus fort et le plus

civilisé du monde ». À ses yeux, même si la France est un pays ami, elle n’en demeure

pas moins un pays étranger, qui ne peut donc contribuer à un mouvement dont

l’objectif est la libération de l’Italie41.

18 Mais la question de l’appui militaire français refait surface après l’armistice de Salasco.

Dans la nuit du 11 au 12 août, Manin décide d’envoyer un émissaire à Paris. Le choix se

porte sur Tommaseo, qui y avait vécu en exil de 1833 à 1839 et rencontré alors

Lamartine et Georges Sand. L’espoir suscité par une éventuelle intervention française

est particulièrement sensible aux mois d’août et de septembre et les émissions

monétaires semblent également aller dans ce sens. Au mois d’août apparaissent en effet

les pièces de 5 et 20 lires qui, au revers, présentent la devise « Alliance des peuples

libres », sorte d’appel aux peuples libres à s’unir. L’appel à la France y est implicite ; par

son gouvernement démocratique et la portée universelle des idéaux de 1789, elle

constitue le premier des peuples libres. Dans la deuxième moitié du mois d’août, le

Vénitien Antonio Bevilacqua Lazise diffuse un texte en faveur de l’intervention

française, suivi d’une pétition d’un millier de signatures. Son argumentation souligne le

paradoxe du recours à une nation étrangère pour libérer le pays d’un autre pays

étranger, mais remarque que la France est le berceau des libertés et la meilleure

garante des principes démocratiques et républicains42. Plus intéressant est l’appel lancé

aux Français d’Italie par les vétérans des troupes napoléoniennes. De nombreux

volontaires français sont partis en effet en Italie du Nord pour aider les patriotes

italiens, notamment dans le cadre de la Légion Franco-italienne43. Dans ce texte du mois

d’août 1848, où raisonne la phrase « la Grande nation ne ment pas », les vétérans se

veulent les garants des principes démocratiques et de la mémoire révolutionnaire et

appellent les jeunes volontaires français à en faire autant en Italie44.

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

124

19 Il apparaît clairement que pour les partisans italiens de la solution française, la France

républicaine ne doit pas s’écarter de son modèle historique. Leur discours politique

s’alimente du mythe et non de la réalité politique, sans doute parce qu’il autorise

l’espoir et le rêve. Finalement, la France envoie quatre navires de guerre au mois d’août

dans la lagune, mais lors d’un vote au conseil des ministres, au début du mois de

septembre, la majorité s’exprime contre l’intervention militaire, privilégiant la solution

diplomatique qui a le soutien de l’Angleterre45.

1848  : entre tradition et syncrétisme

Cohésion religieuse et cohésion nationale

20 Dans un pays divisé en plusieurs entités politiques, sous influence étrangère et où les

cultures, les langues et les traditions diffèrent énormément, la religion catholique

constitue un dénominateur commun. Ainsi, l’idée de constituer l’unité italienne autour

de la religion catholique fait-elle rapidement son chemin. Le texte fondateur de ce

courant de pensée est celui de Vincenzo Gioberti, Del primato morale e civile degli Italiani,

publié en 1843. Cet ouvrage devient un véritable manifeste des thèses néo-guelfes.

Gioberti élabore une conception historique de la nation italienne incarnée

successivement par la puissance de la Rome antique, la liberté de l’Italie des communes

médiévales, le prestige de la Rome pontificale et enfin les combats contre les étrangers.

Dans le Primato, il insiste plus particulièrement sur la prédominance de la civilisation

italienne face à ses rivales européennes. Le projet unitaire des néo-guelfes est de

former une confédération des États italiens, autonomes mais unis sous la présidence du

Souverain Pontife, à la condition que le pape accepte la modernisation

constitutionnelle dans ses États et l’engagement dans la lutte contre les Autrichiens46.

L’espoir des néo-guelfes se réveille d’une manière on ne peut plus éclatante quand,

entre le 16 et le 17 juin 1846, le cardinal Giovanni-Maria Mastai Ferretti devient pape

sous le nom de Pie IX. Très rapidement, grâce aux séries de réformes qu’il accorde aux

États pontificaux, celui qui allait être immédiatement surnommé le pape libéral

enflamme les esprits des patriotes italiens, qui font du cri « Vive Pie IX ! » l’emblème

même du mouvement unitaire. Dans une lettre du 19 avril 1848, Tommaseo écrit à

Manin qu’il faut opposer Pie IX et la France à Charles-Albert, révélant ainsi son espoir

de voir une vraie offensive de l’armée pontificale contre les troupes autrichiennes47.

21 Le mythe de la croisade néo-guelfe de Pie IX tire parti de l’ambiguïté de la bénédiction

papale sur l’Italie prononcée le 10 février 1848  : si l’Italie est bénie, l’Autriche est

forcément maudite, la lutte pour l’indépendance devient alors une guerre sainte48.

Nicolò Tommaseo attribue au général Durando et à Massimo d’Azeglio l’origine de

l’emploi du terme de croisade en avril 184849. Ce terme rencontre un grand succès à

Venise, et grâce à l’éloquence de prédicateurs capucins comme Ugo Bassi50, Alessandro

Gavazzi ou le père Tornielli51, la croisade rassemble de nombreux volontaires. Une

étude des corps croisés vénitiens reste à faire  : ils sont composés essentiellement de

jeunes gens, entre 17 et 25 ans, et quelques femmes y participent. La femme en est

toujours le porte-drapeau, affichant ainsi les trois couleurs nationales avec, sur le

blanc, la surimpression d’une croix ou la devise « Dieu le veut ! », référence à la

première croisade. Les croisés interviennent pour la première fois dans la défense de la

ville de Palmanova au début du mois d’avril et cette expédition porte rapidement le

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

125

nom de Première croisade. Comme au Moyen Age, les croisés portent une croix sur la

poitrine. En Vénétie, jamais un corps militaire n’a suscité autant d’adhésions de la part

de volontaires et même après la déclaration papale du 29 avril 1848, les corps croisés

continuent de s’appeler ainsi et se battent pour la défense de la ville jusqu’à la

reddition en août 1849.

22 La croisade de 1848 se présente comme une lutte de la civilisation contre la barbarie.

Les croisés se considèrent comme les représentants de la civilisation latine et de la

liberté. L’Autrichien est le barbare esclavagiste, réactionnaire, ennemi des peuples

libres. Le Moyen Age demeure une source d’inspiration pour les patriotes italiens en

1848, trait caractéristique d’une révolution romantique. Le serment de Pontida qui

donne naissance à la Ligue Lombarde, le 7 avril 1167, est le meilleur exemple

d’événement historique réinvesti d’une dimension nationaliste au XIXe siècle.

Interprété par la littérature romantique comme un sursaut national avant l’heure, le

serment de Pontida est déjà en 1848 un des piliers de la mythologie nationale, en

Lombardie bien sûr, mais également en Vénétie. À Pontida est organisée une

commémoration néo-guelfe où les effigies de Pie IX et d’Alexandre III, le pape qui avait

béni la Ligue Lombarde, sont exposées pour l’occasion, soulignant ainsi la cohésion des

Italiens autour du pape contre l’empire germanique, dont l’esprit est incarné en 1848

sous les traits de l’Autriche52. La croisade s’insère dans cet ensemble référentiel qui

constitue le trait fondamental de la « révolution italienne ».

23 Face aux pressions des patriotes italiens, Pie IX, prisonnier de son propre mythe, est

contraint de s’exprimer clairement sur le sujet  : or, dans son discours du 29 avril 1848,

il annonce qu’il ne mènera aucune guerre contre l’Autriche53. En Vénétie, la déclaration

de Pie IX ne suscite pas de grande réaction et pendant quelques mois encore, le mythe

résiste à la réalité. Ce n’est qu’après la fuite du Saint-Père à Gaète, le 24 novembre 1848,

que l’état de grâce cesse brutalement. Si jusqu’en novembre 1848 la littérature à la

gloire de Pie IX, l’homme qui a racheté l’Italie, est abondante, on condamne ensuite la

volte-face d’un homme apeuré qui a rejoint les forces réactionnaires. Les auteurs

vénitiens rendent les proches conseillers du pape responsables de sa conduite et de sa

trahison des principes nationaux et démocratiques54. Lors de la mise à sac du palais

Querini Stampalia, résidence patriarcale, le 3 août 1849, le peuple vandalise les

portraits de Pie IX, brisant ainsi symboliquement le rêve néo-guelfe.

La recherche d’une continuité historique

24 Soulignons-le, la révolution italienne de 1848 s’oppose clairement à l’état d’esprit de

1789  : Risorgimento signifie re-naissance, il s’agit de renouer avec la grandeur du génie

italique de l’époque moderne ou de l’Antiquité. 1848 ne se veut pas une rupture, il

s’inscrit au contraire dans une continuité historique forte55.

25 L’historien Furio Diaz parle d’une véritable incompréhension de la Révolution française

par les hommes du Risorgimento, une incompréhension héritée de l’expérience des

républiques jacobines des années 1797-1799. Au XIXe siècle, l’historiographie italienne

de la Révolution ne retient que le régicide et la Terreur. Un penseur comme Vincenzo

Cuoco reproche par exemple à la Révolution de 1789 d’être une construction de

concepts abstraits, contraires aux lois naturelles, sans profondeur temporelle, en

d’autres termes sans racines56. À Venise, Antonio Alchini publie le 30 avril 1848 une

prière à saint Marc, dans laquelle il évoque l’outrage et l’échec de 1797  : les libertés

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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nouvelles ne peuvent s’établir à Venise que si elles respectent l’ordre naturel et

historique de la cité lagunaire57. Selon l’auteur, les mots d’égalité et de liberté étaient

ceux de Robespierre et donc de la Terreur, alors que 1848 se fait contre les principes de

1789, en s’appuyant sur ceux du Christ qui transcendent la révolution elle-même,

puisque millénaires.

26 La méfiance vis-à-vis du modèle français se lit également dans la pensée de Giuseppe

Mazzini. S’il reconnaît à la Révolution française le mérite d’avoir réalisé la conquête des

libertés individuelles et le triomphe du droit, il estime qu’à l’ère des droits de l’Homme

doit succéder l’ère des devoirs, fondements de la vie en société. Sa position n’est guère

éloignée toutefois de celle des thermidoriens qui, dans la Constitution de l’an III,avaient fait suivre la déclaration des droits de l’Homme par une déclaration de ses

devoirs58. La pensée mazzinienne traduit donc tout particulièrement cette originalité

italienne qui, en s’appropriant les paradigmes français, les interprète, les reconstruit et

les adapte au contexte politique et socio-culturel de la péninsule italienne.

27 Mais la fusion progressive de Venise souveraine dans un État italien indépendant telle

qu’envisagée par Manin se réfère avant tout à la riche tradition municipale de l’Italie59.

Au début de son exil à Paris, il s’interroge sur l’annexion de Venise au Piémont en

1848  : « Venise en s’unissant au Piémont s’unissait aux autres États italiens ? Non,

puisque le Piémont en était séparé. Venise voulait accéder ou à l’unité ou à la

fédération, mais non à la formation d’un État qui ne comprenait pas toute l’Italie et qui

était trop grand pour entrer normalement dans une fédération »60.

28 Manin refuse l’idée d’une Italie résultant de l’élargissement d’un seul État au détriment

des autres, la seule issue possible est pour lui celle d’une adhésion spontanée de chaque

État au sein d’une fédération, l’équilibre entre ses membres étant fondamental61. Cela

ne l’empêchera pas de se rallier au Piémont à partir de 1855 dans le cadre de la Société

nationale62. Mais en 1848, pour Manin, la République de Venise est « une des familles

italiennes », comme le rappelle le lion de saint Marc, en haut à gauche sur le champ

vert du nouveau drapeau tricolore commun aux nouvelles républiques

révolutionnaires63. L’unité qu’il nomme « communion italienne » doit passer par le

fédéralisme, une solution politique dont les États-Unis et la Suisse sont les meilleurs

exemples. En Italie le fait républicain conserve un lien étroit avec l’univers urbain (les

républiques de Florence, de Venise, etc.) et secondairement avec la nation. La ville

comme petit État et patrie à part entière, communauté solidaire où la citoyenneté est

vécue de manière directe, s’avère être la plus adaptée à l’apprentissage des valeurs

civiques. C’est pourquoi il n’est pas si étonnant de constater qu’au XIXe siècle, en plein

Risorgimento, se développe une véritable mythologie communale, alors même que les

Italiens se battent pour une unité nationale. Toutefois, avant de réaliser l’unité, il faut

d’abord affirmer sa propre identité « ancestrale » contre celle de l’autre, de l’étranger,

de l’ennemi. L’affirmation d’une mythologie communale n’est que la première étape

vers le discours national. À Venise, la patrie locale est perçue comme une déclinaison

des espoirs unitaires, une sorte de microcosme indispensable à la compréhension et à la

réalisation du macrocosme. Une théorie que l’on trouve déjà au début du XIXe siècle64.

29 *

30 La révolution de 1848 conforte donc les Vénitiens dans leur identité. Le recours aux

représentations de la Sérénissime exprime une quête de dignité et permet une adhésion

sincère et massive des classes populaires. Révolution républicaine et bourgeoise, la

révolution vénitienne ne peut que s’inscrire dans le sillage de son aînée, la Révolution

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

127

de février et par delà, celle de 1789. La référence à la France témoigne de la démarche

démocratique du nouveau régime  : le suffrage universel, la liberté de presse et de culte

en sont les symboles. La République française est un modèle politique et fournit l’espoir

d’un éventuel soutien militaire face à l’Autriche. Malgré cette attraction, le modèle

transalpin ne peut satisfaire toutes les exigences d’un mouvement de libération

nationale très éloigné du contexte français. C’est pourquoi fleurissent des références

politiques et culturelles visant à dépasser le modèle français, voire à l’exclure et à

trouver une voie de réformes à l’italienne. Le Risorgimento possède ses penseurs et le

Quarantotto peut paraître, à bien des égards, une Révolution italienne porteuse d’un

nouveau syncrétisme idéologique, dont la révolution à Venise est un des événements

forts.

NOTES

1. .Pour la reconstitution des événements cf. Paul Ginsborg, Daniele Manin e la rivoluzione veneziana

del 1848-49, (1978), Torino, Einaudi, 2007, p. 77 et sq.

2. .Idem, p. 80-81.

3. .Frédérique Planat de La Faye, Documents et pièces authentiques laissées par Daniel Manin, Paris,

Furne, 1860, volume 1, p. 106.

4. .Cf. Christian Del Vento et Xavier Tabet [dir.], Le mythe de Venise au XIXe siècle. Actes du colloque

de Caen, 19-20 novembre 2004, Caen, Presses universitaires de Caen, 2006, en particulier l’article de

Laura Fournier-Finocchiaro, « Daniele Manin et la réflexion sur le destin national de Venise après

1848 », p. 113-126.

5. .Gazzetta di Venezia, 23 mars 1848.

6. .Stefania Moronato et Maurizio Fenzo [dir.], Il ruggito del Leone. 150 stampe satiriche 1797-1860,

Venezia, Museo Correr, 1982, 46 p.

7. .Bib. Musée Correr Venise, Stampe, P.D. 81223, anonyme du XVIIIe siècle, lithographie en

couleur, 145×125 cm, 1797.

8. .Xavier Tabet, « Pierre Daru et la vision historique et politique du passé vénitien au XIXe siècle

en France », in Le mythe de Venise…, op. cit., p. 27-46. Cf. également la réédition par Alessandro

Fontana et Xavier Tabet de Pierre Daru, Histoire de la République de Venise, Bouquins, Paris, Robert

Laffont, 2004, 2 volumes.

9. .Stuart Wolf, « Il culto del passato  : Venezia come mito », in Mario Isnenghi et Stuart Woolf

[dir.], Storia di Venezia. L’Ottocento e il Novecento, Istituto della Enciclopedia Italiana, Roma, 2002,

volume 1, p. 5 ; dans le même ouvrage cf. Mario Infelise, « Venezia e il suo passato. Storie, miti,

“fole” », volume 2, p. 980-981. Du même auteur, « Intorno alla leggenda nera di Venezia nella

prima metà dell’Ottocento », in Gino Benzoni et Gaetano Cozzi, Venezia e l’Austria, Venezia,

Fondazione Cini – Marsilio, 1999, p. 309-321.

10. .Stefania Moronato et Maurizio Fenzo [dir.], Il ruggito del Leone…, op. cit., illustration de

couverture.

11. .D’après Frédérique Planat de La Faye, Documents…, op. cit., volume 1, p. 109 n.

12. .Gazzetta di Venezia, du 29 janvier 1849 et sq.

13. . Bib. Musée Correr Venise, Ms Manin, 3201.

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

128

14. . “ In ogni tempo che la Veneta Repubblica vi ha chiamati, siete stati pronti a difenderla,

valorosi, vittoriosi, ai Dalmati basta ricordare San Marco si armano, si difendono, il loro sangue è

per la Repubblica Veneta, pel veneto Stato, all’armi, all’armi, gloriosi affettuosi Dalmati ; i Veneti

abbisognano del vostro valore  : è S. Marco che vi richiama” ; Raccolta per ordine cronologico di tutti

gli atti, decreti, nomine, ecc. del governo provvisorio di Venezia, nonché scritti, avvisi, desideri, ecc. di

cittadini, Venezia, Tipografia Andreola, 1848-1849, que nous nommerons à présent Raccolta

Andreola, volume 2, p. 85-86.

15. .Cristina di Belgioioso, Capi e popolo. Il Quarantotto a Venezia, Santa Maria Capua Vetere (CE),

Spartaco, 2005, p. 62

16. .Raccolta Andreola, principalement volume 1, p. 69, 84, 141, 485, 536-538. Pour une lecture

critique, cf. Irene Schrattenecker, « Il potere delle immagini. Gli inni patriottici, i canti popolari e

le stampe della rivoluzione del 1848 », in Gino Benzoni et Gaetano Cozzi [dir.], Venezia e l’Austria,

Venezia, Marsilio, 1999, p. 451-474. Pour l’iconographie révolutionnaire, cf. Philippe Kaenel [dir.],

Les Révolutions de 1848  : l’Europe des images, Paris, Assemblée nationale, tome 2, 221 p.

17. .Raccolta Andreola, volume 1, p. 69, poème signé « l’Avvocato I. A. », intitulé A Venezia. Il n’y a

pas de lien de parenté entre le doge Ludovico Manin et l’avocat vénitien. Son grand-père paternel

juif changeât son nom de Medina en Manin lorsqu’il se convertit au christianisme, prenant ainsi

le nom de la famille aristocratique dont il était le protégé.

18. .Paul Ginsborg, Daniele Manin…, op. cit., p. 98.

19. .Frédérique Planat de La Faye, Documents…, op. cit., volume 1, p. 109.

20. .Bib. Musée Correr de Venise, Diario Cicogna, 2847, n. 253.

21. .Idem, Ms. Manin (Pellegrini), b. XX/11.

22. .Sur la place de la religion en 1848 à Venise cf. Ivan Brovelli, « Rivoluzione e religione nel

Quarantotto veneziano (1848-1851) », Studi veneziani, N.S. XLV, 2003, p. 141-161.

23. .Citée dans Piero Brunello, « Miracoli e colpi di scena », postface de Cristina Belgioioso, Capi e

popolo…, op. cit., p. 151.

24. .Raccolta Andreola, volume 1, p. 149-150.

25. . Idem., volume 1, p. 32. Cf. également Piero Brunello, « Autriaci a Venezia », in Stefano

Petrungaro, Fratelli di chi. Libertà, uguaglianza e guerra nel Quarantotto asburgico, Santa Maria Capua

Vetere (CE), Spartaco, 2008, p. 18 et sq.

26. .Paul Ginsborg, Daniele Manin…, op. cit., p. 124.

27. .Piero Brunello, « Miracoli… », op. cit., p. 118-119.

28. .Cf. la biographie inachevée de Ernesto et Alberta Padova, Ritratto di Isacco (1817-1892). Daniele

Manin lo chiamava il Mago, (1994), Verona, Novacharta, 2004, 89 p.

29. .Lettre de Isacco Pesaro Maurogonato à Nicolò Tommaseo, 23 mars 1848, in Piero Brunello,

Voci per un dizionario del Quarantotto. Venezia e Mestre, marzo 1848-agosto 1849, Venezia, Comune di

Venezia, 1999, p. 296. Cf. aussi Piero Brunello, « Miracoli… », op. cit., p. 19.

30. .Sur la question sociale cf. Adolfo Bernardello, « La paura del comunismo e dei tumulti

popolari a Venezia e nelle provincie venete nel 1848-49 », in Nuova rivista storica, janvier-avril

1970, p. 50-113.

31. .Gazzetta di Venezia, 11 septembre 1848.

32. . Raccolta Andreola, volume 1, p. 136-139. Le 29 mars, le célèbre acteur Gustavo Modena

(1803-1861) publiera un appel à la modération, s’opposant à toute « subversion sociale », cf. Paul

Ginsborg, Daniele Manin…, op. cit., p. 126.

33. .Idem, volume 1, p. 513-516.

34. .Idem, volume 1, p. 342-343, chant daté du 3 avril 1848.

35. .Sur le manifeste de Lamartine, cf. Jean Sigmann, 1848. Les révolutions romantiques et

démocratiques en Europe, Paris, Calmann-Lévy, 1970, p. 232 et Frédérique Planat de La Faye,

Documents…, op. cit, volume 1, p. 84.

36. .Frédérique Planat de La Faye, Documents…, op. cit., volume 1, p. 190, lettre du 12 avril 1848.

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

129

37. .Idem, volume 1, p. 200, phrase citée en exergue du chapitre.

38. .Idem, volume 1, p. 481, lettre du 29 octobre 1848 ; italiques dans le texte.

39. .Raccolta Andreola, volume 1, p. 710, article paru le 25 avril 1848.

40. .Idem, volume 1, p. 337-342, lettres des 25 et 26 février 1848 adressées à Massari, futur chef du

mouvement révolutionnaire de Florence.

41. .Idem, volume 2, p. 235-236, poème paru le 2 juin 1848.

42. .Idem, volume 3, p. 253-259.

43. .Cf. Anne-Claire Ignace, « I volontari francesi. Le ambiguità della fratellanza franco-italiana »,

in Stefano Petrungaro, Fratelli di chi…, op. cit., p. 91-101.

44. .Raccolta Andreola, volume 3, p. 432. Texte du 31 août 1848.

45. .Pour le récit des événements, cf. Paul, Ginsborg Daniele Manin…, op. cit., p. 167-170 et 289-337,

et Ferdinand Boyer, La Seconde République et Charles-Albert en 1848, Paris, Ed. A. Pedone, 1967,

348 p., pour une analyse des relations diplomatiques de la Seconde République avec la péninsule

italienne.

46. .Vincenzo Gioberti, Del primato morale e civile degli italiani, (1843), Milano, Bocca, 1938, 2

volumes. Pour une analyse du néoguelfisme cf. Giorgio Rumi, Gioberti, L’identità italiana, Bologna,

Il Mulino, 1999, 111 p.

47. .Giovanni Gambarin, « La politica papale di Nicolò Tommaseo negli anni 1848-49 », Archivio

storico per la Dalmazia, volume XXII, 1937, p. 371.

48. .Enrico Francia, « Papa », in Alberto-Mario Banti et alii [dir.], Atlante culturale…, op. cit.,

p. 231-234.

49. .Nicolò Tommaseo, Venezia negli anni 1848-49, Firenze, Le Monnier, volume 1, p. 203.

50. .Cf. Umberto Beseghi, Ugo Bassi  : I. L’apostolo, Parme, Donati, 1939, 367 p. et II. Martire, Parme,

Donati, 1940, 306 p. ; Arrigo Petacco, Viva Gesù, viva Maria, viva l’Italia  : Ugo Bassi, il cappellano di

Garibaldi, Rome, Nuove edizioni del gallo, 1990, 145 p.

51. .Antonio da Carmigiano, « Padre Antonio Tornielli e altri cappuccini veneti durante i fatti del

1848-1849 », Ateneo Veneto, volume VI, 1968, p. 3-57.

52. .Piero Brunello, « Pontida », in Mario Isnenghi [dir.], I luoghi della memoria. Simboli e miti

dell’Italia unita, Roma-Bari, Laterza, 1996, p. 17-28.

53. .Gazzetta di Venezia, 6 mai 1848, pour l’intégralité du discours. Pour une analyse du courant

néoguelfe en Italie cf. Enrico Francia, « Papa », in Alberto-Mario Banti, Antonio Chiavistelli, Luca

Mannori et Marco Meriggi [dir.], Atlante culturale del Risorgimento. Lessico del linguaggio politico dal

Settecento all’Unità, Roma-Bari, Laterza, 2011, p. 222-236.

54. .Raccolta Andreola, volume 5, p. 521-523, texte du 22 janvier 1849 sur Pie IX, intitulé « Venezia

e Pio IX ».

55. .Sur la perception de la Révolution française en Italie cf. Bronislaw Baczko, « Mythes et

représentations de la Révolution française », in Renzo Zorzi [dir.], L’eredità dell’Ottantanove e

l’Italia, Firenze, L. S. Olschki, 1992, p. 42 et « Le calendrier républicain », in Pierre Nora [dir.], Les

Lieux de mémoire, la République, la Nation, les France , Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1997,

volume 1,p. 67-106.

56. .Furio Diaz, L’incomprensione italiana della Rivoluzione francese. Dagli inizi ai primi del Novecento,

Torino, Bollati Boringhieri, 1989, p. 17-18.

57. .Raccolta Andreola, volume 1, p. 768-769.

58. .Anne-Claire Ignace, « Mazzini et les démocrates français  : débats et reclassements au

lendemain du printemps des peuples », Revue d’histoire du XIXe siècle, n°  36, 2008/1, p. 133-146.

59. .Piero Finelli, « Municipalismo », in Alberto-Mario Banti et alii [dir.], Atlante culturale…, op. cit.,

p. 330-342.

60. .Bib. Musée Correr de Venise, Ms. Manin (Pellegrini), b. XX-11, « Notes autographes sur les

événements de 1848-49 écrites à Paris en 1850-54 ».

61. .Ibidem.

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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62. .Henri Martin, Daniel Manin, Paris, Furne, 1859, p. 373 et sq. ; Laura Lepscky-Mueller, La

famiglia di Daniele Manin, Venezia, Istituto Veneto di scienze lettere ed arti, 2005, p. 294-305.

63. .Raccolta Andreola, volume 1, p. 176, décret du 26 mars 1848.

64. .Carlotta Sorba, « Il mito dei comuni e la patrie cittadine », in Maurizio Ridolfi [dir.],

Almanacco della Repubblica, Milan, Bruno Mondadori, 2003,p. 119-130.

RÉSUMÉS

Alors que la France est une république depuis février 1848, l’avocat Daniele Manin proclame lui

aussi la république à Venise dans son discours du 22  mars 1848. Il déploie un certain nombre

d’allusions politiques qui placent la nouvelle république de Venise dans un complexe tissu de

références nationales et internationales, qui peuvent sembler disparates au premier abord, mais

qui témoignent d’une volonté d’appropriation des idéaux démocratiques. Dans un contexte

d’effervescence politique et militaire, Manin manipule des concepts dont les références semblent

contradictoires  : la république, la Sérénissime ou celle de 1789  ? La patrie locale, municipale,

dont le lion ailé est le symbole triomphant ou l’Italie en devenir, incarnée par le drapeau

tricolore  ? L’indépendance  ? Mais pour recouvrer l’autonomie en Adriatique ou confluer dans

un État-nation italien libéré de toute domination étrangère  ? Les contemporains, et par la suite

les historiens, ont considéré que le «  campanilisme  » dont ont fait preuve les mouvements

insurrectionnels italiens en 1848 était la raison profonde de leur échec. Toutefois il serait

réducteur de considérer ces interrogations exclusivement comme la preuve d’une fragilité

politique  ; il faut au contraire les concevoir comme des tentatives pour rendre intelligible des

idées qui, au milieu du XIXe siècle, relèvent pour la plupart des Italiens de la plus pure

abstraction.

At the same time that France was declaring itself a republic from February 1848, the lawyer,

Daniele Marin, was proclaiming a republic in Venice in his speech of March 22 1848. He uses a

number of political allusions that place the new Venetian republic in a complex fabric of national

and international references which may appear disparate at first, but reflect a desire to

appropriate democratic ideals. In a context of political and military turmoil, Manin manipulates

concepts whose references appear contradictory: a republic - the Venetian republic or that of

1789? A local, municipal homeland - triumphantly symbolised by the winged lion, or Italy in the

making, embodied by the tricolor? Independence - by regaining autonomy in the Adriatic, or by

uniting in one Italian nation-state, free from foreign domination? Contemporaries and later

historians have considered that the „campanilism“ shown by the Italian revolutionary

movements in 1848 was the underlying reason for their failure. However it would be simplistic to

consider these questions as evidence of a political fragility only; we must instead think of them as

attempts to make sense of ideas that, in the mid-nineteenth century, were purely abstract for

most Italians.

Kurz nachdem Frankreich im Februar 1848 zur Republik erklärt ist, ruft der Anwalt Daniele

Manin in seiner Rede vom 22. März 1848 auch in Venedig die Republik aus. Er benutzt

verschiedene politische Andeutungen, die die neue Republik von Venedig in ein komplexes Netz

von nationalen und internationalen Referenzen setzt. Diese können auf den ersten Blick disparat

wirken, bezeugen aber auch den Wunsch nach Aneignung demokratischer Ideale. Im Kontext der

Revue d'histoire du XIXe siècle, 43 | 2011

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politischen und militärischen Unruhen hantiert Manin mit Konzepten, deren Referenzen

widersprüchlich erscheinen  : die Republik, die «  Serenissima  » oder die von 1789  ? Das

lokale, munizipale Vaterland, mit dem geflügelten Löwen als triumphales Symbol oder das

werdende Italien, verkörpert in der dreifarbigen Flagge  ? Die Unabhängigkeit  ? Aber um in der

Adria die Autonomie wieder zu erlangen oder um in einem von jeder ausländischen Macht

befreiten italienischen Nationalstaat aufzugehen  ? Die Zeitgenossen und anschließend auch die

Historiker haben den «  Campanilismo  », von dem die aufständische italienische Bewegung

1848 zeugt, als tiefgehenden Grund für deren Scheitern angesehen. Es ist jedoch vereinfachend,

diese Fragestellungen nur als Beweis für eine politische Schwäche zu sehen. Man muss sie

stattdessen als Versuch begreifen, Ideen verständlich zu machen, die in der Mitte des 19.

Jahrhunderts für die meisten Italiener reine Abstraktion waren.

AUTEUR

IVAN BROVELLI

Professeur d’histoire-géographie, doctorant à l’EPHE

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Lectures

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Jean-Marc BESSE, Hélène BLAIS etIsabelle SURUN [dir.], Naissances dela géographie moderne (1760-1860).Lieux, pratiques et formation dessavoirs de l’espace, Paris, ÉNSÉditions, 2010, 288 p. ISBN  :978-2-84788-211-7. 29 euros.Alain François

1 Est paru en décembre 2010 sous la direction de Jean-Marc Besse, Hélène Blais et Isabelle

Surun un ouvrage qui manquait assurément à la géographie et à ceux qui s’intéressent

à son histoire. On ne peut que saluer les auteurs qui apportent ici un éclairage sur une

période encore largement méconnue, et pourtant si cruciale, au cours de laquelle

savants et ingénieurs procédèrent dans une large mesure à la reformulation du savoir

géographique. Il est néanmoins regrettable que le titre de l’ouvrage ne soit pas

expliqué, ni justifié en introduction. Ainsi, on aurait aimé avoir quelques explications

sur ce qui fait précisément la « modernité » des nouveaux savoirs, des nouvelles

méthodes et des nouveaux outils apportés à la discipline. Quelle signification précise les

auteurs donnent-ils en somme à cette modernité et pourquoi la limiter à la période

1760-1860 ?

2 L’objectif de l’entreprise, nous dit en introduction Jean-Marc Besse, était moins de

rendre compte des modalités de « fabrication » des nouveaux savoirs géographiques au

tournant des XVIIIe et XIX e siècles que de (re)placer dans le temps et l’espace les

conditions de production de ces connaissances. Sont ainsi relatées les contraintes qui

ont présidé à leur élaboration. C’est sans doute là un des aspects les plus importants du

projet ; restituer le contexte politique, idéologique, financier et technique au sein

duquel, et en référence auquel, s’est reconstruite et repensée la discipline à un moment

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de son histoire. On apprend ainsi quelles étaient les instructions politiques auxquelles

était soumis Alexandre von Humboldt lors de son voyage aux confins de l’Empire russe

entre 1799 et 1804. Mais on retient particulièrement la méthode de travail

transdisciplinaire et transcontinentale développée par le géographe allemand qui, par

le jeu des comparaisons géologiques, parvient à prédire la richesse du sous-sol de

l’Oural. On découvre également une fabuleuse histoire des cartes, atlas et autres

représentations du monde. Par le renouvellement des méthodes de transcription, par

l’adoption de nouveaux codes et le choix de nouvelles normes graphiques, par la

recherche enfin de nouvelles techniques et angles d’observation comme -l’aérostation

et l’observation de terrain, ces documents sont présentés comme autant de « mises en

scènes » renouvelées d’un savoir et d’une connaissance du monde et de ses humanités.

Ils témoignent également, comme le dit très justement Isabelle Surun, d’une « double

prise de possession, intellectuelle et effective » des territoires et enfin d’une

abstraction conceptuelle de l’espace. Objet scientifique autant qu’instrument de

contrôle et de domination politique, la carte, par le recours à des techniques

d’investigation nouvelles et plus précises devait servir l’administration française et, au-

delà, participer à un projet de civilisation.

3 La valeur épistémologique de l’ouvrage est ainsi assurée, tant la discipline est présentée

comme une science en prise sur son temps, inscrite dans une époque, tributaire d’une

histoire des techniques et évoluant au gré des parcours individuels ou collectifs de

quelques hommes à la détermination et à l’opiniâtreté sans faille. L’accent est

également mis sur la grande diversité des approches et des « cultures géographiques »

qui ressortent simultanément de quelques morceaux choisis de l’histoire de la

géographie. Ainsi, loin de dresser le portrait simple et lisse d’une discipline dont on

peine aujourd’hui, avec le recul, à saisir la profusion des expérimentations théoriques

et méthodologiques de l’époque, abouties ou avortées, l’ouvrage rend bien compte

d’une histoire mouvementée au travers de laquelle se dessine une véritable « aventure

intellectuelle collective ». Une histoire qui témoigne également de l’entrée dans une

modernité savante où l’activité critique de la raison n’a cependant jamais pu

totalement s’exercer indépendamment des contextes politiques, historiques et

idéologiques qui l’ont vu naître. On relève enfin l’ancienneté des grands débats qui

avaient déjà lieu en 1800 sur le positionnement (encore) problématique dans l’ordre des

savoirs d’une géographie qui se pense comme une « science générale de l’homme » et

qui, à ce titre, ne voulait se ranger ni du côté des sciences humaines, ni du côté des

sciences naturelles.

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François BUTON, L’administrationdes faveurs. L’État, les sourds et lesaveugles (1789-1885), collectionHistoire, Rennes, Pressesuniversitaires de Rennes, 2009,333 p. ISBN  : 978-2-7535-0851-4. 20 euros.Jean-Jacques Yvorel

1 Dans ce livre extrêmement stimulant, François Buton étudie la fondation et les

transformations de trois institutions que l’on appellerait aujourd’hui établissements

d’éducation spécialisée  : l’école des sourds-muets de Paris créée par l’abbé de l’Épée,

celle de Bordeaux due à Sicard et l’établissement pour aveugles-nés fondé également

dans la capitale girondine par Haüy. Pour autant l’ouvrage n’est pas une simple

juxtaposition de monographies mais une remarquable analyse du rôle de l’État dans la

construction des identités sociales. La socio-histoire de ces trois structures permet

d’éclairer autant la construction historique de l’État que le rôle de ce dernier dans la

production du monde social.

2 Dans un premier chapitre (Sous la protection de l’État) l’auteur étudie très précisément la

façon dont ces établissements vont, durant la Révolution, être placés sous la protection

de l’État qui transforme les œuvres initiales en structure véritablement nationales.

L’auteur s’attache ensuite à retracer la genèse de cette catégorie des sourds-muets et

des aveugles. Il montre que ce n’est pas la production, par les -intéressés eux-mêmes,

d’éléments identitaires spécifiques qui fait émerger cette entité, mais qu’elle est

construite de l’extérieur, essentiellement par l’État (chapitre 2  : Les sourds-muets et les

aveugles  : genèse d’une catégorie d’État).

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3 Dans un premier tiers du XIXe siècle, ces institutions disposent d’une très large

autonomie. Les grands philanthropes qui forment les conseils d’administration dirigent

effectivement ces écoles et ne rendent guère de comptes à leur tutelle. Plus même,

leurs porte-parole, administrateurs et enseignants, exercent un magistère sur

l’ensemble des établissements d’éducation de sourds et d’aveugles et représentent en

quelque sorte l’État (chapitre 3  : Les institutions  : un État dans l’État ?).

4 Après 1840, nous assistons à une rationalisation et à une bureaucratisation de la

bienfaisance qui, nous semble-t-il, ne concernent pas que les aveugles ou les sourds-

muets (chapitre 4  : Public/privé  : bureaucratisation des institutions d’État et structuration de

la bienfaisance). Le pouvoir central renforce son contrôle et institue une surveillance

étroite des écoles via l’inspection dont le fonctionnement est minutieusement étudié.

Les établissements de bienfaisance publique se transforment « en secteur public de la

bienveillance » (p. 170). Parallèlement se développe un secteur privé, essentiellement

confessionnel et plus précisément catholique, qui prospère largement en dehors du

regard de la puissance publique.

5 Si dans un premier temps les sourds et les aveugles sont construits comme catégorie

par l’État, ces populations vont, au sein même des écoles, se constituer en groupes

sociaux. (chapitre 5  : Les sourds et les aveugles comme groupe sociaux. L’État et les identités

collectives). Deux outils de leur éducation, le braille et le langage des signes, deviennent

alors des attributs collectifs de leurs identités culturelles mais sourds et aveugles

constituent deux groupes distincts et ne parviennent pas « à faire de la défense de leurs

intérêts respectifs une cause commune ».

6 L’auteur ne laisse pas de côté la question des savoirs et de leur circulation et montre les

enjeux certes cognitifs mais aussi sociaux des congrès internationaux. Il détaille plus

particulièrement celui de 1880 qui s’est tenu à Milan et a vu la victoire de l’oralisme et

le rejet de la langue des signes (chapitre 6  : La parole contre les signes. La révolution

oraliste et le Congrès de Milan). François Buton analyse ensuite les retombées, en France,

de ce congrès (chapitre 7  : Naissance de l’éducation spéciale. L’administration contre le droit

à l’instruction). Au-delà du débat oraliste vs signeurs, il s’agit pour les fonctionnaires du

ministère de l’Intérieur et les instituteurs catholiques de s’opposer à l’alignement de

l’enseignement des sourds-muets sur les principes en vigueur dans l’instruction

publique, notamment la laïcité (comment appliquer un tel principe alors que la

majorité des écoles sont congréganistes ?) et l’obligation. L’éducation de ces enfants,

désormais appelée éducation « spéciale » doit rester une faveur, ainsi « pendant que la

République faisait la guerre à l’Église dans les écoles primaires, son administration

s’accordait avec elle pour préfigurer, sur le dos des enfants sourds-muets, les noces de

l’assistance publique et de la bienfaisance privée et pour conserver à l’éducation

« spéciale » sa qualité de faveur généreusement accordée à des enfants infirmes plutôt

que de la reconnaître comme un droit pour tous » (p. 312).

7 Le livre de François Buton, parfois difficile, notamment dans les deux derniers

chapitres où il multiplie les niveaux d’analyses et les allers-retours chronologiques, est

une réflexion d’ampleur sur la construction et le fonctionnement de l’État social aussi

rigoureuse en matière d’enquête empirique que riche en réflexion sur les catégories

savantes ou profanes, sur leur construction et leurs usages.

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David A. BELL, La première guerretotale  : l’Europe de Napoléon et lanaissance de la guerre moderne,traduit de l’anglais par C. Jaquet,collection La chose publique,Seyssel, Champ Vallon, 2010, 416 p.ISBN  : 978-2-87673-539-2. 25 euros.Emmanuel Larroche

1 La guerre totale est-elle née des Lumières ? David Bell, professeur d’histoire à

l’université de Princeton, interroge les guerres de la Révolution et de l’Empire au

prisme de cette question déroutante1. David Bell n’innove pas en appliquant le concept

de guerre totale à cette période de l’histoire européenne2. L’originalité de son ouvrage

vient de l’importance qu’il accorde aux mutations de la culture de guerre, qui justifient,

selon lui, la thèse d’une rupture majeure dans l’appréhension du phénomène guerrier.

Il accorde donc une place essentielle dans sa démonstration aux discours sur la guerre,

à sa justification et à ses représentations. Il croise avec bonheur destins collectifs et

individuels, la carrière de certains acteurs témoignant des mutations à l’œuvre dans ces

décennies décisives.

2 La trame de l’ouvrage est chronologique et entend montrer comment cette longue

période de conflits qui court de 1792 à 1815 a bouleversé la façon de penser et de faire

la guerre. David Bell revient d’abord sur les guerres européennes du XVIIIe siècle. Fait

social accepté, commun, la guerre est encadrée par un système de valeurs

aristocratiques, celui de ceux qui la font. La violence est contenue, les objectifs

mesurés, l’adversité atténuée par l’estime mutuelle des officiers. Ils ont un monde en

commun. La violence incontrôlée, notamment contre les civils, n’est pas l’ordinaire,

même si elle ressurgit dans les guerres coloniales ou dans la répression de

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soulèvements comme celui des Camisards en France. La dimension religieuse apparente

alors ces guerres à celles des siècles précédents.

3 Pour l’auteur, les Lumières, dans une lente maturation, remettent en cause cet ordre

des choses. La guerre n’est plus vue comme un mode de régulation des rapports entre

les puissances, inhérente à l’ordre social, mais comme un phénomène exceptionnel.

Pour la majorité des auteurs, elle doit être amenée à disparaître par le progrès des

sociétés humaines, inscrit dans une vision positive de l’histoire. La violence armée

devient un anachronisme. D’autres penseurs, moins nombreux, en viennent à

considérer la guerre comme une expérience unique, régénératrice, aussi bien pour

l’individu que pour les sociétés. Les acteurs de la Révolution sont imprégnés de cette

pensée. Ils aspirent à la paix perpétuelle, c’est le sens de l’histoire. La guerre quand elle

surgit, quand elle s’impose, devient l’instrument du progrès et prend une dimension à

la mesure de son objectif  : changer le monde. David Bell voit dans les dimensions

messianique et apocalyptique du discours sur la guerre le ressort essentiel de son

caractère total. L’adversaire est diabolisé par une mobilisation idéologique sans

précédents  : pamphlets, presse, caricatures, théâtre, chants, etc. Les valeurs militaires

imprègnent progressivement la société civile, phénomène que la mobilisation de masse

contribue à accentuer. Un nouveau type de chef surgit, un militaire accompli qui se fait

politique  : Lafayette, Dumouriez, Bonaparte. Sur le terrain, la violence prend une

ampleur inégalée depuis les guerres de religion. La guerre ne change pas de nature avec

l’Empire mais gagne encore en intensité. Les corps s’amoncèlent sur les champs de

bataille tandis que des régions entières sont dévastées, leurs habitants passés par les

armes. La guerre de Vendée, à laquelle l’auteur consacre un chapitre, fournit une trame

qui se répète partout où la guerre de partisans, la « petite guerre », éclate  : Calabre,

États allemands et bien sûr, Espagne.

4 Le livre de David Bell fournit donc une mise au point riche en interrogations pour qui

veut mettre la période qu’il étudie en perspective avec le grand XIXe siècle. L’auteur

ouvre d’ailleurs quelques pistes dans un court épilogue. La première question est celle

de l’héritage. Comment les sociétés européennes ont-elles digéré le legs de ces vingt-

trois années de guerres ininterrompues ? Le discours sur la paix, héritier des Lumières,

doit intégrer l’expérience de ces guerres dévastatrices. Les illusions cèdent peut-être le

pas au pragmatisme. Les États ont également à redéfinir la place des armées dans les

sociétés et les rapports entre pouvoirs civil et militaire. L’autre question majeure naît

de l’absence de guerre totale avant 1914. Pourquoi les guerres du XIXe siècle en Europe

n’ont-elles pas le caractère de celles de la période révolutionnaire et impériale,

présentées pourtant comme le modèle des guerres du XXe siècle ? Le XIXe siècle serait-

t-il marqué par le retour aux guerres réglées du XVIIIe siècle ? Les « monarchies

restaurées » héritent en fait d’un discours contre-révolutionnaire guerrier forgé dans

ces années d’affrontement où la destruction de l’autre justifiait tous les excès. Mais la

répression des mouvements libéraux du début du XIXe siècle ne prend pourtant pas le

caractère d’une guerre à outrance même si le rétablissement de l’ordre peut s’avérer

féroce. Le « concert européen » devient le garant de la paix entre les grandes

puissances. Le Royaume-Uni, même si David Bell ne le précise pas, joue alors un rôle

essentiel tant le maintien de l’équilibre européen est vital pour son expansion

économique et commerciale. Les États entendent donc contrôler le phénomène

guerrier, le circonscrire même si les ressorts idéologiques de la guerre totale

demeurent. Elle s’exporterait alors outre-mer, dans les empires coloniaux.

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NOTES

1. . David A. Bell, The First Total War  : Napoleon’s Europe and the Birth of Warfare as We Know It,

Boston (Mass.), Houghton Mifflin, 2007.

2. . Cf. par exemple Jean-Yves Guiomar, L’invention de la guerre totale, Paris, Éditions du Félin, 2004.

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Stéphane CALVET, Les officierscharentais de Napoléon au XIXe

siècle. Destins de braves, Paris/Avignon, Les Indes savantes/Éditions universitaires d’Avignon,2010, 545 p. ISBN  :978-2-84654-243-2. 35 euros.Annie Crépin

1 Cet ouvrage est tiré d’une très belle thèse soutenue à l’université d’Avignon en 2009. Il

retrace tout au long de 545 pages, dans la lignée de Natalie Petiteau, le destin personnel

ainsi que le devenir professionnel et social de 506 officiers nés dans la Charente, haut-

lieu du bonapartisme. Il est donc une contribution à l’histoire sociale de l’armée née

aux temps de la Révolution et de l’Empire en même temps qu’à l’histoire sociale de la

France issue des bouleversements révolutionnaires. L’auteur fonde son analyse sur une

vaste panoplie d’archives, et par des approches relativement originales, étudie les voies

de la professionnalisation dans l’armée de la première moitié du XIXe siècle mais aussi

celles de la mobilité et de la promotion sociale, voire de l’accès à la notabilité.

2 Cet ouvrage est aussi une contribution à l’histoire culturelle, d’abord parce qu’il remet

en question l’image traditionnelle des vétérans napoléoniens en montrant, à travers

l’exemple précis des officiers charentais, la complexité de ce groupe qui n’est en rien

un bloc. Ensuite, parce qu’à travers l’étude des carrières commencées sur les champs de

bataille, Stéphane Calvet entreprend une déconstruction des représentations héroïques

auxquelles ces hommes furent peu enclins à se conformer car elles n’entraient pas en

ligne de compte pour leur promotion. Il aboutit même à une anthropologie des guerres

de l’Empire, domaine moins abondamment défriché qu’à propos des conflits d’autres

époques.

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3 Très classiquement l’ouvrage compte trois parties. La première, intitulée « L’épaulette

par la guerre », commence de façon originale par « une photographie de groupe » en

1815 à Waterloo, qui met déjà en lumière la très grande hétérogénéité de la cohorte

considérée. L’auteur étaie notamment son analyse sur la définition de strates

générationnelles, chacune correspondant à un profil type de carrière où, dans cette

armée nouvelle, même sous l’Empire, les critères d’Ancien Régime pèsent sur le rythme

de l’avancement davantage qu’on aurait pu le croire. Stéphane Calvet observe que

l’endurance plus que l’héroïsme cher à la légende dorée leur a permis d’avancer et

d’abord de survivre. La démythification se poursuit dans cette partie quand, dans de

belles pages qui relèvent de l’histoire des sensibilités, sont mises en lumière les

conséquences sur les corps et l’empreinte plus générale de la violence de guerre sur les

combattants.

4 Mais l’essentiel du propos est consacré au retour de guerre et à la réinsertion dans la

société civile. La seconde partie, « Espérances et ambitions dans la France du XIXe

siècle », propose une vision dynamique des trajectoires de ces officiers, inscrites dans

la succession des régimes du XIXe siècle. Avec une minutie qui fait des développements

socio-économiques les meilleurs passages de l’ouvrage, l’auteur montre le souci de ces

hommes de maintenir et de pérenniser leur « rang », y compris à travers leur

descendance, suivie parfois jusqu’à la troisième génération. Leur quête de

considération se traduit par les démarches qu’ils entreprennent pour être réintégrés

dans l’armée, leur revendication de réparations matérielles, leur recherche d’emplois

réservés, de décorations, en particulier la Légion d’honneur, de grades dans la Garde

nationale. Soulignons l’utilisation de sources originales et encore parfois méconnues,

par exemple les épitaphes des cimetières qui démontrent la volonté individuelle de ces

hommes d’obtenir une reconnaissance que la société leur dénie, en l’absence d’une

mémoire collective, et, source davantage utilisée, le choix des prénoms de leurs

enfants.

5 À propos de la troisième partie, « Portées et limites de la réussite militaire », on

critiquera une articulation discutable avec la partie précédente, d’où l’impression de

quelques retours en arrière, même si l’angle d’attaque est bien différent. L’auteur

cherche en effet à montrer en quoi la carrière militaire antérieure favorise ou

compromet l’avenir ou la reconversion de ces officiers. Là encore, l’analyse socio-

économique s’avère excellente car elle met en lumière le fait que l’appartenance de

classe l’emporte sur la fraternité d’armes, voire sur l’esprit de corps, ce qui contribue à

les diviser et à affaiblir la portée de leurs revendications. On regrette cependant que

l’auteur n’évoque pas assez l’inexistence, pour des raisons légales au cours de cette

première moitié du XIXe siècle, d’associations d’anciens combattants que les réseaux,

d’ailleurs très inégaux, ne sauraient remplacer.

6 Les reconversions sont donc contrastées, tout comme les positions sociales et les

niveaux de fortune en fin de parcours. Certains se retrouvent à la limite de l’indigence

et du déclassement, même si globalement on ne peut parler de marginalisation. Dans le

cas charentais, les officiers napoléoniens ne parviennent pas à se hisser, sauf

exceptions, au niveau des élites du premier XIXe siècle. Ils sont de plus fort divisés sur

le plan politique et idéologique, ce qui infirme la légende d’officiers tous

inconditionnellement bonapartistes. Toutefois une relative ressemblance les unit quant

aux compétences administratives acquises au cours des périodes révolutionnaire et

napoléonienne, et qu’ils peuvent réutiliser. C’est aussi une relative frustration qui

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rapproche ceux qui ont une expérience dans la Garde nationale, champ

historiographique actuellement en plein renouvellement. Stéphane Calvet livre des

considérations pénétrantes sur les désillusions qu’éprouvent envers elle ces officiers

charentais, victimes « collatérales » d’une désaffection générale et précoce envers

l’institution, et de désaccords sur son rôle. Ce qui les unit enfin, c’est l’empreinte de la

guerre dans leurs corps et dans leurs esprits, bien au-delà de la période des combats.

7 Ce bel ouvrage, accompagné d’une vaste bibliographie, est un nouveau témoignage du

renouvellement profond de l’histoire militaire depuis une quarantaine d’années.

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Roger DUPUY, La Garde nationale,1789-1872, collection Folio Histoire,Paris, Gallimard, 2010, 606 p. ISBN  :978-2-07-034716-2. 11 euros.Aurélien Lignereux

1 Par cette histoire de la Garde nationale durant ses huit décennies d’existence, Roger

Dupuy opère un retour magistral sur l’institution qui lui avait servi, il y a quarante ans,

de sujet de thèse de 3e cycle, et à laquelle son œuvre est restée attachée, qu’il s’agisse

d’identifier les formes de mobilisation populaire, d’étudier les adversaires des gardes

nationaux que furent les chouans, ou d’organiser le premier colloque dédié à la Garde

nationale1. C’est dire la maturité, et partant l’autorité, du présent ouvrage. Un tel

investissement se comprend au vu des enjeux que porte ce corps au siècle des

révolutions  : la Garde nationale est au cœur des débats relatifs à la force publique, à la

citoyenneté, au droit à l’insurrection et aux mises en scène de l’unanimisme, à

l’hégémonie de Paris et de ses classes moyennes sur la France du XIXe siècle. Cruciale et

controversée, la Garde nationale a suscité un « patchwork » d’images (p. 12),

admiratives à l’égard de l’idéal de nation armée et d’unité du peuple qu’elle incarnerait

ou hostiles envers cette milice bourgeoise. Optant résolument pour une trame

chronologique, Roger Dupuy suit les tensions d’un corps -d’emblée voué à se tenir sur la

corde raide de l’équilibre car chargé à la fois de prévenir tout risque de réaction et de

contenir les excès populaires. L’exercice est si périlleux qu’il conduit des gardes

nationaux à se retrouver face à face, de part et d’autre des barricades de juin 1848.

Cette approche, qui souligne le modérantisme de la Garde nationale en dépit de la

tendance à la radicalisation de la petite bourgeoisie, rénove la connaissance de

certaines grandes journées (14 Juillet, 9 Thermidor) et personnalités (La Fayette), mais

l’élégance de la narration se fait au sacrifice de l’appareil statistique et cartographique

que l’on était en droit d’attendre.

2 On serait même tenté de pasticher les mots de Jacques Rougerie à propos de la

Commune – trop fugitivement évoquée  : ce livre fait davantage figure de crépuscule

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d’une manière d’écrire l’histoire de la Garde nationale à laquelle se rattachent Louis

Girard et Georges Carrot, que d’aurore historiographique. Est en cause la distorsion

chronologique  : la période 1789-1795 se taille la part du lion avec dix chapitres, contre

six pour les 77 années suivantes ! Voilà qui évite, il est vrai, toute redondance pour la

monarchie de Juillet et la Seconde République, désormais bien connues grâce à

Mathilde Larrère et Louis Hincker2. En revanche, la période napoléonienne reste

focalisée sur les aspects militaires, au détriment de pistes émergentes3, et la

Restauration est réduite au rang d’intermède, sans égard pour l’essai de réinvention de

la Garde nationale de 1814 à 1818. Les débats ne se sont pas bornés au commandement

confié au comte d’Artois ni aux difficultés matérielles  : la situation dans l’Ouest que

connaît par ailleurs si intimement Roger Dupuy suggère qu’il s’agit rien de moins que

d’une tentative de mettre fin à la Révolution. L’appellation de garde nationale est parfois

mise en cause ; surtout, les autorités s’interrogent sur la meilleure façon de reconvertir

l’organisation militaire des paroisses réactivée par l’insurrection de 1815  : faut-il

officialiser cette force spontanée pour mieux l’utiliser et d’abord la contrôler ou bien le

risque de la pérenniser et de réactiver les clivages entre communes est-il trop élevé ?

C’est annoncer un second regret, celui d’un terrain d’enquête réduit à Paris. Sans même

parler de l’absence de comparaison internationale, à rebours de la manière dont s’écrit

désormais l’histoire des institutions, ce choix est paradoxal vu que ce livre entend

évaluer le rapport de forces et le jeu des représentations entre Paris et la province. Le

silence sur les villes et sur les bourgs conduit à négliger les attributions ordinaires des

gardes, et c’est là une troisième insatisfaction. La Garde nationale est aussi une police

civique ; force de proximité, elle constitue une variante originale du policing, et c’est

donc l’histoire d’une autre confiscation, celle de la sécurité par des corps spécialisés,

qui est passée sous silence. Ajoutons que l’inégale assiduité des gardes en dit long sur le

succès ou non d’un modèle de sociabilité locale, martiale et masculine ; bref, sur ce

« militarisme municipal diffus » entrevu par Maurice Agulhon dans La République au

village(p. 453). Mais c’est s’engager dans une démarche anthropologique déclinée par

l’auteur, qui préfère assumer « une histoire politique classique préoccupée surtout de

se demander si focaliser l’attention sur le rôle joué par la Garde nationale modifie ou

non la connaissance que nous avons des épisodes majeurs de cette période » (p. 16). Si

cet objectif est parfaitement tenu, d’autres voies mériteraient d’être retenues.

NOTES

1. . Roger Dupuy, La Garde nationale et les débuts de la Révolution en Ille-et-Vilaine (1789-mars 1793),

Paris, Klincksieck, 1972 ; Roger Dupuy, La politique du peuple, XVIIIe-XXe siècle. Racines, permanences

et ambiguïtés du populisme, Paris, A. Michel, 2002 ; Serge Bianchi et Roger Dupuy [dir.], La Garde

nationale entre nation et peuple en armes  : mythes et réalités, 1789-1871. Actes du colloque de l’université

de Rennes 2, 24-25 mars 2005, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.

2. . Mathilde Larrère, La garde nationale de Paris sous la monarchie de Juillet, Le pouvoir au bout du

fusil ?, Thèse d’histoire sous la direction d’Alain Corbin, Université Paris 1, 2000 ; Louis Hincker,

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Citoyens-combattants à Paris, 1848-1851, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion,

2007.

3. . John Dunne, « La Garde nationale sous Napoléon », in Bruno Béthouard [dir.], Napoléon,

Boulogne et l’Europe, Boulogne, Cahiers du littoral, 2001, p. 80-87.

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Alexandre NUGUES-BOURCHAT, Lapolice et les Lyonnais au XIXe siècle.Contrôle social et sociabilité,collection La Pierre et l’écrit,Grenoble, Presses universitaires deGrenoble, 2010, 512 p. ISBN  :978-2-7061-1601-8. 29 euros.Aurélien Lignereux

1 C’est à une plongée au cœur des Mystères de Lyon que nous convie Alexandre Nugues-

Burchat, à ceci près qu’il n’est pas besoin d’explorer les bas-fonds de la ville  : si une

place de choix est réservée aux hétérotopies que sont les prisons, les maisons closes et

les faubourgs – c’est-à-dire à cet envers de la cité policée au sein duquel le pouvoir

refoule ce qu’il ne peut ni empêcher ni tolérer sous ses balcons –, c’est en pleine rue ou

dans la cage d’escalier – bref, au vu et au su de tous – que l’enquête est menée. Et celle-

ci ne vise pas à élucider des crimes mais à expliquer la perception par les élites des

manifestations de la précarité populaire comme autant d’actes transgressifs. C’est en

effet dans le champ d’une marginalité foncière que sont rangés les signes de la fragilité

des existences laborieuses, c’est en termes de désordres que sont assimilées jusqu’aux

formes d’autorégulation plébéienne, et c’est cette incompréhension qui constitue le

sujet du livre. C’est dire son ampleur puisqu’il s’agit en somme de restituer l’ordinaire

du peuple par-delà le discours normatif du XIXe siècle. Plutôt qu’un inventaire de ses

thèmes, il est plus aisé d’en signaler les lacunes. Pourquoi parler du vagabond mais non

pas du mendiant ? Pourquoi s’intéresser aux prescriptions des autorités, et ne rien dire

de l’école ou de la parole du christianisme dans la ville d’Ozanam ? Et pourquoi se

borner au commissaire de police comme figure d’intermédiaire socioculturel ? Sans

doute est-ce pointer là l’effet d’une dichotomie assumée, qui délaisse le nuancier social

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au profit d’une approche culturaliste du peuple  : en font partie tous ceux qui n’ont pas

achevé le processus de normalisation qui fait le bourgeois accompli. Le peuple se définit

donc par un ensemble de comportements partagés qui, troublant l’idéal d’ordre urbain

ou choquant les sensibilités nouvelles, tombent sous le coup d’une réglementation à

visée civilisatrice.

2 En une démarche qui se réclame d’Edward P. Thompson et sous un titre qui évoque

Richard Cobb1, l’auteur ambitionne en fait de retrouver les Lyonnais par-delà l’image

des barbares brandie par Saint-Marc-Girardin, de la même manière que les historiens

de l’école dite pyrénéenne ont su découvrir les montagnards derrière leur réputation

de sauvages, c’est-à-dire en identifiant les règles qui donnent du sens au désordre

apparent des mœurs populaires. Cette optique compréhensive se heurte à des sources

qui sont surtout révélatrices des manières dont le pouvoir appréhende le réel, d’où des

zones d’ombre  : pour les loisirs populaires, outre « quelques vérités suivies de quelques

banalités », « il faut se résigner à n’étudier que le cabaret, figure archiconnue du temps

car la plus visible » (p. 240). L’aveu d’échec n’est nullement généralisable puisque

l’auteur sait exploiter de façon optimale des sources certes impropres au décompte

mais qualitativement fécondes  : le vagabondage n’est saisi que sur quatre années mais

jouit ainsi de l’éclairage des registres d’audience du petit parquet de Lyon. Le plan

aborde les différentes configurations du rapport entre le peuple, les élites et la police,

au prix de quelques retours insistants, sur le spectacle de la peine capitale. Pareille

approche nivelle la périodisation politique, qui semble inopérante, à l’exception du

moment 1848. C’est là un pari réussi, tout comme celui de rompre avec la présentation

institutionnelle de la police  : c’est dans la rue qu’est saisi le policier et non pas sur un

organigramme. Cette immersion est prodigue en constats incisifs sur les pratiques de

mobilité intra-urbaine, la distribution souple des rôles entre hommes et femmes, les

ajustements auxquels les élites sont finalement contraintes, ou sur la réalité des garnis,

qui participent d’une économie populaire de l’échange. L’angle panoramique aboutit

toutefois à des passages plus attendus, sur les fêtes politiques par exemple, qui ne font

que confirmer les acquis.

3 L’insuffisant recours à l’historiographie est en effet le point faible de l’ouvrage. La

bibliographie s’arrête en 2004, date de la soutenance de la thèse dont est tiré ce livre de

2010. Si on peut comprendre les raisons personnelles qui ont conduit à se retrancher de

la dynamique collective de recherche, force est d’en déplorer les effets. Comment

s’attacher aujourd’hui aux représentations du peuple sans s’appuyer sur les travaux de

Deborah Cohen et de Nathalie Jakobowicz ? L’étude des mœurs populaires à Lyon a tout

à gagner d’une comparaison avec Marseille la violente de Céline Regnard-Drouot, tandis

que celle de la mission civilisatrice de la police ne peut guère se passer du modèle

parisien analysé par Quentin Deluermoz. Mieux, les recherches se sont multipliées sur

la police à Lyon, notamment sous l’impulsion de Florent Prieur. Et que dire du silence

qui pèse sur les gendarmes, acteurs à part entière du maintien de l’ordre urbain ? Voilà

qui rend inintelligibles les rébellions incidemment évoquées (p. 372, 381, 384, 385, 389),

or leur fréquence et leur violence en disent long sur la pluralité des modes de contrôle.

Enfin, le livre aurait gagné en profondeur à prendre en compte les entreprises

antérieures, à l’exemple du dessein démiurgique du consulat lyonnais dans le second

tiers du XVIIe siècle qu’a mis en évidence Yann Lignereux (2003).

4 En somme, voilà un ouvrage vivifiant, qui excelle dans l’analyse des interrelations, qui

réserve de réels plaisirs de lecture – en dépit de maladresses de style (p. 323, 362-363)

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ainsi que d’une modélisation inopportune des systèmes normatifs, dont le plat

schématisme trahit la finesse généralement à l’œuvre (p. 359) –, et qui éclaire sous un

jour neuf les tensions qui traversent Lyon au XIXe siècle, au-delà des éruptions de « la

colline qui travaille ».

NOTES

1. . Richard Cobb, The Police and the People. French Popular Protest, 1789-1820, Oxford, Clarendon

Press, 1970.

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Corinne LEGOY, L’enthousiasmedésenchanté. Éloge du pouvoir sousla Restauration, Paris, Société desétudes robespierristes, 2010, 252 p.ISBN  : 978-2-908327-70-0. 25 euros.Hélène Becquet

1 L’ouvrage de Corinne Legoy s’inscrit dans le renouvellement de l’historiographie des

monarchies censitaires, à l’instar d’autres livres récents1. L’auteur nous invite à la

découverte de tout un univers littéraire oublié, celui de la littérature d’éloge. Comme le

rappelle Alain Corbin dans sa préface, les thuriféraires ont globalement mauvaise

presse dans l’historiographie moderne et contemporaine. On ne voit très souvent dans

leurs écrits que médiocrité et servilité. À l’opposé de ces clichés, Corinne Legoy

réintègre cette littérature dans son contexte politique et social, lui redonne sens et

profondeur et restitue l’émotion dont elle était porteuse. Elle ouvre ainsi une porte

nouvelle sur les sensibilités politiques du premier XIXe siècle.

2 Dans sa première partie, « Le ministère de la gloire », l’auteur nous présente ces

thuriféraires si souvent méprisés. Elle dépeint un groupe essentiellement masculin,

majoritairement provincial d’origine, dans lequel la noblesse est surreprésentée (avec

quelques noms prestigieux  : Ségur, La Rochefoucault-Liancourt), plus très jeune,

puisque les deux tiers d’entre eux ont connu la Révolution. Ces panégyristes n’ont bien

souvent pas fait d’études supérieures et se sont lancés, pour un quart d’entre eux, dans

des carrières, généralement peu rémunératrices, de journalistes ou de polygraphes,

parfois à la suite d’accidents de parcours. Au total, le monde des thuriféraires apparaît

non seulement morcelé mais clivé. À côté d’une bohême littéraire parfois franchement

miséreuse, se dressent d’honorables membres des sociétés savantes et académies de

province et un Lamartine ou un Hugo. Après cette description minutieuse du milieu

socio-culturel des panégyristes, l’auteur nous montre des écrivains libres – l’impulsion

directe de l’État étant relativement faible – et le plus souvent sincères, la plupart

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d’entre eux n’ayant écrit que pour les Bourbons. Les thuriféraires, comme nombre

d’écrivains de la période, revendiquent une forme de magistère et sont persuadés de

l’efficacité de leur parole. Celle-ci naît de l’émotion qui justifie l’écriture de l’éloge et

apparaît comme la mesure de l’engagement de l’écrivain en faveur de la cause

monarchique.

3 Dans sa deuxième partie, Corinne Legoy s’attache à l’écriture même de l’éloge, en trois

temps. Elle souligne d’abord la temporalité paradoxale de cette parole de gloire.

Destinée, en théorie, à perdurer et donc à s’inscrire en dehors de toute temporalité, elle

est générée par des événements et un contexte précis dont elle apparaît malgré tout

indissociable. L’écriture des thuriféraires reconstruit donc l’histoire selon une

temporalité qu’elle invente. Le temps est parfois comme suspendu, d’autre fois

contracté, souvent cyclique. Deuxième caractéristique, l’écriture thuriféraire repose

sur l’émotion, celle qu’elle décrit et celle qu’elle provoque. La parole de gloire multiplie

ainsi les mises en scènes sentimentales et les exempla qui doivent, d’un même

mouvement, toucher, instruire et unir. Enfin, tout le discours des panégyristes a pour

but de refonder l’ordre social. Cela signifie d’abord glorifier la figure royale, réinventée

à partir des topoi de la tradition monarchique et du repoussoir absolu que représente

Napoléon. Cela veut dire aussi vanter les vertus d’une société bien ordonnée,

hiérarchisée, religieuse, selon le modèle contre-révolutionnaire, avec cependant des

nuances selon les écrivains.

4 Dans sa troisième partie, « l’apogée crépusculaire d’une pratique », l’auteur cherche à

cerner la réception de ces œuvres et, pour ce faire, s’intéresse au contexte de

production des éloges. Elle commence par rappeler la pratique courante de la

versification au début du XIXe siècle. L’écriture poétique est relativement banale et son

succès se perçoit dans l’engouement que suscitent recueils et pièces de poésie,

largement diffusés dans la presse. D’une certaine façon, l’éloge n’est qu’une sous-

catégorie d’un genre très répandu. Il est, par ailleurs, souvent destiné à des

manifestations bien précises au cours desquelles sa diffusion est assurée auprès d’un

public plus ou moins large  : cérémonies ordonnées par le pouvoir, festivités organisées

par les cercles royalistes, ou encore concours des sociétés savantes. La pratique de

l’éloge s’avère donc fort vivace. Pourtant, elle jette ses derniers feux sous la

Restauration. L’écriture thuriféraire est attaquée sur tous les fronts  : alors que les

normes stylistiques se modifient, les critiques pleuvent sur ce qu’on dénonce souvent

comme de mauvais vers ; alors que l’expression politique se démocratise, le genre

devient suranné, vaguement élitiste ; alors que l’écrivain doit être indépendant pour

exercer son magistère, le panégyriste est soupçonné ou de servilité ou de versatilité.

Finalement, la parole de gloire et ses porteurs sont condamnés au nom d’une modernité

politique et littéraire à laquelle ils ont pourtant contribué à certains égards.

5 L’enquête de Corinne Legoy rénove ainsi l’histoire des pratiques politiques et

culturelles du premier XIXe siècle. Les rares regrets que l’on peut formuler concernent

l’organisation du propos à certains endroits. Certaines idées auraient sans doute gagné

en force à être davantage hiérarchisées (dans la première partie, sur le portrait de

groupe des auteurs) ; il y a parfois des redites ou des dissociations qui peuvent quelque

peu dérouter le lecteur (le chapitre 3 de la troisième partie, qui concerne le mécénat,

semblerait mieux s’articuler avec la première partie, où la question est déjà abordée).

Cela n’atténue cependant en rien l’intérêt de l’ouvrage qui découvre un pan largement

sous-exploité de la littérature politique. Si les grandes qualités internes de ce livre sont

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insuffisamment mises en valeur par sa présentation matérielle, il faut souligner la

présence bienvenue d’un CD-ROM d’accompagnement.

NOTES

1. . Par exemple Emmanuel Fureix, La France des larmes  : deuils politiques à l’âge romantique

(1814-1840), Seyssel, Champ Vallon, 2009 ; ou Gilles Malandain, L’introuvable complot  : attentat,

enquête et rumeur dans la France de la Restauration, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011.

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Christian ESTÈVE, Le crime de laSaint-Mary de Mauriac, Champs-sur-Tarentaine, Gerbert, 2011, 543 p.ISBN  : 978-2-85579-126-5. 32 euros.Jean-Claude Caron

1 Dans ce fort volume, Christian Estève, par ailleurs auteur de À l’ombre du pouvoir. Le

Cantal du milieu du XIXe siècle à 1914, et d’Histoire d’un leveur du Nord-Cantal  : François

Chabrier (1826- ?)1, mène l’enquête sur un crime commis à Mauriac en 1825. Pierre

Delmas, un aubergiste veuf de 41 ans, père de sept enfants, en est la victime. Encerclant

avec minutie l’affaire criminelle, l’auteur la replace dans son époque et son milieu,

brosse un large portrait de l’esprit public dans le Mauriac de la Restauration (avec des

prolongements chronologiques en amont comme en aval), démêle les inimitiés.

Utilisant aussi bien les archives judiciaires que les cotes foncières, la correspondance

administrative que les archives municipales, sources primaires dont il donne de larges

extraits, Christian Estève dresse au final le portrait d’une société rurale cantalienne

dont il révèle les tensions internes et les haines familiales qui se nouent dans un espace

clos.

NOTES

1. . Christian Estève, À l’ombre du pouvoir. Le Cantal du milieu du XIXe siècle à 1914, Clermont-

Ferrand,Presses universitaires Blaise-Pascal, 2002 ; Christian Estève, Histoire d’un leveur du Nord-

Cantal  : François Chabrier (1826- ?), Champs-sur-Tarentaine, Éditions C.-E., 2007.

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Orages. Littérature et culture1760-1830, n°  10  : L’Œil de la police,éditions Atlande, mars 2011. ISBN  :978-2-35030-160-0. 24 euros.Gilles Malandain

1 La revue littéraire Orages fête ses dix ans, toujours fidèle à « l’objet livre ». À dominante

dix-huitiémiste, elle intéresse aussi l’histoire culturelle du premier XIXe siècle, comme

en témoignent quasiment toutes les tables des dix premiers numéros, regroupées ici en

fin de volume. La livraison de 2011, préparée par Flávio Borda d’Agua, de l’université de

Genève, s’intéresse à la police des Lumières (C. Denys et V. Milliot), ainsi qu’à divers

croisements entre surveillance et littérature  : on y trouve – côté XIXe siècle – des

études sur Mme de Staël (G. Gengembre) ou sur Stendhal (B. Frigau), ou encore sur « la

mise en fiction des forces de l’ordre d’avant 1830 chez Raban et Dumas » (N. Gauthier).

Jean-Noël Pascal offre quant à lui un aperçu sur l’évolution de la production du très

prolifique Antoine de Piis quand il devint Secrétaire général de la préfecture de police,

sous le Consulat et l’Empire. On notera enfin la publication et la présentation par Odile

Krakovitch des procès-verbaux de censure relatifs au Cid d’Andalousie de Lebrun, pas

moins de onze rapports qui s’acharnèrent sur la pièce, entre 1823 et 1830, annonçant

les démêlés de Hugo de part et d’autre de 1830. En spécialiste incontestée du sujet,

l’historienne montre bien que cette censure, plus politique que formelle, et liée bien sûr

au climat de réaction des années 1820, offre un très bon « modèle » du genre.

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Laurent LE GALL, L’Électeur encampagnes dans le Finistère. UneSeconde République de Bas-Bretons,La Boutique de l’histoire/Les Indessavantes, « Rivages des Xantons »,2009, 878 p. ISBN  :978-2-84654-231-9. 49 euros.Gilles Malandain

1 Le gros ouvrage de Laurent Le Gall s’inscrit dans la lignée des grandes monographies

qui ont constitué, des années 1960 aux années 1980, l’armature d’une histoire socio-

politique de la France rurale du XIXe siècle, largement centrée sur le moment 1848.

Mais tout en revendiquant cet héritage – et le réexamen méthodique de questions plus

ou moins « essorées », à commencer par celle de la politisation des campagnes –, il en

modernise considérablement la démarche, en s’appuyant sur une impressionnante

bibliographie, près d’un millier de titres référencés, souvent précisément cités et

discutés dans les notes. Le livre intègre ainsi les développements récents de l’histoire

rurale – ouverture sur l’anthropologie, attention portée aux « microcosmes »,

réévaluation de l’autonomie paysanne contre les représentations dominantes

(impliquant une relecture critique des sources classiques), etc. – mais aussi les travaux

des politistes, en particulier la riche sociologie historique de l’élection et du vote. Cet

apport interdisciplinaire est primordial, expliquant qu’aux paysans de l’histoire sociale

soient substitués, au premier plan, les « électeurs en campagnes » d’une sociohistoire

du politique. Revisitant largement l’historiographie de la Bretagne du XIXe siècle (au

moins dans sa partie « bretonnante »), Laurent Le Gall fait surtout de celle-ci le

laboratoire d’une étude qui se veut exploratoire, parfois quasi expérimentale, et d’une

réflexion de plus grande portée sur la « transition démocratique ». Histoire sociale,

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sociologie politique et anthropologie historique, le livre montre exemplairement ce que

peut faire aujourd’hui le « chercheur en sciences sociales » – auto-désignation la plus

fréquente de l’auteur – pour retrouver cette mutation majeure qui vit la République

arriver « au village » et même « au bocage ». Il le fait certes sans concession  : avec 800

pages de texte serré, toujours dense et réflexif, on est devant un objet massif et

complexe, dont la lecture n’est pas facile. Certains choix d’écriture, comme l’usage du

passé simple, la recherche du mot juste et le goût du mot rare, des phrases longues et

des titres parfois un peu énigmatiques, traduisent une rigueur souvent élégante, mais

peuvent déconcerter. Si l’on peut bien sûr se féliciter que cette thèse de très haut

niveau (soutenue à Lyon II en 2004) ait pu être éditée in extenso – y compris de longues

citations des sources, et une série de belles monographies communales (dont le rôle est

loin d’être anecdotique) – on peut aussi s’interroger sur les risques et revers d’un

volume aussi profus. C’est tout le dilemme de la publication des thèses aujourd’hui,

dans un contexte d’inflation rapide de la production scientifique.

2 Plutôt qu’un impossible résumé, quelques points saillants, qui n’épuisent pas la richesse

de l’ouvrage. D’abord, c’est bien un livre sur la Seconde République, et il n’y en a pas eu

tant que cela depuis dix ou quinze ans. Ce retour à et sur 1848 suppose sans doute une

certaine prise de distance avec le fort investissement politique qui a longtemps soutenu

la centralité du régime de Février. Travaillant sur un terrain périphérique et calme,

mais au fond assez représentatif de la France provinciale du temps, Laurent Le Gall

rappelle fortement ce que fut essentiellement la révolution de 1848  : une « migration

vers les urnes » inédite (7 scrutins au moins eurent lieu entre avril et décembre), le

vote pour tous et avec lui une consolidation, dans l’ordre démocratique, de la structure

communale qui constituait le cadre de vie primordial de la plupart des Français. Ce qui

est révolutionnaire, c’est le vote, et avant tout le fait même de voter, car dans le

Finistère comme presque partout, le vote fut profondément (mais ni unanimement, ni

uniformément) conservateur. La vraie révolution, dans un département assez « atone »,

a lieu en profondeur, et ses effets – le second degré de la politisation, la remise en cause

des hiérarchies anciennes (et non plus seulement de leur mode de légitimation) – sont

pour bien plus tard. Entre-temps, il y a le coup d’État et le triomphe du bonapartisme

en 1852, nouvelle année électorale, qu’une dernière partie du livre (« Des extinctions de

voix ») montre, dans une remarquable relecture, comme le contrepoint assez logique

des « polyphonies quarante-huitardes ». C’est que l’ouverture des possibles en 1848 fut

aussi une entrée angoissante dans l’incertitude, une libération du temps politique

(l’« immanence du futur ») sans doute intenable pour la majorité des Français. Le

2 décembre apporte un véritable apaisement, parfois vécu dans l’euphorie, en

réordonnant le temps autour d’un passé glorieux, lui-même porteur d’espoir, et d’un

présent stable. Si le début du Second Empire s’accompagne d’une évidente « asthénie

démocratique », il signifie aussi – on le remarque plus souvent aujourd’hui – une

stabilisation du suffrage universel comme procédure, plutôt conforté qu’affaibli par

l’élan unanimiste retrouvé, en particulier dans le second plébiscite – après un oui au

coup d’État encore bien tiède dans le Finistère – mais aussi au niveau municipal.

3 Ainsi, même s’il est focalisé, et pour cause, sur l’élection qui fait (et que fait aussi)

l’électeur, l’ouvrage ne s’y cantonne pourtant pas et aborde le politique dans toutes ses

dimensions (l’événement, les diverses formes d’expression politique non électorale, la

traque et les traces du « rouge » en basse Bretagne…)1. Seules, si l’on peut dire, les deux

parties centrales (« Théâtres électoraux » et « L’électeur en sa commune ») traitent

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exclusivement des élections, et encore est-ce de manière à englober bien d’autres

entrées (comme la surveillance, la contestation du scrutin ou l’anticléricalisme).

S’interrogeant sur la politisation par le vote, Laurent Le Gall n’élude aucun des débats

qui ont entouré cette question, et teste toutes les hypothèses, tout en soulignant

d’emblée « la variété des voies de la politisation », la diversité des cas de figure (y

compris d’un scrutin à l’autre) et la difficulté à pénétrer par les archives la signification

du vote, au-delà de l’alternative participation/abstention, qui fait l’objet d’analyses

particulièrement précises. Des élections nationales aux élections locales, de l’échelle

départementale à l’échelle communale, et sans oublier l’individu-électeur quand il peut

être saisi, l’étude décortique les sources (chiffres, listes d’émargement, procès-verbaux)

avec beaucoup de minutie, pour faire « parler l’urne » de manière parfois très inventive

(par exemple en étudiant les bulletins annulés). S’ensuivent des conclusions, certes

toujours prudentes, qui affinent l’analyse de la mobilisation, du vote

« communautaire » (loin d’être toujours vérifié) ou même de l’« opinion »

départementale – dont la réification, dans les rapports préfectoraux comme dans la

science politique ultérieure, est ici fortement critiquée, on s’en doute. Naviguant entre

le souci de ne pas « territorialiser » à outrance le vote et celui de replacer l’électeur

« dans son environnement quotidien » et le tissu des relations et des contraintes

sociales, l’auteur s’attache quand même particulièrement à mettre en valeur le cadre de

la « politique communale », où se joue, à plusieurs niveaux (entre électeurs et « élites

municipales » par rapport auxquelles ils se situent), l’essentiel de « l’acculturation

politique en douceur » entraînée par le suffrage universel.

NOTES

1. . Laurent Le Gall a d’ailleurs organisé, avec Michel Offerlé et François Ploux, un colloque sur

« la politique informelle », réunissant politistes et historiens à Lorient en 2009 (les actes doivent

paraitre aux Presses universitaires de Rennes).

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Casey HARISON, The Stonemasons ofCreuse in Nineteenth-Century Paris,Newark, University of DelawarePress, 2008, 331 p. ISBN :978-0-87413-020-1. 65 dollars.Iorwerth Prothero

1 Pendant plusieurs siècles, on le sait, la région de moyenne montagne enclavée et

pauvre qui devint le département de la Creuse, envoya ses hommes chercher du travail

ailleurs. Bien avant la Révolution, un courant de migration saisonnière s’était établi  :du printemps à l’automne, les hommes partaient travailler, essentiellement comme

maçons et surtout à Paris, et revenaient passer l’hiver chez eux. En 1830, ils furent ainsi

24 000 Creusois à gagner la capitale, et leur nombre continua d’augmenter jusqu’à

atteindre un maximum de 42 000 en 1876. Année après année, de père en fils, ils

venaient se loger dans les modestes garnis du centre-ville surpeuplé. De leur région

d’origine, ils conservaient le parler, l’habit, le régime alimentaire, vivant de peu, à

l’écart des autres ouvriers, épargnant l’essentiel de leurs salaires pour rembourser les

emprunts et faire vivre leurs familles au village. Chaque jour, ceux qui cherchaient un

emploi se rendaient sur la place de Grève pour s’offrir aux employeurs ou à leurs

agents, sans garantie de trouver toujours à s’embaucher. L’âge venant, ils se retiraient

dans leur village natal, pour vivre sur le lopin qu’ils avaient pu acquérir. La grande

restructuration de Paris sous le Second Empire attira un nombre croissant de

travailleurs du bâtiment, tout en modifiant la vie de ces immigrants, évincés du centre-

ville, comme le marché de l’embauche quotidienne. À partir des années 1880, les

familles de maçons commencèrent à suivre les hommes à Paris, où l’installation prit un

tour définitif, entraînant l’intégration des Creusois dans la société urbaine. À la veille

de la Grande Guerre, la migration saisonnière, les garnis et le marché de la Grève,

étaient choses du passé ; les Creusois devenaient des Parisiens, laissant les gros travaux

de construction à des immigrants plus récents.

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2 Ce livre étudie en détail ce fascinant phénomène au cours d’un long XIXe siècle, en se

fondant sur une vaste bibliographie, et d’une manière globalement rigoureuse et claire,

même si la relecture des épreuves laisse un peu à désirer. Toutefois, s’il s’agit d’une

enquête en profondeur sur l’industrie du bâtiment à Paris, sur l’immigration,

l’haussmannisation ou encore sur la protestation ouvrière, les aperçus généraux

tendent à prendre le pas sur l’étude des Creusois eux-mêmes, et ceux-ci disparaissent

même quasiment dans les chapitres concernant le marché de l’emploi (marchandage) ou

les mouvements de 1848. L’auteur convient lui-même qu’il n’entre guère dans la vie

concrète des maçons à Paris, conservant un point de vue essentiellement surplombant,

du fait même des sources qu’il utilise  : bulletins de police, enquêtes économiques,

articles de journaux, et surtout les dossiers des maçons arrêtés pour agitation ou

rébellion après les insurrections des années 1830, de 1848 et de 1871.

3 Assez rapide sur les migrations elles-mêmes ou sur le versant rural de la vie des

Creusois de Paris, le livre l’est aussi sur leur place précise dans les structures du travail

parisien. D’où sans doute la traduction trompeuse de « maçon » par « stonemason ». En

Angleterre, le métier qu’on appelait masonry englobait les opérations de coupe, de taille

et de sculptage de la pierre de construction, et les stonemasons maîtrisaient à la fois cet

art et l’érection des murs en pierre. Or en France, on distinguait les tailleurs de pierre –

que le livre ignore pratiquement – des maçons proprement dits, qui ne faisaient

qu’assembler la pierre ou la brique, ouvriers peu qualifiés qu’en Angleterre on appelait

wallers (et non masons). Le terme stonemason n’est donc pas approprié à un cadre

français, pas plus qu’à un cadre irlandais d’ailleurs, où l’on distinguait également entre

stonecutters, très qualifiés, et brick and stone setters, simples « maçons ».

4 L’un des points les plus intéressants que soulève le livre concerne la suspicion

particulière dont les maçons venus de la campagne et entassés dans les vieux quartiers

centraux, étaient l’objet. Dans le Paris du XIXe siècle, les travailleurs du bâtiment

avaient bien une réputation de violence, et entraient pleinement dans la conception

des « classes dangereuses ». Chaque jour, on l’a dit, ils se rassemblaient nombreux

devant l’Hôtel de Ville, sur cette place étroitement associée aux journées

révolutionnaires, et par ailleurs théâtre des exécutions capitales jusqu’en 1832. Ainsi,

bien que jugés plutôt dociles par les patrons et les autres ouvriers, la police et le public

pouvaient considérer les Creusois comme des nomades potentiellement mécontents et

menaçants, disponibles pour l’émeute. De fait, à partir de 1815, la place de Grève est

attentivement surveillée et les maçons plus que tous autres, la police jaugeant à leur

nombre et à leurs dispositions des risques d’agitation sociale ou politique. En réalité, les

maçons n’étaient pas particulièrement turbulents, délinquants ni séditieux, même si

l’attitude de la police pouvait conduire à des tensions, mais leur réputation les

désignait plus que d’autres à la répression, notamment après les journées de juin 1848

et après la Commune. Comme le montre l’auteur, en effet, le nombre d’ouvriers

rapidement relâchés souligne l’arbitraire des opérations de police et leur disproportion

avec les faits poursuivis. À la fin du siècle, quand les Creusois cessèrent d’être Parisiens

par intermittence, et la situation politique se stabilisant, l’image publique des maçons

s’améliora. Cette question de la réputation et de la répression est à bien des égards le

cœur de l’ouvrage, mais comme les maçons n’étaient pas réellement des acteurs

majeurs des émeutes, on peut se demander s’il s’agissait vraiment d’un angle d’attaque

adéquat ; et l’argument selon lequel la méfiance de la police contribuait à pousser ces

ouvriers vers le conflit et la rébellion, ne parait pas au total très étayé. Plus largement,

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l’approche de la propension particulière des Parisiens à la révolte, attribuée à

l’imposition par l’État d’un marché libéral, parait trop rapide et imprécise. On peut

donc reprocher au livre, outre un titre erroné, un traitement limité de son objet, plus

attaché à la perception des maçons qu’aux maçons eux-mêmes, trop souvent perdus

dans des développements d’ordre général.

5 traduit de l’anglais par Gilles Malandain

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La Revue blanche. 1871, enquêtesur la Commune, introduction etnotes de Jean Baronnet, Paris, LesÉditions de l’Amateur, 2011, 205 p.ISBN : 978-2-85917-514-6. 17 euros.Jean-Claude Caron

1 Cette réédition mérite d’être signalée car elle met à la portée du public le résultat d’une

enquête menée vingt-six ans après la Commune par une revue de sensibilité anarchiste,

la Revue blanche, dont le maître d’œuvre est Félix Fénéon. Trois questions sont

proposées à un ensemble de personnalités : leur rôle entre mars et mai 1871 ; leur

opinion sur ce mouvement insurrectionnel et son organisation parlementaire,

militaire, financière, administrative ; leur opinion sur l’influence de la Commune

relativement au mouvement des idées. Ce recueil reprend les 46 réponses reçues – y

compris les plus lapidaires, pour dire un refus de répondre. Le déséquilibre – qui n’était

pas volontaire au départ – est patent à l’arrivée : les partisans de la Commune

l’emportent de loin sur ses adversaires. Trois catégories de personnalités sont isolées :les publicistes (dont Rochefort, Allemane, Jean Grave, Lissagaray, Ernest Daudet,

Georges Renard, etc.) ; les anciens membres de la Commune (parmi lesquels Vaillant,

Lefrançais, Clément, Ranc, Vésinier, etc.) ; les « autres témoins », aussi variés que Da

Costa, Pilotell, Louise Michel, Louis Andrieux, Nadar, Galliffet, etc., et même un

anonyme « insurgé lyonnais ». Cette enquête intéressera aussi bien l’historien de la

Commune que celui des représentations, de la mémoire ou de la construction de

l’événement.

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Didier GUIGNARD, L’Abus de pouvoirdans l’Algérie coloniale (1880-1914).Visibilité et singularité, Nanterre,Presses universitaires de ParisOuest, 2010, 547 p. ISBN  :978-2-84016-076-2. 25 euros.Annick Lacroix

1 Dans les années 1890, la presse algérienne et les grands quotidiens nationaux

dénoncèrent avec véhémence les « abus de pouvoir dans l’Algérie coloniale ». L’ouvrage

de Didier Guignard, issu d’une thèse soutenue en 2008 et qui a reçu en décembre 2010 le

prix Germaine Tillion de l’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense, décrypte

précisément les mécanismes du scandale et la visibilité nouvelle de certaines injustices.

Pourtant omniprésentes dans le contexte colonial, ces dernières avaient jusque là été

passées sous silence, avant d’être à nouveau étouffées après 1898. La collusion

persistante des milieux d’affaires et du personnel politique, les pouvoirs disciplinaires

étendus des maires et des préfets et les pratiques clientélaires qu’entretenait

localement le personnel administratif expliquent en partie les dérives du système.

L’auteur décrit également des procédures de contrôle administratif dérisoires et les

responsabilités croissantes des élus locaux, notamment en matière de travaux publics,

qui facilitèrent aussi les passations illégales de marché.

2 Après une première partie qui détaille les conditions de possibilité d’un abus de pouvoir

« ordinaire », institutionnalisé, dans l’Algérie coloniale de cette fin de siècle (corvées

illégales, bastonnades, détournements de biens publics, etc.), l’auteur revient sur les

raisons de sa dénonciation soudaine dans les années 1890. Les populations colonisées,

principales victimes de ces abus, ignoraient souvent les recours possibles et devaient

s’adjoindre les services d’un intermédiaire pour rédiger leur plainte. Elles se heurtaient

presque toujours à une véritable « culture de l’impunité » (p. 104), si bien que dans

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l’Algérie coloniale, « accusateurs et accusés [appartenaient] au même petit monde, issu

de la minorité de citoyens et de notabilités indigènes, les seuls à pouvoir prétendre au

pouvoir local et les seuls à pouvoir dénoncer » (p. 282). Ce silence qui pesait sur

l’Algérie ne fut finalement brisé qu’un moment, la « contagion dénonciatrice » venant

d’abord de l’opinion publique métropolitaine, grâce à l’intervention de la presse et de

certains députés (Ferry, Viviani, Rozet par exemple). Il y eut donc bien une parenthèse,

avant que l’on abandonne la répression de ces injustices, pour favoriser le

rassemblement de la population européenne d’Algérie à la suite de la crise anti-juive de

1898 et de l’affaire de Margueritte en 1901. L’ouvrage met à jour l’imbrication des

temporalités, économiques et politiques, parlementaires et électorales, métropolitaines

et algériennes, et c’est cette concordance d’intérêts qui rendit possible, un moment

seulement, le dévoilement de l’abus.

3 Plus qu’une plongée au cœur des scandales algériens, ce livre offre une quantité de

détails sur le quotidien des populations de l’Algérie à la fin du XIXe siècle. On y apprend

beaucoup, par exemple sur les temps de transport par train ou par diligence, le coût des

permis de voyage – exigés jusqu’en 1897 pour les déplacements de la population

« indigène » –, le montant des impôts arabes ou encore les règles du jeu électoral local.

Surtout, de nombreux éléments permettent de réfléchir à ce que signifiait

concrètement administrer un territoire colonial, et plus particulièrement les

départements algériens  : quel était le maillage administratif ? Quels hommes et quels

moyens furent mis à disposition ? Quelles logiques d’aménagement et d’investissement

ont prévalu ? Bien souvent, ce « chantier colonial [eut] surtout pour vocation

d’anticiper et d’accompagner le développement des noyaux de peuplement européen,

de les relier entre eux avec le monde extérieur » (p. 115).

4 Sur le plan méthodologique enfin, cet ouvrage recourt à un certain nombre de pistes

très intéressantes. Le dépouillement des dossiers de carrière de fonctionnaires ayant

rempli des fonctions en Algérie entre 1877 et 1914, permet de retracer les grands types

de trajectoires professionnelles, selon une méthode relativement courante en histoire

sociale, mais rarement appliquée aux groupes sociaux de l’Algérie coloniale. S’esquisse

ainsi un tableau des allers-et-retours de ces fonctionnaires des deux côtés de la

Méditerranée et des opportunités éventuelles qu’offrait la mutation en Algérie. Sur le

terrain, ces agents du pouvoir colonial étaient assistés par des auxiliaires « indigènes »,

placés en position charnière, qui mobilisèrent toute une palette de stratégies

d’intégration, de négociation et de contournement. En cela, ce travail reprend les

apports d’une historiographie relativement récente, qui refuse de réduire les

interactions coloniales à des alternatives trop simplistes. Le recours à la cartographie

permet par ailleurs à l’auteur d’illustrer de manière très convaincante le caractère

généralisé des abus, tout en distinguant précisément les communes et régions où

éclatèrent les différents scandales. Cette « mise en carte » des abus sanctionnés

pourrait, en négatif, ouvrir la voie à une réflexion sur une géographie de l’obéissance et

de l’acceptation du pouvoir colonial. Plus largement, ces cartes font aussi écho à l’effort

permanent de cet ouvrage pour articuler les différentes échelles de l’analyse,

algérienne et métropolitaine, locale et nationale. Enfin et surtout, il convient de

rappeler que ce travail s’appuie pour partie sur des documents consultés dans les

centres d’archives et les bibliothèques d’Algérie. Ces séjours de recherche, entrepris par

Didier Guignard quelques années seulement après la « décennie noire », ont eu pour

mérite d’inciter à la redécouverte de fonds d’archives algériens longtemps sous-

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exploités et qui pourtant restent indispensables pour explorer, notamment à l’échelle

locale, les ressorts quotidiens du pouvoir colonial1.

NOTES

1. . Didier Guignard, Akihito Kudo et Raëd Bader, « Des lieux pour la recherche en Algérie »,

Bulletin de l’IHTP, n°  83-Répression, contrôle et encadrement dans le monde colonial au XXe

siècle, juin 2004, p. 158-168.

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Odile ROYNETTE, Les mots destranchées. L’invention d’une languede guerre, 1914-1919, Paris, A. Colin,2010, 286 p. ISBN  :978-2-200-35386-5. 22 euros.Natalie Petiteau

1 En prolongeant avec ce livre son étude sur Les mots des soldats, Odile Roynette achève de

démontrer la fécondité d’une démarche qu’elle avait déjà engagée dans Bons pour le

service !1 Elle propose en effet de retrouver, par l’étude du langage, d’importantes traces

de la vie des hommes en guerre. Les mots en temps de guerre sont porteurs d’enjeux, la

langue joue un rôle dans la définition de l’identité individuelle et collective, devenant

une des dimensions des cultures de guerre. Elle doit donc être objet d’histoire en soi,

piste qui avait déjà été indiquée par Lucien Febvre, soucieux de cerner « l’outillage

mental » et l’histoire des mentalités et des sensibilités. Odile Roynette a également mis

à profit les propositions de Pierre Bourdieu sur la langue, ses usages et les dimensions

performatives de la parole. La lecture du vétéran américain Paul Fussell l’a également

encouragée à envisager l’obscénité verbale comme un acte culturel, une technique de

subversion des contraintes et des peurs, un mode d’autodérision permettant aux

combattants de se maintenir en vie. Témoignant des transformations que subissent

ceux qui font la guerre, la langue est donc un moyen de connaître l’intimité

combattante. Passant d’une source à l’autre (presse, journaux de tranchées,

correspondances, littératures et études lexicales de l’époque), Odile Roynette montre

comment la langue a été un des moyens d’affronter la guerre.

2 Les civils, et tout particulièrement les femmes, éprouvent le besoin de partager

l’épreuve des combattants et le font notamment par une connivence en matière d’usage

de l’argot militaire qui permet de dédramatiser les situations. Il a également pour

vocation de tourner l’ennemi en dérision – comme avec l’emploi du célèbre « Boche »,

dont les origines sont minutieusement analysées. Mais le langage est surtout perçu par

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les combattants comme un moyen de resserrer les liens entre eux, alors même que

l’opinion cherche à entrer dans le secret de leurs existences. Un débat s’ouvre alors

autour de l’argot des tranchées  : le parler, n’est-ce pas accepter un ensauvagement dû

à la guerre, n’est-ce pas renoncer aux valeurs de la civilisation ?

3 À partir de l’automne 1916, apparaît un discours savant  : Marcel Cohen rejette l’idée de

l’invention d’une « langue poilue » et souligne l’importance des transferts sémantiques

du langage populaire à l’argot militaire. Un autre linguiste, Robert Gauthiot, plus

radical, nie l’existence d’un argot des tranchées ; la guerre aurait simplement diffusé un

argot parisien, mélangé avant-guerre à celui des soldats et des prostituées. D’autres

viennent contester ces dénégations. Albert Dauzat a diffusé une enquête systématique,

par voie de presse et de Bulletin des armées, à laquelle il a obtenu y compris des réponses

collectives révélant l’importance des appartenances régimentaires. Il met ainsi en

évidence le fait que la part des néologismes concerne un tiers du vocabulaire de guerre,

le reste provenant de mots anciens et d’argot parisien. Dauzat se préoccupe de la cause

nationale et s’emploie à souligner que cette langue reflète l’héroïsme du peuple

français. Son travail est prolongé par celui de Gaston Esnault, qui a multiplié les

observations directes. Il constate qu’il existe en réalité une « langue populaire qui

s’invente dans et pour la guerre », la « langue poilue », celle de la nation en guerre, et

pas seulement celle de l’armée, et l’argot y occupe une place importante. La guerre a

bien eu un impact culturel sur les pratiques langagières.

4 Mais les linguistes ne sont pas les seuls à avoir porté un intérêt à la langue de guerre  :les œuvres littéraires mettant en scène la vie des combattants y ont accordé une grande

importance et l’historienne y trouve également d’importants témoignages sur les mots

des tranchées. Car les écrivains se sont affrontés à la difficulté de restituer les manières

de parler des soldats et la publication du Feu, d’Henri Barbusse, en décembre 1916, a

marqué une rupture esthétique en la matière. L’ouvrage diffère radicalement des

images littéraires traditionnelles qui ont utilisé nombre de clichés linguistiques, en

réponse au désir du public d’entendre un écho de la guerre, fût-il déformé. Odile

Roynette rappelle que Barbusse a puisé la matière de son roman dans son expérience. Il

l’a écrit avec la certitude que la guerre, épreuve corporelle et physique intense, se

traduit aussi dans la parole  : « faire la guerre, c’est plonger dans un bain sonore

profondément différent qu’il faut restituer si l’on veut traduire l’expérience

combattante ». Le langage a selon lui fabriqué une solidarité indispensable à la survie

du groupe au quotidien. Le Feu met en scène argot parisien et argot militaire, mais aussi

parlers provinciaux. Son but est de restituer une violence verbale qui témoigne de la

transformation de l’homme par la guerre, ce que Jean Norton Cru s’est refusé à recevoir

comme tel. Le but de Barbusse était avant tout de rendre visible l’importance des

ravages causés par la guerre. Ce projet esthétique trouve sa postérité dans les œuvres

de Dorgelès ou de Genevoix, qui voient eux aussi dans la langue un révélateur de

l’expérience combattante.

5 Reste que ce vocabulaire est le fruit d’une sédimentation lexicale  : Odile Roynette

propose même d’envisager la Grande Guerre comme un aboutissement plutôt que

comme un commencement, et c’est pourquoi ce livre intéresse pleinement le XIXe

siècle. On peut aisément être convaincu de cette généalogie en prenant en compte par

exemple ce que Ferdinand Bruno a restitué du langage des hommes de la Grande

Armée. À la première strate lexicale forgée entre Révolution et Empire, s’ajoute celle

qui s’est constituée entre 1850 et 1870. La banalisation de l’argot militaire s’accélère

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ensuite entre 1880 et 1914, alors que s’y introduit la langue des colonisés. Les mutations

des techniques de guerre se traduisent également dans ce vocabulaire, qui ne permet

pas, à lui seul, de nommer le quotidien des combattants de la Grande Guerre. C’est

pourquoi ils empruntent à l’argot des civils, employé aussi pour désigner la violence de

guerre. Parallèlement, les néologismes concernent notamment le matériel militaire.

6 Odile Roynette s’interroge par ailleurs sur les modalités de la parole et de l’écoute en

milieu combattant afin de montrer que les méthodes des différentes enquêtes n’ont pas

totalement anéanti la parole des humbles. Cette parole est passée certes par de

nombreux filtres, mais il en reste des échos qui disent l’intimité combattante et la

matérialité de l’expérience de guerre. L’oralité a joué un rôle essentiel dans la

construction de l’identité combattante. Tout ce qui touche au corps ou à la nourriture

et à la boisson a généré une véritable prolixité verbale. On appréciera particulièrement

qu’Odile Roynette livre ici de surcroît des comparaisons avec l’Allemagne et la Grande-

Bretagne, montrant les similitudes d’une armée à l’autre.

7 Elle montre enfin les trajectoires que peut suivre le langage des combattants en

utilisant tout d’abord la correspondance de Jules et Laure Isaac  : la lettre est un lieu

d’une divulgation partielle du langage du front. Le journal d’Yves Congar permet à

l’auteur de souligner que le vocabulaire juvénile porte lui aussi les traces de la guerre.

N’oublions pas enfin que les usages politiques de la langue de guerre ont contribué à sa

diffusion. Au total, les mots ont bien été pour les combattants un moyen d’affronter la

guerre, y compris en essayant d’en dire l’indicible. La démonstration d’Odile Roynette

est particulièrement convaincante. Preuve est faite que l’auteur s’impose comme

l’éminente spécialiste de cette approche de l’anthropologie historique. Ce livre est une

contribution majeure non seulement à l’histoire de la Première Guerre mondiale et des

cultures de guerre, mais aussi à celle des sensibilités des hommes et des femmes du

XIXe siècle finissant.

NOTES

1. . Odile Roynette, Les mots des soldats, Paris, Belin, 2004 ;Odile Roynette, Bons pour le service !

L’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Paris, Belin, 2000.

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Geneviève MASSARD-GUILBAUD, Histoire de la pollutionindustrielle. France,1789-1914, Paris, Éditions del’EHESS, 2010, 404 p. ISBN  :978-2-7132-2237-5. 27 euros.Michel Letté

1 La parution de ce livre était des plus attendue par les chercheurs en histoire

environnementale. Synthèse remarquable de travaux engagés en vue d’une HDR

soutenue en 2003 à l’EHESS, ses contenus étaient cependant bien connus des

spécialistes, amplement cités au titre d’une incontournable référence toujours « à

paraître » de l’histoire sociale.

2 L’objectif affiché est de cerner les pollutions du XIXe siècle, dont les significations et le

vocabulaire ont été forgés pour désigner un ensemble complexe de problèmes. Pour ce

faire, l’ouvrage est organisé selon sept chapitres entre lesquels sont intercalés les

exposés de cas singuliers de conflits, accompagnés parfois de quelques extraits

d’archives. Le choix est judicieux. Il contribue à donner corps à la démonstration

générale. Les fabricants d’acides Faure et Kessler à Clermont-Ferrand assurent ainsi la

transition entre « Les nuisances industrielles en Révolution » et « Les citadins face aux

nuisances » ; le fabricant de plomb Figueroa à Marseille guide le lecteur vers « Les

industriels, leurs voisins, leurs édiles » ; la confrontation des maraîchers nantais avec

les entreprises Pilon, Buffet, Durand-Gosselin et Saint-Gobain mène aux « Médecins et

ingénieurs face à la pollution industrielle » ; la pollution des cours d’eau du Nord, du

Pas-de-Calais et de la Flandre belge ouvre sur la question « Pollution, dépollution, qu’en

savait-on ? » ; la Compagnie des mines du Rio Tinto déversant en Méditerranée ses

effluents déborde ensuite sur « Les savants et la nomenclature » ; enfin, l’usine Leblanc

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et Cardinal à Nantes et son arsenic débouchent sur le dernier chapitre « Prescriptions

et résistances ».

3 Partant de la genèse du décret de 1810 règlementant l’installation des établissements

industriels, l’auteure commence par mettre un terme définitif à un mythe  : celui qui

faisait de cette législation le fondement d’une protection de l’environnement. Le

tournant révolutionnaire n’est en effet pas celui que l’on pourrait croire. L’idée qui a

longtemps prévalu d’une inefficacité de règlements chaotiques, archaïques et jugés

trop nombreux avant la Révolution, est battue en brèche. L’auteure montre au

contraire que l’inquiétude persistante à l’endroit des nuisances et de l’insalubrité était

bien inscrite dans la réalité de mesures locales tout à fait pertinentes. À défaut de

renoncer à l’activité incriminée, c’était alors l’éloignement de la source de la nuisance

qui était préconisée. Sous couvert de rationalisation drastique d’une police sanitaire,

l’administration passait cependant de préoccupations auparavant centrées sur la santé

publique et l’ordre public au souci de protection d’une industrie naissante. Les

contestataires étaient qualifiés tour à tour de voisins jaloux et pleins de préjugés,

d’irrationnels ou de forcenés entravant la marche du progrès. Geneviève Massard-

Guilbaud retrace ainsi l’atmosphère d’exaltation du passage, plein d’espoirs, de la

transformation organique et putride des matières à la chimie minérale et corrosive,

dominante et reine des savoirs.

4 Dans le prolongement des règlements napoléoniens, cette logique se renforce tout au

long du XIXe siècle, entretenue par de glorieux chimistes dont l’influence politique est à

l’époque loin d’être négligeable. Elle visait à assurer les conditions les plus favorables à

l’expansion industrielle, confrontée à la concurrence anglaise, puis plus tard

allemande, mais aussi aux protestations croissantes des riverains.

5 Si dans ce contexte la protection des travailleurs et des populations tend à s’effacer au

profit d’une industrie chimique conquérante, elle ne disparaît pas totalement. Elle

restait toutefois confinée en arrière-plan. Les applications locales de la loi peuvent-elles

dès lors se lire comme une protection des pollutions au nom des impératifs

économiques de la Nation ? Elles disposaient en tout cas désormais d’un droit. Le décret

de 1810 ne sera ainsi révisé que tardivement, et sans qu’en soit véritablement changé

l’esprit. Ne pas trop entraver industrie, tel demeure dans le fond l’essentiel d’une

justification de l’intervention publique, les industriels réclamant la modification d’une

règlementation qu’ils jugeaient toujours plus contraignante.

6 Certes les plaignants se trouvaient dès lors enserrés dans un carcan administratif, qui

rendait sans conteste difficile une issue favorable aux revendications locales. L’auteure

montre cependant que la protection des travailleurs et la santé publique finissent par

s’imposer à nouveau malgré tout, sous d’autres formes, en adéquation aussi avec

l’évolution des sensibilités et la nature des pollutions industrielles. Il faudra plusieurs

décennies avant que les médecins et les hygiénistes ne redeviennent des acteurs

significatifs de la gestion administrative des nuisances et de leurs conséquences. Ici

l’auteure réhabilite par exemple le travail des comités d’hygiène et de salubrité

publique. Si leur rôle semble avoir été dans bien des cas insignifiant ou ambigu, voire

un peu trop conciliant avec les autorités publiques, elle démontre aussi l’implication

réelle de certains d’entre eux, et parfois leur capacité à intervenir dans le cours des

affaires locales.

7 Au demeurant, le propos du livre n’est ni de dénoncer, ni de se focaliser sur les échecs,

mais bien de cerner, à partir des pratiques administratives concrètes, les efforts

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entrepris par des acteurs de plus en plus nombreux afin de réconcilier ce qui s’avère

comme profondément contradictoire. Au terme de la lecture, on disposera assurément

des éléments les plus solides de cette histoire passionnante, non pas tant finalement

des nuisances industrielles elles-mêmes que celle de la régulation d’enjeux dissonants,

et dont les pollutions sont les conséquences sanitaires et environnementales.

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Charles-François MATHIS,In NatureWe Trust. Les paysages anglais àl’ère industrielle, Paris, Presses del’Université Paris-Sorbonne, 2010,685 p. ISBN  : 978-2-84050-577-8. 28 euros.François Jarrige

1 L’histoire environnementale est un champ d’étude en plein développement. Longtemps

peu présente en France, elle a donné lieu à quelques réalisations récentes de grande

qualité. Le livre de Charles François Mathis, issu de sa thèse de doctorat soutenue à

l’université Paris IV, s’inscrit dans ce champ nouveau. Il s’intéresse à l’émergence, dans

l’Angleterre en cours d’industrialisation et d’urbanisation, d’une pensée et de

mouvements environnementaux. L’ouvrage repose sur une démonstration

diachronique passionnante. L’auteur étudie d’abord les « premiers combats » au XIXe

siècle – avec la défense des droits de passage et des communaux ou la création des

premiers parcs – qu’incarne notamment la figure tutélaire du poète Wordsworth et sa

pensée environnementale « avant-gardiste ». Par la suite, face à l’aggravation

considérable des pollutions de l’air et des eaux, un processus croissant de

professionnalisation voit le jour, qui aboutit à l’essor des mouvements

environnementaux et de luttes contre la pollution.

2 Mais jusqu’aux années 1870, l’Angleterre veut avant tout rester une nation industrielle

car c’est de là qu’elle tire sa puissance, et cette prégnance de la culture industrialiste

explique la prudence des autorités et des premières réglementations. Dans ce contexte,

le mouvement environnemental demeure marginal et peu audible, même s’il prépare le

terrain aux évolutions futures. L’essor de l’environnementalisme proprement dit n’a

lieu que dans le dernier quart du XIXe siècle alors que le sentiment de déclin s’empare

des Victoriens. Les promesses de l’industrialisation semblent déçues ; la nostalgie pour

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l’ancienne Angleterre verte et rurale prend de l’ampleur. Les années 1870 voient donc

un véritable tournant avec la montée en puissance d’une « conception sentimentale »

de l’environnement naturel. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les associations

« environnementales » de diverses tendances se multiplient alors que la science

écologique naît, et elles obtiennent le soutien de plus en plus net du reste de la société.

L’auteur reconstitue très bien les multiples tendances qui traversent ce milieu

foisonnant, entre les associations « réformatrices » et modérées et les « utopistes » des

communautés anarchistes.

3 L’un des intérêts majeurs de ce livre est de proposer une synthèse en français du cas

anglais, sans doute le mieux connu en raison de l’abondante bibliographie sur ces

questions et de la précocité des débats et des expériences outre-Manche. Il s’agit

d’abord d’une histoire culturelle, fondée sur un vaste dépouillement des sources

imprimées et sur une très bonne connaissance de la bibliographie anglaise et nord-

américaine sur le sujet. S’appuyant notamment sur les recherches importantes de Peter

Brimblecombe, Christopher Hamlin ou Stephen Mosley, Charles-François Mathis

propose une vaste fresque où se combine l’étude des organisations, de la pensée de

quelques figures comme Morris ou Ruskin et de l’évolution de la législation. L’une des

forces du livre est d’adopter une perspective large en tentant de tenir ensemble l’étude

des luttes contre les pollutions et celles en faveur de la protection de la nature même si,

comme il le montre, les deux mouvements répondent à des logiques distinctes. Par

ailleurs, l’ouvrage est très bien présenté, il contient un index, une chronologie et un

recueil de notices biographiques qui en feront un instrument de travail très utile. Il est

par ailleurs remarquablement illustré avec des reproductions en couleurs de

documents divers – des photos, des peintures, des caricatures – et de nombreux extraits

de sources soigneusement traduits et commentés. Autant d’éléments qui font d’ores et

déjà de ce livre une mine d’informations et une synthèse précieuse.

4 Quelques interrogations naissent toutefois au cours de la lecture. À force de partir en

quête des « précurseurs » en « avance sur leur temps » et des premiers combats

environnementaux, l’auteur semble parfois céder à une approche téléologique qui

risque de simplifier à l’extrême les situations passées. En s’intéressant à quelques

« affaires » spectaculaires mettant aux prises des personnalités hors-normes qui

s’expriment dans l’espace public, ne risque-t-on pas de rendre invisibles les

configurations plus quotidiennes, les négociations multiples à travers lesquelles étaient

pensés l’environnement et les nuisances industrielles ? Ce problème apparaît en

particulier dans l’usage que l’auteur fait des concepts « d’environnement » ou

« d’environnementalisme » qui auraient sans doute mérité plus de développement que

la seule note 25 de la page 27. Par ailleurs, à l’heure de la montée en puissance des

approches comparée et connectée, l’auteur aurait sans doute pu discuter davantage la

thèse de Richard Grove, qu’il évacue brièvement en introduction, sur les liens entre

impérialisme et montée en puissance des préoccupations environnementales en

Angleterre1. On peut aussi s’étonner de ne jamais voir citer les travaux d’E.

P. Thompson, qui a tant fait pour introduire une approche sensible de la « révolution

industrielle » et des luttes qu’elle a suscitées en Angleterre, et qui a rédigé la première

grande biographie de William Morris. Il est tout aussi étonnant que l’auteur, qui

s’inscrit pourtant explicitement dans le champ de l’histoire des représentations, ne cite

à aucun moment les travaux d’Alain Corbin sur l’histoire des sensibilités et des

paysages. Il aurait enfin pu être utile de mettre le cas britannique en perspective avec

la situation française qui est de mieux en mieux connue. Ces quelques interrogations

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n’enlèvent évidemment rien à l’intérêt de ce livre à la fois dense, clair et informé, qui

constitue une contribution majeure pour comprendre les réactions de la société

britannique, et au-delà européenne, à l’industrialisation conquérante.

NOTES

1. . Richard Grove, Green Imperialism : Colonial Expansion, Tropical Island Edens and the Origins of

Environmentalism 1600-1860, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.

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Anne F. HYDE, Empires, Nations, andFamilies. A History of the NorthAmerican West, 1800-1860, Lincoln(Neb.), University of Nebraska Press,2011, 628 p. ISBN :978-0-8032-2405-6. 45 dollars.Tangi Villerbu

1 Les Presses universitaires du Nebraska ont lancé il y a une dizaine d’année, sous la

direction de Richard Etulain, un vaste projet  : une histoire de l’Ouest américain en six

volumes, la première en son genre alors qu’abondent déjà les synthèses plus courtes

sur le même sujet. Le premier volume, paru en 2003 et œuvre de Colin Calloway, avait

fait date et est considéré comme un classique1. Voici maintenant le deuxième opus, et

l’on est en droit d’espérer qu’il ne s’écoulera pas de nouveau huit années avant de lire

le troisième. Anne Farrar Hyde prend donc en charge la période 1800-1860, et, il faut le

dire d’emblée, elle offre là un grand livre, indispensable à quiconque veut aborder

l’histoire américaine comme à tous ceux qui veulent comprendre comment travaillent

aujourd’hui les historiens américains.

2 En embrassant l’historiographie récente et en n’hésitant pas à effectuer un véritable

travail en archives – effort rare dans la production de synthèses, et qu’il faut donc

souligner –, Anne Hyde produit un récit de l’Ouest qui renverse les trames narratives

habituelles et offre des perspectives d’une grande richesse, sur lesquelles il faudra

désormais s’appuyer. Trois choix de sa part sont à souligner. D’abord celui de réaliser

une histoire de l’Ouest nord-américain et non de l’Ouest américain seul, en prenant

acte du fait que les frontières nationales n’ont pas de sens au début du XIXe siècle et

n’en acquièrent que lentement, et qu’il convient dès lors d’écrire une histoire des

borderlands, de ces zones d’indécisions, de rencontres et de reconfigurations des

identités à toutes échelles. Ensuite celui de ne pas traiter l’histoire indienne comme le

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174

paysage initial vite oublié du fait de l’installation des colons  : les nations indiennes,

dans leur diversité, sont au contraire ici au cœur du propos, et leur traitement comme

acteurs à part entière est exemplaire, et évidement justifié par le rôle encore souvent

dominant qu’elles tiennent dans les circuits commerciaux, les négociations politiques,

la création de formes culturelles métissées ; tout en ne négligeant pas leur lente

sujétion par la force. Enfin, et surtout, parce que le récit, loin d’être le lent déroulé

d’une conquête de l’Ouest par l’État-nation américain, est décentré et organisé autour

de réseaux familiaux extrêmement vastes qui mêlent familles d’origine européenne –

britanniques, françaises, mexicaines, américaines – et familles indiennes, et qui ont

pour objet la maîtrise du territoire dans le cadre d’un modèle colonial prénational.

L’ouvrage se clôt logiquement sur la fin de ce modèle – qui doit beaucoup, et

explicitement, à Richard White et Kathleen DuVal2 – quand au milieu du XIXe siècle la

poussée américaine devient trop forte et le fait éclater dans la violence.

3 Parce qu’il est brillant, le travail d’Anne Hyde suscite la discussion. Le décentrement du

regard et le changement d’échelle posent aussi des problèmes lorsqu’ils sont appliqués

de manière aussi radicale. L’attention portée aux familles – les Chouteau, McLoughlin,

Bent ou Vallejo dont les itinéraires rythment le récit – fait ici oublier que d’autres

structures que celles de la parenté interviennent dans la construction de l’Ouest. Le jeu

de l’économie n’est abordé pour ainsi dire que par le biais du commerce des fourrures,

et les États sont peu présents  : le chapitre 8 porte bien sur l’action étatique

d’imposition de l’ordre, en narrant quelques épisodes violents, mais en laissant croire à

une absence de structure étatique avant 1850, en n’allant pas au bout des analyses – si

la bibliographie est d’une grande richesse, elle pêche en ce domaine – et en négligeant

curieusement l’État mexicain, dont Andres Resendez a bien montré le poids dans

l’histoire du Sud-Ouest3, ou encore l’État britannique pour la partie nord du continent.

4 De surcroît, si faire porter le regard sur les familles métissées et sur les nations

indiennes qui animent l’Ouest est désormais indispensable, pourquoi négliger pour

autant les autres acteurs ? Il faudrait s’attacher à un récit pleinement intégré plutôt

qu’à une alternative qui semble aussi exclusive à bien des égards que l’antique

hypothèse de la Frontière. Ainsi la troisième partie de l’ouvrage, qui couvre les années

1840-1865, laisse un sentiment étrange. On y retrouve les grands moments d’une

histoire canonique de l’Ouest, mais l’ensemble est traité somme toute assez

rapidement, et il n’est sans doute pas nécessaire d’abaisser à ce point l’histoire

californienne des années 1850 pour valoriser celle qui précède. Surtout, les grands

absents du récit sont désormais les colons euro-américains qui n’étaient pas en quête

de fourrures et d’insertion dans les réseaux indiens ou hispaniques, mais bien de terres

à prendre. Certes ils furent trop longtemps les héros exclusifs de la geste américaine,

mais ce statut précisément, de même qu’un simple regard sur les chiffres – Anne Hyde

n’en fournit aucun – montreraient que leur importance numérique sans commune

mesure avec celles des familles analysées dans l’ouvrage justifie à elle seule leur étude.

Cela aurait renforcé le propos de l’auteur, d’abord en permettant de poursuivre une

histoire familiale de l’Ouest puisque la migration fut très souvent une longue histoire

de familles4, ensuite en renforçant la thèse d’un changement de modèle colonial  : lelecteur est laissé sans cela avec la sensation que quelque chose prend bien fin dans les

années 1850, mais sans bien comprendre quel monde nouveau émerge. Ainsi, traiter du

soulèvement des Dakotas du Minnesota en 1862 sans jamais mentionner que la vallée

qui était leur foyer, comme toutes les terres alentours, fut envahie dans la décennie

précédente par des dizaines de milliers de fermiers en grande partie allemands, ne peut

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faire complètement sens. Finalement, ce sont les mineurs de Californie, du Nevada ou

du Colorado, et plus encore les convois de chariots bâchés qui font défaut au récit

proposé par Anne Hyde5, mais cette absence, nouveau paradigme historique, n’en rend

l’ouvrage que plus stimulant  : l’histoire de l’Ouest américain demeure un formidable

champ à travailler.

NOTES

1. . Colin G. Calloway, One Vast Winter Count. The Native American West before Lewis and Clark, Lincoln

(Neb.), University of Nebraska Press, 2003.

2. . Richard White, The Middle Ground : Indians, Empires and Republic in the Great Lakes Region,

1650-1815, New York, Cambridge University Press, 1991 ; Kathleen DuVal, The Native Ground :

Indians and Colonists in the Heart of the Continent, Philadelphia (Penn.), University of Pennsylvania

Press, 2006.

3. . Andres Reséndez, Changing National Identities on the Frontier  : Texas and New Mexico, 1800-1850,

New York, Cambridge University Press, 2005.

4. . Kathleen Neil Conzen, ‘A saga of families’, in Clyde Milner II, Carol A. O’Connor et Martha

Sandweiss (eds), The Oxford History of the American West, New York, Oxford University Press, 1994,

p. 315-358.

5. . Symptomatique est l’absence dans la bibliographie de la somme classique de John D. Unruh

Jr., The Plains Across. The Overland Emigrants and the Trans-Mississippi West, 1840-1860, Urbana (Ill.),

University of Illinois Press, 1979.

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Adam ARENSON, The Great Heart ofthe Republic. St. Louis and theCultural Civil War, Cambridge(Mass.), Harvard University Press,2011, 340 p. ISBN :978-0-674-05288-8. 35 dollars.Tangi Villerbu

1 L’ouvrage que voici, issue de la thèse de l’auteur, est révélateur de certaines forces et

faiblesses de l’historiographie américaine. Passons d’abord sur les faiblesses. Et en

premier lieu sur cette tentation forte, sur le marché éditorial et professionnel, de

surévaluer sa contribution à la science en se présentant systématiquement comme un

pionnier, un défricheur. Ainsi Adam Arenson affirme délivrer une « approche

entièrement nouvelle de l’époque de la Guerre de Sécession, de l’expansion vers l’Ouest,

et de toute l’histoire américaine1 » et inventer un concept novateur, celui d’une

« cultural civil war » beaucoup plus longue que la guerre civile elle-même puisqu’il la

situe entre 1848 et 1877. En fait, il s’agit plus simplement d’une monographie locale,

d’une histoire culturelle de Saint-Louis, de part et d’autre de la guerre, comme

Jacqueline Jones a offert récemment celle de Savannah2, et en fonction d’une

chronologie classique, entre la victoire contre le Mexique en 1848 (ici doublée de

l’incendie de la ville en 1849) et la fin légale de la Reconstruction en 1877. La

monographie se justifie aisément par le caractère exceptionnel de Saint-Louis, une ville

qui est à la fois du Nord, du Sud et de l’Ouest, une ville anti-esclavagiste mais à esclaves,

une ville qui en 1860 vote Lincoln dans un État qui vote Douglas : Adam Arenson tient là

un microcosme merveilleux pour explorer les contradictions de la société américaine

au mitan du XIXe siècle, sans qu’il soit utile d’inventer un concept qui n’est guère

opératoire et qui n’a semble-t-il d’autre but que de faire croire à une révolution

historiographique.

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2 Le travail d’Adam Arenson pêche également, de manière anecdotique mais irritante,

par sa méconnaissance du passé français de la région comme de l’historiographie

francophone qui lui permettrait de l’aborder, et donc d’éviter d’affirmer faussement

que le raccordement du Pays des Illinois à l’économie de la Louisiane – et plus

lointainement caribéenne – date de la fondation de Saint-Louis en 1764 (p. 13), ou que

les Trappistes se sont installés sous le régime français (p. 16) quand ils n’ont fait que

passer dans la première décennie du XIXe siècle. De surcroît, l’impressionnisme de

l’auteur se révèle à certains moments très gênant. Il est par exemple assez curieux de

postuler l’extrême complexité identitaire de Saint-Louis, du fait notamment de la

présence en son sein de populations d’origines très variées, sans chercher à quantifier

cette diversité. Ainsi ne sait-on jamais le poids des esclaves comme des Noirs libres, ou

celui des migrants allemands, pourtant tellement présents au fil des pages. Si l’on

apprend que la presse se lamentait de l’odeur de saucisses et de la présence de

brasseries (p. 54), on ne sait rien du nombre ni de la répartition de ces Allemands au

sein de la ville, comme s’il était possible de dissocier l’histoire sociale de l’histoire

culturelle. Cela est d’autant plus dommage qu’une des forces de l’auteur réside dans

l’attention pertinente qu’il porte à la culture, à toutes les échelles, et qu’en

conséquence ses analyses semblent manquer parfois d’assises solides.

3 Pour autant, on a là un livre extrêmement plaisant, du fait d’une belle écriture mise au

service d’un récit remarquablement construit, rythmé, appuyé sur une masse

d’archives bien maîtrisée et qui vient compléter des exposés qui mettaient jusque là

l’accent sur l’économie de la ville – et de ce point de vue on ne peut que souligner qu’il

existe entre l’ouvrage concomitant de Patricia Cleary3 et celui d’Adam Arenson une

phase capitale à scruter qui attend encore son historien.

4 Ce sont avant tout des personnages que dévoile Adam Arenson, une galerie

d’Américains tous pris dans le maelstrom de ces trois décennies tendues et dont les vies

se succèdent ou s’emboîtent en une vision kaléidoscopique. Peu de figures inconnues –

et peu de femmes – sous la plume de l’historien, mais une mise en scène brillante de la

vie de Saint-Louis au travers du sénateur Thomas Hart Benton, homme de l’Ouest et du

compromis sur la question de l’esclavage, de son successeur Frank Blair, de l’Unioniste

et anti-esclavagiste Henry Broenstein, porte-parole de la communauté allemande, de

William Greenleaf Elliott, le pasteur de Nouvelle-Angleterre venu apporter les Lumières

de la civilisation sur la « Frontière », des époux Dred et Harriet Scott, Noirs défendant

leur liberté en justice, de John C. Frémont et ses maladresses dans la gestion du début

de la Guerre de Sécession dans la zone si sensible qu’était le Missouri, ou de Logan

Uriah Reavis, partisan après le conflit du transfert de la capitale fédérale de

Washington à Saint-Louis. Le tout donne à voir de belle manière, si elle n’est pas

totalement neuve et qu’elle complète plus quelle ne bouleverse ce que l’on en savait

déjà, les imbrications et implications locales de la tension qui déchira les États-Unis

tout entier.

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NOTES

1. . Affirmation sur le site de l’auteur, qui fournit par ailleurs des documents

d’accompagnement  : http://adamarenson.com/, consulté le 23 mai 2011.

2. . Jacqueline Jones, Saving Savannah. The City and the Civil War, New York, Knopf, 2008.

3. . Patricia Cleary, ‘The World, the Flesh, and the Devil’. A History of Colonial St. Louis, Columbia (Mo.),

University of Missouri Press, 2011.

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Anne-Claude AMBROISE-RENDU etChristian DELPORTE [dir.], L’indignation. Histoire d’une émotionpolitique et morale. XIXe-XXe siècles,Paris, Nouveau Monde éditions,2008, 254 p. ISBN  :948-2-84736-305-0. 49 euros.MarcDELEPLACE [dir.], Les discours de lahaine. Récits et figures de la passiondans la Cité, Villeneuve d’Ascq,Presses universitaires duSeptentrion, 2009, 348 p. ISBN  :978-2-7574-0083-8. 25 euros.Emmanuel Fureix

1 L’histoire des émotions est devenue l’un des champs les plus actifs de l’histoire

culturelle, en France comme ailleurs. Journées d’étude, colloques, programmes de

recherche1, et même des centres de recherche spécialisés2 témoignent de

l’institutionnalisation d’une histoire jusque-là marginale – en dépit de l’appel ancien de

Lucien Febvre à une histoire de la « vie affective »3. Une topographie historique des

affects – de la souffrance à la peur et à la nostalgie, de la joie à l’amour, de la haine4 à

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l’indignation – prend ainsi forme, graduellement. Ce sursaut d’intérêt mériterait en soi

d’être historicisé. Il reflète sans doute une mutation anthropologique et politique, la

conscience aiguë de notre « vulnérabilité », et la revalorisation globale des affects et de

la subjectivité individuelle, aux dépens d’approches plus rationalistes et holistes des

faits sociaux. Il traduit aussi, peut-être, une dérive compassionnelle dont l’historien se

fait parfois le complice5. À moins qu’il n’accompagne un des répertoires émergents de

l’action collective, dont le mouvement des « indignés » serait l’exemple le plus récent.

Quoi qu’il en soit, les deux ouvrages collectifs dont il est ici question s’inscrivent dans

un champ historiographique déjà foisonnant. Parmi ses principaux acquis, relevons

l’abandon, dans le sillage de la psychologie sociale et des neurosciences, d’une

opposition frontale entre raison et émotion  : les émotions traduisent l’évaluation

subjective d’une situation, le traitement tout à la fois cognitif et physiologique d’une

information, et incitent à l’action. Loin de se réduire à une mécanique pure, corporelle

et amorale, de l’ordre de la perturbation, l’émotion exprime une faculté de juger, en

particulier en politique, redéfinissant la « souveraineté » et le « sacré »6. Ajoutons un

autre acquis important  : les régimes émotionnels, culturellement et socialement

construits, s’imposent certes aux individus, mais entrent en tension avec l’expression

langagière des émotions, lieu d’une subjectivation et d’une liberté possibles – ce que

William Reddy propose d’appeler « navigation of feelings »7. Cette tension requiert

toujours de s’intéresser aux codes rhétoriques qui président à l’expression des

émotions, lesquelles ne se découvrent nullement à l’état pur… C’est l’une des multiples

difficultés de l’histoire des émotions. Il faut y ajouter le dialogue maîtrisé avec des

sciences humaines (voire cognitives) qui enrichissent notre compréhension des

mécanismes d’intériorisation des normes affectives.

2 Disons-le d’emblée, les contributions présentes dans ces deux ouvrages obéissent très

inégalement à un tel cahier des charges. Ce constat posé, il serait injuste de ne pas

souligner l’intérêt de la démarche d’ensemble, la réussite de nombre d’articles, et la

portée des conclusions générales. En premier lieu, les émotions renvoient à des

systèmes de normes et des seuils de tolérance mouvants, dont les discontinuités

historiques doivent être traquées. C’est particulièrement vrai de l’indignation, qui

repose sur des sentiments moraux et des « conflits d’intolérables », autant que sur

l’expression de passions passagères. Le pamphlétaire Eugène de Mirecourt, auteur de la

Fabrique de romans. Maison Alexandre Dumas et compagnie (Lise Dumasy) et les catholiques

intransigeants (Loïc Artiaga), déployant les topoï du discours réactionnaire, ont en

commun de dénoncer la littérature industrielle au nom de frontières morales (et

religieuses) transgressées, et de « groupes sociaux en déclin » (p. 75), confrontés à la

« peur du nouveau » (p. 235). Symétriquement, le jeune Marx des années 1843-1844

(David Munnich) articule son indignation sur une dénonciation de la déshumanisation

subie par le prolétariat, et de toutes les formes d’asservissement, dont la religion  : « La

critique de la religion s’achève par la leçon que l’homme est, pour l’homme, l’être

suprême, donc par l’impératif catégorique de bouleverser tous les rapports où l’homme

est un être dégradé, asservi ; abandonné, méprisable » (cité p. 166). À cet égard, le

socialisme de la fin du siècle (C. Prochasson) est beaucoup plus clivé, entre un

socialisme de l’indignation, notamment guesdiste, recourant à la morale et au dogme –

parfois à des fins tactiques – et un socialisme « pragmatique », récusant les sentiments

au profit du droit et de la science sociale. Le moment dominant de l’indignation, dans la

deuxième moitié du XIXe siècle, converge avec l’émergence d’une culture de masse, qui

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rend possible l’interpellation de l’opinion publique pour inciter à l’action, ou, à tout le

moins, produire des effets cathartiques (p. 248).

3 La fonctionnalité de l’émotion, sa capacité à construire des communautés, à faire (ou

défaire) le lien social, figure aussi au cœur du volume consacré aux « discours de la

haine ». La haine est ici envisagée tant comme « catégorie discursive » (celle des

acteurs) que comme « catégorie analytique » (celle des historiens), mais dans le cadre

restreint de haines « publiques », dégagées (parfois artificiellement) des haines

interpersonnelles ou « privées ». Naturellement, les moments de guerre civile, de

révolution ou de crise politique sont, à juste titre, privilégiés dans ce volume, sans que

l’on puisse dire avec certitude si le discours de haine rend possible le passage à l’acte

violent ou le légitime a posteriori. Le discours politique montagnard (Sophie Wahnich)

est partagé entre le rejet de la haine privée, perverse – dont la « haine de faction »

(Steven Clay) serait au fond une modalité possible –, et la haine politique, légitime en ce

qu’elle stigmatise un crime de « lèse-humanité ». Encore cette opposition est-elle

compliquée par l’intrusion de « conflits entre plusieurs passions publiques » (p. 217)

contradictoires, telle la « détestation de la peine de mort » et la haine du tyran. Cette

même haine du tyran traverse, une génération plus tard, le discours néo-robespierriste

de Laponneraye (Sudhir Hazareesingh). Elle conduit à la dénonciation de l’ordre

monarchique et des nouvelles féodalités financières, mais à la célébration tempérée du

« tyran » Napoléon, gardien de la Révolution. Dans un autre registre, la haine est

également honorée comme valeur rédemptrice par le discours nationaliste et

antisémite des années 1880 et 1890 (Laurent Joly et Grégoire Kauffmann)  : « belle

haine », « vigoureux sentiment », l’antisémitisme serait aux yeux de Drumont et de

Barrès la condition légitime du retour de la « France aux Français »…

4 Nous n’avons pu évoquer que quelques traits – et quelques contributions – de deux

volumes utiles à la construction d’une histoire des émotions attentive aux manières de

dire et aux basculements temporels. Restent quelques impensés ou difficultés. Citons en

premier lieu le rapport de l’historien à ces objets émotionnels, et sa volonté de s’en

détacher ou au contraire d’écrire une « histoire sensible » (Sophie Wahnich), empreinte

d’une conscience civique, d’un usage maîtrisé de l’anachronisme et d’expérimentations

esthétiques. Autre tension non résolue, celle qui oppose la recherche d’énoncés

émotionnels saisis à l’état brut et la quête des conditions de subjectivation qui les

rendent possibles. Cette dernière approche, plus exigeante, n’est pas toujours mise en

œuvre. Enfin, la redoutable question de l’efficacité des émotions (envisagée en

particulier dans le volume sur l’indignation) mériterait d’être adossée à une

méthodologie précise. Mais les coordonnateurs des deux volumes en sont pleinement

conscients  : ils ont réalisé une « incursion dans un domaine dont l’étendue même défie

presque toute tentative de synthèse »…

NOTES

1. . Signalons en particulier pour l’histoire médiévale, en pointe dans ce secteur, le programme

ANR Emma (Les émotions au Moyen Age), animé par Damien Boquet et Piroska Nagy.

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2. . Centre for the History of Emotions (Queen Mary, University of London) ; Centre of Excellence

for the History of Emotions (Australian Research Council), consortium de dix institutions.

3. . Lucien Febvre, « Comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? La sensibilité et

l’histoire », Annales d’histoire sociale, 1941, repris in Combats pour l’histoire, Paris, A. Colin, 1992,

p. 221-238.

4. . Cf. également Frédéric Chauvaud et Ludovic Gaussot [dir.], La Haine. Histoire et actualité,

Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.

5. . Cf. les mises en garde de Christophe Prochasson, L’empire des émotions. Les historiens dans la

mêlée, Paris, Démopolis, 2008.

6. . Sophie Wahnich, « De l’économie émotive de la Terreur », Annales. Histoire, sciences sociales,

2002/4, p. 889-913.

7. . William M. Reddy, The Navigation of Feeling. A Framework for the History of Emotions, Cambridge,

Cambridge University Press, 2001.

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Jérôme GRÉVY [dir.], Sortir de crise.Les mécanismes de résolution decrises politiques (XVIe-XXe

siècle),collection Histoire, Rennes,Presses universitaires de Rennes,2010, 244 p. ISBN  :978-2-7535-1127-9. 18 euros.Christophe Voilliot

1 Cette publication des actes d’un colloque organisé à Poitiers en novembre 2008

intervient à un moment où les discours de et sur la crise saturent le débat public. C’est

pour éviter les malentendus liés à la polysémie du terme que Jérôme Grévy multiplie les

précautions dans l’introduction intitulée « L’histoire peut-elle proposer des leçons pour

sortir de crise ? ». Définie comme « celle où les protagonistes trouvent une solution

négociée, pacificatrice et, surtout, positive dans la mesure où elle tire un trait sur le

passé proche » (p. 12), la sortie de crise est ici inscrite dans une perspective centrée sur

l’histoire politique. Le volume est divisé en trois parties qui sont autant de modalités

possibles de la sortie de crise  : « amnistier, ruser et sublimer ».

2 Parmi l’ensemble des contributions, plusieurs concernent le XIXe siècle. Pierre

Triomphe revient sur l’épisode gardois de la Terreur blanche au cours de l’été 1815.

Dans ce département où les oppositions religieuses redoublent les conflits politiques et

sociaux, la sortie de crise s’inscrit dans une temporalité assez longue. L’échec du

compromis initial et l’affirmation d’une « mémoire identitaire et victimaire » (p. 68)

prolongent la crise jusqu’au début des années 1830. Dans ces conditions, la sortie de

crise apparaît comme la « simple restauration progressive de l’autorité de l’État »

(p. 69). Olivier Berger s’intéresse à la crise provoquée en février 1871 par « l’impôt de

guerre » de 10 millions de francs exigé par les autorités allemandes à l’encontre des

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communes du département de Seine-et-Oise. En réalité, précise l’auteur, cet impôt doit

être considéré comme un « enjeu politique » (p. 73) et comme un moyen de pression

pour inciter la population à réclamer des pourparlers de paix  : il s’agissait de « faire

plier la France » (p. 77) et pas seulement d’extorquer des fonds. Les maires eurent un

rôle décisif dans les négociations avec l’occupant, certains réussirent à retarder

l’échéance et ce d’autant plus facilement que la pression exercée prit fin avec l’élection

de l’Assemblée nationale. L’objectif diplomatique avait été atteint. Thomas Marty

mobilise la « sociologie des crises »1 de Michel Dobry pour tenter de comprendre les

logiques des réformes du mode scrutin législatif entre 1875 et 1885. Plus que

l’expression de convictions profondes, les prises de position parlementaires sur ce sujet

apparaissent comme des éléments de transaction entre différents groupes.

L’objectivation des effets attendus des modes de scrutin, à travers l’énoncé de

statistiques ministérielles, permet aux acteurs d’évaluer le rapport de force électoral et

donc de justifier leurs choix. C’est par conséquent l’anticipation de « l’avenir électoral »

(p. 122) qui inspire le scénario de la sortie de crise. Jean-Marc Guislin est confronté,

avec le 16 mai 1877, à une crise complexe dont seule la chronologie permet de repérer

les lignes de force. C’est la dissolution de la Chambre des députés, la désignation d’un

gouvernement « républicain » et la politique d’apaisement initiée par ce dernier qui

constituent les moments décisifs de cette sortie de crise. Dans le prolongement de cet

épisode, Jérôme Grévy étudie les crises ministérielles entre 1879 et 1889. Considérant

que « les modalités selon lesquelles l’événement était vécu sont impuissantes à nous

faire comprendre les véritables mécanismes de résolution de crise » (p. 181), il fait de la

chute des gouvernements le point de départ de ce mécanisme. Rappelant que

l’instabilité était considérée par le personnel politique « républicain » comme un

moyen de lutter contre le pouvoir personnel, Jérôme Grévy montre combien les séances

parlementaires où se jouait le sort des cabinets ministériels n’étaient pas des scénarios

écrits mais obéissaient à une dramaturgie qui n’était au fond que l’expression ritualisée

de la souveraineté parlementaire.

3 Sans revenir sur les logiques de regroupement des communications au sein du volume,

on peut néanmoins regretter que les catégories mobilisées (« amnistier, ruser et

sublimer ») ne fassent pas l’objet d’une présentation moins elliptique. Si, comme

l’affirme Jérôme Grévy, « la crise n’est pas sortie de l’imaginaire des hommes et

constitue un fait clairement identifiable » (p. 11), il aurait été sans soute souhaitable de

s’attarder un instant sur ces logiques de repérage historiographique et sur les mots qui

servent à dire (ou à dénier) la crise.

NOTES

1. . Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles,

Paris, Presses de la FNSP, 1992.

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185

Ludivine BANTIGNY et ArnaudBAUBÉROT [dir.], Hériter enpolitique. Filiations, générations ettransmissions politiques (Allemagne,France et Italie, XIXe-XXIe siècle),collection Le nœud gordien, Paris,Presses universitaires de France,2011, 384 p. ISBN  :978-2-13-058491-9. 26 euros.Jean-Claude Caron

1 Cinq des vingt-trois contributions de cet ouvrage collectif portent explicitement sur le

XIXe siècle, auxquelles on joindra les deux textes consacrés par David Bellamy à

Geoffroy de Montalembert (1898-1993) et par Louis Hincker à Michel Leiris (1901-1990).

Le cas Montalembert s’inscrit pleinement dans cette assignation à hériter qui est

transmise avec le nom et qui, dans le cas présent, relève de la très longue durée,

puisque remontant au Moyen Âge. Parmi les ancêtres « dix-neuviémistes » figurent

Geoffroy de Montalembert père, zouave chez les Volontaires de l’Ouest en 1870, et le

grand-oncle Charles de Montalembert. Avec Leiris, c’est la publication par ce dernier

des souvenirs de son grand-père, condamné à la transportation en Algérie après les

journées de juin 1848, qui est au cœur de l’étude de Louis Hincker. Son objectif consiste

à comparer le récit transmis par la geste familiale avec ce que l’archive judiciaire donne

à voir. Parmi les cinq contributions dix-neuviémistes, deux portent sur la Restauration

et sonnent comme une invitation à décaler le regard sur la période  : soit en prenant en

compte les étudiants de « droite » et la transmission d’une culture monarchique

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186

(Matthieu Brejon de Lavergnée) ; soit en élargissant la perspective à l’ensemble des

royalistes confrontés à un héritage « porté en bandoulière » (Olivier Tort). Deux

contributions sont dédiées à l’Italie mazzinienne  : d’une part aux héritiers de Mazzini

présentés par Jean-Yves Frétigné ; d’autre part par le prisme d’une réflexion sur les

échanges intergénérationnels au sein de Giovine Italia, présentée par Arianna Arisi Rota,

par ailleurs auteure du récent I Piccoli cospirati. Politica ed emozioni nei primi mazziniani1.

Enfin, la contribution de Walter Badier s’intéresse à la figure d’Alexandre Ribot,

héritier d’une culture libérale au début de la Troisième République.

NOTES

1. . Arianna Arisi Rota, I Piccoli cospirati. Politica ed emozioni nei primi mazziniani, Bologne, Il Mulino,

2010.

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187

Stéphanie SAUGET, Histoire desmaisons hantées. France, Grande-Bretagne, États-Unis – 1780-1940, Paris, Tallandier, 2011, 269 p. ISBN  :978-2-84734-679-4. 19,90 euros.Nicole Edelman

1 À travers cette Histoire des maisons hantées, l’historienne Stéphanie Sauget nous propose

une observation et une analyse des phénomènes de hantises que connaissent les

sociétés française, états-unienne et britannique de la fin du XVIIIe siècle au milieu du

XXe siècle. Considérant à juste titre la maison hantée comme le résultat d’une

catégorisation construite qui diffère selon les lieux et les moments, elle nous confronte

à des interprétations multiples qui mettent en jeu non seulement les domaines de

l’imagination et de l’imaginaire, des croyances et des superstitions, mais aussi ceux de

la vie psychique, de la construction du sujet et de ses troubles. L’écriture d’une telle

histoire pose donc bien des problèmes méthodologiques et épistémologiques et le livre

se présente en effet comme un essai.

2 Dans une première partie, Stéphanie Sauget établit une sorte d’état des lieux des

connaissances sur ce thème et nous propose une synthèse des nombreux travaux

publiés autour des questions d’apparitions et de fantômes. Il s’agit de sources dans

l’ensemble déjà connues qu’elle analyse et replace dans leur temps d’émergence et ce

en suivant une approche comparée. Elle nous fait ainsi découvrir l’ampleur de ces

traces et la pluralité des interprétations qu’elles révèlent ; certains chapitres prennent

cependant des allures de catalogues un peu fastidieux à lire où se succèdent les

protagonistes et leurs conceptions des phénomènes.

3 La deuxième partie est plus réflexive et problématique, Stéphanie Sauget y met en

lumière « la façon dont les récits les plus fameux se servent des dispositifs de la maison

hantée pour présenter les principaux dysfonctionnements des cellules familiales

contemporaines et en particulier pour y montrer des femmes en situation

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d’aliénation » (p. 104). Elle y pose aussi la question de « la hantise » en se demandant

s’il existe des régions et des catégories sociales plus hantées que d’autres. Elle montre

en particulier que la maison hantée, « maison troublée, maison troublante », peut

renvoyer à des questions de légitimité de propriété, le recours aux fantômes pourrait

être ainsi en France une stratégie de vieux nobles émigrés et spoliés de leurs domaines

ancestraux. Les maisons seraient des reliquaires pour se souvenir des morts et de leurs

lignées, dans la mouvance de la vogue des derniers portraits qui se déploie à la fin du

XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Le goût pour les fantômes serait aussi lié à une

« culture gothique » marquée par l’érection de châteaux gothiques et surtout le succès

des romans gothiques dont la maison hantée est un thème de prédilection avec celui

« des secrets de famille en fin de lignage, dévorées par des amours interdites,

essentiellement incestueux, et des questions sordides d’héritage » (p. 147).

4 La troisième partie présente la maison hantée comme un contrepoint du Home Sweet

Home qui se constitue au XIX e siècle en explorant les représentations discursives et

iconographiques – celles de la peinture et du cinéma – de ces maisons. Il est vraiment

regrettable qu’aucune illustration ne figure dans le livre pour compléter les

descriptions textuelles, d’autant que cette partie est à mon avis la plus novatrice de

l’ouvrage. À travers et au delà de ces présentations, Stéphanie Sauget tente en effet de

comprendre en historienne ce qui peut provoquer l’angoisse et l’effroi dans ces

maisons dites hantées. Elle montre que le bruit et les coups frappés y sont – bien plus

que les apparitions – les phénomènes les plus fréquents, très souvent liés dans les

discours du temps à la présence de très jeunes filles domestiques, soulignant

l’importance de ces bonnes à tout faire qui hantent les maisons bourgeoises du XIX e

siècle, qui entendent et voient toute la maisonnée mais dont une des meilleures

qualités est d’être… invisibles. Doubles dérangeants de l’idéal de la femme-épouse et

mère au foyer, elles pourraient être le canal par lequel se dévoilent conflits et secrets

inavouables, ce « quelque chose qui ne va pas » dans le Home Sweet Home. Lorsque

Stéphanie Sauget tente ainsi de lire la maison hantée comme un révélateur de

pathologie sociale, elle se montre convaincante mais son argumentation l’est moins

lorsqu’elle tente d’en faire un révélateur d’une pathologie hystérique, où la place de la

sexualité serait souvent centrale. Les exemples manquent et les analyses médicales me

semblent trop rapides et trop loin des maisons elles-mêmes ; on aurait attendu une

réflexion en terme psychiatrique ou neurologique plus approfondie de la perception de

ces maisons hantées. On retrouve cette même fragilité, lorsque l’auteure interprète les

changements d’identités des médiums lors de leurs transes (une femme médium peut

se dire homme et prendre la voix de ce sexe, et inversement) comme une possible

expression de l’émergence d’une théorie du genre qui dissocierait sexe biologique et

psychique ouvrant sur une identité queer.

5 Depuis 1940, l’âge d’or de la chasse aux fantômes est certes passé mais les maisons

hantées et leurs cortèges d’étranges phénomènes n’ont pas disparu pour autant de nos

sociétés occidentales et le cinéma, la littérature et la photographie continuent d’en

faire leur miel. Le livre de Stéphanie Sauget, qui s’intitule bien Histoire et non L’histoire

des maisons hantées, ouvre donc résolument cet espace fécond de recherche en montrant

combien il permet de découvrir par des chemins détournés des enjeux majeurs du XIXe

siècle.

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Livres reçus

1 Paroles de négociateurs. L’entretien dans la pratique diplomatique de la fin du Moyen Âge à la

fin du XIXe siècle, études réunies par Stefano Andretta, Stéphane Péquignot, Marie-

Karine Schaub, Jean-Claude Waquet et Christian Windler, Collection de l’École française

de Rome, n°  433, Rome, École française de Rome, 2010, 446 p. ISBN  : 978-2-7283-0879-8.

42 euros.

2 Alya AGLAN, Michel MARGAIRAZ et Philippe VERHEYDE [dir.], Crises financières, crises

politiques en Europe dans le second XIXe siècle. La Caisse des dépôts et consignations de 1848

à 1918, Genève, Droz, 2011, 220 p. ISBN  : 978-2-600-01493-9. 38,30 euros.

3 John William ADAMSON, English Education, 1789-1902, Cambridge, Cambridge University

Press, 2009 (1e édition 1930), 519 p. ISBN  : 978-0-521-10942-0. 36 livres sterling.

4 Edward BLOUNT, Des chemins de fer à la haute banque. Mémoires de Sir Edward Blount,

1830-1900, édition établie par Robert Fries, Paris, Éditions du CTHS, 2011, 360 p. ISBN  :978-2-7355-0746-7. 15 euros.

5 Christophe CHARLE, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, collection Le

temps des idées, Paris, Armand Colin, 2011, 494 p. ISBN  : 978-2-200-27191-6.

29,90 euros.

6 Christophe CHARLE et Julien VINCENT [dir.], La société civile. Savoirs, enjeux et acteurs en

France et en Grande-Bretagne, 1780-1914, collection Carnot, Rennes, Presses universitaires

de Rennes, 2011, 318 p. ISBN  : 978-2-7535-1359-4. 18 euros.

7 Jean-Yves FRÉTIGNÉ et Paul PASTEUR, Garibaldi  : modèle, contre-modèle, Mont-Saint-

Aignan, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2011, 151 p. ISBN  :978-2-87775-508-5. 18 euros.

8 Gérard GUICHETEAU et Jean-Claude SIMOËN, Histoires vraies du XXe siècle. Tome 1  : Les

années d’enthousiasme, 1895-1909, Paris, Fayard, 2005, 448 p. ISBN  : 978-2213624419.

20 euros.

9 Francine DE MARTINOIR, Madame Swetchine ou le ciel d’ici, collection L’histoire à vif,

Paris, Le Cerf, 2011, 192 p. ISBN  : 978-2-204-08882-4. 15 euros.

10 Fabrice ERRE, Le règne de la poire. Caricatures de l’esprit bourgeois de Louis-Philippe à nos

jours, collection La Chose publique, Seyssel, Champ Vallon, 2011, 260 p. ISBN  :978-2-8767-3548-4. 23 euros.

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11 Jérôme GRÉVY, Hubert HEYRIÈS et Carmela MALTONE, Garibaldi et garibaldiens en France

et en Espagne. Histoire d’une passion pour la démocratie, Pessac, Presses universitaires de

Bordeaux, 2011, 254 p. ISBN  : 978-2-86781-631-4. 21 euros.

12 Thomas LE ROUX, Le laboratoire des pollutions industrielles. Paris, 1770-1830, collection

L’évolution de l’humanité, Paris, Albin Michel, 2011, 560 p. ISBN  : 978-2-226-20886-6.

28 euros.

13 Bruno MARNOT, Les grands ports de commerce français et la mondialisation du XIX e siècle

(1815-1914), Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2011, 589 p. ISBN  :978-2-84050-780-2. 25 euros.

14 Laure MURAT, L’homme qui se prenait pour Napoléon. Pour une histoire politique de la folie,

collection NRF, Paris, Gallimard, 2011, 382 p. ISBN  : 978-2-07-078664-0. 24,90 euros.

15 Natalie PETITEAU, Guerriers du Premier Empire. Expériences et mémoires, Paris, Les Indes

savantes, 2011, 192 p. ISBN  : 978-2-84654-279-1. 26 euros.

16 Pierre RANGER, La France vue d’Irlande. L’histoire du mythe français de Parnell à l’État Libre,

préface de V. Comerford, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 344 p. ISBN  :978-2-7535-1426-3. 20 euros.

17 Annie STORA-LAMARRE, Jean-Louis HALPÉRIN et Frédéric AUDREN [dir.], La République

et son droit (1870-1930), collection Annales littéraires, Besançon, Presses universitaires de

Franche-Comté, 2011, 538 p. ISBN  : 978-2-84867-318-9. 25 euros.

18 Annick TILLIER, Marie Vaillant. Histoire tragique d’une infanticide en Bretagne, Paris,

Larousse, 2011, 191 p. ISBN  : 978-2-03-584593-1. 18 euros.

19 James VERNON, Politics and the People. A Study in English Political Culture, c. 1815-1867,

Cambridge, Cambridge University Press, 2009 (1re édition 1993), 429 p. ISBN  :978-0-521-11508-7. 33 livres sterling.

20 Emmanuel de WARESQUIEL, Talleyrand. Dernières nouvelles du Diable, Paris, CNRS

Éditions, 2011, 216 p. ISBN  : 978-2-271-07237-5. 19 euros.

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