11
QUI AIME LE PLUS SA LANGUE MATERNELLE : SHLOMO LE KURDE OU SAMIR L’IRAKIEN ? PAR XAVIER LUFFIN Il semble aller de soi aujourd’hui que la langue d’expression des auteurs juifs israéliens est l’hébreu moderne. Shmuel Agnon, David Shahar, David Grossman, Amos Oz, Aharon Appelfeld, tous ces auteurs ont une langue en commun. Pour certains d’entre eux, David Shahar ou Amos Oz par exemple, écrire en hébreu signifie écrire dans sa langue maternelle, ces auteurs étant nés en Israël et y ayant été scolarisés. Mais de nombreux auteurs, comme Shmuel Agnon ou Aharon Appelfeld, ne sont pas nés là-bas (le premier est né en Galicie autrichienne, le second en Roumanie) et n’ont appris l’hébreu moderne qu’après avoir émigré. Ils ont donc rédigé leur œuvre dans ce qui était pour eux une nouvelle langue, même si souvent ils avaient déjà commencé à l’apprendre dans leurs pays d’origine. Cette question de langue d’expression littéraire est encore d’actualité : Omri Teg’Amlak Avera, le premier auteur israélien d’origine éthiopienne, a écrit récemment un roman autobiographique[1] en hébreu alors qu’il est arrivé en Israël à l’adolescence et que sa langue maternelle est l’amharique. Autre cas de figure, certains auteurs ont commencé leur carrière littéraire dans leur langue maternelle, et l’ont continuée en hébreu — cette langue se substituant d’ailleurs souvent à la première. Yehiel Dinur par exemple, né en Pologne et ayant émigré en Palestine en 1945, est l’auteur d’ouvrages en yiddish et en hébreu[2]. Parallèlement, il existe une autre langue littéraire en Israël : l’arabe. La plupart des auteurs arabes israéliens ont décidé de s’exprimer tout naturellement dans cette langue, comme le poète Samih al-Qasim originaire de Galilée, ou le romancier Emile Habibi, originaire de Haïfa et auteur notamment de « Saïd le peptimiste »[3]. Aujourd’hui, si la plupart des auteurs arabes israéliens comme Ala Hlehel continuent de s’exprimer en arabe, depuis quelques années certains ont opté pour l’hébreu, une langue qu’ils pratiquent

QUI AIME LE PLUS SA LANGUE MATERNELLE : SHLOMO LE KURDE OU SAMIR L’IRAKIEN ?

  • Upload
    ulb

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

QUI AIME LE PLUS SA LANGUE

MATERNELLE : SHLOMO LE KURDE OU

SAMIR L’IRAKIEN ?

PAR XAVIER LUFFIN

Il semble aller de soi aujourd’hui que la langue

d’expression des auteurs juifs israéliens est l’hébreu

moderne. Shmuel Agnon, David Shahar, David

Grossman, Amos Oz, Aharon Appelfeld, tous ces

auteurs ont une langue en commun. Pour certains

d’entre eux, David Shahar ou Amos Oz par exemple,

écrire en hébreu signifie écrire dans sa langue

maternelle, ces auteurs étant nés en Israël et y ayant

été scolarisés. Mais de nombreux auteurs, comme

Shmuel Agnon ou Aharon Appelfeld, ne sont pas

nés là-bas (le premier est né en Galicie autrichienne,

le second en Roumanie) et n’ont appris l’hébreu

moderne qu’après avoir émigré. Ils ont donc rédigé

leur œuvre dans ce qui était pour eux une nouvelle

langue, même si souvent ils avaient déjà commencé

à l’apprendre dans leurs pays d’origine. Cette

question de langue d’expression littéraire est encore

d’actualité : Omri Teg’Amlak Avera, le premier

auteur israélien d’origine éthiopienne, a écrit

récemment un roman autobiographique[1] en hébreu

alors qu’il est arrivé en Israël à l’adolescence et que

sa langue maternelle est l’amharique.

Autre cas de figure, certains auteurs ont commencé

leur carrière littéraire dans leur langue maternelle, et

l’ont continuée en hébreu — cette langue se

substituant d’ailleurs souvent à la première. Yehiel

Dinur par exemple, né en Pologne et ayant émigré

en Palestine en 1945, est l’auteur d’ouvrages en

yiddish et en hébreu[2].

Parallèlement, il existe une autre langue littéraire

en Israël : l’arabe. La plupart des auteurs arabes

israéliens ont décidé de s’exprimer tout

naturellement dans cette langue, comme le poète

Samih al-Qasim originaire de Galilée, ou le

romancier Emile Habibi, originaire de Haïfa et

auteur notamment de « Saïd le peptimiste »[3].

Aujourd’hui, si la plupart des auteurs arabes

israéliens comme Ala Hlehel continuent de

s’exprimer en arabe, depuis quelques années certains

ont opté pour l’hébreu, une langue qu’ils pratiquent

au quotidien. C’est le cas notamment de Sayed

Kashua[4], journaliste et romancier, et d’Anton

Shammas, poète, romancier et traducteur, qui écrit

en arabe mais surtout en hébreu[5].

Pour en revenir à la première catégorie d’auteurs,

il semble donc que les écrivains juifs israéliens nés

en dehors des frontières de l’état hébreu ont presque

systématiquement entamé ou continué leur carrière

en hébreu. Néanmoins, quelques auteurs n’entrent

pas dans ce canevas, c’est notamment le cas de

Samir Naqqash, écrivain israélien arabophone

originaire d’Irak.

LA FIN DE LA COMMUNAUTÉJUIVE D’IRAK

Dans les années 1930, quelques événements ainsi

qu’une série de mesures vexatoires prises par le

gouvernement irakiens à l’égard des non-musulmans

traduisirent une certaine défiance des autorités et

d’une partie de la population à l’égard des juifs

irakiens, installés en Mésopotamie depuis la plus

haute Antiquité. Mais l’événement le plus marquant

fut certainement le Farhûd : à la fin du mois de mai

1941, alors que la communauté juive se préparait à

célébrer la fête de Shavuot, un pogrom éclata dans

certains quartiers de Bagdad, conduisant notamment

à la mort d’au moins 150 membres de la

communauté juive de la capitale ainsi qu’au pillage

et à la destruction de leurs biens. L’événement avait

eu lieu dans des circonstances particulières — le

départ du premier ministre Rashid Ali, la forte

influence de la propagande nazie dans certains

milieux et l’arrivée des troupes britanniques — et fut

certes limité dans le temps, néanmoins il marqua très

fortement les esprits dans la communauté juive[6].

LES AUTEURS JUIFS IRAKIENS

Avant son départ forcé, la communauté juive de

Bagdad semblait particulièrement bien intégrée dans

la société irakienne, en comparaison avec la

situation dans d’autres pays arabo-musulmans. Cette

intégration se traduisait sur le plan social par une

grande implication dans la vie politique — les juifs

étant particulièrement actifs dans la Parti

communiste irakien par exemple — mais aussi dans

la vie intellectuelle. Outre leur rôle dans le

développement de la presse, les juifs comptèrent

parmi les pionniers de la fiction irakienne. Ainsi, la

première nouvelle irakienne, publiée dans la revue

Al-Mufîd en 1922, serait due à l’auteur juif Murad

Mikhail (1909-1986)[7]. Quelques autres auteurs

juifs contribuèrent également au développement de

la littérature arabe en Irak entre les années 1920 et

les années 1950, comme Anwar Shaul, Yaqub Bilbul

ou Shalom Darwish dans le cas de la nouvelle[8].

Ces auteurs publièrent d’abord leurs textes dans la

presse et les revues littéraires irakiennes — qu’il

s’agisse de journaux de la communauté juive ou de

la société irakienne en général — puis les réunirent

sous forme d’ouvrages publiés à Bagdad[9].

Notons que les minorités religieuses du Proche-

Orient, notamment en raison de leur plus grande

réceptivité par rapport aux développements culturels

qui avaient lieu en Occident, on souvent joué un rôle

moteur dans l’introduction de nouveaux genres

littéraires dans le monde oriental : le premier roman

turc par exemple, Akabi hikâyesi (« L’histoire

d’Aghapi », 1851) est dû à Vartan Pasha, un écrivain

arménien turcophone[10], sans parler de la place

particulière des auteurs chrétiens dans le mouvement

littéraire de la Nahda, véritable moteur de la

naissance d’une littérature arabe moderne dès le 19e

siècle.

LES AUTEURS IRAKIENS DEVENUS

ISRAÉLIENS

À partir de 1951, les auteurs juifs irakiens se

retrouvèrent en exil, comme la plus grande partie de

leur communauté. Certains développeront leur talent

dans les langues européennes, en fonction de leur

nouvelle terre d’adoption. C’est ainsi que Naïm

Kattan, qui s’installe au Québec en 1954, deviendra

un romancier francophone[11], tandis que d’autres

choisiront l’anglais, comme Mona Yahia, auteure de

When the Grey Beetles took over Bagdad (Londres,

2007)[12], qui n’a quitté l’Irak pour Israël qu’en

1970, avant de s’installer en Allemagne.

Mais une partie importante de ces intellectuels

émigra en Israël. Pour la plupart, ceux qui décidèrent

de continuer une carrière littéraire se tournèrent vers

l’hébreu, langue qu’ils maîtrisaient toutefois à des

degrés divers : certains l’avaient étudié à Bagdad,

d’autres pas, mais de toute manière la langue

hébraïque étudiée scolairement dans les écoles

juives de la capitale irakienne ne correspondait pas

forcément à la langue moderne utilisée dans la

société israélienne contemporaine. Ce choix était

essentiellement motivé par le lectorat potentiel de

ces nouveaux auteurs : continuer d’écrire en arabe

ne leur permettrait pas d’atteindre la plus grande

partie des lecteurs potentiels en Israël, tandis que la

diffusion de leurs œuvres dans le monde arabe aurait

certainement été très limitée, en raison de l’impact

des relations politiques arabo-israéliennes sur la vie

culturelle. Shimon Ballas et Sami Mikhail furent de

ceux qui firent le choix de l’hébreu, alors qu’ils

avaient déjà publié en arabe auparavant. Il faut aussi

mentionner le cas d’Eli Amir, arrivé très jeune en

Israël et n’ayant par définition encore rien publié

auparavant, qui fit donc le choix assez logique

d’écrire en hébreu, malgré sa connaissance de

l’arabe[13].

Mais le fait de se tourner vers l’hébreu ne signifie

pas pour autant que ces auteurs oublieront leurs

racines. Tout d’abord, leur œuvre reste fortement

liée au passé de la communauté juive d’Irak, même

si ce n’est pas leur unique source d’inspiration. Par

ailleurs, la langue arabe continue d’imprégner leur

production littéraire : dans Ha-Ma‘abarah, une

nouvelle de Shimon Ballas, ou encore dans le roman

Shavim ve-shavim yoter de Sami Mikhail, la langue

arabe apparaît à plusieurs reprises dans les dialogues

ou dans certaines expressions[14]. Mentionnons

aussi le fait certains de leurs livres ont été traduits en

arabe, comme nous le verrons plus loin, tandis que

Sami Mikhail est aussi le traducteur vers l’hébreu de

la fameuse « Trilogie » du grand auteur égyptien

Naguib Mahfouz.

LE CAS PARTICULIER DE SAMIR NAQQASH

D’autres auteurs décidèrent de continuer d’écrire

exclusivement en arabe après leur installation en

Israël[15] : Shalom Darwish, mentionné plus haut,

écrivit dans sa langue maternelle jusque dans les

années 1970, et se résolut à passer à l’hébreu en

1981 seulement[16]. Il faut aussi citer Yizhak Bar-

Moshe, auteur de plusieurs livres publiés à

Jérusalem dans les années 1970 et 1980, notamment

un récit autobiographique intitulé Bayt fi Baghdâd

(« Une maison à Bagdad », 1983). Mais celui qui

retient le plus l’attention est certainement Samir

Naqqash (1938-2004). Ce dernier est l’auteur d’une

œuvre aussi importante en taille — une grosse

dizaine de titres — que diversifiée, puisqu’il s’est

essayé à plusieurs genres littéraires : recueils de

nouvelles[17], romans[18] et pièces de théâtre[19].

Tous ses livres, publiés en Israël ou en Allemagne

— chez Al-Kamel Verlag, une maison d’édition

arabe de Cologne fondée par un Irakien — ont été

écrits après son arrivée en Israël, l’auteur n’ayant

que treize ans au moment de son exil en 1951. Il est

par ailleurs l’auteur de plusieurs traductions de

l’hébreu vers l’arabe — notamment celle de Victoria

(Le Caire, 1995), le roman de Sami Mikhail paru en

hébreu en 1993, et d’une nouvelle de Shimun Ballas,

dans son recueil Nudhur al-kharîf (« Les présages de

l’automne », Cologne, 1997).

Ayant fait le choix difficile d’écrire en arabe — et

d’être publié surtout en Israël, à faible tirage, avant

la publication de Shlomo le Kurde à Cologne — son

œuvre reste hélas largement confidentielle : il est

peu lu dans le monde arabe, même s’il est très

apprécié de nombreux écrivains irakiens

contemporains et de quelques intellectuels arabes —

Naguib Mahfouz notamment fit son éloge — et tout

aussi peu lu en Israël en dehors de la communauté

juive d’origine irakienne — un seul de ses livres

ayant été traduit en hébreu[20].

Plusieurs chercheurs ont déjà souligné

l’importance de l’arabe dialectal dans l’œuvre de

Samir Naqqash, puisque dans ses nouvelles il fait

usage tantôt de l’arabe dialectal irakien standard —

celui de la communauté musulmane en réalité —

tantôt de celui de la communauté juive. Notons ici

que Bagdad présentait jusque dans les années

cinquante une situation linguistique tout à fait

particulière, puisque chacune des trois communautés

confessionnelles — musulmans, juifs et chrétiens —

utilisait sa propre variante dialectale de l’arabe. Si

cette technique littéraire rend bien compte de

l’attachement de l’auteur à la langue arabe, il existe

un autre élément, plus subtil, qui en rend compte : la

métaphore de la langue kurde dans « Shlomo le

Kurde, moi et le temps »[21].

SHLOMO KATTANI, DOUBLE DE SAMIR

NAQQASH ?

« Shlomo le Kurde, moi et le temps » est le dernier

roman de Samir Naqqash. Il retrace l’itinéraire

compliqué d’un juif du Kurdistan iranien, Shlomo

Kattani le Kurde, appelé aussi Abou Salman, balloté

par l’Histoire entre le Kurdistan, Téhéran, Bagdad,

Bombay et enfin Ramat Gan, en Israël, de 1914 à

1985. La nostalgie d’un monde perdu est

omniprésente dans ce roman — nostalgie des lieux,

des odeurs, des saveurs, des paysages, des langues

surtout, omniprésentes — même si les événements

les plus tragiques — notamment l’épisode du

Farhûd déjà abordé plus haut — sont décrits sans

concession. Mais le roman, écrit sous la forme d’un

long monologue, n’est pas qu’une suite de souvenirs

nostalgiques, loin de là. C’est aussi l’étrange histoire

d’amour liant Shlomo à ses deux femmes — Esmer

et Esther — et une foule d’aventures — sa rencontre

avec le Chah d’Iran, ses rapports avec les officiers

russes durant la première guerre mondiale, les

péripéties du héros, parti faire fortune à Bombay —

racontées avec beaucoup d’humour…

Mais revenons un instant sur la question de la

langue. Le héros du livre, Shlomo, aborde

régulièrement dans le livre le rapport particulier

qu’il entretient avec son identité kurde, qu’il

revendique fièrement, avant même sa judéité,

comme dans cet extrait :

Shlomo le Kurde était écrit en lettres d’or au-dessus

de la porte de mon échoppe, au marché de Bagdad.

C’était comme une boule de lumière, en même

temps je négligeais mon nom de famille — Kattani

— car je voulais que tout un chacun sache que le

Kurde immigré, réfugié, avait été le premier à

introduire en Irak les balles de vêtements de seconde

main.

– Vraiment, les gens l’auraient-ils ignoré si tu

avais écrit Shlomo Kattani le Kurde sur la pancarte ?

Mais tu es Kurde ! Tu es Kurde, Abou

Salman ![22]

Toutefois, être à la fois Kurde et juif ne constitue en

aucun cas une contradiction chez Shlomo, comme le

montre cette remarque :

Je sais que lorsque nous étions encore à Téhéran, je

me suis souvent montré dur envers toi, les jours de

shabbat je t’insultais, tu sais que je suis un Kurde

profondément religieux, et toi tu déclenchais ma

colère à chaque fois que tu allumais un feu pendant

le shabbat. Mais quelqu’un est-il jamais mort à cause

d’une injure ?[23]

Or, cette identité kurde passe très souvent par la

langue. Régulièrement, il s’extasie sur la beauté de

sa langue — ou plutôt de « ses » langues : le kurde,

mais aussi l’araméen (les juifs du Kurdistan

parlaient autrefois une variante de l’araméen appelée

jabali, littéralement « langue des montagnes ») :

– Le jabali, c’est le nom de l’araméen des

montagnes ?

– C’est la langue des Juifs depuis l’époque où les

Assyriens nous ont capturés, avait dit mon père.

– Et l’hébreu ?

– C’est la langue de notre Torah, et aussi celle du

Midrash[24].

Car Shlomo est polyglotte — il parle araméen,

kurde, persan, russe, il se débrouille en arabe, en

hindi et même en anglais, et il lit l’hébreu biblique

— et il adore parler, d’ailleurs lorsqu’il entreprend

son voyage vers l’Inde, il est incapable de

communiquer avec les passagers du bateau qui

l’emmène de Basra à Bombay (il n’a pas encore

appris l’hindi), ce qui le rend terriblement

malheureux :

Ici, avec ces Indiens, c’était comme si j’avais la

langue coupée, mais jusqu’à quand ? On m’avait dit

qu’avec un peu de chance le voyage jusqu’à

Bombay prendrait deux semaines, deux semaines

sans prononcer un mot ? Te voilà dans de beaux

draps, Abou Salman ! (…) Un nasillard bredouillant,

un métis, un Kurde juif perse, azéri et bagdadien, un

voyageur en route vers l’Inde. Moi ! J’étais tout cela

à la fois ! Un immigré, un vagabond, un marchand et

un aventurier. J’étais l’unique Sindbad du milieu du

vingtième siècle. Ma langue était-elle vraiment

muette, est-ce que tous les idiomes que je

connaissais n’étaient plus sur ce bateau que des cris

de singe incompréhensibles ?[25]

Par contre, étant originaire du Kurdistan iranien,

l’arabe n’est pas la langue qu’il maîtrise, il la décrit

d’ailleurs de façon assez cocasse :

Je parlais mal l’arabe, je devais souvent glousser

avant de sortir une parole quelque peu sensée, plein

de mots explosaient à mes oreilles, comme des

bulles de graisse frite s’échappant sous l’effet du feu

de cuisson. C’était une langue bourrue et violente,

comme une purée d’aubergines au curry et aux

épices[26].

Dans d’autres passages, Shlomo insiste sur le fait

que dans son village natal, le kurde est la langue de

tous les « gens de Sablakh » — une expression

récurrente chez lui — qu’ils soient musulmans,

chrétiens ou juifs, comme lorsqu’un interprète leur

rapporte les propos d’un officier russe :

Il y avait là le cheikh des musulmans, le prêtre des

chrétiens et rabbi Nahoum. L’officier russe parlait et

l’interprète traduisait, les gens de Sablakh ne

comprenaient rien de ce que disait l’officier, par

contre tous comprenaient les paroles de

l’interprète[27].

Même les objets les plus inattendus parlent l’une ou

l’autre langue. Ainsi, le narrateur interroge Shlomo à

propos de l’attaque de Sablakh par les forces

étrangères : « Mais en quelle langue parlaient ces

coups de feu ? En kurde et en araméen ? En azéri, en

turc et en russe ? »[28]

À première vue, les rapports entre Shlomo et l’arabe

sont assez éloignés de ceux qu’entretient l’auteur

avec cette langue. Par contre, il voue un véritable

amour au kurde et à l’araméen — le jabali comme il

l’appelle. En réalité, ces deux idiomes constituent

probablement une allégorie de l’arabe parlé par

l’auteur. Le profond attachement du héros à sa

langue et, au-delà, à la culture qui y est liée est

l’exacte traduction des rapports que Samir Naqqash

entretenait avec la langue et la culture arabes.

Partant, la description étonnante que Shlomo fait de

l’arabe traduit peut-être les rapports de l’écrivain

d’origine irakienne avec l’hébreu moderne…

ÉPILOGUE : LES TRACES DE LA PRÉSENCE

JUIVE DANS LA LITTÉRATURE IRAKIENNE

Si les auteurs israéliens d’origine irakienne ne nient

pas les événements tragiques dont ils furent victimes

en Irak — le Farhûd cité plus haut est traité par

plusieurs d’entre eux, qu’ils s’expriment en hébreu

ou en arabe, et Samir Naqqash ne fait pas exception

— ils nourrissent à l’égard de leur ancienne patrie

une véritable nostalgie. À celle-ci répond d’une

certaine manière celle de nombreux auteurs irakiens

contemporains, musulmans ou chrétiens, qui

insistent sur l’aspect traditionnellement

multiculturel, multiconfessionnel et multilingue de

leur pays, comme pour conjurer les massacres visant

certaines communautés confessionnelles depuis la

dernière guerre qui a ébranlé le pays. Les juifs ne

sont pas en reste dans ce tableau : ils apparaissent,

parmi d’autres communautés, dans le portrait de la

ville de Basra que Muhammad Khudayyir dresse

dans Basrayâthâ (Le Caire, 2007), ou encore dans

Layl al-bilâd, un roman de Janan Jasim Hillawi.

Chez ce dernier, quelques édifices — « les maisons

des pachas, des aghas, des juifs, des étrangers et des

gouverneurs ottomans »[29] — témoignent de leur

présence révolue, comme celle des Ottomans et des

Britanniques d’ailleurs. La communauté juive est

également présente dans le roman de Murtada

Gazzar, un autre écrivain de Basra, à travers le

personnage d’Hanna l’institutrice[30].

Il faut enfin mentionner l’œuvre d’Ali Badr, écrivain

irakien installé depuis quelques années en Belgique :

dans Papa Sartre (Beyrouth, 2001), une enquête

romancée dans le milieu des philosophes

autoproclamés de Bagdad dans les années cinquante,

l’un des personnages-clés est Shaul, un marchand

juif qui a émigré à Londres. Mais Ali Badr est

surtout l’auteur de Hâris al-tibgh (« Le gardien du

tabac », Beyrouth, 2009) : ce très beau roman retrace

la vie de Youssef Sami Saleh, un musicien juif

contraint de quitter l’Irak en 1950 et qui, rongé par

la nostalgie, retourne rapidement sous une fausse

identité dans son pays d’origine, où il mènera une

nouvelle existence sous le nom de Kamal Midhat. Le

livre se plonge ainsi dans l’Histoire de l’Irak depuis

les années 1940 jusqu’à la première décennie du

vingt-et-unième siècle, revenant en détails sur le sort

de la communauté juive de Bagdad.

NOTES

[1] Asteraï, Paris, Actes Sud, 2009.

[2] Quelques auteurs d’Europe Centrale ayant

émigré en Israël ont continué d’écrire en yiddish,

comme par exemple Abraham Sutzkever, Rikudah

Potash ou Leyb Rokhman.

[3] Paru en traduction française chez Gallimard, en

1987.

[4] L’un de ses romans a paru en français : Les

Arabes dansent aussi, Paris, Belfond, 2003.

[5] En réalité, le premier roman écrit en hébreu par

un auteur arabophone est celui d’Atallah Mansour,

Beor khadash (« Sous un nouveau jour »), paru en

1966 à Tel Aviv.

[6] Voir notamment A. J. Cohen, The Anti-Jewish

Farhud in Baghdad, 1941, in Middle Eastern

Studies, Octobre 1966, p. 2 à 18.

[7] N. E. Berg, Exile from Exile. Israeli Writers from

Iraq, New York, 1996, p. 29.

[8] N. E. Berg, op. cit., 31 sq.

[9] Anwar Shaul, Al-hisad al-awwal (« La première

récolte »), Bagdad, 1930 ; Yaqub Bilbul, Al-jamra l-

ûla (« La première braise »), Bagdad, 1938 ;

Darwish Shalom, Ba‘d an-nâs (« Quelques

personnes »), Bagdad, 1948.

[10] J. Strauss, Is Karamanlı Literature part of a

“Christian-Turkish (Turco-Christian) Literature”?,

in Cries and Whispers in Karamanlidika Books,

Wiesbaden, 2010, p. 163.

[11] Son roman autobiographique Adieu Babylone :

mémoires d’un juif d’Irak (Montréal, 1975) est une

mine d’information à propos de la vie sociale et

culturelle des juifs de Bagdad.

[12] Traduit en français sous le titre de Les

coccinelles grises, Paris, 2006.

[13] Lital Levy cite de nombreux autres auteurs

israéliens d’origine irakienne : Sasson Somekh,

Salim Fattal, David Ivri, Yoav Hayyik, Benjamin

Aharon-Zakkay, Shlomo Zamir… (voir L. Levy,

Self and the City : Literay Representations of Jewish

Bagdad, in Prooftexts, 26, 1-2, 2006, p. 168 sq).

[14] N. E. Berg, op. cit., p. 60.

[15] Le phénomène est d’autant plus remarquable

qu’il ne semble pas avoir d’équivalent parmi les

écrivains juifs israéliens issus des autres pays arabes,

comme le Maroc ou le Yémen par exemple — par

contre, de nombreux juifs ont contribué à la

littérature arabe tant qu’ils étaient encore installés

dans leurs pays d’origine. À ce sujet, voir le livre de

Shmuel Moreh, Jewish Contributions to 19th

century Arabic Theatre: Plays from Algeria and

Syria. A Study and Texts, Oxford, Oxford University

Press, 1996.

[16] N. E. Berg, op. cit., p. 51.

[17] Notamment Ana wa-ha’ulâ’i wa-l-fusâm

(« Moi, eux et la schizophrénie », Tel Aviv, 1978).

[18] Notamment Al-Rijs, Israël, 1987.

[19] Notamment Al-maqrûrûn (« Les joyeux

drilles », Tel Aviv, 1990).

[20] L’un de ses recueils de nouvelles a été traduit

en hébreu par sa sœur, Ruth Naqqash (voir N.

E. Berg, op. cit., p. 52).

[21] Shlomo Al-Kurdi wa-ana wal-l-zamân

(« Shlomo le Kurde, moi et le temps », Cologne,

2004).

[22] Shlomo Al-Kurdi wa-ana wal-l-zamân,

Cologne, 2004, p. 11.

[23] Id., p. 10.

[24] Id., p. 18.

[25] Id., p. 17.

[26] Id., p. 17.

[27] Id., p. 143.

[28] Id., p. 173.

[29] J. Jasim Hillawi, Layl al-bilâd (« La nuit du

pays »), Beyrouth, 2002, p. 10.

[30] M. Gazzâr, Maknasat al-janna (« Le balai du

paradis »), Amman, 2009, p. 51.

Copyright © Xavier Luffin, 2011

Copyright © Bon-A-Tirer, pour la diffusion en ligne