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UNE HISTOIRE DE BILLETS DOUX : LA FRANCE ET LE
POPOLO D’ITALIA, 1914-1917
Luc NEMETH
Le "scandale des fonds secrets", qui en France éclate en pleine première guerre mondiale,
ne visait pas l'existence de ces fonds destinés à la propagande, et encore moins, le caractère
secret de leur utilisation, mais le fait qu'ils étaient souvent attribués, hors de tout contrôle, par
des diplomates en poste à l'étranger. En 1917 le gâchis était devenu tel, dans le même temps
qu'à la faveur de la guerre le montant de ce pactole continuait de s'accroître de manière
exponentielle (d'un million de francs, en 1914, il passera à vingt-quatre en 1918), que des
auditions eurent lieu en vue de l'adoption d'une loi qui pose le principe d'un contrôle
parlementaire, au moins a posteriori, sur l'utilisation de ces fonds, distribués à qui sur place se
montrait "compréhensif" envers la cause française.
Parmi ceux dont les papiers ont été versés en Archives figure Robert de Billy, en poste à
Rome en tant que Premier secrétaire, lorsqu’en juillet 1914 éclata ce qui allait devenir la
première guerre mondiale ; dès le 3 août l’Italie fit savoir qu’elle s’en tenait à la neutralité.
Cette décision était déjà tout bénéfice pour la France, compte tenu de l’incertitude qui l’avait
entourée1, mais la diplomatie aime à pousser l’avantage... Et la contre-offensive de la Marne,
au début du mois de septembre, fit espérer du côté français que le Roi aurait la tentation de
"voler au secours" d’une possible victoire de l’Entente.
Dans les papiers du diplomate figure un texte de deux pages qui porte une date, 5
novembre 1943, et où on peut lire ce qui suit :
.../ J'étais en octobre 1914 à mon bureau du Palais Farnese dans cette admirable salle dont
les peintures glorifient le pape Paul III. François I et Charles Quint s'y donnent la main et
le cardinal Caetani argumente contre Luther et semble le convaincre. On me remit une
carte de visite, assez sale, sur laquelle était imprimé le nom de Benito Mussolini. Il avait
rompu avec l'Avanti /.../. Il avait fondé le Popolo d'Italia /.../. L'homme entra et s'assit dans
un fauteuil de damas rouge que je conserve comme souvenir historique. Il semblait inquiet
et me dit qu'il était venu à midi pour éviter la présence du policier chargé de voir qui
entrait à l'Ambassade. /.../ Je plaidai sa cause auprès de l'Ambassadeur aidé par mon ami
Charles Loiseau et c'est ainsi que pendant les vingt-six mois que je restai à Rome j'eus de
précieuses relations avec l'homme que m'indiqua le futur Duce pour être notre
intermédiaire. Je ne vis plus jamais Benito Mussolini.2
Encore ce texte est-il rédigé à la hâte en novembre 1943, date à laquelle en France le vent a
commencé à tourner : pour de Billy, qui après avoir atteint l'âge de la retraite s'est affiché
dans une presse proche de l'Action française, l'important est au moins de rappeler qu'il ne
revit plus Mussolini... Mais dans le corps de ses mémoires, amorcé quelques années plus tôt,
il se montrait plus explicite sur l'objet de cet entretien de 1914 :
* ce texte reprend et développe, en français, notre article : "Dolci corrispondenze. La Francia e i finanziamenti a
'Il Popolo d'Italia' 1914-1917", Italia contemporanea, n. 212, sett. 1998, pp. 605-615 1 L’Italie était membre de la Triple Alliance mais n’était tenue d’entrer en guerre que si l’un de ses alliés était
agressé ; or c’était l’Autriche-Hongrie qui avait attaqué la Serbie, sous le prétexte de l’attentat de Sarajevo. 2 Archives du ministère des Affaires étrangères (ci-après MAE), 21PAAP R. de Billy 1, fol. 306r°-v° ; le texte
est titré "Tryptique" (par allusion à l’ascension, à l’apogée puis au déclin) ; on peut noter une erreur de mémoire :
à la date d’octobre Mussolini n'avait pas encore "fondé le Popolo d'Italia".
2
Un jour à midi au moment de la bataille de l'Yser on me remit une petite carte imprimée
assez sale sur laquelle on lisait Benito Mussolini. Je vis entrer un homme inquiet qui me
dit : "Je suis venu à l'heure du déjeuner pour que la police ne me voie pas entrer à
l'Ambassade". /.../. Il me fit part de ses difficultés financières et je pus lui donner des
apaisements immédiats. /.../ je ne regrette rien de ce que j'ai fait pour aider à la
création d'un parti politique dont l'avenir est aujourd'hui plus grand que celui du
parlementarisme.3
* * *
Bien que les souvenirs de ce diplomate aient été longtemps protégés4 il y a des gens qui en
connaissaient un peu du contenu, de son vivant. En effet, arrivé à la retraite, il organisait dans
son hôtel particulier des dîners d’ex-ambassadeurs à l’issue desquels il faisait la faveur de
leur lire... un extrait de ces mémoires : on imagine leur émoi, à l’idée de voir ces choses
publiées ! Le plus affolé aura été François Charles-Roux, qui lui avait succédé à Rome. Aussi
ne doit-on pas s’étonner si dans ses propres mémoires ce dernier a préventivement "savonné
la planche", à un récit auquel il savait devoir s'attendre :
Sauf rare exception, aucun journaliste italien ne franchissait le seuil de notre ambassade.
/.../. Le journaliste qui se fût risqué à être vu entrant au palais Farnèse se serait exposé à
l'accusation d'être acheté.5
Et d'ajouter, avec filiale piété envers l’ambassadeur Barrère :
.../ et si les consciences vénales n'avaient eu que lui pour les acheter, elles ne se seraient pas
enrichies. Telle est la vérité.6
Ceux qui écrivent de pareilles choses sont toujours persuadés que personne, ou que rien, ne
viendra les démentir... Mais si les papiers de Barrère ont été soigneusement écrémés avant
leur versement il en existe d’autres. Ceux du consul de France à Gênes, Henri Chassain de
Marcilly, prouvent que la relève fut bel et bien prise, lorsqu’en janvier 1917 de Billy quitta
Rome pour Salonique. Le 20 mars Charles-Roux adresse au consul une lettre où même sans
enthousiasme, il n’en donne pas moins ordre... de payer :
Clerici* m’a fait parvenir par la dernière valise une lettre pathétique et mystérieuse, où il
me disait que le "Popolo d’Italia" avait un pressant besoin d’argent, que, d’autre part, il
préférait ne pas venir toucher la mensualité à Rome, parce que l’Ambassade était
étroitement surveillée /.../. Le tout, signé du nom d’emprunt qu’il emploie pour nous écrire,
avait pour but de me demander de lui envoyer 10.000 lire à Gênes. J’ai recours à votre
intermédiaire pour lui remettre cette somme, que je vous adresse ci-joint. Je vous remercie
d’avance et vous prie de me faire savoir par un mot si le pli vous est bien parvenu. Je ne
serais pas fâché, par la même occasion, d’avoir votre opinion personnelle sur Clerici et sur
le degré de confiance qu’il mérite comme intermédiaire de nos libéralités au "Popolo
d’Italia". Chaque fois qu’il est venu me voir au Palais Farnèse, il m’a donné l’impression
de ne penser qu’à passer à la caisse et ne m’a jamais apporté le moindre renseignement.7
* intermédiaire du Popolo d’Italia
3 MAE, 21PAAP R. de Billy 1, fol. 104-105 ; la raison du passage placé par nous en gras sera précisée. 4 Dans un article paru en 1971 William A. Renzi indique n’avoir pas obtenu l’autorisation d’accès à ces papiers
(versés en 1962) : "Mussolini's Sources of Financial Support, 1914-1915", History, n. 187, june 1971, p. 193. 5 F. Charles-Roux, Souvenirs diplomatiques Rome-Quirinal, Paris, Fayard, 1958, p. 50. 6 Ibid., p. 52. 7 Archives nationales (ci-après A.N.), 592AP 10, fol. 71, Charles-Roux à de Marcilly, 20 mars 1917.
3
(la présence de l’intermédiaire mussolinien à Gênes appelle d’ores et déjà explication : Clerici
était aussi le chef des informateurs de la... Mission maritime française à Gênes8)
* * *
On aurait pu espérer qu’avec le temps, la vérité finisse par retrouver ses droits : c’est à peu
près l’inverse, qui s’est produit. Même la réalité des faits aura pu être mise en doute, comme
le rappelait en 2007 un ouvrage sur cette période de la vie de Mussolini : "le silence imposé
par le régime fasciste, l’oubli dont le temps qui passe recouvre les péripéties des générations
précédentes, le révisionnisme de certains historiens avaient fini par entourer du doute ce qui
jusque là était tenu pour certain"9...
Mais la transparence n’avait en réalité, jamais existé ici : le doute n’aura fait que prendre le
relais de tabous bien enracinés... Il y a celui qu’a rappelé Robert Paxton, et qui entoure les
complicités dont bénéficia le fascisme.10 Si d’autre part à la date de 1914 il n’y a pas encore
de "fascisme" un enjeu est déjà présent à travers la première guerre mondiale, qui fut
longtemps perçue comme une "guerre du juste droit" : pas question d’admettre qu’un
journaliste étranger -le futur duce, qui plus est- ait pu épouser la cause de la Triple Entente
pour une autre raison que l’amour des Immortels Principes ! Il en allait enfin de l’image
vertueuse de la diplomatie : ainsi lorsqu’en 1985 la Revue d’histoire diplomatique a publié les
feuillets qui dans les mémoires de Billy ont trait à l’entrée en guerre italienne elle a procédé à
des coupes sévères -et non signalées-, là où est évoqué cet épisode...11
On sait aussi que nombre de livres sur Mussolini furent publiés en exil, alors que le
fascisme était encore au pouvoir : autant dire que même l’affirmation la plus exacte12 était
vouée au scepticisme. Et, lorsqu’après 1945 le débat public fut de nouveau possible en Italie :
ceux qu’intéresse l’Histoire avaient d’autres priorités que les finances du Popolo d’Italia ou
même, ce qu’avait fait Mussolini en 1914...
La malchance enfin voulut qu’ensuite la Mussolini story passe sous le contrôle d’auteurs
qui juraient de leur... objectivité, mais avaient peu à refuser à leur modèle. A la faveur du
pouvoir dont ils disposaient, ces messieurs purent s’en permettre beaucoup. Ainsi en 1976,
ayant appris que les papiers de Billy allaient être accessibles, l’un d’eux réédita en un volume
quatre témoignages défectueux sur la création du Popolo d’Italia, pour démontrer que
l’accusation de corruption était le fruit de l’imaginaire des antifascistes !13 Déjà en 1965 le
même fumeur de pipe avait rendu son verdict : Mussolini ne fut pas acheté mais accepta de
l’argent, sic ; et ce pour exposer des idées qui étaient les siennes, resic.14
(cette fixation sur "l’argent" ne manque pas elle-même de médiocrité : le problème ici posé
est celui de la facilité avec laquelle un socialiste tourna casaque, sitôt qu’il y trouva son
avantage...)
8 MAE, 113PAAP Pierre de Margerie 11, doss. Charles-Roux, fol. 43v°, 15 mai 1918. 9 Enrico Veronesi, Il giovane Mussolini 1909-1919, Milano, BookTime, 2008, p. 76. 10 Robert O. Paxton, La France de Vichy 1940-1944, Paris, Ed. du Seuil, 1973, p. 221. 11 R. de Billy, "L'entrée en guerre de l'Italie vue de Rome (1914-1916)", Revue d'histoire diplomatique, 1985,
pp. 95-148. Le passage que nous avons apposé plus haut en gras fait partie de ceux occultés par la revue. 12 L’ouvrage le plus achevé sur le parcours initial de Mussolini est celui de Gaudens Megaro : Mussolini in the
Making, Boston, Houghton Mifflin, 1938. On consultera également, en français : Armando Borghi, Mussolini en
chemise, Paris, Rieder, 1932. 13 Benito Mussolini. Quattro testimonianze, a cura di Renzo De Felice, Firenze, La Nuova Italia, 1976. Parmi les
quatre "témoins" figurait Campolonghi, certes antifasciste mais ici enclin à l’indulgence car en 1914 son journal
Il Secolo avait bénéficié de générosités... 14 Le lecteur italien aura déjà reconnu : R. De Felice, Mussolini, v. 1, Torino, Einaudi, 1965, pp. 221-287.
4
Notre surprise n’a pas été mince non plus lorsque nous est apparu que derrière ces phrases
d’une page entière, ces notes de bas-de-page de plusieurs pages et ces livres de plus de mille
pages, la modernité savante utilisait un corpus de sources très étriqué : citations de Mussolini,
prises au premier degré ; ou encore, "conciergerie fasciste" -correspondance avec les proches,
réponses adressées à des courtisans, confidences du valet de chambre, etc. Toujours est-il
qu’il ne s’était pas trouvé un seul de ces historiens "objectifs" pour aller consulter les archives
du Quai d'Orsay -dont le bon sens suggérait pourtant qu'elles avaient bien dû contenir quelque
élément utile, et dont il convenait au moins de vérifier que tout n'a pas été détruit. Le refus
d’y regarder s’était même doublé, d’entourloupe. Ainsi en 1965 notre éminent fumeur de pipe
avait affirmé que ces séries de la première guerre mondiale étaient encore inconsultables15 :
ce qui, même à cette date, était déjà un peu "gros"...
En 1998, alors que le flou perdurait, nous avons publié dans une revue italienne de bonne
visibilité un article destiné à remettre les choses au point.16 Le conditionnel n’était plus de
mise pour dire que Mussolini aurait été acheté : ou bien, il l’avait été -auquel cas, il fallait le
dire ; ou bien il ne l’avait pas été -auquel cas il est certain que même un Mussolini a droit au
respect de la vérité.
Les tentatives de nier l’évidence n’ont plus cours... en principe, mais un article ne pouvait à
lui seul effacer une erreur commune et qui consiste à classer pudiquement le futur duce parmi
les "interventionnistes de gauche". Certes exista en Italie une minorité qui exposa son point
de vue selon lequel une victoire du camp austro-prussien aurait constitué une régression pour
la cause des libertés en Europe : la majorité n’était d’ailleurs pas en désaccord, mais elle
estimait que la guerre est une... encore plus grande régression. Nous ne voyons pas l’intérêt
de tourner autour du pot : le cas de Mussolini a peu à voir avec cet interventionnisme... Et il a
tout à voir avec la corruption -étant bien entendu que le prix à payer n’était pas ici l’argent
mais, un journal, clé en mains : les auteurs qui dissertent sur le rapport de Mussolini à
l’argent, ne font que mener le lecteur en bateau.
* * *
Notre article paru en 1998 citait bien entendu les souvenirs de Billy, qui indique, à propos
de Mussolini : "Je crois qu’après mon départ M. Barrère interrompit des relations qui lui
avaient toujours pesé /..."17. Or ces relations continuèrent, on l’a vu, après que ce diplomate
ait quitté Rome. Dès lors, la question se pose : la scène de la rencontre n’aurait-elle pas été
inventée ? Après tout, l’hypothèse n’est pas à exclure, sachant que ce diplomate peut avoir eu
sur le tard la tentation de se dire que s’il ne fit pas "une grande carrière"18, ce fut à cause d’un
15 Mussolini, v.1, op. cit., p. 302. En 1999 un autre a fait lui... semblant d’avoir consulté ces archives, et a même
donné la référence ! Hélas, pour Pierre Milza : "R. DE BILLY, Journal, papiers de De Billy, carton 10" (Mussolini,
Paris, Fayard, 1999, p. 905) a pour objet la conférence franco-suisse de 1908 sur les voies d'accès au tunnel du
Simplon ; quant à "Italie NS 35" (ibid., p. 906) on en rit encore dans le petit monde des archives : ce dossier
concerne, pour l'essentiel, le commerce des fromages de gorgonzola. 16 "Dolci corrispondenze", art. cit. Veronesi, que nous précisons ne pas connaître, a eu l’obligeance d’écrire que
nos recherches, venues compléter celles jadis engagées par Renzi (cf. note 4, supra) avaient "donné légitimité
historique à une vérité qui maintenant ne peut plus être niée ou même seulement tenue pour incertaine" ; Il
giovane Mussolini, cit., p. 76. 17 MAE, 21PAAP R. de Billy 1, fol. 105. En fait la subvention de Barrère continua jusqu’en août 1918 ; MAE,
Z Europe 1918-40, Italie 372, fol. 10, 19 juillet 1918 ; fol. 11, 25 juillet 1918. 18 René Dollot, "De Tanger au Quai d’Orsay (janvier 1910 - mai 1911)", Revue d'histoire diplomatique, 1955, p.
316.
5
soi-disant aparté avec le futur duce ! Mais le contexte, peut difficilement avoir été inventé : il
y a même dans la correspondance de l’intéressé un mot qui lui fut adressé bien plus tard par
ce Loiseau dont il avait sollicité l’avis : ce dernier ironise sur... "il nostro Mussolini" -avec il
nostro, en italien par dérision mais surtout, comme ici souligné, il nostro19.
On aura pu noter aussi la confusion qui dans la mémoire du diplomate avait fini par
s’établir à propos de la date de cette visite : la "bataille de l’Yser", qu’il évoque pour datation,
eut lieu alors que le Popolo d’Italia n’existait pas. Mais s’il fait allusion aux "difficultés
financières" de ce journal : c’est bien, que celui-ci existait déjà.
Ces questions auraient pu rester en l’état si dans les papiers du consul à Gênes nous
n’avions trouvé un mot écrit en novembre 1922, soit juste après la "marche sur Rome".
Griffonné d’une écriture sommairement modifiée, il est signé d’une manière -pour une fois-
peu lisible. Mais l’auteur est bien, de Billy, qui écrit à ce consul :
Voici un bon son de cloche pour la décoration de Blanc*.
Que pensez-vous de nos amis italiens. Vont-ils nous réclamer ?
Ou ne nous connaîtront-ils plus ?
La lecture des journaux me procure les plus pures joies et je me souviens de la journée de
Décembre 14 où la carte de Benito Mussolini me fut remise.
Je ne vois pas Clerici parmi les dignitaires du Nuovo Ordo**. J’en ferais un préfet de
police.20
* (concerne un diplomate, Lucien-René Blanc)
** tournure fautive, vise le nouveau régime
Derrière les plus pures joies ici affichées, le dépit est grand ; et on peut même se demander
si cette lettre a valeur autre que d’exutoire, tant son auteur sait que Mussolini ne réclamera
pas que la France lui envoie du personnel qui en sait trop... Mais à la date de ces lignes de
Billy ronge son frein à... Paris, à la tête du service des Archives du Quai : fonction
prestigieuse, soit, mais qui en termes de carrière n’en est pas moins une "voie de garage" ; il
devra attendre 1924 pour être réaffecté sur le terrain.21 Déjà en 1917 sa mutation avait été
réclamée avec insistance par Barrère. Dans sa réponse le directeur des affaires politiques et
commerciales du Quai, qui ne suivait ces choses que de loin, avait manifesté son
incompréhension -pour ne pas dire, son agacement- à hauteur de ce que permet le protocole :
"J’espère que de la sorte, vos desiderata trouveront satisfaction"22. Sic...
* * *
Sans doute y avait-il dès le départ un fossé entre le grand commis de la République qu’était
cet ambassadeur et cet héritier, de Billy... Etre affecté au service d’un patron si peu enclin à
déléguer n’était pas non plus vraiment fait pour qui avait de l’ambition ; et il avait acquis au
Maroc, où il fut en poste jusqu’en 1912, une conception autre de la diplomatie. C’est là aussi
ce qu’il nous dit à propos de la visite de Mussolini et... de la réponse que lui fit l’ami auquel il
demanda avis : "Il me rappela récemment qu’en lui parlant avec chaleur je lui avais dit :
Nous sommes ici pour faire des choses dangereuses"23.
19 MAE, 21PAAP R. de Billy 65, fol. 273, C. Loiseau à R. de Billy, 2 septembre [s.a. mais datable 1930]. 20 A.N., 592AP 10, fol. 17, de Billy à de Marcilly, 1er novembre 1922. 21 MAE, Personnel 2
ème série 177 doss. de Billy, cit.
22 MAE, 8PAAP Barrère 3, fol. 189, de Margerie à Barrère, 20 décembre 1916. 23 MAE, 21PAAP R. de Billy 1, fol. 103. La Revue d’histoire diplomatique, dans sa transcription (1985), p. 116,
présente en toute aberration -et par suite d’une coupe- cette remarque comme... faite par Mussolini.
6
Quoi qu’il en soit de Billy avait ce jour-là ruiné ses chances d’intégrer le peloton de tête.
Non à cause de l’accueil de ce visiteur, mais de tout ce qui suivit. Il fut si imprudent dans ses
contacts avec l’intermédiaire mussolinien, qui n’avait pas vraiment le don de la discrétion,
que peu à peu cette Ambassade devint la risée. L’image de l’ambassadeur lui-même était
atteinte. C’en était à tel point que plus tard en plein fascisme un livre au détour duquel était
évoqué le corps diplomatique en poste à Rome en 1914 alla jusqu’à ironiser sur ces
largesses... sans aller toutefois jusqu’à donner le nom de leur principal bénéficiaire :
A Rome, la France est représentée par Barrère, l’homme de l’intrigue, malléable, peu
sympathique, suspect à tous, mais qui parvient toujours à ses fins. Il a un art terrible : il sait
dépenser comme il faut, en temps voulu, et on en voit en mai 1915* le résultat. Il est
secondé admirablement par sa femme, une arménienne qui fait une forte et méritée
propagande anti-turque, et R. de Billy son très actif Conseiller d’Ambassade, que je
retrouvai ensuite en 1918 Ministre de France très influent à Athènes /... /. Barrère n’a pas
écrit de Mémoires, Billy non plus, et c’est vraiment dommage /...24
* date de l’entrée en guerre italienne...
(on peut au passage mesurer l’incohérence de ce nationaliste. Il dénonce comme voulue par
l’étranger l’entrée en guerre de 1915, qu’il tient pour un fait positif ; et il qualifie de...
"méritée", une propagande anti-turque qu’il brandit à charge contre Madame Barrère)
L’autre tort de Robert de Billy fut d’avoir joué et d’avoir perdu -cela pardonne rarement-, là
où derrière l’alibi patriotique il se livrait à un pari politique. Si en effet ce Mussolini, sur le
compte duquel il savait à quoi s’en tenir, avait réussi dans sa tentative de scission à gauche on
peut être assuré que le clash, sur une question aussi fondamentale que l’entrée en guerre,
aurait fait voler en éclats l’unité du mouvement ouvrier italien. Et, vu qu’en ces années le
pays était un de ceux où la révolution sociale apparaissait la plus proche : de Billy aurait
porté, face à la réaction, la gloire de ce résultat !
Aussi il empiéta sans trop hésiter sur les plates-bandes du patron et sur ce jardin secret que
constituent plus que tout autre, pour un ambassadeur, les fonds secrets. Il fit même semblant
d’ignorer ce qu’il ne pouvait ignorer : depuis le début de la guerre et pour une raison ne fût-ce
que technique Barrère disposait du monopole de fait, sur le contrôle de la propagande
interventionniste en Italie.25
C’était ce dernier, qui coordonnait les efforts qui sans quoi seraient restés dispersés. C’est à
lui qu’en août le ministre des Affaires étrangères Doumergue soumet un point délicat :
Le groupe Socialiste de la Chambre a décidé d’envoyer deux de ses membres auxquels se
joindrait le Secrétaire général de la Confédération générale du Travail, afin de déterminer
le parti socialiste italien et le parti syndicaliste à se prononcer en faveur d’une intervention
de l’Italie contre l’Autriche. Il s’agirait d’une conversation /.../ Je vous prie de me faire
connaître votre avis sur son opportunité et son utilité.26
Dans sa réponse Barrère estima la démarche tout à fait inopportune ; l’Italie, qui veillait
plus que jamais sur sa neutralité, ne pouvait accepter ces ingérences ; et les socialistes
italiens, quelle que soit ici leur position, étaient des adversaires :
24 Alberto Lumbroso, Le origini economiche e diplomatiche delle guerra mondiale, v. I, Milano, Mondadori,
1926, p. 365. 25 a) côté français : la communication avec Bordeaux, où s’était replié le gouvernement, était lente ; b) côté
italien : même ceux qui avaient le bras long étaient tenus à la discrétion, du fait de la neutralité officielle. 26 MAE, Guerre 1914-1918 Socialisme 1202, fol. 1, Doumergue à Barrère, télég. n° 530, 20 août 1914.
7
Je réponds à votre télégramme 530.
La démarche du groupe socialiste sera tout à fait inopportune en ce moment. Outre que les
Socialistes Italiens ne paraissent pas vouloir empêcher la guerre, si le Gouvernement Italien
la décidait, les délégués français risqueraient d’être expulsés. Nous n’avons aucun raison de
paraître donner la main à un parti anti-dynastique et qui combat le Gouvernement.27
Bien que Barrère ait été peu enclin à la moindre compromission avec des socialistes il
commença à changer d’avis à la mi-septembre après une conversation avec Maria Rygier, une
ex-subversive qui était passée à la franc-maçonnerie en 1913 et qui lui fit valoir que la petite-
bourgeoisie finirait bien par se rallier au dernier moment et qu’il y avait plus avantage à créer,
à Milan -épicentre du débat à gauche : un journal... dit socialiste, mais favorable à la guerre :
.../ fervente interventionniste moi-même, je ne fus pas étrangère à cette soudaine
"conversion" de Mussolini, grâce au conseil que je donnai à l’ambassadeur français auprès
du Quirinal, M. Barrère, de fonder à Milan /.../ un quotidien socialiste dévoué aux intérêts
de l’Entente, en renonçant, par contre, à la création, alors projetée par le gouvernement de
Bordeaux, d’un journal démocratique à Rome.
.../ Ma suggestion fut trouvée judicieuse par la France et exécutée à la lettre, sauf toutefois
en ce qui concernait le futur directeur du journal. En effet, ne soupçonnant pas Mussolini
d’être capable de se vendre, je ne l’avais pas indiqué à M. Barrère, à qui j’avais proposé un
syndicaliste bien connu, dont l’adhésion était déjà acquise à l’interventionnisme.
.../ Je n’ignorais pas, bien entendu, que cette sensationnelle "conversion" avait coûté à mon
ami Jules Guesde une grosse liasse de billets de banque, /...28
Cette confession n’était pas totalement désintéressée... La Rygier, comme on l’appelait,
poursuivit son parcours sinueux : après avoir adhéré au Fascio en 1921 elle en était à se dire...
antifasciste dès 1922, et finit par s’expatrier. Mais elle était regardée de travers, en exil, pour
avoir aidé le futur duce ! Aussi on comprend mieux la parution de sa brochure au titre
quelque peu fantasque, Mussolini Indicateur de la police française ou les Raisons occultes de
sa "conversion", et dont le but était de brouiller les pistes en assurant que de toute façon la
France "tenait" Mussolini, par la menace de révélations ! La police française, qui en eut
connaissance, ne put que résumer ce qui était énoncé sans toutefois que soit apporté à cet
égard le moindre commencement de preuve29 : on ne saurait mieux dire... Au total cette
brochure aura surtout servi à faire plus tard le jeu de ce milieu dit savant où non contents de
brouiller les cartes et de se faire à soi-même les questions et réponses on se voyait déjà jeter
le discrédit sur les témoignages matériels, « fortement influencés par l’air du temps et peu
respectueux de la chronologie »...
* * *
La brochure de la Rygier fait donc partie de celles qui en 1976 ont été rééditées30 mais sans
que ne le soient des documents tels que l’attestation déposée devant notaire en août 1916 par
27 idem, fol. 2, Barrère à Doumergue, télég. n° 371, 21 août 1914. 28 M. Rygier, Mussolini Indicateur de la police française ou les Raisons occultes de sa "conversion", Bruxelles,
Imp. Coop. Lucifer (sic), 1928, pp. 3-4. L’entretien ici rappelé eut lieu le 14 septembre : M. Rygier, La franc-
maçonnerie italienne devant la guerre et devant le fascisme, Paris, Gloton, 1930, p. 88. Guesde, ensuite informé
de la suggestion de l’ex-subversive, en fut si ébloui qu’en récompense elle eut droit à un... emploi fictif :
Barbara Montesi, Un’ « anarchica monarchica ». Vita di Maria Rygier (1885-1953), Napoli, ESI, 2013, p. 149. 29 A.N., F7 13249, note du 6 juin 1928. L’accusation faite à Mussolini était d’avoir été un informateur du
commissaire, durant son bref séjour à Annemasse en 1904. 30 Cf. note 13, supra.
8
Ida Dalser, dont Mussolini avait eu un enfant. Evoquant les finances de celui qui ne respectait
plus ses obligations alimentaires, celle qui avait partagé sa vie en 1914-15 rappelait :
.../ Mussolini décida de ne plus se rendre à l’étranger, parce que ses voyages étaient trop
remarqués ; et il se servait de M. Clerici et Morgagni, Clerici pour aller à l’étranger,
Morgagni pour changer les fonds et autres opérations. Il me semble que là où Clerici et
Morgagni avant de connaître Mussolini de retour de [son] voyage à Genève n’avaient pas
des conditions de vie très brillantes, ensuite ils vivaient dans le luxe et Clerici, à ce que
m’indiqua Mussolini, acheta même une villa à Varese.31
(avant de passer à la suite nous précisons n’avoir abordé que le cas de la France puisque ce
fut elle qui prit la direction des opérations, pour diverses raisons. Mais -on ne prête qu’aux
riches !- d’autres puissances peuvent avoir été impliquées. Ce fut le cas de l’Empire tzariste
qui à la fin de l’année 1914 compta sur Mussolini pour susciter un incident de frontière avec
l’Autriche-Hongrie qui aurait constitué un casus belli, entraînant l’entrée en guerre italienne :
le projet échoua par la faute de l’intéressé, qui fut vraiment trop peu discret.32 Ce fut le cas de
la Grande-Bretagne dont on sait qu’en 1917 elle mit la main au portefeuille car la vague
pacifiste en Italie lui donnait des sueurs froides.33 Quant à la Belgique, très tôt active sur le
terrain de la propagande34, elle avait une bonne raison : elle avait été envahie)
* * *
Mieux vaut reprendre le débat là où il en était déjà au début des années 1960, avant que les
canailleries académiques n’envahissent le marché. Dans une biographie parue en 1961 Laura
Fermi, qui n’était pas seulement épouse du Prix Nobel mais... historienne, souleva deux
questions : le Mussolini de 1914 pouvait-il avoir été si important à la cause française que cela
ait valu la peine de l’acheter ? Mussolini était-il homme à se laisser acheter ?35
En ce qui concerne la première de ces deux questions nous avons donné plus haut
l’essentiel de la réponse : ce n’était pas "Mussolini" que la France avait ici acheté -mais un
rédacteur pour un journal ; et on veut bien croire que lorsqu’en septembre 1914 le projet se
dessina ce ne fut pas à lui que l’on pensa. Mais il faut revenir sur ce point, puisque le
révisionnisme est passé par là (c’est jusqu’aux guillemets, se voulant drôles, qui ont pu être
utilisés à propos de "l’argent français"). Et déjà dans le passé des auteurs marqués à gauche
ont pu retenir leur plume, soit qu’ils ne tenaient pas à voir évoqué le rôle des socialistes
français en cette affaire, soit par crainte de "faire le jeu de Mussolini" : en effet, tant que des
preuves n’étaient pas présentées, les fascistes trouvaient à la vérité partielle un goût agréable,
en forme de "voyez-bien, en 1914 déjà, c'était quelqu'un de très important, puisqu'on avait
cherché à l'acheter"! Et après que les preuves encore en circulation furent récupérées (en 1927
Clerici fut arrêté et envoyé quelque temps au confino, le temps que la police puisse sonder les
murs de sa maison36) mais vu qu’en subsistaient d’autres, à l’étranger, Mussolini lui-même se
31 "Mussolini e l’oro straniero", Non Mollare, n. 11, apr. 1925, p. 1 ; cf. également E. Veronesi, op. cit., p. 90. 32 William A. Renzi, "Mussolini's Sources of Financial Support", art. cit., pp. 196-205. 33 Viscount Templewood (Sir Samuel Hoare), Nine Troubled Years, Collins, 1954, p. 154. 34 A lire ici : Michel Dumoulin, "La propagande Belge en Italie au début de la première guerre mondiale (août-
déc. 1914)", Bulletin de l’Institut Historique belge de Rome, fasc. XLVI-XLVII, 1976-77, pp. 335-367. 35 L. Fermi, Mussolini, Chicago and London, University of Chicago Press, 1961, p. 110. 36 Archivio Centrale dello Stato, Rome, CPC 1380 Clerici Ugo, note du 14/11/1926 et télég. du 19/10/1927 ;
Min. Int., DGPS, DAGR, Confinati politici b. 260 Clerici Ugo, télég. des 21 et 23/10/1927. Le procès-verbal de
perquisition assure que "rien", n’a été trouvé, mais on sait ce qu’il en est de ces documents...
9
mit à souffler le chaud et le froid. Lui qui jusque là avait toujours "nié" s'offrit alors le luxe
dans la presse étrangère -mais non dans la presse italienne- de semi-confidences qui valaient
pour aveu : "tant qu'il ne s'agit que d'argent je ne suis pas du tout sorcier", sic37. A cette
époque il est vrai, son régime était solidement installé. Il avait moins à perdre au rappel de
cette vieille histoire, que les démocraties occidentales, si d'aventure la fantaisie leur avait pris
de combattre le fascisme, et de le faire en s'abritant derrière la morale.
A verser aussi au dossier une réflexion, formulée à la fin des années trente ; elle figure dans
un texte dactylographié de sept pages, consacré à l’axe Rome-Berlin ; son intérêt vient de ce
qu’il a pour auteur Charles Dumas qui passe pour avoir été celui qui à Paris avait géré le
dossier Popolo d’Italia dans sa dimension "fonds secrets".38 Ce n’est qu’un témoignage
humain, avec la fragilité qui s’y attache, mais il a le mérite de donner une réponse explicite à
la première des questions soulevées par Laura Fermi (nous soulignons ce qui constitue ici
l’essentiel) : "Il faut en croire sur parole le Français qui est très certainement celui qui connaît
le mieux le Duce pour avoir été son confident et son ami aux heures difficiles et où il n’était
encore rien... que lui-même"39.
La seconde question, relative à la possibilité pour ce socialiste pur et dur d’être... détourné
de son chemin, nous paraît avoir trouvé sa réponse dans les faits, et ce, à travers la facilité
avec laquelle il changea de camp : il faut toute la malhonnêteté des hagiographes pour tirer le
lecteur par la manche du côté de la... crise, qu’il aurait alors traversée. Mais, si crise il y eut,
elle fut de courte durée car Mussolini avait un point faible, avoué : il s’agissait de la
possibilité d’avoir son journal, à lui. Certes il disposait de la possibilité de s’adresser à tout le
pays -et ce n’est déjà pas rien- en tant qu’éditorialiste du quotidien du Parti, l’Avanti!, mais il
lui fallait y développer la ligne officielle, et c’était là un compromis qui lui coûtait, tout
comme celui avec un Parti avec lequel il avait fait un mariage de raison. En effet, alors que
vers 1909-10 on voit mal ce qui le séparait du camp des syndicalistes-révolutionnaires il
s’était... bien gardé de les rejoindre : mieux valait pour lui continuer de passer pour le plus
grand révolutionnaire du Parti plutôt que d’aller s’afficher là où il serait passé pour quantité
négligeable à côté de théoriciens comme un Enrico Leone ou un Arturo Labriola. Mais ce
n’en était pas moins, répétons-le, un compromis -dont il n’y a rien de surprenant à ce qu’il ait
volé en éclats à la "première" occasion.
* * *
Nous avons consulté une masse d’écrits mais la réponse, s'agissant de comprendre la facilité
avec laquelle un socialiste tourna sa veste, est peut-être moins à chercher dans les archives,
que dans ce qu'a rappelé Angelica Balabanoff : "les gens avaient beau se moquer de lui, le
prendre pour un fou : du moment qu'ils le remarquaient et le trouvaient original, il n'en
demandait pas plus"40. Or de ce point de vue la situation de Mussolini n'était pas bonne, à
l’été 1914 ; et elle était même en perte de vitesse :
37 Mussolini, "Ma vie", Candide, n. 221, 7/6/1928, p. 6. Cette série d'articles autobiographiques parut dans le
Saturday Evening Post à partir du 5/5/1928 ; elle fut traduite en anglais, et semble-t-il largement inspirée, par un
ex-ambassadeur américain à Rome, Richard Washburn Child (John E. Findling, Dictionary of American
Diplomatic History, Westport, CT, Greenwood Press, 1980, p. 105). 38 Romain Ducoulombier, "Dans la « tranchée gouvernementale »...", in Les socialistes français et la grande
Guerre. Ministres, militants, combattants de la majorité (1914-1918), Ed. Universitaires de Dijon, 2008, p. 34. 39 A.D. Hauts-de-Seine, Bibliothèque d’histoire sociale, Fonds Charles Dumas 108J 19, note s.d. 40 A. Balabanoff, Ma vie de rebelle, Paris, Balland, 1981, p. 106. Cf. aussi, de la même : "Benito Mussolini,
Souvenirs sur l'homme", Europe, n. 72, 15/12/1928, p. 551.
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- certes il avait en 1912 hérité d'un formidable outil de propagande lorsqu'il s'était vu confier
la rédaction du quotidien militant, l'Avanti!, mais à vouloir à tout prix se faire remarquer il
était arrivé à un résultat à peu près inverse -celui de "faire partie du décor" ;
- la tension en 1913 dans les Balkans, de par les décisions collectives qu'elle impliquait pour
la gauche et l'extrême-gauche, lui interdisait chaque jour un peu plus de se mettre en avant à
titre personnel ;
- le sabotage de la Semaine Rouge de juin 1914 par la Confederazione Generale del Lavoro,
bras syndical du Parti socialiste, fragilisa la position de ceux qui comme lui avaient entretenu
l'illusion que ce parti pouvait encore jouer un quelconque rôle révolutionnaire ;
- la fermeté dont firent preuve (en paroles) les dirigeants du Parti lorsque le danger de guerre
européenne se précisa, à la fin du mois de juillet, le priva de la surenchère sur laquelle
reposait sa réputation : il ne pouvait dénoncer la duplicité de ces dirigeants -qui en réalité
n'étaient pas prêts à engager l'épreuve de force- car c'eût été "vendre la mèche", et on l'aurait
aussitôt démis de son poste de rédacteur... Afin de ne pas leur laisser la vedette il se lança
dans la fuite en avant et entonna le "Pas un homme ! Ni un sou ! A aucun prix !"41 mais ce
n'était là qu'un vieux thème du mouvement ouvrier, et qui ne suffisait plus à le différencier ;
qui plus est le gouvernement lui coupa l'herbe sous le pied en décidant, dès le 2 août, de s'en
tenir à la neutralité face au conflit qui venait d'éclater ; et à plus long terme la neutralité, dans
la mesure où elle était approuvée de la quasi-totalité de la population, l'exposait, s'il
l'approuvait lui aussi, à... se retrouver banalisé.
De là à dire que Mussolini n'avait plus qu'à aller chercher à droite ce qui lui était refusé à
gauche, en ce mois d'août, ce serait aller un peu vite, mais seul un sérieux coup d'éclat pouvait
lui permettre de retrouver une place de premier plan, et dans le contexte il n’y avait guère
qu’un moyen d’y parvenir : prendre position en faveur de l'entrée en guerre de l'Italie. Mais
de là, à franchir le pas... Et en tout cas : pas, avant d’avoir "assuré ses arrières".
La suite est là pour nous rappeler qu’à plus d’une étape de sa carrière Mussolini fut servi
par les circonstances -même s’il n’y a pas à contester son habileté manœuvrière. Lorsque le
projet d’un journal se dessina au mois de septembre on avait à portée de main un rédacteur
idéal en la personne d’un leader syndical qui s’était prononcé en faveur d’une entrée en
guerre italienne, De Ambris. De plus, cela "tombait bien" : un congrès de l’USI (syndicat de
lutte) était prévu à la mi-septembre ; et les partisans de ce dernier avaient en main les
chambres syndicales les plus puissantes. Mais il y eut un grain de sable en la personne de
Borghi, numéro deux du mouvement anarchiste et surtout, fin psychologue et bon orateur ; la
salle approuva majoritairement sa motion.42 Du même coup... exit De Ambris -qui dès lors
qu’il venait d’être mis en minorité avait perdu toute valeur en termes de propagande !
On concèdera à Mussolini de n’avoir pas mis longtemps à comprendre la situation -à moins
que ce ne soit le patron de presse Filippo Naldi, ici chargé de la mise en œuvre, qui la lui ait
exposée.43 Tout ce qui lui restait à faire était de "gérer" sa sortie du Parti afin de se poser en...
victime, n’ayant plus d’autre solution que de partir fonder son propre journal... A tout hasard
il tenta de provoquer une crise interne dans le Parti sur le thème de l’entrée en guerre, se
composant pour la circonstance l'image du personnage shakespearien en proie au doute et à
41 "Abbasso la guerra !", Avanti!, 26/7/1914, p. 1. 42 A. Borghi, Mezzo secolo di anarchia, Napoli, ESI, 1954, p. 157-158. 43 La corruption était encore un sujet sensible, en 1960 : son nom, ayant été cité, Naldi "accorda" au quotidien Il
Paese une série d’entretiens au détour de laquelle il laissait négligemment croire (13/1, p. 8) qu’il aurait réussi à
retourner Mussolini par la seule... puissance du raisonnement.
11
l'hésitation, mais la manœuvre échoua : même ceux qui hier encore l'idolâtraient, persistaient
à ne rien entendre.44
Il semble d'ailleurs que Mussolini se soit peu illusionné, car dans le même temps que dans
les colonnes de l'Avanti! se déroulaient ces simagrées, les négociations allaient bon train, et
bientôt ce devint en haut lieu un secret de Polichinelle que le personnage était à vendre. Ainsi
le ministre des Colonies Ferdinando Martini peut-il noter, à la date du 2 octobre :
Notari m'affirme que Mussolini en personne, le directeur de l'Avanti!, lui a dit : "Moi je ne
peux pas me faire le propagateur de la guerre : mais si la guerre est nécessaire, les
socialistes aussi feront leur devoir".45
(une telle affirmation aurait été banale, tenue par un socialiste légalitaire ; mais venant d’un
Mussolini dont on sait ce qu’il en pensait, du "devoir patriotique", elle ne pouvait qu'être prise
pour ce qu'elle était -une offre de services non déguisée)
Ce petit jeu aurait pu durer encore si Naldi, qui se moquait de la Triple Alliance comme de
la Triple Entente mais avait hâte de conclure, n’avait décidé de brusquer les temps. Le 7
octobre il publia dans son quotidien Il Resto del Carlino une lettre de l’interventionniste
Massimo Rocca, qui accusait Mussolini de tenir ici un double langage...46 Il ne restait plus à
celui-ci qu’à... achever de se démasquer lui-même mais on est loin de l’image de César
franchissant le Rubicon avec panache : le 18 octobre, profitant de ce qu’il était resté seul dans
les locaux de l’Avanti!, il inséra un article pro-guerre. Le piège avait presque... trop vite
fonctionné : des questions d’intendance étaient à régler.
Il n'y eut pour ainsi dire pas besoin de négociations. L'acheteur était dès le départ identifié :
il s'agissait du pool franco-italien qui voulait entraîner le pays dans la guerre. Les exigences
de l’acheteur comblaient le plus cher désir de Mussolini : avoir son journal "à lui". Filippo
Naldi était le négociateur idéal : il était en contacts avec Mussolini (dont le Carlino avait déjà
publié des interviews), était à la solde des groupes industriels italiens, et était influent au
point d'être reçu par le ministre, même à Paris. Un petit mot de Barrère à Pichon (ministre des
Affaires étrangères) daté de mai 1914 en garde trace :
PS. Vous recevrez la visite de M. Naldi, Directeur du Resto del Carlino, de Bologne. Il est
sérieux, amical, et fort intéressant à entendre. /...47
A défaut de négociation, la question fut surtout de savoir qui paierait : la France ne pouvait,
sous peine de provoquer un incident qui risquait de tout compromettre si le pot-aux-roses était
venu à être découvert, créer de toutes pièces un quotidien en territoire étranger ; le patronat
italien, même s'il était trop content d'avoir trouvé pareil socialiste, ne tenait pas à apparaître,
plus que nécessaire ; n’oublions pas non plus que l’Italie défendait fermement sa neutralité
officielle et qu’œuvrer en faveur de la guerre était considéré comme trahison. Aussi on se mit
d'accord sur ce qui suit : le journal recevrait des avances sur publicité consenties par une
structure distincte et créée pour ce type d’opérations, l'Agence Italienne de Publicité. Le 15
44 A. Balabanoff, "Perchè l'hai fatto Benito?", Il Mondo, n. 21, 27/5/1950, p. 12. 45 F. Martini, Diario 1914-1918, a cura di Gabriele De Rosa, Milano, Mondadori, 1966, p. 162. Le personnage
désigné en préambule est le journaliste Umberto Notari. 46 E. Veronesi, op. cit., p. 58. 47 Paris, Bibliothèque de l'lnstitut de France, Papiers Pichon MS 4395, doss. Barrère, fol. 88v°, 29 mai 1914. Ce
qui valait ici tant d’amabilité à Naldi était le fait de passer pour proche du premier ministre Giolitti, et même,
d’avoir ses "entrées" à la Cour...
12
novembre Mussolini lançait un quotidien pro-guerre, grossièrement anti-socialiste et dont il
ne possédait pas le premier centime, Il Popolo d'Italia.48
Durant le premier mois de son existence le Popolo fut à l'abri du besoin mais passé le
succès de curiosité, il fallut se rendre à l'évidence : le chiffre de ventes ne se maintenait que
grâce à Naldi, qui s'était engagé à racheter les invendus. A la date du 20 décembre le journal
était en mauvaise passe, comme en témoigne le journal de Ferdinando Martini :
Naldi, le directeur du Resto del Carlino, vient me voir. C'est lui qui a fourni jusqu'ici les
fonds à Mussolini pour fonder et publier le Popolo d'italia, journal qui, selon l'expression
textuelle de Naldi, "rassemble autour de lui et canalise dans une direction patriotique
toute la pègre de l'Italie du Nord". Mais Naldi ne peut pas aller plus loin dans ses
subventions et, voulant que le Gouvernement pourvoie aux fins utiles, il a parlé à l'avocat
Mucci afin que celui-ci en parle au député Fera, pour qu'il en parle au ministre Orlando,
pour qu'il en parle au Président du Conseil. Une fois parcouru ce chemin -plutôt long-
Orlando, à ce que prétend Mucci, a répondu à Fera que le nécessaire était fait /.../. De
toute façon je parlerai à Salandra pour éviter de nouveaux ennuis, vu que Naldi menace
de suspendre la publication du journal -et ce serait vraiment préjudiciable en ce moment-
sans une aide de 25 000 lires.49
Le Popolo d'Italia vécut ensuite au jour le jour, mais les factures continuaient d'arriver, et la
justice risquait de s'en mêler pour le compte des créanciers. Le patronat italien n'avait aucune
raison de poursuivre son effort, au vu d'un échec qui dépassait les prévisions (seul a pu dire le
contraire un révisionniste qui avait confondu délibérément chiffre de ventes et chiffre de
tirage...50). Mais pour les officiels français on imagine l'humiliation, qu'aurait représentée
l'arrêt du seul titre italien dit socialiste et favorable à l'entrée en guerre. En janvier 1915 c’est
Carlo, informateur local des services français, qui procède au sauvetage in extremis du
journal.51 Le 3 février Luchaire, directeur de l'Institut français de Milan, s'adresse à de Billy :
Vous recevrez sans doute demain la visite d'un journaliste auquel j'ai donné pour vous une
lettre de présentation. Je n’ai aucune qualité pour juger si la demande qu’il vous fera est
recevable. /.../. Je me suis trouvé par hasard mis au courant de la situation très difficile où il
se trouve : votre visiteur vous expliquera sans doute comment j'ai dû, en quelques heures,
pour éviter que le journal ne fût suspendu dès le lendemain, procurer au directeur une
somme de 4. 500 frs. J'ai cru bien faire, dans l'urgence, n'ayant absolument pas le temps de
consulter l'Ambassade, d'empêcher un coup de scène dont l'effet, au point de vue français,
eût été évidemment fâcheux.52
48 Une bonne synthèse, dans : Gherardo Bozzetti, Mussolini direttore dell' "Avanti!", Milano, Feltrinelli, 1979,
pp. 233-248. 49 F. Martini, Diario, cit., p. 288. La lenteur du circuit s'explique du fait qu'il fallait ici "remonter les échelons" :
Mucci, Fera, Orlando, étaient franc-maçons, tout comme F. Martini lui-même. 50 Le lecteur italien aura reconnu le déjà cité De Felice, selon qui : "il successo del Popolo d'Italia fu, si puὸ ben
dire, strepitoso" (Mussolini, v. 1, cit., p. 277). 51 Service Historique de la Défense (ci-après SHD), 12N14, rapport du 20 janvier 1915. L’exacte identité de
"Carlo" sera indiquée en son temps. 52 MAE, 21PAAP R. de Billy 40, Luchaire à de Billy ; confirmé dans : Julien Luchaire, Confession d'un
français moyen, t. II, Firenze, Olschki, 1965, pp. 37-38. L’intervention de Luchaire eut un caractère ponctuel,
motivé par l’urgence, dans ce domaine réservé. Il ne possédait pas cette somme mais n’eut pas à la chercher loin
car il y avait à Milan, quelqu’un qui avait intérêt à payer pour se faire oublier : ce transporteur international
n'avait rien commis d'illégal mais avait fait quelque chose de peu glorieux en prétextant que sa succursale, la
société nationale de transports Fratelli Gondrand, était domiciliée en pays neutre, et donc... échappait aux
règles du blocus !
13
Ces dépannages étaient inespérés, mais ils ne servaient qu'à éponger le passif, et une
semaine plus tard c'est un Mussolini aux abois qui s'adresse au lecteur :
Quelques mots brefs mais clairs aux amis, aux sympathisants, aux lecteurs. Et une fois pour
toutes. L'unique. Je demande, mais je n'ai pas l'intention de me promener avec mon
chapeau. Je demande aujourd'hui, après trois mois. Je ne l'aurais pas fait, je ne l'ai pas fait
après trois jours d'existence du journal. /.../. Je suis relativement content de mon travail.
Mais je sens qu'il y a moyen de faire plus, beaucoup plus. Il y a des projets à traduire dans
les faits. Des projets qui mûrissent -pour l'instant- dans mon cerveau. Pour la réalisation de
ces projets il faut de l'argent. Je ne peux pas dire combien. Il faut de l'argent. /.../. Moi je ne
demande pas des millions. Je demande l'aide des amis, des sympathisants, des lecteurs. Je
réclame des abonnés, je demande des souscripteurs.53
Dès le lendemain, le consul de France à Milan transmet à l'Ambassade :
Je vous adresse aujourd'hui sous pli séparé appel de Mussolini paru dans numéro journal.
Ce journal cesse de paraître si on ne vient à son secours. /.../. J'estime que si on peut faire
quelque chose on doit le faire /.../. Il a été question de 20. 000 frcs. Je crois qu'avec 10. 000
journal pourrait marcher quelques mois.54
Ce n’est pas inutile non plus de rappeler que de Billy n’était pas un premier communiant et
qu’il n’aurait pas donné suite à des demandes telles que celle ci-dessous (adressée par Clerici)
sans des justificatifs tels que factures d’imprimeur, etc. :
.../ Je dois vous donner des nouvelles de Paris où j'ai été jusqu'à samedi dernier, et ce soir
vers 71/2 je me rendrai chez vous à l'Ambassade. /.../ Si vous, Cher Monsieur de Billy,
aviez moyen de faire le nécessaire aujourd'hui même, comme l'autre fois, je pourrais
expédier ce soir même et sauver la situation. La mort du journal aujourd'hui serait un
énorme désastre!55
On en viendrait pour un peu à se demander comment le journal avait pu continuer d’exister
si longtemps... La raison est qu’il disposait d'autres soutiens dont celui des socialistes
français, qui s’étaient ralliés à l'Union sacrée, siégeaient à ce titre au gouvernement, et
avaient à travers Jules Guesde la haute main sur les fonds secrets. Marcel Cachin rendit visite
à Mussolini lorsqu'il alla en mission officielle en Italie, Albert Thomas en fit autant.56 En ce
qui concerne Cachin et d'après sa fille "nous ne savons rien de l'entrevue car Marcel n'en
parla jamais ; mais on murmure qu'il était porteur d'argent du gouvernement français pour
mieux convaincre les socialistes italiens"57 : les sommes en question devaient être
conséquentes, sachant que pour ce qui est des mensualités, des émissaires du Popolo d'Italia
faisaient déjà chaque mois la navette Milan-Paris...58 Mais si la mémoire collective a surtout
retenu le nom de Cachin en raison de son rôle ultérieur à la tête du Parti communiste français
53 Mussolini, "Agli amici", Il Popolo d'Italia, 10/2/1915, p. 2. 54 MAE-Nantes, Archives rapatriées Rome-Quirinal 378, doss. Mussolini, télég. Chabrié n° 35, 11 février 1915.
Quelques mois de plus, pouvaient suffire, vu le but (entrée en guerre italienne) ici poursuivi par la France. 55 MAE, 21PAAP R. de Billy 47, F. (U. Clerici, pseud.) à de Billy, 27 avril 1915. La similitude d’écriture entre
Clerici et F. (ou Font, Fontan, Fontanel, Fontanella...) a été signalée par Jean-Pierre Viallet in Actes du colloque
La France et l'Italie pendant la première guerre mondiale, Presses Universitaires de Grenoble, 1976, p. 215. 56 A.N., 447AP 1 (agendas Marcel Cachin) ; A.N., 94AP 423 (agendas Albert Thomas). 57 Marcelle Hertzog-Cachin, Regards sur la vie de Marcel Cachin, Paris, Ed. Sociales, 1980, p. 90. 58 Roberto Marvasi, Quartetto, Salon, Imp. Nouvelle, 1938, p. 16 ; Giuseppe Pontremoli, "Un giornale e qualche
uomo", Il Mondo, n. 12, 25/3/1950, p. 1 ; interview de Dino Roberto, l'Unità, 31/7/1959, p. 2.
14
cela ne signifie pas que ce soit lui, qui au Parti socialiste ait été principal concerné : la
documentation subsistante oriente nettement sur Charles Dumas, chef de Cabinet de Guesde.
* * *
On pourrait croire qu’avec l’entrée en guerre italienne de mai 1915 la subvention de Barrère
au Popolo d’Italia cessa, vu que la France avait obtenu son but : il n’en fut rien. Et d’une
certaine manière ce journal lui était plus nécessaire que jamais. Si en effet l’Italie était entrée
en guerre ce n’était pas grâce au Popolo, quoi qu’aient pu tenter par la suite de faire croire les
fascistes sans crainte du ridicule (rappelons que l’Italie entra en guerre par suite de l’accord
secret de Londres du 26 avril 1915 aux termes duquel, en échange de gains territoriaux en cas
de victoire, elle s’engageait à entrer en guerre d’ici un mois). Mais avec un tel journal, même
s’il n’avait qu’une audience limitée, la France avait mis en orbite un nationalisme qui, à la
différence de celui existant et dont l’idéologie était identifiable, risquait de "partir en vrille" !
L’amitié de Billy/Clerici était aussi le moyen de "faire passer le message", de manière directe
ou implicite, concernant les positions que la France souhaitait voir ce journal prendre en
matière de politique étrangère.
De Billy rappelle dans ses mémoires avoir eu pendant vingt-six mois de précieuses relations
avec l’intermédiaire désigné par Mussolini.59 Que ces relations aient pu être précieuses pour
lui, c'est l'évidence... Clerici était : un informateur ; et de Billy a ses raisons lorsque dans son
mot de novembre 1922 à de Marcilly il écrit, à propos de l’intéressé, "j’en ferais un préfet de
police". Ces raisons allaient au-delà du petit renseignement. Alors qu’il maîtrisait mal l’italien
-sans quoi il n’aurait pas commis dans ce bref mot l’erreur d’écrire Ordo au lieu de ordine- ce
diplomate put ainsi être informé des subtilités de la vie politique locale et passer pour le
mieux informé, de tous ceux en poste dans la capitale. N’oublions pas non plus qu’à la date
de 1914 la France n’avait pas de service de renseignement en Italie60 et restait prisonnière
d’une conception très dix-huitiémiste dans laquelle ce qui dans ce pays importe est de pouvoir
agir sur les milieux "vaticans"... (quant à créer maintenant un service de renseignement,
autant ne pas y penser : on n’espionne pas un pays dont on brigue l’amitié)
Mais, à en juger par les lettres que par dizaines ce diplomate reçut de Clerici, ces relations
furent avant tout précieuses... pour le journal :
Très illustre Monsieur de Billy,
Je reçois ce matin un express* qui me conjure de faire le maximum possible*... il s'agit
comme toujours de faire face à de graves obligations : je le sais très bien.-
Il ne me reste qu'à vous prier, très illustre ami à nous, de faire le maximum possible. Si
vous ne pouviez pas arriver à 15 faites au moins 13, faites ce que vous croyez bon pour
sauver la situation.
De toute façon j'ai foi en votre gentillesse habituelle, et je vous demande aussi mille
excuses pour nos amis. Avec le plus grand respect, bien vôtre
PS. A 18 1/2 - 19 je viendrai vous voir, comme convenu.61
* souligné dans le texte
59 MAE, 21PAAP R. de Billy 1, fol. 306v° (pour rappel : les vingt-six mois recouvrent la période qui s’étend de
l’automne 1914 au début de l’année 1917). 60 Comme partout où le Deuxième Bureau n’était pas représenté c’était l’attaché militaire ou l’attaché naval qui
faisait fonction ; les renseignements transmis étaient souvent très valables mais jusqu’en juin 1915 il n’y eut pas
même de "section italienne" pour les traiter à l’arrivée, au ministère de la Guerre. 61 MAE, 21PAAP R. de Billy 46, Fontan (U. Clerici, pseud.) à de Billy, 11 janvier 1916.
15
Le cri déchirant que Clerici adressa à de Billy le 5 janvier 1917, lors du départ de celui-ci,
vaut de passer à la postérité :
Très illustre Monsieur De Billy,
Avant de quitter Rome je me sens en devoir de vous remercier encore une fois pour tout ce
que vous avez fait pour nous : par écrit aussi je désire vous exprimer toute notre plus vive
reconnaissance.-
Nous rencontrâmes peu de personnes, dans notre vie de lutte incessante, qui, comme vous,
Cher Monsieur De Billy, surent nous inspirer tant de confiance, tant de confidence.- Vous
êtes un peu notre père ; vous, en nous laissant, créez autour de nous le vide !...
En ces deux années de luttes et de victoires incessantes, nous vîmes toujours en vous le
guide intelligent, le grand ami qui possédait entière notre âme.
L'Italie a besoin d’hommes comme vous, excellent Monsieur De Billy : oui, et beaucoup !-
Au lieu de cela ?...
Et penser que nous placions tant d’espérance en vous, qui malgré tout nous avait compris...
Patience !-
Je prévois une fin terrible pour notre journal, avec votre départ*! Mais...
J’ai confiance, toutefois, que vous laisserez en de bonnes mains notre et "votre" enfant* et
que vous parlerez aussi de la chose à Monsieur Berthelot, que je sais être un ami à nous.-
Même à Monsieur Charles-Roux vous voudrez bien nous recommander afin de nous sauver
d’un désastre imminent*.- Nous ne savons plus comment pourvoir aux fins utiles.-
Patience !- /...62
* souligné dans le texte
* * *
L’entrée en guerre italienne ne remettait pas en cause l’activité de cette Mission à Gênes,
qui avait jusque là versé de fait à Mussolini des mensualités de même montant qu’à Rome, au
motif de surveillance du blocus. On se doit d’ajouter que les renseignements fournis "en
double" à l’Ambassade à Rome par son dévoué Clerici, étaient de bonne qualité : si en 1917
Charles-Roux se plaint de leur médiocrité, comme on a pu le voir, cela prouve seulement que
ce diplomate de type traditionnel n’avait pas réussi à établir avec Clerici le même type de
rapport que de Billy, qui lui, s’amusait d’avoir à côtoyer ce syndicaliste corrompu... Mais
avec l’entrée en guerre la surveillance maritime et ferroviaire incomba soudain aux autorités
italiennes. Mussolini avait tout lieu de s’inquiéter du salaire des agents italiens de la Mission,
qui même s’ils avaient bien fait leur travail avaient été volontairement surpayés pour lui être
agréable... Aussi avant d’être mobilisé il fit adresser par Clerici à Coutret, chef de la Mission
maritime française, une lettre qui avait pour but de "renouveler le bail" et qui était habile car
elle rappelait que la surveillance de la contrebande, en temps de guerre, ne trouve sa pleine
efficacité que si elle est assortie de publicité (un usage institué accordait au dénonciateur une
prime de la valeur du tiers des marchandises saisies) :
Comme je vous l’ai déjà dit, disposez librement de notre journal qui est tout à votre
disposition et qui mènera toutes les campagnes nécessaires.63
On concèdera à cette Mission française de n’avoir pas fait les choses à moitié. Ayant décidé
de redonner vie à un réseau d’informateurs italiens (avec l’entrée en guerre le précédent
réseau avait été clôturé64) mais ne pouvant le placer de nouveau sous la direction de son
62 MAE, 21PAAP R. de Billy 46, Fontan à de Billy, 5 janvier 1917. 63 SHD, SSQ-42, U. Clerici à P. Coutret, 19 août 1915. 64 SHD, 7N931, doss. 7, lettre signée en clair (Virginio Corradi, et non plus... "Carlo"), 4 juin 1915.
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précédent chef, qui avait demandé à être incorporé, elle le confia à... Clerici ! Les rapports
entre ce réseau et le Popolo d’Italia étaient désormais de type incestueux. Ainsi le 7 octobre
1917 le consul à Gênes, en principe concerné par le seul réseau, transmet un télégramme, qui
sauf erreur de notre part, concernait uniquement... le journal :
Pour M. Barrère.
Direction du Popolo d'Italia est très émue par le bruit que pendant dernier comité secret de
la Chambre des Députés française on aurait parlé de subventions versées à ce Journal. Un
membre de la Chambre, M. Mistral l'aurait dit au député socialiste Modigliani. Mais
Mussolini est surtout préoccupé à savoir si le compte rendu secret de la discussion dont
l'existence ne fait pas de doute et qui paraît-il serait parvenu en Italie contient une mention
de ce genre auquel cas il semblerait impossible de faire tête et il envisagerait son départ du
Journal. C'est donc sur ce second point qu'il désirerait être fixé promptement si possible.
Dans la négative il resterait et résisterait./. 65
On comprend mieux du même coup les articles 245 et 246 du Code pénal fasciste de 1930
punissant de cinq à quinze ans de prison le citoyen qui, "même indirectement, aurait accepté
ou se serait fait promettre de l’étranger, pour lui ou pour autrui, des subsides ou tout autre
avantage ou en aurait seulement accepté la promesse", "afin de contraindre l’Etat italien à la
déclaration ou au maintien de la neutralité, ou à la déclaration de la guerre"66...
Ici encore enfin apparaît prouvé que réalité et fiction sont des domaines distincts : on est
très loin de l’image, propagée par le beau film Vincere (2009), d’un journal créé avec amour
par la maîtresse du moment de Mussolini, Ida Dalser, qui aurait pour la circonstance mangé
ses économies...
65 MAE, Guerre 1914-18, Italie 578, fol. 19, télég. de Marcilly n° 50, 7 octobre 1917. 66 Gaetano Salvemini, Mussolini diplomatico, Bari, Laterza, 1952, p. 431.