18
UN DIEU PERE MEURTRIER Gérard Poitrenaud Cet article correspond à un chapitre légèrement remanié de mon étude Cycle et Métamorphoses du dieu cerf (Toulouse : Lucterios, 2014, pages 161-172) « Les Gaulois, écrit César, proclament qu’ils sont tous issus de Dis pater et ils disent que ce sont les druides qui le leur ont révélé (Galli se omnes ab Dite patre prognatos praedicant idque ab drui[di]bus proditum dicunt ). C’est pour cette raison ( Ob eam causam) qu’ils mesurent le temps, non par le nombre des jours ; mais par celui des nuits. Ils calculent les jours de naissance, le commencement des mois et celui des années, de manière que le jour suive la nuit (de Bello Gallico, VI, 18, 1). » La première partie de la phrase est bien connue, même si on ne saisit pas forcément le scandaleux paradoxe d’une telle prétention pour un Romain. Cernunnos en tant que fécondateur universel est évidemment bien placé pour représenter le dieu père 1 . Mais la seconde qui exprime une causalité entre la vénération de Dis pater et la façon de compter les jours n’a peut-être pas encore été examinée d’assez près. Le raisonnement implicite pourrait être le suivant : puisque les Gaulois considèrent le dieu qui réside dans le monde obscur (d’en bas) comme leur ancêtre, et que celui-ci est le plus ancien et le plus puissant des dieux, ils organisent leur calendrier en conséquence afin de se conformer à sa volonté et à profiter de son pouvoir. On peut en déduire, me semble-t-il, que le dieu règne dans l’obscurité de la nuit, qu’il a un rapport avec le temps et sa mesure, et que le « monde » était obscur à l’origine. Le décompte calendaire par nuits est confirmé d’ailleurs par l’usage du mot breton antronoz « nuit prochaine » pour « demain », du mot gallois wythnos « huit nuits » pour « semaine » ou du gaulois decamnoctiaca granni « les dix nuits de Grannos » pour la fête de neuf jours de Grannos 2 . Brunaux remarque aussi qu’on dédiait à son homologue romain des fêtes pour célébrer la fin d’un siècle ou le début du suivant 3 . Jules César énumère les dieux principaux des Gaulois en les désignant par les noms romains censés leur correspondre. Mais il ne mentionne pas Dis pater, soit qu’il répugne à expliquer comment il pourrait être l’équivalent du plus grand dieu Mercure, soit parce que ce dieu se situe sur un autre plan, soit enfin parce qu’il cite deux sources qui se contredisent. La remarque de César selon laquelle cette croyance a été enseignée par les druides (ab Druidibus) implique en tout cas qu’elle n’existait pas auparavant sous cette forme, et que cet enseignement n’était pas forcément une croyance populaire. 1 Cf. Lombard-Jourdan 2009, 18-19. 2 Cf. Sterckx 2003, 258-259 3 Brunaux 1986, 73.

Un dieu père meurtrier. Regards sur le Dis Pater celtique

Embed Size (px)

Citation preview

UN DIEU PERE MEURTRIER

Gérard Poitrenaud

Cet article correspond à un chapitre légèrement remanié de mon étude Cycle et Métamorphoses du dieu

cerf (Toulouse : Lucterios, 2014, pages 161-172)

« Les Gaulois, écrit César, proclament qu’ils sont tous issus de Dis pater et ils disent que ce sont les druides qui le leur ont révélé (Galli se omnes ab Dite patre prognatos praedicant idque ab drui[di]bus proditum dicunt). C’est pour cette raison (Ob eam causam) qu’ils mesurent le temps, non par le nombre des jours ; mais par celui des nuits. Ils calculent les jours de naissance, le commencement des mois et celui des années, de manière que le jour suive la nuit (de Bello Gallico, VI, 18, 1). » La première partie de la phrase est bien connue, même si on ne saisit pas forcément le scandaleux paradoxe d’une telle prétention pour un Romain. Cernunnos en tant que fécondateur universel est évidemment bien placé pour représenter le dieu père1. Mais la seconde qui exprime une causalité entre la vénération de Dis pater et la façon de compter les jours n’a peut-être pas encore été examinée d’assez près. Le raisonnement implicite pourrait être le suivant : puisque les Gaulois considèrent le dieu qui réside dans le monde obscur (d’en bas) comme leur ancêtre, et que celui-ci est le plus ancien et le plus puissant des dieux, ils organisent leur calendrier en conséquence afin de se conformer à sa volonté et à profiter de son pouvoir. On peut en déduire, me semble-t-il, que le dieu règne dans l’obscurité de la nuit, qu’il a un rapport avec le temps et sa mesure, et que le « monde » était obscur à l’origine. Le décompte calendaire par nuits est confirmé d’ailleurs par l’usage du mot breton antronoz « nuit prochaine » pour « demain », du mot gallois wythnos « huit nuits » pour « semaine » ou du gaulois decamnoctiaca granni « les dix nuits de Grannos » pour la fête de neuf jours de Grannos2. Brunaux remarque aussi qu’on dédiait à son homologue romain des fêtes pour célébrer la fin d’un siècle ou le début du suivant3.

Jules César énumère les dieux principaux des Gaulois en les désignant par les noms romains censés leur correspondre. Mais il ne mentionne pas Dis pater, soit qu’il répugne à expliquer comment il pourrait être l’équivalent du plus grand dieu Mercure, soit parce que ce dieu se situe sur un autre plan, soit enfin parce qu’il cite deux sources qui se contredisent. La remarque de César selon laquelle cette croyance a été enseignée par les druides (ab Druidibus) implique en tout cas qu’elle n’existait pas auparavant sous cette forme, et que cet enseignement n’était pas forcément une croyance populaire.

1 Cf. Lombard-Jourdan 2009, 18-19. 2 Cf. Sterckx 2003, 258-259 3 Brunaux 1986, 73.

Un dieu père meurtier 2

© 2015 Gérard Poitrenaud www.lucterios.fr

Il est vraisemblable que le dieu gaulois était, comme le Dis pater romain, paternel et chtonien, lié aux morts ; et comme Pluton, aux richesses souterraines, à la fructification et à la vie éternelle ; car on sait que Pluton pouvait rendre un mortel à la vie et même de le diviniser en faisant couler sur lui quelques gouttes de nectar de son urne. Selon Claudien, le roi des ombres et du monde souterrain était aussi l’arbitre des destinées humaines, le maître de la fertilisation et de la reproduction des germes. On a vu tout cela à propos de Cernunnos, avec qui il a en commun aussi d’être représenté souvent avec la cornucopia4 : sur le relief de Reims ou le gobelet de Lyon, Cernunnos est fécondateur universel et gardien des richesses. Sa représentation en couple ou en compagnie de deux jeunes dieux suggère également sa qualité de « père ». Il est donc un bon candidat. À part le fanum de Rancon (Haute-Vienne) ou le temple circulaire d’Autun dit « temple de Pluton » (mais considéré par Grenier comme un monument funéraire), ni le Dis pater romain ni Pluton n’ont donné lieu à des monuments en Gaule. Si on accorde tant soit peu de crédit à César, on doit se demander où est passé après la conquête ce dieu si fondamental. Les Gaulois romanisés vénéraient donc manifestement leur dieu père sous une autre apparence et sous un autre nom ; ce qui là aussi fait entrer en compte Cernunnos.

Ce dieu ancêtre peut être rapproché du loup ancestral que Salomon Reinach a identifié sur deux statuettes de bronze trouvées l’une à Fouqueure (Charente) et l’autre à Oxford. Résumons cet important article. Elles représentent un carnassier assis sur ses pattes de derrière, laissant dépasser de sa gueule les jambes d’un homme qu’il a manifestement englouti. Son attitude calme et hautaine ainsi que sa taille colossale le désignent comme divin 5 . L’auteur rapproche ces bronzes du monstre à deux têtes du chaudron de Gundestrup saisissant chacune un homme. Le thème des jambes ou des bras dans la gueule du monstre est également figuré sur les situles celto-illyriennes : sur le situle Zannoni de Bologne, un fauve tient dans sa gueule une jambe humaine, sur le situle de Vace en Slovénie, une jambe de biche6. Mais si la feuille dans la bouche du cerf, par ex. sur le couvercle de Hallstat, vient de l’arbre de vie, la jambe et la tête humaine ou animale dans la gueule du fauve doivent avoir aussi un sens mythique. L’auteur remarque que le carnassier est en marche sur les vases illyriens et étrusques, alors que les statuettes celtes montrent la bête assise et plus grande que nature. Il en conclut que le type illyrien ou étrusque n’est pas à l’origine du carnassier androphage des Celtes et qu’on doit penser à une origine commune7 — Ce raisonnement d’ailleurs sujet à caution, car on peut concevoir que les Celtes ont adapté le motif pour exprimer ce qui leur importait. Reinach mentionne aussi le monument de Noves, selon lui d’époque romaine, dont il rapproche les têtes humaines de celles d’Entremont8, mais il n’ose pas aller plus loin dans le parallèle. C’est pourtant dans la mesure où le loup monstrueux et le héros ancêtre se confondent en tant que maître et protecteur des têtes, qu’on peut entrevoir ce qui fait l’originalité du motif celte, et qu’on peut mettre en évidence sa vénération en Gaule en tant que Dis pater.

Reinach mentionne un motif apparenté, à Gordion en Phrygie : il s’agit d’un lion grossièrement sculpté sur l’anse en bois d’un grand chaudron en bronze qui dévore un petit animal dont il a saisi la tête dans sa gueule. L’auteur rapporte que la Lydie était, à l’époque homérique, peuplée par les Méoniens qui parlaient une langue indo-européenne, comme le montre le nom du roi Candaule qui signifie « étrangleur de chien » (de canis, la deuxième

4 Par ex. sur un relief du Palazzo Albani ou sur un vase à figures rouges de Nola. Bober 1951, 28. 5 Reinach 1905, 279, 282 et 279, fig. 1. 6 Reinach 1905, 284-285. V. Kelten, 2012, fig. 54, 70. 7 Reinach 1905, 287. 8 Reinach 1905, 290.

Un dieu père meurtier 3

© 2015 Gérard Poitrenaud www.lucterios.fr

partie s’expliquant par le vieux slave daviti « étrangler »). Ce nom qui convient à un grand félin correspond à son nom lydien Myrsilos, mentionné par Hérodote, qui l’assimilait au lion, animal sacré de la Lydie et de la Phrygie9. Reinach pense que la représentation lydienne du lion dévorant un homme est devenue plus tard l’ogre royal attesté par Athénée : d’après l’historien Xanthos, un roi lydien prédécesseur de Candaule coupa une nuit sa femme en morceaux et la mangea. Le lendemain, on vit le bras de la femme arrêté dans sa bouche ; cela fit scandale et le roi se tua10. L’évhémérisation est ici manifeste. Le nom du chef gaulois Cambaulès mentionné par Pausanias (Voyage historique de la Grèce X, 19, 5, 6)

11 conduit Reinach à supposer un lien entre les Méoniens et les Celtes. Cependant, chez ces derniers, le carnassier androphage n’est pas un lion, mais un loup ancêtre, protecteur de la tribu ; ce qui explique que le Dis pater gaulois porte souvent une peau de loup comme Hadès-Pluton12. Ce dieu peut donc être assimilable à Sucellos qu’on représente assez souvent avec une peau de loup sur les épaules. À Vienne, la tête du dieu aux maillets multiples est surmontée par la mâchoire supérieure d’un loup13. Sucellos alterne dans le sud-est de la Gaule avec Silvain, le « Forestier », souvent lui-même assimilé à Mars14. Silvain a les épaules revêtues d’une peau de loup, de même que Vosegus, son pendant du Donon, bien proche de Cernunnos et de Mercure. Il est en Italie un dieu loup, comme Mars, avec lequel Caton l’identifie15.

L’absence de mention manifeste en Gaule s’explique, selon Reinach par le danger auquel on s’exposait en le désignant plus clairement ; raison pour laquelle le loup est nommé « le silencieux » en Suède. Le mythe des jumeaux fondateurs allaités par la louve n’est attesté à Rome qu’à partir de la fin du IVe s. A.C. Il rationalise le mythe plus archaïque des fils jumeaux du loup originel, qui a donné lieu à la double royauté primitive des Romains, à laquelle sont peut-être aussi liées les représentations de bicéphales à Nesazio en Istrie ou à Roquepertuse. Et célèvre le buste bicéphale du nemus Aricinum, montre aussi un visage jeune et un autre vieux et barbu de style « barbare ». Le meurtre du Roi de Nemi et celui de Romulus peuvent être envisagés comme meurtre rituel du roi-prêtre lié au cycle de la végétation16.

Reinach conclut que le Dis pater gaulois est un dieu loup, et que son caractère nocturne correspond à celui cet animal – lupus nocturnus obambulat (Virgile, Georgiques, III, 538), tandis que le trait infernal qui s’exprime dans son nom le rapproche du dieu-loup du mont Soracte mentionné par Maurus Servius Honoratus (ad Aen., XI, 785). Les démons infernaux sont androphages dans les religions archaïques. Avant de devenir le gardien des Enfers, Cerbère était ainsi le chien vorace qui se repaissait de la chair des trépassés17. Or, Cerbère est également un compagnon de Sucellos sur l’autel d’Ober-Seebach18. On peut supposer que les trois têtes du chien infernal correspondent à la triade formée par le loup originel et ses

9 Reinach 1905, 291-293. 10 Fragm. hist. graec. I, 39 ; Reinach 1905, 293. 11 Reinach 1905, 293-294. 12 Reinach 1905, 294-295. En Arcadie Zeus Lykaios est un dieu loup et il existe à Rome un Jupiter Lucetius, que Festus identifie à Dis Pater (Reinach, Bronzes figurés, 141, 162 et 163). Dans L’Alceste d’Euripide (v. 845), Thanatos s’arrête près d’une tombe pour boire du sang (Reinach, 1905, 295). 13 V. Deyts 1992, 1992, 88. 14 E. Krüger : Germania 1939, 256-258 ; Bober 1951, 40. 15 Reinach 1905, 295. 16 Reinach 1905, 295. André Pignaniol : Essais sur les Origines de Rome. Paris : 1917, 256, 258, 260. Cf. Benoit 1969, 38. Cf. Frazer, 1981, I, 35-36. 17 Reinach 1905, 295-296. 18 De Vries 1963, 1963, 99.

Un dieu père meurtier 4

© 2015 Gérard Poitrenaud www.lucterios.fr

deux rejetons royaux, et plus généralement à la triplicité du dieu suprême dont nous avons tenté l’approche.

Le remplacement des jambes par la tête dans la gueule du loup monstrueux a sans doute été favorisé par le culte celtique de la tête et par les vertus prophétiques qui lui était attribuée. Celle-ci n’est pas exclusivement celte : dans un conte grec de Phlégon, le fantôme de l’Étolarque Polycrite, vorace buveur de sang, dévore un enfant hermaphrodite. La tête de celui-ci prophétise après la disparition du corps dans sa gueule. Celle-ci joue le rôle de porte du monde infernal et d’oracle des morts19. Le caractère prophétique de la tête ressort aussi d’une autre légende, dans laquelle le personnage important n’est pas le loup, mais celui qui se trouve dans sa gueule : après la bataille des Thermopyles de -191, Bouplagos, un officier syrien tué, se leva du milieu des morts pour crier vengeance contre les Romains. Peu après, un général romain Publius fut frappé de démence et prophétisa des calamités, puis il monta sur un chêne et déclara à ses troupes qu’il allait être dévoré par un grand loup rouge. Il défendit à quiconque de venir à son secours. Le loup arriva et Publius se laissa dévorer en présence de l’armée, à l’exception de sa tête qui continua à prophétiser. Les Romains élevèrent à cet endroit un autel à Apollon Lykios. La tête avait annoncé que le loup le conduirait en le dévorant aux demeures des Bienheureux et de Perséphone. La gueule du loup androphage, qu’on devine chez l’Orcus latin et l’Orgos gaulois, père de l’ogre français, ainsi que chez le Cerbère grec, lui aussi mangeur de chair humaine, est donc la porte d’entrée de l’Autre monde20 qui est matérialisé à Rome par le mundus. L’ancêtre-loup des Celtes, conclut Reinach, « est à la fois le père des hommes et leur tombeau ; ils viennent de lui et ils retournent en lui ; il les appelle à la vie et les résorbe quand ils ont vécu. »21

Ce motif peut être rapproché de la tête prophétique de Bran et du récit irlandais la Révélation du Táin Bó Cúailnge dans lequel le guerrier Fergus mac Roich, ressuscité par des poètes, révèle le célèbre récit22. Un aspect nouveau ressort aussi de la découverte récente sur le site de Mediolanum à Châteaumeillant d’un lion en bronze doré orné d’incrustation d’argent et de cuivre rouge qui tient dans sa gueule la tête d’un cheval. Il ne s’agit pas, ou pas seulement, de « dévoration », car le cheval semble bien vivant. Il a l’air d’attendre patiemment que quelque chose arrive, peut-être sa libération. Cette œuvre montre aussi qu’il ne peut s’agir d’un destin humain : le cheval représente un être divin. Le lion figuré en plein bond a un pénis qui n’était pas visible, mais que la signification mythique de l’animal – qu’on peut rapprocher de la Tarasque de Noves – imposait. L’ensemble était probablement un ornement du char dont on a trouvé les restes au même endroit (dans le puits 269)23. Ce motif faisait-il allusion à la vitesse ? On retrouve un motif très proche sur un autre ornement de char en provenance de Revel et exposé au musée Saint-Raymond de Toulouse. Ce bronze montre une énorme panthère femelle aux pis bien visibles, qui bondit pour

19 Fragm. hist. graec., t. III, 615-618, Reinach, 1905, 296. Cf. Christian Mandon : Les origines de l’arbre de Mai (à paraître). Phlégon de Tralles : Les merveilles, histoires de fantômes. Cf. Amable Audin : Les fêtes solaires. Essai sur la religion primitive. Mythes et Religions. PUF : 1945. Follmayr, Jahrbücher der Kaiserlichen Sammlungen, Vienne, 1898, 335 ; Reinach 1905, 297. 20 Reinach 1905, 296-297. 21 Reinach 1905, 297. 22 Foillsigud tána bó Cuailnge ; Maier 2004, 128-129. 23 Sophie Krausz, Gérard Coulon : Châteaumeillant. Les trésors au fond du puits. Archéologia no514, 9. 2013, 21-23.

Un dieu père meurtier 5

© 2015 Gérard Poitrenaud www.lucterios.fr

mordre le cou du cheval d’un attelage. L’attaque du cheval par le fauve est dans les deux cas associée au thème de la sexualité et de la reproduction. Un détail du torque-diadème de la princesse de Vix pourrait indiquer qu’il s’agit de la réminiscence d’un très ancien mythe : l’arc en forme de fer à cheval, aux extrémités duquel se trouve un petit cheval ailé appuyé sur une sphère, se termine par la patte griffue d’un énorme fauve. Les ailes de cheval suggèrent qu’il s’apprête à galoper dans le ciel le long de l’arc doré, et qu’il « rencontre » le fauve procréateur et exterminateur à son départ et à son arrivée. S’agit-il du soleil ou du jour qui s’échappe le matin du monde inférieur et nocturne, et meurt le soir, avalé par le monstre fécond ? À supposer que le cheval volant incarne le soleil, il en est sans doute de même pour la tête dans la gueule du monstre.

Les nombreuses représentations de loups, lions ou tarasques qui agrippent ou dévorent une ou deux têtes coupées semblent indiquer que Celtes, Étrusques, Romains, Italiotes et Grecs puisaient tous dans un fond mythique qui faisait de l’androphage l’ancêtre infernal. L’emblème est courant en tant que protecteur de la tombe en Étrurie et dans les provinces voisines d’Italie du nord, mais la tête humaine est le plus souvent remplacée par celle d’un taureau ou d’un bélier. Des lions funéraires ont aussi été trouvés du côté du limes24. L’influence orientale conduit au remplacement du loup par le lion : le lion de Baux terrasse un guerrier, celui de Mornas dévore une tête coupée. Plus significatif est le kreoboros (« mangeur de chair ») de Noves qui maintient deux têtes sous ses griffes. Un bras sort de dessous la gueule. L’avant-bras porte un bracelet, la main est posée presque à plat sur les pattes du dévorant, dans un geste d’assentiment ou de serment. Ce paradoxe est confirmé ailleurs : on a l’impression qu’il s’agit d’une « imposition de la tête » impliquant la protection et la soumission consentie25. Les deux têtes dotées de longues barbes, apaisées et hiératiques sont des têtes d’ancêtres qui reposent sur les griffes des membres postérieurs du monstre et sont maintenues par les griffes des membres antérieurs. L’ambivalence ne peut qu’être voulue. La présence de deux têtes n’est pas non plus un hasard : elle rappelle les deux petits personnages mordus par le monstre à deux têtes sur le chaudron de Gundestrup. La vue de dessus prouve en tout cas que l’animal est un loup. Son phallus érigé montre qu’il est un fécondateur. Il incarne la mort, mais donne aussi la naissance et la vie.

La présence d’une statue de « fauve androphage » associé au cavalier à l’anguipède dans le sanctuaire de Vienne-en-Val montre qu’il ne s’agit pas a priori d’un symbole funéraire.

24 Benoit 1969, 49 et illustration 90. 25 Cf. Benoit 1969, 49-50 et illustrations 64, 67, 68, 79, 80, 81, 91.

Un dieu père meurtier 6

© 2015 Gérard Poitrenaud www.lucterios.fr

Elle indique au contraire qu’il faisait l’objet d’un culte important. On ne voit de la « victime » que les marques des pieds appuyés sur le poitrail du fauve qui a les pattes griffues, la longue queue d’un félin et l’encolure massive ainsi que les courtes oreilles dressées d’un chien. On notera aussi que le monstre porte autour du cou le torque réservé aux dieux et aux héros26. La « tarasque » protège ses têtes avec le même geste que le guerrier héroïsé d’Entremont les siennes. Elles ont elles-aussi les yeux clos et sont tout aussi impassibles, car le monstre représente comme lui le dieu ancêtre d’où vient la vie. On peut suivre l’hypothèse de Fernand Benoît pour qui l’alignement des douze têtes coupées du pilier d’Entremont représentait un phallus érigé. Benoit les rapproche d’un pilier des ancêtres découvert à Nias en Indonésie qui montre sept têtes et en bas un phallus27, ce qui laisse supposer que le fond mythique qu’on a entrevu remonte bien plus haut que la protohistoire indo-européenne. Le pilier des ancêtres d’Entremont était donc, comme l’indique cet auteur, consacré à Teutatès-Dis pater et constituait comme les têtes coupées et le sanctuaire dans son ensemble le « réservoir d’énergie vitale de la tribu »28.

Un relief d’Auxerre (Esp. IV, 2882) exprime une idée apparentée sous la forme d’une déesse mère qui tient sur ses genoux un nourrisson emmailloté au sexe découvert. À côté d’elle se trouvent la tête et le buste d’un jeune homme doté comme elle d’un torque, dont les yeux clos évoquent le sommeil éternel. La chevelure qui retombe en deux tresses de chaque côté du visage imberbe souligne sa jeunesse. Benoît suppose que le jeune homme, dont le corps manque aujourd’hui, était assis en tailleur et voit en lui un génie de la mort, ce qui est moins probable en raison de sa position basse qui l’apparente plutôt à la tête coupée des représentations de tarasques. Il pourrait s’agir d’un guerrier, qui, par sa mort glorieuse, a gagné le torque et l’immortalité symbolisée par la pomme ou la pomme grenade que la déesse infernale tient dans la main29. Le jeune héros et le nourrisson pourraient donc représenter la même « âme » dans son devenir. Ce groupe rappelle en tout cas les Tarasques gardant des têtes. Mais ici, la divinité principale est une déesse infernale et non un carnassier ou un père de la tribu, comme si la « divinité matricielle » était un aspect du dieu primordial — ou l’inverse.

La rencontre, à propos de Dis pater de trois dieux classiques associés à Cernunnos (en plus de Sucellos-Silvain) est significative : Mars, Apollon et Mercure-Hermès connotent respectivement la mort, la prophétie et la fécondation. Pourtant Cernunnos lui-même n’est jamais revêtu d’une peau de loup, et son affinité avec le cerf semble exclure cette identité. Qui est Dis pater ? Le dénommé Teutatès, « celui de la tribu » ou « Père de la tribu » doit entrer en ligne de compte, même si l’identification à Dis pater ne peut pas être prouvée30, car si père de la tribu il y a, celui-ci ne peut qu’être aussi celui du peuple gaulois.

En posant que Dis pater est Teutatès, l’ancêtre loup tueur et générateur, et qu’il est, comme on l’a vu, associé à la nuit et impliqué dans l’origine et dans la mesure du temps, on peut attendre de lui qu’il joue un rôle central dans la cosmogonie et dans l’eschatologie des Celtes. C’est ce que Jean-Marie Duval donne à penser à propos d’une monnaie d’or du Cotentin datée du IIe s. A.C. attribuée aux Unelli. Elle représente un loup qui dévore le soleil sous forme de roue à quatre rayons flanquée d’un croissant lunaire. Sous le loup se trouve un aigle surmonté d’un serpent et au-dessus du loup, une palme couchée. On voit

26 Picard 1970, 179-180. 27 Cf. Benoit 1969, 65-66 et illustrations 82 et 89. 28 Benoit 1969, 87. 29 Benoit. 1969, 104. « Un groupe de la déesse-mère et du « dieu accroupi » au musée d’Auxerre. Latomus, t. 10, Fasc. 4 (Octobre-Décembre 1951), 439-457. Société d’Etudes Latines de Bruxelles. Cf. Bober 1951, 49. 30 De Vries 1963, 57.

Un dieu père meurtier 7

© 2015 Gérard Poitrenaud www.lucterios.fr

deux paires de grandes feuilles opposées sous sa queue relevée31. L’auteur interprète cette image comme la destruction de la vie par le monstre qui a avalé le soleil et la renaissance de la vie sous forme de la végétation. Il s’appuie sur le passage de l’Edda de Snorri qui décrit comment deux loups monstrueux descendants de Fenrir avalent l’un la lune et l’autre le soleil32. L’hypothèse d’Henri Hubert, selon laquelle le carnassier androphage des Celtes est un dieu marin et infernal assimilable à l’Océan33 incite à penser que Dis pater et l’Océan désignent chez les Celtes le même dieu primordial. Mais le carnassier androphage et le cavalier à l’anguipède qu’on examinera plus loin pourraient représenter des aspects complémentaires du divin : le premier illustre la résorption des dieux et de l’univers dans l’être primordial ; le second, la naissance des dieux et l’expansion de l’univers à partir de celui-ci. Cela expliquerait l’apparente confusion entre le chtonien et le céleste chez les Celtes : l’être primordial « contient », comme le Purusha védique, l’univers entier avant son expansion. Le cerf et le loup incarnent ainsi deux aspects de l’être primordial ; le premier parce que l’univers et les créatures naissent de lui, le second, parce qu’ils se résorbent en lui à la fin du monde.

 

L’être primordial de la mythologie irlandaise est obscur, mais n’est pas un loup. Cormac Dubh prédécesseur et rival de saint Patrick est caractérisé par sa noirceur qui l’oppose à la clarté propre au nouveau venu. Mac Neill voit en lui un maître du temps : dans l’ouest de l’Irlande, on lui attribue l’alternance du jour et de la nuit comme celle des saisons. On lui reproche ailleurs d’apporter un temps sombre et brumeux. Une légende rapporte qu’ayant décidé de se convertir, saint Patrick lui imposa l’épreuve de rester trois jours enterré avec seulement la tête dépassant du sol, et qu’aussitôt fait, une tempête éclata qui culmina le troisième jour qu’on appelle Domhnach Chrom Dubh dans l’Irlande moderne, et qui correspond à la Lugnasad34. Le sombre adversaire de saint Patrick n’est pas simplement un dieu chtonien et un dieu des morts. Responsable du temps qui passe, il montre une compétence saturnienne ; responsable du mauvais temps et de l’orage, il montre une compétence jupitérienne. Dieu ancien aux multiples compétences qui laisse la place au dieu jeune, également aux multiples compétences, il est souvent assimilé à Donn Firinne (« le sombre de Firinne ») « chevaucheur de tempêtes » et responsable des naufrages. On a entrevu que la fin d’une ère ou d’un règne est un passage accompagné par la dégradation du temps. On verra plus avant comment le changement d’ère et comment le début et la fin du monde sont associés aux signes du ciel de la météorologie. Le thème de la mort à l’origine, la stature jupitérienne et la compétence calendaire rapprochent en tout cas Crom Dubh du Dis pater gaulois. L’ensevelissement partiel qui reflète l’ambivalence de son être semble être aussi la réminiscence d’un sacrifice qui lui était dédié. En Irlande, lors de la cérémonie de Samain, on sacrifiait des premiers-nés, animaux et humains, au dieu de la mort et du monde souterrain afin de renouveler la fertilité et le temps. Le serpent cornu Crom Cruaich (« tête noire ») est aussi le protecteur du soleil souterrain35. Les têtes imposées par les monstres peuvent correspondre à l’ensevelissement partiel de suppliciés pour provoquer des oracles et pour imiter et faciliter l’émergence de la tête solaire.

31 Duval, 1981, 2, 376-377. 32 Snorri, Gylfaginning, chap. 60 ; Duval, 1981, 2, 376-377. 33 Hubert, Henri : Gweil Gi, l’Océan et le carnassier androphage. Revue celtique, 1913. Henry, Fr. : Deux objets de bronze irlandais au musée des antiquités nationales. Préhistoire, VI, 1938, 65-91 ; Hatt 1986, 350. 34 Mac Neill 1982, 408, 394, 414, 420-421 ; Sergent 2004, 99 et 327. 35 Vita Tripartita Sancti Patricii, lignes 1004-1008 ; Maier 2004, 149.

Un dieu père meurtier 8

© 2015 Gérard Poitrenaud www.lucterios.fr

Maier récuse trop vite la Vita Tripartita Sancti Patricii parce que « complètement imbibée de patristique chrétienne ». On peut penser au contraire qu’un motif comme celui du serpent à cornes ne peut guère être inventé. Il existe d’ailleurs sur d’autres monuments de la religion celte, sur le pétroglyphe du Val Camonica, sur le chaudron de Gundestrup et sans doute aussi sur une monnaie en or des Helvètes (BN 9327a)

36, où il accompagne un cheval stylisé. Le serpent cornu Crom Cruaich est le fruit de l’union entre le Dagda et Morrígu, la déesse des enfers, qui se baignait dans un fleuve. Le lieu de leur union fut nommé plus tard « le lit des époux ». Le dieu incarne la fertilité qui provient, comme le suppose de Vries à ce propos, de l’union du souverain céleste avec la déesse des profondeurs37. Les douze idoles d’airain qui entouraient sa statue en or et en argent que détruisit saint Patrick correspondent sans doute aux mois ou aux constellations de l’année. Son rang semble être en tout cas à la mesure de celui du saint qui doit se mesurer à lui38. Le renouvellement des feux d’Irlande à Samain est-il causé par le passage souterrain du soleil dont Crom Cruaich a la garde ? On peut se demander s’il retient l’astre prisonnier, et si le combat de saint Patrick contre l’ancienne croyance ne suit pas le canevas d’un ancien combat rituel : celui qui devait conduire à la libération du dieu fils solaire et à l’avènement de la nouvelle année. Il est aussi un taureau, qui tue les passants, et dont Saint-Patrick se débarrasse en lui ordonnant de se jeter dans un petit lac de montagne, le « Lac du taureau », il est aussi le taureau qui détruit la nuit, ce qui a été construit de l’église de Patrick pendant le jour. Il est tué et enterré, mais sa pierre tombale porte la marque de ses sauts et rend la virilité à ceux qui la touchent. Le serpent à cornes, le taureau qui se jette dans un lac et rend la virilité apparaissent donc comme les facettes du dieu infernal responsable de la mort et de la vie39.

La tradition grecque connaît également un dieu père chtonien lié à l’eau, au taureau et au serpent à cornes issu de l’œuf primordial. Issu de l’union de Zeus et de Perséphone sous la forme de serpents, Zagreus est qualifié de « petit cornu » parce qu’il est né avec des cornes sur la tête (Nonnos, VI, 264). Zagreus a la forme d’un taureau. Clément d’Alexandrie ne se prive pas de se moquer que ce fils d’un serpent fût né sous la forme d’un taureau. Dans le récit de Nonnos, ce n’est qu’après s’être métamorphosé ainsi qu’il est déchiré par les Titans. Mais pour Reinach, le mythe du taureau Zagreus dépecé par les Titans est un mythe exégétique : « Comme les fidèles de Zagreus, écrit-il, déchiraient un taureau […], on imagina la légende sacrée qui devait rendre compte de cet usage [...] »40 Il doit en tout cas sa naissance à l’accouplement des deux serpents divins. Ils avaient engendré un œuf, d’où le dieu était sorti en tant que serpent à cornes.

Le passage de Pline (Histoire naturelle, XXIX, 52) sur « l’œuf serpent », ovum anguinum, que les druides tenaient en haute estime, fait allusion à un mythe apparenté : [i]l est une espèce d’œuf très renommé dans les Gaules, et dont les Grecs n’ont pas parlé : en été il se rassemble une multitude innombrable de serpents qui s’enlacent et sont collés les uns aux autres, tant par la bave qu’ils jettent que par l’écume qui transpire de leur corps ; il en résulte une boule appelée œuf de serpent. Les druides disent que cet œuf est lancé en l’air par les sifflements de ces reptiles ; qu’il faut alors le recevoir dans une saie sans le laisser toucher terre ; que le ravisseur doit s’enfuir à cheval, attendu que les serpents le poursuivent jusqu’à ce qu’une rivière mette une barrière entre eux et lui ; qu’on reconnaît cet œuf s’il flotte contre le courant, même attaché à de l’or. [Cet œuf] était de la grosseur d’une pomme ronde moyenne, et sur sa coque se remarquaient de nombreuses cupules cartilagineuses, semblables à celles dont sont munis les bras des poulpes. Les druides vantent fort son

36 Lengyel 1969, 165, fig. 38. 37 De Vries 1963, 238. 38 De Vries 1963, 237. 39 Mac Neill 1982 ; Sergent 2004, 329. 40 Salomon Reinach, « Zagreus, le serpent cornu », Cultes, mythes et religions, t. II, Paris : E. Leroux, 1906, 58-65.

Un dieu père meurtier 9

© 2015 Gérard Poitrenaud www.lucterios.fr

merveilleux pouvoir pour faire gagner les procès et pour faciliter l’accès auprès des souverains […] ces entrelacements de serpents, cette concorde d’animaux féroces, paraissent être le motif pour lequel les nations étrangères ont entouré de serpents le caducée […] (Pline, Histoire naturelle, XXIX, 12, 59).

On doit citer, pour comparaison, ce conte recueilli près de La Châtre en Berry qui offre un parallèle extraordinaire, et semble même compléter les informations de Pline : Voici bien des siècles, un pauvre bûcheron vivant près d’un vaste étang, alors qu’il ramassait son bois, vit un énorme amas de serpents dont les corps mêlés formaient une boule vivante. Un point brillant scintillait à la surface de cette sphère inextricable. Lorsque ce point eut atteint le volume d’un œuf, tout bruit cessa ; les corps se détendirent et se laissèrent aller sur le sol. Il ne restait qu’un énorme serpent ayant au front un gros diamant. Il alla droit vers l’étang, déposa le joyau à terre et but avidement ; cela fait, le globe lumineux reprit sa place sur le front. Le bûcheron avait été témoin de cette scène merveilleuse et tenta de s’emparer du bijou. Il y parvint, offrit le bijou au roi, qui lui prodigua ses bienfaits, mais lui recommanda de jeter le diamant dans le lac afin que nulle personne ne puisse abuser de ses vertus41.

Dans les deux cas, la boule de serpents aussi précieuse que dangereuse est mise en rapport avec l’eau. Elle fait naître un œuf ou un diamant de taille semblable, qu’on peut voler grâce à la barrière formée par la rivière chez Pline, qu’il vaut mieux jeter dans le lac en Berry. Si l’œuf permet d’approcher le souverain chez Pline et de faire gagner les procès ; c’est un roi qui, dans le conte berrichon, dit qu’il ne faut pas abuser de ses vertus. Le point central est la naissance du serpent énorme grâce à ce qu’on pourrait appeler l’union des contraires ; ainsi que la lumière qui se transforme en globe de diamant à son front et le distingue comme un être extraordinaire. Le serpent issu de l’œuf divin est-il celui qu’on voit près de Cernunnos ? Zagreus est encore invoqué dans un fragment d’Euripide : À toi, souverain ordonnateur, j’apporte cette offrande et cette libation, à toi, Zeus ou Hadès, suivant le nom que tu préfères. Accepte ce sacrifice sans feu, ces fruits de toute sorte […] C’est toi qui parmi les dieux du ciel tiens dans ta main le sceptre de Zeus, et c’est toi aussi qui dans les Enfers partages le trône de Hadès42.

Euripide s’étonne que Zeus en tant que père de Zagreus ne se distingue pas d’Hadès. Il est aussi nommé Zeus Chthonios dans le mythe de la naissance du dieu cornu. Reinach rapproche Zagreus né de deux serpents de l’œuf-serpent des Gaulois, né aussi comme on peut le penser de l’union de serpents divins. La religion gauloise est selon lui influencée par l’orphisme. Mais on peut songer aussi à une tradition plus ancienne connue dans les deux cultures.

 

Un bref examen de ce qu’on sait du Dis pater romain montre qu’il est un nouveau venu43. Son culte ne fut introduit à Rome qu’en 249 A.C., en pleine guerre punique, à la demande des Livres sibyllins. Les enfants d’un Sabin nommé Valesius, l’ancêtre du premier consul, avaient reçu en rêve des instructions. Ses serviteurs creusèrent des fondations au Tarentum, et trouvèrent miraculeusement à six mètres de profondeur un autel rond en marbre de Dis pater et de Proserpine (ara ditis patris et proserpinae). On institua une cérémonie et des jeux de trois jours, après lesquels Valesius fit enterrer de nouveau l’autel. Tite Live (XX 34, XXII 57) rapporte qu’en 216 A.C. un couple grec et un couple gaulois furent, encore une fois après consultation des Livres sibyllins, emmurés vivants dans une sorte de crypte située dans le forum Boarium, dans le but de protéger Rome contre l’invasion

41 B. Rochet-Lucas : Rites et traditions populaires en Bas-Berry. Tours, 1980, 73 ; Chevallier 1983, 315. 42 « Zagreus » dans le Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio. 43 Brunaux 2000, 75.

Un dieu père meurtier 10

© 2015 Gérard Poitrenaud www.lucterios.fr

punique44. Fallait-il que des victimes étrangères soient consacrées à une divinité infernale étrangère elle aussi, dont on ne savait pas si elle était d’origine grecque ou gauloise ? S’agissait-il de conjurer les dangers qui venaient des directions symbolisées par les deux nationalités ? En tout cas, ce sont des couples qui ont été sacrifiés au couple formé par Dis et Proserpine. Neuf ans plus tard, le sénat romain, sous le sénateur Lucius Catelli, ordonna une nouvelle fois des festivités pour apaiser Dis pater et Proserpine. La célébration de Dis pater tous les cent ans devint ensuite un culte d’État destiné à apporter à la ville purification et prospérité. Le nom latin Dis pater signifie « père des richesses ». « Dis » pourrait avoir la même origine que deus, « divin » en latin, du proto-indo-européen. dyeus désignant les dieux ou *dyeu phter (« père du ciel »). Dis est pour Dottin la latinisation d’un nom apparenté au v. irl. díth, « mort, destruction ». Le dieu règne sur le monde souterrain et garde les richesses, les pierres précieuses et les métaux précieux. Il avait un sanctuaire à côté de l’autel de Saturne ; près du temple dont les caves abritaient le trésor des Romains45. Les sacrifices et les jeux avaient lieu de nuit. On lui sacrifiait des animaux noirs (furvae hostiae) et son arbre était le sombre cyprès. Le mundus qui établissait la communication entre le monde des vivants et celui des morts lui était consacré ainsi qu’à Proserpine. Son culte romain a été lié au cycle séculaire. Et cette vocation calendaire le rapproche aussi de Saturne. L’origine du dieu n’est pas claire. Il n’est pas impossible qu’elle soit celtique. Le sacrifice de têtes humaines apporte un indice : selon une vieille tradition rapportée par Varron, Saturne recevait des Pélasges des sacrifices humains, et on offrait à Dis des têtes humaines. Hercule les avait remplacés par de simples poupées pour Dis, et par des torches pour Saturne. La triple proximité de Dis et de Saturne montre combien leurs compétences se recoupent et laisse penser qu’ils sont deux avatars d’un dieu plus archaïque.

Une dédicace à Sulzbach près d’Ettlingen atteste que Dis pater était vénéré en compagnie d’Aericura : In h.d.d deae sanctae Aericurae et Diti Patri veterius Paternus et Ajectia Paterna (CIL XIII, 6322)

46. Le dieu déroule le rouleau de la vie. Son être infernal ressort du chien

à trois têtes qui l’accompagne. La déesse tient une clé47. Cette déesse accompagne le dieu au maillet à Oberseebach (Esp. 5564)

48. Également orthographiée Aerecura, Aera Cura ou Herecura (CIL VI 142)

49, elle est représentée sous les traits des Matres ; ce qui confirme que la fertilité du sol faisait partie de ses attributions50. Bertrand cite une dédicace montrant que les Romains l’assimilaient à Déméter ou à Cibèle : TERÆ MATRI ÆRECVRAEMATRI DEVUM MAGNÆ IDEAE51. Équivalant à Proserpine en tant que déesse de la mort et de la fertilité, elle est représentée avec des corbeilles de pommes, en compagnie d’un jeune garçon ou d’un loup, ce qui montre encore une fois le lien entre Dis pater et le loup ; et peut-être aussi qu’on lui sacrifiait un jeune garçon qui représentait le dieu fils. De Vries compte une vingtaine d’inscriptions en Allemagne du sud et dans le nord-ouest des Balkans ; donc en dehors de la Gaule. Sur la stèle de Schönbuch, la déesse est assise avec un torque épais autour du cou. Elle porte une grande robe avec une ceinture et tient une corbeille de fruits dans son giron ; tandis que la stèle de Stuttgart Bad-Cannstadt la montre assise et habillée pareillement, mais sans torque. Elle tient une corbeille de pommes posée entre ses mains et

44 Colette Bémont : Les enterrés vivants du Forum Boarium. Essai d’interprétation. Mélanges d’archéologie et d’histoire, t. 72, 1960. 133-146. Cf. Guyonvarc’h, 233. 45 Bober 1951, 44. 46 Hatt 1989, 157. 47 Cf. Thevenot 1968, 137. 48 Hatt 1989, 157. 49 Maier 2004, 63-64. 50 Cf. De Vries 1963, 89. 51 Léon Renier, Inscript. de l’Algérie, no2570 ; Bertrand 1880, 42.

Un dieu père meurtier 11

© 2015 Gérard Poitrenaud www.lucterios.fr

donne l’impression d’être enceinte. La dédicace de la statue de Corbridge (Northumberland) mentionne un dieu Arecurius (DEO ARECURIO APOLLINARIS) assimilé à Apollon, mais présentant des attributs de Mercure : il est représenté nu avec un manteau de majesté sur l’épaule. Son corps musculeux évoque plutôt Hercule qu’Apollon. Mais on sait que l’Apollon celte peut être représenté ainsi. On reconnaît des attributs qu’on a vus avec Cernunnos : il tient une bourse dans la main gauche et touche de la main droite ce qui peut être un serpent à tête de bélier. L’archaïsme du serpent à tête de bélier confirme sa qualité de dieu-ancêtre. La correspondance des noms permet d’avancer que le dieu et la déesse forment un couple divin. La question est de savoir si les traits d’Arecurius sont transposables à celui que César nomme Dis pater. Comme les noms d’Arecurius et d’Aerecura avec leurs variantes phonétiques sont dérivés des mêmes racines et ne se distinguent que par le genre, on peut penser que le nom signifie « héros (ou héroïne) du rivage » ou « venu de la mer » 52 ou plus simplement « seigneur de la mer ».

L’idée d’océan primordial d’où est issu le premier souverain (et dieu) apparaît sous différentes formes dans la théogonie irlandaise : la génération primordiale des dieux est celle de Tat mac Tabharn, littéralement « Père-fils-de-l’Océan ». Un des premiers hommes à avoir débarqué en Irlande est le druide Fintan mac Bóchra, dont le nom est composé de finn « blanc, brillant » de vindo, et de -tan, « feu » selon Sterckx, ou de senos, « ancien ». Lui aussi est un fils de la mer : arrivé dans l’île aux premiers temps de l’univers, il s’y est maintenu à travers tous les âges du monde. Lorsque le déluge inonde l’Irlande, il est le seul à survivre en se transformant en saumon. Il reste une année entière dans sa grotte sous-marine, puis se transforme en rapace pour finalement reprendre forme humaine et devenir le conseiller du roi suprême d’Irlande53. Donn, « l’Obscur », considéré comme l’ancêtre des Irlandais, présente aussi des traits qui le rapprochent du Dis pater de César. Un seigneur de la mer lui aussi, puisque dans Le Livre des conquêtes de l’Irlande, il est l’un des fils de Míl qui se noie peu avant le débarquement de ses frères. La petite île Tech nDuinn, « la maison de Donn », est considérée comme son tombeau. Sa dernière volonté exprimée dans un poème du IXe siècle sied bien à un dieu père : tous ses descendants doivent se rassembler à leur mort dans sa maison54.

Selon Jean-Louis Brunaux, la personnalité du Dis pater celte ne peut être tout à fait comprise que par la croyance en la transmigration des âmes évoquée par César : suivant là aussi une conception proche de celle des pythagoriciens, les corps humains véhiculent les âmes dont le dieu gaulois est le père. Issues donc du monde souterrain, elles le quittent pour mener la vie terrestre avant de retourner auprès de lui dans le royaume souterrain. Le dieu fait migrer les âmes d’un corps à l’autre selon un cycle correspondant à celui de l’univers, jusqu’à ce qu’elles atteignent la pureté qui les rend divines. Seules les âmes des héros ou des sages peuvent échapper au cycle des réincarnations et rejoindre le séjour des dieux dans le ciel55. De Vries rapproche Dis pater de Yama qui, en Inde, est le juge des morts posté à la porte de l’enfer et en même temps l’Ancêtre du genre humain. Il est représenté avec un collier de têtes humaines au cou. De Vries ajoute que le dieu du monde inférieur est un élargissement de l’ancêtre tribal auquel la communauté doit son existence.

52 La première partie serait formée d’après Julius Pokorny par *per- signifiant « rivage » qui survit dans l’allemand Ufer et qui aurait donné *φer- puis her- en protoceltique ; la seconde du protoceltique *kawaro (« géant, héros ») donnant cur, curad, caur en vieil irl., irl. curadh « héros, champion », cawr en cymrique, en gaulois Kaúaros (Polybius) et Cavarillus (« puissant héros »), de kewa-, kû-, « être fort ») qui a donné aussi kúrios (« seigneur ») en grec. Wikipedia « Erecura » eng. 53 Sterckx 1986, 80-81. 54 Maier 2004, 64. 55 Brunaux 2000, 75.

Un dieu père meurtier 12

© 2015 Gérard Poitrenaud www.lucterios.fr

La tribu comprend les vivants et les morts : les vivants descendaient à leur mort sous la terre, et à chaque naissance, l’âme d’un ancêtre revenait vivre sur la terre56. La palingénésie orphique exposée par Platon rend une idée semblable : Il existe une antique tradition [l’orphisme], dont nous gardons mémoire, selon laquelle les âmes arrivées d’ici existent là-bas [dans l’Hadès, l’Au-delà], puis à nouveau font retour ici même et naissent à partir des morts. S’il en va de cette façon, c’est à partir de ceux qui moururent un jour que les vivants naissent à nouveau [...] les vivants ne proviennent d’absolument rien d’autre que des morts. [...] Ce point, ne s’examine pas seulement à propos des hommes, mais aussi à propos de tous les animaux, de toutes les plantes et, plus généralement, de toutes les choses comportant un devenir (Phédon, 40)

57.

Cette pensée rend compte du double aspect de Dis pater en tant que dieu de la mort et en tant que dieu ancêtre. Elle explique aussi la sérénité des victimes de la tarasque, la représentation des membres humains dans la gueule du fauve ou les feuilles dans la bouche du cerf : tous ces motifs sont des chiffres du retour éternel des âmes dans le cycle du vivant. Interprétant le gobelet de Lyon, Adolfo Zavaroni a vu dans les sachets de monnaie, que le corbeau laisse tomber sur la table du dieu, des richesses maraudées qui servent au rachat des âmes auprès du « père » alias le « Riche » alias Dis, assimilé par défaut au Jupiter romain. Dans une autre contribution, il cite Macrobe : aestimaverunt antiqui animas a Iove dari et rursus post mortem eidem reddi (I, 10, 15)

58 (ce que le père

donne lui est rendu après la mort). Qu’il soit permis d’aller plus loin : les biens maraudés peuvent aussi être des âmes que le corbeau apollinien et hermétique à la fois – car il dérobe et conduit l’âme – est allé prendre sur le champ de bataille. Les âmes se changent en or et l’or en âmes. Mais ce ne sont pas forcément les mêmes. Le petit personnage qui lève le bras vers le dieu attablé ne veut-il pas obtenir ou récupérer une âme ? Sa position sous le siège de celui-ci n’est peut-être pas un hasard et montre peut-être de quoi son corps mortel est fait.

Il fallait donc rendre l’or à Dis pater, qui, on peut se le demander, alimentait avec cet or le cycle qui permettait la libération des âmes ou du moins la perpétuation de la vie. Les monnaies qui passaient d’une main à l’autre correspondaient aux âmes passant d’un corps à l’autre et la pièce de matière divine qui réintégrait l’autre monde représentait une âme libérée des réincarnations qui retournait au divin père et possesseur. Quand les Delphiens accusent les Celtes d’offenser les dieux en volant leur or, Brennos réplique d’ailleurs qu’« il ne prend aucune richesse aux dieux, puisque ceux-ci ont l’habitude de les dispenser généreusement aux hommes » (Justin : Epitoma Historiarum

Philippicarum ; Trogue Pompée : Histoires philippiques XXIV, 4, 6)59. Ne

laisse-t-il pas transparaître une sorte de cycle de l’or entre les hommes et les dieux ? Cet usage mythique de l’or pourrait contribuer à expliquer l’abondance des motifs religieux sur les monnaies celtes, de même que le dépôt d’objets en or dans les profondeurs.

Une conception apparentée ressort fort curieusement de l’iconographie d’une coupe d’époque romaine. La coupe en céramique sigillée en provenance de Vindunum (Le Mans)

56 Cf. De Vries 1963, 89. 57 Wikipedia « Palingénésie ». 58 Zavaroni 2008, 333. 59 Brunaux 2000, 260.

Coupe sigilée de Vindunum

Un dieu père meurtier 13

© 2015 Gérard Poitrenaud www.lucterios.fr

présente dans le registre inférieur des animaux qui courent vers la gauche, parmi lesquels un ours, un cerf, un lièvre et bien d’autres. Seul un âne court dans l’autre sens, à première vue pour amuser. On voit de petits anneaux flotter ici et là comme des bulles parmi les animaux, ainsi que des amours qui semblent indiquer la direction à prendre. Dans le registre supérieur, en revanche, des visages humains sont représentés à l’intérieur de doubles anneaux plus grands qui ressemblent à des pièces de monnaie. Les visages sont tournés dans la direction opposée de celle des animaux. L’artiste a peut-être traduit un enseignement qui concernait la transmigration des âmes : les petits anneaux représenteraient les âmes qui doivent se réincarner, et les grands, celles des sages et des héros qui peuvent se libérer. La place éminente du cerf n’étonne pas, car il incarne visiblement le mouvement transformateur qui fait passer les âmes d’un corps à l’autre et fait ainsi tourner la roue de la vie.

L’inspiration celtique de cette représentation est hypothétique. Cependant, un détail saisissant la relie à la frise gravée sur le col de l’urne funéraire découverte récemment au champ Potet à Châtres (Aube)60. Or, celle-ci, de style purement laténien, est datée du IIIe s. AC. De par sa grande richesse symbolique, cette frise ne peut être comparée qu’aux tableaux du chaudron de Gundestrup. On y retrouve d’ailleurs les mêmes griffes surdimensionnées. Or, tandis que la plupart des animaux courent dans un sens sinistrogyre, pour fuir, semble-t-il, la bouche aux grands crocs qui menace de les dévorer, le cerf ou l’élan court vers elle. Ce motif est dessiné également quoique de façon plus abstraite sur le col de l’urne des Hauts de Sainte-Croix près de Metz, ce qui exclut tout hasard. L’élan (ou le cerf) dextrogyre qui fait exception s’oppose à l’âne sinistrogyre, qui court dans le mauvais sens à n’en pas douter. Seul le « fou » peut imaginer aller dans le sens inverse du cours éternel des choses et du cosmos, du destin qui fait alterner la vie et la mort et les fait naître l’une de l’autre. L’être divin qui règne sur le temps, qui d’une certaine façon l’incarne et le produit, suit le cours des astres dans le ciel nocturne qui correspond au sens sacré des circonvolutions cultuelles autour des temples. Celui qui crée le temps crée aussi toutes les choses et tous les êtres soumis au devenir même s’ils fuient la mort inévitable. La frise montre d’ailleurs un personnage, divin assurément, aux bras extraordinairement longs et ondulés qui rappellent ceux de Lug surnommé par les anciens Irlandais : Lamfada, « au long bras » ou même ceux du Cernunnos de Gundestrup, dont la courbure n’est pas anatomique, et qui relient le cerf et le serpent à tête de bélier. N’est-il pas l’incarnation anthropomorphe de la temporalité qui fait naître l’univers et les êtres avant de les engloutir à nouveau ? N’est-il pas celui qui, par excellence, a « la main longue » et prépare tout « de longue main » ? Maître du temps et donc maître des cycles, il embrasse le flux qui entraîne ses créatures. Ainsi la course des

60 Katinka Zipper, Benoît Dupéré : Der figürliche Fries der tönernen Urne aus Châtres (dép. Aube) - Zeignis religiöser und astronomischer Vorstellungen der Kelten im 3. jahrhundert v. Chr. ? Sonderdruck aus Archäologisches Korrespondenzblatt Jahrgang 40 · 2010 · Heft 1, 77-94.

Frise de l’urne funéraire de Châtres d’après K. Zipper, B. Dupéré, Archäologisches Korrespondenzblatt 40, 2010, Heft 1, 81 (Dessin

de K. Zipper)

Un dieu père meurtier 14

© 2015 Gérard Poitrenaud www.lucterios.fr

animaux semble redoubler les lignes ondulées de la frise. Mais les animaux fantastiques ne fuient pas. Leurs griffes, de même que le génie informe qui chevauche le premier dragon laissent penser que ce sont, au contraire, des créatures d’apocalypse sorties de la bouche d’ombre pour détruire l’univers. Les deux « dragons » rappellent d’ailleurs les deux loups de l’eschatologie germanique : à l’intérieur du premier se trouvent quatre cercles qui figurent peut-être des astres engloutis. Les lignes ondulées qui prolongent les longs bras du dieu se retrouvent dans les pampres dessinés à l’intérieur du deuxième dragon et qui symbolisent peut-être la la force de vie. Le dieu anthropomorphe n’a pas de mains. Mais il n’est pas un dieu impuissant ; plutôt un dieu dont l’action n’est pas directement visible. On doit penser que la main à quatre doigts pointus suspendue comme une épée de Damoclès au-dessus du dragon aux pampres est la sienne, comme pour indiquer que l’action de celui-ci est l’expression de la volonté suprême ou qu’il sera finalement puni ? L’énorme gueule dentée s’apprête à avaler un des sept cercles ou étoiles qui entourent la cavalcade fantastique. Ces motifs de fin du monde semblent apparentés au mythe du loup Fenhir qui dévore la main de Thor à cause de son serment, comme celui du roi irlandais Nuada à la main d’argent. Il y aurait là matière à une étude plus détaillée. Mais terminons la reconstruction théologique que je soumets aux lecteurs : la course du non-être vers l’être et de l’être au non-être n’est autre que le devenir, même si le trou fait sur le col de doit sans doute laisser l’âme s’échapper au cycle du destin qui est aussi celui des renaissances. L’hypothèse d’un dieu ancien qui le crée et l’incarne permet de comprendre le paradoxe du Dis Pater gaulois en tant que dieu créateur infernal et obscur.

 

Les thèmes et personnages divins impliqués dans cet article sont pour la plupart réexaminés dans différents passages de mon étude Cycle et Métamorphoses du dieu cerf. J’invite l’aimable lecteur qui désirerait en savoir plus à s’y reporter.

Un dieu père meurtier 15

© 2015 Gérard Poitrenaud www.lucterios.fr

Références

Arbois de Jubainville, Henri : Les Celtes. Depuis les temps les plus anciens jusqu’en l’an 100 avant notre ère. Réimpression de l’édition 1904. Osnabruck, Otto Zeller, 1968.

Bayet, Jean : L’étrange omen de sentinum et le celtisme en Italie. Publications de l’école française de Rome. Idéologie et plastique. 1974, 169-183.

Benoit, Fernand : Art et Dieux de la Gaule. Paris, Arthaud, 1969. 198 pages. Benoît, Jérémie : Le paganisme indo-européen : pérennité et métamorphose. Lausanne : Collection Antaios,

L’Âge d’homme, 2001, 266 pages. Bertrand, Alexandre : L’autel de Saintes et les triades gauloises (note lue à l’Académie des inscriptions en

décembre 1879). Bureaux de la Revue archéologique : 1880, 46 pages. Bouloumié, Arlette : Le mythe de Merlin dans la littérature française du XXe siècle. In : Cahiers de recherches

médiévales, 11, 2004, 181-193. Bober, Phyllis Fray : Cernunnos : Origin and Transformation of a Celtic Divinity. In : American Journal of

Archaeology, Vol. 55, no 1 (Janv. 1951), 13-51. [en ligne sur www.jstor.org] Boucher, Stéphanie : L’image de Mercure en Gaule. In : La patrie gauloise d’Agrippa au VIe siècle. Actes du Colloque.

Lyon 1981. Lyon : L’Hermès, 1983, 57-70. Brosse, Jacques : Mythologie des arbres. Paris : Payot, 1993. 448 pages. Brun, Patrice : Princes et Princesses de la Celtique. Le premier âge du Fer en Europe 850-450 av. J.-C. Paris :

Errance, 1987. Chauviré, Roger : L’épopée irlandaise. Le cycle de Finn. Contes ossianiques. Rennes : Terre de brumes, 1995, 354

pages. Chopelin, Claude et Quey, Jacques : Le site gallo-romain de la tour, à Saint-Maurice-les-Châteauneuf. 1re partie :

les éléments de sculpture. In : Revue archéologique du centre de la France. 1966. Vol. 5, no 5-4, 333-340. Cougny, Edm. : Extraits des auteurs grecs concernant l’histoire et la géographie des Gaules. Traduction Edm.

Cougny.Tome I. Paris, Errance, 1986. Daniélou, Alain : Le Polythéisme hindou. Paris : Buchet Chastel, 1975. Delamarre, Xavier : Dictionnaire de la langue gauloise. Une approche linguistique du vieux celtique continental.

Préface Pierre-Yves Lambert. Collection Espéride. Paris, Errance, 2001. Deniel, Alain (trad. du moyen irlandais, présenté et annoté par) : La Rafle des vaches de Cooley. Récit celtique

irlandais. Paris, l’Harmattan, 1997. [= La Razzia des bœufs de Cuailnge (Marie-Louise Sjoestedt)] Deyts, Simone : Images des Dieux de la Gaule. Paris, Errance, 1992. 159 pages. De Vries, Jan : La religion des Celtes, trad. de l’allemand par L. Jospin. Paris : Payot, 1963. Bibliothèque

historique. Collection les Religions de l’humanité. 279 pages. Dottin, Georges : La religion des Celtes. Paris, Bloud et Cie, 1904. Wikisource. Duceppe-Lamarre, Armelle : Unité ou pluralité de la sculpture celtique hallstattienne et laténienne en pierre en

Europe continentale du VIIe au Ier s. A.C. In : Documents d’archéologie méridionale [en ligne], no 25, 2002. 285-318.

Eliade, Mircea : Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Paris : Payot, 1983. Fath, Barbara : Geweih ! – Geweiht ? Deponierungen von Hirschgeweihen und Hirschdarstellungen in Brunnen

und Schächten der vorrömischen Eisenzeit Mitteleuropas. In : Archeologische Informationen 34/1, 2011, 39-48. [en ligne sur https://www.mysciencework.com]

Guénin, G. : Le menhir de Kernuz. In : Annales de Bretagne. Tome 25, numéro 3, 1909, 438-457. [Consulté en ligne sur le site Persee]

Gomez de Soto, José ; Milcent, Pierre-Yves : La sculpture de l’âge du fer en France centrale et occidentale. Documents d’archéologie méridionale [en ligne], no 25, 2002. 261-267.

Goudineau, Christian : Regard sur la Gaule. Paris : Errance, 1998. 379 pages.

Un dieu père meurtier 16

© 2015 Gérard Poitrenaud www.lucterios.fr

Gricourt, Daniel et Hollard, Dominique : Taranis, caelestiorum deorum maximus. In : Dialogues d’histoire ancienne. Vol. 17 n o 1, 1991, 343-400.

Gricourt, Daniel et Hollard Dominique : Lugus, dieu aux liens : à propos d’une pendeloque du Ve s. av. J.-C. trouvée à Vasseny (Aisne). In : Dialogues d’histoire ancienne. Vol. 31, no 1, 2005, 51-78. [Consulté en ligne sur le site Persee]

Gricourt, Daniel et Hollard, Dominique : Cernunnos, le dioscure sauvage. Recherches comparatives sur la divinité dionysiaque des Celtes. Préface de Bernard Sergent. Paris, l’Harmattan, 2010.

Gruel, Katherine : La Monnaie chez les Gaulois. Collection Hespérides. Paris, Errance, 1989. Hatt, Jean-Jacques : La tombe gallo-romaine. Paris, Picard, 1986. 425 pages. Réédition de l’ouvrage paru chez

P.U.F. en 1951. Hatt, Jean-Jacques : Mythes et Dieux de la Gaule. 1. Les grandes divinités masculines. Paris : Picard, 1989. 286

pages. Hily, Gaël : Le dieu celtique Lugus. Thèse dirigée par Pierre-Yves Lambert. Soutenue le 1er décembre 2007. 696

pages. http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/61/41/64/PDF/Hily_Le_Dieu_celtique_Lugus.pdf Hubert, Henri : Les Celtes. Paris : Albin Michel, 2012. 752 pages. Jolif, Thierry : Le mystère Cernunnos. Un aspect du « Mercure gaulois ». Essai d’interprétation mythologique et

traditionnelle (Religioperenis.org). [Kelten] : Die Welt der Kelten. Zentren der Macht – Kostabarkeiten der Kunst. Herausg. v. Archäologischen

Landesmuseum Baden-Würtemberg, dem Landesmuseum Würtemberg und dem Landesamt für Denkmalpflege im Regierungspräsidium Stuttgart. Osfildern : Jan Thorbecke 2012. 552 pages.

Krausz, Sophie ; Colin, Anne ; Gruel, Katherine ; Ralston, Ian ; Dechezleprêtre, Thierry (dir.) : L’âge du fer en Europe. Mélanges offerts à Olivier Buchsenschutz. Bordeaux : Ausonius, 2013, 687 pages.

Kruta, Venceslas : Brennos et l’image des dieux : la représentation de la figure humaine chez les Celtes. In : Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 136e année, n o 4, 1992, 821-846. [consulté sur le site Persée]

Lacroix, Jacques : Les noms d’origine gauloise. La Gaule des combats. Préface de Venceslas Kruta. Paris, Errance, 2003.

Lacroix, Jacques : Les noms d’origine gauloise. La Gaule des dieux. Paris : Errance, 2007. Lambert, Pierre-Yves (trad. du moyen gallois, présenté et annoté par) : Les Quatre branches du Mabinogi et autres

contes gallois du Moyen-âge. Paris : Gallimard, 1993. L’aube des peuples. 420 pages. Lambert, Yves : La naissance des religions de la préhistoire aux religions universalistes. Paris : Pluriel, 2014. 758

pages. Lambrechts, Pierre : Contributions à l’étude des divinités celtiques. Rijksuniversiteit te Gent. Werken uitgegeven

door de Faculteit van de Wijsbegeerte en Letteren. Bruges : 1942. 194 pages avec XXIV planches. Lambrechts, Pierre : À propos du char cultuel de Strettweg. In : Revue belge de philologie et d’histoire. Tome 23, 1944.

Tome 23, 294-303. [Persee] Lejars, Thierry : Les fourreaux d’épée laténiens. Supports et ornementations. In : Vitali, Daniele, L’Immagine tra

Mondo Celtico e mondo etrusco-italico. Aspetti della cultura figurativa nell’antichità. Bologna : Gedit, 2003, 9-70.

Lombard-Jourdan, Anne : Aux origines de Carnaval : un dieu gaulois ancêtre des rois de France. Paris : O. Jacob, 2005. [Préface de Jacques Le Goff]

Lombard-Jourdan, Anne et Charniguet, Alexis : Cernunnos, dieu Cerf des Gaulois. Paris, Larousse, 2009. 239 pages

Loth, Joseph : La croyance à l’omphalos chez les Celtes. In : Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 58e année, no 5, 1914, 481-482.

Martin, Jacques : La religion des Gaulois, tirée des plus pures sources de l’antiquité, vol. 2. Paris : 1727. 403 pages. [Google ebook]

Meuret, Jean-Claude : L’antique statuette tricéphale et ithyphallique de Bais (Ille-et-Vilaine). In : Revue archéologique de l’Ouest, tome 7, 1990, 87-91.

Milin, Gaël : Le roi Marc aux oreilles de cheval. Genève : Droz, 1991.

Un dieu père meurtier 17

© 2015 Gérard Poitrenaud www.lucterios.fr

Mohen, Jean-Pierre : Les Rites de l’au-delà. Paris : Odile Jacob 1995, 2010. Peter-Röcher, Heidi : Der Silberkessel von Gundestrup – Ein Zeugnis keltischer Religion ? 189-199 In : Offa.

Berichte und Mitteilungen zur Urgeschichte, Frühgeschichte und Mittelalterarchäologie. Band 69/70, 2012/13. Picard, Gilbert : Les fouilles de Vienne-en-Val. In : Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-

Lettres. Année 1970, vol. 114, no 2, 176-191, 178-179. [en ligne sur le site Persée] Picard Gilbert. Les sanctuaires d’Argentomagus. In : Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-

Lettres, 115e année, no 3, 1971, 621-633. [en ligne sur le site Persée] Raydon, Valéry : Le mythe de La Crau. Archéologie d’une pensée religieuse celtique. Au cœur des mythes I.

Avion : Éditions du Cénacle de France : 2013. 185 pages. Reinach, Salomon : Cultes, mythes et religion. Tome Premier. Paris : Ernest Leroux, 1905. Les carnassiers

androphages dans l’art gallo-romain, 279-298. Rolland, Henri : Sculptures hellénistiques découvertes à Glanum. In : Comptes-rendus des séances de l’Académie des

Inscriptions et Belles-Lettres, 112e année, no 1, 1968, 99-114. Ross, Anne : The human Head in insular pagan celtic religion. In : Proceeding of the Society, 1957-1958, II, 10-43. Sergent, Bernard : Le livre des dieux. Celtes et Grecs, II. Paris, Payot, 2004. Sauzeau, Pierre et Sauzeau, André : La Quatrième Fonction. Altérité et marginalité dans l’idéologie des Indo-

Européens, 2012 Sjoestedt, Marie-Louise : Dieux et héros des Celtes. Rennes : Terre de brumes, 1998. 158 pages. Sterckx, Claude : Éléments de cosmogonie celtique. Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles, 1986. 130

pages. Sterckx, Claude : Les mutilations des ennemis chez les Celtes préchrétiens. La tête, les seins, le Graal. Préface de

Bernard Sergent. Paris : L’Harmattan, 2005. Sterckx, Claude : Mythes et dieux celtes. Essais et Études. Paris : L’Harmattan, 2010. Streck, Bernhard : Sterbendes Heidentum. Die Rekonstruktion der ersten Weltreligion. Leipzig : Eudora-Verlag,

2013. 491 pages. Thevenot, Émile : Divinités et sanctuaires de la Gaule. Paris, Fayard, 1968. 245 pages. Verger, Stéphane : Des Hyperboréens aux Celtes. L’Extrême-Nord occidental des Grecs à l’épreuve des contacts

avec les cultures de l’Europe tempérée. In : D. Vitali (dir.) : Celtes et Gaulois, l’Archéologie face à l’Histoire, 2 : la préhistoire des Celtes. Actes de la table ronde de Bologne-Monterenzio, 28-29 mai 2005. Glux-en-Glenne : Bibracte, Centre archéologique européen, 2006, 45-61.

Verger, Stéphane : Les Celtes anciens et le banquet méditerranéen VIIe-Ve siècle av. J.-C. In : Histoire antique et médiévale, hors série no 20, 2009, 3-7.

Verger, Stéphane : Partager la viande, distribuer l’hydromel. Consommation collective et pratique du pouvoir dans la tombe de Hochdorf in : L’Âge du Fer en Europe. Mélange en l’honneur d’Olivier Buchsenschutz, Bordeaux 2013, 495-504

Vendryes, Joseph : l’unité en trois personnes chez les Celtes. In : Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. 79e année. no 3, 1935. 324-341.

Willeumier, Pierre : Gobelet en argent de Lyon. Revue archéologique. Sixième série, T. 8, juillet-décembre 1936, 46-53.

Zavaroni, Adolfo : Les dieux du cycle de la régénération dans quelques figures celtiques. In : Revue de l’histoire des religions, tome 221 no 2, 2004, 157-173.

Zavaroni, Adolfo : Les dieux gaulois à la bourse. In : Gerion, vol. 26, 2008, no1, 327-347.

Abréviations

BN : Bibliothèque nationale. Cabinet des Médailles. CIL : Corpus Inscriptionum Latinarum, Consilio et auctoritate Academiae Litterarum Regiae Borussicae editum.

Berlin : de Gruyter (jusqu’à 1925 : Reimer), 1861-1943.

Un dieu père meurtier 18

© 2015 Gérard Poitrenaud www.lucterios.fr

Esp. : Espérandieu, Émile, Recueil général des bas-reliefs, statues et bustes de la Gaule romaine. Paris : Imprimerie nationale, Ernest Leroux, 1907-1966.

RIB : Collingwood, R. G. and Wight, RP., The Roman Inscriptions of Britain : Volume I, Inscriptions on Stone, Oxford, Oxford University Press, 1965.