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Biagio Salvemini Migrants saisonniers et pouvoirs territoriaux : les Pouilles à l’époque moderne dans Le monde de l’itinerance en Méditerrranée de l’antiquité à l’époque moderne. Procédures de contrôle et d’identification, textes réunis par Claudia Moatti, Wolfgang Kaiser et Christophe Pérbarthe, Bordeaux, Ausonius, 2009, pp. 161-180 Cet essai propose, sur la base de l’historiographie disponible 1 et d’une documentation directe fort partielle, certaines réflexions concernant le cadre institutionnel dans lequel s’inscrit le phénomène de mobilité saisonnière. L’observation portera sur l’une des deux grandes zones italiennes de tradition et vocation céréalière et pastorale très anciennes, 1 Je signale en particulier : A. La Cava, « La demografia di un comune pugliese nell’età moderna », dans Archivio storico per le province napoletane, 1939, p. 25-66 ; S. Fedele, « Strutture e movimento della popolazione in una parrocchia della Capitanata 1711-1750», dans Quaderni storici, 1971, p. 447-84 ; A. Lepre, Feudi e masserie. Problemi della società meridionale nel ‘600 e nel ‘700, Naples, 1973 ; F. Farinelli, « Per lo studio delle migrazioni degli operai campestri abruzzesi nei secoli passati: un approccio geografico », dans Rivista abruzzese, 1973, n° 3-4 ; G. Delille, Agricoltura e demografia nel regno di Napoli nei secoli XVIII e XIX, Naples, 1977 ; J. Davis, Antropologia delle società mediterranee. Un’analisi comparata, Turin, 1980, en particulier les p. 40-51 ; G. Da Molin, « La mobilità dei contadini pugliesi tra fine ‘600 e primo ‘800 », dans La popolazione italiana nel Settecento, Rome, 1980, p. 435- 75 ; S. Zotta, « Rapporti di produzione e cicli produttivi in regime di autoconsumo e di produzione speculativa. Le vicende agrarie dello “stato” di Melfi nel lungo periodo (1530-1730) », dans Problemi di storia delle campagne meridionali nell’età moderna e contemporanea, A. Massafra éd., Bari, 1981, p. 221-89 ; G. Delille, Famille et propriété dans le Royaume de Naples (XVe-XIXe siècle) , Rome Paris 1985 ; B. Salvemini, « Prima della Puglia. Terra di Bari e il sistema regionale in età moderna », dans Storia d’Italia, La Puglia, L. Masella et B. Salvemini éds., Turin. 1989, p. 3- 218 ; G. Poli, « Manodopera bracciantile e migrazioni stagionali nella Daunia del Cinquecento », dans Atti del 11° Convegno nazionale sulla preistoria-protostoria storia della Daunia, A. Gravina éd., San Severo, 1990, p. 291-306 ; J.A. Marino, Pastoral economics in the Kingdom of Naples, Baltimore London 1988; A. De Matteis, ‘Terra di mandre, di pastori ed emigranti’. L’economia dell’Aquilano nell’Ottocento, Naples, 1993 ; S. Russo, « Immigrazioni di contadini nella ‘Puglia piana’ tra Sette e Ottocento », dans Ricerche di storia moderna IV, G. Biagioli éd., Pise, 1995, p. 249-69 ; Id., « Immigrazioni nel Tavoliere nel Seicento. Alcune ipotesi di ricerca », dans La popolazione italiana nel Seicento, Bologne, 1999, p. 207-23 ; Id., « Montagne e pianura. Nel Mezzogiorno adriatico (XVII-XIX sec.) », dans La montagna mediterranea: una fabbrica d’uomini? Mobilità e migrazioni in una prospettiva comparata (secoli XV-XX) , D. Albera et P. Corti éds., Cavallermaggiore, 2000, p. 133-40. On trouvera une description soigneuse des études in A. Sinisi, « Migrazioni interne e società rurale in Italia meridionale (secoli XVI-XIX) », dans Bollettino di demografia storica, 1994, n° 19, p. 41-69. 1

Migrants saissoniers et pouvoirs territoriaux: les Pouilles à l'époque moderne

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Biagio Salvemini

Migrants saisonniers et pouvoirs territoriaux : les Pouilles à l’époque moderne

dans Le monde de l’itinerance en Méditerrranée de l’antiquité à l’époque moderne. Procédures de contrôleet d’identification, textes réunis par Claudia Moatti, Wolfgang Kaiser et Christophe

Pérbarthe, Bordeaux, Ausonius, 2009, pp. 161-180

Cet essai propose, sur la base de l’historiographiedisponible1 et d’une documentation directe fort partielle,certaines réflexions concernant le cadre institutionnel danslequel s’inscrit le phénomène de mobilité saisonnière.L’observation portera sur l’une des deux grandes zones italiennesde tradition et vocation céréalière et pastorale très anciennes,1 Je signale en particulier : A. La Cava, « La demografia di un comune pugliese nell’età moderna », dans Archivio storico per le province napoletane, 1939, p. 25-66 ; S. Fedele, « Strutture e movimento della popolazione in una parrocchia della Capitanata 1711-1750», dans Quaderni storici, 1971, p. 447-84 ; A. Lepre, Feudi e masserie. Problemi della società meridionale nel ‘600 e nel ‘700, Naples, 1973 ; F. Farinelli, « Per lo studio delle migrazioni degli operai campestri abruzzesi nei secoli passati: un approccio geografico », dans Rivista abruzzese, 1973, n° 3-4 ; G. Delille, Agricoltura e demografia nel regno di Napoli nei secoli XVIII e XIX, Naples, 1977 ; J. Davis, Antropologia delle società mediterranee. Un’analisi comparata, Turin, 1980, en particulier les p. 40-51 ; G. Da Molin, « La mobilità dei contadini pugliesi trafine ‘600 e primo ‘800 », dans La popolazione italiana nel Settecento, Rome, 1980, p. 435-75 ; S. Zotta, « Rapporti di produzione e cicli produttivi in regime di autoconsumo e di produzione speculativa. Le vicende agrarie dello “stato” di Melfi nel lungo periodo (1530-1730) », dans Problemi di storia delle campagne meridionali nell’età moderna e contemporanea, A. Massafra éd., Bari, 1981, p. 221-89 ; G. Delille,Famille et propriété dans le Royaume de Naples (XVe-XIXe siècle), Rome Paris 1985 ; B. Salvemini,« Prima della Puglia. Terra di Bari e il sistema regionale in età moderna », dans Storia d’Italia, La Puglia, L. Masella et B. Salvemini éds., Turin. 1989, p. 3-218 ; G. Poli, « Manodopera bracciantile e migrazioni stagionali nella Daunia del Cinquecento », dans Atti del 11° Convegno nazionale sulla preistoria-protostoria storia della Daunia, A. Gravina éd., San Severo, 1990, p. 291-306 ; J.A. Marino, Pastoral economics in the Kingdom of Naples, Baltimore London 1988; A. De Matteis, ‘Terra di mandre, di pastori ed emigranti’. L’economia dell’Aquilano nell’Ottocento, Naples, 1993 ; S. Russo, « Immigrazioni di contadini nella ‘Puglia piana’ tra Sette e Ottocento », dans Ricerche di storia moderna IV, G. Biagioli éd., Pise, 1995, p. 249-69 ; Id., « Immigrazioni nel Tavoliere nel Seicento. Alcune ipotesi di ricerca », dans La popolazione italiana nel Seicento, Bologne, 1999, p. 207-23 ; Id., « Montagne e pianura.Nel Mezzogiorno adriatico (XVII-XIX sec.) », dans La montagna mediterranea: una fabbrica d’uomini? Mobilità e migrazioni in una prospettiva comparata (secoli XV-XX), D. Albera et P.Corti éds., Cavallermaggiore, 2000, p. 133-40. On trouvera une description soigneuse des études in A. Sinisi, « Migrazioni interne e società rurale in Italia meridionale (secoli XVI-XIX) », dans Bollettino di demografia storica, 1994, n° 19, p. 41-69.

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le « Tavoliere » apulien, qui a d’ailleurs en commun avec l’autre,la Campagna Romana, certains des bassins de provenance desmigrants.

À l’époque moderne, le Tavoliere - la plus vaste plaine del’Italie méridionale -, est d’une part l’une des principalesrégions de production du blé circulant le long des routesméditerranéennes courtes et longues, et offre d’autre part unpâturage hivernal à des millions de brebis de qualité qui, l’étévenu, remontent vers les hauts pâturages des Apennins, enparticulier dans les Abruzzes. Les biens produits sont – pouremployer la langue des contemporains – « politiques » : le bléapulien est fondamental pour assurer l’approvisionnement duRoyaume de Naples et génère, lorsque l’exportation en estautorisée, des recettes douanières considérables ; un dixièmeenviron des rentrées fiscales globales du Royaume provient de latranshumance ovine. Il n’est certes pas surprenant que leTavoliere soit caractérisé, à l’époque moderne, par une fortedensité institutionnelle et qu’il représente un pointd’observation privilégié pour relire dans le cadre de ladialectique des pouvoirs le phénomène considérable - souventsoumis à l’observation mais non moins souvent banalisé - desmigrations saisonnières.

1. Mobiles ou sédentaires ?Cette étude de cas pourrait servir à mettre en lumière

certains problèmes de conceptualisation non négligeables en lienavec les migrations saisonnières. Je partirai de quelquesremarques de nature historiographique.

Au cours de la longue domination du « paradigme de lasédentarité », l’une des principales préoccupations a évidemmentconsisté à affaiblir le rôle des migrations en général. Dans cetteperspective, les migrations saisonnières ont été interprétées –simplifiées – de deux façons différentes. En premier lieu,d’aucuns – entre autres les spécialistes regroupés autour des «Annales de démographie historique » - ont nié la légitimité deleur appartenance à la catégorie des migrations, caractérisantcelles-ci par la « rupture » vis-à-vis d’un milieu territorialponctuel (ville ou village) et par l’entrée de l’émigré dans uncontexte ponctuel différent, et reléguant par conséquent lesmouvements saisonniers dans la vaste catégorie des « mouvementsbrowniens » (Marc Bloch), qui confirmaient et consolidaient en finde compte le cadre général de « maintien » et d’ancrage dans lesol reconquis par la société rurale européenne entre le XIe et le

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XIIe siècle, lors de ce qu’on devait par la suite qualifier de« mutation féodale ». Le caractère répétitif des trajets lesconfinerait au sein d’espaces strictement familiers dominés pardes forces qu’on pourrait décrire au moyen de métaphoresmécaniques : les migrations saisonnières seraient soumises à lalogique de la pente, de la force de gravité qui les attirerait desmontagnes vers les plaines situées immédiatement en contrebas,tels les fleuves et les torrents2 ; ou bien elles se situeraientmême sur une sorte de « rail » et effectueraient un va-et-vient lelong de parcours obligés entre les lieux d’enracinement etd’encadrement institutionnel fournissant à la famille paysanne laplupart de ses revenus, et les lieux où puiser des ressourcescomplémentaires3. Quoi qu’il en soit, les migrants saisonniersseraient toujours éminemment prêts à troquer leur mobilité contretoute forme d’intégration du revenu dans leur lieu d’enracinement– par exemple grâce à un travail proto-industriel.

Le même présupposé – celui de la sédentarité ponctuelle commeforme canonique de relation avec l’espace – a soutenu uneinterprétation inversée : au lieu d’être considérées comme unrouage du mécanisme bien huilé de la production agricolesédentaire, les migrations saisonnières ont été expulsées descircuits de la normalité et reléguées dans le domaine de lamarginalité. Si le paysan place la sédentarité au sommet de sapropre échelle de valeurs, alors celui qui se résigne à effectuerun travail lointain pendant une partie de l’année appartient à lasociété des outcasts. La société des marginaux n’est pas uniquementperçue par les sédentaires comme une menace et une sourced’incertitude, car elle leur permet aussi d’accroître laflexibilité des processus productifs en mettant à leur dispositionune main-d’oeuvre caractérisée par un coût et un degré deformalisation faibles, aisément engagée et renvoyée au gré desmutations violentes d’intensité et de qualité de la demande detravail liées au calendrier agricole. Il s’agirait en tous casd’une société nettement séparée de la société normale et dotée deses propres rites et codes. Ses membres ont des physionomiesvariées – le migrant saisonnier est assimilé au mendiant, aubandit, à l’évadé, au fou, à l’estropié ou au marchand ambulant –qui se fondraient cependant insensiblement l’une dans l’autre oucaractériseraient cycliquement la vie d’un même individu, dans un

2 A. Collomp, La maison du père. Famille et village en Haute-Provence aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1983, p. 2173 A. Poitrineau, Remues d’hommes. Les migrations montagnardes en France 17e-18e siècles, Paris,1983, p. 82-3

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flou permanent entre le licite et l’illicite. On trouve destémoignages innombrables de la fortune de ce thème, que plus d’unhistorien de renom a d’ailleurs alimenté – de Lefebvre de la« grande peur » à Geremek, Vovelle et Olwen Hufton.

La « révolution scientifique » qui renverse le paradigme de lasédentarité dans l’étude des migrations jette un nouvel éclairagesur cette contiguïté entre les migrations saisonnières et lesmille autres formes de mobilité dans l’espace. Migrersaisonnièrement devient le résultat ou le présupposé d’autresmigrations ; le travail effectué à quelques jours de marche de laporte du domicile peut devenir l’apprentissage d’un mouvementlong, le stade initial susceptible d’amener un individu, par despassages ultérieurs ou latéraux, à travailler dans un autrecontinent ; on peut aisément glisser d’un cadre de légitimité versle circuit de l’illicite. Dans les pages sur la mobilitéméditerranéenne de Peregrine Horden et Nicholas Purcell4, lalocution de Bloch (le « mouvement brownien ») est reprise etremplie des contenus les plus variés – du commerce à la piraterieen passant par les migrations de travail saisonnières oudéfinitives -, mais sa signification est inversée, car elle nedésigne plus la fonction grégaire de soutien à la sédentarité : cemouvement constitue plutôt le seul mode possible d’occupationsociale de l’espace, déterminé par la fragmentation micro-écologique du paysage méditerranéen et par l’impossibilité danslaquelle se trouve chaque niche écologique de répondre aux besoinsde tous ceux qui voudraient y vivre. D’autre part, touteexplication contextuelle, quelle qu’elle soit, risque d’être tropspécifique, car la « révolution scientifique » de la mobilitéconcerne non seulement les rivages méditerranéens, mais de vastesespaces et de très longues durées, comme le prouvent les nombreuxlivres de bilan sur les « moving europeans »5 ou, plus en général,les « Menschen in Bewegung »6.

Point n’est besoin de souligner la valeur des résultats quenous a valus cette grille de lecture. Il me semble par ailleursqu’elle n’est pas sans comporter quelque risque : la notion demobilité, élevée au rang d’unique forme de relation avec l’espace,tend à devenir générique, à se défaire en tant qu’objetd’investigation et que concept opérationnel. En particulier – et4 The Corrupting Sea. A Study of Mediterranean History, Oxford, 2000, p. ex. p. 377 et suiv.5 Voir p. ex. L.P. Moch, Moving Europeans. Migration in Western Europe since 1650, Bloomington, 1992 ; K. Bade, L’Europa in movimento. Le migrazioni dal Settecento ad oggi, Rome-Bari, 2001.6 Je me réfère à H. Kleinschmidt, Menschen in Bewegung. Inhalte und Ziele historisches Migrationforschung, Göttingen, 2002.

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c’est ce qui m’intéresse ici –, elle risque d’entraver l’analysedes contextes, des spécificités, des différences radicales entreles phénomènes de mobilité dans l’espace, enfin des formes de laterritorialité, que le paradigme de la sédentarité avait cependantmises en lumière à sa façon7. En ce qui concerne les plainesapuliennes, des formes de migrations saisonnières radicalementdifférentes s’entrecroisent dans les mêmes lieux, les mêmes temps,à la poursuite de buts identiques : différentes non seulement entermes de logiques, de réseaux mis en place, de représentations etd’identités, mais aussi de modes d’occupation de l’espace dontelles sont l’expression, d’effets sur la construction duterritoire, enfin de niveau d’institutionnalisation. Les présentertoutes comme le produit d’une commune « culture de la mobilité »8

revient tout simplement à ne pas les comprendre.

2. Formes de travail « libre » dans la grande exploitation céréalière La Capitanate – la province du Royaume de Naples qui contientLe Tavoliere - a produit des images fortes tout au long de sonhistoire. Aux yeux d’un observateur du XVIe siècle, au regardacéré, elle apparaît comme « très profitable aux autres[provinces] du Royaume » : « elle produit… du blé, de l’orge etautres céréales en quantités telles qu’on peut véritablement laqualifier de grenier non seulement de Naples et du Royaume, maisde nombreuses villes d’Italie » ; en même temps, « elle nourrit laplupart du bétail… qui descend des lieux montueux et froids versla plaine ». D’autre part, « quant à elle », c’est la province« la plus inutile qui existe », car son air « n’est pas bon »,elle est « dépouillée d’arbres et de bois, très pauvre en eau »,accablée durant l’été « par de très grosses chaleurs,d’innombrables mouches et une profusion de serpents » ; etsurtout, « elle est très mal habitée », en termes de quantité etde qualité de ses « hommes, ineptes aux armes et aux efforts »9. Lacapacité proverbiale de la province à nourrir abondamment les7 Dans ce que j’ai lu de l’immense littérature récente concernant la mobilité géographique en tout genre, je partage en particulier, à des degrés divers, les options interprétatives de : L. Fontaine, Histoire du colportage en Europe, XVe-XIXe siècles,Paris, 1993 ; P.-A. Rosental, Les sentiers invisibles. Espaces, familles et migrations dans la France du 19e siècle, Paris, 1999 ; M. Sanfilippo, Problemi di storiografia dell’emigrazione italiana, Viterbe, 2004 ; L’Italia delle migrazioni interne. Donne, uomini e mobilità in età moderna e contemporanea, A. Arru et F. Ramella éds., Rome, 2004.8 Je me réfère au titre du dernier chapitre de D.S. Reher, Town and Country in Pre-industrial Spain: Cuenca, 1550-1870, Cambridge, 1990.9 C. Porzio, « Relazione del Regno di Napoli al Marchese di Mondesciar Vicerè diNapoli tra il 1577 e il 1579 », in Id., La congiura dei baroni del Regno di Napoli contro il Re Ferdinando Primo e gli altri scritti, E. Pontieri éd., Naples, 1964, p. 326.

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peuples et les animaux qui n’en font pas partie doit ainsi semesurer avec la rareté de ses bras utiles. La plupart de la main-d’œuvre nécessaire à son économie rustique – plusieurs dizaines demilliers de céréaliculteurs et de pasteurs – doit venir de loin,mais seule une minorité s’y installe en raison du milieudéfavorable et de la discontinuité du travail disponible.

Il s’agit d’un de ces paysages ruraux, assez communs en Europeet sur le pourtour méditerranéen de l’époque moderne, marqués parune forte spécialisation et mercantilisation et donc par uncalendrier agricole très inégal en termes de demande de travail.L’occupation du sol s’en trouve déstabilisée, de façon plus oumoins prononcée selon les circonstances. La trame relativementcontinue de la population méridionale se déchire en effet auniveau du Tavoliere : les villes paysannes rares et grandes quiparsèment cette campagne paludéenne et presque entièrementdépourvue d’habitations rurales abritent une population dansl’ensemble peu nombreuse, nettement inférieure par unité desurface à celle des zones rustiques « normales » ; sonenracinement local est affaibli par le fait qu’elle est d’une partexcédentaire par rapport aux occasions de travail relativementrares des phases « vides » du calendrier agricole, d’autre parttout à fait insuffisante lors des phases caractérisées par unedemande spasmodique de travail. Peut-être Jan Lucassen a-t-ilraison de dire que seul un système servile tel que celui qui sestructure en Pologne au début de l’époque moderne parvient à fixerles travailleurs agricoles au sol, à maintenir la contiguïté desfonctions de l’habitat et du travail pour tous les brasnécessaires lorsque la demande atteint son point culminant dansles zones céréalières spécialisées d’époque moderne, c’est-à-direau moment de la moisson10. Mais ce n’est pas le cas du Mezzogiorno,dont la « reféodalisation » contemporaine de celle qui sedéveloppe en Pologne ne remet pas en question la « liberté » dutravail déjà conquise depuis des siècles. De plus, contrairement àcelles des settlement acts anglais, qui se réfèrent à des settlement rightsbien définis11, les mailles des nombreux arrêts napolitains devagabundis seu erronibus sont lâches, reposent sur des droits de civitasrelativement pauvres en contenus et en ressources, et quoi qu’ilen soit n’interfèrent nullement avec ceux qui se déplacent enquête de travail. Autour des zones rurales spécialisées,

10 J. Lucassen, Migrant Labour in Europe 1600-1900. The Drift to the North Sea, Londres, 1987, en particulier p. 126.11 Voir p. ex. P. Clark, « Migration in England during the Late Seventeenth and Early Eighteenth Centuries », dans Past and Present, 1979, n° 83, p. 57-90.

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l’alternance géorgique naturelle produit des flux massifs de main-d’œuvre achetée et vendue, qui semble se mouvoir dans un espace« lisse » et parcourt en long et en large, sans avoir besoin desauf-conduits et de passeports, un territoire où s’enchevêtrent etse superposent aussi les limites et les juridictions. Le travailrustique semblerait donc définir une sphère particulière, unespace physique et idéal de libre-marché ignorant le milieuinstitutionnel dense où il se meut et répondant aux nécessitésimpérieuses du milieu physique et économique, aux vocationsnaturelles de ces zones et à l’insertion parfois millénaire ausein du marché international. Ce n’est qu’avec l’émergence de lademande de connaissance démographique des États du XVIIIe siècleet des pratiques du listing des sujets par lieux, et surtout avecl’apparition des États administratifs du XIXe siècle, que les« pasteurs et laboureurs » habitués « à se déplacer selon lasaison et les opportunités, comme ils le faisaient depuis dessiècles », et à former leur propre concept de limite à partir « del’énergie résiduelle des jambes et de l’obtention du but désiré,c’est-à-dire une opportunité de travail transitoire », apprennentà se déplacer dans cet espace « à but et temps défini » le longdes itinéraires dessinés et réglementés par les nouveaux appareilspublics centralisés12.

Tentons de vérifier cette image historiographique en portantnos regards sur la cellule fondamentale de la productioncéréalière spécialisée des Pouilles, la masseria di campo(exploitation agricole composée d’édifices d’habitation et decorps de ferme, de pâturages pour les bêtes de travail et dequelques centaines d’hectares de culture céréalière), lors d’unedes phases d’expansion des superficies emblavées à l’époquemoderne – par exemple la deuxième moitié du XVIe siècle ou duXVIIIe siècle – qui rendent plus aigus et perceptibles lesphénomènes de mobilité saisonnière. La masseria di campo appartenantaux feudataires, aux institutions ecclésiastiques ou auxparticuliers, parfois au domaine royal, fonctionne à première vuecomme une grande exploitation projetée vers le marché et dirigéepar une sorte d’entrepreneur (le massaro) qui paie un loyer aupropriétaire et engage une main-d’œuvre salariée pour son compte,ou bien agit en tant qu’agent d’un propriétaire la gérant12 M. Meriggi, « Sui confini dell’Italia preunitaria », dans Confini. Costruzioni, attraversamenti, rappresentazioni, S. Salvatici éd., Soveria Mannelli, 2005, p. 44 e 46.Meriggi utilise entre autres l’important travail d’A. Geselle, « Bewegung und ihre Kontrolle in Lombardo-Venetien », dans Grenze und Staat. Passenwese, Staatbuergerschaft, Heimatsrecht und Fremdengesetzgebung in der oesterreichischen Monarchie 1750-1867, W. Heindl et E. Saurer éds., Vienne, 2000, p. 347-515.

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directement. En réalité, la gamme des possibles qui s’offrent aumassaro et au propriétaire en matière de combinaison des facteursde production est sensiblement limitée par l’existence d’unensemble de règles minutieuses de gestion, de rotation descultures, de calendrier des travaux, d’engagement et d’utilisationde la main-d’œuvre, que la représentation collective fait remonterab immemorabili et qui se perpétue pendant des siècles avec delégères variations : cet « usage des Pouilles », formalisé par lagrande institution publique de gestion de la transhumance ovine,la Dogana della Mena delle Pecore de Foggia, qui l’impose à toutes lesnombreuses masserie situées dans le très vaste territoire soumis àson autorité voire au-delà, énumère de façon pointilleuse lespeines encourues par le massaro qui les transgresserait. Dans cecas comme dans bien d’autres décrits dans l’historiographierécente, les individus et leurs choix échappent dans une certainemesure aux contraintes du contexte. Mais il ne me semble pas pourautant que ces mêmes contraintes puissent être vidées, comme ontend parfois à le faire, de sens et d’efficacité. Notre massarofermier agit de la même façon que le massaro agent, et du reste lesmêmes individus jouent l’un ou l’autre rôle selon la situation,appliquant des savoirs qui excluent une figure canonique del’activité de l’entrepreneur : l’innovation.

Dans le cas particulier qui nous intéresse ici, la demande detravail émanant de la masseria s’articule en typologies trèsprécises et en fonctions nettement définies par rapport au tempset aux pratiques. En revanche, les contrats et les règles de l’« usage des Pouilles » ne disent rien de l’inscription spatiale dutravail requis par la masseria, sans cependant que ce silencenormatif engendre un espace migratoire aléatoire : régularité etpermanence sont bien visibles dans ce domaine aussi, soutenues pardes processus d’institutionnalisation fort éloignés del’orthodoxie administrative du XIXe siècle mais pas inefficacespour autant.

L’espace migratoire centré sur la masseria ainsi que lespratiques et les acteurs qui l’animent sont caractérisés par unesegmentation très évidente. En Capitanate, « une populationlaboure et sème, une autre moissonne, une autre encore bat »13 ;pour chacune des fonctions prévues par le canon agronomique, lestravailleurs engagés bénéficient de contrats diversifiés enfonction d’une hiérarchie élaborée et, surtout, de tempsdifférents d’accomplissement du travail : outre les journaliers,nous trouvons aussi des mesaroli et des annaroli, ouvriers engagés13 N.M. Cimaglia, Della natura e sorte della coltura delle biade, Naples, 1790, p. 8.

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respectivement pour un mois et pour un an. Il paraîtrait évidentde distribuer cette force de travail en fonction d’uneclassification de la mobilité inversement proportionnelle à laqualité et à la stabilité du rapport de travail. Les journaliersressemblent aux vagabonds de Lefebvre : en quelque sorte, leurengagement dans la masseria peut prendre l’aspect d’une interruptionmomentanée de leur errance. « La pauvreté en bras est telle –écrit encore Natale Cimaglia – qu’à l’approche du mois d’octobre,chaque massaro envoie ses hommes sur les voies publiques en vue demettre derrière la charrue n’importe quel pauvre hère rencontré entrain d’errer à la recherche d’une source de revenu, qu’il soitcordonnier de son état, taillandier, menuisier, charpentier ouautre. On va même jusqu’à promettre un double salaire, afin deconvier des ouvriers inconnus au service des semailles »14. Desadolescents et des femmes – lesquelles sont présentées comme« oisives » par une littérature abondante et répétitive – sontparfois recrutés, en particulier lors des travaux printaniers ; dureste, des équipes de femmes extérieures à tout rapport de travailse forment pour glaner après la moisson et la ventilation, selonla coutume qui veut que les champs demeurent « ouverts » après larécolte. Mais il serait erroné de rigidifier le lien entremobilité et précarité ou inconsistance dans le rapport de travail.Dans le registre inférieur de la hiérarchie des annaroli15 – quiprévoit, en partant d’en haut, un curatolo, un sottocuratolo, un buttaro,un capogualano et divers gualani, lavoratori, et scapoli – et enparticulier parmi tous ceux qui sont significativement qualifiésde scapoli (célibataires), nous trouvons des situations analogues àcelles des servants-in-husbandry anglais, lesquels vivent sous le toitde leurs employeurs et changent de lieu d’année en année jusqu’àce qu’ils prennent femme et se stabilisent en termes d’habitationet de travail, acquérant les droits associés à la résidence ausein d’une paroisse. Mais il n’est pas dit que les scapoli parvenantà gravir les degrés de la hiérarchie des annaroli accèdent à desformes moins défectueuses d’insertion territoriale. Les chaînesmigratoires bien dessinées qui drainent vers les villes paysannesde la plaine sous-peuplée et riche en opportunités de gains lesartisans provenant de lieux bien précis – les commerçants defromage de Corato dans la Terre de Bari, les basilari de la péninsulesorrentine, les marchands de laine du Principato Citra, les

14 Ibid., p. 29.15 S. Russo, « La ‘Puglia piana’ dei salariati », dans Istituto Alcide Cervi. Annali, 1989, n° 11, p. 293. Au sujet des annaroli cf. en particulier, du même auteur, lesp. 256-261 de Immigrazioni contadine cit.

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boulangers et les marchands de chaussures des Abruzzes d’Aquilée16

– semblent se défaire au seuil de la masseria. Les contrats detravail configurent une condition en quelque sorte servile, unesorte d’abandon du contrôle de la personne entre les mains dumassaro pendant toute la période de l’engagement. En particulier,l’obligation de résidence dans la masseria, souvent distante deplusieurs milles des centres habités, affaiblit la participation àl’univers des relations et des droits, qui, dans un monded’agrotowns tel que celui-ci, se cristallise exclusivement autourdes places des grands bourgs. Seule une minorité des salariés dela masseria sont titulaires d’un des degrés de l’appartenance àl’espace civique ; et lorsque c’est le cas, par le biais del’inscription aux « états des âmes » et à des rôles fiscaux entant qu’ « habitants étrangers », membres de « foyers acquis » oude familles de cives à plein titre, cela n’entraîne pas toujours lerenoncement à la vagatio ni la sédentarisation. Nombre de cescéréaliculteurs appartiennent à cette vaste catégorie mouvante quicaractérise la société de tous les centres du Tavoliere ; ilspeuvent faire partie des « foyers » ne comptant qu’une seulepersonne, ou des familles « sans structure » - pour reprendre lestermes de Laslett -, ou encore des familles nucléaires dont lespartenaires proviennent de différentes origines géographiques ;ils continuent à se déplacer de masseria en masseria ; ils sont lesprotagonistes tant de la rapide croissance démographique desbourgs lors des phases d’expansion des cultures que des crisesdémographiques catastrophiques coïncidant avec les crises de laproduction du blé. En somme, les plus stables des appellationsprofessionnelles des céréaliculteurs peuvent cacher une grandedisponibilité à se déplacer, à revenir sur leurs pas, à chercherd’autres occasions dans des milieux différents et - à leurs yeux -non formellement hiérarchisés en fonction de critèresd’appartenance et d’identité : stratégies de tâtonnement spatialpouvant s’étendre sur toute une vie et se transmettre, comme lessavoirs et les pratiques, à la descendance ou finir par alimenterla catégorie consistante des « étrangers » présents dans lesbourgades céréalières, qui tournent le dos aux centres d’originemais restent néanmoins longtemps en marge de la société d’« accueil ».

Inversement, les appellations renvoyant à des emploisprécaires – ceux de mesarolo et de journalier – peuvent résulter dechoix individuels ou familiaux visant à maintenir le contrôle surles temps et les espaces du travail dans le cadre d’une insertion16 Id., Immigrazioni nel Tavoliere cit., p. 217.

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territoriale solide, même si elle n’est pas ponctuelle et necoïncide pas avec la ville paysanne la plus proche de la masseria.Ce n’est pas parmi eux qu’il faut chercher les « étrangers »demeurant dans les bourgs du Tavoliere. Laissons pour l’instant decôté le groupe le plus visible des journaliers, celui desmoissonneurs. Au moment de l’arrivée de ces derniers dans lamasseria, d’autres journaliers et mesaroli, protagonistes des travauxhivernaux, ont regagné depuis peu leurs pays d’origine : lesmontagnards des Abruzzes, qui sont descendus en foule dans lesplaines peu avant les pasteurs et les troupeaux transhumants deleurs propres bourgs, sont ensuite remontés peu après les mêmespasteurs et troupeaux pour passer l’été dans une montagne riche enressources, en population et en occasions de travail. Pour autantque les études et la documentation nous permettent de l’entrevoir,le rapport à l’espace des céréaliculteurs de montagne paraît plusstructuré que celui des céréaliculteurs saisonniers provenant, parexemple, de la colline et des contreforts plus proches, enparticulier de la zone sub-apennine de la Daunie : laformalisation des contrats est plus fréquente, les destinationsplus répétitives, les réseaux plus efficaces et organisés par« nations », c’est-à-dire par groupes provenant du même lieu. Lesgens des Abruzzes errent physiquement plus que d’autressaisonniers et échappent à l’encadrement institutionnel local,mais ils bénéficient d’un cadre structuré de référencesterritoriales. Il conviendrait d’étudier plus précisément lesrelations de famille, d’affaires et de travail que lescéréaliculteurs saisonniers des Abruzzes entretiennent avec leurshomologues des métiers artisanaux liés à l’élevage ovin et,surtout, avec les pasteurs de la transhumance institutionnalisée.Une hypothèse plausible suggère qu’ils participent en quelquesorte à cette appropriation saisonnière des plaines qui dédoublel’espace de référence des pasteurs encadrés par la Dogana – d’unepart leur centre montagnard, lieu d’identité et de relationsdenses, d’autre part la posta, pâturage bien délimité qui leur estaffecté année après année dans la plaine ; cet espace où ilspassent la majeure partie de leur temps de travail, situé dans unetopographie familière de boulangeries, dépôts, tavernes, boutiquesd’artisans, petites églises, milieux de privilège fiscal, comprendparfois une double série de toponymes : ceux des Pouilles et ceuxdes Abruzzes.

Insérés dans des sociétés qui tirent leurs ressourcesfondamentales du mouvement rythmique de leurs individus mâlesadultes, ces céréaliculteurs saisonniers semblent se déplacer le

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long des sentiers légitimés et protégés que la puissante universitasdes pasteurs et les universitates des communautés singulières desApennins ont négociés, formalisés et vaillamment défendus face auxautres pouvoirs.

3. Les moissonneursL’articulation entre les différentes formes de mobilité

saisonnière et les différents poids et qualité des inscriptionsspatiales des communautés de provenance est particulièrementclaire dans le cas des flux imposants engendrés par la moisson. Ils’agit du moment crucial de l’année agricole, où l’ensemble del’investissement annuel produit des résultats. Même dans le cadredes contraintes de l’ « usage des Pouilles », il donne lieu à desjeux tendus entre les acteurs, centrés sur les diverses formes demobilité créées par la masseria di campo et leur degré variéd’institutionnalisation. Je ne rappelle, par exigence de clarté,que les deux alternatives extrêmes d’un continuum de situationsintermédiaires dont témoigne la documentation.

L’une des possibilités qui s’offrent aux massari consiste à sefier à l’affluence d’hommes proposant leurs services sur lesroutes au moment des grands travaux agricoles. Il arrive parfoisque ces migrants se dotent d’une structuration faible qui semblese constituer sur le moment, c’est-à-dire qu’elle ne donne paslieu à des continuités et ne semble pas fondée sur des logiques degroupes bien précises : la caractéristique fondamentale de cettestructuration est la dimension et le nombre des hommes composantles groupes individuels, qui correspondent à la demande de travailexprimée par une masseria moyenne. Ces « compagnies volantes »17

présentent, aux yeux des massari, l’avantage de la flexibilité etsurtout d’un coût relativement bas, car il n’est pas nécessaire deleur verser une avance sur le salaire ; mais aussi desdésavantages flagrants, dont surtout l’incertitude concernant lebon déroulement de la moisson : au même moment, ces mêmes routesse remplissent en effet d’agents des autres massari en quête debras. Les marges de manœuvre consenties au massaro au moment de lamoisson se fondent sur le fait que le canon agricole prévoit uncertain nombre de journées de travail par unité de surface et une duréeglobale comprise entre 20 et 35 jours à partir du début du mois dejuin dans la plaine où la récolte mûrit plus tôt, et plus tard aucours de l’été selon l’altitude du champ à moissonner. Laconversion des « journées » en « moissonneurs » en chair et en os

17 Cf. p. ex. F. N. De Dominicis, Lo stato politico ed economico della Dogana della Mena delle Pecore di Puglia, tome III, Naples, 1781, p. 236.

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bénéficie d’une certaine flexibilité : si les massari se voientcontraints d’engager un nombre relativement limité d’hommes, ilspeuvent allonger le temps de la moisson, mais pas indéfiniment. Ensomme, le risque de ne pas disposer de bras en nombre suffisantest élevé, et impose parfois de se situer sur le plan délicat etdangereux du recours contrôlé à l’illégalité et à la violencejustifiée par l’ « état d’exception », par exemple en organisantla fuite des valets et moissonneurs lorsque, comme c’est parfoisle cas, ils sont enrôlés de force dans les équipes luttant contrel’invasion des sauterelles18, voire en enlevant les moissonneursdes autres masserie. Ce jeu, qui n’est pas entièrement démuni derègles, jouit même d’une forme de définition juridique : de mêmequ’une ville en proie à la famine a le droit de capturer un bateauà blé traversant ses eaux, un royaume affamé peut adopter desmoyens extrêmes pour assurer la récolte du blé ; mais il s’agitd’une entreprise périlleuse, et les chances de succès oud’impunité dépendent directement du rang et de l’influencepolitique des participants. D’autre part, une fois que le massaros’est assuré le travail d’une « compagnie volante » numériquementadaptée, en la payant généralement aux pièces, cela ne représentepas pour autant une garantie de la qualité du travail effectué,car la quantité des épis pliés et non moissonnés, que quiconque ale droit de glaner, est élevée ; et puis, il y a les dégâts causéspar l’équipement de la masseria. L’image de cette façon demoissonner que nous offrent les observateurs – en particulier ceuxde la fin du XVIIIe siècle, bien entendu dans le cadre de schémasde lecture de la réalité bien précis qu’il ne convient pasd’évoquer ici – a des teintes sombres : la moisson, d’épisodegéorgique, devient fête cruelle, dont les protagonistes,« fugitifs des régions les plus éloignées du Royaume, en raison dedettes ou de délits… tuent les bœufs, volent les arrhes et lessemailles, mettent le feu aux meules et exercent… l’art infâme desbandits de grands chemins »19. Ce n’est pas un hasard s’il ressortdes traités et de la correspondance entre massari et propriétairesque le massaro avisé doit tenter à tout prix de sortir de ce jeu ens’assurant très en avance la main-d’oeuvre pour la moisson, dansun cadre de garanties juridiques et institutionnelles que les« compagnies volantes » ne peuvent lui offrir.

Il ne s’agit nullement d’une simple aspiration de sa part,mais de pratiques amplement attestées – car elles ne concernent

18 F. Mercurio, « Uomini, cavallette, pecore e grano: una calamità di parte », dans Società e storia, 1985, n° 30, p. 788.19 M. Manicone, La fisica appula, vol. II, Naples, 1807, p. 143-4.

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pas des phénomènes de marginalité - par des sources relativementabondantes et directes, en particulier les actes notariés20. Lacompagnie des moissonneurs engagée par le massaro peut avoir descaractéristiques radicalement différentes de celles de la« compagnie volante » : elle peut se présenter à la masseriaconformément au nombre convenu et au moment fixé par le massaro(sur la base du degré de maturité des épis) et annoncé deux joursplus tôt aux moissonneurs ; elle peut s’être organisée sur laplace d’un même bourg et se composer d’hommes parlant le mêmedialecte et se connaissant mutuellement depuis longtemps ;l’itinéraire de chaque moissonneur, au lieu d’être unenchevêtrement de parcours individuels désordonnés se croisant surles places des centres céréaliculteurs, peut coïncider avec laligne la plus brève et directe – deux ou trois jours de marche engroupe bien encadré suffisent en général – entre la place ducentre de provenance et la ferme ; le groupe peut comporter unehiérarchie interne indiscutée et une structuration précise,comprenant un « lieur » - situé à un niveau inférieur en termes dehiérarchie et de rétribution - pour quatre faucheurs, voire àl’occasion une équipe de glaneurs, dont le salaire est encore plusmodique.

Ce groupe structuré de migrants se constitue par le biaisd’une série d’actes contractuels entre privés, garantis par lafigure semi-publique du notaire et par une législation de niveauétatique, qui non seulement permet aux travailleurs saisonniers detraverser indemnes un espace hérissé de pouvoirs et de normesparticulières mais aussi fixe des limites à la libre déterminationdes rétributions et prévoit de lourdes peines envers ceux quitransgresseraient ces contrats. La même législation publiques’appuyant sur les coutumes impose la désignation officielle, dela part des organes de gouvernement des communautés localesd’origine des moissonneurs, de figures fiables en matière tant demoralité que de solvabilité, les antenieri ; cet acte s’articule defaçon idéale à un autre moment fondamental de la vie de cesbourgs, souvent marqués par des besoins de blé impérieux etstructuraux : l’organisation de la part des gouvernants locaux des« partis » qui doivent assurer au bourg son approvisionnement encéréales provenant souvent des zones mêmes où leurs paysansmoissonnent habituellement. L’anteniere ressemble peu au médiateurclassique, au caporale et au locatore d’opere (celui qui loue la main-d’œuvre) que nous rencontrons par exemple dans la Campagna Romana

20 En ce qui concerne les indications des archives des actes notariés ici utilisés, voir B. Salvemini, Terra di Bari cit., p. 49, note, et p. 170-1, note.

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et des situations où la faible formalisation etinstitutionnalisation des rapports de travail entre acteursrépartis dans des espaces non ponctuels permet l’apparition deformes de micro-entreprises « spontanées », individuelles,diffuses. Il s’agit d’un « journalier » qui participe directementà la moisson et évolue dans un univers où les rapports de travailsont enchaînés à l’ « usage des Pouilles », les rétributionsfixées par les arrêts, les réseaux « mous » de connaissance,parentèle, confiance et réciprocité enfouis sous une masse de hardcontracting21. La garantie entérinée par l’acte public de son universitasne le rend pas en soi digne de confiance aux yeux du massaro ; ilen fait simplement un partenaire fiable d’un contrat marqué luiaussi par l’approbation officielle. Un acte notarié stipulé entrenovembre et décembre par un notaire actif soit dans le bourg del’anteniere soit dans le bourg le plus proche de la masseria garantitque l’anteniere conduira à cette dernière, au jour du mois de juinfixé par le massaro par lettre ou de vive voix, un nombre défini demoissonneurs sains, adultes mais pas trop âgés, déférents, quin’ont pas commis de délits ; en échange, il reçoit une avanceproportionnelle au nombre de moissonneurs promis et une anteneria,salaire représentant entre 5 et 10% de la rétribution globale desmoissonneurs. C’est alors que l’anteniere construit l’équipe endivisant les arrhes entre les ouvriers agricoles de son bourgqu’il connaît bien mais qu’il lie par un contrat en recourant àune nouvelle intervention massive du notaire. Celui-ci, après lecontrat entre massaro et anteniere, dresse maintenant 20, 30, 50,parfois 100 contrats individuels entre l’anteniere et lesmoissonneurs de l’équipe en cours de formation, afin de réduire lerisque que ces derniers ne succombent à la tentation de s’engageravec plus d’un anteniere et donc de recevoir plus d’une avance ; lesouvriers se voient parfois contraints d’hypothéquer leurs biensimmobiliers en faveur de l’anteniere. Avant la moisson, en mai, lenotaire intervient pour la troisième fois afin d’établir unenouvelle série de contrats entre ceux qui, pour caused’empêchements variés, ne peuvent honorer les engagements prisvis-à-vis de l’anteniere, et ceux qui n’ont pas trouvé à temps uneembauche, parce qu’ils sont soit trop jeunes soit trop vieux, etqui s’offrent comme remplaçants.

21 Je fais allusion à une catégorie utilisée en économie néo-institutionnaliste :p. ex. in O.E. Williamson, Markets and Hierarchies. Analysis and Anti-trust Implications, New York, 1975.

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Il est ainsi possible d’espérer que l’équipe des migrantssaisonniers, si strictement encadrée par des actes à cheval entrele public et le privé, mènera à bonne fin la moisson.

4. Espaces, paysages, pouvoirs : dans le quadrillage d’époque modernePour bien appréhender ces formes de structuration des

migrations saisonnières, il convient de s’abstraire, en quelquesorte, à la fascination d’une part de la tyrannie et de l’évidencedes milieux naturels, des vocations déterminées par une géographiequi semble mettre « naturellement » en relation les ressourcespotentielles des terres quaternaires de la plaine avec celles dela montagne22, d’autre part des relations sociales entre lesmigrants et entre ceux-ci et les « sédentaires », sur lesquellesles sociologues des réseaux attirent justement notre attention. Lecaractère normatif de ces pratiques ne se définit pas seulement ducôté de la « société » mais aussi au sein d’une dialectique despouvoirs que la valeur « politique » très élevée des zones desgrandes migrations saisonnières – interlocutrices privilégiées desbureaux d’approvisionnement et du fisc – rend serrée et incisive.Et naturellement, il se ressent des vicissitudes particulières desformations politiques dans lesquelles ces zones sont situées.

Dans le cas du Royaume de Naples,23 contrairement à celui del’Europe centre-orientale, la « reféodalisation » n’exclut pas lesprocessus de territorialisation étatique ; et, pour sa part, ladimension étatique du territoire se renforce sans désavouer lesdroits dispositifs d’autres sujets sur le sol – seigneuriesféodales, institutions ecclésiastiques que la contre-réforme adotées à leur tour de prétentions territoriales plus incisives,communautés locales, privés. Entre le XVIe et le XVIIe siècle, lesjuridictions féodales augmentent sensiblement jusqu’à conférer enquelque sorte les fonctions de regii officiales aux feudatairesprovinciaux, mais en même temps les vastes « états féodaux » duXVe siècle sont démembrés non seulement en menues parcellesterritoriales, mais aussi en corps particuliers de juridiction quicohabitent et se mêlent dans un même espace en se superposant auxprérogatives d’institutions et d’appareils ecclésiastiques etlaïcs toujours plus vigoureux et pénétrants, et finissent par22 « Leur intérêt unit indissolublement deux climats de nature différente », écrivait à la fin du XVIIIe siècle F. Longano, Viaggio per la Capitanata, Campobasso, 1981, p. 105. Voir à ce propos les travaux nombreux et efficaces de Luigi Piccioni.23 Des indications importantes (et des références bibliographiques) sur ces thèmes sont contenues dans les essais réunis in Citta e contado nel Mezzogiorno tra medioevo ed età moderna, G. Vitolo éd., Salerne, 2005.

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évoquer la figure, destinée à triompher au XIXe siècle, d’unespace distinct de la juridiction. Quant à l’institut del’universitas, il continue à être convoité par les communautéslocales qui tentent de le mettre à l’abri du « despotisme » royal,féodal et ecclésiastique, par le biais de l’exhibition solennelle,dans les libri rossi et magni commandités par les élites des bourgs, deprivilèges et immunités accumulées au cours de siècles denégociations et de déclarations de fidélité conditionnée, mais ilva occuper une position mineure dans les fondementsinstitutionnels du Royaume, il est presque toujours en concurrenceavec un fief doté du même espace de référence, et il est vidé defonctions proprement juridictionnelles. Tout cela ne confine pasles sociétés locales dans les limites restreintes des bourgsruraux et de leur territoire, ni ne les exclut tout à fait de laredistribution des ressources. Les articulations périphériques despouvoirs supra-locaux, souvent vénales, s’immergent dans l’horizonfactionnaire des lieux, concourent à la construction d’arènesdotées de ressources réelles et symboliques que ne prévoit pas laLoi, provoquent des dialectiques transversales – celles parexemple entre les chapitres cathédraux et évêques diocésains,entre juges et châtelains, entre douaniers et percepteurs, entretrésor public et feudataires ; en somme elles configurent desespaces politiques multiples, d’échelle variée.

Dans le Tavoliere, ce quadrillage minutieux et confus del’espace politico-juridictionnel doit vite se mesurer avec lequadrillage minutieux de l’espace physique promu par la Dogana dellaMena delle Pecore, fondée au milieu du XVe siècle pour établir, àl’avantage du fisc royal, les conditions de la coexistencedifficile entre blé et brebis ; ce grand appareil publicentretient cependant des rapports souvent ouvertement conflictuelsavec d’autres appareils d’État et avec les autres pouvoirsterritoriaux. Au milieu du XVIe siècle, la Dogana effectue un choixabsolument décisif lorsqu’elle décide de tenter de mettre del’ordre dans l’enchevêtrement des prétentions et des droits entransférant la partie la plus importante de son activitéd’établissement de normes et de contrôle, des hommes, des animaux,des produits et des pratiques, au sol. Par le biais des procéduresde négociation et de consensus typiques du processus décisionnelpublic de l’époque, on effectue une titanesque opération deconnaissance, description, cartographisation et géométrisation duvaste territoire de compétence de la Dogana, traduite sur leterrain par l’installation de limites et de signes, et enregistréedans le libro della reintegra (qui, au milieu du XVIe siècle, restitue

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aux pasteurs la terre usurpée par les agriculteurs), laquelleopération provoque à son tour des réponses de même nature de lapart des autres acteurs et institutions. En particulier, lesespaces et les usages des masserie céréalières sont minutieusementdéfinis de façon à ne pas entamer les ressources destinées auxbrebis transhumantes. Inutile de dire que cette projection sur lesol des prétentions et des droits n’immobilise pas le paysage :son effet immédiatement perceptible est l’invention de nouvellesfigures de contrôle – en premier lieu les « arpenteurs » – et unnouveau langage des conflits, qui s’allument désormaisprincipalement au sujet des modifications du dessin de l’espace.Les entorses aux « vagues échiquiers » et aux « proportionsharmoniques » entre les composantes du paysage construit par lareintégra sont fréquentes24. Surtout lors des phases de croissancedémographique, le blé envahit les terres officiellement destinéesaux pâturages, provoquant les très vives protestations desuniversitates des pasteurs et les réponses vigoureuses de l’universitasdes massari et des lobbies en lien avec le bureau d’approvisionnementcéréalier de la ville de Naples, et entraînant de nouvellesmédiations et des reformulations du dessin spatial. Tout cela ades répercussions directes sur la qualité et le niveau desmigrations saisonnières pastorales et céréalières. La gestion desphases aiguës de la demande de travail devient extrêmementdifficile, en particulier lorsque l’expansion de la céréalicultureest vigoureuse, et tend à impliquer des sujets sociaux etinstitutionnels présents non seulement dans les zones dedestination mais aussi dans celles, plus importantes, de provenancede la main-d’œuvre ; en particulier celles qui ont incorporé dansleurs logiques de fonctionnement les ravitaillementsinstitutionnalisés et les revenus du travail offerts par la grandeplaine paludéenne.

Détournons maintenant notre regard des masserie où s’effectuela moisson pour le porter sur les places où se sont constituéesles équipes des moissonneurs au cours de l’automne précédent. Unepartie significative des migrations saisonnières plus structuréesne prend pas sa source dans les collines ou la montagne ; parexemple, une étroite bande oléicole de la partie centrale desPouilles, qui donne sur l’Adriatique, est exportatrice de brasvers le Tavoliere. À première vue – par le biais des descriptions

24 Au sujet de l’idéologie de ceux qui défendent le quadrillage de la Dogana du milieu du XVIe siècle, cf. B. Salvemini, « L’allevamento », dans Storia dell’agricoltura italiana, vol. II, Il medioevo e l’età moderna, G. Pinto, C. Poni, U. Tucci éds., Florence, 2002, p. 255-320.

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d’observateurs et de voyageurs –, ce milieu s’oppose entièrementaux grands espaces dépouillés d’arbres du Tavoliere, inhabités etcultivés par une main-d’œuvre salariée dans de grandesexploitations : il s’agit d’un monde où la terre est rare et leshommes nombreux, composé de petites fermes où l’on « tire desfruits des cailloux eux-mêmes », et où les espaces du blé et desbrebis consistent en mouchoirs de terre à l’ombre des oliviers ;un monde de bourgs denses situés à quelques kilomètres les uns desautres et qui, contrairement aux bourgs céréaliers pastoraux,présentent des indices très bas de mobilité de longue durée, unnombre restreint de patronymes et une forte capacité à susciterl’appartenance. Mais les éléments de ressemblance entre ces deuxPouilles ne sont pas moins importants. Ce qui les rapproche enparticulier, c’est la différence entre leur constitution socialeet institutionnelle et celle des modèles des communautéspaysannes. L’habitat ne repose pas sur la dichotomie classiqueentre les nombreux villages rustiques et les rares villesmercantiles et manufacturières, mais sur de gigantesques agrotownsoù les activités rurales, fortement spécialisées, monétisées,projetées sur des marchés proches et lointains, cohabitent avecles activités de supervision de la circulation des produits. Dansla perspective ici adoptée, les conséquences principales de cetteconfiguration sont doubles : d’une part, l’exposition de cesgrands centres de production agricole au risque alimentaire, quecombat le bureau d’approvisionnement au moyen d’uninterventionnisme continu et projeté sur d’amples espaces ;d’autre part, l’importance relativement faible, pour la sociétélocale, des territoires ruraux des bourgs. L’enceinte desmurailles enserrant les maisons agglomérées de façon paroxystiquesymbolise moins l’autonomie juridictionnelle du centre qu’unesorte d’extranéité des cives par rapport à la campagne déserte quiles entoure. L’étroitesse du périmètre rural du bourg et le faitque des institutions et des sujets individuels souvent étrangersau bourg s’en soient en bonne partie approprié, à titre féodal ouallodial, rompent le lien entre l’habitat, la propriété et letravail qui fonde la citadinité rustique d’époque moderne enrelation avec un lieu élémentaire institutionnalisé. Du reste,lorsque le travailleur rural acquiert un lopin de terre hors lesmurs, il ne lui attribue pas les éléments symboliques qui incitentle paysan « canonique » à le défendre à tout prix : trop petitpour satisfaire les besoins de sa famille, le terrain acquis estutilisé de la même façon que celui qui est loué, il est vendu etracheté lorsque s’en présente l’occasion, et se transmet par la

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lignée féminine sans lien avec le patronyme. Le protagoniste decette économie est le bracciale, figure qui cumule les fonctions deproduction directe des biens immédiatement destinés au marché etcelles d’accomplissement de travail pour le compte d’autrui ; quiest titulaire d’une famille nucléaire néo-locale formée en sonjeune âge et immergée dans les réseaux de relations pauvres desstrong ties25 de la parentèle et de la solidarité ; qui doit se mesureravec la diffusion du phénomène de formalisation contractuelle et,surtout, avec la nécessité de chercher des contractants dans desespaces bien distincts de ceux qui ressortissent de l’universitasgarantissant ses droits de citoyenneté. Structurellementincomplets sur le plan des ressources dérivant de l’appartenanceinstitutionnelle au lieu, les espaces de la côte oléicolecherchent des intégrations dans d’autres espaces structurellementincomplets en particulier du point de vue des bras disponibles.Les universitates oléicoles elles-mêmes, en grande partie privées nonseulement de compétences juridictionnelles mais aussi de capacitésde contrôle sur leur propre territoire rural, offrent desressources précieuses à la masse de leurs propres cives appartenantaux couches inférieures de la stratification sociale et exclus dela sphère formelle du gouvernement local, devenant des opérateursspatiaux non ponctuels ; c’est-à-dire intervenant dans des arèneslointaines par le biais de l’institutionnalisation des gestes, desitinéraires, des procédures de l’approvisionnement et desmigrations saisonnières. En tentant de contrôler, parfois en vain,le risque lié aux choix économiques, qui croît au fur et à mesurequ’on s’aventure dans des milieux géographiquement etjuridictionnellement lointains, les pouvoirs locaux concourent àla formation d’espaces irréguliers, non prévus par les règlementset par la toponymie mais dotés de formes de légitimité compatiblesavec le répertoire compliqué des formes institutionnelles qui sesont construites lors du passage du haut Moyen Âge au début del’époque moderne. Ces espaces non ponctuels, dont les migrationssaisonnières représentent la colonne vertébrale et le principalélément de démarcation, constituent le milieu familier, le cadrede vie normal de générations de paysans apuliens d’époque moderne.

5. Dynamiques faibles et gestion de l’espaceInutile d’insister sur la richesse de détail qui apparaît

lorsqu’on observe ce milieu de plus près. L’appareil public etprivé de régulation des migrants saisonniers peut se révéler non

25 Je me réfère à M. S. Granovetter, « The Strenght of Weak Ties », in American Journal of Sociology, 1973, n° 6, p. 1360-80.

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seulement inefficace mais contre-productif, en particulier lorsdes phases d’expansion, et la structuration des flux migratoirespeut avoir pour effet d’entraver le bon déroulement de la moissonau lieu de le garantir. En 1574, après des années de défrichageslicites et illicites, les moissonneurs encadrés par leurs antenieriau sein des compagnies entament une grève de grande envergure pourréclamer une augmentation de leur rétribution, grève immédiatementmatée avec l’arrestation de 42 antenieri. La réponse énergique desinstitutions, à partir des arrêts de 1585 et 1588, se traduit parune réglementation supplémentaire de l’anteneria, des rapports detravail, du salaire, fixé au niveau « juste » et « ordinaire »26.Cependant les tensions et les conflits incessants, dont lesprotagonistes sont les moissonneurs avec ou sans contrat27,suscitent des projets d’encadrement toujours plus vigoureux de lamobilité saisonnière28. En réalité, tout ceci ne peut êtreinterprété comme un signe de faiblesse du contrôle institutionnelsur le sol. La façon d’être des territoires pendant la longuephase de construction de l’ « état moderne », les contraintesformelles imposées aux pratiques et à l’utilisation des sols, lasuperposition de territorialités légitimes mais diversementdéfectueuses, l’enchevêtrement des normes, des prétentions, desconflits répétés, finissent par enrayer les dynamiques spatiales,engendrer des inerties et produire des effets imprévus d’auto-organisation, de contrôle et, en un certain sens, de gestion del’espace et de ses utilisations. La masseria céréalière, souventprésentée comme un organisme adapté au milieu et à ses ressources,devient la pétrification d’un système délicat de compatibilitésentre une foule de sujets et de prétentions. La composantestructurée et encadrée des migrations saisonnières apuliennesconstitue une partie non secondaire de ce système decompatibilités et, en dépit des tensions et des conflits,fonctionne tant que fonctionne la forme baroque et plurielled’interventionnisme spatial mis en oeuvre dans le Royaume deNaples comme dans bien d’autres formations politiques d’époquemoderne.

L’espace légicentrique du XIXe siècle, refondé par le biaisdes activités de listing, de cartographisation géométrique et decontrôle policier et administratif, présente la contradiction26 Cf. A. Lepre, « Le campagne pugliesi nell’età moderna », dans Civiltà e culture di Puglia, vol. III, La Puglia tra medioevo ed età moderna. Città e campagna, C.D. Fonseca éd., Milan, 1981, p. 327-8.27 S. Russo, Immigrazioni di contadini cit., p. 263.28 Cf. D. Grimaldi, Piano per impiegare utilmente i forzati, e col loro travaglio assicurare ed accrescere le raccolte del grano nella Puglia, e nelle altre provincie del Regno, Naples, 1781.

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irrémédiable de vouloir diriger les hommes en mouvement alorsqu’on libéralise et privatise les utilisations économiques de laterre, qui balaient les « usages des Pouilles » et les « vagueséchiquiers ». En dépit de la production massive de comptes rendus,inventaires, contraintes, permis et normes bien ordonnées, lebouleversement et la désinstitutionalisation de l’ordre migratoireséculaire et de ses espaces devient inévitable.

Traduit de l’italien par Jean-Luc Defromont

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