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Peuple et populaon(s) dans la Constuon de 1958 André ROUX Professeur à l'Instut d'études poliques d'Aix-en-Provence Précisons d'emblée qu'il s'agit d'évoquer ici les rapports entre « peuple » et « populaons » dans une perspecve essenellement constuonnelle, autrement dit à parr des définions et des implicaons qui découlent des textes et de la jurisprudence constuonnelle, alors même que ces deux noons peuvent tout aussi bien faire l'objet d'une approche sociologique, historique, pour ne pas dire idéologique. Bien souvent, d'ailleurs, les malentendus et les controverses ennent à l'ulisaon de ces deux noons, et notamment de celle de peuple, dans des accepons différentes. Ainsi, si l'on peut, d'un point de vue historique et sociologique évoquer l'existence d'un peuple Corse ou Marniquais par exemple, définis comme des communautés sociales et culturelles caractérisées par une identé propre, force est de constater leur inexistence au regard du droit constuonnel posif, alors même que ce dernier reconnaît par ailleurs les populaons corses ou marniquaises. C'est dire que les noons de « peuple » et de « populaon », dans leur accepon juridique, doivent être disnguées, même si la disncon n'apparaît pas toujours évidente. La noon de populaon est celle qui paraît soulever le moins de difficultés quant à sa définion. Considérée d'un point de vue démographique comme l'ensemble des habitants d'un même territoire, son ulisaon, dans le texte constuonnel, renvoie à deux significaon différentes : d'une part la populaon, au singulier, désigne la base de la représentaon naonale (constuons de 1791, 1793 (arcle 21), 1848 (arcle 23), 1852 (arcle 34), décisions du Conseil constuonnel relaves au découpage des circonscripons électorales) ; d'autre part, son ulisaon au pluriel vise des populaons « locales », comme les populaons « intéressées » menonnées à

Peuple et population(s) dans la Constitution de 1958

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Peuple et population(s) dans la Constitution de 1958

André ROUX

Professeur à l'Institut d'études politiques

d'Aix-en-Provence

Précisons d'emblée qu'il s'agit d'évoquer ici les rapports entre « peuple » et « populations » dans une perspective essentiellement constitutionnelle, autrement dit à partir des définitions et des implications qui découlent des textes et de la jurisprudence constitutionnelle, alors même que ces deux notions peuvent tout aussi bien faire l'objet d'une approche sociologique, historique, pour ne pas dire idéologique. Bien souvent, d'ailleurs, les malentendus et les controverses tiennent à l'utilisation de ces deux notions, et notamment de celle de peuple, dans des acceptions différentes. Ainsi, si l'on peut, d'un point de vue historique et sociologique évoquer l'existence d'un peuple Corse ou Martiniquais par exemple, définis comme des communautés sociales et culturelles caractérisées par une identité propre, force est de constater leur inexistence au regard du droit constitutionnel positif, alors même que ce dernier reconnaît par ailleurs les populations corses ou martiniquaises.

C'est dire que les notions de « peuple » et de « population », dans leur acception juridique, doivent être distinguées, même si la distinction n'apparaît pas toujours évidente.

La notion de population est celle qui paraît soulever le moins de difficultés quant à sa définition. Considérée d'un point de vue démographique comme l'ensemble des habitants d'un même territoire, son utilisation, dans le texte constitutionnel, renvoie à deux signification différentes : d'une part la population, au singulier, désigne la base de la représentation nationale (constitutions de 1791, 1793 (article 21), 1848 (article 23), 1852 (article 34), décisions du Conseil constitutionnel relatives au découpage des circonscriptions électorales) ; d'autre part, son utilisation au pluriel vise des populations « locales », comme les populations « intéressées » mentionnées à

l'article 53, alinéa 3 de la Constitution de 1958 (également à l'article 27, alinéa 2, de la Constitution du 27 octobre 1946), les populations d'outre-mer de l'article 72-3, alinéa premier de la Constitution de 1958, ou encore les populations de la Nouvelle-Calédonie mentionnées aux articles 76 (populations appelées à se prononcer sur les dispositions de l'accord de Nouméa) et 77 (populations intéressées de la Nouvelle-Calédonie amenées à se prononcer sur l'accession à la pleine souveraineté).

Plus problématique paraît être la notion de peuple.

Pierre Rosanvallon (Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Gallimard, collection Bibliothèque des histoires, 1998,p.33) a pu avec justesse souligner « le caractère énigmatique du peuple » et la difficulté d'introduire le peuple dans l'édifice constitutionnel, dans la mesure où il est convient justement de distinguer les conceptions sociologiques idéales des conceptions juridiques réalistes du peuple en tant que titulaire de droits et d'obligations. Ainsi, Olivier Beaud (La puissance de l'État, PUF, Léviathan, 1994, p. 296) distingue d'abord le peuple comme population (l'ensemble des individus soumis à l'autorité de l'État) du peuple comme nation (l'ensemble des nationaux). Puis il distingue, au sein du peuple nation, le peuple passif (sujet du pouvoir) et le peuple actif ou « peuple politique » (les citoyens). Le peuple politique se divise lui-même en majorité et minorité, le peuple majoritaire étant réputé exprimer la volonté de l'ensemble.

Comme l'a bien montré par ailleurs Georges Burdeau (Traité de science politique, t.5, Les régimes politiques, LGDJ, 2°édition, 1970), le peuple pour les politistes ou les constitutionnalistes n'est jamais le peuple réel, c'est-à-dire la réalité sociologique, mais un être abstrait, une représentation intellectuelle, voire une construction juridique. Ainsi, pour Hans Kelsen, le peuple est un artifice et son unité tient à ce que tous ses membres sont soumis au même ordre étatique. C'est donc l'ordre juridique des états qui construit le peuple en déterminant sa composition, son statut juridique, ou encore sa place dans le système juridique . Léon Duguit considère quant à lui que le peuple ne pourrait pas avoir d'existence juridique et serait incapable d'exprimer une volonté créatrice de droit positif. Seuls des individus peuvent faire acte de volonté. Attribuer ces volontés individuelles à l'entité peuple relèverait d'une fiction. Ainsi, seule la sociologie pourrait saisir l'essence du peuple, défini comme « le milieu social dans lequel se produit l'État » (Traité de droit constitutionnel , tome 2, E. De Boccard, 1927-1930,p . 2).

Quoi qu'il en soit, et sans aller plus loin dans l'évocation de la notion de peuple dans les théories constitutionnelles (voir à ce sujet la thèse d'Emmanuel

Gonnet, Le peuple dans les théories constitutionnelles, des révolutions Atlantique à l'entre-deux-guerres (1776-1939, France, Allemagne, États-Unis), Université d'Orléans, 2006, 603 pages), on peut considérer que lorsque que la Constitution fait référence au « peuple français », auquel appartient la souveraineté nationale (article 3), c’est, pour reprendre la formule de l'article 7 de la Constitution du 24 juin 1793, le peuple considéré comme « l'universalité des citoyens français ». C'est d'ailleurs la conception affirmée clairement par le Conseil constitutionnel dans sa décision 91-290 DC du 9 mai 1991 relative au statut de la Corse (considérant numéro 13), selon laquelle, le peuple français est « composé de tous les citoyens français sans distinction d'origine, de race ou de religion ».

Ainsi, comme le relève fort justement Véronique Bertile (La notion de « populations d'outre-mer », in : L'outre-mer français : un modèle pour la République ? Dir. Ferdinand Mélin Soucramanien, Presses universitaires de Bordeaux, 2008, pages 66-67) : « l'énoncé des définitions juridiques des notions de « peuple » - l'universalité des citoyens - et de « populations (s) » - ensemble des électeurs d'une collectivité donnée - révèlent l'étroite proximité entre ces deux notions. La nuance est toutefois de taille : le peuple est seul détenteur de la souveraineté nationale. Le contenu juridique de ces notions fixe ainsi l'emploi du singulier et du pluriel : juridiquement, en France, il n'y a qu'un peuple, le peuple français ; ce dernier est composé de populations locales ». L'article 72-3 de la Constitution révisée en 2003 illustre cette affirmation puisqu'il dispose que : « la République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d'outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité. »

La coexistence, dans le texte constitutionnel, des notions de « peuple » et de « population » a pu susciter des débats, relatifs notamment à leur utilisation dans la jurisprudence constitutionnelle. Aujourd'hui, la situation paraît à cet égard clarifiée, même s'il subsiste encore quelques zones d'ombre et un certain nombre d'interrogations.

Ainsi, dans une première partie nous verrons qu'après quelques vicissitudes liées à une jurisprudence erratique du Conseil constitutionnel, le peuple français est aujourd'hui caractérisé par son unicité, à quelques réserves près, unicité qui admet la pluralité des populations locales. Il s'agira ensuite de tirer les conséquences de cette distinction entre « peuple » et « population » en montrant dans une deuxième partie que, du point de vue constitutionnel, souveraineté du peuple et volonté des populations peuvent se combiner.

I. Unicité du peuple et pluralité des populations

Du point de vue du droit constitutionnel, la situation paraît aujourd'hui en grande partie clarifiée. La distinction un temps effectuée par le Conseil constitutionnel entre le peuple français et les peuples d'outre-mer s'est trouvé neutralisée par l'article 72-3 de la Constitution révisée en 2003. Ainsi se trouve clairement affirmé et consolidé le principe d'unicité du peuple français , qui comprend en son sein une pluralité de populations.

A. La neutralisation de la distinction entre le « peuple français » et les « peuples d'outre-mer ».

Comme on le sait, un des apports les plus notables de la décision du Conseil constitutionnel 290 DC du 9 mai 1991, Statut de la Corse, (voir notamment Louis Favoreu et Loïc Philip, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, numéro 41) réside dans l'affirmation selon laquelle le concept de peuple français a bien valeur constitutionnelle et que la Constitution « ne connaît que le peuple français composé de tous les citoyens français sans distinction d'origine, de race ou de religion ». Le Conseil constitutionnel rappelle à cet égard que le concept de « peuple français » figure dans le premier alinéa du Préambule de la Constitution de 1958, dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, dans le Préambule de la constitution de 1946, c'est-à-dire dans les trois éléments principaux du bloc de constitutionnalité. Le peuple français est le seul peuple reconnu par la Constitution et ceci s'inscrit dans la continuité constitutionnelle depuis 1789, car « la référence au peuple français figure depuis deux siècles dans de nombreux textes constitutionnels ».

Il en résulte donc que la mention faite par le législateur du « peuple corse composante du peuple français » est contraire à la Constitution, bien que des précautions aient été prises pour limiter la portée de cette reconnaissance, les droits du « peuple Corse » devant s'exercer « dans le respect de l'unité nationale, dans le cadre de la Constitution, des lois de la République et du présent statut ».

Cette jurisprudence a été interprétée, à juste titre, comme visant à exclure la reconnaissance officielle de différences entre les individus à raison de leur

origine, de leur race ou de leur religion et à préserver ainsi l'indivisibilité de la République et l'homogénéité d'une Nation composée de citoyens abstraits et interchangeables. D'une certaine façon, dans cette décision, le Conseil constitutionnel ne fait que rappeler l'étroite liaison entre les principes d’unicité et d’unité du peuple français qui existe depuis la Révolution de 1789.

Dans le droit fil de cette jurisprudence, le Conseil constitutionnel allait affirmer avec force dans la décision 412 DC du 15 juin 1999 relative à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires que « le principe d'unicité du peuple français, dont aucune section ne peut s'attribuer l'exercice de la souveraineté nationale, à valeur constitutionnelle ». Il juge que cette Charte comporte des clauses contraires à la Constitution dans la mesure où elle confère des droits spécifiques à des « groupes » de locuteurs de langues régionales ou minoritaires à l'intérieur de « territoires » dans lesquels les langues sont pratiquées, « portant ainsi atteinte au principe constitutionnel d'indivisibilité de la République, d'égalité devant la loi et d'unicité du peuple français » .

La jurisprudence constitutionnelle, même discutable sur le fond, présente une réelle cohérence si l'on s'en tient à cette présentation.

Et pourtant, la décision du 9 mai 1991 comporte en elle-même une contradiction, laquelle n'est pas apparue au grand jour immédiatement. En effet, tout en reconnaissant l'existence du seul « peuple français » elle affirme par ailleurs, sans que cette affirmation ne soit utile en l'espèce, que « la Constitution de 1958 distingue le peuple français des peuples d'outre-mer auxquels est reconnu le droit de libre détermination », en référence à l'alinéa 2 du Préambule (« En vertu de ces principes et de celui de la libre détermination des peuples, la République offre aux territoires d'outre-mer qui manifestent la volonté d'y adhérer des institutions nouvelles fondées sur l'idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité et conçues en vue de leur évolution démocratique ») et à l'article premier de la Constitution, abrogé depuis par la révision constitutionnelle du 4 août 1995 (« La République et les peuples des territoires d'outre-mer qui, par un acte de libre détermination, adoptent la présente Constitution instituent une Communauté. La Communauté est fondée sur l'égalité et la solidarité des peuples qui la composent. »).

Certes, le Conseil constitutionnel se borne dans cette décision a effectuer un constat irréfutable, celui de la mention dans la Constitution des « peuples d'outre-mer » à côté de celle du « peuple français » sans que des conséquences juridiques particulières puissent être a priori tirées de cette distinction. Mais, dans une décision 428 DC du 4 mai 2000 relative à la loi organisant la

consultation de la population de Mayotte qui a fait l'objet de nombreux commentaires, pour la plupart très critiques, (voir notamment : Olivier Gohin, L'évolution du statut de Mayotte au sein de la République française : aspects constitutionnels, RFD.adm.,n°4 -2000, p.737 ; Jean-Claude Douence et Bertrand Faure, Y a-t-il deux constitutions ?, RFD.adm.,n°4-2000,p.746 ; Anne-Marie Le Pourhiet, la Constitution, Mayotte et les autres, RDP n°3-2000, p. 883 ? ; Félicien Lemaire, la question de la libre détermination statutaire des populations d'outre-mer devant le Conseil constitutionnel, RDP n°3-2000, p.907 ; Jean-Yves Faberon, AJDA 2000, p. 568) le Conseil constitutionnel allait brouiller les cartes.

Afin de donner un fondement constitutionnel à la consultation de la population de Mayotte sur son avenir institutionnel, consultation prévue par la loi et contestée au regard des principes d'indivisibilité de la République et d'unicité du peuple français au motif « qu'en isolant une fraction de la population nationale pour la consulter » le législateur aurait implicitement reconnu l'existence d'un peuple mahorais », le Conseil constitutionnel se réfère au deuxième alinéa du Préambule de la Constitution. Et, bien que celui-ci mentionne les « territoires d'outre-mer », le juge constitutionnel n'hésite pas à en faire application à Mayotte, même si cette collectivité ne constituait plus alors un territoire d'outre-mer au sens juridique du terme… (Mayotte a fait partie, de 1946 à 1975 du territoire d’outre-mer des Comores, mais en tant que collectivité territoriale de la République elle n'a jamais relevé, avant la révision de 2003, de l'article 74 de la Constitution). Dans le commentaire « autorisé » de cette décision, le Secrétaire général du Conseil constitutionnel, Jean Éric Schoettl, soulignait que la solution adoptée laissait pendant le problème du fondement constitutionnel de la consultation d'une population habitant soit sur une partie du territoire métropolitain de la République, soit une collectivité d'outre-mer qui lors de l'entrée en vigueur de la constitution de 1958 n'était pas un territoire d'outre-mer (AJDA 2000,p.566).

La décision 455-DC du 7 décembre 2000 relative à la loi d'orientation pour l'outre-mer aller rapidement lever les incertitudes. Appelé à se prononcer sur la possibilité offerte au gouvernement de déposer un projet de loi organisant une consultation pour recueillir l'avis de la population des départements d'outre-mer sur leurs évolutions institutionnelles ou leur domaine de compétence, le Conseil constitutionnel rejette l'argument des sénateurs requérants selon lequel la jurisprudence « Mayotte » n'aurait pas été applicable aux départements d'outre-mer. Il juge en effet que « pour la mise en oeuvre des dispositions du deuxième alinéa du Préambule de la Constitution, les autorités compétentes de la République sont, dans le cadre de la Constitution, habilitées

à consulter les populations d'outre-mer intéressées notamment sur l'évolution statutaire de leurs collectivités à l'intérieur de la République ». En même temps, le juge constitutionnel censure dans cette décision la référence faite par la loi au « pacte qui unit l'outre-mer à la République » au motif que « les départements d'outre-mer et la collectivité de Saint Pierre et Miquelon sont des collectivités territoriales qui font partie intégrante de la République », ce qui marque bien par ailleurs la volonté du Conseil constitutionnel de garantir le respect de l'indivisibilité de la République.

Quoi qu'il en soit, en donnant force et vigueur à la distinction entre le « peuple français » et les « peuples d'outre-mer », le Conseil constitutionnel entendait à l'évidence donner un fondement constitutionnel aux consultations des seules « populations d'outre-mer », excluant ainsi les populations des territoires métropolitains et, notamment celles de la Corse.

Reste que l'on a pu à juste titre se demander si la consultation d'une partie de la population française, en forme de demande d'avis sur un projet de statut la concernant, nécessitait vraiment de reposer sur un fondement constitutionnel explicite. En d'autres termes, comme cela a été souligné (voir notamment les commentaires précités de Jean-Claude Douence et Bertrand Faure ou d'Anne-Marie Le Pourhiet), il est difficile de comprendre pourquoi le Conseil constitutionnel n'a pas tout simplement admis que le législateur, seul compétent au titre de l'article 72 de la Constitution pour fixer le statut des collectivités territoriales, puisse sur le fondement de cet article organiser une consultation pour éclairer ses choix, sans être pour autant lié par ses résultats. En fait, des considérations extra juridiques ont sans doute pesé sur la décision du Conseil constitutionnel. En effet, une telle solution aurait ouvert la porte à la consultation de la population de toutes les collectivités territoriales, notamment celle de Corse, rendue possible par la suite par la révision de 2003 mais empêchée en 2000 . Sans doute s'agissait il alors non pas d'ouvrir une porte mais plutôt de la verrouiller… Quitte a construire un raisonnement fondé sur la notion de « peuple d'outre-mer » figurant dans le Préambule, notion au demeurant largement périmée pour certains (voir notamment Olivier Gohin, commentaire précité, p. 742) et à reconnaître ainsi implicitement l'existence d'un peuple « Mahorais », en contradiction totale avec le principe d'unicité du peuple français affirmé solennellement par ailleurs.

C'est en réalité pour sortir de cette contradiction et pour faire échec à la jurisprudence du Conseil constitutionnel distinguant les peuples d'outre-mer du peuple français que fut déposé à l'Assemblée nationale, lors des débats sur la loi constitutionnelle relative à l'organisation décentralisée de la République, l'amendement de René-Paul Victoria, député de la Réunion, devenu le nouvel

article 72-3 de la Constitution, aux termes duquel « la République reconnaît au sein du peuple français, les populations d'outre-mer dans un idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité » . Qualifié « d'amendement historique » (Mme Brigitte Girardin, ministre de l'outre-mer) ou à l'inverse d'amendement « coupable et liberticide » (M. Victorin Lurel, député de la Guadeloupe), son adoption donna lieu à des débats houleux. Pour son auteur, il s'agissait de faire reconnaître que « l'universalité du peuple français s'étend naturellement aux citoyens français résidant dans les collectivités d'outre-mer, auxquels on ne saurait reconnaître sans danger pour l'unité de la République le caractère de peuple distinct du peuple français » (Assemblée nationale, deuxième séance du mercredi 27 novembre 2002). Comme le souligne Véronique Bertile, « ainsi justifiée par la volonté de restaurer une unité ébranlée, la reconnaissance constitutionnelle des populations d'outre-mer au sein du peuple français semble relever davantage de la déclaration politique ou symbolique que du droit » (article précité, page 62). Certains n'y ont vu d'ailleurs qu'un « alinéa déclaratif confirmant l'unité du peuple français » (T.S. Renoux et M de Villiers, Code constitutionnel, Litec, 2004, troisième édition, page 674).

Le Conseil constitutionnel s’y est pourtant référé dans sa décision 474 DC du 17 juillet 2003, Loi de programme pour l'outre-mer. Il combine cette nouvelle disposition avec les deux alinéas du Préambule, l'article premier et l'article 75 de la Constitution, pour en déduire que « les citoyens de la République qui conservent leur statut personnel jouissent des droits et libertés de valeur constitutionnelle attachés à la qualité de citoyen français et sont soumis aux mêmes obligations » (considérant 29). De même, le Conseil constitutionnel invoque cette disposition dans la décision 490 DC du 12 février 2004 relative à la loi organique portant statut d'autonomie de la Polynésie française.

Depuis la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, la cause paraît donc entendue : il n'existe qu'un seul peuple français qui englobe diverses populations, notamment celles d'outre-mer. La distinction entre le « peuple français » et les « peuples d'outre-mer » a été neutralisée par l'amendement Victoria. Un peuple ne peut être composé d'autres peuples. Il peut seulement être composé de populations.

Il n'en demeure pas moins qu'un certain nombre d'interrogations subsistent. En premier lieu, on a pu se demander si l'adoption de l'amendement Victoria n’ avait pas entraîné l'abrogation implicite de l'alinéa 2 du Préambule . Ainsi, pour Jean-Philippe Thiellay, « le premier alinéa de l'article 72-3 vide ainsi de toute portée la mention des « peuples des territoires d'outre-mer » du Préambule. (Les outre-mers dans la réforme de la Constitution, AJDA n°11-2003, p.565-566). On peut aussi considérer, comme Olivier Gohin, que cet alinéa « ne

saurait être détaché de son contexte : celui de permettre qu'à l'occasion du vote sur les institutions nouvelles, chacun des peuples des territoires d'outre-mer fut en mesure d'exercer son droit de libre détermination en choisissant de dire directement « oui » ou « non » à la Constitution de la République et de la Communauté… » (Commentaire précité, RFD.adm., p.742). Autrement dit, à partir du moment où les peuples des territoires d’outre-mer se sont initialement exprimés sur leur appartenance à la République on peut douter effectivement de l'utilité et de la positivité de cet alinéa du Préambule…

Et pourtant… le Conseil constitutionnel continue de s'y référer, même après la révision de 2003, en combinaison, comme nous l'avons dit, avec l'article 72-3 alinéa premier, comme dans la décision 474 DC du 17 juillet 2003, loi de programme pour l'outre-mer...

Il convient par ailleurs de rappeler que subsiste encore dans le corpus constitutionnel la notion de « peuple kanak ». Le préambule de l'accord de Nouméa du 5 mai 1988, qui a valeur constitutionnelle, fait en effet référence à trois reprises à ce peuple . Mais la portée de la reconnaissance du « peuple kanak » revêt semble-t-il une portée davantage politique, symbolique, historique si l'on veut, que strictement juridique. Le « peuple kanak » ne peut être défini que d'un point de vue « sociologique », par son identité culturelle et non par des droits constitutionnels qui lui seraient spécifiquement rattachés. Le droit à la libre détermination est offert plus largement aux « populations intéressées de la Nouvelle-Calédonie » au sein desquelles le peuple kanak est minoritaire. Et l'on sait que le corps électoral restreint n'est pas limité ,lui non plus, au seul « peuple kanak ».

En réalité, la Nouvelle-Calédonie représente un cas très particulier, puisque l’on se trouve ici en présence d'un peuple, le « peuple kanak » qui est englobé dans une population, la population de la Nouvelle-Calédonie, peuple et population étant en l'occurrence tous deux constitutionnellement reconnus.

Situation atypique que celle de la Nouvelle-Calédonie dans la mesure où, en principe, les populations locales ne sont que des composantes du peuple, lorsqu'il s'agit évidemment du peuple français.

B. Les populations composantes du peuple.

En reconnaissant au sein du peuple français les populations d'outre-mer, le nouvel article 72-3 de la Constitution entend bien, comme nous l'avons dit, rappeler le principe d'unicité du peuple français, mais il introduit aussi une distinction entre les populations d'outre-mer et les populations métropolitaines.

Par « populations d'outre-mer », il convient en l'occurrence d'entendre les populations des collectivités mentionnées nominativement à l'article 72-3 C. , à savoir les populations de la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, la Réunion, Mayotte, Saint-Pierre-et-Miquelon, les îles Wallis et Futuna et la Polynésie française. Le cas des populations de la Nouvelle-Calédonie doit être réservé, l'alinéa trois de l'article 72-3 renvoyant au titre XIII de la Constitution. L'auteur de l'amendement à l'origine de cet article, le député René Paul Victoria, ne visait sans doute pas les populations de la Nouvelle-Calédonie puisqu'il considérait qu'il s'agissait de « procéder à une réunification du peuple français en y intégrant « à jamais » les populations d'outre-mer, alors que l'article 77 de la Constitution prévoit que les populations de Nouvelle-Calédonie seront amenées à se prononcer sur l'accession à la pleine souveraineté, ce qui marque par là-même le caractère non définitif de leur appartenance au peuple français. (En ce sens, voir Véronique Bertile, article précité, page 62). Quoi qu'il en soit, il paraît cependant difficile de tirer comme conséquence de cette disposition de l'article 72-3, alinéa premier que « même implicitement, est notamment infirmée, en droit, la notion de peuple kanak qui relève d'un droit constitutionnel antérieur. » (Olivier Gohin, L'outre-mer dans la réforme constitutionnelle de la décentralisation, RFD.adm. ,n°4 -2003, page 679, note 18)

La reconnaissance constitutionnelle des populations d'outre-mer au sein du peuple français , qui « semble relever davantage de la déclaration politique ou symbolique que du droit » (Véronique Bertile, op. cit, p.6), a fait l'objet de lectures différentes : alors que pour François et Yves Luchaire, « cette disposition place dans le peuple français les populations d'outre-mer mais en même temps reconnaît leur spécificité » et « rejoint le préambule constitutionnel qui consacre le principe de « la libre détermination des peuples … » (In : Décentralisation et Constitution, Economica 2003 , p.47), alors que pour Dominique Custos « la singularité des populations ultra marines à laquelle aboutit l'exclusivité de leur reconnaissance au sein du peuple français reflète l'admission d'une diversité limitée du peuple unifié » (« Peuple français » et « populations d'outre-mer », in : L'outre-mer français, la nouvelle donne institutionnelle, dir. Jean-Yves Faberon, Les Etudes de la documentation Française, 2004, p.62), pour Olivier Gohin en revanche, cette disposition « ne vise pas à spécifier les populations d'outre-mer mais, au contraire, à les aligner, toutes également, sur le droit constitutionnel commun qui connaît des populations en métropole et outre-mer, chacune étant susceptibles d'exercer son droit à l'autodétermination... » (article précité, p. 679). Cette lecture « intégrationniste » rejoint celle de T. S. Renoux et M. De Villiers qui considèrent que l'alinéa premier de l'article 72-3 de la Constitution n'est qu'un « alinéa

déclaratif confirmant l'unité du peuple français » (Code constitutionnel, Litec, 2004, troisième édition, p. 674). La question, en dernière analyse, est de savoir si les populations d'outre-mer sont des populations locales comme les autres et, en cas de réponse négative, de savoir ce qui peut les distinguer des autres (Voir Véronique Bertile, op. cit., p. 63).

Pour rester sur le plan de l'analyse constitutionnelle, et en s'abstenant par là-même de toute référence historique, culturelle ou sociologique, il est possible d'articuler la réponse à cette question essentielle autour de deux propositions .

En premier lieu, aucune des populations considérées, qu'elles soient d'outre-mer ou métropolitaines, ne peut se voir reconnaître par le législateur des droits constitutionnels particuliers. En second lieu, la Constitution reconnaît néanmoins certaines spécificités au profit des populations d'outre-mer.

Tout d'abord, rappelons que le Conseil constitutionnel s'est attaché à censurer toute disposition législative qui pourrait conduire à admettre, sous une forme ou sous une autre, un communautarisme contraire à la tradition et aux textes constitutionnels. La jurisprudence constitutionnelle, sur ce point tout au moins ,a le mérite de la clarté et de la continuité. Comme le rappelle fermement la décision 412 DC du 25 juin 1999 relative à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, les principes constitutionnels « s'opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d'origine, de culture, de langue ou de croyances ». Comme on le sait, le Conseil constitutionnel juge par là-même que cette Charte comprend des clauses contraires à la Constitution, en ce qu'elles confèrent des droits spécifiques à des « groupes » de locuteurs de langues régionales ou minoritaires à l'intérieur de « territoires » dans lesquels les langues sont pratiquées. L'enseignement d'une langue régionale doit par là-même revêtir un caractère facultatif, « dans son principe comme dans ses modalités de mise en oeuvre », aussi bien pour les élèves que pour les enseignants, comme cela a été jugé dans la décision 454 DC du 17 janvier 2002, relative à la Corse ou encore dans la décision 490 DC du 12 février 2004 relative à la Polynésie française.

Il est vrai que, depuis la révision constitutionnelle de 2008, le nouvel article 75-1 de la Constitution dispose que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France », mais cette affirmation paraît avoir une portée juridique limitée comme d'ailleurs l'article 34 de la loi d'orientation pour l'outre-mer du 13 décembre 2000 qui disposait que « les langues régionales en

usage dans les départements d'outre-mer font partie du patrimoine linguistique de la nation ».

Relevons aussi que la France, en adhérant au pacte des Nations unies sur les droits civils et politiques a émis une réserve de principe, s'agissant de l'article 27 qui dispose que « dans les Etats où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d'avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, d'employer leur propre langue ». Le gouvernement français a déclaré que « compte tenu de l'article 2 de la Constitution de la République française, l'article 27 n'a pas lieu de s'appliquer en ce qui concerne la République ». Pour la même raison, une réserve a également été émise concernant l'article 30 de la Convention relative aux droits de l'enfant, publiée par un décret du 8 octobre 1990.

Mais, en second lieu, la reconnaissance de certains droits ou de certaines spécificités peut résulter de la Constitution elle-même.

C'est évidemment le cas des dispositions relatives à la Nouvelle-Calédonie, prises sur le fondement de l'accord de Nouméa dont la valeur constitutionnelle a été reconnue. Ainsi, le statut de la Nouvelle-Calédonie non seulement crée une citoyenneté néo-calédonienne, mais il prévoit aussi que la composante mélanésienne de la population peut être régie par un statut coutumier propre. La minorité « kanak » se voit donc reconnue, ainsi d'ailleurs que la possibilité d'enseigner les langues mélanésiennes. Rappelons en effet que, l'article 205 de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie, en application de l'article 1.3.3 de l'accord de Nouméa prévoit que « les langues kanakes sont reconnues comme langues d'enseignement et de culture. » (l’article 1er du décret no 92-1162 du 20 octobre 1992 relatif à l'enseignement des langues et dialectes locaux précise que les langues mélanésiennes reconnues sont : l'ajië, le drehu, le nengone et le paicî.). La Nouvelle-Calédonie étant compétente en matière d’enseignement du 1er degré public , les nouveaux programmes pour l’école primaire publique, adoptés par délibération du 26 septembre 2005 par le Congrès, prévoient un enseignement des langues et de la culture kanak en direction des enfants dont les parents en ont exprimé le vœu. Une délibération n° 70-2002 du 26 avril 2002 de l'assemblée de la Province Nord relative à la prise en compte des langues et cultures à l'école prévoit quant à elle dans son article 1er que «L'école en Province nord parle les langues et prend en compte la culture de la Province nord. ».

Par ailleurs, l'article 24 de la loi organique de 1999 consacre le principe de mesures favorisant les personnes durablement établies en Nouvelle-Calédonie, pour l'accès à un emploi salarié ou à une profession indépendante, ou pour l'exercice d'un emploi dans la fonction publique de la Nouvelle-Calédonie ou dans la fonction publique communale, principe qui trouve son fondement constitutionnel dans l'accord de Nouméa lequel dispose dans son préambule, qu' "afin de tenir compte de l'étroitesse du marché du travail, des dispositions seront définies pour favoriser l'accès à l'emploi local des personnes durablement établies en Nouvelle-Calédonie. » Le Conseil constitutionnel a jugé que les modalités retenues par l'article 24 du statut pour favoriser l'emploi local respectent l'habilitation donnée à la loi organique par l'article 77 de la Constitution et qu'il appartiendra aux "lois du pays" prises en application de l'article 24 de fixer, pour chaque type d'activité professionnelle et chaque secteur d'activité, la "durée suffisante de résidence" mentionnée aux premier et deuxième alinéas de cet article en se fondant sur des critères objectifs et rationnels en relation directe avec la promotion de l'emploi local, sans imposer de restrictions autres que celles strictement nécessaires à la mise en oeuvre de l'accord de Nouméa. Il a précisé en outre qu'en tout état de cause, cette durée ne saurait excéder celle fixée par les dispositions combinées des articles 4 et 188 pour acquérir la citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie . C’est donc sous cette réserve d'interprétation que l'article 24 du statut a été jugé conforme à la Constitution (décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999).

A l'instar de ce qui a été prévu en faveur de la Nouvelle-Calédonie, l'article 74, alinéa 10 de la Constitution révisée en 2003, prévoit que le statut des collectivités d'outre-mer qui sont dotés de l'autonomie peut déterminer les conditions dans lesquelles « des mesures justifiées par les nécessités locales peuvent être prises par la collectivité en faveur de sa population, en matière d'accès à l'emploi, de droit d'établissement pour l'exercice d'une activité professionnelle ou de protection du patrimoine foncier ». Saisi de la loi organique portant statut d'autonomie de la Polynésie française, le Conseil constitutionnel a procédé, comme il l’avait fait à propos du statut de la Nouvelle-Calédonie, à un strict contrôle des mesures discriminatoires favorisant la population locale . En outre, il a été amené à préciser ce qu'il faut entendre par « population » au sens des articles 72-3 et 74 alinéa 10 de la Constitution.

Dans un considérant de principe, il juge que « la population en faveur de laquelle des mesures justifiées par les nécessités locales peuvent être prises (…) ne peut être définie que comme regroupant les personnes justifiant d'une durée suffisante de résidence dans la collectivité d'outre-mer concernée ».

Autrement dit, tout autre critère, et notamment celui du lieu de naissance, ne peut être pris en considération, sous peine de méconnaître l'article premier de la Constitution. Ainsi, les « populations d'outre-mer» ne peuvent être définies que comme les populations qui vivent outre-mer, à l'exclusion de tout autre critère qui relève de la définition de la notion de peuple, tel que le lieu de naissance.

Et, si le Conseil constitutionnel a estimé fort justement qu'une durée suffisante de résidence dans la collectivité d'outre-mer concernée pouvait être fixée pour ouvrir droit aux mesures de « discrimination positive », voire même « une durée suffisante de mariage, de concubinage ou de pacte civil de solidarité » avec une personne justifiant d'une telle durée de résidence, il juge en revanche contraire à la notion de population (au sens des articles 72-3 et 74 alinéa 10 de la Constitution) l'extension de certaines mesures de discrimination positive aux personnes de nationalité française « née en Polynésie française » ou « dont l'un des parents est né en Polynésie française ». En l'espèce, l'article 19 de la loi organique permet à la Polynésie d'instituer un régime de déclaration des transferts de propriété foncière entre vifs (à l'exception des donations en ligne directe ou collatérale jusqu'au quatrième degré) de manière à permettre au conseil des ministres de la Polynésie d'exercer dans les deux mois de la déclaration, un droit de préemption « dans le but de préserver l'appartenance de la propriété foncière au patrimoine culturel de la population de la Polynésie française et d'identité de celle-ci, et de sauvegarder et de mettre en valeur des espaces naturels ». Ne peuvent donc être exemptées de cette procédure de déclaration (et par conséquent du droit de préemption) que les personnes répondant aux conditions liées à la durée de résidence qui, seules, permettent de définir la population au bénéfice de laquelle des mesures justifiées par les nécessités locales peuvent être prises par la collectivité d'outre-mer doté de l'autonomie, en matière d'accès à l'emploi, de droit d'établissement pour l'exercice d'une activité professionnelle ou de protection du patrimoine foncier.

En excluant que la notion constitutionnelle de population puisse être définie en référence au lieu de naissance des personnes, ce qui pourrait renvoyer à une conception « ethnique » ou « communautaire » de la population, le Conseil constitutionnel confirme que la consécration constitutionnelle des « populations d'outre-mer » est pleinement compatible avec le principe d'unicité du peuple français qui a lui-même valeur constitutionnelle.

De même, les notions de peuple et de populations peuvent se combiner si l'on considère leurs implications constitutionnelles. Le principe de souveraineté du peuple apparaît en effet compatible avec la libre expression de la volonté des populations.

II. Souveraineté du peuple et volonté des populations

Si le principe d'indivisibilité de la souveraineté du peuple reste profondément ancré dans la Constitution, les révisions constitutionnelles récentes, qu'elles concernent la Nouvelle-Calédonie ou l'outre-mer plus généralement, ont conduit à reconnaître une participation limitée des populations à l'exercice de la souveraineté dont le peuple reste titulaire. Par ailleurs, il est loisible de constater une diversification des modalités d'expression de la volonté des populations elles mêmes.

A. La participation limitée des populations à l'exercice de la souveraineté.

Comme chacun sait, l'article 3 de la Constitution dispose que : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice... ». Dans l'État unitaire français il n'existe en principe qu'une seule source de souveraineté s'exerçant sur la totalité du territoire. La souveraineté est indivisible parce que son titulaire, le peuple, est lui-même indivisible. Il en découle notamment que le pouvoir normatif, qu'il soit constitutionnel, législatif, voire même réglementaire, trouve sa source première dans l'État, dans la mesure ou il ne saurait en principe exister de source normative autonome en dehors de celle émanant des organes nationaux représentant le peuple dans sa totalité et dans son unité. L'activité normative des autorités des collectivités territoriales, lesquelles représentent les populations locales, découle de l'exercice d'attributions qui leur ont été conférées par la loi. En effet, le pouvoir normatif local, ne peut se déployer, en principe sans l'intervention préalable d'une loi. Telle est à cet égard la position constante du Conseil constitutionnel (voir not. décision 195 DC du 8 août 1985 ; décision 274 DC du 29 mai 1990 ; décision 454 DC du 17 janvier 2002). Certes, depuis la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, les autorités des collectivités territoriales peuvent disposer d'un pouvoir réglementaire leur permettant de déroger à titre expérimental aux lois et règlements nationaux qui régissent leurs compétences. Mais ce pouvoir d'adaptation, ce « droit à l'expérimentation », s'exerce dans des conditions très restrictives prévues par la loi organique du 1er août 2004 et il reste subordonné à l'accord des autorités nationales, Parlement ou Gouvernement. De même, les autorités des régions et des départements d'outre-mer peuvent décider des adaptations aux lois et aux règlements nationaux dans les matières où s'exerce leur compétence, mais

elles doivent y être habilitées, selon le cas, par la loi ou par le règlement (article 73 alinéa2 C.).

C'est dire, évidemment, l'innovation majeure introduite par la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998 et par la loi organique du 19 mars 1999 relatives à la Nouvelle-Calédonie qui instituent un pouvoir législatif propre à cette collectivité dont l'assemblée peut voter des « lois du pays ». On sait qu'une telle possibilité a été également prévue au profit de la Polynésie par la loi organique du 27 février 2004, mais, à défaut d'habilitation constitutionnelle, les « lois du pays » polynésiennes ne sont pas considérées comme des actes législatifs. Soumises au contrôle du Conseil d'État, elles restent des actes administratifs ( cf. la décision du Conseil constitutionnel 490 DC du 12 février 2004 précitée). Certes, la nature législative des lois du pays de la Nouvelle Calédonie elles mêmes a pu être discutée. Pour Jean-Yves Faberon, qui s'exprimait au colloque organisé ici même à Nouméa en décembre 1999 sur « La souveraineté partagée en Nouvelle-Calédonie et en droit comparé » (actes publiés sous la direction de Jean-Yves Faberon et Guy Agniel, Les Etudes de la documentation Française, 2000), « la loi du pays est bien un acte législatif, expression d'un pouvoir de nature législative. Ce qui la distingue de la loi - entendons la loi de l'État - est essentiellement que la loi du pays ne s'applique que dans le pays. Par la création de la loi du pays, l'État partage sa mission souveraine de légiférer avec une collectivité de son sein » (op. cit., p.311.). Pour Olivier Gohin, en revanche, la valeur normative des lois du pays ne se situe pas au même niveau que celle des lois nationales, les « lois du pays » étant, selon lui, des actes matériellement législatifs mais formellement réglementaires (voir notamment : Pouvoir législatif et collectivités locales, in : Les collectivités locales. Mélanges en l'honneur du de Jacques Moreau, Economica, 2002, p. 177).

Si l'on admet que les lois du pays de la Nouvelle-Calédonie représentent une exception à l'unité du pouvoir législatif national, expression de la souveraineté du peuple français, on doit alors considérer qu'elles traduisent un partage de souveraineté avec l'État dans un certain nombre de matières, énumérées à l'article 99 de la loi organique du 19 mars 1999.

Mais la souveraineté dont sont l'expression les lois du pays réside-t-elle dans le peuple kanak ou dans la population de la Nouvelle-Calédonie ? À l'évidence dans la seconde.

Certes, l'accord de Nouméa du 21 avril 1998 affirme dans le point 3 de son préambule qu'il convient « de restituer au peuple kanak son identité confisquée, ce qui équivaut pour lui à une reconnaissance de sa souveraineté,

préalable à la fondation d'une nouvelle souveraineté, partagée dans un destin commun. » Mais, comme l'a très justement relevé Jean-Yves Faberon (Nouvelle-Calédonie et Constitution : la révision constitutionnelle du 20 juillet 1998, R.D.P. n° 3-1999, p. 118), « dans ces deux utilisations du terme de souveraineté, la première est en contradiction avec toute la philosophie et le texte de l'accord, en parlant de souveraineté kanak... On ne voit pas comment la reconnaissance de la souveraineté kanak pourrait être le préalable à la fondation de la souveraineté partagée entre la France et la Nouvelle-Calédonie, pour le bénéfice commun de toutes ces populations. Suggérons que le premier terme « souveraineté » est été utilisé par erreur au lieu de celui d'« identité » ».

À l'évidence, c'est bien le Congrès, composé des représentants de toutes les populations de la Nouvelle-Calédonie, et non du seul peuple kanak, qui adopte les « lois du pays », participant ainsi au partage des compétences entre l'État et la Nouvelle-Calédonie que le préambule de l'accord de Nouméa qualifie de « souveraineté partagée ».

Outre cette participation, certes indirecte mais réelle, de la population de la Nouvelle-Calédonie à l'exercice de la souveraineté, il convient de relever que, depuis la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, les populations d'outre-mer peuvent être également amenées à intervenir, de manière ponctuelle , dans l'exercice de la souveraineté nationale.

En effet, les articles 72-4 et 73 alinéa 7 C. prévoient que le consentement des électeurs des collectivités territoriales concernées est requis, dans l'hypothèse du changement de statut des collectivités situées outre-mer (passage du régime de l'article 73 à l'article 74 ou inversement) ou, dans l'hypothèse de la création par la loi d'une collectivité se substituant à un département et une région d'outre-mer ou de l'institution d'une assemblée délibérante unique pour ces deux collectivités.

L'exigence de ce consentement préalable a été présentée comme ayant pour but d'empêcher des évolutions statutaires qui seraient imposées contre leur gré aux populations d'outre-mer, comme cela était le cas par exemple pour Saint-Pierre-et-Miquelon ou Mayotte (voir Michel Verpeaux, Référendum local, consultations locales et Constitution, AJDA 2003, p.547).

Si la réponse des électeurs consultés est positive, donc favorable au changement statutaire, le Parlement conserve son entière liberté de décision. « Les représentants du peuple ne sauraient se voir imposer la volonté d'une population » (Véronique Bertile, op. cit.,p. 75). Il n'en demeure pas moins que, sur un plan politique, il paraît difficilement concevable que le Parlement ignore

la réponse positive des électeurs des collectivités d'outre-mer favorables à un changement de statut. Ainsi, le Parlement a-t-il donné une suite favorable au changement de statut approuvé par les électeurs des communes de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin lors de la consultation du 7 décembre 2003 (loi organique du 27 février 2007 érigeant ces territoires en collectivités d'outre-mer régies par l'article 74 de la Constitution). Il en est allé de même à propos de Mayotte, qui, après la consultation du 29 mars 2009 , est devenue une collectivité à statut particulier dénommée « département » et exerçant les compétences dévolues au département et à la région dans le cadre de l'article 73 C.(loi organique du 3 août 2009).

En revanche, si la réponse est négative, le Parlement ne peut passer outre un refus des électeurs d’approuver le projet qui leur a été soumis. Ainsi, lors de la consultation du 7 décembre 2003, la réponse négative des électeurs guadeloupéens et martiniquais à la question de savoir s'ils étaient favorables au projet de création d'une collectivité territoriale demeurant régie par l'article 73 de la Constitution mais se substituant aux départements et à la région , a conduit à l'abandon du projet de réforme. Il en est allé de même, après le refus des électeurs de la Martinique et de ceux de la Guyane, lors de la consultation du 10 janvier 2010, du projet relatif à l'évolution statutaire de ces collectivités vers plus d'autonomie.

Si les électeurs des collectivités d'outre-mer ne décident pas de l'adoption de la loi, ils détiennent en revanche un droit de veto sur une initiative qui ne leur convient pas. Par là-même, le Parlement, expression de la souveraineté du peuple, se trouve limité par la volonté des populations d'outre-mer.

D'ailleurs, au cours des débats relatifs à la révision constitutionnelle de 2003, le sénateur Michel Charasse, aujourd'hui membre du Conseil constitutionnel, s'était élevé avec fermeté contre les dispositions en question qui, selon lui avaient pour effet de « priver le Parlement du droit de faire la loi, une section du peuple s'attribuant l'exercice de la souveraineté nationale ». Selon lui « cela reviendrait à mettre en cause la forme républicaine du gouvernement, ce qu’ interdit l'article 89 de la Constitution »(JO Sénat, p. 3495). Le Conseil constitutionnel, saisi d'un recours contre la loi de révision constitutionnelle qui invoquait justement la violation de l'article 89 C. s’est, on s'en souvient, déclaré incompétent (décision 469 DC du 26 mars 2003). Il n'en demeure pas moins, comme le souligne avec raison Jean-Claude Douence, que l'exigence d'un consentement préalable des électeurs des collectivités concernées par un projet de changement de statut « soumet l'exercice du pouvoir législatif à une condition qui affecte la liberté d'appréciation normalement reconnue au législateur… C’est la première fois qu'une fraction du corps électoral se trouve

ainsi associée directement à l'exercice du pouvoir législatif par l'édiction obligatoire d'un acte décisoire : en effet, la réponse des électeurs à valeur de prohibition si elle est négative ou d'autorisation si elle est positive …» (J.C. Douence ,op.cit.p.54-55).

Mais, la volonté des populations peut s'exprimer aussi, de manière diversifiée, sans pour autant constituer une participation à l'exercice du pouvoir législatif, qu'il soit local comme en Nouvelle-Calédonie ou qu'il soit national comme pour les changements de statut des collectivités situées outre-mer.

B. L'expression diversifiée de la volonté des populations

A tort ou à raison, le développement de la démocratie participative locale a été présenté comme un apport majeur de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003. La volonté des populations locales, définies comme l'ensemble des électeurs de la collectivité territoriale, se trouve il est vrai désormais prise en compte dans toute une série d'hypothèses.

Une des innovations essentielles réside dans la création d'un « référendum » local pour les projets de délibération ou d’acte de toutes les collectivités territoriales, y compris celles situées outre-mer (article 72-1 C., complété par la loi organique n°2003-705 du 1er août 2003, relative au référendum local). C'est la première fois que la Constitution reconnaît aux électeurs des collectivités territoriales un pouvoir décisionnel. Jusqu'alors, le rôle des électeurs était en effet limité dans la Constitution à la désignation des conseils des collectivités territoriales (article 72, alinéa 2 C.). On sait que la loi du 6 février 1992 puis celle du 26 janvier 1995 avaient prévu la consultation pour avis des seuls électeurs des communes, consultation soumise au demeurant à des conditions assez restrictives . Le référendum décisionnel local institué en 2003 est enfermé lui aussi dans d'étroites limites par la loi organique du 1er août 2003, limites qu'il ne nous revient pas d'examiner ici, mais qui expliquent sans doute que son usage soit en pratique des plus réduit. Tout au plus s'agit-il de rappeler que  «  seuls peuvent participer au scrutin les électeurs de nationalité française inscrits, dans les conditions prévues par les articles L. 30 à L. 40 du code électoral, sur les listes électorales de la collectivité territoriale ayant décidé d'organiser le référendum et, pour un référendum local décidé par une commune, les ressortissants d'un Etat membre de l'Union européenne inscrits, dans les conditions prévues aux articles LO 227-1 à LO 227-5 du même code, sur les listes électorales complémentaires établies pour les élections municipales ( Art. LO 1112-11).

Ainsi, alors que l'article 88-3 C. ne prévoit, pour les citoyens de l'Union européenne résidant en France que le droit de vote et d'éligibilité pour les

élections municipales, la loi organique du 1er août 2003 considère qu'ils font partie de la population locale susceptible d'être consultée par voie de référendum. Mais, comme le relève très justement Michel Verpeaux, « en tout état de cause, la qualité d'électeur qui est exigée interdit -à la différence de ce qui avait été pratiqué dans certaines communes avant l'intervention de la loi de 1992- à des résidents étrangers qui ne sont pas citoyens de l'Union européenne, de participer à une quelconque consultation de la « population locale », qu'elle soit décisionnelle, ou qu'elle soit consultative » (AJDA 2003,p.542). Les amendements déposés lors de la discussion du projet de loi organique sur le référendum local visant à inclure les étrangers non citoyens de l'Union européenne dans le corps électoral pouvant être consulté ont d'ailleurs été rejetés, à juste titre puisque leur adoption aurait nécessité une révision préalable de la Constitution.

En dehors du référendum décisionnel local, applicable dans toutes les collectivités territoriales, la révision de 2003 a également introduit dans la Constitution un véritable droit à la libre détermination interne qui est plus développé pour les « populations d'outre-mer » que pour les « populations métropolitaines », contribuant ainsi à donner une certaine consistance juridique à la reconnaissance de ces populations par l'article 72-3 alinéa premier de la Constitution. Ce droit d'être consulté sur l'évolution statutaire d’une collectivité territoriale à l'intérieur de la République avait été, comme nous l'avons vu précédemment , admis par le Conseil constitutionnel dans sa décision 428 DC du 7 mai 2000 relative à la loi organisant une consultation de la population de Mayotte au seul bénéfice des « populations d'outre-mer ». Dorénavant, l'article 72-1, alinéa 3 de la Constitution prévoit que : « lorsqu'il est envisagé de créer une collectivité territoriale dotée d'un statut particulier ou de modifier son organisation, il peut être décidé par la loi de consulter les électeurs inscrits dans les collectivités intéressées. La modification des limites des collectivités territoriales peut également donner lieu à la consultation des électeurs dans les conditions prévues par la loi ». Cette disposition rend caduque la jurisprudence du Conseil constitutionnel exprimée dans la décision relative à Mayotte puisque le nouvel article 72-1 C. a une portée générale, étant entendu qu’ il a vocation à s'appliquer essentiellement aux collectivités métropolitaines, car il faut évidemment tenir compte pour les collectivités d'outre-mer des dispositions spéciales qui les régissent (article 72-4, alinéa 2, 73, alinéa 7). Pour celles-ci, l'article 72-1 ne pourrait s'appliquer que dans l'hypothèse d'une modification de leurs limites territoriales ou alors « dans de pures hypothèses d'école, telles que la création d'une collectivité de statut particulier au niveau communal ou fusionnant une commune et un département, ce qui n'a guère de vraisemblance. » (Jean-Claude Douence,

article précité, p. 46). Pour ce qui est des collectivités métropolitaines, c'est sur le fondement de cet article que fut organisée par la loi du 10 juin 2003 la consultation des électeurs de Corse intervenue le 6 juillet 2003, qui s'est conclue par le rejet du projet. Alors que la consultation n'avait juridiquement qu’une portée consultative, la volonté des électeurs de la Corse a été respectée puisque le gouvernement n'a pas donné suite à ce projet.

Les électeurs d'une collectivité territoriale située outre-mer, qu'elle soit de droit commun, de statut particulier, ou encore régie par l'article 74 C ., peuvent être consultés quant à eux sur une question relative à son organisation, à ses compétences ou à son régime législatif, dans les conditions prévues à l'article 72-4, alinéa 2. C'est dire qu'aucune question ne paraît a priori exclue du champ d'application de ce type de consultation. C’est le Président de la République, sur proposition du gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées qui peut décider cette consultation. Il s'agit, là encore, d'une consultation facultative pour avis qui ne lie pas juridiquement les pouvoirs publics, sauf dans les hypothèses évoquées précédemment où le consentement préalable des électeurs est obligatoirement requis (article 72-4 alinéa premier, s'agissant du passage d'une collectivité du régime de l'article 73 à celui de l'article 74 et inversement, et article 73, alinéa 7, dans l'hypothèse de la création d'une collectivité se substituant à un département et une région d'outre-mer ou d'une assemblée unique pour ces deux collectivités).

Ainsi, la volonté exprimée par la population locale peut avoir une portée variable selon les procédures concernées, mais il est à noter que la volonté des populations d'outre-mer revêt une portée beaucoup plus forte que celle de la volonté des populations métropolitaines. Leur droit à la libre détermination interne est plus abouti.

Mais, quels que soient les effets découlant des consultations des populations locales, il importe de souligner que seuls les électeurs inscrits dans la collectivité concernée sont appelés à exprimer leur volonté. Encore peut-il s'agir de la partie d'une collectivité concernée (article 72-4 C.). Ainsi, les électeurs de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin ont accepté le 7 décembre 2003 la transformation de leur commune rattachée à la Guadeloupe en collectivité particulière régie par l'article 74 de la Constitution.

C'est évidemment à dessein que la Constitution évite, dans les hypothèses que l'on vient d'évoquer, d'utiliser l'expression de « population » ou de « populations intéressées », dont la définition reste souvent problématique et

qui est susceptible de conduire à la réduction du corps électoral comme cela a été le cas en en Nouvelle-Calédonie.

En vertu de l'article 76 de la Constitution, n'ont été autorisés à participer au référendum local qui s'est tenu le 8 novembre 1998 sur les dispositions de l'accord signé à Nouméa le 5 mai 1998 (et qui a vu le « oui » l'emporter avec près de 72 % de suffrages exprimés) que les électeurs domiciliés en Nouvelle-Calédonie depuis au moins 10 ans (condition fixée par l'article 2 de la loi référendaire du 9 novembre 1988 pour le scrutin d'autodétermination qui devait initialement intervenir entre le 1er mars et le 31 décembre 1998). Rappelons que pour le référendum local organisé en Nouvelle-Calédonie le 13 septembre 1987 sur la question de l'accession à l'indépendance, les « populations intéressées » dont la loi du 17 juillet 1986 prévoyait la consultation, étaient constituées par les nationaux français domiciliés en Nouvelle-Calédonie depuis au moins trois ans.

Cette dérogation significative au principe de l'universalité du suffrage vaut également, on le sait, pour l'élection des assemblées de Province et donc du Congrès, ainsi que pour les scrutins d'autodétermination susceptibles d'intervenir au cours du mandat du Congrès commençant en 2014. L'article 77 de la Constitution prévoit en effet que la loi organique statutaire détermine les conditions et les délais dans lesquels les « populations intéressées » de la Nouvelle-Calédonie seront amenées à se prononcer sur l'accession à la pleine souveraineté. On sait que dans sa décision 410 DC du 15 mars 1999, le Conseil constitutionnel avait donné des dispositions de l'accord de Nouméa et de cette loi organique relatives au corps électoral une interprétation restrictive en considérant, pour résumer, que pourraient participer au scrutin les électeurs ayant 10 ans de résidence continue en Nouvelle-Calédonie, alors que les indépendantistes considéraient que le corps électoral restreint devait se limiter aux électeurs justifiant au 8 novembre 1998 de 10 années de domicile en Nouvelle-Calédonie, excluant ainsi que du droit de suffrage ceux qui y ont élu domicile après cette date. C'est pour leur donner satisfaction qu’est intervenue la révision constitutionnelle du 23 février 2007 qui modifie en ce sens l’article 77 de la Constitution...

En dehors des « populations intéressées » de la Nouvelle-Calédonie, la Constitution fait aussi référence à l'article 53, alinéa 3 aux « populations intéressées » sans le consentement desquelles nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire n'est valable.

Encore convient-il de remarquer, avec Stéphane Diemert (La Constitution, l'autodétermination des populations d'outre-mer et l'appartenance à la

République : nouvelles perspectives, in : Renouveau du droit constitutionnel, Mélanges en l'honneur de Louis Favoreu, Dalloz, 2007,p. 642) qu’une seule adjonction de territoire, celle des îles Wallis et Futuna, a fait l'objet d’un scrutin d'autodétermination le 27 décembre 1959, à la demande des trois rois coutumiers des îles, mais celui-ci n'est pas intervenu dans le cadre de l'article 53, alinéa trois de la Constitution, les trois royaumes ne formant pas des états souverains , étant placés alors sous un régime qualifié de « protectorat de droit interne ». Ouvert à tous les ressortissants majeurs de ces îles, y compris à ceux établis en Nouvelle-Calédonie et aux Nouvelles-Hébrides, ce scrutin s'est traduit par une approbation massive du statut de territoire d'outre-mer signifiant l'intégration au sein de la République (94,36 % des suffrages exprimés avec une participation de 97,2 % des inscrits).

En sens inverse, l'autorisation donnée par la loi du 28 juillet 1962 de ratifier le traité signé le 28 mai 1956 qui prévoyait la cession à l'Union indienne des établissements français de Pondichéry, Karikal, Mahé et Yanaon n'a été précédée, du fait de l'opposition du gouvernement indien à un scrutin d'autodétermination, d'aucune consultation des populations intéressées, lesquelles représentaient alors quelque 400 000 personnes...

Autre entorse aux principes constitutionnels, le référendum du 8 avril 1962 relatif aux accords d'Évian qui prévoyaient l'indépendance de l'Algérie excluait précisément du droit de vote les électeurs des départements d'Algérie (décret n° 62-315 du 20 mars 1962 portant organisation du référendum, article premier)… « Le peuple français amputé de ses électeurs inscrits sur les listes électorales de l'Algérie fut donc appelé à prédéterminer les conditions d'exercice de l'autodétermination d'un peuple déjà regardé comme distinct du peuple français… » (Stéphane Diémert, art. précit.,p.642).

Rappelons par ailleurs que le Conseil constitutionnel, dans sa décision 59 DC du 30 décembre 1975 concernant la loi relative à l'autodétermination des Comores a considéré , au prix d'une interprétation aussi extensive que contestable, que l'article 53 de la Constitution pouvait s'appliquer aussi « dans l'hypothèse où un territoire cesserait d'appartenir à la République pour constituer un État indépendant ou y être rattaché ». Toutes les populations locales se voyaient ainsi reconnaître le droit d'être consultées non seulement en cas de cession de territoire mais aussi en cas de sécession de celui-ci… On sait que le Conseil constitutionnel a ensuite fait évoluer sa jurisprudence et a fondé le droit à la libre détermination externe sur le second alinéa du Préambule dont l'article 53, alinéa 3, fait selon lui application aux engagements internationaux, limitant ainsi le droit de sécession aux seuls territoires d'outre-mer (décision 226 DC du 2 juin 1987, Consultation des populations intéressées

de la Nouvelle-Calédonie), avant de l'élargir au bénéfice de toutes les « populations d'outre-mer » (décision 270 DC du 9 mai 1991, Loi portant statut de la Corse, confirmée par la décision 428 DC du 4 mai 2000, Consultation des électeurs de Mayotte).

La révision constitutionnelle de 2003 a-t-elle changé la donne ?

Les opinions sont pour le moins divergentes. Ainsi, pour Stéphane Diemert, la reconnaissance des « populations d'outre-mer » par l'article 72-3, alinéa premier de la Constitution rend implicitement mais nécessairement caduques les dispositions du deuxième alinéa du Préambule de la Constitution de 1958, si bien que les populations d'outre-mer auraient perdu leur droit à la libre détermination externe et l'article 53 de la Constitution ne pourrait plus servir de fondement à l'accession à l'indépendance d'une collectivité fût-elle d'outre-mer. Une révision constitutionnelle serait en tout État de cause nécessaire (article précité, page 651).… En revanche, pour Olivier Gohin, les populations d'Outre-mer et les populations métropolitaines se trouvent depuis la révision de 2003 alignées sur le droit constitutionnel commun « chacune étant susceptible d'exercer son droit à l'autodétermination » en application de l'article 53, alinéa 3 de la Constitution » (article précité, RFD.adm. n° 4-2003 ,p.679). S'il n'a pas tranché expressément cette question, relevons cependant que le Conseil constitutionnel s'est référé expressément à l'article 53, alinéa 3 C. dans sa décision 547 du 15 février 2007 relative à la loi organique portant dispositions statutaire et institutionnelle relative à l'outre-mer, pour censurer la disposition de l'article 3 de la loi organique qui disposait que : « Mayotte fait partie de la République. Elle ne peut cesser d'y appartenir sans le consentement de sa population et sans une révision de la Constitution » . Le Conseil constitutionnel relève « que le législateur organique a ainsi entendu rappeler que, par la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, le constituant a inscrit Mayotte parmi les collectivités territoriales de la République ; qu'il a également entendu rappeler que la Constitution fait du consentement de la population de Mayotte une condition indispensable à l'accession à l'indépendance de cette collectivité ; que, pour autant, il ne pouvait, sans empiéter sur les pouvoirs du constituant, y ajouter une condition tenant à une révision préalable de la Constitution… » . Outre qu'il prive d'effet utile la mention nominative des collectivités françaises d'outre-mer dans l'article 72-3 de la Constitution, Le Conseil constitutionnel en revient donc à la célèbre « doctrine Capitant » . Rappelons que René Capitant exposa cette doctrine en 1966 à l'Assemblée nationale à l'occasion des débats sur le projet de loi organisant la consultation de la population de la Côte française des Somalis. Selon lui, les peuples des territoires d'outre-mer n'auraient pas perdu

leur droit à l'autodétermination à l'expiration de la période transitoire de mise en place des institutions car l'article 53, alinéa 3 doit être interprété comme s'appliquant non seulement aux cessions de territoires mais aussi à l'hypothèse plus moderne ou un territoire cesserait d'appartenir à la République pour constituer un État indépendant. Le Conseil constitutionnel s' était directement inspiré de cette doctrine dans la décision 59 DC du 30 décembre 1975 en considérant que l'article 53 ,alinéa 3 vise aussi bien la cession que la sécession d'un territoire... sans circonscrire expressément le champ d'application de cet article aux seules collectivités d'outre-mer.

Reste la question de savoir si la notion de « populations intéressées » de l'article 53 est susceptible de connaître des restrictions, autrement dit si elle peut être définie par le législateur comme regroupant des personnes justifiant d'une durée suffisante de résidence dans la collectivité concernée… comme cela est le cas en Nouvelle-Calédonie.

Certes, comme nous l'avons relevé, le Conseil constitutionnel a admis, dans sa décision 490 DC du 12 février 2004 relative au statut d'autonomie de la Polynésie française que pour l'institution d'un régime préférentiel dans l'accès à l'emploi local, de liberté d'établissement ou de protection du patrimoine foncier, la notion de « population » d'une collectivité d'outre-mer puisse être conditionnée par une durée suffisante de résidence. Mais en irait-il de même en matière de scrutin d'autodétermination ? Certes, il y a le précédent de la décision 226 DC du 2 juin 1987 relative au scrutin d'autodétermination de la Nouvelle-Calédonie qui a admis que les « populations intéressées » soient constituées par les nationaux français résidant en Nouvelle-Calédonie depuis au moins trois ans. Mais, pour les consultations relatives aux évolutions statutaires ou institutionnelles au sein de la République, nous avons vu que le constituant de 2003 avait expressément écarté la création d'un corps électoral restreint puisque peuvent y participer tous les électeurs inscrits sur les listes électorales de droit commun. La question peut se poser dans ces conditions de savoir si le juge constitutionnel ne pourrait pas adopter une position différente de celle qui fut la sienne en 1987 en « s'inspirant de cette volonté du constituant d'écarter toute restriction au caractère universel du suffrage », rejoignant ainsi l'opinion exprimée dans une tribune du « Monde » le 5 décembre 1984 par 19 éminents constitutionnalistes, 15 professeurs de droit, dont Louis Favoreu et Loïc Philip, deux anciens présidents du Conseil constitutionnel et deux anciens membres de celui-ci, qui préconisaient que la définition de la notion de « populations intéressées » soit fondée sur le critère de l'inscription sur les listes électorales et par là même pleinement

respectueuse du caractère universel du suffrage (Stéphane Diemert, article précité ,p.655).

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