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QUI AIME LE PLUS SA LANGUE
MATERNELLE : SHLOMO LE KURDE OU
SAMIR L’IRAKIEN ?
PAR XAVIER LUFFIN
Il semble aller de soi aujourd’hui que la langue
d’expression des auteurs juifs israéliens est l’hébreu
moderne. Shmuel Agnon, David Shahar, David
Grossman, Amos Oz, Aharon Appelfeld, tous ces
auteurs ont une langue en commun. Pour certains
d’entre eux, David Shahar ou Amos Oz par exemple,
écrire en hébreu signifie écrire dans sa langue
maternelle, ces auteurs étant nés en Israël et y ayant
été scolarisés. Mais de nombreux auteurs, comme
Shmuel Agnon ou Aharon Appelfeld, ne sont pas
nés là-bas (le premier est né en Galicie autrichienne,
le second en Roumanie) et n’ont appris l’hébreu
moderne qu’après avoir émigré. Ils ont donc rédigé
leur œuvre dans ce qui était pour eux une nouvelle
langue, même si souvent ils avaient déjà commencé
à l’apprendre dans leurs pays d’origine. Cette
question de langue d’expression littéraire est encore
d’actualité : Omri Teg’Amlak Avera, le premier
auteur israélien d’origine éthiopienne, a écrit
récemment un roman autobiographique[1] en hébreu
alors qu’il est arrivé en Israël à l’adolescence et que
sa langue maternelle est l’amharique.
Autre cas de figure, certains auteurs ont commencé
leur carrière littéraire dans leur langue maternelle, et
l’ont continuée en hébreu — cette langue se
substituant d’ailleurs souvent à la première. Yehiel
Dinur par exemple, né en Pologne et ayant émigré
en Palestine en 1945, est l’auteur d’ouvrages en
yiddish et en hébreu[2].
Parallèlement, il existe une autre langue littéraire
en Israël : l’arabe. La plupart des auteurs arabes
israéliens ont décidé de s’exprimer tout
naturellement dans cette langue, comme le poète
Samih al-Qasim originaire de Galilée, ou le
romancier Emile Habibi, originaire de Haïfa et
auteur notamment de « Saïd le peptimiste »[3].
Aujourd’hui, si la plupart des auteurs arabes
israéliens comme Ala Hlehel continuent de
s’exprimer en arabe, depuis quelques années certains
ont opté pour l’hébreu, une langue qu’ils pratiquent
au quotidien. C’est le cas notamment de Sayed
Kashua[4], journaliste et romancier, et d’Anton
Shammas, poète, romancier et traducteur, qui écrit
en arabe mais surtout en hébreu[5].
Pour en revenir à la première catégorie d’auteurs,
il semble donc que les écrivains juifs israéliens nés
en dehors des frontières de l’état hébreu ont presque
systématiquement entamé ou continué leur carrière
en hébreu. Néanmoins, quelques auteurs n’entrent
pas dans ce canevas, c’est notamment le cas de
Samir Naqqash, écrivain israélien arabophone
originaire d’Irak.
LA FIN DE LA COMMUNAUTÉJUIVE D’IRAK
Dans les années 1930, quelques événements ainsi
qu’une série de mesures vexatoires prises par le
gouvernement irakiens à l’égard des non-musulmans
traduisirent une certaine défiance des autorités et
d’une partie de la population à l’égard des juifs
irakiens, installés en Mésopotamie depuis la plus
haute Antiquité. Mais l’événement le plus marquant
fut certainement le Farhûd : à la fin du mois de mai
1941, alors que la communauté juive se préparait à
célébrer la fête de Shavuot, un pogrom éclata dans
certains quartiers de Bagdad, conduisant notamment
à la mort d’au moins 150 membres de la
communauté juive de la capitale ainsi qu’au pillage
et à la destruction de leurs biens. L’événement avait
eu lieu dans des circonstances particulières — le
départ du premier ministre Rashid Ali, la forte
influence de la propagande nazie dans certains
milieux et l’arrivée des troupes britanniques — et fut
certes limité dans le temps, néanmoins il marqua très
fortement les esprits dans la communauté juive[6].
LES AUTEURS JUIFS IRAKIENS
Avant son départ forcé, la communauté juive de
Bagdad semblait particulièrement bien intégrée dans
la société irakienne, en comparaison avec la
situation dans d’autres pays arabo-musulmans. Cette
intégration se traduisait sur le plan social par une
grande implication dans la vie politique — les juifs
étant particulièrement actifs dans la Parti
communiste irakien par exemple — mais aussi dans
la vie intellectuelle. Outre leur rôle dans le
développement de la presse, les juifs comptèrent
parmi les pionniers de la fiction irakienne. Ainsi, la
première nouvelle irakienne, publiée dans la revue
Al-Mufîd en 1922, serait due à l’auteur juif Murad
Mikhail (1909-1986)[7]. Quelques autres auteurs
juifs contribuèrent également au développement de
la littérature arabe en Irak entre les années 1920 et
les années 1950, comme Anwar Shaul, Yaqub Bilbul
ou Shalom Darwish dans le cas de la nouvelle[8].
Ces auteurs publièrent d’abord leurs textes dans la
presse et les revues littéraires irakiennes — qu’il
s’agisse de journaux de la communauté juive ou de
la société irakienne en général — puis les réunirent
sous forme d’ouvrages publiés à Bagdad[9].
Notons que les minorités religieuses du Proche-
Orient, notamment en raison de leur plus grande
réceptivité par rapport aux développements culturels
qui avaient lieu en Occident, on souvent joué un rôle
moteur dans l’introduction de nouveaux genres
littéraires dans le monde oriental : le premier roman
turc par exemple, Akabi hikâyesi (« L’histoire
d’Aghapi », 1851) est dû à Vartan Pasha, un écrivain
arménien turcophone[10], sans parler de la place
particulière des auteurs chrétiens dans le mouvement
littéraire de la Nahda, véritable moteur de la
naissance d’une littérature arabe moderne dès le 19e
siècle.
LES AUTEURS IRAKIENS DEVENUS
ISRAÉLIENS
À partir de 1951, les auteurs juifs irakiens se
retrouvèrent en exil, comme la plus grande partie de
leur communauté. Certains développeront leur talent
dans les langues européennes, en fonction de leur
nouvelle terre d’adoption. C’est ainsi que Naïm
Kattan, qui s’installe au Québec en 1954, deviendra
un romancier francophone[11], tandis que d’autres
choisiront l’anglais, comme Mona Yahia, auteure de
When the Grey Beetles took over Bagdad (Londres,
2007)[12], qui n’a quitté l’Irak pour Israël qu’en
1970, avant de s’installer en Allemagne.
Mais une partie importante de ces intellectuels
émigra en Israël. Pour la plupart, ceux qui décidèrent
de continuer une carrière littéraire se tournèrent vers
l’hébreu, langue qu’ils maîtrisaient toutefois à des
degrés divers : certains l’avaient étudié à Bagdad,
d’autres pas, mais de toute manière la langue
hébraïque étudiée scolairement dans les écoles
juives de la capitale irakienne ne correspondait pas
forcément à la langue moderne utilisée dans la
société israélienne contemporaine. Ce choix était
essentiellement motivé par le lectorat potentiel de
ces nouveaux auteurs : continuer d’écrire en arabe
ne leur permettrait pas d’atteindre la plus grande
partie des lecteurs potentiels en Israël, tandis que la
diffusion de leurs œuvres dans le monde arabe aurait
certainement été très limitée, en raison de l’impact
des relations politiques arabo-israéliennes sur la vie
culturelle. Shimon Ballas et Sami Mikhail furent de
ceux qui firent le choix de l’hébreu, alors qu’ils
avaient déjà publié en arabe auparavant. Il faut aussi
mentionner le cas d’Eli Amir, arrivé très jeune en
Israël et n’ayant par définition encore rien publié
auparavant, qui fit donc le choix assez logique
d’écrire en hébreu, malgré sa connaissance de
l’arabe[13].
Mais le fait de se tourner vers l’hébreu ne signifie
pas pour autant que ces auteurs oublieront leurs
racines. Tout d’abord, leur œuvre reste fortement
liée au passé de la communauté juive d’Irak, même
si ce n’est pas leur unique source d’inspiration. Par
ailleurs, la langue arabe continue d’imprégner leur
production littéraire : dans Ha-Ma‘abarah, une
nouvelle de Shimon Ballas, ou encore dans le roman
Shavim ve-shavim yoter de Sami Mikhail, la langue
arabe apparaît à plusieurs reprises dans les dialogues
ou dans certaines expressions[14]. Mentionnons
aussi le fait certains de leurs livres ont été traduits en
arabe, comme nous le verrons plus loin, tandis que
Sami Mikhail est aussi le traducteur vers l’hébreu de
la fameuse « Trilogie » du grand auteur égyptien
Naguib Mahfouz.
LE CAS PARTICULIER DE SAMIR NAQQASH
D’autres auteurs décidèrent de continuer d’écrire
exclusivement en arabe après leur installation en
Israël[15] : Shalom Darwish, mentionné plus haut,
écrivit dans sa langue maternelle jusque dans les
années 1970, et se résolut à passer à l’hébreu en
1981 seulement[16]. Il faut aussi citer Yizhak Bar-
Moshe, auteur de plusieurs livres publiés à
Jérusalem dans les années 1970 et 1980, notamment
un récit autobiographique intitulé Bayt fi Baghdâd
(« Une maison à Bagdad », 1983). Mais celui qui
retient le plus l’attention est certainement Samir
Naqqash (1938-2004). Ce dernier est l’auteur d’une
œuvre aussi importante en taille — une grosse
dizaine de titres — que diversifiée, puisqu’il s’est
essayé à plusieurs genres littéraires : recueils de
nouvelles[17], romans[18] et pièces de théâtre[19].
Tous ses livres, publiés en Israël ou en Allemagne
— chez Al-Kamel Verlag, une maison d’édition
arabe de Cologne fondée par un Irakien — ont été
écrits après son arrivée en Israël, l’auteur n’ayant
que treize ans au moment de son exil en 1951. Il est
par ailleurs l’auteur de plusieurs traductions de
l’hébreu vers l’arabe — notamment celle de Victoria
(Le Caire, 1995), le roman de Sami Mikhail paru en
hébreu en 1993, et d’une nouvelle de Shimun Ballas,
dans son recueil Nudhur al-kharîf (« Les présages de
l’automne », Cologne, 1997).
Ayant fait le choix difficile d’écrire en arabe — et
d’être publié surtout en Israël, à faible tirage, avant
la publication de Shlomo le Kurde à Cologne — son
œuvre reste hélas largement confidentielle : il est
peu lu dans le monde arabe, même s’il est très
apprécié de nombreux écrivains irakiens
contemporains et de quelques intellectuels arabes —
Naguib Mahfouz notamment fit son éloge — et tout
aussi peu lu en Israël en dehors de la communauté
juive d’origine irakienne — un seul de ses livres
ayant été traduit en hébreu[20].
Plusieurs chercheurs ont déjà souligné
l’importance de l’arabe dialectal dans l’œuvre de
Samir Naqqash, puisque dans ses nouvelles il fait
usage tantôt de l’arabe dialectal irakien standard —
celui de la communauté musulmane en réalité —
tantôt de celui de la communauté juive. Notons ici
que Bagdad présentait jusque dans les années
cinquante une situation linguistique tout à fait
particulière, puisque chacune des trois communautés
confessionnelles — musulmans, juifs et chrétiens —
utilisait sa propre variante dialectale de l’arabe. Si
cette technique littéraire rend bien compte de
l’attachement de l’auteur à la langue arabe, il existe
un autre élément, plus subtil, qui en rend compte : la
métaphore de la langue kurde dans « Shlomo le
Kurde, moi et le temps »[21].
SHLOMO KATTANI, DOUBLE DE SAMIR
NAQQASH ?
« Shlomo le Kurde, moi et le temps » est le dernier
roman de Samir Naqqash. Il retrace l’itinéraire
compliqué d’un juif du Kurdistan iranien, Shlomo
Kattani le Kurde, appelé aussi Abou Salman, balloté
par l’Histoire entre le Kurdistan, Téhéran, Bagdad,
Bombay et enfin Ramat Gan, en Israël, de 1914 à
1985. La nostalgie d’un monde perdu est
omniprésente dans ce roman — nostalgie des lieux,
des odeurs, des saveurs, des paysages, des langues
surtout, omniprésentes — même si les événements
les plus tragiques — notamment l’épisode du
Farhûd déjà abordé plus haut — sont décrits sans
concession. Mais le roman, écrit sous la forme d’un
long monologue, n’est pas qu’une suite de souvenirs
nostalgiques, loin de là. C’est aussi l’étrange histoire
d’amour liant Shlomo à ses deux femmes — Esmer
et Esther — et une foule d’aventures — sa rencontre
avec le Chah d’Iran, ses rapports avec les officiers
russes durant la première guerre mondiale, les
péripéties du héros, parti faire fortune à Bombay —
racontées avec beaucoup d’humour…
Mais revenons un instant sur la question de la
langue. Le héros du livre, Shlomo, aborde
régulièrement dans le livre le rapport particulier
qu’il entretient avec son identité kurde, qu’il
revendique fièrement, avant même sa judéité,
comme dans cet extrait :
Shlomo le Kurde était écrit en lettres d’or au-dessus
de la porte de mon échoppe, au marché de Bagdad.
C’était comme une boule de lumière, en même
temps je négligeais mon nom de famille — Kattani
— car je voulais que tout un chacun sache que le
Kurde immigré, réfugié, avait été le premier à
introduire en Irak les balles de vêtements de seconde
main.
– Vraiment, les gens l’auraient-ils ignoré si tu
avais écrit Shlomo Kattani le Kurde sur la pancarte ?
Mais tu es Kurde ! Tu es Kurde, Abou
Salman ![22]
Toutefois, être à la fois Kurde et juif ne constitue en
aucun cas une contradiction chez Shlomo, comme le
montre cette remarque :
Je sais que lorsque nous étions encore à Téhéran, je
me suis souvent montré dur envers toi, les jours de
shabbat je t’insultais, tu sais que je suis un Kurde
profondément religieux, et toi tu déclenchais ma
colère à chaque fois que tu allumais un feu pendant
le shabbat. Mais quelqu’un est-il jamais mort à cause
d’une injure ?[23]
Or, cette identité kurde passe très souvent par la
langue. Régulièrement, il s’extasie sur la beauté de
sa langue — ou plutôt de « ses » langues : le kurde,
mais aussi l’araméen (les juifs du Kurdistan
parlaient autrefois une variante de l’araméen appelée
jabali, littéralement « langue des montagnes ») :
– Le jabali, c’est le nom de l’araméen des
montagnes ?
– C’est la langue des Juifs depuis l’époque où les
Assyriens nous ont capturés, avait dit mon père.
– Et l’hébreu ?
– C’est la langue de notre Torah, et aussi celle du
Midrash[24].
Car Shlomo est polyglotte — il parle araméen,
kurde, persan, russe, il se débrouille en arabe, en
hindi et même en anglais, et il lit l’hébreu biblique
— et il adore parler, d’ailleurs lorsqu’il entreprend
son voyage vers l’Inde, il est incapable de
communiquer avec les passagers du bateau qui
l’emmène de Basra à Bombay (il n’a pas encore
appris l’hindi), ce qui le rend terriblement
malheureux :
Ici, avec ces Indiens, c’était comme si j’avais la
langue coupée, mais jusqu’à quand ? On m’avait dit
qu’avec un peu de chance le voyage jusqu’à
Bombay prendrait deux semaines, deux semaines
sans prononcer un mot ? Te voilà dans de beaux
draps, Abou Salman ! (…) Un nasillard bredouillant,
un métis, un Kurde juif perse, azéri et bagdadien, un
voyageur en route vers l’Inde. Moi ! J’étais tout cela
à la fois ! Un immigré, un vagabond, un marchand et
un aventurier. J’étais l’unique Sindbad du milieu du
vingtième siècle. Ma langue était-elle vraiment
muette, est-ce que tous les idiomes que je
connaissais n’étaient plus sur ce bateau que des cris
de singe incompréhensibles ?[25]
Par contre, étant originaire du Kurdistan iranien,
l’arabe n’est pas la langue qu’il maîtrise, il la décrit
d’ailleurs de façon assez cocasse :
Je parlais mal l’arabe, je devais souvent glousser
avant de sortir une parole quelque peu sensée, plein
de mots explosaient à mes oreilles, comme des
bulles de graisse frite s’échappant sous l’effet du feu
de cuisson. C’était une langue bourrue et violente,
comme une purée d’aubergines au curry et aux
épices[26].
Dans d’autres passages, Shlomo insiste sur le fait
que dans son village natal, le kurde est la langue de
tous les « gens de Sablakh » — une expression
récurrente chez lui — qu’ils soient musulmans,
chrétiens ou juifs, comme lorsqu’un interprète leur
rapporte les propos d’un officier russe :
Il y avait là le cheikh des musulmans, le prêtre des
chrétiens et rabbi Nahoum. L’officier russe parlait et
l’interprète traduisait, les gens de Sablakh ne
comprenaient rien de ce que disait l’officier, par
contre tous comprenaient les paroles de
l’interprète[27].
Même les objets les plus inattendus parlent l’une ou
l’autre langue. Ainsi, le narrateur interroge Shlomo à
propos de l’attaque de Sablakh par les forces
étrangères : « Mais en quelle langue parlaient ces
coups de feu ? En kurde et en araméen ? En azéri, en
turc et en russe ? »[28]
À première vue, les rapports entre Shlomo et l’arabe
sont assez éloignés de ceux qu’entretient l’auteur
avec cette langue. Par contre, il voue un véritable
amour au kurde et à l’araméen — le jabali comme il
l’appelle. En réalité, ces deux idiomes constituent
probablement une allégorie de l’arabe parlé par
l’auteur. Le profond attachement du héros à sa
langue et, au-delà, à la culture qui y est liée est
l’exacte traduction des rapports que Samir Naqqash
entretenait avec la langue et la culture arabes.
Partant, la description étonnante que Shlomo fait de
l’arabe traduit peut-être les rapports de l’écrivain
d’origine irakienne avec l’hébreu moderne…
ÉPILOGUE : LES TRACES DE LA PRÉSENCE
JUIVE DANS LA LITTÉRATURE IRAKIENNE
Si les auteurs israéliens d’origine irakienne ne nient
pas les événements tragiques dont ils furent victimes
en Irak — le Farhûd cité plus haut est traité par
plusieurs d’entre eux, qu’ils s’expriment en hébreu
ou en arabe, et Samir Naqqash ne fait pas exception
— ils nourrissent à l’égard de leur ancienne patrie
une véritable nostalgie. À celle-ci répond d’une
certaine manière celle de nombreux auteurs irakiens
contemporains, musulmans ou chrétiens, qui
insistent sur l’aspect traditionnellement
multiculturel, multiconfessionnel et multilingue de
leur pays, comme pour conjurer les massacres visant
certaines communautés confessionnelles depuis la
dernière guerre qui a ébranlé le pays. Les juifs ne
sont pas en reste dans ce tableau : ils apparaissent,
parmi d’autres communautés, dans le portrait de la
ville de Basra que Muhammad Khudayyir dresse
dans Basrayâthâ (Le Caire, 2007), ou encore dans
Layl al-bilâd, un roman de Janan Jasim Hillawi.
Chez ce dernier, quelques édifices — « les maisons
des pachas, des aghas, des juifs, des étrangers et des
gouverneurs ottomans »[29] — témoignent de leur
présence révolue, comme celle des Ottomans et des
Britanniques d’ailleurs. La communauté juive est
également présente dans le roman de Murtada
Gazzar, un autre écrivain de Basra, à travers le
personnage d’Hanna l’institutrice[30].
Il faut enfin mentionner l’œuvre d’Ali Badr, écrivain
irakien installé depuis quelques années en Belgique :
dans Papa Sartre (Beyrouth, 2001), une enquête
romancée dans le milieu des philosophes
autoproclamés de Bagdad dans les années cinquante,
l’un des personnages-clés est Shaul, un marchand
juif qui a émigré à Londres. Mais Ali Badr est
surtout l’auteur de Hâris al-tibgh (« Le gardien du
tabac », Beyrouth, 2009) : ce très beau roman retrace
la vie de Youssef Sami Saleh, un musicien juif
contraint de quitter l’Irak en 1950 et qui, rongé par
la nostalgie, retourne rapidement sous une fausse
identité dans son pays d’origine, où il mènera une
nouvelle existence sous le nom de Kamal Midhat. Le
livre se plonge ainsi dans l’Histoire de l’Irak depuis
les années 1940 jusqu’à la première décennie du
vingt-et-unième siècle, revenant en détails sur le sort
de la communauté juive de Bagdad.
NOTES
[1] Asteraï, Paris, Actes Sud, 2009.
[2] Quelques auteurs d’Europe Centrale ayant
émigré en Israël ont continué d’écrire en yiddish,
comme par exemple Abraham Sutzkever, Rikudah
Potash ou Leyb Rokhman.
[3] Paru en traduction française chez Gallimard, en
1987.
[4] L’un de ses romans a paru en français : Les
Arabes dansent aussi, Paris, Belfond, 2003.
[5] En réalité, le premier roman écrit en hébreu par
un auteur arabophone est celui d’Atallah Mansour,
Beor khadash (« Sous un nouveau jour »), paru en
1966 à Tel Aviv.
[6] Voir notamment A. J. Cohen, The Anti-Jewish
Farhud in Baghdad, 1941, in Middle Eastern
Studies, Octobre 1966, p. 2 à 18.
[7] N. E. Berg, Exile from Exile. Israeli Writers from
Iraq, New York, 1996, p. 29.
[8] N. E. Berg, op. cit., 31 sq.
[9] Anwar Shaul, Al-hisad al-awwal (« La première
récolte »), Bagdad, 1930 ; Yaqub Bilbul, Al-jamra l-
ûla (« La première braise »), Bagdad, 1938 ;
Darwish Shalom, Ba‘d an-nâs (« Quelques
personnes »), Bagdad, 1948.
[10] J. Strauss, Is Karamanlı Literature part of a
“Christian-Turkish (Turco-Christian) Literature”?,
in Cries and Whispers in Karamanlidika Books,
Wiesbaden, 2010, p. 163.
[11] Son roman autobiographique Adieu Babylone :
mémoires d’un juif d’Irak (Montréal, 1975) est une
mine d’information à propos de la vie sociale et
culturelle des juifs de Bagdad.
[12] Traduit en français sous le titre de Les
coccinelles grises, Paris, 2006.
[13] Lital Levy cite de nombreux autres auteurs
israéliens d’origine irakienne : Sasson Somekh,
Salim Fattal, David Ivri, Yoav Hayyik, Benjamin
Aharon-Zakkay, Shlomo Zamir… (voir L. Levy,
Self and the City : Literay Representations of Jewish
Bagdad, in Prooftexts, 26, 1-2, 2006, p. 168 sq).
[14] N. E. Berg, op. cit., p. 60.
[15] Le phénomène est d’autant plus remarquable
qu’il ne semble pas avoir d’équivalent parmi les
écrivains juifs israéliens issus des autres pays arabes,
comme le Maroc ou le Yémen par exemple — par
contre, de nombreux juifs ont contribué à la
littérature arabe tant qu’ils étaient encore installés
dans leurs pays d’origine. À ce sujet, voir le livre de
Shmuel Moreh, Jewish Contributions to 19th
century Arabic Theatre: Plays from Algeria and
Syria. A Study and Texts, Oxford, Oxford University
Press, 1996.
[16] N. E. Berg, op. cit., p. 51.
[17] Notamment Ana wa-ha’ulâ’i wa-l-fusâm
(« Moi, eux et la schizophrénie », Tel Aviv, 1978).
[18] Notamment Al-Rijs, Israël, 1987.
[19] Notamment Al-maqrûrûn (« Les joyeux
drilles », Tel Aviv, 1990).
[20] L’un de ses recueils de nouvelles a été traduit
en hébreu par sa sœur, Ruth Naqqash (voir N.
E. Berg, op. cit., p. 52).
[21] Shlomo Al-Kurdi wa-ana wal-l-zamân
(« Shlomo le Kurde, moi et le temps », Cologne,
2004).
[22] Shlomo Al-Kurdi wa-ana wal-l-zamân,
Cologne, 2004, p. 11.
[23] Id., p. 10.
[24] Id., p. 18.
[25] Id., p. 17.
[26] Id., p. 17.
[27] Id., p. 143.
[28] Id., p. 173.
[29] J. Jasim Hillawi, Layl al-bilâd (« La nuit du
pays »), Beyrouth, 2002, p. 10.
[30] M. Gazzâr, Maknasat al-janna (« Le balai du
paradis »), Amman, 2009, p. 51.
Copyright © Xavier Luffin, 2011
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