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Marc-Antoine Dilhac UNE THÉORIE DE LA JUSTICE ESSENTIELLEMENT CONTESTÉE : RAWLS À L’ÉPREUVE DE GALLIE En introduisant, dans son article séminal de 1956 1 , l’idée que nos concepts sociaux étaient essentiellement contestés, W. B. Gallie lançait un avertissement à toute philosophie morale et politique future qui se voudrait analytique : les concepts fondamentaux de la philosophie pra- tique ne peuvent exhiber leur sens ultime et incontestable par une analyse sémantique ou linguistique qui évacuerait toute dispute ou contestation sur l’usage correct du concept 2 . Quand John Rawls fait paraître, en 1971, Théorie de la justice 3 , une œuvre que l’on classe non sans ambiguïté dans la tradition analytique 4 , il semble ignorer la mise en garde de Gallie : il développe une théorie de la justice appuyée sur un concept de justice minimal qu’il présente comme donné en philoso- phie politique et qu’il soustrait à toute discussion ; pire, pour ses contra- dicteurs, il offre une théorie qu’il veut protégée de la contestation poli- tique et où la diversité des voix citoyennes se fondent dans le monologue analytique du philosophe qui les prive de la possibilité de délibérer authentiquement. Il n’est guère étonnant que Rawls ait été pris pour cible par les théoriciens ayant endossé la position de Gallie de manière plus ou moins fidèle, de quelque courant qu’ils fussent par ailleurs 5 . Les critiques de Rawls soulignent, non sans raison, que la séparation du juste et du bien dans TJ et la promotion de la neutralité dans le Libéralisme politique 6 1. Walter Bryce GALLIE, « Essentially Contested Concepts », Proceedings of the Aristote- lian Society 56, 1956, pp. 167-198. 2. Cela exclut la démarche « restrictiviste » (restrictivist approach) de Felix Oppenheim qui recourt à l’analyse conceptuelle et linguistique pour rendre compte de la signification de la liberté. Cf. Felix Oppenheim, « “Facts” and “Values” in Politics », Political Theory 1, 1973, pp. 54-78. 3. John RAWLS, Théorie de la justice (1971), trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987 (noté TJ par la suite). 4. Daniel WEINSTOCK, « Philosophie politique », in Pascal Engel (dir.), Précis de philoso- phie analytique, Paris, PUF, 2000, p. 241-268 ; Marc-Antoine DILHAC, « Rawls, l’analyse de la justice », in Sandra Laugier et Sabine Plaud (éd.), Lectures de la philosophie analytique, Paris, Éditions Ellipses, 2011, pp. 472-488. 5. Cf. par exemple John GRAY, « On Liberty, Liberalism and Essential Contestability », British Journal of Political Science 8 (4), 1978, pp. 385-402 ; Christine SWANTON, « On the “Essential Contestedness“ of Political Concepts », Ethics 95, 1985, pp. 811-827 ; et plus récemment, Emmanuel RENAULT, L’Expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004, p. 16 sq. 6. RAWLS, Libéralisme politique (1995), trad. C. Audard, Paris, Presses Universitaires de France, 1995 (noté LP par la suite). 53 Valeur qui restait : 2.50 valeur éclatée : 2.50

Une théorie de la justice essentiellement contestée : Rawls à l’épreuve de Gallie

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Marc-Antoine Dilhac

UNE THÉORIE DE LA JUSTICEESSENTIELLEMENT CONTESTÉE :

RAWLS À L’ÉPREUVE DE GALLIE

En introduisant, dans son article séminal de 1956 1, l’idée que nosconcepts sociaux étaient essentiellement contestés, W. B. Gallie lançaitun avertissement à toute philosophie morale et politique future qui sevoudrait analytique : les concepts fondamentaux de la philosophie pra-tique ne peuvent exhiber leur sens ultime et incontestable par uneanalyse sémantique ou linguistique qui évacuerait toute dispute oucontestation sur l’usage correct du concept 2. Quand John Rawls faitparaître, en 1971, Théorie de la justice 3, une œuvre que l’on classe nonsans ambiguïté dans la tradition analytique 4, il semble ignorer la miseen garde de Gallie : il développe une théorie de la justice appuyée surun concept de justice minimal qu’il présente comme donné en philoso-phie politique et qu’il soustrait à toute discussion ; pire, pour ses contra-dicteurs, il offre une théorie qu’il veut protégée de la contestation poli-tique et où la diversité des voix citoyennes se fondent dans le monologueanalytique du philosophe qui les prive de la possibilité de délibérerauthentiquement.

Il n’est guère étonnant que Rawls ait été pris pour cible par lesthéoriciens ayant endossé la position de Gallie de manière plus ou moinsfidèle, de quelque courant qu’ils fussent par ailleurs 5. Les critiques deRawls soulignent, non sans raison, que la séparation du juste et du biendans TJ et la promotion de la neutralité dans le Libéralisme politique 6

1. Walter Bryce GALLIE, « Essentially Contested Concepts », Proceedings of the Aristote-lian Society 56, 1956, pp. 167-198.

2. Cela exclut la démarche « restrictiviste » (restrictivist approach) de Felix Oppenheimqui recourt à l’analyse conceptuelle et linguistique pour rendre compte de la significationde la liberté. Cf. Felix Oppenheim, « “Facts” and “Values” in Politics », Political Theory 1,1973, pp. 54-78.

3. John RAWLS, Théorie de la justice (1971), trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987(noté TJ par la suite).

4. Daniel WEINSTOCK, « Philosophie politique », in Pascal Engel (dir.), Précis de philoso-phie analytique, Paris, PUF, 2000, p. 241-268 ; Marc-Antoine DILHAC, « Rawls, l’analyse dela justice », in Sandra Laugier et Sabine Plaud (éd.), Lectures de la philosophie analytique,Paris, Éditions Ellipses, 2011, pp. 472-488.

5. Cf. par exemple John GRAY, « On Liberty, Liberalism and Essential Contestability »,British Journal of Political Science 8 (4), 1978, pp. 385-402 ; Christine SWANTON, « On the“Essential Contestedness“ of Political Concepts », Ethics 95, 1985, pp. 811-827 ; et plusrécemment, Emmanuel RENAULT, L’Expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique del’injustice, Paris, La Découverte, 2004, p. 16 sq.

6. RAWLS, Libéralisme politique (1995), trad. C. Audard, Paris, Presses Universitaires deFrance, 1995 (noté LP par la suite).

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conduit à la réduction de toute contestation politique et théorique,c’est-à-dire la négation de la dimension proprement politique de lapolitique et de la réflexion politique. En isolant le concept de justice eten construisant une théorie de la justice qui évite – ou plutôt prétendéviter – toute occasion de conflit, Rawls non seulement saperait l’idéemême de politique mais manifesterait sa méconnaissance du caractèreessentiellement contesté du concept de justice.

Cette lecture, bien qu’elle ne soit pas dépourvue de tout fondement,nous paraît très partiale parce qu’elle repose sur une sélection de quel-ques critères de l’idée de concept essentiellement contesté et en ignored’autres qui jouent pourtant un rôle essentiel dans l’idée de Gallie.Rappelons brièvement les sept critères retenus par Gallie, qui s’appli-quent au concept de justice : (I) le concept a pour objet une réalisationhumaine valorisée ; (II) il est marqué par une complexité interne ;(III) on peut le décrire de différentes manières ; (IV) la signification duconcept est ouverte et peut changer selon les circonstances ; (V) dansleur dispute sur le bon usage du concept, les opposants reconnaissentqu’ils parlent bien du même concept ; (VI) le concept disputé se rap-porte à un modèle originel (original exemplar) qui fait autorité ; (VII) lemodèle originel vit et se développe grâce à la compétition entre lesopposants pour la meilleure interprétation. Étrangement, ces deux der-niers critères sont au mieux contestés par ceux-là mêmes qui se récla-ment de Gallie, au pire ignorés. Or, il nous semble que l’accent portésur l’historicité des concepts dont l’objet est une pratique humaine etla compétition pour la meilleure interprétation, sont des conditionsessentielles d’un concept essentiellement contesté. Nous allons montrerque ces deux critères ne sont pas des ajouts superflus ou incohérentsde Gallie mais qu’ils obéissent à une nécessité interne pour que la con-testabilité essentielle ne désagrège pas complètement nos conceptssociaux.

Nous soutenons alors deux idées que nous croyons être au cœurde la démarche de Gallie : tout d’abord, le caractère essentiellementcontesté d’un concept ne nous condamne ni au relativisme ni au scep-ticisme ; conscient de ce caractère, nous devons au contraire défendrel’usage contesté que nous faisons des concepts pour élaborer nosthéories pratiques. Ensuite, nous ne pouvons défendre de manièreoptimale l’usage de nos concepts que si nous tenons compte de leurcaractère historique et si nous renonçons à chercher leur sens ultimedans une analyse sémantique définitive. La conclusion négative estqu’il s’agit de renoncer également à déduire de fondements noncontestés nos propositions normatives ; la conclusion positive est quetoute théorie morale et politique qui prend au sérieux le caractèreessentiellement contesté de ses concepts fondamentaux doit être, d’unpoint de vue épistémologique, cohérentiste. Si nous interprétons cor-rectement la démarche générale de Gallie, il nous semble que la théo-rie de la justice comme équité de Rawls satisfait à ses exigences épis-témologiques.

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LA NEUTRALISATION DU POLITIQUE

Que notre époque moderne soit marquée par un conflit axiologiqueet idéologique irréductible, désigné par l’expression « guerre desdieux » chez Max Weber, « pluralisme de la valeur » chez Isaiah Berlinou encore « fait du pluralisme » chez John Rawls, c’est un constatdevenu trivial en éthique et en philosophie politique. Tout philosophepolitique sérieux doit partir de la fragmentation morale qui se manifesteaussi bien dans la pluralité des opinions politiques que dans l’ébranle-ment des fondations ultimes des théories politiques. Les théories poli-tiques semblent condamnées à errer au-dessus d’un abîme d’intuitionsmorales irréconciliables, dérivant au gré des disputes sur le sens ultimedes concepts 7. Tous les concepts fondamentaux de la philosophie poli-tique sont l’objet d’intenses conflits interprétatifs, que l’on pense entreautres à la liberté, l’égalité, la légitimité, le pouvoir, la souveraineté, etévidemment la justice 8. Il faut pourtant bien s’entendre car, contraire-ment aux disputes portant sur la compréhension du concept d’œuvred’art ou du christianisme, celles qui portent sur les concepts politiquesengagent les conditions de notre coexistence et les conditions mêmesde la poursuite de nos autres disputes. Bien sûr on peut faire valoirque les controverses esthétiques ou religieuses ont des implicationspolitiques et que nombre de conflits politiques se sont joués dans lesquerelles sur la place de l’art et des artistes dans la cité, ainsi que dansles controverses exégétiques entre théologiens. Mais dès lors que lacontroverse a cette dimension politique, nous comprenons que ce sontles concepts politiques eux-mêmes qui font ultimement l’objet de lacontroverse. On peut concevoir des disputes esthétiques indéfinies quine réclament aucune réconciliation, concept contre concept, visioncontre vision, œuvre contre œuvre. On peut difficilement accepter qu’ilen soit de même pour les questions politiques, non que l’on veuilleéradiquer la contestation ni que l’on estime naïvement être en mesurede convaincre tous les membres d’une société donnée, encore moinsde l’humanité dans son ensemble, mais parce qu’il est dans la naturede la réflexion politique de proposer des modèles de la vie socialecompréhensibles par tous, acceptables pour tous et finalement réalisa-bles en façonnant la matière première de la politique, à savoir la volontédes hommes.

Cette tension entre l’impossible consensus axiologique et l’exigenced’entente pour former une société commune travaille de l’intérieur laphilosophie politique de John Rawls. Dès la première section de TJ, lelecteur est pris dans une contradiction qui dynamise la recherche dejustice. En effet, Rawls explique tout d’abord que les individus ont unintérêt convergent pour la coopération sociale afin d’améliorer leurs

7. Marc-Antoine DILHAC et Sophie GUÉRARD DE LATOUR, Étant donné le pluralisme,« Introduction », Paris, Publications de la Sorbonne, 2013.

8. William E. CONNOLLY, The Terms of Political Discourse, Chap. 1, Princeton, PrincetonUniversity Press, 1974 (noté TPD par la suite).

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conditions d’existence ; en ce sens il y a « identité des intérêts ». Cepen-dant, il montre qu’ils ont aussi un intérêt divergent qui les encourage àréclamer la plus grande part de ressources et de revenus pour promou-voir un projet de vie soutenu par une conception de la vie réussie, ouune conception du bien ; il y a alors « conflit d’intérêts ». De cettecontradiction originelle, Rawls retient deux leçons que nous allons déve-lopper plus loin : tout d’abord, les individus désirent s’entendre sur desprincipes de justice sociale pour arbitrer leurs conflits et désirent éga-lement les respecter pour que la coopération sociale soit possible, maissont en profond désaccord sur ce que signifie la justice ; chacun contesteles principes de répartition qui ne lui assurent pas la plus grande partou la part suffisante pour qu’il mène à bien son projet de vie. Ensuite,tant qu’ils interprètent la justice selon leur conception du bien, ils nepeuvent s’entendre sur une conception publique de la justice.

Reprenons la première leçon. Les individus émettent des revendica-tions conflictuelles sur la manière dont sont distribués les ressources etles fruits de la coopération sociale à laquelle ils participent, mais neparviennent pas à adopter une conception commune de la justice quileur permettrait d’arbitrer entre leurs revendications. En fait, ils nes’entendent pas sur la définition de la justice et sont pourtant en concur-rence pour promouvoir une définition unique de la justice. La situationpourrait devenir paradoxale s’ils n’avaient absolument aucun pointd’accord sur ce qu’ils attendent les uns des autres ou plutôt ce qu’ilsattendent des institutions sociales en matière de répartition des bienssociaux. Rawls accomplit alors un geste méthodologique qui va déter-miner son attitude philosophique à l’égard d’autres questions de justi-fication : il sépare ce qui fait, ou doit faire, l’objet d’un consensus et cequi suscite, ou peut légitimement susciter, la controverse. Il commenceainsi par distinguer le concept de justice des conceptions de la justice :

Les hommes ne sont pas d’accord sur les principes qui devraient définirles termes de base de leur association. Cependant, nous pouvons dire, endépit de ce désaccord, qu’ils ont chacun une conception de la justice,c’est-à-dire qu’ils comprennent le besoin d’un ensemble caractéristiquesde principes (...) C’est pourquoi il semble naturel de considérer le conceptde justice comme étant distinct des diverses conceptions de la justice etcomme étant défini par le rôle qu’ont en commun ces différents ensemblesde principes, ces différentes conceptions de la justice 9.

Le concept de justice constitue le point de vue commun et unique àpartir duquel on peut identifier un problème ou une revendicationcomme relevant de la justice ; c’est aussi le noyau dur de toutes lesconceptions de la justice que défendent les individus dans le conflit surla répartition des biens sociaux. Les conceptions de la justice, quant àelles, sont des interprétations du concept de justice. Au concept de Xcorrespondent plusieurs interprétations de X qui sont autant de concep-

9. RAWLS, TJ, p. 31.

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tions de X 10. Le concept de justice renvoie à deux idées fondamentales :la première est que la justice implique le refus de distinction arbitrairedans le traitement des personnes, dans la répartition des droits et desdevoirs ; le seconde est qu’elle est réalisée quand un ensemble de règlespermet d’atteindre un « équilibre adéquat » entre les revendicationsconcurrentes 11.

Nous reviendrons, dans la prochaine section, sur la portée de cettedistinction entre concept et conception mais il convient à présent depasser à la deuxième leçon que Rawls tire de la contradiction originelle.Les individus ne s’entendront pas sur les termes de la coopération socialetant qu’ils identifieront leur conception du bien comme une conceptionplausible de la justice. Le raisonnement de Rawls est clos dès le débutpar cette affirmation qui ne sera jamais remise en cause : les conceptionsdu bien des individus ne sauraient être la base sur laquelle établir cesprincipes de justice, puisqu’elles sont diverses, irréductibles, inconcilia-bles. Les disputes sur le bien sont indéfinies et on peut envisager, dansles conditions normales de la discussion, qu’elles se résolvent par unaccord unanime. La seule manière de résoudre les controverses autourde la question du bien consiste à en imposer une et de l’ériger enconception publique de la justice. Il faut injecter dans le raisonnementsur la justice une prémisse cruciale qui permet de rejeter cette solution :on doit s’entendre sur le fait que la justice requiert le consentement noncontraint des personnes et exclut donc tout usage de la force qui n’estpas réglé par des principes reconnus publiquement. Aussi la conceptionde la justice destinée à régler nos conflits ne doit-elle pas promouvoirune conception du bien en particulier car elle ne prendrait pas au sérieuxla pluralité des personnes qui défendent des conceptions du bien dif-férentes.

De là vient qu’on doive distinguer, selon Rawls, la question du justeet la question du bien, et que l’on doive accorder à la première la prioritésur la seconde. Les théories de la justice se divisent ainsi en téléologiqueset déontologiques, et seules les dernières peuvent véritablement préten-dre à la validité. On appelle téléologiques les théories de la justice quiconditionne la justice à la recherche du bien, et plus précisément à lamaximisation du bien 12. Prenons deux exemples simples : l’utilitarisme

10. Ce n’est pas à Gallie que Rawls se réfère pour penser cette distinction entre conceptet conception de la justice, mais à H. L. A. Hart. Dans le chapitre VIII de The Concept ofLaw, « Justice and Morality », Hart soutient qu’il existe une idée commune de la justicemalgré les variations dans les règles d’application, et que la justice a fondamentalement àvoir avec les notions d’équilibre, de proportion et de non discrimination arbitraire ; cf. HART(1961), Le concept de droit, 2e édition, trad. M. van de Kerchove, Bruxelles, Publications desFacultés Universitaires Saint-Louis, 2005. Voir aussi l’usage de cette distinction chez RonaldDWORKIN, « The Jurisprudence of Richard Nixon », The New York Review of Books 18 (8),May 1972, pp. 27-35 ; Justice for Hedgehogs, Harvard University Press, 2011. Voir sur Dwor-kin la contribution de Jean-Fabien SPITZ, « Les concepts politiques chez Ronald Dworkin :des concepts interprétatifs et nécessairement contestés » (dans ce volume).

11. RAWLS, TJ, pp. 31-32, 36.12. RAWLS, TJ, p. 50.

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fait dépendre la justice de la recherche de l’utilité, c’est-à-dire du plaisir,du bien-être ou du bonheur. Une fois qu’il a défini l’utilité, l’utilitaristeformule la règle de justice fondamentale qui exige invariablement lamaximisation de l’utilité, de sorte qu’est juste (bonne) seulement uneaction ou une règle d’action qui contribue à l’augmentation de l’utilité.C’est à l’utilitarisme que Rawls réserve ses traits les plus perçants. Maison peut également songer aux doctrines religieuses qui font du salut lesouverain bien et subordonne la justice temporelle à la recherche desmoyens, violents ou non, augmentant les perspectives de salut pour tous,ou le plus grand nombre.

Ces théories de la justice sont essentiellement controversées dans lecontexte social où l’autorité morale est contestée et où chacun, individuou groupe, cherche par ses propres moyens à établir ce qui vaut pourlui. Le fait du pluralisme axiologique et idéologique constitue la cir-constance historique, mais peut-être pas contingente, qui rend cadu-ques les théories téléologiques de la justice. C’est pourquoi il faut tenterde définir le juste indépendamment du bien, et antérieurement à ladéfinition du bien, en partant plutôt de la considération des droits.Cette approche définit les théories déontologiques de la justice quis’appuie sur des jugements bien pesés et partagés sur les droits despersonnes, par exemple qu’il est injuste que des hommes soient per-sécutés pour leur croyance religieuse ou qu’ils soient réduits à la con-dition d’esclave. Pour l’instant, nous n’avons pas besoin de déployertoute l’argumentation rawlsienne qui permet de justifier ces jugementsdans une théorie de la justice ; il suffit de retenir que les considérationsen jeu dans les théories déontologiques portent sur les droits et nonle bien.

La priorité du juste sur le bien et la distinction entre concept dejustice et conception de la justice définissent, semble-t-il, une stratégied’évitement qui consiste à renoncer à s’établir sur le sol ferme du consen-sus en évitant de s’engager sur le terrain boueux des controverses mora-les et philosophiques. Il ne s’agit pas de faire taire toute contestation nide supprimer les occasions de conflit, mais simplement d’offrir un pointde vue, celui de la justice, pour arbitrer de manière non violente lesrevendications concurrentes des individus engagés dans la coopérationsociale. Rawls propose ainsi de construire une théorie de la justice qui,dès le début, est débarrassée de doctrines hautement controversées maisqui constitue un cadre permettant la poursuite personnelle de finalitéscontroversées. On comprend déjà que ses choix méthodologiques vontavoir une incidence sur la formulation même de la conception de lajustice de Rawls, une conception libérale qui fournit aux individus desmoyens équitables de mener leur vie selon leur conception du bien.Cette conception de la justice est justifiée, aux dépens de conceptionsconcurrentes, au sein de deux dispositifs théoriques différents maiscomplémentaires, à savoir le contrat social dans la position originelle(position idéale d’équité) et la raison publique dans l’espace démocra-tique.

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ANALYSE DE LA CONTESTATION DE LA JUSTICE

On peut faire deux lectures différentes de la démarche rawlsienne,l’une qui accorde à Rawls d’avoir pris en compte la contestabilité essen-tielle du concept de justice en distinguant concept et conception, l’autrequi souligne sa volonté d’expurger toute contestation de la réflexion surla justice et de ne pas prendre au sérieux le pluralisme des interprétationsdu juste. C’est cette dernière lecture qui s’est imposée. Les objectionsportent sur deux niveaux d’élaboration de la théorie de la justice : lepremier niveau est la caractérisation du concept de justice ; le deuxièmeest la construction de la conception de la justice comme équité. Dansles deux cas, Rawls est accusé de vouloir mettre la justice à l’abri de lacontestation, ignorant ou feignant d’ignorer que tant la conception dela justice que le concept même de justice sont essentiellement contestésou contestables – cette distinction sera discutée plus loin.

Le stratège de l’évitement semble ignorer volontairement que quelqueque soit le degré de consensus que l’on atteindra en politique, lesconcepts fondamentaux du discours politique seront l’objet de contes-tation. S’appuyant sur l’analyse des concepts essentiellement contestésproposée par Gallie, Emmanuel Renault écrit ainsi :

en philosophie politique, la stratégie du consensus repose en définitivesur une conception naïve du discours politique (elle sous-estime les ten-sions qui traversent les conditions communicationnelles de la politique)et sur un concept de la politique trop étroit pour accueillir la conflictualitéet l’indécision propres à la politique (...) 13

Dans ces pages de L’expérience de l’injustice, Rawls est explicitementvisé par Renault qui lui reproche de méconnaître la dimension politique– c’est-à-dire conflictuelle – du discours et des concepts politiques. Lapolitique consiste à prendre des décisions qui ne peuvent faire consensusau sens de Rawls, c’est-à-dire en adoptant une position neutre – le pointde vue de nulle part, pour reprendre le mot de Thomas Nagel 14 ; lapolitique suppose inévitablement de prendre parti. L’argument sous-jacent est que la conception de la justice comme équité est essentielle-ment contestée et que la théorie de la justice ne peut raisonnablementse présenter comme une théorie du consensus sur la justice sans êtreaveugle aux conditions de son propre discours.

Il convient donc à présent de montrer en quel sens la théorie de lajustice comme équité est vulnérable à la thèse de Gallie sur la contes-tabilité essentielle des concepts sociaux, puis nous examinerons dans ladernière section si, le cas échéant, cela la disqualifie (nous reviendronssur l’argument de Renault à la fin de notre exposé). Il y a deux manièrede comprendre l’objet même de la contestation dans l’exposé de Gallie :ou bien on considère que le concept de X est essentiellement contestéquand il donne lieu à des interprétations irréductibles (les conceptions

13. Emmanuel RENAULT, L’Expérience de l’injustice, pp. 19-20.14. Thomas NAGEL, The View from Nowhere, Oxford, Oxford University Press, 1986.

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de X) ; ou bien on considère que c’est le concept de X lui-même quiest contesté dans ses caractéristiques essentielles. La première versionde l’explication a l’avantage de maintenir la possibilité d’une ententeformelle sur le sens du concept malgré les désaccords sur son usage ;cette explication s’accorde avec l’exposé de Gallie selon Christine Swan-ton. Il est intéressant de noter que cette dernière renvoie à Rawls pourillustrer cette propriété des concepts essentiellement contestés : « jesuivrai l’usage de Rawls en désignant “le cœur commun” par le termede concept, et les “interprétations” contestées de ce cœur par le termede conception. 15 » Si Rawls opère cette distinction, on peut raisonna-blement penser que c’est pour tenir compte du caractère essentiellementcontesté de la justice 16. Mais justement, on pourra dénoncer sa volontéde promouvoir une conception consensuelle de la justice, selon desdispositifs de justification qui excluent la controverse morale et politi-que, et ce en dépit même de sa reconnaissance implicite du caractèreessentiellement contesté des conceptions de justice.

La deuxième version de l’explication – c’est le concept de X qui esten lui-même contesté – est également conforme à la leçon de Gallie,mais elle soulève des questions abyssales. Si c’est le « cœur » du conceptqui est contesté, on peut se demander comment il est encore possiblede dire que c’est le même concept qui est contesté. Or, le critère V deGallie exige que les interlocuteurs reconnaissent mutuellement qu’ilsparlent bien du même concept. Les significations données au conceptseraient incommensurables. Nous allons essayer de surmonter ces objec-tions majeures en préservant l’idée que c’est le concept lui-même quiest essentiellement contesté mais qu’il existe néanmoins des points fixesdans l’élaboration sociale et historique du concept qui en stabilisent lesusages.

Pour saisir plus précisément ce qui est essentiellement contesté dansle concept de justice, nous allons recourir à l’analyse des éléments inter-nes et externes qui définissent le concept de justice, selon Rawls. Leconcept de justice, noté C(j), est marqué par une complexité interne(critère II) qu’on peut représenter de la manière suivante : C(j) = {d1, d2,... , di} � � {n1, n2, ... , ni� , où {d1, d2, ... , di} sont des élémentsdescriptifs de la justice, et � n1, n2, ... , ni� des éléments normatifs oules finalités de la justice 17. L’élément descriptif principal est ce queRawls appelle « l’objet de la justice » : la structure de base de la société,c’est-à-dire l’ensemble des institutions sociales qui répartissent les droitset les devoirs ; les droits et les devoirs donnent accès à une quantitédéfinie de biens issus de la coopération sociale. Cet élément descriptifest donc lui même complexe. Le concept de la justice comporte aussi

15. Christine SWANTON, « On the “Essential Contestedness” of Political Concepts », op.cit., p. 813.

16. Ibid., p. 812.17. Nous suivons W. Connolly sur le fait que les concepts essentiellement contestés

contiennent des éléments descriptifs qui permettent d’identifier ce à quoi on attribue de lavaleur. Cf. William E. CONNOLLY, TPD, Chap. 1.

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des éléments normatifs, principalement deux : le refus de « l’arbitraire »et la recherche de « l’équilibre adéquat » entre des revendicationsconcurrentes. Une conception de la justice, notée C*(j) est une interpré-tation de C(j) et peut être analysée comme un ensemble de principesréalisant C(j) : C*(j) = {p1, p2, ... , pi}, où {p1, p2, ... , pi} sont des principesnormatifs réalisant les finalités � n1, n2, ... , ni� de la justice. Il convientà présent d’approfondir cette analyse en introduisant d’autres conceptssociaux qui sont en relation avec C(j) et qui peuvent constituer desfinalités de C*(j). Rawls admet trois concepts sociaux qu’il identifiecomme des problèmes fondamentaux de la vie sociale mais qui, au moinsdans un premier temps, ne sont pas considérés comme des éléments deC(j) : la coordination (des projets individuels), l’efficacité (des moyens) etla stabilité (du système de coopération sociale). Ces concepts sontcomplexes, comprenant des éléments descriptifs et normatifs, et ren-voient à des réalisations sociales valorisées 18 ; en outre, ils constituentdes contraintes externes de C(j).

Dès lors, on peut émettre plusieurs hypothèses sur ce qui occasionnela contestation de la justice :

i. La première hypothèse, évoquée plus haut chez Swanton, consisteà faire porter la contestation sur les interprétations de C(j), c’est-à-direles conceptions de la justice C*(j). C’est l’hypothèse la plus faible car ellepermet, selon la stratégie d’évitement, de maintenir une référence noncontestée qui sert de cœur commun aux différentes C*(j). La complexitéinterne de C(j) requiert des critères de pondération et de hiérarchisationqui différeront d’un théoricien à l’autre et engendreront une diversitéde C*(j)

19. Mais, ce qui nous intéresse plutôt c’est la contestation de C(j)lui-même, car si l’on montre que C(j) est essentiellement contesté, cettepremière hypothèse paraîtra triviale.

ii. Ce sont les éléments descriptifs {d1, d2, ... , di} de C(j), indépen-damment des éléments normatifs. Par exemple, on peut s’entendre surle fait que la justice consiste dans le refus de l’arbitraire et dans larecherche d’un équilibre adéquat, mais contester que la justice portesur la structure de base de la société, ou à tout le moins sur l’ensembledes institutions sociales dénotées par cette expression.

iii. Ce sont les éléments normatifs ou les finalités {n1, n2, ... , ni} deC(j). Dans ce cas, on peut tout à fait s’entendre sur l’objet descriptif dela justice, mais considérer que le refus de l’arbitraire n’est pas propre àla justice sociale, ou bien que c’est un critère trop large pour pouvoircaractériser la justice sociale. On peut aussi contester le fait que larecherche d’un équilibre adéquat soit effectivement le but de la justice :il n’est pas évident que la justice sociale consiste dans l’équilibre entre

18. Peu importe que la valeur attribuée soit positive ou négative. Cf. Newton GARVER,« Violence and social order », dans Ota Weinberger, Peter Koller and Alfred Schramm (dir.),Philosophy of Law, Politics, and Society. Proceedings of the 12th International WittgensteinSymposium, Vienne, Holder-Pichler-Tempsky, 1987, pp. 218-223.

19. Voir la notion de « cluster concept » (littéralement un concept qui forme une « grappe »ou un « essaim ») dans CONNOLLY, TPD, pp. 13-14.

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la revendication des mieux lotis et des moins bien lotis, même dans desconditions idéales 20 ; elle pourrait consister par exemple, sans égard auxrevendications des uns et des autres, dans une répartition des ressourcesselon l’égalité arithmétique. Si nous faisions une présentation plus finede la notion d’équilibre, plus conforme à l’esprit rawlsien, on devraitintroduire des notions d’économie comme celle de marché concurren-tiel, mais cela rendrait le cœur conceptuel de la justice encore pluscontesté. On pourrait néanmoins avancer qu’en donnant une significa-tion économique à la notion d’équilibre, nous entrons dans le domainede l’interprétation contestée et que le cœur du concept lui-même – lanotion d’équilibre adéquat – n’est pas affecté par cette interprétation.Cette objection serait valable si l’on pouvait être certain que la saisie ducœur du concept était pure ; cependant, il nous paraît qu’elle est tou-jours déjà contaminée par l’interprétation qu’on fait des éléments nor-matifs du concept.

Ajoutons que les éléments descriptifs eux-mêmes {d1, d2, ... , di} sontsouvent chargés normativement. Dans le cas de la structure de base dela société, on entend que la justice sociale porte sur la redistribution debiens de la coopération. Autrement dit, en décrivant l’objet de la justice,Rawls assigne à la justice le but de régler selon des principes la répar-tition des biens sociaux ; il ne se contente pas d’une caractérisationdescriptive de la justice mais inclut au cœur de sa description de l’objetde la justice des éléments normatifs qui peuvent être contestés et quisont essentiellement contestés dès lors qu’une autre manière decomprendre l’objet de la justice est possible. La description de l’objetde la justice nous conduit à privilégier un sens strictement distributifde la justice sociale. Cela implique par exemple que si l’on fait des droitset des libertés des distribuenda, il faille les comprendre comme des bienssociaux. Ainsi, Iris M. Young a contesté la réduction de la justice auseul caractère distributif et a avancé une autre conception du rôle desinstitutions qui consiste dans la promotion de valeurs universelles :« (1) le développement et l’exercice des facultés personnelles, etl’expression de ses expériences ; (2) la participation de chacun à ladéfinition de son action et des conditions de son action » 21. Dans sonconcept même, la justice réside dans la lutte contre les différentes formesd’oppression et de domination, et non pas d’abord dans la redistributionde biens sociaux. Renault condamne également l’identification de lajustice sociale au paradigme de la redistribution et conteste par exemplele fait que les droits et les libertés puissent être répartis comme desbiens 22. On voit donc que la définition des éléments � n1, n2, ... , ni�et {d1, d2, ... , di} suscite une contestation qui prend pour objet leparadigme normatif qui sous-tend la compréhension du concept de lajustice.

20. RAWLS, TJ, p. 153.21. Iris Marion YOUNG, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton Uni-

versity Press, 1990, p. 37.22. E. RENAULT, L’expérience de l’injustice, p. 173.

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iv. Le caractère essentiellement contesté de la justice peut aussi rési-der dans le réseau conceptuel que forme C(j) avec les concepts de coor-dination, d’efficacité et de stabilité. On pourrait ainsi avancer que lajustice n’a pas essentiellement à voir avec ces problèmes sociaux, quel’efficacité par exemple n’est pas une chose dont on doive se soucierquand on évalue un état social sous le rapport de la justice. En outre,et c’est plus décisif, non seulement il ne semble pas possible d’isoler C(j)de ces autres concepts sociaux, mais il faut en outre les considérercomme des éléments internes de C(j) qui déterminent ce cœur communde la justice. De fait, la recherche d’un équilibre adéquat comprendd’autres buts comme ceux de la coordination entre les agents, de lastabilité du système institutionnel à l’équilibre et de l’efficacité desmoyens pour parvenir à cet équilibre et le maintenir. Le point précédent(iii) est renforcé par cette imbrication des éléments normatifs dans lecœur du concept : la notion d’équilibre adéquat entretient des rapportssi étroits avec les notions de coordination et de stabilité en particulier,qu’il est impossible de la saisir de manière purement analytique, sansprendre en compte un réseau conceptuel qui lui donne sens. Or ceréseau conceptuel n’est pas seulement l’environnement extérieur de C(j),mais il lui est interne. Notre affirmation est explicitement rejetée parRawls dès 1958 dans l’article « Justice as Fairness » dans lequel il soutientque les institutions peuvent bien être inefficaces sans être injustes 23. Sonargument consiste alors à admettre que la justice en son concept a unsens strictement distributif, mais qu’une conception de la justice doittenir compte des autres buts sociaux. Il nous semble au contraire quela notion d’équilibre adéquat comprend de manière intrinsèque les butsde la coordination et de la stabilité par exemple – l’inflexion se trouvebien entendu dans le qualificatif « adéquat ».

Cette analyse, qui mériterait d’être encore précisée, nous permet déjàde mieux comprendre certains critères de la contestabilité essentielleavancés par Gallie et appliqués à la justice. La complexité interne (cri-tère II) est manifeste ; même des éléments simples, comme l’objet de lajustice, dévoilent une complexité interne, d’un point de vue à la foisdescriptif et normatif. Cette complexité est responsable du fait que leconcept peut être décrit de différentes manières (critère III), car chaquecomposant interne peut être lié de diverses façons aux autres compo-sants. C’est bien en ce sens que Connolly parle de « cluster concept »(littéralement un concept qui forme une « grappe » ou un « essaim ») 24.Mais Connolly suggère par ce terme que les éléments internes appar-tiennent au même et unique concept ; nous ajoutons à la notion de« cluster concept », qui évoque bien la complexité interne des conceptsessentiellement contestés, l’idée que les éléments internes appartiennentà des concepts différents mais qu’il n’est pas possible de tracer une

23. RAWLS, « Justice as Fairness » (1958), dans Samuel Freeman (dir.), Collected Papers,Cambridge, Harvard University Press, 1999, p. 48 ; TJ, pp. 35-36.

24. CONNOLLY, TPD, pp. 13-14.

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frontière précise entre eux de sorte que le cœur du concept est en partiedéfini par des éléments appartenant à d’autres concepts 25. On peut dèslors considérer que le concept de justice est en soi vague, ce que Gallieavance lui-même, et que cette propriété accroît la latitude interprétativedu concept 26.

Mais nous préférons à la notion de « vague conceptuel », celles d’indé-termination et d’ambiguïté qui peuvent être tenues pour deux propriétésdistinctes d’un concept essentiellement contesté comme la justice. Ennous inspirant d’une distinction opératoire en linguistique, nous dironsqu’un concept est indéterminée quand il est susceptible d’interpréta-tions non exclusives, c’est-à-dire différentes mais non contradictoires ;en revanche, il est ambigu quand il suscite des interprétations incom-patibles, avec pour conséquence de définir des pratiques sociales diffé-rentes et exclusives 27. Si le concept de justice offre deux types d’inter-prétation, l’une qui admet le rôle distributif de la justice et l’autre quile refuse, nous dirons que ce concept est ambigu. Si les interprétationsadmettent le rôle distributif de la justice mais ne le valorisent pas de lamême manière, le concept est indéterminé. Dans le cas de l’oppositionentre Young et Rawls sur le sens du concept de justice, on peut soutenirque cette opposition repose sur l’indétermination du concept ; Youngmaintient par exemple la référence au caractère distributif de la justice,mais elle n’en fait pas le but de la justice. Par ailleurs, il est clair que lalutte contre l’oppression et la domination constitue la prémisse fonda-mentale de la théorie de Rawls 28, mais contrairement à Young, il n’enfait pas le principe de la justice.

Il est évident que, malgré la tentative complexe de Rawls d’immuniserle concept de justice contre toute contestation, le cœur du concept neconstitue pas le contenu incontesté commun aux différentes concep-tions. Il reste que nous devons bien admettre, à titre d’hypothèse, qu’ildoit subsister quelque chose de commun pour que les adversaires dansl’usage du concept de justice s’entendent minimalement sur l’identitédu concept. Le critère V est finalement une contrainte normative quimaintient l’unité du concept 29. Une fois cela admis, il s’agit de montrerque la théorie rawlsienne ne perd pas sa validité politique.

25. Cf. D. COLLIER, F. D. HIDALGO et A. O. MACIUCEANU, « Essentially contestedconcepts : Debates and applications », Journal of Political Ideologies 11(3), 2006, p. 217[pp. 211-246].

26. Une discussion utile du caractère vague des concepts essentiellement contestés setrouve dans Samantha BESSON, The Morality of Conflict (Oxford and Portland, Hart Publis-hing, 2005, p. 76 sq.).

27. Sur la distinction utilisée en linguistique entre proposition indéterminée et propositionambiguë ; cf. Guillaume JACQUET, Fabienne VENANT, Bernard VICTORRI, « Polysémie lexi-cale », dans Patrice Enjalbert (dir.), Sémantique et traitement automatique du langage naturel,Paris, Hermes, 2005 ; Bernard VICTORRI et Catherine FUCHS, La polysémie, constructiondynamique du sens, Paris, Hermès, 1996.

28. La théorie de la justice comme équité repose sur des jugements moraux bien peséssur l’injustice de l’esclavage ou de l’intolérance religieuse. Cf. RAWLS, TJ, p. 46.

29. Ce critère est par exemple contesté par Michael FREEDEN, Ideologies and PoliticalTheory : A Conceptual Approach, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 60.

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Valeur qui restait : 3.75valeur éclatée : 3.74

LA COMPÉTITION POUR LA MEILLEURE CONCEPTION

La difficulté avec l’analyse de Gallie est qu’elle semble nous condam-ner au scepticisme sur l’usage correct du concept, et plus fondamenta-lement sur son sens ultime. Le critère IV, qui porte sur la significationouverte du concept, révisable selon les circonstances, paraît même nouscondamner à un relativisme paralysant. Soit on défend un usage duconcept, et l’on tombe alors sous la critique du dogmatisme ou de lanaïveté, pour reprendre la sentence de Renault à l’égard de Rawls ; soiton concède que les usages sont multiples et irréductibles, et l’on doitrenoncer à en privilégier un, encore moins à en imposer un. Or, l’intérêtde l’analyse de Gallie serait très faible si elle nous condamnait à ce typed’impasse 30. Mais son intérêt est ailleurs selon nous : Gallie souligneque les théoriciens des sciences sociales doivent non seulement avoirconscience de l’historicité de leurs concepts mais aussi abandonner cer-taines méthodes d’élaboration de leur discours, que ce soit par l’analysesémantique des concepts ou par l’usage d’intuitions premières et fon-damentales. Ce n’est pas tant l’usage dogmatique du concept qui est encause – cette leçon aussi n’aurait pas grand intérêt – que le moded’argumentation pour le soutenir.

Pour montrer cela, nous pouvons revenir à l’application du critère IVà la justice et à l’apparente contradiction à laquelle nous sommesconduits. La signification du concept de justice, selon ce critère, estouverte et peut être révisée périodiquement en fonction des circonstan-ces, des perspectives empiriques sur la situation historique dans laquelles’élabore, et des nouvelles réalisations de l’application de la justice. Celasignifie que les conceptions de la justice dépendent en partie de laconnaissance de lois, régularités et faits sociaux pertinents. Certainescirconstances viennent à changer (la structure de la production, lesformes de la propriété, les besoins des individus en fonction des nou-velles opportunités, les technologies, les transformations de l’environ-nement, etc.), les conceptions de la justice peuvent être modifiées enconséquence. En fait, ce ne sont pas seulement les conceptions, mais leconcept même de la justice qui subit ces révisions. L’opposition entreRawls et Young peut se lire comme un conflit sur le choix des faitssociaux pertinents, mais aussi comme un conflit de générations intel-lectuelles qui n’ont pas été confrontées aux mêmes réalités sociales, auxmêmes revendications de justice. On le sait, la réflexion de Young a étémarquée par l’avènement des mouvements de la Nouvelle gauche amé-ricaine pour la reconnaissance des droits mais aussi de l’identité deminorités, c’est-à-dire de groupes désavantagés ou marginalisés commeles Noirs, les femmes, les homosexuels, etc. Le surgissement de la ques-tion politique de l’identité a conduit plusieurs auteurs s’inscrivant ou

30. Cette impasse est remarquablement décrite par Nestor CAPDEVILA dans l’article « Lesconcepts essentiellement contestés et la critique interne : le christianisme et la démocratiecomme idées dominantes » (inclus dans ce volume).

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non dans le sillage de la Nouvelle gauche (H. Marcuse, C. Taylor,I. M. Young, etc.) à réviser les conceptions en cours de la justice,jusqu’au concept même, en refusant aussi bien le paradigme redistributifque la logique de l’universalisme abstrait indifférent aux différences 31.

Ce que met en évidence cette brève discussion du critère IV de Gallie,c’est que le concept est essentiellement contesté parce qu’il porte surune pratique sociale qui évolue mais que l’on interprète dans ses réali-sations et ses échecs comme relevant du même concept 32. Cette latitudeinterprétative est aussi générée par le mode de saisie intuitive des pra-tiques sociales qui entrent dans la définition du concept : du point devue de la justice, le rôle des institutions, par exemple, peut résider dansla répartition de certains biens (Rawls) ou dans la promotion de certainesvaleurs (Young).

On touche ici à un problème qu’on serait tenté d’analyser dans lestermes kantiens de la distinction du jugement déterminant et du juge-ment réfléchissant 33. D’un côté, on pourrait avancer que le conceptétant donné, la pratique sociale de la justice correspond ou non auconcept ou plutôt aux principes qui le réalisent. Dans ce cas, il n’y apas de raison de modifier le concept en fonction de l’évolution de lapratique sociale tout simplement parce que c’est le concept lui-mêmequi nous permet de saisir la dimension de justice ou d’injustice de lapratique ; ainsi soutenir que le concept de justice est essentiellementcontesté est absurde. D’un autre côté, on pourrait affirmer que leconcept de justice n’est pas donné et qu’on le construit à partir d’uneréflexion sur le particulier qui se donne dans l’histoire de nos pratiquessociales. Alors, de toute évidence, il est raisonnable que nos construc-tions puissent différer. Mais dans ce cas, on ne voit pas ce qu’il y auraitde réfléchissant dans le jugement sur la justice car si nous voulonssimplement dire que le concept (de justice) se construit à partir d’uneréflexion qui donne une unité au divers phénoménal (les revendicationssur la répartition des biens), nous n’avons pas besoin de recourir à ladistinction du déterminant et du réfléchissant ; nous traiterions leconcept de justice comme un simple concept empirique dont l’applica-tion serait déterminante.

Par ailleurs, cet argument ne fait que reporter le problème : une foisadmis que c’est par la réflexion sur le particulier que l’on élabore leconcept de justice ou ses principes, on n’a aucune raison décisive depenser que l’on visera le même concept dans des contextes sociauxdifférents ni que l’on saisira le même ensemble d’éléments empiriquespertinents dans un contexte donné. Il est trivial mais crucial de noterque les philosophes se sont partagés sur la question de savoir si telle ou

31. Cf. I. M. YOUNG, « Polity and Group Difference : A Critique of the Ideal of UniversalCitizenship », Ethics 99 (2), 1989, pp. 250-274.

32. Cf. Alasdair MACLNTYRE, « The Essential Contestability of Some Social Concepts »,Ethics 84 (1), 1983, p. 6.

33. E. KANT, Critique de la faculté de juger, trad. fr. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1993,p. 39 sqq.

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Valeur qui restait : 4.50valeur éclatée : 4.50

telle circonstance était une situation de justice, ou si la justice était bienle concept adéquat pour penser telle ou telle situation. Après la parutionde TJ, Michael Sandel a clairement mis en cause l’usage même de lajustice pour comprendre ce qui était en jeu dans les revendicationspolitiques que Rawls analysait comme des revendications de justice por-tant sur la répartition des biens sociaux. Sandel montrait par exempleque l’application du concept de justice était conditionnée par uneconception anthropologique erronée selon laquelle l’individu est unatome séparé de son contexte communautaire et dont l’identité propreest antérieure aux finalités qu’il se donne 34. De son côté, Young a repro-ché à Sandel, entre autres, d’avoir abandonné la référence à la justice,car il donnait ainsi une victoire décisive à ceux (Rawls) qui conçoiventla justice de manière strictement distributive 35 ; et elle a plutôt contestél’usage que Rawls faisait de la justice, sans qu’elle-même ne renonce auconcept de justice pour en faire un autre usage, intégrant les demandesde reconnaissances identitaires et pas seulement les revendications surla répartitions des richesses. Peu importe ici le détail de leur argumen-tation respective, il faut retenir que la méthode qui consiste à partir dela pratique sociale pour en construire le concept ou la conception nor-mative manque une chose essentielle : un donné conceptuel préalable,commun, reconnu par les opposants et agissant comme un aiguillon dansleurs controverses. Sans cela, la contestation risque de n’être qu’uneopposition de concepts et de conceptions incommensurables.

Voilà ce qui justifie, selon nous, l’introduction du critère VI de Gallie,à savoir la référence à un modèle originel (original exemplar). L’idée deGallie est que le concept contesté s’enracine dans un modèle origineldont l’autorité est reconnue par les opposants et qui donne une unitéaux différents usages du concept. Que cela soit intentionnel ou non,Rawls cherche à justifier le sens qu’il donne au concept de justice en seréférant à l’idée de pleonexia telle qu’elle est avancée par Aristote aulivre V de l’Éthique à Nicomaque : « l’homme injuste est celui qui prendplus que son dû » (1129b) 36. Rawls essaie ainsi de protéger sa définitiondu concept en l’abritant derrière une tradition philosophique et juridiquequi trouve son expression paradigmatique dans la formule du Digestejustinien : « suum cuique tribuere », c’est-à-dire « donner à chacun lesien ». La dimension de distribution non arbitraire des biens est conte-nue dans cette formule et c’est bien cette tradition que Rawls revendique.

Mais ce critère d’une reconnaissance de l’autorité d’un modèle est,avec le critère VII, le plus contesté parmi les commentateurs de Gallie,quand il n’est pas tout simplement ignoré 37. Nombreux sont ceux quirefusent l’idée d’un enracinement historique du concept et la thèse d’une

34. Michael SANDEL, Le libéralisme et les limites de la justice (1982), trad. fr. J.-F. Spitz,Paris, Seuil, 1999.

35. YOUNG, Justice and the Politics of Difference, op. cit., p. 35.36. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, trad. fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990, p. 216.37. Par exemple, on ne trouve nulle trace de ce critère dans L’expérience de l’injustice de

E. Renault.

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Valeur qui restait : 4.50valeur éclatée : 4.50

reconnaissance mutuelle de son autorité 38. Pour John Gray, ce critèrerévèle une « forme d’essentialisme » incompatible avec l’idée que lesconcepts sont essentiellement contestés 39. Selon lui, il n’est pas cohérentde dériver les usages contestés du concept à partir d’un modèle qui luiserait incontesté, car la contestation affecte le concept lui-même danssa forme présente. Par conséquent soutenir qu’il existe une forme noncontestée, c’est se rendre coupable d’un « sophisme de l’origine » (gene-tic fallacy). Ce sont les usages actuels du concept qui signalent la contes-tabilité essentielle du concept, et on ne peut prétendre qu’il fut un tempsoù le concept n’avait pas été contesté. Aussi loin que l’on remonte dansl’histoire du concept, on est toujours pris dans la multiplicité de sesusages actuels. Dans le cas contraire, on peinerait à comprendre l’évé-nement qui a rendu le concept « essentiellement contesté ».

L’ambiguïté des l’expression « essentially contested concept » et« essential contestedness » est responsable de ce malentendu. Unemanière assez commode de comprendre Gallie est de considérer qu’ilexiste des concepts (essentiellement) « contestables » : le caractère pro-pre du concept est d’être contesté. Dans ce cas, on comprend l’objectionde Gray qui utilise d’ailleurs plus souvent l’adjectif « contestable » que« contested » 40. La logique de l’antériorité du possible sur l’actuel vou-drait que ce qui est contesté soit contestable ; ajouter que le concept estessentiellement contesté, cela indique qu’il est par nature contestable.Nous allons en l’espèce défier cette logique : nous soutenons que leconcept de justice n’est pas essentiellement contestable, car rien ne nousempêche de donner, de manière conventionnelle, intuitive ou analytique,un sens défini à la justice : la justice consiste à donner à chacun le sien.Mais donner du sens au concept de justice, c’est tenter de saisir lesattentes normatives pertinentes à l’égard d’un objet (une pratiquesociale) compris sous une unité conceptuelle. La justice est un conceptessentiellement contesté car il est inévitable qu’en donnant une formedéfinie à des attentes normatives diverses, conflictuelles et parfois confu-ses sur ce que chaque personne mérite, le concept manque certaines deces attentes ; ou plutôt la formulation du concept tend à favoriser desconceptions qui privilégient un ensemble particulier et partiel des atten-tes normatives en jeu. En outre, ces attentes se transforment dans letemps en fonction des contextes sociaux et on comprend pourquoi leconcept est soumis à révision (critère IV).

On peut donc accorder à Gray et Freeden le fait que le modèleoriginel a toujours été contesté parce qu’il porte sur des pratiques chan-geantes et des attentes normatives à l’égard de ces pratiques. Mais ilfaut également reconnaître qu’il exprime cette forme de la vie socialequi s’est imposée dans une tradition morale, politique et juridique qui

38. Michael FREEDEN, Ideologies and Political Theory : A Conceptual Approach, op. cit.,p. 60 ; Ernest GELLNER, « The Concept of a Story », Ratio 9, 1967, pp. 49-66 (p. 53) ; JohnGRAY, « On Liberty, Liberalism and Essential Contestability », op. cit., pp. 390-391.

39. John GRAY, op. cit., p. 391.40. Dans son article de 1956, Gallie n’utilise que deux fois le qualificatif « contestable ».

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lui donne une stabilité dans le temps et sert de référence à la contesta-tion. C’est précisément ce que montre Gallie en évoquant au sujet duconcept de démocratie « une longue tradition (éventuellement d’un cer-tain nombre de traditions historiquement indépendantes mais suffisam-ment semblables) de demandes, d’aspirations, de révoltes et de réformesde caractère anti-inégalitaire » 41. Il faut dès lors comprendre le caractèreessentiellement contesté d’un concept comme l’élément dynamiqued’une construction toujours donnée et toujours à faire. Le concept aune vie historique qui oscille entre ouverture ou fermeture, contestationet « décontestation », pour reprendre littéralement le terme decontesta-tion forgé par Michael Freeden 42. Mais aucun des deux moments n’estabsolu : le concept n’est jamais absolument ouvert et contesté car, dansce cas, il se désagrégerait ; mais il n’est jamais non plus totalement ferméet « décontesté ».

Le concept de justice que Rawls mobilise est la version décontestéeet paradigmatique de la justice comme refus de la pleonexia et commeattribution non arbitraire du tien et du mien. Dans une phase de révision,c’est le concept lui-même qui fait l’objet d’une redéfinition ou d’unereconfiguration interne ; le concept de la justice peut être formulé pourfavoriser des interprétations non distributivistes, insistant plutôt sur lareconnaissance de l’identité de soi, de l’individu ou du groupe. Dansune phase de décontestation, le conflit sur le sens de la justice engageraplutôt les usages ou les conceptions ou encore les interprétations de lajustice, que son concept lui-même. Ici, encore la référence à un ensemblede traditions et de convictions sédimentées dans l’histoire de nos pra-tiques sociales consolidera l’assise normative de notre conception de lajustice. C’est précisément une stratégie de décontestation que met enplace Rawls dans Libéralisme politique en indexant la validité de saconception sur sa capacité à expliciter le constitutionnalisme libéral età donner une forme cohérente aux jugements sur le juste et l’injusteque l’on trouve dans la culture politique des sociétés démocratiques 43.Parce qu’il est conscient que les conflits sur la meilleure interprétationde la justice sont profonds et durables, Rawls cherche à donner aux« idées et principes habituels » 44 une forme systématique au sein d’unethéorie de la justice cohérente.

Parce qu’il est essentiellement contesté, le concept de justice faitl’objet d’une compétition interprétative dans laquelle chaque concurrentessaie de l’emporter par la meilleure argumentation. Selon le critère VIIde Gallie, le modèle originel se développe grâce à la compétition entreles opposants pour la meilleure interprétation. Ce processus adversatiftend à améliorer les interprétations du concept et on pourrait dire à le

41. GALLIE, « Les concepts essentiellement contestés », p. XXX dans ce volume.42. FREEDEN, Ideologies and Political Theory : A Conceptual Approach, op. cit., p. 76 ; sur

l’idée de fermeture (closure), cf. Norman S. CARE, « On fixing social concepts », Ethics 84,1973, pp. 15-16 [pp. 10–21].

43. RAWLS, LP, p. 32.44. Ibid., p. 33.

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Valeur qui restait : 4.50valeur éclatée : 4.50

décontester. Ce que nous voulons souligner, c’est plutôt que dans cettecompétition, les concurrents doivent tenir compte des différentes pro-priétés des concepts mobilisés, en l’occurrence les propriétés de lacontestabilité essentielle décrite par Gallie. Cela n’implique en aucunemanière de renoncer à défendre son interprétation ou d’adopter uneposition sceptique, encore moins relativiste. Comment pourrait-il y avoirde véritable compétition pour la meilleure interprétation si les concur-rents ne défendent pas leur interprétation comme étant authentique-ment la meilleure ? Ce serait inconséquent. « Accueillir la conflictua-lité », pour reprendre l’expression de Renault, ce n’est pas non plus êtretolérant à l’égard de la diversité des conceptions politiques ni verserdans « l’indécision propre à la politique » 45. Certes la conception rawl-sienne de la justice admet le pluralisme des conceptions du bien etrepose sur la recherche de consensus politique, mais la théorie de lajustice elle-même est une procédure de discrimination des conceptionsde la justice et de sélection de la meilleure interprétation – l’artifice dela position originelle dans TJ joue précisément ce rôle.

Renault a bien raison soutenir qu’avancer une conception de la justice,c’est « prendre parti » 46 et qu’il ne saurait y avoir de conception consen-suelle, en raison du caractère essentiellement contesté de nos conceptspolitiques 47. Cependant, la compétition pour la meilleure interprétationgénérée par le caractère essentiellement contesté du concept de justiceconsiste précisément à promouvoir une conception particulière de lajustice, à l’imposer par la meilleure argumentation, et à prendre partientre les différentes conceptions en présence, les différentes revendica-tions de justice ainsi que les différentes expériences de l’injustice. Danscette compétition, chaque concurrent reprochera immanquablement auxautres concurrents de ne pas reconnaître la conflictualité essentielle duconcept de justice au motif qu’ils tentent de promouvoir une conceptionqu’ils espèrent l’emporter sur les autres et donc faire consensus. C’estle jeu de la contestabilité essentielle de nos concepts sociaux, et leconcurrent de Rawls se trouve dans une position symétrique, et mêmeidentique. Vient alors la deuxième objection de Renault contre Rawls(et Habermas) : il y a une mauvaise manière de prendre parti et elleconsiste à élaborer une théorie qui « revendiquera son indépendancepar rapport au contexte socio-historique déterminé où s’exerce sa fonc-tion critique (...) et présentera sa propre position comme le résultatd’une déduction plutôt que comme une prise de parti » 48. Notre dis-cussion du critère VI appliqué à la démarche rawlsienne suffit pourrepousser cette objection.

45. E. RENAULT, L’expérience de l’injustice, p. 20.46. Loc. cit.47. C’est ce qu’avançait déjà John Gray en évoquant la réflexivité des concepts politiques :

« les jugements sur ce qui touche au domaine politique sont eux-mêmes politiques » (noustraduisons). Cf. J. GRAY, « On Liberty, Liberalism and Essential Contestability », op. cit.,p. 393.

48. E. RENAULT, L’expérience de l’injustice, p. 21.

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Valeur qui restait : 6.75valeur éclatée : 6.74

Mais quelle leçon positive pouvons-nous tirer de la caractérisationdes concepts politiques par Gallie ? Et en quoi la conception rawlsiennede la justice observe-t-elle mieux que d’autres conceptions cette leçon ?Car, à la fin, l’exposé de Gallie semble dépourvu de dimension norma-tive pour la recherche en philosophie sociale et politique. Nous avonsdéjà entrevu la réponse : prendre au sérieux les propriétés des conceptsessentiellement contestés, cela implique d’adopter une démarche philo-sophique qui, renonçant à l’analyse conceptuelle et linguistique ou àune définition conventionnelle du concept, tente de donner une formecohérente et systématique à un ensemble de jugements sédimentés dansnos traditions sociales et de principes moraux éprouvés dans l’histoirede la philosophie. Cette démarche cohérentiste, adoptée par Rawls,trouve son expression dans la pratique de « l’équilibre réfléchi » (reflec-tive equilibrium). Elle permet d’introduire et d’accorder dans la théorieune diversité de jugements et de convictions latentes dans la société,tout en sélectionnant ceux qui ont passé avec succès l’épreuve de lacontestation (l’esclavage est injuste, on ne doit sacrifier les intérêtsd’aucune personne au nom des intérêts des autres, etc.) 49. On peutévidemment mettre en doute la force de transformation sociale de cetype de théorie politique s’il s’agit seulement d’expliciter les principesde justice donnés dans la culture politique d’une société donnée. Enréalité, l’équilibre réfléchi consiste à mettre en accord des convictionsou intuitions morales avec les principes que l’on pense gouverner cesintuitions. La théorie de la justice comme équité se propose ainsi decapter les attentes normatives des individus et d’élaborer les principesqui réalisent ces attentes. Dans le processus de construction de laconception de la justice, certaines attentes ne seront pas satisfaites parles principes, et certains principes devront être révisés s’ils négligent desattentes importantes et significatives au regard du modèle conceptuelde la justice. Bien sûr, le processus peut faillir ; bien sûr, les perspectivesde transformation peuvent paraître modestes, mais c’est ainsi que laconception de la justice tient compte du caractère essentiellementcontesté du concept de justice sans s’affaiblir dans la controverse surses fondements.

49. C. Swanton ajoute aux éléments à mettre en équilibre les conceptions concurrentes.Cf. C. SWANTON, « On the “Essential Contestedness” of Political Concepts », op. cit., p. 825.

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