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Monnaie et richesse chez John Locke : une politique de l’économie Isabelle GARO RÉSUMÉ : Les travaux de Locke sur la monnaie ne sont pas une esquisse maladroite des théories économiques libérales ultérieures mais une partie intégrante de sa philosophie. Il s’agit alors de montrer que l’étude lockienne de la monnaie se situe à l’intersection de trois axes de recherche distincts. D’une part, s’inspirant de l’analyse mercantiliste de la richesse et de sa circulation, Locke s’efforce de définir les catégories propres de l’analyse monétaire. D’autre part, la monnaie métallique se définissant à la fois comme marchandise et comme signe, le problème se situe alors sur le terrain d’une analyse philosophique de la représentation, qui met en jeu la distinction entre substance, mode mixte et relation établie dans l’Essai philosophique concernant l’entendement humain. Enfin, la monnaie assure la liaison entre l’activité privée et l’ensemble de la vie sociale : Locke examine son rôle du point de vue de la propriété, du travail et des finalités collectives qu’ils doivent réaliser. Au total, la monnaie apparaît bien comme un problème crucial de la pensée lockienne, et non comme un thème annexe et conjoncturel. MOTS-CLÉS : monnaie, échange, représentation, travail, propriété 1

Monnaie et richesse chez John Locke : une politique de l'économie

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Monnaie et richesse chez John Locke :

une politique de l’économie

Isabelle GARO

RÉSUMÉ : Les travaux de Locke sur la monnaie ne sontpas une esquisse maladroite des théories économiqueslibérales ultérieures mais une partie intégrante de saphilosophie. Il s’agit alors de montrer que l’étudelockienne de la monnaie se situe à l’intersection de troisaxes de recherche distincts. D’une part, s’inspirant del’analyse mercantiliste de la richesse et de sacirculation, Locke s’efforce de définir les catégoriespropres de l’analyse monétaire. D’autre part, la monnaiemétallique se définissant à la fois comme marchandise etcomme signe, le problème se situe alors sur le terraind’une analyse philosophique de la représentation, qui meten jeu la distinction entre substance, mode mixte etrelation établie dans l’Essai philosophique concernant l’entendement

humain. Enfin, la monnaie assure la liaison entrel’activité privée et l’ensemble de la vie sociale : Lockeexamine son rôle du point de vue de la propriété, dutravail et des finalités collectives qu’ils doiventréaliser. Au total, la monnaie apparaît bien comme unproblème crucial de la pensée lockienne, et non comme unthème annexe et conjoncturel.

MOTS-CLÉS : monnaie, échange, représentation, travail,propriété

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ABSTRACT : Locke’s works on money are not the clumsy outline of the liberal

economic theories that developed later on but it is part and parcel of his

philosophy. This study will then show that Locke’s works on money are at the

crossroads of three distinct lines of research. Firstly, inspired by the

mercantilist analysis of wealth and its circulation, Locke endeavours to define

the categories proper to monetary analysis. Secondly, metallic money being

defined both as commodity and symbol, the problem then stands on the

ground of a philosophical analysis of the notion of representation wich brings

into play the distinction, established in the Essay concerning HumanUnderstanding, between substance, mixed mode and relation. Lastly, money

provides the link between private activity and the whole of social life ; so Locke

examines its role from the point of view of property, labour and the collective

aims both must fulfil. On the whole, money does appear to be a crucial issue in

the thought of Locke, not a subsidiary theme due to circumstances.

KEYWORDS : money, exchange, representation, labour, property

ZUSAMMENFASSUNG : Lockes Arbeiten über das Geld sind nicht etwa eine

ungeschickte Skizze der späteren liberalen Wirtschaftstheorien, sondern ein

substantieller Bestandteil seiner Philosophie. Es gilt daher zu zeigen, dass die

Locke’sche Untersuchung über das Geld im Schnittpunkt dreier distinkter

Forschungsrichtungen steht. Einerseits bemüht sich Locke, die eigentlichen

Kategorien der Geldanalyse zu definieren, wobei er sich bei der

merkantilistischen Analyse des Reichtums und seines Flusses inspiriert. Da sich

das Geld als Metall gleichzeitich als Ware und als Zeichen definieren lässt, liegt

das Problem aber anderseits im Bereich der philosophischen Analyse der

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Vorstellung, die sich auf die Unterscheidung zwischen Substanz, gemischtem

Modus und Verhältnis bezieht, wie sie in der Essay über denmenschlichen Verstand dargelegt ist. Schliesslich ist das Geld Träger der

Verbindung zwischen privater Handlung und der Gesamtheit des

gesellschaftlichen Lebens : Locke untersucht seine Rolle unter dem

Gesichtspunkt des Eigentums, der Arbeit und der mit ihm angestrebten

kollektivent Ziele. Zummenfassend stellt im Locke’schen Verständnis das Geld

nicht etwa ein nebendsächliches und konjunkturelles Thema, sondern ein

zentrales Problem dar.

STICHWÖRTER : Geld, Austausch, Vorstellung, Arbeit, Eigentum

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Les travaux de Locke sur la monnaie sont l’objet d’uncurieux paradoxe : beaucoup des commentateurs qui ont vudans son oeuvre la première expression du libéralismeéconomique se sont surtout intéressés au chapitre du Second

Traité concernant la propriété et ont délaissé, voireignoré, les essais consacrés à la monnaie et au tauxd’intérêt1. De leur côté, la plupart des historiens de lapensée économique2 présentent Locke comme un théoricienimportant, souvent comme l’un des promoteurs de la théoriequantitative, mais signalent que ses confusions et sesincohérences l’ont empêché de parvenir à une analyseconsistante de la réalité économique dans son ensemble.Locke serait resté à mi-chemin sur la voie d’une analyseéconomique en cours d’émancipation à l’égard des tenantset aboutissants politiques et moraux qui caractérisaientla pensée économique mercantiliste.

Or la lecture des essais sur la monnaie révèlel’insuffisance de cette interprétation et met en lumièretoute la complexité du rapport de Locke3 au libéralismepolitique et économique ultérieur : loin d’être l’esquissed’une théorie économique, malheureusement encore grevéepar l’hypothèque de considérations politiques etmétaphysiques, la pensée lockienne construit là un panimportant d’une philosophie d’ensemble, non systématiquecertes, mais dont il paraît plus fructueux de présumer lacohérence que de dénoncer rétrospectivement la faiblesseau regard des instruments d’analyse économiqueultérieurement élaborés. L’étude des pamphlets économiquesde Locke met bien plutôt en lumière la façon dont les

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catégories économiques ne s’élaborent que dans laproximité la plus extrême avec une philosophie morale etpolitique et une théorie de la connaissance. A cet égard,Locke est, du fait même de son statut de philosophe, unexemple remarquable de la façon dont l’étude de la monnaiese nourrit de toutes les autres élaborations théoriques ety fait retour par ses apports spécifiques, et cela dans lecadre d’une pensée générale de la représentation, de sesorigines et de sa fonction. La monnaie est moins un objetspécial voué à l’étude technique de ses propriétés, qu’unéchangeur théorique, qui ouvre l’analyse économique auxdimensions politiques, théologiques, éthiques etphilosophiques des choix qui s’opèrent sur son terrain.

1. La pensée économique de Locke et ses paradoxes

Les essais économiques de Locke doivent bien entenduêtre replacés dans le contexte historique et politique deleur rédaction, qui se situe entre 1668 et 1695. En 1668,Locke est déjà au service de Shaftesbury, alors Chancelierde l’Echiquier et qui se consacre tout spécialement àl’administration et au commerce colonial. En 1695, sesconseils ont conduit le Parlement whigs à la décision derefonte de la monnaie d’argent et Locke a pris part à lafondation de la Banque d’Angleterre. Entre ces deuxdates, l’Angleterre connaît un manque de liquidité quiprovoque une crise de circulation et une forte hausse desprix, ainsi qu’un vif débat national portant sur leremboursement de la dette publique, le prélèvement des

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impôts, le soutien de l’Etat au commerce anglais, dans uncontexte international de guerre et de rivalité avec lesautres pays européens, et notamment la Hollande. S’il estpermis de voir là la cause occasionnelle des premièresoeuvres économiques de Locke, il est clair aussi que leurobjet ne se réduit pas à la défense et illustration dethèses partisanes dictées à la fois par la conjoncturepolitique et l’appartenance à un camp d’intérêt.

A cet égard, la position de Locke est d’ailleursoriginale : Richard Aschcraft a montré que la stratégie del’aile radicale de l’opposition anglaise durant laRestauration vise à sceller une alliance entre lesartisans, les boutiquiers et les propriétaires terriens4.Or Locke, outre la place importante qu’il accorde aupeuple, adresse de vives critiques aux marchands, auxbanquiers et même à la gentry, dont il défend pourtant leplus souvent les intérêts. Et s’il insiste sur lesbénéfices collectifs qu’on peut attendre du développement

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?. Notamment : Strauss, 1986 ; Macpherson, 1973 ; Dumont,1977.2. Par exemple : Blaug, 1986, pp. 20-26 ; Guggenheim, 1978,p. 35 ; Hyde Kelly, 1991, I, pp. 105-106 ; Pribram, 1986,p. 70 ; Schumpeter, 1983, I, p. 407.3. Pour un état des lieux des études lockiennes etconcernant en particulier la question du libéralisme, onconsultera : Spitz, 1994 a et 1994 b. Cf. égalementPocock, 1980.4. Ashcraft, 1995, p. 246.

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du commerce, celui-ci n’est pas à lui seul la panacée enmatière sociale : bien des passages des pamphletséconomiques soulignent les divergences fondamentalesd’intérêt entre catégories sociales, divergences que lesdécisions de politique économique doivent précisémentprendre en considération5.

Les analyses économiques de Locke ne peuvent donc êtreréduites à un ensemble d’affirmations tactiques. Ellesprésentent une véritable ambition théorique, qui n’annulepas mais complète et élargit leur dimensionconjoncturelle. La précision de la discussion lockiennesur les questions techniques qui sont celles du monnayageet de la fixation du taux d’intérêt prend son sens dans lecadre plus général d’une analyse de la propriété, dutravail, de l’enrichissement individuel et national, ducommerce et des relations entre nations. Il fautd’ailleurs rappeler que c’est à ce niveau général que sesituent les controverses de l’époque sur les questionsmonétaires. Les principaux adversaires de Locke dans cedébat, Sir Josiah Child d’abord (sur la question du tauxd’intérêt), puis William Lowndes et Thomas Neale(concernant le projet de dévaluation), ont en commun aveclui de défendre une conception structurée de la richesseet de proposer une analyse internationale en termes debalance commerciale, conformément à l’approche

5. Locke explique qu’une dévaluation réduirait les revenusdu roi, les rentes, l’ensemble des dettes, en même tempsqu’elle pertuberait le commerce (Short Observations on a Printed

Paper, in Locke, 1991, II, p. 350)

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mercantiliste en vigueur. Ils occupent tous, également,des fonctions politiques de premier plan (Child dirigel’East India Company, Lowndes est Secrétaire au Trésor etNeale est Maître de l’Hôtel des Monnaies) qui confèrent àleurs analyses des enjeux concrets immédiats. De même, lesanalyses de Locke, qui lui sont demandées au titred’expert, pèseront sur la décision du Parlementd’entreprendre en 1695 la refrappe de la monnaie d’argenten circulation.

Locke est en ce sens un représentant typique desthéoriciens économiques de son temps. Il l’est moins en ceque, chez lui, les considérations théoriques sont pousséesà un plus haut niveau d’exigence philosophique etpolitique, qu’atteste clairement son analyse de la monnaieet de la richesse. Il est donc intéressant d’essayer dediscerner ce qui fait l’originalité de son approche surfond de problématiques partagées et de questions, au moinspartiellement, communes. Ces questions portent notammentsur le rapport entre monnaie et richesse. On sait queSmith attribuera au mercantilisme une unité doctrinalefondée sur la confusion entre richesse et monnaiemétallique. Ce jugement a été depuis longtemps remis enquestion. Il n’en reste pas moins vrai que tout le XVIIèmesiècle se pose le problème du rapport entre l’activitééconomique nationale et la quantité de monnaie encirculation, même si les réponses diffèrentconsidérablement d’un auteur à l’autre.

Locke traite cette question d’une façon qui est souventprésentée comme paradoxale, en ce qu’elle tente d’associer

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à l’objectif d’une balance commerciale excédentaire6

l’affirmation qu’une hausse des prix résulte del’accroissement de la quantité de monnaie en circulation.Mais s’agit-il vraiment d’une contradiction ? Lockeconsidère bien que le niveau des prix est en relationdirecte avec la quantité de monnaie en circulation7. Maisla quantité de monnaie est à distinguer de la richesse dela nation et n’est finalement que l’instrument de sacirculation. Le problème de la nature et de la fonction dela monnaie qui en découle, pour être bien compris, doitêtre relié directement à l’angle d’approche choisi.Instrument de circulation et réserve de valeur, elle estaussi lien social et moyen d’intervention politique : loinde réduire les questions économiques à leur seul aspectmonétaire, Locke pense la monnaie comme le lieu théoriqued’intégration de toutes les dimensions de l’analyse etcomme le lieu pratique de leur interaction maîtrisée.

Au premier abord, Locke semble être un tenant de lamonnaie-signe, simple représentation conventionnelle,obtenue par le consentement général, des valeurs desdiverses marchandises en circulation : “L’humanité aconsenti à attribuer une valeur imaginaire à l’or et àl’argent, en raison de leur rareté, de leur durabilité etde la difficulté à les contrefaire”8. Pourtant, il affirmebien par là-même que cette valeur “imaginaire” n’est pasle moins du monde arbitraire9 : les qualités des métauxprécieux motivent leur choix en tant qu’instrumentsd’échange, augmentant le volume du commerce et permettantl’accumulation de la richesse. Dans le débat qui oppose la

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notion de monnaie-signe à celle de monnaie-marchandise, lamonnaie lockienne est, si l’on veut, une marchandise-signe, soumise comme les autres biens à la loi de l’offreet de la demande, mais dotée, de par sa fonction propre,de propriétés spécifiques, qu’aucune autre marchandise nesaurait posséder. Il y a assurément une difficulté del’analyse lockienne sur ce point : mais elle consistemoins en une contradiction inaperçue qu’en ladétermination problématique d’une double nature de lamonnaie :

“(L’argent) sert à la fois comme jetons et commegages, et (...) donc il véhicule avec lui un compteuniforme, et la garantie que celui qui le reçoit,aura en contrepartie à nouveau la même valeur, enautres choses qu’il désire, quand il lui plaît. Ilremplit l’un par son empreinte et sa dénomination ;l’autre par sa valeur intrinsèque, qui est saquantité10.”

6. “An overbalance of trade is when the quantity of commoditys, which we

send to any country, do more than pay for those we bring home of theirs. For

then the overplus is brought home in money.” (Propositions sent to the Lords

Justices, in Locke, 1991, II, p. 378). 7. Cette hypothèse, dont on trouve les premiers linéamentsdès l’Antiquité, est formulée par Copernic et surtout parBodin, au cours de la controverse qui l’oppose àMalestroit concernant les effets de l’afflux des métauxprécieux sur la hausse des prix (cf. Guggenheim, 1978,1ère partie, ch. 2). Au XXème siècle, Irving Fischer enproposera une formulation algébrique, l’ “équationgénérale des transactions” (Ruffini, 1996, p. 60).

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La monnaie est une fonction, dont l’or est le supportmatériel : la distinction des deux doit surtouts’accompagner de l’explication de leur connexionprivilégiée, car Locke est loin d’être partisan de lacirculation d’une monnaie de papier, des lettres dechange11 et il préconise la refrappe de ce qu’on nomme àl’époque la “mauvaise monnaie”, c’est-à-dire des piècesrognées dont la valeur nominale est supérieure à la valeurmarchande. Il lui faut donc donner une explication de laformation de la valeur de la monnaie métallique, quitienne à la fois compte de sa fonction et de sa nature de

8. Quelques considérations sur les conséquences de l’abaissement de l’intérêt

et de l’élévation de la valeur de la monnaie, in : Pièces diverses de Monsieur

John Locke, trad. P. Taïeb, Mauss, 1983, p. 70. Cettetraduction ne concerne que les pages 209 à 236 del’édition anglaise du texte de Locke (Some considerations, in

Locke, 1991, I). On citera à chaque fois que c’estpossible cette traduction, en indiquant les référencescorrespondantes dans l’édition anglaise. Ici, Some

considerations, in Locke, 1991, I, p. 233.9. De ce point de vue, cette valeur imaginaire de lamonnaie n’a pas à être “contrebalancée” par la durabilitédes métaux précieux, comme l’affirme John G. A. Pocock(Pocock, 1997, p. 458).10. Locke, 1983 a, p. 70 ; 1991, I, p. 233.11. “Rien ne paiera les dettes que l’argent ou ce qui avaleur d’argent, ce que trois ou quatre lignes écrites surun papier ne peuvent pas être”, Quelques considérations, in

Locke, 1991, I, p. 68.

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marchandise. Et c’est ce à quoi s’emploient les diversessais économiques.

En premier lieu, la monnaie doit être décrite comme unemarchandise : elle présente une valeur d’échange, maiscelle-ci se fonde sur une valeur pré-existante, la “valeurintrinsèque”, dont Locke emprunte l’expression à lascolastique12. Cette valeur intrinsèque, de naturesubstantielle, doit pourtant présenter également unedimension conventionnelle, pour pouvoir devenir le supportd’un système de signes dont on peut constaterempiriquement le caractère variable. De plus, lesphénomènes économiques relèvent pour Locke d’une“prudence” pratique, qui concerne les modes mixtes, nonpas les substances13. Et l’on s’aperçoit alors que ladouble définition lockienne de l’or comme substance et del’or comme monnaie s’effectue conjointement dans lesécrits économiques et dans l’Essai philosophique concernant

l’entendement humain : cette distinction est cruciale puisquec’est elle qui permet d’attribuer à l’or sa double naturede marchandise et d’instrument d’échange. Mais avantd’examiner l’Essai, il convient de préciser d’abord lafonction monétaire de l’or et de l’argent.

L’or, en tant que marchandise, possède une valeur qui

12. Cette notion de valeur intrinsèque permet avant tout àLocke de souligner le lien indestructible qui existe entrel’économie et la nature, en tant qu’elle est mise par Dieuà notre disposition pour la réalisation de nos finalitéspropres.13. Locke, 1983 b, p. 602.

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est définie d’une part par le travail nécessaire à sonextraction, d’autre part par le rapport entre l’offre etla demande concernant ce bien précis. Et c’est en ce pointque les “confusions” de Locke se révèlent être des thèsesphilosophiques essentielles : l’offre et la demandedéfinissent moins l’espace d’un marché libéré de toutecontrainte et fonctionnant selon ses règles propres, quel’utilité spécifique d’un bien, “sa capacité à fournir lesnécessités ou à procurer les commodités de la viehumaine”14. La valeur d’une marchandise est d’emblée denature relationnelle, et se définit comme une proportionentre la quantité d’un bien et sa demande : Locke est loind’une définition de la valeur-travail et il inscrit dansla nature de la marchandise son caractère social15.L’utilité est une demande sociale qui détermine le niveaudes besoins et fournit son cadre à la rechercheindividuelle du bien-être. Distincte du prix naturel deSmith, déterminé par la quantité de travail commandé, lavaleur intrinsèque renvoie immédiatement à l’ensembled’une société, à ses habitudes de consommation et surtoutà ses valeurs éthiques et à sa définition du bonheur, tant

14. “Its fitness to supply the necessities or serve the conveniencies of human

life”, Some Considerations of the Consequences of the Lowering ofInterest

and Raising the value of Money, in Locke, 1991, I, p. 258. 15. “The intrinsick value of silver considerd as money is that estimate wich for

its fitnesse, common consent has placed on silver in making the universal

exchange or barter for all other commoditys and by that it is the instrument of

commerce” (Propositions Sent to the Lords Justices, in Locke, 1991, I,p. 374).

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individuel que collectif. La valeur d’usage inclut lavaleur d’échange plus qu’elle ne la détermine16 et lamonnaie est un lien social qui assure la répartition de larichesse collective.

De ce point de vue, la monnaie fait face à une demandequi, selon Locke, demeure constante. Les variations de savaleur ne peuvent donc provenir que de la quantité demonnaie en circulation, qui détermine à son tour le niveaudes prix, compte tenu de sa vitesse de circulation, del’état du commerce, des dettes17. Il importe donc que cettequantité de monnaie soit correctement définie : si laproduction d’or augmente, l’unité monétaire voit sa valeurdiminuer et on assiste à un mouvement de hausse des prix.Cette proposition constitue ce qu’on nomme le théorèmequantitatif, qui établit donc une stricte proportionnalitéentre la quantité de monnaie et le niveau général desprix. En conséquence de cet énoncé, une augmentation dustock de monnaie n’est nullement assimilable à uneaugmentation de richesse. Pourtant, Locke maintient l’idéemercantiliste qu’il est bénéfique à une nation de capterplus d’or et d’argent que les autres. Cette affirmationsemble au premier abord incompatible avec le théorèmequantitatif. Pourtant Locke prend soin de noter que cen’est pas la quantité de métal précieux qui fait la

16. “La valeur intrinsèque concernant ces métaux instituéspour le troc commun n’est rien d’autre que la quantité queles hommes en donnent ou en reçoivent” (Locke, 1983 a, p.70 ; 1991, I, pp. 233-234).17. Hyde Kelly, 1991, p. 72.

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richesse, mais la quantité de métal monnayé qui constitueà la fois le signe et l’instrument de la prospéritééconomique. La preuve en est que “les pays qui sont lesplus pourvus /de mines/ par la nature sont pauvres”18.Locke ne construit pas une théorie de la valeur, mais unethéorie de la richesse qui articule en permanence économiemarchande et puissance politique, phénomènes monétaires etsouveraineté : “la fin principale du commerce est lesrichesses et la puissance”19.

L’or n’est pas une richesse naturelle mais le résultatde la circulation des marchandises, après qu’il en ait étéhistoriquement la condition20. On peut alors comprendrequ’il soit important pour une nation d’en posséder uneproportion telle que sa position dans le commerce mondial

18. Locke, 1983 a, p. 56. “Money also is necessary to us, in a certain

proportion to the plenty of it amongst our neighbours.” (Further

Considerations concerning raising the value of money, in Locke, 1991, II,p. 419).19. “The cheif end of trade is riches and power” (Trade, in Locke, 1991,II, p. 485). Shaftesbury déclare pour sa part : “C’est lecommerce et le commerce seul qui entraîne après soi cetterichesse et cette puissance sur mer qui ne sauraients’acquérir par aucun autre moyen”, cité in Hill, 1977, p.370.20. Dans le chapitre V du Second Traité, Locke présente unehistoire de l’apparition de la monnaie empruntée àAristote. Cette analyse ne l’empêche pas de distinguer lafonction initiale de la monnaie de son rôle ultérieur demoteur de la circulation.

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se trouve par là même avantagée. La complexité del’analyse lockienne résulte de la présentation de lamonnaie à la fois comme signe de la puissance économiqueet politique, et comme équivalent de la richesse. Lapremière se définit comme une quantité de force politiqueet la seconde comme une proportion sur le terrain del’échange. D’où la curieuse solution de Locke : “lesrichesses ne consistent pas dans le fait d’avoir plus d’oret d’argent, mais d’en avoir proportionnellement plus quele reste du monde”21. On peut noter qu’une telleproposition ignore la production au profit de lacirculation, mais il importe surtout de considérer qu’elles’éclaire du point de vue du commerce international quiest celui de Locke22, et qu’il tente de concilier avecl’étude de la richesse nationale, de sa formation et deses transferts. Même s’il méconnait le phénomène del’inflation et n’attribue la perte du pouvoir d’achat dela monnaie qu’au seul “rognage” des pièces23, Lockes’efforce de penser les phénomènes monétaires à la foisdans leur spécificité et dans leur dépendance par rapports

21. Locke, 1983 a, p. 57 ; 1991, I, p. 222.22. Fernand Braudel signale qu’à cette époque, “ladistribution (...) est le vrai secteur du profit” et que,même si son volume est souvent inférieur à celui ducommerce intérieur “le commerce au loin a, sans doute,tenu le premier rôle dans la genèse du capitalismemarchand, il en fut longtemps l’ossature” (Braudel, 1979,p. 439 et p. 474). 23. Vilar, 1974, p. 271.

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à des réalités économiques et politiques globales, quifont du monde dans sa totalité le terrain d’une lutteacharnée24.

En ce sens, si les variations de la quantité de monnaien’influent pas sur les prix relatifs nationaux, elles sontde la première importance dès lors qu’on envisage leureffet sur les prix des biens importés et des biensexportés. Locke envisage par hypothèse une diminution demoitié de la quantité de monnaie en circulation,diminution qui hausserait les prix des biens intérieurs etdiminuerait ceux des biens étrangers, provoquant aussitôtl’émigration de ceux qui peuvent espérer des revenus plusélevés hors d’Angleterre25. L’analyse monétaire n’est doncjamais coupée de sa dimension politique et sociale et ils’instaure entre les deux niveaux un système de relationscausales réciproques. C’est ainsi que le niveau des prixn’est pas seulement à envisager par rapport à la quantiténationale de monnaie, mais aussi par rapport aux prix envigueur dans les nations voisines avec lesquelles existentdes relations commerciales : il modifie les termes del’échange et sert d’instrument à disposition d’unepolitique économique qui prône l’exportation des biensmanufacturés ainsi que la limitation des importations dematières premières. L’angle d’approche original construitpar Locke contribue à faire de la monnaie le foyerthéorique d’une analyse globale qui reconnaît auxphénomènes monétaires leur spécificité mais non leur

24. Steiner, 1992, pp. 111-114. 25. Some considerations, in Locke, 1991, I, p. 266.

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autonomie.

2. La monnaie, substance et mode mixte

Tout concourt donc à faire de la monnaie lockienne uneréalité complexe, dont la nature se détermine à différentsniveaux d’analyse26 et qui les met en relation. Sa doublenature de métal précieux et de signe conventionnel posedes problèmes qui sont à la fois de nature économique, entant qu’ils concernent la politique internationale et lafixation du taux d’intérêt, et de nature philosophique, ence que l’articulation des deux niveaux requiert uneexplication précise. En effet, la monnaie se définissantégalement comme marchandise, il faut déterminer ce qui luiconfère sa fonction privilégiée d’instrument de lacirculation et de mesure de la valeur des autresmarchandises. Le problème se déplace sur le terrain d’uneanalyse de la représentation, située au coeur même de laphilosophie lockienne et qui doit s’aider de ladistinction entre substance, mode mixte et relation, telleque l’élabore l’Essai philosophique concernant l’entendement humain.

26. A la même époque, des théoriciens de l’économie commeJosiah Child ou Dudley North s’opposeront effectivement àl’intervention politique, par hostilité à l’égard desrestrictions aux exportations qui gênent les grandescompagnies. North va jusqu’à écrire que “le flux et refluxde la monnaie s’organise sans aucune aide des politiciens”(cité in Pribram, 1986, p. 69).

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Concernant ce dernier point, il est vrai qu’aucun chapitrede l’Essai ne porte sur la monnaie en tant que telle.Pourtant, on ne peut qu’être frappé par la fréquence durecours à l’exemple de l’or dans cette oeuvre. Plusieurséléments permettent effectivement de rattacher lesanalyses monétaires de Locke aux considérationsphilosophiques de l’Essai.

Tout d’abord, comme l’a noté Patrick Hyde Kelly, Lockeemploie fréquemment le terme de “notion” dans ses écritséconomiques. Or ce terme renvoie aux idées complexesconsidérées comme modes mixtes27. Ranger l’économie du côtéde l’analyse des modes mixtes, c’est lui conférer le rangd’une pratique prudentielle, qui porte non pas sur dessubstances, mais sur “certaines combinaisons d’idéessimples, qu’on ne regarde pas comme des marquescaractéristiques d’aucun être qui ait une existence fixe,mais comme des idées détachées et indépendantes, quel’esprit joint ensemble”28. Ces combinaisons, au lieud’être dictées par les choses, sont construites parl’esprit qui peut donc les connaître pleinement etéventuellement agir sur elles : le propre d’une notion estbien d’être “plutôt fondée sur les pensées des hommes quesur la nature même des choses”29. C’est parce que le tauxd’intérêt est une notion qu’on peut le modifier pardécision. Pourtant un problème délicat surgit : si le tauxd’intérêt est une notion plastique, elle n’existe que par

27. Hyde Kelly, 1991, p. 93. 28. Locke, 1983 b, p. 224. 29. Ibid., p. 225.

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rapport à un autre mode mixte, la monnaie, qui est lefruit du consentement mais aussi un métal monnayé, dont lavaleur ne saurait être fixée de façon arbitraire. Onretrouve donc à ce niveau ontologique et épistémologiquele paradoxe économique d’une convention fondée en nature,d’une monnaie qui est à la fois signe et métal, mode mixted’origine sociale et substance naturelle. Pour cetteraison, Locke demeure inclassable et oscille entremétallisme et cartalisme30, en construisant une théorie dela monnaie comme chose dotée d’une fonction dereprésentation, théorie que Constantine George Caffentzisa qualifiée de “sémantique”31.

Toute représentation est le résultat d’une genèse. Ilconvient donc de partir d’abord de l’or comme substancepour envisager la construction sur cette base de la notionde monnaie. “Les idées des substances”, écrit Locke, “sontcertaines combinaisons d’idées simples, qu’on supposereprésenter des choses particulières et distinctes,subsistant par elles-mêmes”32. L’idée est dans ce cas unecopie qui renvoie à un archétype existant indépendamment

30. C’est ce que note Schumpeter (1983, p. 407). Le cartalisme est l’affirmation que la monnaie est un ticket ou un bon, et non une marchandise. 31. “The only hope for the continuation of the world trade was that silver

(and/or gold) continued to be an element of the idea of money, since this

substance would provide a supra-social point of agreement necessary for the

coordination of a huge variety of individual minds expressing themselves in a

cacophony of tongues.” (Caffentzis, 1989, p. 84).32. Locke, 1983 b, p. 119.

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de notre connaissance. La connaissance des substancesrelève de la philosophie de la nature, mais elle ne peutêtre ni directe ni complète : il est alors nécessaire denettement distinguer l’essence réelle de l’essencenominale. L’essence réelle demeure inaccessible, simplesupport des qualités que nous repérons empiriquement etque nous sommes portés à attribuer aux choses mêmes :

“par exemple, l’essence nominale de l’or, c’estcette idée complexe que le mot or signifie, commevous diriez un corps jaune, d’une certainepesanteur, malléable, fusible, et fixe. Maisl’essence réelle, c’est la constitution des partiesinsensibles de ce corps, de laquelle ces qualités ettoutes les autres propriétés de l’or dépendent. Ilest aisé de voir d’un coup d’oeil combien ces deuxchoses sont différentes, quoiqu’on leur donne àtoutes deux le nom d’essence33.”

Si la propension de notre esprit est d’affirmer que lessubstances sont bien telles que nous les définissons,cette opération même de définition intercale ladénomination, ou l’essence nominale, entre la substance etnous. La reconnaissance de cette opération de constructionincite à davantage de prudence quant à la portée effectivede nos conclusions :

“à l’égard des essences réelles des substances, noussupposons seulement leur existence sans connaîtreprécisément ce qu’elles sont. Mais ce qui les lietoujours à certaines espèces, c’est l’essencenominale dont on suppose qu’elles sont la cause etle fondement34.”

33. Ibid., pp. 353-354.

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L’or est donc avant tout la dénomination d’une espècefondée sur la sélection de certaines propriétés quidonnent au mot sa signification précise. Il est unereprésentation que nous avons tendance à prendre pour unechose, parfois à nos dépens, puisque nous nous fions leplus souvent à la figure et à la couleur pour former nosidées complexes des substances :

“ainsi là où nous trouvons la couleur de l’or, noussommes portés à nous figurer que toutes les autresqualités comprises dans notre idée complexe y sontaussi, de sorte que nous prenons communément desdeux qualités qui se présentent d’abord à nous, lafigure et la couleur, pour des idées si propres àdésigner différentes espèces, que voyant un bontableau nous disons aussitôt, c’est un lion, c’est une rose,c’est une coupe d’or ou d’argent35.”

On ne saurait mieux dire que l’or est la copie idéelle36

d’une substance et que le faussaire est à cet égardmeilleur philosophe que le fétichiste.

La monnaie est donc le résultat perfectionné et tardifde ce même processus de représentation, qui englobe sousun même nom un nombre plus ou moins élevé de choses, enfonction des propriétés qui ont été retenues :

“la même commodité qui a porté les hommes à désignerpar un seul nom les diverses pièces de cette matièrejaune qui vient de la Guinée ou du Pérou, les engageaussi à inventer un seul nom qui puisse comprendrel’or, l’argent et quelques autres corps de ces

34. Ibid., p. 356. 35. Ibid., p. 368. 36. Locke parle de “peinture mentale” (Ibid., p. 291).

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différentes sortes37.”

La notion de métal qui en résulte se fonde sur uneconvention, qui renvoie à un usage et à une utilitécommunes, que ce soient ceux du métal utilitaire ou dumétal monnayable. De la même façon, l’ “espèce” monétaireest une “portion de matière”, “considérée comme rangéesous la dénomination d’une certaine idée abstraite”38.L’important est de considérer que “lorsque les hommesforment leurs idées génériques des substances, ils nesuivent pas exactement les modèles qui leur sont proposéspar la nature”39 : les genres et les espèces procèdentd’une opération humaine de découpe du réel, qui leurconfère d’emblée un caractère conventionnel. La monnaiepeut alors être considérée comme le résultat exemplaired’une telle procédure de fixation des significations etqui commence obligatoirement par l’identification certainedes métaux précieux qui lui servent de support matériel.

Il en résulte que les idées d’or sont variables, enfonction des propriétés connues et sélectionnées par ceuxqui emploient ce terme. Locke montre que l’origine adamitedes noms n’est que le commencement singulier d’unprocessus qui se poursuit et se modifie sans cesse : Adamretient de l’or qu’il est “un corps dur, brillant, jauneet fort pesant”40 et le nomme zahab. Mais en multipliant lesexpériences sur ce métal, il sera en mesure d’allonger

37. Ibid., p. 371. 38. Ibid., p. 356. 39. Ibid., p. 371. 40. Ibid., p. 379.

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presque sans fin cette liste. Le danger qui en résulte estque chacun donne aux mots un sens différent et soit portéà penser qu’ils désignent immédiatement les essencesréelles. Cette substantification illusoire du langage faitnaître le risque de son éclatement en idiomesincommunicables. Face à celui-ci, il faut rappeler quec’est l’usage social de la langue qui fixe lessignifications communes. C’est pourquoi “cetteaffirmation, tout or est fixe, ne contient autre chose que lasignification du terme d’or”41. De la même manière, le grandavantage des dénominations monétaires, et l’utilisation del’unité “shilling” pour énoncer les prix, précise Locke, estqu’elle est une mesure dont “les idées, par leur usageconstant, se sont imprimées dans l’esprit de toutAnglais”42. La monnaie est un signe particulièrement fiableparce qu’il est matériellement inscrit sur la chose mêmequ’il désigne, une quantité donnée d’or ou d’argent fins.

L’idée de l’or en tant que substance est donc unecombinaison d’idées simples qui correspondent aux qualitéssensibles que nous avons identifiées et retenues dans

41. Ibid., pp. 379-380. 42. “These are measures whose ideas by constant use are setled in every

english man’s mind”, Some considerations, in Locke, 1991, I, p. 249.“To avoid fallacies, I desire to be understood when I use the word silver alone,

to mean nothing but silver, and do lay aside the consideration of baser metal

that may be mixed with it (...). The silver being the measure of commerce, ‘tis

the quantity of silver that is in every piece he receives, and not the

denomination of it wich the merchants look after, and values it by.” (Short

Observations, in Locke, 1991, I, p. 354).

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notre définition de ce terme. Une telle connaissance estcertes incomplète, mais suffisante : “ainsi nous pouvons,par le secours des sens, connaître et distinguer leschoses, les examiner autant qu’il est nécessaire pour lesappliquer à notre usage, et les employer en différentesmanières à nos besoins dans cette vie”43. Dieu a fait ensorte que notre intelligence convienne à la connaissancede nos devoirs et à la satisfaction des nécessités de lavie. Et toute la réflexion lockienne sur le statut et lanature de la connaissance ouvre à la définition ducomportement éthique et pratique propre à l’homme. En cesens, le choix de l’or comme exemple récurrent tout aulong de l’Essai ne semble pas relever du hasard : uneconnaissance sensible trop perfectionnée, par exemple unevision quasi-microscopique de la matière serait unhandicap pour celui qui ne pourrait de toute façon pas “seservir d’une vue si perçante pour aller au marché ou à labourse”44. Les idées complexes que nous avons dessubstances matérielles visent moins à l’édification d’unescience de la nature inutile qu’à l’organisationrigoureuse d’un savoir pratique conforme à notredestination. La connaissance de toute façon impossible del’or en tant que substance doit céder la place à laconstruction d’une idée suffisante pour notre usage. Enl’occurrence cet usage est double : l’or est un métal quisert à la fabrication d’objets divers, il est aussi uninstrument d’échange, le substrat de la fonction

43. Locke, 1983 b, p. 236. 44. Ibid., p. 237.

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monétaire. Dans ce second emploi, il devient le supportmatériel d’une convention, d’un système de signes quiconstitue la monnaie proprement dite.

On se trouve alors dans le cas d’une construction deniveau deux : l’idée complexe d’or donne lieu à unenouvelle dénomination, de type monétaire, qui crée unnouveau type d’espèce à partir d’une conventionsupplémentaire, qui limite le nombre des qualités secondesretenues au poids et à la pureté du métal échangé. Ce casn’est pas développé dans l’Essai, mais on y trouve tous leséléments conceptuels qui permettent de comprendre letraitement lockien des phénomènes monétaires dans lesessais économiques. En effet, Locke considère la monnaiecomme un mode mixte, dans la mesure où sa dénominationconventionnelle l’arrache à tout modèle dont elle neserait que la copie. La monnaie est à elle-même son proprearchétype et peut être définie par pure convention : lavaleur d’une frappe est toujours vraie en ce qu’elledéfinit des unités de comptes qui ne lui pré-existentpas45. Mais on aperçoit aussitôt la difficulté : la frappepeut ne pas correspondre à la quantité de métal précieuxqu’elle est censée désigner. La monnaie est un mode mixtequi renvoie à une substance, une convention qui fait fondsur une nature et dont se révèle le caractère paradoxal encas de crise monétaire ou de fraude46.

Face à cette situation, on l’a vu, il ne s’agitnullement de développer une science de l’or-substance maisune théorie de l’or-monnaie, directement en prise sur lapratique des échanges et l’organisation politique de la

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société. Sachant que l’or est un mode mixte constitué d’unagrégat de qualités secondes qui sont autant de puissancesde sa substance, il est possible de définir la monnaie parsimplification et épuration de notre définition première :si l’on ramène le mode “métal précieux” à deux idéessimples, qui sont la pureté et le poids, on le réduit àune relation47, aisément manipulable par l’esprit etgarante de l’adéquation entre la représentation et ce quiest représenté : “nos idées simples sont toutes réelles etconviennent avec la réalité des choses”48.

Les dénominations monétaires renvoient à ces deuxrelations, pureté et quantité, qui fondent leur parfaitefiabilité : “la relation est un moyen de comparer ou deconsidérer deux choses ensembles, en donnant à l’une ou àtoutes les deux quelque nom tiré de cette comparaison, etquelquefois en désignant la relation même par un nomparticulier”49. Le lien à la substance n’a pas à êtreexploré plus avant, il suffit que la dénominationmonétaire instaure un parallèlisme constant et fiable avecle métal précieux considéré comme chose : “la réalité deces idées /consiste/ dans cette continuelle et variablecorrespondance qu’elles ont avec les constitutionsdistinctes des êtres réels”50. On comprend alors que Lockesoit hostile au bimétallisme or-argent qui, en admettantl’existence de deux étalons distincts, réintroduit laquestion de l’estimation réciproque variable de ces deuxmétaux, et qu’il répète à l’envie qu’ “une égale quantitéd’argent est toujours d’une même valeur qu’une égalequantité d’argent. C’est ce que le sens commun aussi bien

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que le marché nous enseignent”51. La relation monétaire estalors l’occasion de la confiance des échangistes etl’objet d’une certitude suffisante pour devenirl’instrument idéal du commerce.

La monnaie a bien le statut d’un langage dont lesconventions collectives ont valeur de norme, mais lessignes sont alors apposés sur les choses matérielleselles-mêmes, réduisant à zéro les risques d’erreurconcernant la valeur représentative de ces mêmes signes.En premier lieu, le caractère intersubjectif des

45. “Lorsque nous jugeons de la vérité de nos idées par laconformité qu’elles ont avec celles qui se trouvent dansl’esprit des autres hommes, et qu’ils désignentcommunément par le même nom, il n’y en a point qui nepuissent être fausses dans ce sens là”, ibid., p. 309. 46. Locke envisage dans l’Essai l’invention individuelled’une monnaie imaginaire qui ne pourrait par conséquentavoir aucun usage : l’inventeur “peut sans doute compterfort exactement, et assembler une grosse somme (...) sansêtre pourtant plus riche d’une pite et sans savoir mêmecombien vaut un écu, une livre ou un sou, mais seulementque l’un est contenu trois fois dans l’autre, et contientl’autre vingt fois, ce qu’un homme peut faire aussi dansla signification des mots en leur donnant plus ou moinsd’étendue considérés l’un par rapport à l’autre” (Locke,1983 b, p. 511). Par ailleurs, “the stamp neither does nor can take

away any of the intrinsick value of the silver, and therefore an ounce of coin’d

standard silver, must necessarily be of equal value to an ounce of coin’d

standard silver” (Short Observations, in Locke, 1991, I, p. 346).

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conventions, et par excellence de la convention monétaire,évite tout risque de contestation : tout homme est apte àdistinguer les diverses pièces de monnaie et à connaîtreparfaitement leur essence nominale, ou leur valeur (qu’onqualifie d’ailleurs elle aussi de nominale). En secondlieu, cette fixation collectivement admise de la valeur dela monnaie permet d’espérer une connaissance économiquebien plus avancée que ne saurait l’être celle de lasubstance or. C’est en ce sens seulement qu’on peut parlerde l’émergence d’une science économique chez Locke, et quia le même statut que la morale, dont il pense à l’époquede la rédaction de l’Essai qu’elle est “capable dedémonstration”52, au même titre que les mathématiques.

En ce qui concerne l’économie, la définition d’unstandard monétaire permet la création volontaire etconsensuelle de la base de l’édifice monétaire, qui peutalors faire l’objet d’une connaissance certaine : l’étalonest l’archétype d’un mode mixte dont l’idée est lareprésentation adéquate. C’est en ce sens qu’il fautcomprendre la défense farouche par Locke du caractèreintangible de l’étalon. Il fournit à la théorie autantqu’à la pratique son point d’ancrage stable, le référentde toute politique économique. Locke le dit et le répète :“le standard devrait être, une fois fixé, inviolable etimmuable à perpétuité”53. Cela ne signifie nullement que

47. Les relations sont les idées que “l’esprit forme de lacomparaison /des/ choses entre elles.” (Locke, 1983 b, p.250)48. Ibid., p. 296.

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l’ensemble de l’analyse économique soit une sciencedémonstrative, car s’ouvrant sur les décisions politiques,les comportements collectifs, les choix individuels, lescirconstances historiques, elle présente le caractère d’unsavoir social qui admet que l’essence réelle de l’hommereste hors de sa portée. Les concepts de l’économielockienne sont descriptifs et s’efforcent d’êtreprescriptifs, c’est pourquoi la tonalité pragmatique desécrits économiques est moins la preuve de leur caractèresubalterne que la marque du statut spécifique du savoirqu’ils développent. Et à la différence de la morale, laraison ne suffit pas ici à nous indiquer les actionsconformes à notre destination54 : le recours à l’expériencesemble indispensable pour valider les choix économiques.Ancrée dans une convention, le standard métallique fixe,l’économie peut s’ouvrir sur la complexité descomportements sociaux, sans perdre pour autant de vue lepoint cardinal de ce principe objectif, en ramenanttoujours la monnaie à une relation quantifiable parl’intermédiaire de dénominations invariables. C’estpourquoi l’analyse économique lockienne, tout enprésentant d’emblée une forte originalité, reste liée à ladéfinition baconienne d’une histoire naturelle, qui

49. Ibid., p. 253. 50. Ibid., p. 296. 51. “Hence it is evident, that an equal quantity of silver is always of equal value

to an equal quantity of silver. This common sense, as well as the market

teaches us” (Further Considerations, in Locke, 1991, I, p. 411). 52. Ibid., p. 419.

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s’attache à collecter de façon systématique des donnéesempiriques55.

La construction d’un savoir économique débouchant surune pratique réglée est donc une opération délicate. Parexemple, les modalités de fixation de la valeur de lamonnaie sont complexes et ne sont pas à la portée desdécisions individuelles, pas plus qu’à celle de la seulevolonté gouvernementale56. Pour une part même, l’orcontinue d’être une marchandise recherchée en tant quesubstance matérielle et dont la valeur est fixéeindépendamment de toute décision, par le jeu de l’offre etde la demande et par le travail57. A tenir liées ces deuxaffirmations, Locke se trouve face à une difficultéthéorique immense, qui sera celle de l’ensemble desthéories monétaires après lui, jusqu’à Marx inclus. D’oùprovient la valeur de la monnaie, et comment se détermineson prix ? On peut considérer que ses principaux énoncéséconomiques se distribuent sur le double axe de la natureet de la convention ainsi dessiné et consistent, d’unepart dans sa théorie du taux d’intérêt, d’autre part danssa théorie du monnayage, qu’on examinera successivement.De ce point de vue, l’étude lockienne de la représentationse trouve bien mise au service de la construction d’uneanalyse monétaire spéciale, qui en reprend mais surtout encomplète et en prolonge les considérations générales.

Concernant d’abord le loyer de l’argent, il fautrappeler que c’est l’usage qui définit les modes mixtes :

53. “The standard once thus settle, should be inviolably an immutably kept to

perpetuity”, Some considerations, in Locke, 1991, I, p. 329.

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Locke milite pour un taux “naturel” de l’intérêt, fixé paraccord mutuel des échangistes sur la base de l’état dumarché. On connaît le début des Quelques considérations : “lapremière chose à considérer est de savoir si le prix duloyer de l’argent peut être réglé par la loi. Et à monavis, d’une manière générale, on peut dire qu’il estévident qu’il ne peut l’être”58. Mais Locke préconise lafixation d’un taux national de l’intérêt, “raisonnable”,empêchant les prêteurs de profiter “de l’ignorance ou dela nécessité des emprunteurs”59. La politique monétairedoit suivre l’évolution naturelle du taux de façon à enfaire à la fois le résultat d’un équilibre mécanique etune convention collective qui place tout le monde àégalité devant le crédit. Cette mesure est moins inspiréepar un esprit libéral avant la lettre que par l’analyse dela monnaie comme convention, soumise doublement aux lois

54. Locke reconnaît qu’ “il est impossible d’évaluerexactement la quantité d’argent nécessaire dans le négoce”en raison du nombre des paramètres à prendre enconsidération, et en particulier du rôle de la vitesse decirculation de la monnaie (Quelques considérations, in Locke,1983 a, p. 72 ; 1991, I, p. 235). Par ailleurs, il proposeaux partisans de la dévaluation de tester empiriquementleur hypothèse (Hyde Kelly, 1991, pp. 94-95).55. Locke est lié, à travers Boyle et Petty, à un courantd’inspiration baconienne, qui joint à l’analysesystématique des données disponibles, notamment dans ledomaine de l’agriculture, une ambition réformatrice (Wood,1984, pp. 20-35).

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du marché et à la décision des hommes. Locke lutte explicitement contre le monopole des

banquiers, il se préoccupe assurément aussi des conditionsde remboursement de la dette publique de l’Angleterre,mais sa conception de l’intérêt ne saurait être coupéed’une analyse plus globale de l’échange, de ses finalitéset de ses conditions, individuelles et sociales. Ils’efforce en effet de définir le rôle de l’autorité enmatière monétaire : si l’autorité publique se charge de lafrappe de la monnaie, c’est bien le consentement communqui décide que l’or et l’argent sont monnaie. L’estampageest la garantie du poids et de la pureté du métal,conformément à l’usage. Et toute modification de la teneurmétallique de pièces conservant la même dénomination estune tromperie assimilable à la violation d’une promesse.C’est pourquoi la contrefaçon est “le plus grand crime” etpeut être considérée comme une “trahison” : “l’estampageest le reçu public de la valeur intrinsèque”60. Enpolitique comme en économie, la confiance collective et le

56. Constantine George Caffentzis l’a bien montré : “The

accumulation process and the state are preconditioned on the monetary

system ; should it break down, so will they. Mistakes with money are fatal.”

(Caffentzis, 1989, p. 163).57. Locke n’explique pas comment se combinent ces deuxsources de la valeur : “l’or et l’argent, qui sont si peuutiles à notre vie au regard de la nourriture, du vêtementet des transports, ne tiennent leur valeur que duconsentement des hommes, lequel se règle en grande partiesur le travail” (Locke, 1994, p. 37).

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respect des serments sont la clé de voûte d’uneorganisation réglée et juste de la société et deséchanges.

L’image et l’inscription du roi61 sur les piècesmétalliques sont à comprendre comme la marque du caractèreconventionnel de la monnaie. Mais la convention n’est pasarbitraire, et loin de développer un individualismeéconomique, Locke défend le rôle du consentement collectifcontre l’altération et les manipulations monétaireslaissées à la discrétion du monarque et qui constituentune part importante des politiques économiques du XVIIèmesiècle. La même idée prévaut dans sa théorie des taxes etdes impôts qu’il faut soustraire à l’arbitraire d’un seul,de même que dans son souci de soumettre la prérogativeroyale au consentement populaire, ou encore dans sadéfense des terres communes en Angleterre62. En économiecomme en politique, l’alliance de tous doit faire obstacleà la volonté d’un seul, la notion de contrat étantcentrale sur les deux terrains et cimentant leur unité :la seule recherche de l’intérêt privé n’est jamais pourLocke, pas plus que pour l’ensemble de la tradition

58. Quelques considérations, in Locke, 1983 a, p. 45 ; 1991, I, p.211. 59. “To prey upon the ignorance or necessity of borrowers”, Some

considerations, in Locke, 1991, I, p. 283. 60. Ibid., p. 307 ; “The counterfeiting the stamp is made the highest

crime, and has the weight of treason laid upon it : because the stamp is the

publick voucher of the intrinsick value” (Ibid., p. 312).

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mercantiliste, source d’harmonie sociale. L’échangistelockien n’est pas l’agent rationnel de la pensée néo-classique, mais inclut la mauvaise part possessive etpassionnelle de l’individu oublieux du bien commun.

Concernant ensuite la valeur de la monnaie, Locke s’enprend vigoureusement à tout projet de dévaluation.Certains historiens de la pensée économique luireprocheront sa naïveté à cet égard et de n’avoir pascompris les possibilités de régulation qui en résultent.Mais le nerf de l’argumentaire de Locke est enl’occurrence de nature éthique et philosophique autantqu’économique : la dévaluation est une tromperie, quidétruit le caractère de garantie publique de l’estampage63.On comprend mieux en lisant l’Essai que la politique demaintien de l’étalon répond à la définition de la monnaiecomme convention définie par l’usage, et renvoie plusgénéralement à ce lien social fondateur qu’est le respect

61. Ibid., p. 328. 62. Locke, 1994, pp. 120, 26 et 104. On peut encorementionner la décision de Charles II en 1672 de suspendrele remboursement de la dette, décision à laquelles’opposera vigoureusement Shaftesbury, ainsi que la rumeurqui affirme qu’un souverain catholique confisquera lesbiens des protestants (Ashcraft, 1995, p. 32 et p. 217).63. Some considerations, Locke, 1991, I, p. 312. Lockeironise : “I cannot wonder that Mr. Lowndes, a man so well skill’d in the

law, especially of the Mint, the Exchequer and of our money, should all along in

this argument speak of clip’d money as if it were the lawful money of England”

(Further Considerations, in Locke, 1991, I, p. 429).

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des promesses. De même qu’il importe que la significationdes mots soit fixée pour que le langage remplissecorrectement sa fonction de communication64, il faut que necirculent que des pièces de bon poids, dont l’empreintecorresponde au poids de métal, ou la valeur faciale à lavaleur réelle. Le signe authentifie la présence d’unesubstance, dont la connaissance approfondie n’est pasrequise à partir du moment où elle n’est que le supportd’une fonction qui, elle, appelle et autorise l’analyse laplus complète possible.

La frappe est donc une opération complexe, qui confère àl’or monnayé le statut de mode mixte, précisément parceque la teneur en métal étant garantie, il n’y a plus qu’àse préoccuper de la valeur marchande de celui-ci, enlaissant de côté toutes les autres propriétés matériellesde l’or65. L’estampage remplace la science de l’or, inutileaux échangistes, pour les assurer néanmoins de la naturesubstantielle des pièces qu’ils manipulent et simplifierles échanges. La convention monétaire, par l’inscription

64. “Celui qui n’emploie pas constamment le même signe poursignifier la même idée, mais se sert des mêmes mots tantôtdans un sens, tantôt dans un autre, doit passer dans lesécoles et dans les conversations ordinaires pour un hommeaussi sincère que celui qui au marché et à la bourse venddifférentes choses sous le même nom” (Locke, 1983 b, p.410).65. “Mr. Lowndes say (...) that silver has a price. I answer : silver to silver can

have no other price, but quantity for quantity” (Further Considerations, in

Locke, 1991, I, p. 447).

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d’un signe à même la matière, vient assurer la liaison dela nature à la convention sociale en articulant un modemixte sur la substance dont il est l’affection66. De cepoint de vue, on peut affirmer que la question de l’or etde la monnaie recoupe transversalement l’ensemble laproblématique de l’Essai et, à travers la séquence ormétallique - moyen de paiement et réserve de valeur -monnaie fiduciaire, relève successivement de tous lestypes d’idées que Locke distingue, modes, substances etrelations67, éclairant l’unité maintenue de ces troisniveaux alors même qu’ils déterminent des domaines deconnaissance radicalement distincts. Les idées lockiennesne sont pas des conventions arbitraires mais desreprésentations saisies dans leur dépendance à l’égard deschoses mêmes, qui en sont les causes. Il importe alors demesurer de façon exacte leur valeur spécifique dereprésentation, la monnaie offrant le cas exemplaire d’unedénomination réelle, qui doit impérativement être pensée

66. “J’appelle modes ces idées complexes qui, quelquecomposées qu’elles soient, ne renferment point lasupposition de subsister par elles-mêmes, mais sontconsidérées comme des dépendances ou des affections dessubstances” ‘Locke, 1983 b, p. 119). Par ailleurs,défendre la nature strictement conventionnelle de lamonnaie aboutit pour Locke à une absurdité : “If this could be

silver as every one sees might be raised to the value of gold and we might

makes ourselves as rich as we pleased” (Answer to my Lords Keepers Queries,

in Locke, 1991, II, p. 396).67. Locke, 1983 b, pp. 118-119.

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comme convention pour faire office d’idée adéquate parrapport à la quantité de métal pur qu’elle désigne68.

L’opposition économique entre métallisme et cartalismese dénoue à ce niveau philosophique : toute idée simpleest une représentation qu’il faut rattacher non pas à unenature, connue effectivement par là-même, mais à unesubstance matérielle, qui en est la cause nécessaire etinaccessible. La monnaie, réduite par convention aux idéessimples d’une quantité et d’une pureté données de métalprécieux, ne peut être que vraie:

“car Dieu ayant, par un effet de sa sagesse, établide ces idées, comme autant de marques de distinctiondans les choses, par où nous puissions être capablede discerner une chose d’avec une autre, et ainsi dechoisir pour notre propre usage, celles dont nousavons besoin69.”

L’ “espèce” monétaire est fiable, précisément parcequ’elle ne prétend pas être la description d’une substancemais se présente comme la construction manifeste d’unedéfinition unitaire, qui ajoute à la détermination demétal précieux sa fonction d’instrument de circulation et

68. Michael Ayers distingue deux courants de penséeconcernant la définition des idées, l’un, aristotélicienet scolastique, l’autre, épicurien et stoïcien, auquel ilfaut rattacher Locke : “The second, Epicurean line of thought

presented a more radical model for intentionality according to wich a simple

idea is the natural sign or representative of its regular cause” (Ayers,1993, I, p. 69).69. Locke, 1983 b, p. 310.

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son rôle de réserve de valeur. Elaborée consciemment commemode mixte, elle devient objet de certitude, à la foiscomme moyen pratique d’échange et comme objet théorique.Il semble alors que la monnaie soit le cas paradigmatiquede la connaissance modale, l’incarnation des distinctionsépistémologiques de l’Essai qui, nous préservant de touteprétention exagérée, autorisent cependant l’organisationsavante de la pratique de l’échange et déterminent lesconditions et les limites de l’intervention politique. Lamonnaie est un intermédiaire ontologique autant qu’uninstrument économique. Elle renvoie donc à l’articulationgénérale entre l’organisation sociale et la nature, dumoins à ce qu’il est possible et nécessaire d’en savoir,ce qui constitue l’objectif même de l’épistémologielockienne.

Loin que l’économie se définisse comme une scienceautonome, elle est pour Locke une connaissance pratiquesituée dans la dépendance directe de la loi de nature,“qui veut la paix et la préservation de tout le genrehumain”70 : via les notions de propriété et de travail, ellerenvoie à la définition de l’homme et aux finalités queDieu a conférées à son oeuvre en tant que créateur. Lockeaffirme très clairement que l’esprit de l’homme est adaptéà la recherche du bonheur terrestre, et que cetterecherche donne à la technique et à l’économie uneimportance supérieure à la science de la nature. Il s’agitde :

“trouver de nouvelles inventions ou procédés pour

70. Locke, 1994, p. 7.

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abréger ou faciliter notre labeur ; mêler avecsagacité différents agents et matériaux à notreusage, grâce à quoi la quantité de nos richesses(c’est-à-dire des choses utiles aux besoins de notrevie) peut être accrue ou mieux conservée ; orl’esprit de l’homme est bien adapté à desdécouvertes de ce genre, bien que, peut-être,l’essence des choses, leur origine première, lesvoies cachées de leurs opérations et toute l’étenduedes choses corporelles, soient autant au-delà de noscapacités qu’elles nous sont peu utiles.”

Mais Locke précise aussitôt que Dieu a donné une preuvesuffisante de son existence par le fait que lorsquel’homme “possède tout ce que le monde peut lui offrir, ildemeure encore insatisfait, inquiet et éloigné dubonheur”71. L’effort de construction d’une analysemonétaire rigoureuse est donc l’occasion, non decirconscrire un terrain autonome (celui des échangesmarchands), mais bien plutôt de réinsérer un typeparticulièrement complexe de représentation au sein d’unethéorie de la connaissance et d’une philosophie éthique etpolitique. Aussi spécifiques soient-elles, les catégorieséconomiques employées par Locke ne cessent de renvoyer, aumoins implicitement mais souvent expressément, àl’ensemble de sa philosophie, mettant ainsi en évidencel’unité de ses divers secteurs de recherche qui ladéfinissent. Il reste alors à en compléter ladémonstration par l’étude du lien essentiel qui existed’après Locke entre, d’une part, la question de l’échangemonétaire et , d’autre part, les questions de la

71. Journal, 8 février 1677, in Locke, 1990, pp. 69 et 70.

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propriété, du travail, et plus généralement de ladestination de l’homme.

3. La propriété, le travail et les richesses

Locke est un penseur de l’échange mais nullementl’apôtre de l’accumulation illimitée, même s’il en penseeffectivement la possibilité concrète. L’inventionmonétaire est à cet égard paradoxale : la monnaie, quipermet l’échange comme intermédiaire, s’offre à lathésaurisation en tant qu’elle est réserve de valeur etexacerbe la passion de la propriété. Locke affinel’analyse aristotélicienne en insistant sur le rôle socialde la première fonction par opposition au caractère privéde la seconde : l’argent doit être préservé del’exportation autant que de l’accumulation, qui ont encommun d’entraver la circulation72.

Il est évident que la théorie de la monnaie occupe iciencore une situation cruciale : elle assure le lien entrela dimension privée de l’appropriation et de l’échange etle caractère social de l’activité économique pensée commeun tout. Il faut rappeler que l’invention de la monnaieprésente un caractère ambivalent pour Locke. L’argentpermet d’étendre des possessions qui, sous la forme demarchandises périssables, ne sauraient être accumuléesdurablement. Mais la corruption des biens matériels estaussi le critère naturel de la quantité qu’il convient de

72. Some considerations, in Locke, 1991, I, p. 261.

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s’approprier : elle proportionne très exactement laquantité des marchandises possédées à “ce qui estnécessaire pour la commodité de la vie”73. Aprèsl’apparition de la monnaie, d’une part ce critère naturelne joue plus, d’autre part l’envie d’accroître toujoursdavantage ses possessions fait son apparition, tandisque :

“lorsqu’il n’existe rien qui soit à la fois durableet rare, et suffisamment précieux pour êtreaccumulé, les hommes ne sont pas disposés àaccroître leurs possessions en prenant de nouvellesterres, si riches soient-elles et si libres qu’ilspuissent être de les prendre74.”

Cette recherche de l’enrichissement donne également lieuà une analyse complexe. Tout d’abord il faut préciser queLocke ne prend partie ni pour la frugalité extrême, nipour l’enrichissement sans limite. L’absence de monnaiecondamne à une économie de subsistance, tandis que sonapparition peut donner naissance à la corruption desmoeurs. Le problème n’est donc pas de regretter sonémergence mais d’aménager son usage, sachant qu’ellen’inclut pas en elle-même le vrai critère de sonutilisation correcte. La monnaie est un moyen qui peutservir plusieurs fins et l’erreur serait précisément deproclamer l’autonomie des phénomènes monétaires en faisantde l’accumulation un but valable par soi-même et del’échange une régulation sociale quasi-mécanique75. La

73. Locke, 1994, p. 27. 74. Ibid., p. 36.

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solution du problème réside bien évidemment dans ladétermination précise de ce qu’il faut entendre par les“commodités de la vie” : au-delà de la satisfaction desbesoins vitaux, Locke se prononce pour l’accès général aubien-être et au bonheur. Il faut alors distinguerl’enrichissement privé et l’égoïsme possessif qu’il faitnaître, de la prospérité nationale et des conditions de sarépartition générale76. La difficulté est que l’énergieindividuelle consacrée à l’enrichissement est la conditiond’une activité économique intense. Là encore, on rencontreune tension de l’analyse, dont Locke assume la présence autravers du concept original de propriété qu’il construit77.

Maintenant les réticences -pour ne pas dire lacondamnation- antiques et médiévales à l’égard du profitet des richesses, Locke tente d’en aménager la rigueurface à la nécessité d’un bien-être collectif croissant.James Tully a mis en évidence le retravail lockien duconcept thomiste de propriété à titre inclusif. Lockemaintient en effet, contre Grotius et Pufendorf, ladistinction entre “droit sur” et “droit à”, le second sefondant sur le don du monde par Dieu à l’ensemble du genrehumain78. Par là même, Locke est conduit à défendrel’existence des terres communes contre le mouvement desenclosures, alors même qu’il autorise l’appropriationprivée sans limite. Il s’agit pour lui de rendrecompatible la propriété collective et la propriété privéedes terres au sein d’un même concept juridique. En effet,la multiplication des échanges conduit les hommes àaccepter “que la terre soit possédée de manière inégale et

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disproportionnée”79. Mais cette disproportion peut en venirà menacer l’existence d’une partie du genre humain,incapable d’assurer sa propre conservation. Il convientalors d’ériger la charité en “droit de créance dunécessiteux sur les biens du possédant”80. Chaque hommedoit pouvoir réaliser par le travail les finalités qui luisont assignées par Dieu. Les conditions de la vocationsont sociales et économiques, même si l’objectif du salutdemeure bien sûr strictement individuel et se situe sur unautre plan, lié au premier mais distinct de lui81. Leproblème est de permettre à la fois une activité orientéevers l’accroissement du bien être et de l’appropriationprivée, et d’empêcher que cette finalité de ranginférieur, d’une part, ne nuise au niveau individuel à laréalisation de la vocation, d’autre part, n’interdise auplan social la subsistance et le bonheur de tous. Cesystème d’exigences individuelles et collectives serépercute tout naturellement au niveau de la monnaie, quiest à la fois issue du consentement commun et l’objet del’accumulation privée.

A ce niveau, Locke retrouve encore une problématiquethomiste, celle du juste prix, mais là aussi modifiéesensiblement par son analyse des règles de l’offre et dela demande. L’article Venditio de 1695 examine le cas d’unmarchand de blé de Dantzig proposant son blé 5 shillings àOstende et 20 shillings à Dunkerque où la famine entraîneune forte demande. Est-ce équitable, demande Locke ? Lajustice exige qu’on vende à tous indifféremment au prix dumarché. Mais ce prix est défini à l’endroit même où l’on

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vend. A la recommandation thomiste de modérationmutuelle82, Locke substitue l’affirmation que “la mesurecommune au vendeur et à l’acheteur est simplement que sil’un vend aussi cher qu’il peut au marché, l’autre achèteaussi bon marché qu’il peut”83. Le rapport entre l’offre etla demande définit automatiquement la valeur de la

75. On a souvent reproché à Locke, à juste titred’ailleurs, le caractère statique de son analyse monétaire(Hyde Kelly, 1991, p. 92). Locke n’identifie aucun effetauto-régulateur propre aux variations du niveau des prix.Au-delà d’une défaillance de l’analyse, on peut affirmerqu’il n’entre pas dans les principes de son analysed’attribuer aux phénomènes économiques un dynamismeindépendant qui rendrait superflus l’interventionpolitique et le jugement moral. Toute son analyse sedirige à l’inverse vers la mise en évidence de finalitésextérieures et supérieures à la sphère de la circulation,susceptibles d’en orienter et d’en réguler le cours. S’ilexiste des lois du marché, elles ne s’harmonisent passelon une boucle de rétro-action mais elles s’ouvrent àchaque instant sur le domaine de l’intervention politiqueet sociale. C’est pourquoi la question de la définition dela propriété, de sa structure et de sa répartition prendune telle importance dans son oeuvre : elle lie lescontraintes des lois de l’échange aux exigences de la loide nature.76. Locke signale que le pouvoir législatif “ne peut jamaisavoir le droit de détruire les sujets, de les réduire enesclavage, ou de les appauvrir à dessein” (Locke, 1994, p.

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marchandise sans supprimer pour autant l’impératif ultimede charité à l’égard de ceux qui se trouvent dans lanécessité la plus pressante : et Locke prend soind’ajouter que celui “qui emporte son blé parce qu’ils neveulent pas lui donner plus qu’ils n’en sont capables(...) est sans aucun doute coupable de meurtre”84.L’impératif de charité vient cette fois s’adjoindre dudehors et comme cas limite à la fixation des prix par lemarché. Il n’en reste pas moins que la circulationgénérale des marchandises demeure ainsi placée sous lajuridiction ultime de la loi de nature85.

L’offre et la demande aident à déterminer le prix desbiens échangés mais ils ne sont pas la source de lavaleur, qui réside en amont du marché, dans la nature etle travail. Cette thèse de la double origine de larichesse est un emprunt à la Genèse, devenu un leitmotiv de lapensée économique86. Mais Locke instaure une francheinégalité entre les deux éléments, puisqu’il va jusqu’àaffirmer que dans les dépenses nécessaires à la productiondes choses, “les quatre-vingt-dix-neufs centièmes doiventêtre attribués au travail”87. L’estimation vise à démontrerque “bien que les choses de la nature soient données en

98). Il serait absurde que, de leur côté, les lois dumarché soient en mesure de réduire légitimement des hommesà la misère. 77. Les hommes s’unissent “pour la préservation mutuelle deleur vie, de leur liberté et de leurs biens, ce quej’appelle du nom générique de propriété” (Locke, 1994, p.90).

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commun, l’homme avait cependant -parce qu’il est maître delui-même et propriétaire de sa propre personne et desactions ou du travail de cette même personne- en lui-mêmele grand fondement de la propriété”88. La propriété et letravail se conditionnent mutuellement mais renvoientultimement au salut et à la nécessité continue d’enproduire les signes89, qui se double de l’objectifterrestre de la prospérité collective : “toutes nosaffaires se traitent ici-bas”90.

Cette conception éthique et théologique du travail donnenaissance à un curieux texte, qui interdit qu’on voie enLocke un précurseur de l’organisation capitaliste dutravail. L’article Labor de 1693 débute par l’affirmationsuivante : “nous devons considérer comme une marque de labonté de Dieu qu’il nous ait placés en cette vie sous la

78. Tully, 1992, ch. III, IV et V. 79. Locke, 1994, p. 37. 80. Tully, 1992, p. 188. 81. John Dunn parle à cet égard de l’individualismereligieux de Locke (Dunn, 1991, p. 60). Il ne sauraitconstituer le fondement de l’individualisme libéral quelui attribuent Louis Dumont ou C. B. Macpherson.Concernant les origines religieuses de la question,Quentin Skinner note : “Like Locke a century later, the Huguenots

assume that amongst the things we may be said to have the freedom and thus

the right to dispose of within the bounds of the laws of nature are those

properties -as we still punningly call them- wich are intrinsic to our

personalities, and in particular our lives and liberties” (Skinner, 1978, p.328).

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nécessité du travail”91 et propose, bien avant PaulLafargue, une répartition plus égalitaire du travailmanuel et du travail intellectuel, compte cependant tenu“de la distinction qui doit exister entre les rangs”92. Laproposition initiale de 6 heures quotidiennes de travailmanuel pour tous se transforme alors en 9 heures detravail et 3 heures d’étude pour les travailleurs manuels,et en la proportion inverse pour les gentlemen et lessavants. Si cette correction est plus qu’une concession àune hiérarchie sociale que Locke ne souhaite nullementbouleverser, le but du travail apparaît clairement et ilest évident qu’il ne vise qu’à titre annexel’enrichissement : “Si le travail dans le monde étaitcorrectement organisé et réparti, il y aurait plus descience, de paix, de santé et d’abondance qu’aujourd’hui.Et l’humanité serait beaucoup plus heureuse qu’àprésent”93. Il n’est pas étonnant que Locke ne se préoccupenullement de la distinction entre travail productif ettravail improductif élaborée à la même époque par WilliamPetty : son but est à la fois éthique, religieux etéconomique. Locke se définit volontiers lui-même comme unouvrier et on peut être frappé par les occurrences de lamétaphore qui rapproche la recherche du savoir de ladécouverte d’un filon d’or94 et de sa prospection. Larécompense terrestre est un signe et une gratificationsecondaire pour un effort dont la portée outrepasselargement le bénéfice immédiat.

Les questions économiques sont bien inséparables desfinalités éthiques et religieuses de l’homme. Qu’elles

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possèdent leur spécificité n’annulent en rien leursubordination en dernière instance à l’égard de fins d’uneautre nature qu’elles. Cet aspect se montre encore dansl’analyse de la richesse et de la puissance des nationsque propose Locke. Là encore l’analyse subit la tensionforte de ses multiples motifs et enjeux : la prospéritéanglaise est un but restreint qui est en partie au moinsincompatible avec le développement des autres nations etdonc de l’humanité dans son ensemble. Locke ne peutqu’être pris en tenaille entre l’universalisme chrétien et

82. “Si l’acheteur tire un grand avantage de ce qu’ilreçoit du vendeur, et que ce dernier ne subisse aucunpréjudice en s’en défaisant, il ne doit pas vendre au-dessus de sa valeur” (Thomas d’Aquin, 1926, t. III, IIa-IIae, q. 77, p. 485).83. “The measure that is common to buyer and seller is just that if should buy

as cheap as he could in the market the other should sell as dear as he could

there”, Venditio, in Locke, 1991, II, p. 499. 84. “If he carry it away unlesse they will give him more than they are able (...),

he is no doubt guilty of murder”, Ibid., p. 499. Par ailleurs, Lockeest parfaitement hostile à l’aide systématique apportéeaux pauvres et souhaite qu’ils “n’aient ni la permission,ni l’encouragement d’être oisifs” (For a generall naturalization, in

Locke, 1991, I, p. 492).85. Locke conseille de former les enfants à une bonnecompréhension de la propriété en leur enseignant “lalibéralité, l’empressement de partager avec les autres cequ’ils possèdent ou ce qu’ils aiment” (Locke, 1992 a, p.145).

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l’exclusivisme national propre au mercantilisme. Dans lecadre de la rivalité de l’Angleterre avec les Provinces-Unies en particulier et des guerres qui les opposent, ledébat économique porte sur les moyens de faireefficacement concurrence aux marchands hollandais95. Lacirculation mondiale des richesses est pensée comme un jeuà somme nulle, où les gains des uns sont obligatoirementles pertes des autres :

“dans un pays non pourvu en mines, il n’est que deuxmanières de devenir riche, les conquêtes ou lecommerce (...). Nul n’est assez vain pour entretenirl’illusion que nous pouvons moissonner au fil de nosépées les profits du monde (...) Le commerce restedonc la seule façon que nous ayons d’accéder auxrichesses96.”

L’Angleterre connaît une importante crise de lacirculation due au manque de liquidité et c’est dans cecontexte que le ministère whig sera conduit à solliciteren 1695 l’avis et les propositions de Locke.

Celui-ci reprend l’idée admise à l’époque que lecommerce à la fois fonctionne selon des lois propres97 etqu’il est un moyen de la puissance politique. Au total, laprospérité d’une nation s’estime, on l’a dit, en fonction

86. Paul Vidonne signale qu’on la trouve chez Hobbes,Cantillon, Boisguilbert, Quesnay, Diderot, Bentham,Storch, Malthus et Marx (Vidonne, 1986, pp. 14-15). 87. Locke, 1994, p. 31. 88. Ibid., p. 34. 89. Dunn, 1991, pp. 223-225.90. Journal, in Locke, 1990, p. 70.

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de sa situation dans la circulation mondiale de la monnaieet des biens : il lui faut capter la plus grande partpossible du stock existant de métaux précieux. Lesquestions monétaires se situent donc aussi sur le plan dela politique internationale : la monnaie pour Lockedynamise le commerce en stimulant la demande, et de cepoint de vue il se range aux côtés de Thomas Mun, pour quiil est impossible de séparer phénomènes réels etphénomènes monétaires98. La prospérité nationale supposeune politique monétaire rigoureuse ainsi qu’uneplanification étatique pour que le commerce du marchandprofite à la société dans son ensemble99. L’économielockienne est bien, avant tout, une politique del’économie.

Le mercantilisme, par delà la diversité des auteursqu’on range sous cette bannière, n’oppose pasl’intervention étatique et le libre-échange, mais entendpar liberté du commerce l’exercice d’une protectionjudicieuse de l’Etat sous la forme d’un système deprivilèges dont le modèle demeure le Navigation Act de 1651100.Le thème de la balance du commerce reflète cette volontéde déceler les lois propres du négoce tout en faisantl’objet d’une politique économique d’autant plus efficacequ’elle sera au fait des lois de l’échange. Chez Locke, cesouci s’exprime au travers de sa conception de l’intérêtet du monnayage, jamais séparée de ses autrespréoccupations : une politique monétaire efficace stimulel’activité et permet la mise au travail de l’ensemble dela population, ainsi, par suite, que l’essor

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démographique, condition de la vraie richesse101.L’augmentation de l’activité n’est pas synonymed’accroissement de la productivité et le problème de lamise au travail des pauvres et de la discipline qu’il fautparvenir à leur imposer ne se situe qu’aux marges de cequi préoccupera l’économie politique classique : elle nedonne pas lieu à une réflexion sur l’organisation socialede la production mais associe immédiatement etmécaniquement prospérité nationale et essor démographique.On retrouve à ce niveau la thèse mercantiliste desavantages financiers et militaires que procure unepopulation nationale relativement plus élevée que dans lesautres pays, et qui conduit Locke à défendre des mesuresd’incitation à l’immigration, notamment française, enAngleterre102.

On doit constater que Locke est à la foisinterventionniste et prudent quand aux conditions et auxlimites des décisions politiques sur le terrain deséchanges commerciaux. Il existe une causalité économiquequi définit la place et la nature des actions dans cedomaine, et c’est en ce point que théorie monétaire et

91. “We ought to looke on it as a marke of goodnesse in god that he has put us

in this life under a necessity of labour”, Labor, in Locke, 1991, II, p.493. 92. “The distinction that ought to be in ranks of men”, Ibid., p. 494. 93. “If the labour of the world were rightly directed and distributed there

would be more knowledg peace health and plenty in it than now there is. And

man kinde be much more happy than now it is”, Ibid., p. 495. 94. Locke, 1986, p. 37 ; 1983 b, p. 57 et 1975, p. 21.

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fixation du taux d’intérêt se rencontrent. On l’a vu,Locke est hostile à une baisse autoritaire du tauxd’intérêt, censée favoriser l’investissement. La raison enest que l’intérêt est un prix, celui du loyer de l’argent,et qu’il se détermine comme pour toutes les marchandisespar le rapport entre l’offre et la demande : le bas tauxde l’intérêt hollandais, pris comme modèle par Child, estselon Locke un résultat et non une cause de la prospérité.Et il élabore à cette occasion sa théorie de la doublevaleur de la monnaie, en distinguant le prix payé pourl’emprunter de la valeur de la monnaie échangée contre desbiens. Ne parvenant pas à relier ces deux dimensions, ilse résout à une théorie économique délibérément lacunaire,en même temps qu’il laisse alors toute sa place à ladimension politique et sociale de la question : il estfrappant de voir comment son analyse s’effectue du pointde vue des diverses classes sociales en présence, Lockerestant au total plus proche des propriétaires fonciersque des banquiers et des marchands, qui “sont les derniersà être affamés”103. C’est à ce niveau social que les choixéconomiques trouvent leurs motifs déterminants : Locke

95. Shaftesbury prononce en 1673 devant le Parlement undiscours demeuré célèbre, “Delenda est Carthago”, pour obtenirson soutien dans la troisième guerre contre les Pays-Bas.Il définit alors cette guerre comme “une compétition (...)pour le commerce du monde entier” (in Ashcraft, 1995, p.123).96. Quelques considérations, éd. cit., pp. 57-58 ; Some

considerations, éd. cit., p. 222.

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signale qu’une dévaluation porte préjudice en premier lieuà tous les créanciers ainsi qu’aux propriétaires fonciers.Par ailleurs, l’analyse conserve toujours sa dimensionéthique : Locke n’hésite pas à attribuer la baisse du prixde la terre aux dettes dont sont couverts despropriétaires s’abandonnant à la débauche et ayant renoncéà “la sobriété, la frugalité et l’industrie” du règned’Elisabeth104. La transition est d’autant plus aisée de lasphère économique au domaine moral et religieux que Lockemaintient l’assimilation aristotélicienne de l’économienationale à l’économie domestique : “un royaume devientriche ou pauvre, comme un fermier le devient et pasautrement”105. L’équilibre budgétaire est la condition de lasurvie, et l’excédent de la balance commerciale celle de

97. “Le prix des choses ne peut être réglé par les lois etles efforts pour le faire cependant porteront à coup sûrpréjudice et tort au commerce, et désorganiseront vosaffaires”, (“The price of things will not be regulated by laws, though the

endeavours after it will be sure to prejudice and inconvenience trade, and put

your affairs out of orders”, Some considerations, in Locke, 1991, I,p. 282). 98. Cf. Steiner, 1992, 2ème partie. 99. Cf. Lazzeri, 1992, p. 95 : “Rien ne garantit que ledroit à la conservation collective sera d’autant mieuxassuré qu’il dépendra de l’initiative et des aptitudes despossédants. De ce point de vue, il n’est pas certain quela difficulté à laquelle se trouve confronté Locke ait étérésolue -malgré son raffinement théorique- par la théoriepolitique et l’économie libérale ultérieures”.

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la prospérité.Par suite, le commerce international est privilégié au

détriment de la consommation intérieure, appauvrissante.La plupart des théoriciens de cette période réclamentégalement des bas salaires, qui ont le mérite d’interdirel’oisiveté, de limiter les dépenses des travailleurs etd’abaisser les prix des marchandises. Dans la situationanglaise de sous-emploi106, l’urgence est de contraindre lespauvres au travail alors même que l’intérêt économique nemotive pas ou peu leur comportement. Si Locke accorde aupeuple des droits politiques, conformément aux conceptionsde l’aile la plus radicale du mouvement whig, il faitpartie de ceux qui dénoncent l’oisiveté des pauvres etpréconisent l’organisation des workhouses en même temps quele maintien de bas salaires107.

Il en vient alors à distinguer deux sous-catégories dansle peuple, d’une part ceux qui contribuent au commerce, ettout particulièrement au commerce extérieur, d’autre part

100. Les seuls défenseurs du libre-échangisme se recruterontalors du côté des marchands interlopers, opposés aux grandescompagnies dont les privilèges leur portent préjudice etqui souhaitent une concurrence accrue (Steiner, 1992, p.134). 101. “Il convient de préférer l’abondance de la population àl’étendue des possessions, et (...) l’augmentation desterres cultivées et le bon emploi que l’on en faitconstituent le grand art du gouvernement”, Locke, 1994, p.32. 102. For a generall naturalization, in Locke, 1991, I, p. 489.

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les paresseux, parmi lesquels il compte indistinctementles domestiques, les mendiants, les détaillants, leshommes de loi et les soldats108. La séparation des deuxclasses s’effectue du point de vue de l’utilité commune enmême temps qu’en fonction de la capacité des hommes àassurer leur subsistance par leur propre travail. Lockepeut ainsi à la fois défendre la vertu de charité etregretter les “lois très inopportunes”109 de protection despauvres, qui seront bientôt au centre du débat économiqueen Angleterre. Le magistrat peut même être conduit àinterdire l’exercice de la charité quand elle incite à laparesse110, mais on aurait tort d’y reconnaître un motiflibéral : les vertus individuelles sont à estimer aussipar rapport au bien commun, dans la mesure où ellesmodifient la réalité sociale et retentissent sur lescomportements privés. A l’avantage économique d’un faiblecoût de production, le bas prix du travail ajoute donc lebénéfice éthique de l’obligation au labeur et à lafrugalité, vertus dont Locke regrette la disparition chezles classes possédantes. L’appel à l’essor du commerce estau centre d’une axiologie d’inspiration puritaine dont ildemeure inséparable, même si le système des valeurséthiques se trouve manifestement de son côté adapté à laperspective d’un niveau d’activité toujours croissant.

Le commerce est un problème essentiel pour Locke, maiss’il ne le coupe pas de ses tenants et aboutissantspolitiques, il ne sépare pas davantage la circulation dela production des biens et de la perspective générale d’unaccroissement continu de l’activité. Cette production est

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avant tout agricole et les questions liées à la terre sonten effet au centre des préoccupations de Locke, qui voitdans le développement de l’agriculture la conditionfondamentale de la prospérité publique111 : la chute desrentes est à déplorer. Locke précise qu’elles baisserontjusqu’à ce que “l’industrie et la frugalité, jointes à uncommerce bien organisé, rétablissent la richesse etl’opulence que le royaume connaissait autrefois”112. Locken’anticipe pas sur le développement de l’industrie et desmanufactures, à telle enseigne qu’il s’efforce de penserl’usure et le profit sur le modèle de la rente pour enlégitimer l’existence, cette fois à l’encontre de leurcondamnation médiévale113. S’il justifie le prêt à intérêt,il reste bien loin de l’idée de capital et de profit : lamonnaie doit toujours être remise en circulation pourjouer son rôle de stimulateur du commerce, mais elle nesaurait être accumulée sous la forme d’un capitalcirculant possédant son autonomie et sa fonctionspécifique. Elle demeure avant tout un moyen d’échange etla défense lockienne des propriétaires fonciers parrapport aux marchands et aux banquiers n’est quel’expression sociale de cette stricte hiérarchisation desfonctions économiques.

103.“The merchant, and monied man (...) will be sure to starve last”, Some

considerations, in Locke, 1991, I, p. 271. 104. “Sobriety, frugality, and industry” (Ibid., p. 269). 105. Locke, 1983 a, p. 66 ; 1991, I, p. 230. 106. Hill, 1977, p.314. 107. Trade, in Locke, 1991, I, p. 486.

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La sphère de la circulation est bien un intermédiaire etun moyen dans la recherche de la prospérité : l’insistancede Locke et de tous les théoriciens de cette époque surl’importance des phénomènes monétaires et de la sphère dela circulation ne doit pas faire illusion. On assistemoins à l’émergence d’un concept embryonnaire de capitalqu’à l’identification du niveau qui donne le plus de priseà l’intervention étatique. On peut bien sûr trouvermoderne l’idée que la monnaie est une médiation quidétermine ou conditionne les sphères qu’elle relie, maisil ne faut pas inverser l’ordre des priorités. Locke ledit très explicitement : “Le négoce est donc nécessaire àla production des richesses, et l’argent à la poursuite dunégoce”, ou encore :

“l’excédent du négoce entre nous et nos voisins doitinévitablement emporter notre argent et rapidementnous laisser pauvres et vulnérables. L’or etl’argent, quoiqu’ils soient utiles à peu de mondenéanmoins commandent toutes les commodités de la vie; et donc c’est dans leur abondance que consistentles richesses114.”

On ne saurait mieux dire que l’argent occupe unefonction décisive pour l’enrichissement, mais qu’il n’est

la richesse qu’à la condition de circuler et de fairecirculer les marchandises.

Locke rend sans doute possible la prochaineréorientation de la pensée économique en direction de laproduction et le passage de l’analyse de l’intérêt à celledu profit. Mais la question de l’échange doit être avanttout pensée en corrélation avec la définition du travail

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comme devoir et la mention des “nécessités et commoditésde la vie” comme constituant ses finalités individuelleset collectives. S’il justifie bien l’appropriation privée,il maintient en même temps la catégorie de propriétéindivise. En ce sens, il paraît problématique d’affirmerqu’il prépare le terrain au libéralisme : rien dans sonanalyse ne décrit une réalité qui ne s’installera de façonidentifiable que bien plus tard. Par contre, Locke estsensible aux différents intérêts en présence et à leursconflits plus ou moins larvés dans une Angleterre en proieaux bouleversements politiques les plus profonds115. On a lesentiment, à lire les textes économiques de Locke, qu’ilpense surtout l’économie comme le terrain d’affrontementde plusieurs conceptions et qu’elle constitue un lieuprivilégié, à la fois théorique et pratique, detransformation sociale et politique.

Si son analyse économique exprime directement et defaçon complexe ses partis pris éthiques, religieux etpolitiques, elle présente une certaine indéterminationqu’on a souvent mise au compte de l’incohérence de lapensée lockienne. Il semble plutôt que Locke entrevoie lapossibilité de plusieurs perspectives historiques, pasnécessairement compatibles entre elles d’ailleurs, mais

108. “Reteiners of gentry and beggers or wich is worthhinder trade as retailers in some degree. Multitudes oflawyers, but above all soldiers in pay”, Ibid., p. 485. 109. “Very inconvenient laws for mainteining the poor”, For a

generall naturalization, in Locke, 1991, I, pp. 489-490. 110. Essai sur la tolérance, in Locke, 1992 b, p. 118.

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qui sont autant de voies non libérales de développement.Que ces voies n’eussent guère été praticables n’est pas laquestion ; qu’on les évalue à la lumière de la directioneffectivement prise par l’économie anglaise et européenneest un contresens, et sur les intentions de Locke, et surce qui détermine effectivement telle ou telletransformation économique de grande ampleur. Le défautmajeur d’une telle lecture est de masquer la spécificitéde l’approche lockienne des phénomènes économiques etmonétaires derrière la conviction que l’économie seraitune science qui tâtonne d’abord à la recherche de sonautonomie et ne fait, dans un premier temps, qu’esquisserou pressentir les concepts centraux de l’économiepolitique classique et contemporaine. C’est ainsi que,piétinant au seuil de la maturité scientifique, Lockeaurait entrevu la notion de “travail accumulé”, ou encorela fonction de régulation des taux d’intérêt, ou bien la“préférence pour la liquidité”, voire même l’“exploitation du travail”116. Décrire Locke comme un proto-libéral encore marqué des vestiges “pré-scientifiques”117 dumercantilisme, c’est oublier qu’il n’a jamais envisagéqu’il puisse exister une science autonome nommée économieet accompagnant le développement d’un nouveau mode deproduction, le capitalisme118. Une telle science manifesteelle-même un choix théorique et pratique, qui ne résultepas seulement des circonstances historiques objectives quilui donnent naissance mais aussi d’une conceptionpolitique et philosophique précise, que masque parfois,justement, l’affirmation d’une autonomie advenue de la

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science économique. Il reste à se demander comment Locke a pu être l’objet

d’une lecture si partiale. Concernant la seule histoire dela pensée économique, que Locke soit un tenant de lathéorie quantitative semble avoir été la cause de sonrattachement ultérieur à la tradition classique et néo-classique, mention étant faite alors de ses incohérenceset contradictions. Pourtant, la théorie quantitative estmoins un fil continu d’une pensée économique à larecherche de son autonomie et en voie de mathématisation,qu’une thèse qui n’implique pas forcément une théorie del’équilibre général ou l’affirmation de la neutralité dela monnaie. Locke s’efforce de penser la monnaie dans saspécificité et son rôle propre, en faisant non pas de larichesse privée mais de la richesse sociale l’objet del’économie politique119. En ce sens, la monnaie n’estnullement une réalité séparée, mais un foyer théorique oùse réfractent les multiples dimensions de l’analyse,politique, juridique, éthique, philosophique et religieuse: on s’est efforcé de le montrer, l’or chez Locke renvoie

111. L’Angleterre est un pays où “la terre est le plus grandfond” (“Their great fund is in land”, Some considerations in Locke,1991, I, p. 272). 112. “Till general industry, and frugality join’d to a well order’d trade, shall

restore to the Kingdom the riches and wealth he had formerly”, Some

considerations, in Locke, 1991, I, p. 272. 113. Marx, 1977, t. III, p. 571. 114. Locke, 1983 a, p. 58 et p. 56 ; 1991, I, pp. 223-224 etp. 221.

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tout à la fois au langage et à la connaissance, àl’instrument monétaire, au travail, à la nature créée parDieu, à la répartition des richesses, à l’éducation, àl’autorité publique, au consentement collectif, au contratet au respect des promesses, aux relationsinternationales.La monnaie, peu à peu exclue de l’analyse économique

ultérieure, n’est pas pour Locke un objet spécial, ou levoile neutre qu’y verra Jean-Baptiste Say, mais unensemble de règles sociales qui interdisent que l’économieprétende s’émanciper de la politique. Il semblerait doncque ce soit la capacité d’une théorie à intégrer lesdimensions multiples qu’on a mentionnées, en les faisantconverger en un point unique, la monnaie, qui constituel’économie politique comme telle, même si cette dernièren’a cessé de réécrire son histoire sous la forme d’uneodyssée de la valeur. C’est donc, très logiquement, aumoment de la naissance de cette pensée économique que sacomplexité intrinsèque s’aperçoit le mieux et que sesenjeux s’exposent le plus clairement. Ultime paradoxe, lavéritable modernité de Locke résiderait alors précisémentdans le fait qu’il n’est pas un précurseur du libéralisme

115. Locke examine les effets politiques de la chute desrentes sur les différentes “classes” sociales, enindiquant par exemple que les laboureurs réduits à lamisère seront amenés à prendre les armes contre lesriches, tandis que les landed men entreront en lutte à lafois contre les marchands et les banquiers (Some

considerations, in Locke, 1991, I, pp. 290-291)

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économique mais bien le partisan d’une approche politiquede l’économie, qui contribue à éclairer sous l’angle deses choix fondamentaux, devenus plus difficilementdiscernables, la théorisation ultérieure.

Isabelle GAROCentre d’Histoire des Systèmes de

Pensée ModernesUniversité de Paris-I(juillet 1998).

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NOTES

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116. Respectivement : Hyde Kelly, 1991, p. 75 ; Guggenheim,1978, p. 35 ; Keynes, 1979, pp. 337-339 ; Marx, 1974, pp.430-431. Keynes, qui rend au mercantilisme sa dignitéthéorique, décrit Locke comme ayant “un pied dans le mondemercantiliste et l’autre dans le monde classique”,(Keynes, 1979, p. 339). Le danger est alors de lire sonoeuvre comme une transition sans véritable consistancepropre, comme un passage défini seulement etrétrospectivement par ce à quoi il conduit. 117. Schumpeter, 1983, p. 485. 118. Malgré sa prudence, la lecture de Neal Wood qui voit enLocke un théoricien du capitalisme agraire en formation decette époque et de lui seul, retrouve pourtant latradition d’interprétation rétrospective, en affirmant in

fine que Locke est “in a broader sense, a pioneer of the spirit of

capitalism” (Wood, 1984, p. 114).

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119. C’est la thèse que défend Jean Cartelier concernantl’ensemble du mercantilisme (Cartelier, 1996, p. 66).

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