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1 Nominalisations événementielles et alternance causative/non-causative en arabe standard. Une base sémantique commune 1. Introduction Depuis le travail pionnier de Fassi Fehri (1993) dans la lignée de celui de Grimshaw (1990), les masdars en arabe ont fait (et continuent à faire) l’objet d’une attention particulière. Cet intérêt s’explique par l’hétérogénéité syntaxique des masdars puisque, même s’ils font partie de la classe des noms ne serait-ce que parce qu’ils se déclinent en cas, certains d’entre eux présentent des propriétés clairement verbales qui les rapprochent, selon la terminologie de Grimshaw, des noms événementiels complexes (NEC), lesquels s’opposent aux noms (événementiels) simples (NES). Le présent travail met l’accent sur les propriétés syntaxiques, mais surtout sémantiques (ce dernier volet est souvent peu étudié) des deux types illustrés sous (1) et (2) qui reflètent deux procédés de nominalisation différents obtenus à partir de verbes d’action transitifs directs i : (1) qasfu l-ʿaduwwi li-l-madīnati laylan allafa damāran kabīran bombardement.Nom. l’-ennemi.Gén. de-la-ville.Gén. nuit a causé dégât.Acc. grand.Acc. « Le bombardement de l’ennemi sur la ville de nuit a causé de grands dégâts » (2) tarīru l-ʿirāqi min tarafi l-amirīkiyyina muzatun libération.Nom. Prép.-Irak.Gén de la part les-américains farce-.Indéf. « La libération de l’Irak par les américains est une farce » » L’intégration dans l’étude du type illustré sous (2) –souvent absent du débat– permet d’identifier deux types de nominalisations qui correspondent à l’expression de deux types d’événements ontologiquement différents. D’une part les événements non liés qui expriment un changement dans le rapport des référents des arguments du verbe, mais non un changement survenant dans le référent du complément ; et d’autre part les événements liés ii qui dérivent le changement d’état ou de lieu affectant le référent du complément du verbe correspondant. Les masdars qui expriment des événements non liés sont formés sur la base de verbes qui lexicalisent une couche lexico-conceptuelle simple sans une couche résultative (3). Par contre les masdars qui expriment des événements liés sont en rapport avec des verbes qui lexicalisent une structure lexico-conceptuelle complexe qui comporte une couche résultative (4) : (3) AGIR MANIERE SUR (x,y) (4) AGIR SUR (x,y) DE SORTE QUE (DEVENIR (ETAT (y)) iii Les structures lexico-conceptuelles différentes expliquent une contrainte qui passe souvent inaperçue : même si le masdar tarīr (libération) se rapproche de qasf (bombardement) puisqu’il peut donner lieu à une nominalisation du type illustré sous (1), il n’empêche que, contrairement à qasf (bombardement) sous (5), le masdar tarīr (libération) ne peut s’accompagner du deuxième complément du verbe correspondant, sous la forme d’un complément prépositionnel au génitif , en l’absence de l’agent (6) : (5) tawāsala l-qasfu ʾala l-madīnati a continué le-bombardement.Nom. sur la-ville.Gén. « Le bombardement sur la ville a continué » (6) *t-tarīru li-lʿirāqi muzatun la-libération Prép-Iraq.Gén. farce-Indéf. La deuxième partie de l’article est consacrée aux verbes qui lexicalisent la couche lexico-conceptuelle présentée sous (4) tels que ahā (cuire), ġalā (bouillir), šāʿa (répandre) d’un côté et ʿaddala (modifier), arrara (libérer) et daraǧa (rouler) de l’autre. Même s’ils présentent les mêmes propriétés eu égard aux sens des masdars formés et aux contraintes qui pèsent sur la réalisation des compléments, les verbes du premier groupe entrent dans une alternance causative/non-causative sans changement morphologique au niveau du verbe (7 à 9), alors que l’alternance entre un emploi causatif et non-causatif est morphologiquement marquée par un préfixe anti-causatif obligatoire pour les verbes du second groupe (10 à12) : (7) a. ahā -abbāẖu l-lama a cuit le-cuisinier.Nom. la-viande.Acc. « Le cuisinier a cuit la viande »

Nominalisations événementielles et alternance causative/non-causative en Arabe standard. Une base sémantique commune

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Nominalisations événementielles et alternance causative/non-causative en arabe standard. Une base sémantique commune

1. Introduction

Depuis le travail pionnier de Fassi Fehri (1993) dans la lignée de celui de Grimshaw (1990), les masdars en arabe ont fait (et continuent à faire) l’objet d’une attention particulière. Cet intérêt s’explique par l’hétérogénéité syntaxique des masdars puisque, même s’ils font partie de la classe des noms ne serait-ce que parce qu’ils se déclinent en cas, certains d’entre eux présentent des propriétés clairement verbales qui les rapprochent, selon la terminologie de Grimshaw, des noms événementiels complexes (NEC), lesquels s’opposent aux noms (événementiels) simples (NES).

Le présent travail met l’accent sur les propriétés syntaxiques, mais surtout sémantiques (ce dernier volet est souvent peu étudié) des deux types illustrés sous (1) et (2) qui reflètent deux procédés de nominalisation différents obtenus à partir de verbes d’action transitifs directsi :

(1) qasfu l-ʿaduwwi li-l-madīnati laylan ẖallafa damāran kabīran bombardement.Nom. l’-ennemi.Gén. de-la-ville.Gén. nuit a causé dégât.Acc. grand.Acc.

« Le bombardement de l’ennemi sur la ville de nuit a causé de grands dégâts »

(2) taḥrīru l-ʿirāqi min tarafi l-amirīkiyyina muzḥatun libération.Nom. Prép.-Irak.Gén de la part les-américains farce-.Indéf. « La libération de l’Irak par les américains est une farce » »

L’intégration dans l’étude du type illustré sous (2) –souvent absent du débat– permet d’identifier deux types de nominalisations qui correspondent à l’expression de deux types d’événements ontologiquement différents. D’une part les événements non liés qui expriment un changement dans le rapport des référents des arguments du verbe, mais non un changement survenant dans le référent du complément ; et d’autre part les événements liésii qui dérivent le changement d’état ou de lieu affectant le référent du complément du verbe correspondant. Les masdars qui expriment des événements non liés sont formés sur la base de verbes qui lexicalisent une couche lexico-conceptuelle simple sans une couche résultative (3). Par contre les masdars qui expriment des événements liés sont en rapport avec des verbes qui lexicalisent une structure lexico-conceptuelle complexe qui comporte une couche résultative (4) :

(3) AGIR MANIERE SUR (x,y)

(4) AGIR SUR (x,y) DE SORTE QUE (DEVENIR (ETAT (y))iii

Les structures lexico-conceptuelles différentes expliquent une contrainte qui passe souvent inaperçue : même si le masdar taḥrīr (libération) se rapproche de qasf (bombardement) puisqu’il peut donner lieu à une nominalisation du type illustré sous (1), il n’empêche que, contrairement à qasf (bombardement) sous (5), le masdar taḥrīr (libération) ne peut s’accompagner du deuxième complément du verbe correspondant, sous la forme d’un complément prépositionnel au génitif , en l’absence de l’agent (6) :

(5) tawāsala l-qasfu ʾala l-madīnati a continué le-bombardement.Nom. sur la-ville.Gén.

« Le bombardement sur la ville a continué »

(6) *t-taḥrīru li-lʿirāqi muzḥatun la-libération Prép-Iraq.Gén. farce-Indéf.

La deuxième partie de l’article est consacrée aux verbes qui lexicalisent la couche lexico-conceptuelle présentée sous (4) tels que ṭahā (cuire), ġalā (bouillir), šāʿa (répandre) d’un côté et ʿaddala (modifier), ḥarrara (libérer) et daḥraǧa (rouler) de l’autre. Même s’ils présentent les mêmes propriétés eu égard aux sens des masdars formés et aux contraintes qui pèsent sur la réalisation des compléments, les verbes du premier groupe entrent dans une alternance causative/non-causative sans changement morphologique au niveau du verbe (7 à 9), alors que l’alternance entre un emploi causatif et non-causatif est morphologiquement marquée par un préfixe anti-causatif obligatoire pour les verbes du second groupe (10 à12) :

(7) a. ṭahā ṭ-ṭabbāẖu l-laḥma a cuit le-cuisinier.Nom. la-viande.Acc.

« Le cuisinier a cuit la viande »

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b. ṭahā l-laḥmu a cuit la-viande.Nom.

« La viande a cuit »

(8) a. ġalā ṭ-ṭabbāẖu l-māʾa a bouilli le-cuisinier.Nom. l’-eau.Acc. « Le cuisinier a bouilli l’eau »

b. ġalā l-māʾu a bouilli l’-eau.Nom.

« L’eau a bouilli »

(9) a. šāʿa l-waladu l-ẖabara a répandu le-garçon.Nom. la-nouvelle.Acc. « L’enfant a répandu la nouvelle »

b. šāʿa l-ẖabaru s’est répandu la-nouvelle.Nom. « La nouvelle s’est répandue »

(10) a. ʾaddala l-maliku d-dustūra a modifié le-Roi.Nom. la-constitution.Acc.

« La Roi a modifié la constitution »

b. tʾaddala d-dustūru Préf.-modifier.Pass.Comp. la-constitution.Nom. « La constitution s’est modifiée »

(11) a. ḥarrara l-amrīkiyyūna l-balada aẖīran ont libéré les-américains le-pays.Acc. finalement « Les américains ont finalement libéré le pays ville »

b. taḥarrara l-baladu aẖīran Préf.-libérer.Pass.Comp. le-pays.Nom. finalement « Le pays s’est finalement libéré »

(12) a. daḥraǧa l-lāʿibu l-kurata a roulé le-joueur.Nom. la-balle.Acc. « La balle a roulé »

b. tadaḥraǧati l-kuratu Préf.-a roulé la-balle.Nom. « La balle a roulé »

Si la morphologie oriente la dérivation pour le verbes sous (10 à 12) et donne raison aux approches qui prônent l’idée que l’emploi transitif est basique par rapport à l’emploi intransitif qui en est dérivé, le non marquage morphologique pour les verbes sous (7 à 9) soulève les deux questions suivantes :

- dans le cas des verbes morphologiquement non marqués, l’emploi intransitif est-il dérivé de l’emploi transitif ou l’inverse ?

- quel principe (sémantique) détermine l’absence de marquage morphologique de l’emploi intransitif des verbes sous (7 à 9) ?

Nous montreront que les verbes sous (7 à 12) lexicalisent la même structure lexico-conceptuelle, et que la différence qui justifie le marquage morphologique ou l’absence de marquage en passant d’un emploi à un autre trouve une explication dans la structuration interne du procès exprimé, plus précisément, dans l’implication ou non de l’agent dans les différentes phases de l’action menée, de son début jusqu’à l’aboutissement du résultat, i.e. le changement d’état ou de lieu affectant l’argument interne. La prise en compte de cette propriété aspectuelle, outre de donner une base sémantique à la dérivation des verbes intransitifs sans variation morphologique, explique au passage l’impossibilité pour les verbes sous (7 à 9) de se combiner avec un adverbe de manière orienté agent, aussi bien dans leur version transitive qu’intransitive.

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1. Les masdars à sens événementiel 1.1. Les masdars issus d’une nominalisation achevée

Les masdars illustrés ci-dessous ont des propriétés clairement nominales comme le montrent justement Fassi Fehri (1993), Kremers (2003, 2007) et Bardeas (2009) entre autres. Nous insistons dans cette partie sur les propriétés non relevées par les auteurs (qui convergent vers la même conclusion), et nous les présentons sous une autre terminologie empruntée à Van de Velde (2006a), à savoir qu’il s’agit de masdars issus d’une nominalisation achevée :

(13) a. qasfu l-ʿaduwwi li-l-madīnati laylan ẖallafa damāran kabīran bombardement.Nom. l’-ennemi.Gén. de-la-ville.Gén. nuit a causé dégat.Acc. grand.Acc.

« Le bombardement de l’ennemi sur la ville de nuit a causé de grands dégâts »

b. ʾiqtirābu ziyārati l-maliki li-l-madīnati approche.Nom. visite.Gén. le-roi.Gén. de-la-ville.gén. « L’approche de la visite du Roi de la ville »

L’ordre des arguments et leur mode d’introduction sont révélateurs des propriétés nominales des masdars. Dans les deux cas, le nom prend comme premier complément au génitif celui qui correspond à l’agent (argument externe), et l’argument interne est relégué en deuxième position, introduit indirectement par une préposition qui lui attribue le cas génitif. De plus, l’argument interne du verbe correspondant devient facultatif, et peut être omis sans affecter la grammaticalité des phrases, ni changer le sens du déverbal, preuve qu’il n’entretient plus de rapport argumental avec le masdar :

(14) a. qasfu l-ʿaduwwi ẖallafa damāran kabīran bombardement.Nom. l’ennemi.Gén. a causé dégât.Acc. grand.Acc.

« Le bombardement de l’ennemi a causé de grands dégâts »

b. ʾiqtirābu ziyārati l-maliki approche.Nom. visite.Gén. le-roi.Gén.

« L’approche de la visite du Roi »

Des propriétés supplémentaires qui appuient la nature nominale des masdars en question se manifestent lorsque le complément ‘agent’ est introduit dans la phrase sous une forme adjectivale :

(15) a. al-qasfu l-ʿudwāniyyu li-l-madīnati laylan ẖallafa damāran kabīran le-bombardement.Nom. l’-ennemi.Gén. de-la-ville.Gén. nuit a causé dégat.Acc. grand.Acc. « Le bombardement ennemi sur la ville de nuit a causé de grands dégâts »

b. ʾiqtirābu z-ziyārati l-malakiyyati li-l-madīnati approche.Nom. la-visite.Gén. la-royale.Gén. de-la-ville.gén. « L’approche de la visite royale de la ville »

Son introduction sous la forme d’un adjectif (de groupe) est la preuve de la nature nominale du masdar, et du statut non argumental du complément ‘agent’. Ces deux propriétés sont respectivement appuyées par la nature des modifieurs aspectuels et de manière qui ne peuvent être introduits que sous une forme adjectivale et non adverbiale (16)iv, et d’autre part par l’incapacité du référent de l’agent, lorsqu’il est de forme adjectivale, à lier une anaphore comme le montrent les contrastes sous (17)v :

(16) a. qasfu l-ʿaduwwi š-šarisu/ *bi-šarāsatin li-l-madīnati bombardement.Nom. l’-ennemi.Gén. le-sauvage/*avec-sauvagerie de-la-ville.Gén.

laylan ẖallafa damāran kabīran nuit a causé dégat.Acc. grand.Acc.

« Le bombardement sauvage de l’ennemi sur la ville de nuit a provoqué de grands dégâts »

b. l-qasfu l-ʿudwāniyyu l-mustamirru/ *bi-stimrārin li-l-madīnati le-bombardement.Nom. l’-ennemi.Gén. le-continu *avec-continuité de-la-ville.Gén.

laylan ẖallafa damāran kabīran nuit a causé dégât.Acc. grand.Acc.

« Le bombardement ennemi en continu sur la ville de nuit a causé de grands dégâts »

(17) a. qasfuhumi li-l-madaniyyina afqadahumi attaque.Nom.-Pron.Clit. de-les-civils.Gén.Plur. a fait perdre.-Pron.Clit.

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miṣdaqiyyatahumi la-crédibilité.Acc.-Pron.Clit.

« Leur bombardement des civils leur a fait perdre leur crédibilité »

b. *l-qasfu l-amirīkiyyui li-l-madaniyyina afqadahumi l’-attaque.Nom. l’-américain.Nom. de-les-civils.Gén.Plur. a fait perdre.-Pron.Clit.

miṣdaqiyyatahumi la-crédibilité.Acc.-Pron.Clit.

La réalisation de l’argument externe des verbes correspondants sous la forme d’un adjectif de groupe met en avant une autre propriété nominale des masdars issus de nominalisation achevée, à savoir l’apparition d’un déterminantvi obligatoire :

(18) a. l-quasfu l-amrīkiyyu ẖallafa damāran kabīran le-bombardement.Nom. l’-amricain.Nom. a causé dégat.Acc. grand.Acc. « Le bombardement américain a causé de grands dégâts »

b. ʾiqtirābu z-ziyārati l-malakiyyati li-l-madīnati approche.Nom. la-visite.Gén. la-royale.Gén. de-la-ville.Gén.

« L’approche de la visite royale de la ville »

Enfin, il est possible de réintroduire avec les masdars issus de ce type de nominalisation l’adjoint l-madīnati (la ville) en l’absence du constituant qui renvoie à l’agent, preuve que les deux n’entretiennent pas de relation argumentale avec le masdar (19). Aussi bien l’agent que le patient ont le statut d’actants, mais ne constituent pas des arguments, ce qui permet au masdar issu d’une nominalisation achevée de s’employer dépouillé des deux (20) :

(19) a. tawāsalati l-qasafātu ʾala l-madīnati ont continué les-bombardements.Nom. sur la-ville.Gén. « Les bombardements sur la ville ont continué »

b. kaṯurat z-ziyāratu li-l-madīnati devenues nombreuses les-visites.Nom. de-la-ville.Gén. « Les visites de la ville sont devenues nombreuses »

(20) a. tawāsalati l-qasafātu ont continué les-bombardements.Nom. « Les bombardements ont continué »

b. kaṯurat z-ziyāratu devenues nombreuses les-visites.Nom. « Les visites sont devenues nombreuses »

Etant donné que ce type de masdar est dépouillé d’arguments, il ne peut dénoter qu’un événement, sachant que l’événement est caractérisé par l’absence d’un agent, lequel s’il est présent, n’est pas pour autant un argument. Que l’agent soit lexicalisé (sous la forme d’un nom (21a) ou d’un adjectif de groupe (21b)) ou qu’il soit absent (21c), les masdars se combinent avec des prédicats verbaux (ou nominaux classifieurs) qui les présentent comme exprimant des événements :

(21) a. qasfu l-ʿaduwwi (li-l-madīnati) waqaʿa sanata 1960 bombardement.Nom. l’-ennemi.Gén. (de-la-ville.Gén.) a eu lieu année 1960 « Le bombardement de l’ennemi (sur la ville) a eu lieu en 1960 »

b. l-qasfu l-ʿudwāniyyu waqaʿa sanata 1960 le-bombardement.Nom. l’-ennemi.Gén. a eu lieu année 1960 « Le bombardement ennemi a eu lieu en 1960 »

c. l-qasfu waqaʿa sanata 1960 le-bombardement.Nom. a eu lieu année 1960 « Le bombardement ennemi a eu lieu en 1960 »

Il convient de préciser que les masdars qui seront présentés dans la partie suivante, sans se restreindre à l’expression d’un seul concept, peuvent à leur tour exprimer un événement, ce qui pose la question de savoir : quel(s) type(s) d’événement(s) les deux types de masdars expriment-ils ?

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1.2. Les masdars issus d’une nominalisation inachevée Contrairement aux masdars décrits dans la partie précédente, ceux issus d’une nominalisation

inachevée possèdent des propriétés clairement verbales et sont polysémiques puisqu’ils peuvent exprimer à la fois une action ou un événement. Seul le contexte désambigüise l’interprétation. Ils se distinguent des madars issus d’une nominalisation achevée par un ordre inversé des compléments : le masdar prend comme premier argument au génitif celui qui correspond à l’argument interne du verbe. L’argument ‘agent’ est relégué à la deuxième position et est introduit par les locutions prépositionnelles min ṭarafi/ʿalā yadi (de la part de) qui introduisent en arabe les complément d’agent dans une construction verbale passivevii :

(22) a. qaṣfu l-masijidi (min ṭarafi /ʿalā yadi murtaziqati bašār) bombardement la-mosquée.Gén. (de part mercenaires.Gén. Bachar) « Le bombardement de la mosquée (par les mercenaires de Bachar) »

b. taḥrīru l-baladi (min ṭarafi /ʿalā yadi l-ǧayši l-ḥurri) libération le-pays.Gén. (de part de l’-armée.Gén. le-libre.Gén.) « La libération du pays (par l’armée libre) »

(23) a. quṣifa l-masijidu (min ṭarafi /ʿalā yadi murtaziqati bašār) a été bombardée la-mosquée.Nom. (de part mercenaires.Gén. Bachar) « La mosquée a été bombardée (par les mercenaires de) Bachar »

b. ḥurrira l-baladu (min ṭarafi /ʿalā yadi l-ǧayši l-ḥurri) a été libéré le-pays.Nom. (de part de l’-armée.Gén. le-libre.Gén.) « Le pays a été libéré (par l’armée libre) »

La deuxième propriété qui appuie le rapprochement entre les masdars sous (22) et les verbes correspondants dans leur version passive est le statut argumental de l’argument interne. Dans une passivation (24), alors que le complément d’agent est facultatif, l’argument interne du verbe, au nominatif, est obligatoire. Sa mention est obligatoireviii pour licencier la présence du complément d’agent qui a le statut d’un adjoint spécifiant l’instigateur de l’action :

(24) a. *quṣifa min ṭarafi/ʿalā yadi murtaziqati Bašār a été bombardé de part mercenaires.Gén. Bašār

b. *ḥurrira min ṭarafi /ʿalā yadi l-ǧayši l-ḥurri a été libéré de part l’-armée.Gén. le-libre.Gén.

Les masadrs issus d’une nominalisation inachevée présentent la même propriété. Le complément d’agent est facultatif (25) tandis que l’argument interne est obligatoire. La présence du complément d’agent est en effet conditionnée par la présence de l’argument interne comme le montre l’agrammaticalité des énoncés sous (26) :

(25) a. qaṣfu l-madīnati (min tarafi l-ʿaduwwi) ẖallafa ʿiddata daḥāyā bombardement.Nom. la-ville.Gén. (de part l’ennemi) a causé plusieurs victimes

« Le bombardement de la ville (de la part de l’ennemi) a causé plusieurs victimes »

b. taʿdīlu d-dustūri (min ṭarafi l-ḥukūmati) askata š-šāriʿa modification.Nom. la-constitution.Gén. (de part le-gouvernement.Gén.) a calmé la-rue.Acc. « La modification de la constitution (de la part du gouvernement) a calmé la rue »

(26) a. *qasfu min tarafi l-ʿaduwwi ẖallafa ʿiddata daḥāyā bombardement.Nom. de part l’ennemi a causé plusieurs victimes

b. *taʿdīlu min ṭarafi l-ḥukūmati askata š-šāriʿa modification.Nom. de part le-gouvernement.Gén. a calmé la-rue.Acc.

Comme dans le cas d’un prédicat verbal (27), les modifieurs indiquant l’aspect ou la manière de l’action menée par l’agent sont de forme adverbiale et non adjectivale, ce qui s’explique par la nature verbale du masdar issu d’une nominalisation inachevée (28) :

(27) a. quṣifa l-masijidu bi-šarāsatin/ *š- šarisu min ṭarafi a été bombardée la-mosquée.Nom. avec-sauvagerie/ le-sauvage de part

murtaziqati bašār mercenaires.Gén. Bachar

« La mosquée a été sauvagement bombardée par les mercenaires de Bachar »

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b. ʿudīla d-dustūru bi-surʿatin/ *s-sarīʿu min ṭarafi a été modifiée la-constitution.Nom. avec-rapidité/ *le-rapide de part

l-ḥukūmati li-iskāti š-šāriʿi le-gouvernement.Gén. pour-calmer la-rue.Gén. « La constitution a été rapidement modifiée par le gouvernement pour calmer la rue »

(28) a. qaṣfu l-madīnati bi-šarāsatin/ *š-šarisu de part bombardement.Nom. la-ville.Gén. avec-sauvagerie/ *le- sauvage min tarafi

l-ʿaduwwi ẖallafa ʿiddata daḥāyā l’-ennemi.Gén. a causé plusieurs.Acc. victimes.Acc.

« Le bombardement sauvage de la ville de la part de l’ennemi a causé plusieurs victimes »

b. taʿdīlu d-dustūri bi-surʿatin/ *s- sarīʿu min ṭarafi modification.Nom. la-constitution.Gén. avec-rapidité /*le-rapide de part

l-ḥukūmati askata š-šāriʿa le-gouvernement.Gén. a calmé la-rue.Acc. « La modification rapide de la constitution de la part du gouvernement a calmé la rue »

Concernant le sens de ce type de masdar, il faut préciser qu’il peut servir de base à la formation d’une phrase où ce qui est exprimé est de l’ordre, soit de l’action, soit de l’événement. La désambigüisation se fait en contexte. Les exemples sous (29) expriment un événement basé sur le changement survenu dans le référent de l’argument interne. Les deux syntagmes, en l’absence de l’agent, et avec comme seul complément obligatoire l’argument interne du verbe correspondant, signifient des événements qui expriment ce qui arrive-à (i.e. le changement) l’argument interne. La combinaison possible avec, soit un verbe posant l’existence d’un événement (29a) soit un nom classifieur qui rattache le sujet à la classe des événements (29b) appuie leur sens événementiel :

(29) a. qaṣfu l-madīnati waqaʿa lbāriḥata bombardement.Nom la-ville.Gén. a eu lieu hier « Le bombardement de la ville a eu lieu hier »

b. min bayni l-ḥdāṯi llatī waqaʿat sanata 1995 iġtiyalu parmi les-événements qui ont eu lieu année 1995 assassinat

raʾīsi wuzarāʾi isrāʾīla premier ministre Israël

« Parmi les événements qui ont eu lieu en 1995, l’assassinat du premier ministre israélien »

Cependant, les deux masdars peuvent également servir de base à l’expression d’une action. L’action se distingue de l’événement par le fait que le premier concept est toujours prédiqué d’un agent. Sous (30), les deux syntagmes (accompagnés de leur unique argument, celui qui correspond à l’argument interne du verbe correspondant) sont combinés avec des prédicats qui les présentent cette fois-ci, comme des actions, puisqu’ils sont rattachés à un agent, contrairement a la situation illustrée sous (29) :

(30) a. qāmaix l-ʿaduwwu bi-qasfi l-madīnati a procédé l’ennemi.Nom. Prép.-bombardement.Gén. la-ville.Gén. « L’ennemi a procédé au bombardement de la ville »

b. ḥāwala l-mutašaddidu iġtiyala raʾīsi wuzarāʾi isrāʾīla a tenté l’-extrémiste.Nom. assassinat.Acc. premier ministre Israël

« L’extrémiste a tenté d’assassiner le premier ministre israélien »

Les deux sens identifiés pour ce type de masdar (à propriétés verbales) expliquent le choix des prédicats exemplifiés sous (29) et (30), mais soulèvent une question importante qui concerne particulièrement le type d’événement exprimé car, rappelons-le, le concept de l’événementialité est également exprimé par les masdars issus d’une nominalisation achevée.

Une deuxième propriété qui émerge de la description des propriétés des masdars issus des deux types de nominalisation est la suivante : aussi bien qaṣf (bombardement) que taʿdīl (modification) peuvent donner lieu à des masdars issus des deux types de nominalisation, ce qui remet en question la décision de proposer aux verbes correspondants deux structures lexico-conceptuelles différentes. Les faits qui seront exposés dans la partie suivante dédiée aux types d’événements exprimés de même qu’aux contraintes sur

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la nominalisation et l’alternance des verbes de base entre un emploi causatif et non-causatif affineront la description et traceront une ligne de partage claire entre, d’une part les verbes d’action qui ne lexicalisent pas le résultat de l’action, et d’autre part deux sous-classes de verbes d’action qui lexicalisent le résultat mais avec une implication différente de l’agent dans les différentes phases du procès global, i.e. du début de l’action jusqu’à l’aboutissement du résultat.

2. Les bases lexico-conceptuelles de la dérivation 2.1. AGIR MANIERE SUR (x,y) comme base pour les événements non liés

La structure retenue pour les verbes du type qaṣafa (bombarder) comporte le prédicat primitif transitif AGIR SUR. Ce prédicat (de même que la manière de l’action) sont lexicalisés par le verbe et la lexicalisation du primitif sémantique AGIR SUR explique d’emblée de nombreuses propriétés concernant le verbe en question, à savoir la sélection d’un agent (x) et d’un complément argumental (y) (quand le prédicat est lexicalisé sous une forme verbale) lequel a un double rôle thématique. Il est à la fois ‘patient’ et ‘lieu’. La rôle ‘patient’ ressort de la possibilité pour le syntagme madīna (ville) d’être relié au masdar qaṣf (bombardement) par le verbe support ẖaḍaʿa (subir) qui sélectionne comme sujet des patients (31a). Il est également ‘lieu’ puisqu’il peut être introduit comme complément prépositionnel du même masdar, dépendant d’une préposition locative (31b) :

(31) a. ẖaḍaʿati l-madīnatu li-qasfin hamaǧiyyin a subi la-ville.Nom. à-bombardement.Indéf.Gén. barbare.Indéf.Gén. « La ville a subi un bombardement barbare »

b. al-qasfu l-amrīkiyyu ʿalā l-madīnati ẖallafa le-bombardement.Nom. l’-américain.Nom. sur la-ville.Gén. a causé

damāran kabīran dégat.Acc. grand.Acc. « Le bombardement américain sur la ville a causé de grands dégâts »

c. AGIR MANIERE SUR (x,y)

Les deux rôles portés par le complément du verbe qasafa trouvent une explication dans le type de prédicat primitif lexicalisé AGIR SUR : en tant que prédicat d’action à deux arguments, il exprime une action transitive au sens aristotélicien, et relie un agent et un patient. Mais en tant qu’il exprime une action qui s’applique à un patient, ce type d’action requière un point d’application, ce qui indiqué par la préposition SUR, laquelle fait partie intégrante du prédicat primitif et introduit un argument auquel sera attribué le rôle sémantique de lieu. Les verbesx qui lexicalisent la structure proposée en (31c) ont une structure simple et leur analyse se fait par le biais d’une proposition simple dans laquelle l’action n’entraine pas d’état résultant conçu comme un changement de l’état du référent de l’argument y. L’absence d’une couche résultative explique l’impossibilité de mobiliser le participe passé formé à partir du verbe qasafa dans un contexte qui décrit le changement d’état résultant suite à l’accomplissement de l’action :

(32) *baqiyati l-madīnatu maqsūfatan sanatan kāmilatan est restée la-ville.Nom. bombardée.Acc. année.Indé entière.Indéf.

Le participe passé n’a pas d’emploi descriptif qualifiant (ism almafʿūl) mais peut par ailleurs être employé dans un contexte qui signifie un procès en cours :

(33) natawājadu qurba l-madīnati l-maqsūfati nous nous trouvons près la-ville.Gén. la-bombardée.Gén. « Nous nous trouvons près de la ville bombardée »

Le changement qui se produit dans le cas d’un bombardement, et de manière générale dans le cas des verbes de contact, n’est guère conçu comme un changement d’état affectant la nature même du référent du patient. Mais il y a bien un changement en termes d’entrée en contact du patient avec l’agent instigateur de l’action. Il s’agit d’un changement dans la relation entre les deux référents des arguments du verbe sans changement du référent de l’argument interne. Dit autrement, et en accord avec l’analyse proposée par Van de Velde (manuscrit) pour les noms dérivés des verbes français, l’événement exprimé par les masdars en rapport avec des verbes de contact en arabe standard est basé sur un changement qui se produit (arrive) dans l’état du monde, le cas échéant dans le rapport entre les deux entités x et y, et non sur un changement qui se produit dans (arrive-à) l’entité y. Ils décrivent des événements purs, non liés, qui peuvent indifféremment, et sans contrainte aucune, être présentés aussi bien du point de vue de

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l’agent (x) que du point de vue du patient-lieu (y). Les deux ont le même poids par rapport à l’événement exprimé, pace que les deux sont aussi, si l’on se réfère à la proposition lexicalisée par ces verbes, les arguments du même prédicat lexicalisé AGIR SUR. En effet, le masdar qasf peut présenter l’événement tout aussi bien du point de vue de l’agent en l’absence du patient (34a) ; ou de celui du patient en l’absence de l’agent (34b) sans oublier qu’il peut tout aussi bien se délier des deux (34c), puisque le masdar issu de ce type de nominalisation n’a pas de structure argumentale :

(34) a. qasfu l-ʿaduwwi ẖallafa damāran kabīran bombardement.Nom. l’ennemi.Gén. a causé dégât.Acc. grand.Acc. « Le bombardement de l’ennemi a causé de grands dégâts »

b. sittata qatlā ǧarrāʾa l-qasfi ʿalā l-madīnati six morts suite le-bombardement.Gén. sur la-ville.Gén. « Six morts suite au bombardement sur la ville »

c. sittata qatlā ǧarrāʾa l-qasfi six morts suite le-bombardement.Gén. « Six morts suite au bombardement »

Enfin, l’absence de couche résultative dans la proposition lexico-conceptuelle lexicalisée par les verbes de contact -du moins ceux qui sont transitifs directs- explique qu’ils ne peuvent entrer dans une alternance causative/non-causative, qu’elle soit ou non morphologiquement marquée. Que l’on adopte l’approchexi qui stipule que la construction transitive causative est dérivée de la construction intransitive via un processus de causation illustré sous (35), ou qu’elle subit un mécanisme inverse de décausation qui produit une construction intransitive (36)xii :

(35) Causativization rule (cf. Hale and Keyser (1986), cité également dans Shafer 2009: 661) : a. basic Lexical Conceptual Structure (LCS) of break: [become BROKEN (x)] → b. derived LCS of break: [(y) cause [become BROKEN (x)]]

(36) Detransitivization rule (Grimashaw 1982) a. causative: [(x) cause [become BROKEN (y)]] → b. anticausative: [become BROKEN (y)]

une couche résultative est nécessaire afin de permettre l’alternance, ce que les verbes décrits dans cette partie ne possèdent pas. A défaut, la suppression de l’agent ne peut avoir lieu, et la formation d’une construction non-causative qui décrirait le changement d’état survenant dans l’entité y en lexicalisant la couche résultative (DEVENIR (ETAT (y)) est bloquée. Les différentes possibilités (et impossibilités) dérivationnelles mentionnées pour les verbes de ce type, qu’il s’agisse (i) du sens du participe passé, (ii) du type (et du sens) du masdar formé (issu d’une nominalisation achevée) et (iii) de l’alternance causative/non-causative (avec ou sans marquage morphologique) montrent qu’ils lexicalisent une proposition simple et expriment un événement non lié basé sur un changement se produisant dans le monde mais non affectant la nature du référent de l’argument interne y.

Cependant, le verbe qasafa, comme tous les verbes (transitifs directs) de contact en arabe standard, donnent lieu également à la formation de masdars issus d’une nominalisation inachevée, lesquels entretiennent par conséquent un rapport argumental avec leur uniquement argument, l’argument interne. Cette possibilité les rapproche des verbes qui seront décris dans la partie suivante, lesquels lexicalisent une structure lexico-conceptuelle complexe. Ces derniers, à leur tour, permettent la formation de masdars ayant des propriétés nominales, mais avec une contrainte, que les précédents ne présentent pas, et qui appuie l’hypothèse que les verbes suivants, même dans leur version transitive, lexicalisent la couche résultative, i.e. le changement survenu dans l’entité y lequel est à la base de l’événement exprimé par les masdars qu’ils forment.

2.2. AGIR SUR (x,y) DE SORTE QUE (DEVENIR (ETAT (y)) comme base pour les événements liés Comparée à la précédente, la structure lexico-conceptuelle lexicalisée par les verbes suivants,

reproduite sous (37d), est complexe et lie par un primitif causal (DE SORTE QUE) deux propositions, chacune mobilise un prédicat différent :

(37) a. ʾaddala l-maliku d-dustūra a modifié le-Roi.Nom. la-constitution.Acc. « La Roi a modifié la constitution »

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b. ḥarrara l-amrīkiyyūna l-madīnata ont libéré les-américains la-ville.Acc. « Les américains ont libéré la ville »

c. ṭahā ṭ-ṭabbāẖu l-laḥma a cuit la-cuisinier.Nom. la-viande.Acc. « Le cuisinier a cuit la viande »

d. AGIR SUR (x,y) DE SORTE QUE (DEVENIR (ETAT (y))

La première proposition relie par le primitif AGIR deux arguments (x,y) et exprime une action transitive qui passe de l’agent (x) sur la patient (y). Cependant, le propre de ce type d’action est d’affecter l’entité y laquelle figure dans la deuxième proposition enchâssée comme argument du primitif DEVENIR. La deuxième proposition exprime le changement d’état résultant se produisant dans l’entité y, interprétée comme thème. L’entité y qui représente l’argument interne des verbes qui lexicalisent cette structure (ou du moins une partie) y figure deux fois comme argument de deux primitifs différents, ce qui explique le double rôle qu’il reçoit. La différence majeure entre les verbes reliés à cette structure est que même dans leur version verbale, ils lexicalisent la couche résultative, c'est-à-dire le changement survenu dans l’entité y.

Le premier argument en faveur de l’idée que les verbes sous (37) lexicalisent le résultat de l’action menée par l’agent et donc le changement d’état du référent de leur argument interne, est qu’ils permettent sans exception aucune de former des participes passés à sens résultatif (ism almafʿūl), contrairement aux verbes étudiés dans la partie précédente :

(38) a. ištaraytu nusẖatan mina d-dustūri l-muʿaddali j’ai acheté exemplaire.Acc.Indéf. de la-constitution.Gén. le-modifé.Gén. « J ai acheté un exemplaire de la constitution modifiée »

b. l-jayšu yuʿlinu dimašqa madīnatan muḥarraratan munḏu lbāriḥata l’-armée.Nom. déclare Damas.Acc. ville.Acc. libérée.Acc. depuis hier « L’armée déclare Damas ville libérée depuis hier »

c. ḍaʾī l-laḥma l-maṭhuwwa fī ṯ-ṯalāǧati mettez la-viande.Acc. la-cuite.Acc. dans le-réfrigérateur.Gén. « Mettez la viande cuite dans le réfrigérateur ! »

Le deuxième argument qui montre le caractère périphérique de la couche contenant l’agent (et son action sur le patient) -comparée à la couche résultative- même dans la lexicalisation verbale, est la possibilité pour certains verbes d’entrer dans une alternance causative/non-causative sans variation morphologique. Les approches qui prônent l’idée de dériver la construction intransitive, laquelle présente le changement sans source agentive, de la construction agentive via une détransitivation, s’accordent sur la contrainte de l’affectation du complément par l’action de l’agent. Cette contrainte opère également dans les constructions passives moyennes et dans la formation d’une construction génitive avec antéposition du nom. Les contrastes suivants illustrent la contrainte de l’affectation :

Affectedness constraint (Anderson (1977):

if the head noun does not express an action which affects, i.e. modifies, the state of the object, the latter cannot occur in the prenominal position

(39) The book’s destruction vs. *The book’s discussion

Affectedness constraint (Jaeggli 1986): If a complement of X is unaffected, it is impossible to eliminate the external role of X

(40) This wood slits easily vs. *This cat chases easily

La possibilité de former un participe passé résultatif (ism almafʿūl) à partir des verbes sous (37) montre qu’ils expriment des actions qui ont pour effet de produire un changement dans la nature du thème. Ce dernier est donc affecté par les actions qui trouvent leur source dans l’agent. Si l’on se base sur la contrainte de l’affectation donnée comme principe pour éliminer l’argument externe, on s’attendrait à ce que les trois verbes sous (37) entrent dans une alternance causative/non-causative. En effet, ils entrent dans ce type d’alternance, avec une différence majeure, à savoir que l’alternance pour le couple ġalā (bouillir), et šāʿa

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(répandre) se fait sans variation morphologique au niveau du verbe (41), alors que l’alternance pour le couple ʾaddala (modifier) et ḥarrara (libérer) se fait avec une variation morphologique qui consiste en l’apparition d’un préfixe anti-causatif (42) :

Emploi causatif (tr.) Emploi non-causatif (intr.) (41) a. ġalā ġalā b. šāʿa šāʿa

(42) a. ʾaddala taʾaddala b. ḥarrara taḥarrara

En laissant de côté pour l’instant la question de la variation (ou la non variation) morphologique, le fait que les verbes entrent dans une alternance causative/non-causative appuie l’idée qu’ils lexicalisent la couche résultative, laquelle est également lexicalisée par les masdars qu’ils permettent de former. En effet, les contraintes sur les masdars qu’ils forment confirment l’analyse que nous proposons pour les verbes de changement d’état -y compris dans leur version transitive- comme lexicalisant uniquement la couche résultative.

Nous avions remarqué que les masdars en rapport avec des verbes qui lexicalisent une structure lexico-conceptuelle simple expriment un événement non lié, lequel peut être présenté aussi bien du point de vue de l’agent (x) que du point de vue du patient-lieu (y). Les deux ont le même poids par rapport à l’événement exprimé, parce que les deux sont aussi, si l’on se réfère à la proposition lexicalisée par ces verbes, les arguments du même prédicat lexicalisé AGIR SUR.

Une contrainte intéressante se manifeste au niveau des masdars en lien avec des verbes qui lexicalisent la couche résultative. Comme ils ont une structure complexe qui associe le prédicat AGIR SUR à un agent, mais que cet agent est périphérique, effaçable dans l’emploi non-causatif, il est possible de former un masdar issu d’une nominalisation achevée dont la particularité est l’absence de structure argumentale. L’agent y figure mais simplement comme actant et non comme argument, pouvant même être instancié sous la forme d’un adjectif de groupe. Nous obtenons donc la configuration illustrée sous :

(43) a. lawlā taḥrīru l-amirīkiyyina li-lʿirāqi lamā taḏawwaqnā sans libération.Nom. les-américains Prép.-Irak.Gén. nég. nous aurions gouté

ṭaʿma d-dīmūqrāṭiyyati goût.Acc. la-démocratie.Gén.

« Sans la libération des américains de l’Irak nous n’aurions pas gouté à la démocratie »

a’. ūlā ẖuṭuwāti t-taḥriri l-amirīkiyyi li-l-madīnati premiers pas.Gén. libération.Gén. l-américain.Gén. Prép.la-ville.Gén.

tataḍammanu…. incluent « Les premières étapes de la libération américaine de l’Irak incluent… »

b. uʿību ʿalay-ka išāʿataka li-l-ẖabari je reproche Prép.-toi masdar de répandre-toi Prép.la-nouvelle.Gén. « Je te reproche d’avoir répandu la nouvelle »

Dans le cas d’un masdar issu d’une nominalisation achevée à partir d’un verbe sans couche résultative, nous avions également remarqué que la présence du complément prépositionnel qui renvoie à l’argument interne du verbe n’est pas dépendante de celle du complément ‘agent’. Le masdar n’entretient plus de rapport prédicatif avec les constituants qui l’accompagnent si bien qu’il peut indifféremment se délier de l’un ou de l’autre.

Par contre, dans le cas des masdars illustrés sous (43), le second complément prépositionnel ne peut être instancié qu’en la présence de l’agent alors même que ce dernier n’est pas un argument puisqu’il peut être réalisé sous la forme d’un adjectif de groupe (43a’), le signe d’un processus de nominalisation achevée que confirme également la catégorie des prédicats de manière et d’aspect qui ne peut être que nominale. La contrainte relevée est illustrée ci-dessous :

(44) a. *lawlā t-taḥrīru li-lʿirāqi lama taḏawwaqnā ṭuʿma sans libération.Nom. Prép.-Irak.Gén. nég. nous aurions gouté gout.Acc.

d-dīmūqrāṭiyyati

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la-démocratie.Gén.

b. *uʿību ʿalay-ka l-išāʿata li-l-ẖabari je reproche Prép.-toi masdar de répandre Pép.la-nouvelle.gén.

La double question soulevée par cette contrainte est la suivante : qu’est-ce qui bloque la réalisation de l’argument interne du verbe correspondant sous la forme d’un adjoint prépositionnel au génitif ? Et comment relier cette contrainte à la structure lexico-conceptuelle des verbes auxquels les masdars sont liés ?

Si l’on admet que les verbes causatifs de changement d’état lexicalisent la couche résultative (DEVENIR (ETAT (y)), le propre de cette couche est de décrire le changement survenu dans l’entité y, laquelle est l’unique argument du prédicat primitif DEVENIR. Le statut argumental de l’entité y se traduit en syntaxe par une réalisation en tant qu’argument, et non en tant qu’adjoint prépositionnel. D’un point de vue sémantique, le concept exprimé par la couche résultative est celui d’un événement lié basé sur le changement survenu dans le référent de l’entité y. Les seuls masdars capables d’exprimer un événement lié sont ceux dont le nom tête entretient un lien prédicatif avec l’argument interne du verbe qui représente l’entité y. La réalisation de l’argument interne du verbe correspondant sous la forme d’un adjoint prépositionnel reste l’apanage des masdars en rapport avec des verbes qui expriment un changement quelconque, lequel peut être présenté aussi bien du point de vue de l’agent que du patient, parce que l’événement exprimé est un événement non lié. Pour revenir aux masdars correspondants à des verbes causatifs de changement d’état, les raisons, aussi bien sémantiques que syntaxiques inhérentes à la couche résultative que les verbes lexicalisent, expliquent l’agrammaticalité des exemples sous (44) qui contrastent avec les suivants dans lesquels l’entité y affectée par le changement est réalisée en tant qu’argument. Ce mode de réalisation est conforme aux exigences conceptuelle et syntaxique de la couche lexicalisée :

(45) a. lawlā taḥrīru l-ʿirāqi lama taḏawwaqnā ṭuʿma sans libération.Nom. Irak.Gén. nég. nous aurions gouté gout.Acc.

d-dīmūqrāṭiyyati la-démocratie.Gén.

« Sans la libération de l’Irak, nous n’aurions pas gouté à la démocratie »

b. uʿību ʿalay-ka išāʿata l-ẖabari je reproche Prép.-toi masdar de répandre la-nouvelle.gén. « Je te reproche la diffusion de la nouvelle »

3. L’alternance causative/non-causative en arabe standard Les verbes qui entrent dans ce type d’alternance sont au centre de plusieurs travaux et différentes questions

sont abordées. Nous nous nous restreignons à deux questions, chacune ayant trait à un aspect particulier. La première question concerne l’orientation de la dérivation : de la construction causative à la construction non-causative via un mécanisme de détransitivation (ou décausation), ou l’inverse, de la construction non-causative à la construction causative via un mécanisme de causation. Cette question ne concerne pas tous les verbes qui présentent ce type d’alternance mais uniquement ceux qui ne sont pas morphologiquement marqués. La deuxième question, d’ordre sémantique, concerne tous les verbes en arabe standard qui présentent ce type d’alternance. Si tous décrivent un changement d’état ou de lieu affectant une entité, de quoi témoigne la différence morphologique (neutre vs. préfixe anti-causatif) qui se manifeste au niveau des verbes qui entrent dans ce type d’alternance ? En d’autres termes, peut-on considérer que les deux formes morphologiques reflètent une conceptualisation différente des procès et de leur rapport avec l’état résultant ?

3.1. Haspelmath (1987, 1993) et la question de l’orientation de la dérivation Dans une perspective typologique, Haspelmath rend compte de l’orientation de la dérivation pour les

verbes qui présentent ce type d’alternance et propose un principe sémantico-conceptuel qui détermine(rait) sous quelle forme les verbes se présent(erai)ent. Concernant la forme, les données linguistiques recueillies par Haspelmath montrent que l’alternance causative/ non-causative peut être marquée et propose que l’élément morphologiquement non marqué constitue la base à partir de laquelle l’élément morphologiquement marqué est dérivé. Pour une langue comme l’arabe, le principe de Haspelmath se vérifie aisément pour un nombre considérable de verbes à sens causatif. Par exemple, le marquage morphologique oriente la dérivation dans le cas de verbes factitifs ; ils sont dérivés de verbes non factitifs car morphologiquement marqués :

V. non factitifs → V. factitifs (46) raqaṣa (dancer) raqqaṣa (faire danser)

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darasa (étudier) darrasa (faire étudier) ẖaraǧa (sortir) aẖraǧa (faire sortir)

Dans le cas des verbes qui entrent dans l’alternance causative/non-causative, une partie seulement présente une variation morphologique et va dans le sens de l’analyse qui prône l’idée que l’emploi transitif est premier par rapport à l’emploi intransitif du même verbe. En effet, l’alternance pour les verbes donnés comme exemples sous (47) s’accompagne d’une variation morphologique au niveau de l’emploi intransitif, à savoir l’apparition d’un préfixe dit anti-causatif :

Causatif (tr.) → Non-causatif (intr.) (47) fataḥa (ouvrir) infataḥa (ouvrir) kasara (casser) inkasara (casser) ʾaddala (modifier) taʾaddala (modifier) ḥarrara (libérer) ta ḥarrara (libérer)

Selon le principe de Haspelmath, l’emploi transitif des verbes en question est premier (car non marqué) et l’emploi intransitif (non-causatif) en est dérivé. Si la dérivation dans le cas des verbes sous (47) peut être orientée via la morphologie, la question reste ouverte pour les verbes suivants qui présentent ce type d’alternance sans changement morphologique :

Causatif (tr.) Non-causatif (intr.) (48) ġalā (bouillir) ġalā (bouillir) ṭahā (cuire) ṭahā (cuire) šāʿa (répandre) šāʿa (répandre)

Il s’agit de pairs non dirigées selon la terminologie de Haspelmath puisque la passage d’un emploi à un autre n’entraine pas de changement morphologique qui pourrait être pris comme indice pour orienter la dérivation. Malgré l’absence d’indices morphologiques, nous prenons le parti de considérer que l’emploi transitif est également premier dans le cas des verbes sous (48). Les propriétés sémantiques et syntaxiques relevées dans la partie (1) ont montré une grande homogénéité au niveau des verbes qui décrivent un changement d’état ou de lieu, notamment la contrainte qui pèse sur les masdars qu’ils forment. Il serait contre-intuitif de proposer pour les verbes sous (48) un mécanisme dérivationnel inverse qui au final formerait des verbes transitifs partageant les mêmes propriétés que celles des verbes transitifs sous (47). Reste alors à expliquer pourquoi l’alternance est non marquée dans le cas des verbes sous (48).

Le deuxième aspect intéressant (quoique discutable) du travail de Haspelmath est le lien qu’il établit entre la morphologie verbale et le type d’événement exprimé. L’auteur propose un classement des verbes sur un axe en fonction de la conceptualisation de l’événement exprimé. Il s’agit d’un classement scalaire allant des verbes qui expriment des événements non-spontanés à ceux qui expriment des événements spontanés. La classification proposée par Haspelmath (1993 :105) est illustrée ci-dessous :

Scale of increasing likelihood of spontaneous occurence (49) ‘wash’ ‘close’ ‘melt’ ‘laugh’ inchoative/causative alternations

Les verbes aux deux extrêmes du continuum expriment des événements qui ne peuvent se produire de manière spontanée. Ils sont toujours en rapport avec un agent ou une force externe. Les verbes situés au milieu du continuum sont ceux qui peuvent exprimer des événements spontanés avec une gradation qui va du moins spontané car impliquant un agent ou une force externe ‘close’ au plus spontané car n’impliquant pas un agent ou une cause ‘melt’. Concernant le lien entre le type d’événement exprimé et la forme du verbe : les verbes qui expriment des événements non spontanés ‘wach’ et ‘laugh’ car impliquant nécessairement un agent ou une force externe n’entrent pas dans l’alternance causative/non-causative (inchoative selon la terminologie de Haspelmath). Et des deux verbes situés au milieu du continuum, celui qui exprime un événement qui a le plus de chance de se produire sans l’implication d’un agent aura une préférence pour un emploi intransitif qui pourra servir de base à la formation d’un verbe causatif morphologiquement marqué ‘melt’. Enfin, les verbes qui expriment des événements pouvant être présentés comme spontanés, mais qui impliquent néanmoins un agent auront un emploi transitif (causatif) non marqué qui peut donner lieu à un emploi intransitif (non-causatif) marqué ‘close’.

Même s’il est difficile de retenir la gradation des événements proposée par Haspeltmath, laquelle est basée sur une conceptualisation sans fondement linguistique, il n’empêche qu’elle permet au moins de prédire quelle forme auront certains verbes transitifs en arabe standard en passant d’un emploi transitif à

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un emploi intransitif (morphologiquement marqué). Cette approche ne répond certes pas à la question qui concerne les verbes qui admettent une alternance causative/ non-causative sans variation morphologique tel que ġalā (bouillir), mais prédit correctement les formes intransitives des verbes donnés comme exemples sous (47). Intuitivement, un décret ne peut se modifier de lui-même et donc de manière spontanée sans un agent qui le modifie ; de même qu’une ville ne peut passer de l’état occupée à l’état (nouveau) libérée sans l’intervention d’un agent. Il s’agit de verbes qui expriment, selon la classification (intuitive) de Haspelmath, des événements non spontanés mais qui peuvent être présentés comme spontanés. L’emploi premier pour ces verbes sera l’emploi transitif non marqué, et l’emploi dérivé, morphologiquement marqué, est l’emploi non-causatif (intransitif).

L’idée que nous développons, en incluant cette fois-ci dans l’analyse les verbes qui ne changent pas de forme en passant d’un emploi à un autre, et en nous éloignons d’un classement des verbes selon la conceptualisation des événements proposées par Haspelmath, est la suivante : le marquage morphologique au niveau de l’emploi non-causatif en arabe standard est l’indice de la présence d’un agent (humain ou non humain) qui déploie sa force du début de l’action jusqu’à l’aboutissement du changement exprimé par le verbe dans son emploi transitif. Dit autrement, les verbes qui expriment un changement (d’état ou de lieu résultant) provoqué par un agent impliqué dans les différentes phases du processus exprimé peuvent en faire l’économie, mais via un préfixe anti-causatif. Le préfixe est l’indice morphologique qui semble identifier en arabe standard les verbes de changement d’état ou de lieu liés à un agent impliqué dan les différentes phases : du début de l’action jusqu’à l’aboutissement du changement. Inversement, les verbes qui expriment un changement (d’état ou de lieu) affectant le référant du thème dans la version transitive, dont au moins une des phases constitutives du processus peut se dérouler sans l’intervention d’un agent, et donc sans le déploiement de sa force, peuvent en faire l’économie dans un emploi intransitif, sans changement morphologique.

Cette hypothèse propose donc une dérivation orientée pour tous les verbes causatifs de changement d’état ou de lieu, de l’emploi transitif vers l’emploi intransitif, que le dernier soit morphologiquement marqué ou non. Elle repose également sur une conceptualisation de l’agentivité qui lie ce concept à celui de force sans le restreindre aux agents humains : est agent toute entité dotée d’une force interne, quelle soit humaine ou non (forces naturelles (vent), matière active (acide), etc.). Souvent l’agentivité est restreinte aux humains, mais il est très facile de montrer que certaines entités non humaines sont également des agents car possédant une force interne qu’elles déploient et qui leur permet de s’aligner sur les agents humains. On reconnaît aisément une force aux forces naturelles (la force des vents), et on leur attribue même des qualités agentives (le vent a soufflé violemment cette nuit, le vent a violemment arraché ces deux arbres). Ils s’accommodent également d’expressions qui les catégorisent explicitement comme ‘agents’ (sous l’action de Pierre, du vent, de l’acide). Enfin, l’hypothèse que nous formulons, si elle rejoint celle de Levin et Rappaport (1995) qui dresse une typologie des verbes selon la nature de la cause (externe vs. interne), va dans le sens qu’il faut distinguer parmi les verbes à causateur externe deux sous-classes selon l’implication (ou non) de l’agent causateur dans les différentes phases du processus. La distinction aspectuellexiii que nous défendons explique pourquoi certains verbes en arabe standard alternent entre l’emploi causatif/non-causatif sans variation morphologique. D’ailleurs, si l’on se base sur la généralisation formulée par Levin et Rappaport concernant les contraintes qui pèsent sur ce type d’emploi, les verbes tels que ġalā (bouillir) ne devraient pas entrer dans ce type d’alternance.

3.2. Levin et Rappaport (1995): cause interne vs externe Suite à Levin et Rappaport (1995), on distingue parmi les verbes intransitifs impliquant un

changement affectant le thème (sujet) deux sous-classes selon la source du changement : d’une part les verbes qui expriment un changement ayant comme source une cause interne (internally caused verbs), et d’autre part les verbes qui expriment un changement ayant comme source une cause externe (externally caused verbs). Le verbe bloom (éclore) appartient à la première classe parce que le changement affectant le référant du sujet est conceptualisé comme dépendant de ses propriétés internes. Par contre, un verbe comme break (casser) dans sa version intransitive exprime un changement d’état (affectant le référent du sujet) conceptualisé comme causé par une force externe à l’entité qui subit le changement. Le corrélat syntaxique de cette différenciation est que la construction intransitive à cause externe (The glass broke ‘le verre a cassé’) est dérivée de celle transitive qui implique que quelqu’un ou quelque chose a cassé le verre. Et même si ces verbes admettent la suppression de la cause externe, Levin et Rappaport (1993 : 93) stipulent que notre connaissance du monde nous dit que les événements exprimés par ces types de verbes ne peuvent se produire sans l’intervention d’une cause externe :

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“Somme externally caused verbs such as break can be used intransitively without the expression of an external cause, but, even when no cause is specified, our knowledge of the world tells us that the eventuality these verbs describe could not have happened without an external cause”

Nous montrerons que si le changement est dû à l’intervention d’un agent (i.e. une cause externe selon la terminologie de Levin et Rappaport), il n’est cependant pas impliqué de la même manière dans les versions non-causatives (morphologiquement marquées et non marquées). Cette différence émerge de la comparaison des verbes ṭahā (cuire) et ḥarrara (libérer). Le premier verbe constitue d’ailleurs un contre exemple à la généralisation de Levin de Rappaport concernant la possibilité pour les verbes de changement d’état ou de lieu de se délier de la cause externe.

En partant du constat que tous les verbes de changement d’état ou de lieu à cause externe ne peuvent se délier de la cause et avoir un emploi intransitif, les auteurs stipulent que seuls les verbes qui expriment un changement n’ayant pas comme source un agent volontaire peuvent se passer de leur argument externe et s’employer de manière intransitive avec comme sujet le thème. Dit autrement, les verbes qui alternent entre les deux emplois sont ceux dont la source du changement peut indifféremment être un agent, une force naturelle, une cause ou un instrument :

(50) a. The vandals/The rocks/The storm broke the windows b. The storm broke (Levin et Rappaport 1995 :103)

À l’inverse, les verbes qui restreignent la source du changement à un agent volontaire ne peuvent en faire l’économie comme le montre :

(51) a. The terrorist assassinated/murdered the senator b. *The senator murdered

Si l’on se base sur cette contrainte, un verbe comme ṭahā (cuire) ne peut autoriser la suppression de son agent (cause externe) puisque le verbe n’accepte comme agent que des humains volontaires :

(52) ṭahā ṭ-ṭabbāẖu / *l-furnu l-laḥma a cuit le-cuisinier.Nom./ le-four.Nom. la-viande.Acc.

« Le cuisinier/*le four a cuit la viande »

Pourtant, même si le verbe sélectionne son sujet dans la catégorie des agents humains volontaires, il admet la suppression de celui-ci (53), comme d’ailleurs le verbe ʾaddala (modifier) qui ne prend que des agents humains volontaires (54a) et admet sa suppression (54b) moyennant par contre une variation morphologique :

(53) ṭahā l-laḥmu a cuit la-viande.Nom. « La viande a cuit »

(54) a. ʾaddala l-maliku/ *l-qalamu d-dustūra a modifié le-Roi.Nom./ *le-stylo.Nom. la-constitution.Acc.

« La Roi/*le stylo a modifié la constitution »

b. tʾaddala d-dustūru Préf.-a modifé la-constitution.Nom. « La constitution s’est modifiée »

3.3. Les bases aspectuelles de la variation ou de l’absence de variation morphologique Si nous prenons le parti de considérer en arabe standard que l’emploi non-causatif (intransitif) est

dérivé de l’emploi causatif (transitif), les verbes concernés par cette alternance ne constituent pas une classe homogène, ce qui se reflète clairement au niveau de la morphologie du verbe dans l’emploi non-causatif. Cette différence morphologique est le reflet d’une différence aspectuel qui impose de distinguer deux sous-classes de verbes en fonction de l’implication de l’agent dans les différentes phases constitutives du procès exprimé par les verbes causatifs dans leur emploi transitif. L’identification de cette différence permet de maintenir un traitement unifié pour l’ensemble de la classe, en termes d’orientation de la dérivation, tout en aboutissant à un classement sémantico-aspectuelle plus fin qui permet en retour d’apporter un éclairage nouveau sur certains phénomènes linguistiques, tels que la combinaison avec le groupe prépositionnel « by itself » et les adverbes de manière orientés vers l’agent,

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deux arguments souvent invoqués pour déterminer l’existence ou non d’un agent causateur du changement

3.3.1. Les processus constitués d’au moins une phase qui se déroule sans l’agent

Si l’on reprend les verbes qui alternent entre les deux emplois sans variation morphologique, à savoir ṭahā (cuire), ġalā (bouillir) et šāʿa (répandre). Les trois prédicats expriment des actions impliquant un agent responsable du changement affectant le référant du thème. Même dans la version intransitive, le changement présenté comme n’ayant pas d’agent est en fait lié à l’action de ce dernier. Toute la question est : comment l’agent est-il impliqué dans le processus décrit, i.e. du début de l’action jusqu’à l’aboutissement du changement d’état ?

Si l’on considère que le processus de cuisson d’un aliment subsume différentes phases liées qui commencent par exemple avec la préparation par un agent des aliments nécessaires à la cuisson, l’assaisonnement, le dosage des ingrédients et abouti à un changement d’état de l’entité qui subit le processus en question, le changement marquant par conséquent la fin du processus décrit. La spécificité de ce type de processus est qu’il implique un agent même si le changement d’état peut être présenté comme n’ayant pas d’agent, et donc se produisant de manière spontanée selon la conception de Haspelmath. Cependant, si une fleur éclot sans l’intervention d’un agent, c’est parce qu’elle possède une propriété que les aliments ne possèdent pas, a savoir une force interne qui lui permet d’éclore et corollairement, le changement d’état peut avoir lieu de manière spontanée sans l’intervention d’un agent externe. A défaut de posséder une force interne qui permettrait aux aliments de cuire, l’intervention d’un agent doté d’une force est nécessaire pour la réalisation de la cuisson. Néanmoins, l’agent n’intervient pas durant toutes les phases constitutives du processus de cuisson. En d’autres termes, il ne déploie pas sa force durant tout le processus, mais uniquement durant certaines phases. La cuisson d’un aliment nécessite l’intervention de l’agent dans les phases préparatoires telles que la préparation des ingrédients, l’assaisonnement, le placement dans un ustensile adapté et l’enfournement pour ne donner que quelques exemples. Mais il existe au moins une phase constitutive du processus global de cuisson, à savoir la cuisson dans un four chauffé à une certaine température par exemple, qui se déroule sans l’intervention de l’agent, et donc sans le déploiement de sa force. Cette phase est constitutive du processus global. La phase de cuisson dans un four par exemple est caractérisée par la non implication de l’agent dont le rôle consiste en la préparation des conditions nécessaires pour que la cuisson ait lieu. La spécificité de cette phase est l’absence totale de l’agent. Le processus ġalā (bouillir) présente la même propriété étant donné que l’implication de l’agent s’arrête au moment où le liquide est mis dans une situation qui permette l’ébullition.

Le processus šāʿa (répandre), même s’il est différent, s’aligne sur les deux processus décrits précédemment. La différence entre šāʿa et ṭahā est que le deuxième ne nécessite pas (normalement) plus d’un agent. Par contre, pour qu’une nouvelle devienne répandue, il est nécessaire qu’elle soit relayée par différents agents. Cependant, là où les deux processus se rejoignent, c’est qu’ils se composent de phases qui se déroulent sans l’unique agent dans le cas de ṭahā et sans l’agent déclencheur dans le cas de šāʿa. Pour qu’une nouvelle devienne répandue, il suffit qu’un premier agent la communique à un deuxième agent qui à son tour la communiquera à un troisième agent et ainsi de suite. L’implication de l’agent premier est limitée à une des phases et ne s’étend pas à toutes les phases constitutives du procès en question. Le fait que l’implication de l’agent débute avec le début de l’action mais ne s’étend pas jusqu’à l’accomplissement du changement d’état permet aux verbes concernés par cette propriété aspectuelle de faire aisément l’économie de la couche agentive et de ne retenir que la couche résultative, laquelle comporte une phase qui se déroule de manière autonome indépendamment d’un agent contrôleur. L’autonomie d’au moins une des phases des processus exprimés explique la possibilité de combiner les verbes concernés par cette propriété aspectuelle avec le verbe taraka (laisser) et autres variantes qui marquent, même en la présence de l’agent, la non implication de ce dernier dans le déroulement du changement d’état (le devenir) de l’entité y :

(55) a. ḍaʾī l-laḥma fi l-furni wa trukīhi yathū sāʾatan mettez la-viande.Acc. dans le-four.Gén. et laissez-le cuire heure.Indéf.

« Mettez la viande dans le four et laissez la cuire une heure ! »

b. daʾi l- ẖabara yašīʾu laisse la-nouvelle.Acc. se répand

« Laisse la nouvelle se répandre ! »

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Pour cette classe de verbes, le passage de l’emploi causatif (transitif) à l’emploi non-causatif (intransitif) qui lexicalise la couche résultative et particulièrement la phase qui se déroule/s’est déroulé sans l’agent déclencheur du processus, s’effectue sans variation morphologique. L’absence de marquage morphologique pourrait être l’indice de l’absence de l’implication de l’agent dans la phase exprimée, ce qui revient à dire : l’absence de force externe à un moment donné du processus global.

L’identification de cette propriété aspectuelle permet de revenir sur certains arguments invoqués pour déterminer l’existence ou non d’un agent causateur du changement, à savoir la combinaison avec l’adverbe « by itself » et les adverbes de manière orientés agent.

Suite à Chierchia (1989), Levin est Rappaport notent que l’adverbe « by itself » en anglais, lequel a respectivement deux interprétations « without outside help » et « alone », se combine avec les non-causatifs en retenant uniquement la première interprétation :

(56) The plate broke by itself The door opened by itself (1995:89)

L’adverbe anaphorique s’interprète en rapport avec un agent causateur présent à un certain niveauxiv. Par contre, les verbes qui expriment des processus dont l’agent causateur est le sujet lui-même et non pas un agent causateur externe, retiennent la deuxième interprétation identifiée pour l’adverbe anaphorique :

(57) Molly laughed by itslef

En rapport avec la première acception de l’adverbe, l’application de ce test aux verbes suivants donne des résultats pour le moins bizarres :

(58) a. ?? ḍaʾī l-laḥma fi l-furni wa trukīhi yathū li-waḥdihi sāʾatan mettez la-viande.Acc. dans le-four.Gén. et laissez-le cuit Prép.-seul heure.Indéf.

« ??Mettez la viande dans le four et laissez la cuire toute seule une heure ! »

b. ?? taraktu l-māʾa yaġlī li-waḥdihi j ai laissé l’eau.Nom. bout Prép.-seul « ???J ai laissé l’eau bouillir toute seule »

La bizarrerie de ces énoncés est due au fait que les verbes en question dans leur emploi non-causatif (intransitif) lexicalisent la couche résultative, et précisément, la phase qui se déroule sans l’implication de l’agent, si bien que l’ajout du groupe li-waḥdihi crée une redondance à ne pas prendre comme l’indice de la non existence d’un agent causateur. Les processus exprimés par les verbes en question sont toujours liés à un agent qui mène une action qui produit un changement d’état du référent du thème, mais l’implication de l’agent ne s’étend pas jusqu’à l’accomplissement du changement en question.

Le deuxième argument invoqué pour identifier les verbes ayant un agent causateur externe constitue, en apparence seulement, une objection à l’analyse que nous proposons pour les verbes non-causatifs qui sous-entend que le changement d’état ou de lieu exprimé implique toujours un agent causateur. Centineo (1995) distingue en italien les verbes à causateur externe de ceux à causateur interne selon leur aptitude à se combiner avec un adverbe de manière orienté agent tel que violentemente ‘violement’. Le contraste illustré ci-dessous montre que seuls les verbes qui expriment un changement d’état ou de lieu ayant un agent causateur externe admettent ce type d’adverbes qui précisons-le, exprime une propriété de l’agent :

(59) la porta si chiusa violentemente ‘the door closed violently’

(60) *la nave affondata violentemente ‘the boat sunk violently’.

Etant donné que nous analysons les verbes non-causatifs sans variation morphologique en arabe standard comme étant dérivés de la construction transitive et donc comme ayant un agent causateur responsable du changement d’état ou de lieu exprimé, on s’attendrait à ce qu’ils puissent se combiner avec un adverbe de ce type. Or, la combinaison des deux donne lieu à des énoncés agrammaticaux qui pourraient suggérer que le changement n’est pas dû à l’intervention d’un agent causateur et que par conséquent, l’emploi non-causatif sans variation morphologique est basique par rapport à l’emploi transitif :

(61) a. *ṭahā l-laḥmu bi-ṣabrin kabīrin a cuit la-viande.Nom. avec-partience.Gén.Indéf. grand.Gén.Indéf.

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b. *yaġlī l-māʾu bi-hudūʾin kabīrin bout l’eau.Nom. avec-calme.Gén.Indéf. grand.Gén.Indéf.

c. *šāʿa l-ẖabaru bi-hudūʾin a répandu la-nouvelle.Nom. avec-calme.Gén.Indéf.

Pour compléter le tableau, il faut également préciser que même dans la version transitive avec comme un agent causateur-sujet, les adverbes de ce type ne sont pas admis en tant qu’exprimant des manières de cuire, de bouillir et encore moins de répandre (une nouvelle) :

(62) a. *ṭahā ṭ-ṭabbāẖu l-laḥma bi-ṣabrin kabīrin a cuit le-cuisinier.Nom. la-viande.Acc. avec-partience.Gén.Indéf. grand.Gén.Indéf.

b. *taġli l-māʾa bi-hudūʾin kabīrin elle bout l’eau.Acc. avec-calme.Gén.Indéf. grand.Gén.Indéf.

c. *  šāʿa l-waladu l-ẖabaka bi-hudūʾin a répandu le-garçon.Nom. la-nouvelle.Acc. avec-calme.Gén.Indéf.

Ces verbes ne sont pas réfractaires à toute modification adverbiale puisqu’ils se combinent avec des adverbes en rapport avec le rythme du déroulement du procès comme le montrent :

(63) a. taha tabakhu l-lahma bi-surʿatin a cuit le-cuisinier.Nom. la-viande.Acc. avec-rapidité.Gén.Indéf. « Le cuisinier a rapidement cuit la viande »

b. šāʿa l-waladu l-ẖabara bi-surʿatin a répandu le-garçon.Nom. la-nouvelle.Acc. avec-rapidité.Gén.Indéf.

« L’enfant a rapidement répandu la nouvelle »

La contrainte ne concerne donc que les adverbes de manière orientés agent et soulève la question des conditions de transfert de la qualité d’un agent à son action et même au résultat de son action. Concernant les propriétés des actions, on peut identifier celles qui sont inhérentes aux actions dans le sens qu’elles se rapportent à une de leurs propriétés constitutives telles que le rythme par exemple. Aussi bien la cuisson que l’ébullition ont un rythme interne lequel peut être qualifié de rapide ou lent selon le rythme de succession de phases. Il n y a donc rien d’étonnant à ce que les verbes en question se combinent avec les adverbes du type bi-surʿatin (rapidement).

Les actions ou même leurs résultats peuvent également être qualifiés par des adverbesxv qui se rapportent à une dimension constitutive de leurs agents suite à un mécanisme de transfert :

(64) a. Pierre a doucement fermé la porte b. Pierre a intelligemment corrigé mon texte

Sous (64a), l’adverbe se rapport à la dimension de la force de l’agent alors que celui sous (64b) s’attache à celle des qualités. Mais dans les deux cas, les deux exemples empruntés à Van de Velde (2009) montrent que les propriétés de l’agent sont transmises à son action dans (64a) et à même au résultat de son action (64b) puisqu’on peut qualifier les corrections elles-mêmes d’intelligentes.

Cependant, ce qui émerge de l’examen de deux verbes (et de tous les verbes qui se combinent avec un adverbe de manière orientés agent donnés comme exemples par l’auteur), est qu’ils expriment des actions qui requièrent l’implication de l’agent à tous les moments du processus : du début de l’action jusqu’à l’aboutissement du changement d’état ou de lieu pour ceux qui expriment des actions transitives entrainant un résultat. Il semble donc que la condition pour un verbe d’action de se combiner avec un adverbe de manière orienté agent est que l’action de l’agent doive s’étendre du début de son action jusqu’à l’aboutissement du changementxvi. Or, les verbes de changement d’état ou de lieu tels que ġalā (bouillir) expriment des processus constitués d’une phase au moins qui se déroule sans l’agent. Et si les adverbes de manière orientés agents décrivent des propriétés qui se rapportent à une dimension de l’agent, la non implication de ce dernier dans une des phases du processus bloque le transfert des qualités de l’agent aux actions exprimées et aux changements qui en résultent. Les énoncés agrammaticaux sous (61) et (62) n’impliquent pas qu’il s’agisse de verbes qui expriment un changement affectant le thème, déclenchés par un agent causateur interne selon la terminologie de Levin et Rappaport (1995). Comme les verbes qui seront étudiés dans la partie suivante, le changement est déclenché par un agent externe, justifiant de considérer l’emploi transitif comme basique, seulement l’agent commence l’action et le changement peut se prolonger

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et avoir lieu sans son intervention. La forme verbale non-causative lexicalise cette phase en particulier, et l’absence de marque morphologique (préfixe anti-causatif) au niveau du verbe est corrélée à l’absence de l’agent (de sa force, ses qualités, etc.) dans la phase en question.

3.3.2. Les processus impliquant un agent agissant durant toutes les phases Soit les exemples suivants :

(65) a ʾaddala l-maliku d-dustūra a modifié le-Roi.Nom. la-constitution.Acc.

« La Roi a modifié la constitution »

b. ḥarrara l-amrīkiyyūna l-balada aẖīran ont libéré les-américains le-pays.Acc. finalement « Les américains ont finalement libéré le pays »

c. fataḥa l-waladu l-bāba a ouvert le-garçon.Nom. la-porte.Acc. « Le garçon a ouvert la porte »

d. daḥraǧa l-lāʿibu l-kurata a roulé le-joueur.Nom. la-balle.Acc. « La balle a roulé »

La propriété qui unifie les quatre actions exprimées est que l’action de l’agent entraine le changement d’état ou de lieu (dans le cas de daḥraǧa (rouler)) du référent du thème avec une particularité qui les distingue des actions décrites dans la partie précédente : l’implication de l’agent commence avec le début des actions en question et s’étend jusqu’à l’aboutissement du changement même si dans le cas du verbe daḥraǧa (rouler) sur lequel nous reviendrons plus loin, le contact entre l’agent et le thème peut être rompu sans que cela empêche la balle de rouler. Concernant les trois premiers verbes, les actions exprimées exigent une implication de l’agent à tous les moments des phases constitutives des procès en question. Il ne suffit pas par exemple de réunir une armée, de la positionner près d’une ville occupée et de vouloir la libérer pour qu’elle le devienne. La libération d’une ville occupée, et donc le changement de l’état de l’entité, n’ont lieu que si l’agent agit du début du processus jusqu’à la fin, à savoir l’élimination du dernier occupant. Il en va de même pour l’action ʾaddala (modifier) ou fataha (ouvrir) et les changements d’état qu’ils produisent. L’implication de l’agent (i.e. le contrôle) débute avec le début de l’action et s’étend jusqu’à l’accomplissement des changements d’état. Dans les trois cas de figure, il n’existe pas de phase(s) qui se déroule(ent) sans l’agent, ce qui a pour corrélat que son effacement sans variation morphologique au niveau des verbes est impossible comme le montrent les exemples sous (66) contrastés à ceux sous (67) :

Causatif → Non-causatif (66) ʾaddala *ʾaddala ḥarrara * ḥarrara fataḥa * fataḥa

Causatif → Non-causatif (67) ʾaddala taʾaddala ḥarrara taḥarrara fataḥa infataḥa

L’apparition du préfixe anti-causatif peut donc être considérée comme l’indice morphologique de la présence d’un agent, i.e. une force agissante, impliqué dans toutes les phases constitutives des processus exprimés, et qui a été coupé du résultat que son action a produite. L’implication directe de cette analyse est que les verbes en question, aussi bien dans leur version transitive que non-causatives peuvent licencier des adverbes de manière orientés agent car la condition pour que les propriétés de l’agent se transmettent à ses actions ou même à ses résultats est qu’ils soit une force agissante dans toutes les phases : du début de l’action jusqu’à l aboutissement du changement d’état ou de lieu.

Il est remarquable de noter en effet que les prédicats sous (68) et (69) acceptent une modification par un adverbe se rapportant à une des dimensions constitutives de l’agent :

(68) a. ʾaddala l-maliku d-dustūra bi-ḏakāʾin a modifié le-Roi.Nom. la-constitution.Acc. avec-intelligence.Gén.Indéf. « Le Roi a intelligemment modifié la constitution »

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b. ḥarrara l-amrīkiyyūna l-balada bi-ḏakāʾin ont libéré les-américains le-pays.Acc. avec-intelligence.Gén.Indéf. « Les américains ont intelligemment libéré le pays »

c. fataḥa l-waladu l-bāba bi-quwwatin a ouvert le-garçon.Nom. la-porte.Acc. avec-force.Gén.Indé. « Le garçon a ouvert la porte avec force »

(69) a. taʾaddala d-dustūru bi-ḏakāʾin s’est modifé la-constitution.Nom. avec-intelligence.Gén.Indéf. « La constitution s’est modifiée avec intelligence »

b. taḥarrara l-baladu bi-ḏakāʾin s’est libéré le-pays.Nom. avec-intelligence.Gén.Indéf. « Le pays s’est libéré avec intelligence »

c. infataḥa l-bābu bi-quwwatin a ouvert la-porte.Nom. avec-force.Gén.Indé. « La porte s’est ouverte avec force »

Les adverbes bi-ḏakāʾin (intelligemment) et bi-quwwatin (avec force) expriment respectivement la qualité et la force que l’agent a mis dans son action pour les mener à terme, c'est-à-dire jusqu'à l’accomplissement du changement d’état du référant du thème. Et à aucun moment, l’agent n’est absent. Pour ce type de verbes, l’action et son résultat débutent ensemble avec l’agent et se terminent ensemble avec lui, ce qui permet aux qualités de ce dernier de devenir celles des actions et/ou de leurs résultats, et cela même quand le contact entre l’agent et le thème est rompu.

Le couple daḥraǧa-tadaḥraǧa (rouler (tr.)-rouler (intr.)) présente la même propriété que les verbes précédents, à savoir la combinaison avec des adverbes de manière orientés agent, aussi dans l’emploi causatif (transitif) que non-causatif (intransitif) :

(70) daḥraǧa l-lāʿibu l-kurata bi-quwwatin ilā l-marmā a roulé le joueur.Nom. la-balle.Acc. avec-force.Gén.Indéf. à le-but « Le joueur a roulé la balle avec force jusqu’au but »

(71) tadaḥraǧati l-kuratu bi-quwwatin muttaǧihatan nahwa l-marmā a roulé la-balle.Nom. bi-quwwatin.Gén.Indéf. se dirigeant vers le-but « La balle a roulé avec force en direction du but »

Sachant que la balle n’a pas de force inhérente qui lui permette de rouler avec force, la qualité exprimée par les adverbes dans les deux emplois est celle qu’un agent a mis dans l’action exercée sur le thème afin de le déplacer d’un lieu à un autre. Ce type d’action exige que l’agent soit impliqué dans les phases préparatoires (mouvements du corps) jusqu’au contact avec le référent du thème, lequel grâce à la force qui lui est transmise par l’agent, change de lieu, et continue à rouler pendant un moment avec la même force que l’agent lui a transmis. Même sans contact avec l’agent, la force que ce dernier a déployée dans son action continue à se manifester, ne serait-ce que pendant un moment, dans le référent du thème. Lorsque le verbe lexicalise la couche résultative basée sur un changement de lieu pour le thème, étant donné que ce dernier retienne quelque chose de l’agent, à savoir sa force, l’emploi non-causatif s’accompagne de l’apparition d’un préfixe anti-causatif lequel est à prendre comme l’indice morphologique que l’agent, s’il n’est pas impliqué dans les différentes phases, il continue d’agir de par sa force transmise au thème, laquelle permet que le changement de lieu s’effectue même en l’absence de contact continu entre l’agent et le thème.

4. Conclusion Les principales conclusions qui se profilent mettent en rapport un ensemble de phénomènes

linguistiques en proposant une base sémantique qui systématise la dérivation, aussi bien celle des masdars que celle des verbes non-causatifs intransitifs. Les différences morphosyntaxiques et sémantiques trouvent une explication globale dans une approche qui met au centre de l’étude l’analyse prédicative des verbes en tenant compte également des modalités du déroulement des procès. L’analyse prédicative des verbes d’action transitifs directs en arabe standard met en avant deux structures lexico-conceptuelles selon que l’action engagée entraine ou non un résultat. Les verbes qui lexicalisent une structure simple (sans la couche résultative) donnent lieu à la formation de masdars qui expriment (entre autres) des événements non liés et n’entrent pas dans une alternance causative/non-causative. Les verbes qui

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lexicalisent la couche résultative donnent lieu à la formation de masdars qui expriment (entre autres) des événements liés. Les prédicats en question entrent dans une alternance causative/non-causative et les propriétés aspectuelles, particulièrement l’implication de l’agent dans les différentes phases du procès global exprimé, explique la forme du verbe dans l’emploi non causatif. Bibliographie

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analyse conceptuelle et aspectuelle » in E. Arjoca-Ieremia, C. Avezard-Roger, J. Goes, E. Moline et A. Tihu (éds), Temps, aspect et classes de mots : études théoriques et didactiques, 265–276. Arras : Artois Presses Université.

Van de Velde, Danièle. 2012. « Supplément à la grammaire des événements ». Manuscrit.

                                                                                                               i Les exemples n’illustrent pas tous les cas de figure puisqu’un masdar tel que qasf (bombardement) peut également prendre comme premier complément au génitif l’argument externe, et comme deuxième complément à l’accusatif l’argument interne du verbe correspondant (qasfu l-ʿaduwwi l-madīnata laylan ẖallafa damāran kabīran). Il peut également s’employer sans les deux compléments (al-qasfu ẖallafa damāran kabīran). Voir entre autres Fassi Fehri (1993), Kremers (2003, 2007) et Bardeas (2009) pour une étude détaillée des propriétés illustrées par les deux exemples ci-dessus.  ii La terminologie que nous empruntons est celle proposée par Van de Velde (2012, manuscrit) pour les noms d’événements en français.  iii Nous suivons l’analyse proposée par Van de Velde (manuscrit 2012) pour les verbes français et adoptons les structures lexico-conceptuelles que l’auteur propose. Elles permettent d’avancer une explication générale à certains phénomènes traités comme isolés les uns des autres. Sur l’adéquation du Primitif AGIR SUR et non de celui de CAUSE proposé par Levin et Rappaport Hovav (1995, 2005), voir Van de Velde (2011).  iv Cf. Fassi Fehri (1993) repris dans Kremers (2005) et Bardeas (2009).  v Cf. entre autres Alexiadou et Stavrou (1998) ; Alexiadou (2001) ; Markantanatou et Oersnes (2002) ; Van de Velde (2006b, 2012 manuscrit).  vi Le déterminant n’est pas contraint (article défini, indéfini) et le masdar, comme noté par la plupart des auteurs, peut être pluralisé.  vii Le rapprochement que nous établissons entre les masdars sous (22) et les verbes correspondants dans la version passive (24) n’implique pas que les premiers sont issus d’un processus de passivation. Comme nous l’avons montré ailleurs (Tayalati, soumis), ce type de masdar peut être formé à partir d’une classe de verbes intransitifs qui n’admet pas la passivation, à savoir les verbes inaccusatifs.  viii Ces exemples seraient acceptables dans un dialogue si l’argument interne avait été précédemment mentionné.  ix Cf. Van de Velde (2006a) pour le choix des verbes supports en français.  x Il s’agit aussi bien de verbes transitifs directs appartenant à la classe du type hitting de Fillmore (1970) ((sadama-heurter), (dāʿaba-caresser)) que de verbes transitifs indirects (haǧama ʾalā (attaquer)). Ces verbes lexicalisent uniquement la manière de l’action et présentent les mêmes propriétés relevées pour le verbe qasafa.  xi Voir Lakoff (1968, 1970) ; Williams (1981) ; Hale & Keyser (1986, 1987) ; Harley (1995) ; Pesetsky (1995) entre autres.  xii C’est l’approche que nous prônons, préconisée par Grimshaw (1982) ; Chierchia (1989/2004) ; Levin & Rappaport (1994, 1995) et Reinhart (2002) entre autres. Les arguments qui motivent ce choix sont développés dans la partie 3.3.  xiii L’analyse que nous développons fait écho à celle proposée par Van de Velde (2011) pour les verbes français.  

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                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                     xiv Il n’est pas exclu qu’une porte s’ouvre d’elle-même sans l’intervention d’un agent externe et que l’antécédent de l’adverbe anaphorique dans ce cas soit le thème (sujet). Seulement, nous pensons que cette interprétation ne convient que si le référent du thème est doté d’un mécanisme qui lui confère par conséquent une force lui permettant de s’ouvrir sans l’intervention d’un agent externe.  xv Cf. Nilsson-Ehle (1941) ; Jackendoff (1972) ; Tenny (2000), Ernst (2000, 2002) ; Geuder (2002) entre autres. Voir aussi Van de Velde (2009) qui propose une typologie des verbes selon les types d’adverbes qu’ils acceptent, en isolant clairement les dimensions auxquelles les adverbes se rapportent.  xvi Les données de l’arabe confirment la remarque formulée pour le français par Van de Velde (2011), la seule à notre connaissance à avoir établi un lien direct entre l’implication d’un agent dans les différentes phases d’une action entrainant un résultat et le transfert des propriétés de l’agent à son action et/ou à son résultat.