97
« Je te dis non… car je t’aime » Georges van der Straten 1

« Je te dis non… car je t’aime - Trempoline

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

« Je te dis non… car je t’aime »

Georges van der Straten

1

Eduquer face aux drogues et aux dépendances

« je te dis non… car je t’aime »

A Zassou, pour toute sa patience !

Merci à aux Prof. Eric Broekaert et P. Philippot, à Bruno Rossion, Dr Jean-Louis Taquin, Walter Simonson, Jean-Pierre Tahon, Anita Cogo, Françoise Bouffioulx, Jacques Dekoninck, Marc Palate, Christophe Thoreau, Fabrizio Amico et Dr JL Taquin pour leurs remarques et conseils dans l’élaboration de ce livre.

« L’éducation, un trésor est caché dedans »

Jacques Delors

LEGENDE : Ce livre peut se lire dans l’ordre ou le désordre Pour aller directement…

Aux exemples et témoignages issus

de la vie familiale, scolaire ou en communauté thérapeutique pour

toxicomanes (trame blanche)

Aux aspects théoriques et techniques de psychopédagogie et de prévention

des dépendances (trame grise)

Table des matières : Introduction

1ère PARTIE : COMPRENDRE LES DEPENDANCES

1. Les toxicomanes nous invitent au changement

1. Juger l’arbre à ses fruits 2. Un peu d’ombre s’il vous plaît ! 3. Apprendre par ses erreurs 4. « Super dindon » 5. Les « ex - » ! 6. Une mauvaise méthode qui donne de bons résultats…

2. L’homme, son équilibre et autrui. 1. T’es triste ou t’es fâchée ? 2. Les adultes aussi ont des sentiments 3. Gérer ses émotions en mordant une serviette. 4. Le comportement est un langage qui ne ment pas 5. Nature, culture et structuration du « moi » 6. Homéostasie et plaisir : le cerveau reptilien 7. Apprentissage et renforcement : le cerveau limbique 8. Parole, conscience et créativité : le néocortex 9. La censure des sentiments

2

3. Qui avons-nous en face de nous ? 1. Volonté et dépendance : « attachez-moi ! » 2. Fort comme un enfant de trois ans 3. Crises : « dépassement de soi » ou régression. 4. Sur-protection, sous-protection et groupes à risques 5. Grandir dans une culture hédoniste et individualiste 6. Les degrés de l’usage de drogues et la dépendance 7. Les spirales du sur-renforcement 8. Drogues, comment en avoir le cœur net ?

2. Les familles font partie de la solution 1. La thérapie de couloir et les boules de neige de la solidarité 2. Comment les parents gèrent-ils le stress ? 3. Devenir les éducateurs dont ils ont besoin

A. quels sont les besoins de mon enfant ? B. suis-je prêt à devenir le parent ou l’éducateur dont il a besoin ? C. de quoi ai-je besoin pour devenir un tel parent ?

2ème PARTIE :

AGIR SUR LES DEPENDANCES 1. Le fonctionnement d’une CT

1. Les 4 piliers du projet éducatif 2. Le projet éducatif de la CT

La CT et sa vision de l’homme Cadre et tabous de la CT Le principe de l’auto-aide L’amour responsable

3. Les deux temps fondamentaux un temps pour la structure un temps pour les sentiments

4. Le « programme thérapeutique » 2. Relation authentique et bienveillante 1. Le devoir d’aimer 2. « Ma sorcière bien-aimée » et « l’Orange Mécanique » 3. Le besoin de relation et d’attention 4. Notre outil, c’est nous-mêmes 5. La relation en boucle et le détecteur d’écarts 6. la confrontation bienveillante 7. « Fais-moi un clin d’œil… » 8. Variantes de la confrontation bienveillante 9. les feed-backs positifs 10. La résistance au changement : contre-feedbacks, manipulations et parades

3. Structure et contention des pulsions. 1. Dis-moi d’abord « s’il te plaît » 2. « Tiens-nous tête ! ». 3. Le langage du comportement et la confrontation 4. L’Ancien et le Nouveau Testament… 5. Vingt cigarettes par jour 6. Vaisselle et chaussettes sales 7. Les tabous ou règles d’exclusion 8. Règles et sanctions. 9. Etre soi et appartenir

3

4. L’auto-aide : responsabiliser et solidariser

1. « Je suis toute seule dans la cour » 2. « ces mots ne font pas partie de nos traditions » 3. « De quelle école êtes-vous ? » 4. Une mosaïque de compétences 5. L’auto-aide 6. Le rôle paradoxal de l’éducateur :

A. Etre bien dans sa peau et se connaître, B. Oser parler de ses échecs et demander de l’aide, C. Eduquer ensemble D. La maïeutique, E. Le miroir de l’évaluation.

5. Références éthiques cohérentes

1. Tout le monde fait comme ça ! 2. Quand les enfants volent à l’étalage… 3. Promets-moi que cela restera entre nous 4. Gemini Cricket et les scrupules 5. « vieux cons » et « p’tits casse-pompes », chacun son rôle 6. Sens et valeurs essentielles 7. La boussole intérieure

Conclusion

4

INTRODUCTION.

« Children can’t parent themselves » (Les enfants ne peuvent se « parenter » eux-mêmes)

James Comberton, Coolmine House, Dublin.

Tous mes élèves disent qu’ils ont déjà consommé du cannabis, me dit une enseignante, et le pire c’est qu’il y en toujours a trois à huit qui assistent défoncés à mes cours. Certains élèves m’ont dit que je devrais arrêter de « trop » les respecter… Vous vous rendez compte de ce qu’ils me demandent ! . Que dois-je faire ?

Que feriez-vous si l’un de vos élèves arrivait en classe ivre et sentant l’alcool? dis-je. Je l’enverrais immédiatement à l’infirmerie et on préviendrait les parents ! Pourquoi ne faites-vous pas de même quand il s’agit de drogues ? Oui, mais c’est dépénalisé aujourd’hui ! Ce n’est plus interdit… Et la consommation d’alcool, c’est interdit par la loi ? Pourtant, vous l’interdisez dans votre

établissement parce que c’est incompatible avec le projet éducatif que vous avez pour vos élèves. Pourquoi ne pas agir envers le cannabis comme vous feriez pour l’alcool ?

Drogues, alcool, violence, décrochage scolaire, dépression, sexualité irresponsable… face aux phénomènes de déviance et de carences éducatives, beaucoup d’adultes expriment des signes d’inquiétude, de perte de repères et de découragement. Il est alors tentant de jeter à son voisin la patate chaude de la culpabilité et de mettre en cause l’éclatement des familles, le laxisme des parents ou la démotivation des profs. Mais les parents et éducateurs ne sont que des intermédiaires dans la chaîne des causes, et l’origine de tous ces phénomènes de déviance est au niveau d’un contexte culturel et social hostile à l’éducation : une culture marquée par l’anomie1, l’individualisme, l’hédonisme et la consommation. Depuis les vagues de « libération des jeunes » que nous avons connues dans les années ’70, la fonction éducative a été dévalorisée au profit de la liberté de chacun de disposer de soi-même comme il l’entend. En faisant la promotion de l’individualisme au détriment des normes, notre société se désolidarise des parents et des familles et ceux-ci ne reçoivent, alors, ni l’appui, ni les instructions nécessaires leur permettant de bien jouer leur rôle éducatif. Les parents, les familles, les enseignants et les éducateurs font de leur mieux avec les morceaux qu’ils trouvent, mais leur tâche n’a jamais été aussi difficile. Les pointer du doigt et les juger pour leurs maladresses et leurs échecs est injuste et ne fait que les enfoncer davantage. Confrontés à la montée des comportements déviants, certains politiques se rabattent sur les enseignants et éducateurs payés par l’Etat pour assurer les tâches éducatives qui auraient dû être assumées dans le cadre des familles. Mais aucune institution ni aucun professionnel ne peut remplacer la famille ni les parents dans leur rôle de socialisation des enfants car ils ne peuvent pas offrir la même dimension affective ni la même permanence de la relation depuis la naissance jusqu’à la mort. Si notre société veut moins de déviance, elle doit se solidariser avec les parents et les autres éducateurs et leur refléter l’importance de leurs rôles spécifiques tant pour le bon développement des enfants que pour l’avenir de notre société. Mon expérience professionnelle m’a fait découvrir que l’incohérence des comportements des jeunes n’est que la résultante de l’incohérence des contextes où ces personnes ont grandi. Le succès en éducation dépend de la cohérence éducative entre les adultes : « on éduque ensemble ou on n’éduque pas ». Il est donc urgent de reconstruire la solidarité entre tous ceux qui ont pour mission d’éduquer. C’est pourquoi cet ouvrage s’adresse aussi bien aux éducateurs « naturels » que sont les parents, grands-parents, oncles, tantes ou voisins, qu’aux éducateurs professionnels que sont les enseignants, éducateurs spécialisés, assistants sociaux, etc. Confrontés à leurs épreuves, ces parents et éducateurs ont besoin d’être écoutés, rassurés, informés et soutenus. L’élévation de leur confiance en soi est directement liée à la compréhension du rôle qu’ils ont à jouer et à l’appui solidaire de ceux qui les entourent . Après avoir été un adolescent « difficile » et très mal dans sa peau, j’ai choisi de m’occuper de personnes toxicomanes qui sont, elles aussi, mal dans leur peau et se comportent comme des

1 Anomie : absence de normes, état de désordre et d’incertitude

5

adolescents « difficiles ». Mon expérience professionnelle en CT2 m’a permis de découvrir la fonction capitale de l’éducation pour faire des adultes libres et responsables et j’en suis venu à penser que l’éducation familiale constitue la clé de voûte de toute politique radicale de prévention, non seulement pour la prévention des drogues, mais aussi pour d’autres attitudes par lesquelles les jeunes aggravent leurs problèmes au lieu de les résoudre : alcool, décrochage scolaire, prostitution, le jeu, la boulimie, imprudence sur la route, etc. Ce livre transpose des enseignements issus du traitement des adultes toxicomanes vers l’éducation des enfants, et ceci sur base de trois constatations : • Ma principale découverte dans les communautés thérapeutiques (CT) pour personnes

toxicomanes, fut que ce qui était « thérapeutique » n’était pas la psychothérapie au sens habituel, mais l’approche « éducative » de la CT. J’en ai déduit que cet antidote éducatif était ce qui avait dû manquer dans l’enfance ou l’adolescence de ces toxicomanes et qu’il était utile d’en informer les parents et autres éducateurs.

• Lorsque je fais de la prévention des assuétudes auprès d’équipes enseignantes confrontées à des situations de consommation de drogues en milieu scolaire, les participants me renvoient souvent que les outils de réflexion et d’action que je leur enseigne peuvent aisément être transposés à beaucoup d’autres situations difficiles tant sur le plan professionnel que familial : adolescents irrespectueux, dépressifs ou violents, manipulations, abus d’alcool, rupture du dialogue, etc. Mon expérience professionnelle m’a, également, beaucoup aidé pour tenir mon rôle de père avec mes propres enfants.

• Enfin, il y a un parallélisme frappant entre le processus de développement des adultes qui résident an CT et celui des enfants. J’ai dû constater, malgré moi, que les adultes qui vivent dans le cadre d’une CT présentent des signes qui évoquent des façons « d’être en relation » typiques des différents stades du développement des enfants et des adolescents. C’est comme s’il y avait un processus d’apprentissage et de développement inscrit en nous, qui se remet en route dès que les conditions de développement sont réunies. Lorsque s’estompent la méfiance et les résistances des premières semaines, les résidents manifestent, comme dans la petite enfance, un grand besoin d’attention et de signes d’affection, ils apprécient les références très concrètes en matière de convivialité ainsi que la présence sécurisante et exemplative des représentants de l’autorité. Au bout de quelques mois, leur façon d’être en relation avec les éducateurs manifeste des signes confiance, d’ouverture, d’identification et d’adhésion au projet éducatif qui sont typiques du mode relationnel des enfants de 6 à 12 ans avec leurs parents ou enseignants. Enfin, au bout de 12 mois de séjour, quand ils passent en phase de réinsertion sociale, ces relations d’identification et d’adhésion s’inversent en signes de contestation, de revendication, de prises de risques et de détachement propres à l’adolescence. Quel que soit l’âge, la maturité ou la personnalité du résident, le passage successif par ces trois étapes semble indispensable pour avoir accès à la maturité adulte.

Se référer au traitement des toxicomanes quand on fait de la prévention, c’est comme lorsque Renault fait de la Formule1 alors qu’il fabrique des petites Twingo. Les découvertes faites par le constructeur dans les conditions extrêmes de la Formule 1 lui permettent, par exemple, de mieux comprendre des phénomènes d’usure des freins et peut-être de mettre au point de nouvelles techniques de freinage pour ses modèles de grande diffusion. Mais l’objectif n’est pas de reproduire « bêtement » sur les Twingo le système de freinage d’une Formule 1. Il ne s’agit pas de plagier les méthodes CT pour les appliquer aux enfants mais de s’en inspirer lorsque des exemples ou réflexions de ce livre font écho en vous et vous aident à voir les choses autrement et à mieux les aborder. Ayant pu tirer parti dans ma vie familiale des enseignements acquis au travail, c’est sous la main, à la maison et dans ma communauté thérapeutique, que j’ai trouvé certains exemples qui servent à illustrer mon propos. De nombreux exemples utilisés dans ce livre sont issus de ma vie professionnelle ou privée 3. Le but visé en recourant à des exemples issus du traitement des toxicomanes et transposés dans l’éducation des enfants est de vous ouvrir des pistes de réflexion et d’action. Il ne s’agit pas de « recettes » à appliquer sans créativité personnelle. Les êtres humains sont trop complexes pour que des « recettes » puissent résoudre leurs problèmes relationnels. Ce livre est une « boîte à outils » plutôt qu’un livre de « recettes », Quelques outils en plus de ceux

2 CT : abréviation pour « communauté thérapeutique » 3 Par souci de discrétion, j’ai situé la plupart des exemples dans des contextes non reconnaissables et ai changé les noms des personnes engagées dans ces exemples.

6

que vous avez déjà et à utiliser avec bon sens. Vous avez le choix, tout comme le bricoleur qui veut démonter un robinet et qui essaye successivement la clé de 16, puis celle de 18, puis deux outils simultanément afin de desserrer l’écrou qui est grippé. Nous répétons souvent aux parents comme aux jeunes « partagez vos expériences avec vos semblables, échangez vos témoignages de réussites et d’échecs », car l’échange de témoignages est un moyen puissant pour apprendre, pour construire et espérer envers et contre tout. Mon objectif est de renforcer la confiance des parents et autres éducateurs dans leur capacité d’éduquer dans la société telle qu’elle est et de redonner à l’éducation les lettres de noblesse qu’elle mérite. Un mot enfin aux parents qui me liront : certains ont encore des enfants au berceau, d’autres sont confrontés à des adolescents difficiles et d’autres enfin sont confrontés au drame de la toxicomanie et se demandent « qu’aurais-je dû faire ? ». 1) Je voudrais m’adresser tout d’abord aux parents de toxicomanes, car je sais leur détresse et le sentiment d’urgence dans lequel ils vivent. J’espère que ce livre leur sera utile, mais je sais trop bien la complexité et la puissance dévastatrice des situations de toxicomanie pour les laisser dans l’illusion que lire un livre suffira. Votre enfant toxicomane n’est plus le petit enfant que vous, les parents, pouviez contrôler en le grondant ou en l’enfermant, éventuellement, dans sa chambre. Cet enfant est devenu, physiquement, civilement et intellectuellement un adulte. Vous avez donné ce que vous pouviez et la meilleure façon de l’aider aujourd’hui, c’est peut-être de vous changer, de vous faire du bien à vous-même, de vous respecter et de vous faire respecter avec intelligence et efficacité. Votre enfant verra que vous changez et cela l’influencera. Dites-vous qu’une famille ressemble à un mécanisme d’horlogerie, et pour débloquer une roue dentée, on peut agir sur un autre rouage de la même horloge. Faites-vous aider, décrochez votre téléphone pour rejoindre des groupes de solidarité pour parents de toxicomanes, qu’il s’agisse des Al Anon, des Nar Anon4, ou de n’importe quel groupe d’auto-aide bien structuré, ou allez voir un psychothérapeute pour réorganiser votre existence et tirer profit de la vie, car votre conjoint et vos enfants ont besoin que vous soyez équilibré(e), lucide, constructif(ve). 2) Aux lecteurs confrontés à des ados difficiles, je voudrais dire que vos jeunes vous mettent au pied du mur comme nos résidents toxicomanes m’ont mis au pied du mur. Cela fait mal, parfois très mal, mais cette situation de crise peut être l’occasion de changer quelque chose dans votre façon de vivre et de faire. Les épreuves sur votre route familiale peuvent vous pousser à grandir et à vous découvrir. Parlez de votre situation avec votre conjoint, avec vos amis, avec des personnes qui vous écouteront et vous apporteront leur témoignage comme j’essaye de vous apporter le mien. Parler et écouter vous rendra plus lucide. Si votre enfant consomme des drogues, cela vous inquiète sûrement beaucoup, mais ne dramatisez pas d’office. Voyez les divers degrés de gravité de la consommation (chapitre 3) ainsi que les signes à partir desquels vous pourrez vous faire une opinion sur son degré de dépendance. 3) Il y a enfin des parents ou futurs parents qui s’intéressent dès le départ aux questions de prévention. Ne soyez pas trop angoissés à propos des questions de drogues, elles n’attaqueront pas vos enfants comme des loups cachés dans les bois. Les comportements de dépendance se préparent avant l’adolescence, il est donc essentiel de donner aux enfants des exigences progressives et une protection adaptée à leur âge. Ceux qui deviennent dépendants ont généralement subi des carences éducatives par sur-protection ou par sous-protection (chapitre 3) . Ce livre comprend deux parties. La première partie, intitulée « comprendre les dépendances », a été conçue comme une réflexion de synthèse sur vingt années d’expérience dans le domaine psychopédagogique, mais aussi comme un échange de témoignages (ceux que j’ai reçus et ceux que je donne). La deuxième partie, intitulée « agir sur les dépendances », est faite de repères méthodologiques. Je le répète, il ne s’agit pas de recettes magiques, mais d’exemples qui, je l’espère, vous encourageront à vous faire confiance.

4 Al-Anon et Nar-Anon : groupes d’entraide liés aux mouvements Alcooliques Anonymes et Narcotiques Anonymes et qui sont destinés aux parents, aux conjoints et aux proches des personnes dépendantes.

7

1ère PARTIE :

COMPRENDRE

1. Les toxicomanes nous invitent au changement

« l’autorité a été abolie par les adultes et cela ne peut que signifier une chose :

que les adultes refusent d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé leurs enfants »

Hannah Arendt

1. Juger l’arbre à ses fruits Je travaille, depuis plus de vingt ans dans des communautés thérapeutiques pour toxicomanes. Celle que je dirige actuellement accueille 40 personnes toxicomanes adultes pour un séjour résidentiel de douze mois, et une vingtaine de manière semi-résidentielle ou ambulatoire pour une autre période de douze mois. Notre « programme thérapeutique » de 24 mois se base sur l’expérience de nombreuses autres communautés thérapeutiques à travers le monde. Certains professionnels de la thérapie nous demandent nos références théoriques pour nous situer sur l’axe psychanalyse / comportementalisme et nous n’y trouvons pas bien notre « niche ». Face au peu de références théoriques de la méthode « communauté thérapeutique », mon beau-père, qui est psychanalyste, me répondit par un proverbe : « il faut juger l’arbre à ses fruits. Si ta méthode donne des résultats, c’est qu’elle est valable ». Ce sont, en effet, les résultats observables du programme thérapeutique qui nous donnent, au jour le jour, l’optimisme et le courage de travailler avec des personnes dont les situations de vie sont très compliquées et dont les mécanismes de résistance au changement sont très forts. Ces changements positifs et l’information que nous avons sur l’histoire de chacun nous donnent à croire que nous avons quelque chose à dire en matière de prévention. Quels sont donc ces bons résultats auprès des toxicomanes qui nous permettent d’écrire un livre sur l’éducation et de l’adresser aux parents en général ? En 1997, nous avons mené une étude portant sur 122 anciens résidents ayant passé au moins six mois à Trempoline entre 1989 et 1994 et dont il ressort ceci : • il y a 68% d’abstinents bien réinsérés en société parmi le groupe qui a effectué un séjour

supérieur à 12 mois entre 1989 et 1994.

.

21%

68%100%

79%

32%

0%

20%

40%

60%

80%

100%

Admission 6 mois séjour 12 mois séjour

abstinence - séjour > 6 mois abstinence - séjour > 12 mois consom de drogues

Evaluation qualitative

• au niveau « réinsertion professionnelle », 90% des abstinents ont un emploi stable et/ou des

études de niveau A2 – A1 ou universitaires. Le taux de chômage de ces anciens est trois fois inférieur à la moyenne régionale des personnes du même âge (20 à 30 ans). Cette forte amélioration ne peut pas être attribuée à l’impact des formations professionnelles (inexistantes à cette époque dans notre programme), mais nous semble démontrer l’importance des acquis de

8

« savoir être » effectués au cours du programme thérapeutique : connaissance de soi, capacité à gérer les pulsions et frustrations, aptitudes à communiquer efficacement et à s’auto-équilibrer.

0%

50%

100%

avant progr.

pendant prog

après progr.

périodes

Taux d'insertion professionnelle chez résidents devenus abstinants

Série1

Quelques anciens racontent ce qui a changé pour eux :

Charles : « c’est au quotidien que je me rends compte qu’on conserve dans les moindres détails le bagage acquis en vivant cette expérience communautaire et de travail sur soi-même. Avant mon passage à Trempoline, je n’aurais jamais pensé travailler comme patron et aujourd’hui, me voilà responsable d’une pizzeria. Je crois que ce qu’il faut souligner, c’est le sentiment d’être devenu un homme et d’accepter aussi que l’on puisse faire des erreurs, c’est rester plus réaliste et vivre les aléas de sa personnalité ». Louis : « ce qui m’a beaucoup aidé à Trempoline, c’est l’apprentissage des valeurs telles que le respect, la solidarité, l’empathie, la transparence et l’écoute des autres. J’ai appris à mettre des mots sur ce que je vis, ce que je sens ».

Abdel, qui était engagé comme démarcheur à domicile et devait affronter le rejet et la grossièreté de certains clients disait « dans ces moments là, mon programme thérapeutique me sert beaucoup. Je me sentais agressé et humilié, mais, au lieu de péter les plombs, je me suis levé calmement et n’ai opposé aucune résistance. Ensuite, j’ai été retrouver mes amis et j’ai vidé auprès d’eux mon sac de rage et d’impuissance, ça m’a remonté le moral. C’est comme çà que j’ai su garder mon boulot ».

2. Un peu d’ombre, s’il vous plaît ! Je suis un passionné et j’aime montrer les raisons d’espérer. Mon enthousiasme fait que le tableau peut parfois sembler trop brillant et certains me demandent alors si nous avons aussi des échecs. Bien sûr ! Les chiffres et témoignages qui précèdent sont une raison de croire et de témoigner, mais nous avons malheureusement aussi des échecs, essentiellement parmi ceux qui interrompent leur séjour avant son terme (plus de 50 %), mais aussi parmi ceux qui ont suivi tout le programme (15 à 30% de rechutes). Ces rechutes en fin de programme nous touchent beaucoup, car elles impliquent des personnes que nous avons appris à bien connaître et avec lesquelles nous avons une relation forte, et ces personnes souffrent profondément de leur rechute. Ces retours posent implicitement les questions suivantes « a-t-on bien travaillé avec eux ? », « pouvait-on faire quelque chose de plus, alors qu’on a l’impression d’avoir fait le maximum ? », et lorsqu’ils reviennent pour reprendre leur cure, « quel est l’espoir d’arriver cette fois à un succès alors que nous ne savons pas ce que

9

nous devons changer ? ». Nous essayons d’utiliser ces échecs comme des défis et des occasions d’améliorer progressivement notre efficacité. Et puis, il y a les progrès sans abstinence : Paul, un ancien résident qui avait rechuté après un séjour d’environ deux ans, fait partie de ces résidents qui portent un passé plus lourd que d’autres. Il vint se joindre à une réunion d’anciens qui vivaient de manière abstinente et me dit « je suis venu parce que je considère que je fais partie de vos résidents qui ont réussi. Je consomme encore parfois, je ne le nie pas, mais ma vie a profondément changé depuis que je suis passé ici. Aujourd’hui je sais que j’ai de la valeur, alors qu’avant, je croyais n’être qu’un voyou, un clochard, un bon à rien. Je me respecte et je respecte les autres et, même si j’utilise encore des drogues, j’ai un appartement qui est propre et en ordre, tous les matins, je me lève et j’organise ma journée, comme je l’ai appris ici. J’évolue moins vite que les autres résidents, mais j’avance quand même. Mon vrai problème, ce n’est pas les drogues, c’est la solitude. Pour m’en sortir complètement, j’ai besoin de plus de temps que d’autres, à cause de mon passé, c’est tout ».

3. Apprendre par ses erreurs C’est en 1973 que j’ai « mis le doigt » dans l’aide aux toxicomanes, non parce que j’étais attiré par ce type de problématique, mais parce que je devais trouver d’urgence un stage dans le cadre de mes études d’assistant social. Je considérais les toxicos, à priori, comme des adolescents insouciants qui gâtaient leur propres chances alors que tant d’autres gens démarrent avec moins de chances qu’eux : immigration, pauvreté, handicaps… Mon stage consistait à passer des soirées dans un café tenu par des toxicomanes qui suivaient une cure de substitution chez le Dr. N. (avant que cela fût légalisé). J’ai ainsi pu rencontrer les doux dingues qu’étaient les toxicos de cette époque, un peu marginaux, un peu artistes, un peu fils de bourgeois et pas plus motivés qu’aujourd’hui pour un vrai changement. Combien parmi ceux que j’ai connus en 1974 et qui avaient mon âge sont toujours en vie aujourd’hui ? Peu avant la fin de ce stage, Jean-Michel est passé dans mon histoire comme une étoile filante ; c’était un toxicomane français de mère algérienne qui avait fui une clinique psychiatrique où il suivait un sevrage aux « neuroleptiques retard », il tremblait de tout son corps parce qu’il manquait du médicament « correcteur », un antiparkinsonien. Jean-Michel m’a fait prendre conscience de deux choses : 1. parmi l’ensemble des toxicomanes peu motivés à changer, certains, à un moment donné,

tendent la main pour être vraiment aidés, ils sont prêts, pour un moment, à suivre celui qui les guidera ;

2. je suis devenu convaincu qu’en présence du produit, le toxicomane préférera toujours la drogue et son effet immédiat plutôt que les encouragements et les efforts que l’aidant lui proposera. J’ai donc cessé de croire que le haschisch et les drogues de substitution puissent être des aides efficaces pour arrêter l’héroïne. Je les considère parfois utiles comme « moindres maux », mais également comme des freins à l’apprentissage d’une vie sans drogues. Lorsqu’on a une rage de dents, l’antidouleur est utile en attendant la visite chez le dentiste, mais pour certains patients effrayés par les dentistes, l’antidouleur reporte toujours à plus tard la visite chez le dentiste et masque la dégradation de la santé.

A cette époque, il n’existait aucun service prêt à prendre Jean-Michel en charge pour lui apprendre à vivre autrement. J’ai alors décidé de consacrer trois ou quatre ans pour créer un centre qui pourrait accueillir ces quelques toxicomanes qui appellent à l’aide et leur proposer autre chose que des produits de remplacement. Pour être tout à fait franc, il n’y a pas que la perception d’un besoin social qui a orienté mon parcours professionnel, mais aussi des facteurs subjectifs. Mon adolescence avait été pour moi une crise d’identité particulièrement forte où j’avais été confronté à la solitude et au désespoir. Cette souffrance m’a amené à demander à 18 ans de l’aide dans un centre de guidance psychologique et plusieurs années de psychothérapie m’ont permis de reprendre ma vie en main et de découvrir que l’espoir, cela valait aussi pour moi. J’avais envie que ma découverte personnelle soit contagieuse. Je me reconnaissais en partie dans le cas des toxicomanes, et je ne pouvais admettre l’absence

10

d’espoir et les pronostics pessimistes, c’était comme perdre une bataille avant même de l’avoir livrée. Je suis donc parti à la recherche de ce qui se faisait d’intéressant dans ce domaine. J’ai participé à des réunions AA, j’ai visité deux CT en Flandre, lu des ouvrages sur Daytop USA, fait un stage en 1975 à « La Boère » chez « Le Patriarche » (qui ne comptait à l’époque qu’une quinzaine de résidents et ne soulevait pas encore les polémiques). Malgré certaines réserves, ces expériences m’ont convaincu que ces communautés avaient un impact réel sur les toxicomanes et qu’il était important d’obtenir la collaboration d’ex-toxicomanes. Mais je ne connaissais pas d’ex-toxicomanes disponibles en Belgique et, de plus, je voulais inscrire mon nouveau centre dans le cadre de subventions publiques, ce qui m’obligeait à embaucher des professionnels qualifiés : assistants sociaux, psychologues, éducateurs diplômés… Nous avons donc démarré la communauté thérapeutique « Choisis ! » avec des intervenants qui n’avaient aucune formation en CT et nous avons élaboré un système de prise en charge qui combinait : a) des références CT : abstinence obligatoire, vie de groupe, « reality therapy », des travaux manuels

à la ferme… b) de la psychologie humaniste : ce que nous connaissions par nos études et par notre propre

cheminement psychothérapeutique : groupes thérapeutiques, un peu de bioénergie et de non-directivité Rogerienne ou psychanalytique…

Cette expérience s’inscrit dans le contexte post ’68 où nous, éducateurs, étions marqués par l’anti-autoritarisme, l’anticonformisme et l’identification avec des gens qui avaient notre âge et qui étaient « victimes » ou révoltés contre l’ordre dominant. Ceci nous empêchait mentalement d’assumer envers eux un rôle d’autorité et de supporter les conflits éducatifs indispensables pour leur développement psychosocial.

4. Super Dindon C’est étonnant comme ceux que vous éduquez peuvent vous envoyer des signes forts lorsque vous faites erreur. J’apprends comme beaucoup de monde : je commence par me tromper et ne veux pas reconnaître mon erreur, puis, quand je revois la situation avec plus de distance, j’en tire les enseignements. L’année où j’ai ouvert ma première CT pour toxicomanes (1978), nous travaillions bénévolement, en attendant des subsides de l’Etat. Nous devions être quatre éducateurs qui nous relayions tout au long de la semaine auprès de nos cinq résidents. Un week-end où j’étais de permanence, je démarrai les activités du samedi par le nettoyage de la maison. C’était un matin froid d’hiver et je voyais les garçons s’activer autour des brosses et des seaux d’eau. Tout semblait bien aller et j’avais l’impression d’être un éducateur OK. En passant au milieu du petit groupe, j’entendis l’un d’eux chantonner un mot auquel je ne prêtai pas d’attention : « supèèr-dindon…», je poursuivis mes activités et quand je repassai leur demander comment cela allait, ils me répondirent avec un charmant sourire « très bien ! » et continuèrent les activités. Deux ou trois d’entre eux fredonnaient à nouveau « super dindon » en me regardant d’un oeil narquois. Je leur demandai ce qu’ils voulaient dire mais ils répondirent « rien du tout, on est simplement de bonne humeur ». Puis vint l’heure du repas et j’entendais siffloter de-ci de-là le petit air de « super dindon ». Je commençai à me sentir un peu mal à l’aise et j’alternais entre l’attitude de ne pas accorder d’attention et celle de les regarder en face et de leur dire « eh bien qu’est-ce qu’il y a. Ca m’énerve que vous chantonniez cela, expliquez-moi ! ». L’un ou l’autre disait alors au groupe « allez les gars ça va, on arrête » et une heure plus tard, ça recommençait ! J’étais seul et il fallait tirer mon week-end ainsi jusqu’au lundi matin. Le dimanche matin, au petit déjeuner, j’entendis encore parler de « super dindon » ainsi que d’autres totems animaliers qui étaient supposés qualifier avec humour mes différents collègues. Ce dimanche fut pour moi une épreuve psychologique terrible. J’essayais tous les moyens que je connaissais pour mettre fin à cette torture, sans aucun succès. Impuissant et paniqué, je finis par m’enfermer seul dans mon bureau où ils vinrent s’excuser tous les cinq en fin de journée. Lorsque mes collègues réapparurent le lundi matin, je tâchai de ne pas donner d’importance à cet incident car je n’y trouvais aucune fierté, mais j’étais blessé et je perdis une partie de ma confiance en ma capacité d’encadrer un groupe de toxicomanes. Un mois plus tard, on découvrit que de la drogue circulait depuis des semaines dans notre CT et je ne fis pas tout de suite le rapprochement avec l’incident de « super-dindon ». Ce n’est que des années plus tard que je compris que ce qualificatif était une puissante métaphore provocatrice :

11

les résidents me signalaient que je passais à côté de quelque chose d’important (leur consommation de drogues) et qu’ils avaient besoin de plus d’esprit critique, de plus de contrôle sur eux et de plus d’autorité. Ce genre de gifle narcissique se reproduisit plusieurs fois avant que j’accepte de reconnaître que mon dévouement, mon instruction et mes autres qualités ne suffisaient pas pour être compétent avec eux. Mais il me fallut une deuxième condition pour dépasser mon échec : l’exemple de gens efficaces et la solidarité d’une équipe. En situation de crise, j’ai pu compter sur des personnes plus expérimentées que moi et cela m’a permis de trouver la solution.

5. Les ex- ! Dix mois après l’ouverture de la communauté thérapeutique « Choisis ! » (CT), j’avais engagé Ruud, un ex-toxicomane flamand qui avait suivi un programme thérapeutique du style Daytop5 et qui arrivait avec des références thérapeutiques bien différentes des nôtres. Dès le jour de son arrivée, Ruud fit spontanément une inspection des chambres des résidents, celles-ci étaient en grand désordre, comme toujours. Il leur dit qu’ils avaient une demi-heure pour faire leur lit et ranger leurs vêtements dans les armoires. Une demi-heure plus tard, il repassa. Nos résidents n’avaient bien-sûr rien rangé puisque nous n’avions pas l’habitude de les sanctionner mais que nous les faisions parler en réunion de groupe de ce désordre et du sens que cela pouvait avoir pour eux (ce qui ne changeait rien à l’état des chambres). Alors, Ruud retourna les matelas et vida les armoires. Scandalisés, les résidents accoururent chez le directeur (en l’occurrence : moi) en s’insurgeant contre ces méthodes dignes de la légion ou de la préhistoire thérapeutique. La manipulation fonctionna parfaitement car j’avais des préjugés méprisants envers les approches éducatives ou normatives et que je trouvais le métier de psychothérapeute beaucoup plus respectable que celui d’éducateur. J’expliquai donc à Ruud que ces méthodes flamandes ne faisaient pas partie des références thérapeutiques de la maison, que nous n’étions pas des « éducateurs » mais des « thérapeutes » ou des « animateurs » et qu’il devait s’élever au niveau où nous étions. Il me répondit « vous n’allez jamais y arriver ! Vous acceptez qu’ils entrent dans votre bureau sans frapper, la cigarette au bec et qu’ils arrivent mal rasés à table… Vous n’exigez pas le respect dans les faits. Ils ne vont pas changer comme cela ! ». Mais, nous étions contre le conformisme et pensions qu’accorder de l’importance au comportement, c’était faire du comportementalisme et que c’était « donc » plutôt fasciste ! Et Ruud accepta docilement de faire une courbe rentrante. Pourtant, force nous fut de constater au bout d’un an qu’un même scénario se reproduisait tous les trois mois : 1. nous avions un groupe d’une dizaine de résidents toxicomanes qui se mettaient petit à petit à

traîner la patte, à tirer la tête, à se vautrer dans les fauteuils, 2. des phénomènes inexplicables surgissaient : conflits étranges, rébellions, disparitions d’objets,

fatigues soudaines… 3. l’abcès éclatait et on découvrait que la drogue circulait dans la maison depuis plusieurs semaines,

que des résidents en rackettaient d’autres, qu’ils volaient, mentaient, etc… 4. nous mettions les fautifs à la porte, 5. on recommençait ensuite la même histoire avec des nouveaux pensionnaires. Nous donnions pourtant le meilleur de nous mêmes mais leurs comportements semblaient invariablement nous dire « bof, et alors, t’as rien de mieux ?… ». Je me suis alors, aperçu que donner le meilleur de soi-même n’était pas suffisant et j’ai ressenti de l’impuissance et du désespoir. A chaque fois, je croyais entendre Ruud nous dire « je vous l’avais bien dit ! » et le jour où je dus renvoyer six résidents sur neuf, je reconnus ouvertement que je ne savais pas comment m’y prendre. Toute l’équipe fit honnêtement le même constat et accepta de faire une expérience de six mois : Ruud, dont la seule qualification était d’avoir suivi avec succès un programme thérapeutique pour toxicomanes, allait diriger notre équipe de psy, d’éducateurs et d’assistants sociaux et le directeur lui accorderait une carte blanche pour appliquer les méthodes qu’il avait connues dans son programme thérapeutique. Les seules limites de la « carte blanche » étaient de nature déontologique : pas de violence, ne pas retenir les gens contre leur gré, etc. Au bout de six mois, on ferait un bilan à partir duquel on déciderait si on gardait la méthode ou non.

5 Daytop Village: un des premiers programmes thérapeutiques pour toxicomanes basé sur la vie communautaire du type « communauté thérapeutique » (New York, 1968).

12

6. Une mauvaise méthode qui donne de bons résultats…

Notre équipe d’assistants sociaux et de psychologues accepta donc de confier la direction de l’équipe psychopédagogique à Ruud et, en quelques semaines, il mit en place les règles des CT classiques dont nous ignorions presque tout et que nous découvrîmes de façon empirique. Voici les images qui me restent de cette découverte :

a) les innovations : Ruud introduisit des nouveaux principes fondamentaux : • deux temps de vie :

1. la « structure hiérarchique » dont la fonction était de de responsabiliser et de structurer les résidents en les confrontant aux codes de la vie communautaire et à du stress psychologique. 2. les « groupes de rencontre » dont la fonction est de réguler le stress des individus et du groupe à travers l’expression des émotions et besoins.

• les traditions CT : un texte de base, dit « la philosophie » (voir annexe) , des proverbes tels « toi seul tu peux le faire, mais tu ne peux le faire seul », etc.

Les détails comportementaux prirent une importance inconnue jusque là, exemples :

• gymnastique obligatoire tous les matins ; • tout le monde devait commencer le travail et les repas à l’heure précise ; • un résident qui arrivait mal rasé au petit déjeuner était renvoyé à sa chambre ; • un résident qui voulait parler à un éducateur devait éteindre sa cigarette ; • etc…

Tout écart par rapport aux règles ou engagements faisait systématiquement l’objet d’une confrontation. Lorsqu’il communiquait des décisions, Ruud s’adressait aux résidents dans un style marqué par l’autorité. Pour les antiautoritaires de l’équipe, cela sentait la « contre-révolution » et il leur fallut bien du sang froid pour laisser se dérouler le processus. J’espérais secrètement que la nouvelle méthode ne marcherait pas mieux que l’ancienne afin d’éviter un grand inconfort idéologique. Fallait-il cesser de vouloir être thérapeute et apprendre à être « simplement » éducateur ? Faudrait-il abandonner les idéaux d’humanisme et de démocratie pour adopter un style plus autoritaire et répressif ?…

b) les effets : Des phénomènes nouveaux apparurent au bout de deux à trois semaines : • les résidents étaient plus dynamiques et efficaces dans le travail, on ne voyait plus de résidents

vautrés dans les fauteuils ; ils paraissaient éveillés et souriants, le climat communautaire devenait agréable.

• nous assistions à des changements importants dans les comportements, dans les prises de conscience et dans les modes de communication de nos résidents.

• on entendait hurler pendant les « groupes de rencontre » mais les participants en ressortaient apaisés, renforcés et satisfaits

• les éducateurs et psychologues de l’équipe rapportaient que, pendant les « groupes », les résidents arrivaient enfin avec des contenus psychologiques et relationnels profonds

• il n’y avait plus de consommation de drogues, ni de violence dans la maison • les séjours devenaient beaucoup plus stables car nous ne devions plus renvoyer des résidents et

le nombre d’interruptions spontanées de cure diminuait. En conclusion, nous devions reconnaître que cette méthode, très dérangeante, nous menait beaucoup mieux à notre but que les méthodes sympathiques et « politiquement correctes » que nous utilisions antérieurement. C’était inconfortable pour nos repères philosophiques humanistes et antiautoritaires, pour notre représentation de notre rôle envers les résidents, ainsi que pour l’image autoritaire ou « comportementaliste » que nous allions donner au monde professionnel extérieur. Pourtant, ce qui importait plus que tout était d’observer que nous semblions enfin remplir notre

13

mission institutionnelle : apprendre à des toxicomanes à vivre sans drogues. Nous avons donc fait le choix de garder la méthode CT et de remettre en question notre conception de la toxicomanie et de notre rôle professionnel. Ce qui me parut le plus difficile, était de devoir choisir entre : a) la fidélité à mes conceptions philosophiques antiautoritaires. b) la nécessité de devoir me situer en figure d’autorité, et d’assumer les conflits qui en résultent, si je

voulais répondre aux besoins de mes résidents. En fait, les résidents m’ont mis face à un choix personnel fondamental : rester adolescent ou devenir adulte, et je les en remercie. J’ai essayé d’apprendre à être le directeur dont ils avaient besoin et ce n’est que progressivement, grâce à l’observation et à la participation à ce système, que j’ai pu expliquer l’apparent paradoxe qui fait qu’une méthode non-directive tendait à entretenir la dépendance et qu’une méthode qualifiée parfois d’« autoritaire » menait à l’autonomie… Au fil des prises de conscience, j’ai pu formuler clairement une représentation de l’homme et des principes fondamentaux de la CT .

14

2. L’homme, son équilibre et autrui.

Le comportement est un langage (Watzlawick)

Le comportement ne ment pas

(proverbe CT)

1. T’es triste ou t’es fâchée ? Heureusement que j’ai travaillé avec des toxicomanes avant d’avoir mes propres enfants ! Je me suis ainsi affranchi de certains mythes de parents « cool » et d’éducation « libérée » et j’ai finalement pu reconnaître que mes parents n’avaient pas mal fait leur travail. Le travail en CT m’a fait découvrir quelques règles fondamentales : • on ne peut juger ni les personnes, ni leurs sentiments, ni leurs pensées, • mais on peut juger et sanctionner leurs comportements selon qu’ils sont constructifs ou

destructifs. • il est essentiel de bien équilibrer les signes d’amour et ceux de fermeté Quand j’ai eu mon premier enfant, j’ai toujours veillé à respecter ces règles de base. Vers deux et trois ans, ma fille aînée se montrait très colérique et, lorsqu’elle se roulait à terre, je lui proposais des mots parlant de ses émotions plutôt que de lui dire « calme-toi ! » ou de me fâcher à mon tour, car c’était inefficace. Je la regardais et lui demandais « tu es triste ou tu es fâchée ? ». Très vite, elle se mit à me répondre « pas fâchée ! triste ! » ou le contraire. C’était important pour moi de savoir la différence parce que, selon sa réponse je pouvais, soit me montrer consolant en lui disant « tu es triste ? tu es malheureuse ? tu veux venir dans mes bras ? » ou m’informer sur le motif de sa colère en disant « tu es fâchée ? Est-ce contre moi que tu es fâchée ? Qu’est-ce que j’ai fait ? ». Et le dialogue pouvait s’instaurer. Très vite, elle comprit que les sentiments avaient droit de cité, et lorsqu’elle se fâchait, elle se mettait face à nous, les cheveux dressés sur sa tête, tout en criant « je suis fâchée ! ». C’était très authentique et touchant. On ne pouvait pas être fâché contre sa colère, il n’y avait aucun comportement déplacé, et on pouvait directement l’interroger sur la raison de sa fureur. C’est en mettant des mots sur nos propres sentiments et en leur suggérant des mots pour exprimer leurs sentiments que nous avons appris à nos enfants que tous les sentiments peuvent être exprimés et qu’il n’est pas nécessaire de passer par des comportements violents ou pathétiques. Il est pourtant arrivé que les mots ne calment pas les coups de pied et les contorsions à terre. Je recherchais alors un autre outil dans ma « boîte à outils ». J’amenais, par exemple, l’enfant dans une salle de bains que je lui avais présenté comme une « chambre à colères » où il fallait se précipiter en cas de colères. C’était le seul lieu où on pouvait se rouler à terre, crier et cracher autant qu’on voulait, puis venir nous rejoindre dès que c’était terminé. Assez rapidement, l’enfant préféra parler de ses émotions plutôt que de piquer une colère. Ceci a marché pour cet enfant là, et il fallut d’autres idées pour d’autres enfants colériques, y compris la fessée qui ne constitue pas un tabou à mes yeux.

2. Les adultes aussi ont des sentiments Alors que j’expliquais à un groupe en formation l’importance de parler des sentiments et des besoins, une participante m’interrompit « j’enseigne dans une école primaire et je crois que les enfants voient les adultes qui les entourent comme des géants inaccessibles, qui travaillent et font face à beaucoup de responsabilités sans jamais sembler fragiles aux yeux des enfants. Quand j’ai perdu mon père, les enfants de ma classe l’ont su et un jour, un petit garçon m’a demandé en classe : Madame, voulez-vous nous parler du décès de votre père ? J’ai demandé aux autres enfants s’ils en avaient aussi envie et comme cela semblait le cas, après avoir terminé la leçon de mathématique, je leur ai raconté qui était mon père et ce que son décès représentait pour moi. J’ai dû prononcer une phrase dont je n’arrive plus à me souvenir, c’est dommage parce que cela devait être une phrase importante pour moi, et soudain, j’ai éclaté en sanglots, à mon bureau, devant tous les enfants. Comme certains semblaient inquiets, je leur ai dit, au milieu de mes larmes, ce n’est pas grave, je pleure, c’est normal quand on perd quelqu’un qu’on aime. Puis mes émotions se sont calmées et j’ai terminé le cours. Trois semaines plus tard, la mère d’une élève m’interpelle et me demande « qu’avez-vous fait avec

15

ma fille ? Cette enfant faisait des cauchemars chaque nuit depuis la mort de son grand-père et depuis trois semaines, c’est fini. Ma fille m’a dit : « c’est normal d’être triste, Madame aussi elle est triste d’avoir perdu son papa et elle pleure, et elle dit que c’est normal de pleurer quand on a perdu quelqu’un ». Il y a vingt ans, on aurait dit que cette enseignante avait fait une faute professionnelle en partageant sa vie privée et en montrant ses sentiments. Je crois au contraire qu’elle a été vraiment professionnelle en acceptant de donner un témoignage personnel lorsque les enfants l’ont demandé. On ne peut être un très bon parent ou professeur que si on accepte de se montrer humain, avec nos limites, nos doutes, notre expérience et nos convictions. L’enfant apprend à exprimer ses besoins et sentiments et à construire des relations authentiques dans la mesure où il voit des adultes qui s’expriment avec authenticité et accepter leur propre humanité. Bien entendu, l’adulte doit savoir faire la distinction entre : faire part de ses sentiments parce que cela fait partie de la vie et que c’est profitable pour l’enfant, et montrer ses sentiments par simple désir de se soulager, sans souci de l’utilité pour l’enfant. Une autre enseignante me raconta l’anecdote suivante : « j’ai trois enfants entre 12 et 21 ans. Ils voient leur père comme un dieu, c’est vrai que mon mari est un homme formidable mais j’ai parfois envie de leur dire qu’il a aussi des défauts. En fait, mon mari est honnête, courageux et très serviable, mais il parle très peu, il dit qu’il apprend aux enfants en leur montrant, pas en parlant. Mon fils aîné, qui est à l’université, a eu du mal à trouver sa voie, il semblait mal dans sa peau et est venu me trouver pour me dire « j’ai honte, je n’y arrive pas, je sens que je vous déçois ». J’ai été trouver mon mari en lui disant « tu dois parler avec ton fils, raconte-lui comment cela s’est passé pour toi à l’université ». Sans trop y croire, il a été parler avec son fils et lui a raconté que l’université n’avait pas été un passage simple pour lui et qu’il avait même doublé une année. Mon fils ne pouvait pas croire que son père ait connu l’échec. Il fut soudain si ému qu’il fondit en larmes en remerciant son père de lui avoir parlé de cet échec. Mon mari était sidéré, il n’arrivait pas à comprendre l’impact de ces quelques paroles sur son fils ». L’essentiel était que le fils découvre que son père était humain et faillible et qu’il fut soulagé de l’impression de décevoir ses parents.

3. Gérer ses émotions en mordant dans une serviette Si toutes les pensées et tous les sentiments sont respectables, il n’en va pas de même pour les comportements. Apprendre à gérer ses émotions et ses pulsions permettra de ressentir tous les sentiments sans (se) faire de mal. Aimer un enfant, aimer la femme qu’on a choisie, cela semble tellement naturel au début et même plus fort que nous. Puis, on découvre un jour que ce merveilleux sentiment est absent, on ressent de la colère, de la rage, de la haine et on n’a plus aucune envie de prendre l’autre dans ses bras… Lorsque j’eus mon premier bébé et qu’il fallait le nourrir au biberon, ma femme et moi alternions les nuits afin qu’un de nous dorme bien. Il fallait nourrir l’enfant vers 11h du soir en espérant avoir une nuit complète. Mais il lui arrivait de se remettre à pleurer à minuit, alors, je me relevais, je le prenais dans les bras, je changeais éventuellement le lange, il s’apaisait et je le remettais au lit. Une nuit, après m’être rendormi vers minuit, l’enfant se remit à pleurer vers 1h30. Je me relevai, j’allai réchauffer un biberon, je le pris dans les bras en pensant :« dépêche-toi s’il te plaît, dans cinq heures je devrai me lever et j’ai besoin de dormir pour être capable de travailler ! ». Lorsque je le remis au lit, il pleura à nouveau, alors je pris la température : 36,5°. Je fis un petit massage de l’estomac, il ne s’endormit pas mais je le remis encore au lit et je me recouchai. Il était 2h30. Dans la chambre voisine, le bébé se remit à hurler et cela m’empêchait de dormir. La colère montait en moi, « mais qu’est-ce qu’il veut ! il veut me voir ramper pour aller au boulot ? » Vers 3h15 je me relevai encore, plus que trois heures pour dormir et il risque de continuer jusqu’au lever du soleil ! Je vous jure qu’à ce moment là, j’ai compris ce qui se passe dans la tête des parents infanticides. Je ne sentais plus aucun amour pour mon enfant, mais une rage noire et ma raison me rappelait que ce bébé avait besoin de douceur et d’amour. Je me suis alors souvenu d’un truc que m’avait raconté un ami : quand il en avait marre d’un bébé qui criait toute la nuit et qu’il fallait encore s’en occuper, il commençait par entrer dans sa salle de bains et se mettait à hurler des jurons en serrant les poings, puis, le trop plein de colère étant évacué, il entrait dans la chambre de l’enfant et il pouvait s’en occuper sans le jeter par la fenêtre. Pour ma part, hurler me fait plus de bien que de jurer et comme je ne voulais pas réveiller toute la maison, je tordais une serviette de bain, je la serrais entre mes dents et je hurlais aussi fort que possible pour sortir ma rage. Puis j’allais m’occuper calmement du pauvre bébé qui passait une si mauvaise nuit ». C’est ce qu’on appelle en communauté thérapeutique « gérer ses émotions » .

16

4. Le comportement est un langage qui ne ment pas Quel rapport y a-t-il entre l’expression des émotions et la toxicomanie ? L’image que je me fais de l’être humain vient essentiellement de ce que j’ai appris grâce à mon propre processus thérapeutique, mais aussi grâce à l’observation et à la relation avec des personnes toxicomanes. Les toxicos des CT m’ont fait découvrir l’importance vitale des émotions et des relations. Pour comprendre les toxicomanes, qui nous apparaissent souvent si désespérants et incompréhensibles, il nous faut démarrer de ce que nous avons de commun avec eux : notre humanité, notre venue au monde, la souffrance, le besoin d’autrui. Ils sont pour nous l’occasion de mieux comprendre notre propre mode de fonctionnement, celui de nos enfants, de nos conjoints, de nos élèves ou de nos collègues. Il devient indispensable de comprendre notre logique interne et nos mécanismes psychiques si nous voulons assurer notre bien-être. C’est peut-être ce qu’avait voulu dire Socrate quand il a dit « connais-toi toi-même ». Si on observe deux humains en relation, la seule chose qu’on voit, ce sont leurs comportements. Il est impossible de voir les sentiments et les pensées des gens, on peut, tout au plus, les deviner à travers leurs comportements. Or, Watzlawick6 nous a appris qu'il est impossible de ne pas communiquer, en effet : 1. il est impossible de ne pas se comporter : se comporter est le seul verbe qu’on ne puisse pas

mettre en négatif : je peux « ne pas manger », « ne pas parler », etc, mais il est impossible de « ne pas se comporter ». Etre absent ou se taire, c’est encore se comporter.

2. le comportement est un langage : Les comportements sont des signes, des phénomènes qui ont

du sens, ils expriment toujours quelque chose. Nous communiquons donc tout le temps, que ce soit par nos absences, par nos silences, par nos paroles ou par nos gestes. Il y a, en effet, deux types de comportements : les comportements verbaux et les comportements non-verbaux qui sont chacun des langages incomplets. Langage points forts points faibles Non-verbal Crédibilité : il n’est pas facile de mentir en

langage non-verbal. Exemple : la rougeur soudaine du visage manifeste une émotion ou quelque chose d’anormal.

Ambiguïté : les signes non-verbaux sont imprécis, leur sens exact se précise à l’aide des mots. Exemple : on peut mal interpréter le sens exact de la rougeur.

Verbal Précision : la qualité du langage verbal (qu’il soit parlé ou écrit) est d’être précis. Exemple : « l’explication de ma rougeur, c’est que je suis resté longtemps au soleil alors que j’ai la peau sensible ».

Mensonge : avec les mots, il est facile d’exprimer le contraire de la vérité. Exemple :dire « c’est un coup de soleil » alors que la réalité est que je suis embarrassé pour telle raison.

Ces deux types de langage sont complémentaires. Si l’on veut construire une bonne communication, il faut veiller au parallélisme (congruence) entre ce qui est dit et ce qui est montré. Par contre, si l’expression non-verbale et le discours semblent incongruents, on sucitera des doutes sur la vérité de ce qui est dit.

(insérer congruence / incongruence) A110 6 Auteur de référence en thérapie systémique : « Une logique de la communication » Point 1980, « La réalité de la réalité » Point 1982.

17

Dans les communautés thérapeutiques pour toxicomanes (CT) un adage dit que les mots mentent facilement alors que « le comportement ne ment pas ». Comme les toxicomanes utilisent souvent le baratin pour dissimuler la réalité, nous accordons beaucoup d’attention à leur langage non-verbal et voyons s’il est cohérent avec leur langage verbal. S’il y a un écart entre le message verbal et le message non-verbal, c’est que quelque chose d’important n’est pas dit et c’est en pointant du doigt cet écart qu’on peut amener la personne à parler plutôt qu’à mal agir. 5. Nature, culture et structuration du « moi » : Nous avons dit qu’on ne pouvait pas voir les sentiments et les pensées d’autrui et qu’on ne fait que les deviner à travers leur comportement, c’est-à-dire que le comportement est comme un écran où apparaissent, en ombres chinoises, les sentiments et pensées qu’il y a au fond de nous. Il y a, en effet, au fond de nous deux grands principes : • ce que la nature nous donne dès la naissance : les besoins, les pulsions, les émotions, la

capacité de mémoire, etc. C’est l’énergie vitale que l’homme hérite de l’animal et qui fonctionne naturellement bien chez l’animal.

• les structures culturelles que nous donne l’éducation : les codes de savoir vivre, les structures

de la langue et les systèmes collectifs de valeurs. Le cerveau de l’homme est fait de telle sorte que les données naturelles et culturelles ont besoin les unes des autres pour bien fonctionner. L’énergie de nos besoins, pulsions et émotions est ce qui nous anime, nous rend vivants et agissants, mais pour pouvoir élaborer de la pensée et de la communication, nous avons besoin de paroles et de codes culturels. Nature et codes sont complémentaires comme l’eau d’un torrent et les digues. Sans l’eau, tout serait mort et les digues seraient des obstacles inutiles, mais sans les digues, l’eau dévasterait les villes et les champs.

Fig 1 Fig. 2 Fig. 3 Fig. 4

culture « moi » nature

culture

nature

culture

« moi »

nature

culture

nature

18

Principes « enfant sauvage » Idéal éducatif Education écrasante

1. Le troisième grand principe est le « moi » qui est le lieu (fig.1) où ces deux forces se recouvrent et s’intègrent sous une forme qui nous est personnelle à chacun. Chacun de nous a sa propre façon de mettre des mots sur ses besoins, de montrer ses émotions ou de les cacher, de résoudre un problème ou d’établir une priorité entre deux choses. Nous allons penser et prendre nos décisions sur base de notre structure du « moi ». Au plus il y a synthèse entre les données de notre nature et celles de notre culture , au plus nous sommes capables de satisfaire nos besoins grâce aux mots et usages proposés par la société. L’importance du moi évolue donc au cours de la vie.

2. Chez le petit enfant, le bagage « nature » domine celui de la « culture » (fig. 2) ; son « moi » est donc également minuscule et c’est pourquoi il est incapable de contrôler ses pulsions, il lui manque la volonté pour pouvoir prendre des responsabilités et résoudre des problèmes complexes.

3. Chez l’adulte équilibré, le « moi » est grand et intègre bien les deux autres forces (fig. 3), alors que, chez l’adulte mal équilibré, ces différents principes sont démesurément forts ou faibles.

4. Les névroses souvent observées par Freud dans la bourgeoisie de son temps étaient l’expression d’un étouffement des forces émotionnelles sous le poids des conventions et bonnes manières (fig. 4). Mais notre contexte social actuel est très différent de celui de Vienne au début du siècle et nous verrons par exemple que chez les personnes toxicomanes, l’énergie pulsionnelle ou naturelle domine un « moi » tout fragile. Leur « moi » ne parvient donc plus à contrôler leurs pulsions (fig.2). Il s’agit alors d’une régression de la personnalité vers l’immaturité.

6. Homéostasie, manques et recherche du plaisir : Pour mieux comprendre ce qu’il y a de commun entre les toxicomanes et nous-mêmes, reprenons notre histoire avant la naissance, quand nous étions dans le ventre de notre mère, et nous suivrons ensuite le développement de l’enfant. Nous pourrons ainsi mieux voir l’importance d’éduquer chacun à la responsabilité envers soi-même, dans la gestion de son équilibre et de ses besoins relationnels. Nous verrons qu’il y a des liens entre certains niveaux du cerveau et des fonctions telles l’homéostasie, les sentiments, l’apprentissage, la parole, la créativité et les comportements. Il ne s’agit pas de donner un cours sur le cerveau (c’est loin d’être ma spécialité). Je parlerai donc du cerveau comme un moniteur d’auto-école parlerait à son élève du mécanisme d’embrayage, tout en utilisant le moins de détails mécaniques possibles. Partant d’ouvrages de vulgarisation scientifique7, j’ai essayé de faire des schémas simples sur l’élaboration des comportements en trois grandes étapes liées aux trois niveaux cérébraux que la nature nous a donnés : le cerveau reptilien, le cerveau limbique et le néocortex . Mais comme les fonctions mentales forment des « chaînes », il faudra se rappeler que ces fonctions d’homéostasie, d’apprentissage, de pensée etc, impliquent chaque fois une coopération entre tous les niveaux cérébraux (reptilien, limbique et néocortex). Le cerveau reptilien est le lieu des automatismes liés au maintien de l’équilibre de l’organisme. En effet, tout organisme vivant essaye de préserver son équilibre intérieur malgré le stress des relations avec l’environnement. Cela s’appelle « le principe d’homéostasie ». Chez le reptile en situation de stress, le principe d’homéostasie utilise les signaux « faim », « froid » ou « sommeil » pour déclencher des comportements d’adaptation. Quand un reptile sent l’insécurité, il fuit, et quand a faim, il attaque, ce sont des comportements pulsionnels qui visent à restaurer l’homéostasie dans ce reptile. Il en est de même pour nous, les humains. Lorsque nous sommes confrontés à un stress, notre cerveau a trois stratégies de base :

7 « La légende des comportements », Henri Laborit, Ed. Flammarion. « La biologie des passions » de J-D Vincent, Ed. Odile Jacob « L’erreur de Descartes » de A. Damasio, Ed. Odile Jacob « Mind over Matter » National Institute on Drug Abuse NIDA

19

Insérer pulsions de fuite, attaque, SIA (A010)

1. La fuite (première réaction) 2. l’attaque (si la fuite n’est pas une solution efficace) 3. l’inhibition de l’action si, ni la fuite, ni l’attaque ne sont possibles

Cette troisième attitude correspond à la situation de crise. Elle implique une souffrance qui peut être néfaste pour la santé si cette inhibition de l’action se prolonge trop. Par contre, cette situation de crise peut amener la personne à d’importants changements et apprentissages si elle reçoit l’aide de son entourage. Alors que l’on parle de pulsions et de réflexes pour la gestion de l’équilibre des reptiles, d’autres signaux, plus subtils, apparaissent chez les mammifères pour indiquer une rupture d’équilibre : les émotions et les sentiments. Il n’y a pas que l’homme qui ressente des sentiments, le chien ressent aussi l’affection, la joie, la tristesse et la peur. L’homéostasie de l’homme porte aussi sur des besoins de respect, de confiance en soi et en autrui, de relations authentiques et de sens. Les signaux émotionnels spécifiquement humains relèvent des niveaux supérieurs de la pyramide des besoins : les émotions éthiques, esthétiques, l’idéal et le sens moral dont le primatologue Frans De Waal voit déjà les prémisses chez le singe : « Le sens moral de l’homme, écrit Frans de Waal8, vient manifestement de loin dans l’histoire évolutive (…) et cela signifie qu’il s’enracine au cœur de notre nature dont on nous a tellement répété qu’il faut la dépasser. (…) Le sens moral émane de certaines régions du cerveau et fait tout autant partie de notre constitution biologique que les tendances qu’il réprime ». L’intuition éthique et le sens des valeurs, qui nous semblent liés à la culture, auraient donc quelque chose d’inné. Nos sentiments sont des informations intérieures indispensables pour assurer notre équilibre et notre développement. Du temps de nos parents ou grands-parents, il était l’essentiel de garder pour soi ses sentiments, ses états d’âme et ses doutes, et de « respecter les conventions sociales ». Les individus trouvaient, tant bien que mal, leur stabilité dans cette société traditionnelle parce qu’il y avait un consensus social autour des comportements attendus d’un garçon, d’une fille, d’un homme, d’une femme, d’un grand-parent, d’un voisin, d’un professeur ou d’un curé. L’individu était accepté et en sécurité s’il respectait les conventions. Mais aujourd’hui, beaucoup de ces repères ont disparu : que doit faire un enfant de tel âge ? comment doit se comporter une homme, une femme ou un parent ? quels sont les droits et devoirs d’un grand-parent, d’un voisin ou d’un professeur ? Les repères intérieurs sont d’autant plus importants que nous manquons de repères extérieurs. Dans le désert, même sans cartes et sans indications, il est possible de trouver son chemin si l’on dispose d’une boussole. Notre boussole intérieure, c’est notre conscience, nos émotions et nos besoins. Satisfaire le principe d’homéostasie ne nous suffit pas, même « quand on ne manque de rien », un mystérieux besoin nous fait rechercher le plaisir et les émotions agréables, nous « aspirons » vers quelque chose de plus, nous sommes en « quête » de quelque chose d’essentiel qui nous

8 « Le bon singe », Frans de Waal, Ed. Bayard 1997.

20

manque. C’est le pôle des émotions agréables : la joie, l’affection, la recherche d’excitation ou de détente et la quête de sens. Il existe une foule de termes pour nommer les émotions. Les sentiments sont donc des informations intérieures qu’il est important de bien interpréter pour comprendre les besoins à satisfaire. Ils sont comme les témoins au tableau de bord d’une voiture : lorsqu’ils s’allument, il faut faire le lien avec un problème qui se passe ailleurs, sous le capot ou dans le réservoir d’essence. Chacun des sentiments est relié à un besoin fondamental, et, lorsque un besoin est inassouvi ou «en manque », c’est le principe d’homéostasie qui va provoquer une réaction.

besoins et manques

Comportements pulsionnels

sentiments

Objectif visé : retour à l’homéostasie

via une réponse de l’environnement

sécurité

Fuite Peur + parole / action

Apaisement du stress

relation Pleurs, repli sur soi Tristesse + parole / action

respect

Agression Colère + parole / action

On peut penser que le bébé qui est dans le ventre de sa mère connaît l’homéostasie, et que son cerveau reptilien ne s’agite pas beaucoup. En effet, lorsque la grossesse se passe bien, il ne peut pas avoir faim puisqu’il est constamment alimenté par le cordon ombilical, il ne peut pas avoir froid puisqu’il baigne dans une température à 36°, et il ne peut pas se sentir seul puisqu’il est dans sa maman, on ne peut pas être plus proche d’autrui. Mais tout va se bousculer au moment de la naissance : le bébé va découvrir la douleur, le froid, la séparation et la faim, c’est à dire des sensations de « manque », ce terme qu’on utilise tant à propos des toxicomanes… Et son cerveau reptilien va immédiatement donner l’alerte par une sensation de faim, une émotion et une pulsion qui se traduiront en comportements.

(insérer l’équilibre par la relation ) A111 Lorsque le nouveau né a faim, il crie, dès qu’il a froid, il crie, dès qu’il a mal, il crie. Ici apparaît une grande différence entre le reptile et notre nourrisson. La petite tortue qui sort de son oeuf file directement vers la mer et n’a besoin de personne pour se nourrir, se protéger ou ne pas être seule,

21

alors que notre bébé a totalement besoin de nous pour tout cela et que sa maman va devoir entendre les cris, les interpréter (le cri est un comportement non verbal et donc ambigu) et essayer d’apporter la bonne réponse au bébé. C’est une boucle dans laquelle le bébé a un « job » : exprimer son manque, et les parents un autre « job » : lui donner ce dont il a besoin. Le bébé découvre ainsi une loi fondamentale de la vie humaine : pour être soulagé, l’homme doit s’exprimer, mais cela ne suffit pas, il lui faut également une réponse d’autrui. Ce principe fondamental de la vie est en totale contradiction avec l’individualisme propagé dans notre société : on nous fait croire que nous devons compter uniquement sur nous-mêmes pour faire notre bonheur et que nous pouvons nous satisfaire grâce à l’argent et aux produits magiques que l’on nous vend. Quel malentendu lorsqu’il s’agit de besoins de relation, de sens et de respect qu’aucun objet matériel ne peut remplir. Si je manque de confiance en moi, je me sens en insécurité. Je peux, alors, acheter un système d’alarme très sophistiqué, et pendant quelques semaines, je me sentirai mieux, mais ensuite reviendra le sentiment d’insécurité et je commencerai à penser qu’il me faut une arme à feu pour être en sécurité. Je peux alors acheter cette arme et retrouver, après un bref soulagement, mon sentiment d’insécurité. Car le vrai problème de mon insécurité est que je n’ai pas confiance en moi ni dans les gens autour de moi, que j’ai peur qu’on se moque de moi, qu’on m’accuse, qu’on me rejette, et les alarmes et armes à feu n’y changeront rien. C’est ainsi que l’on peut acheter des objets et en acheter encore pour apaiser pendant quelques jours des manques qu’aucun objet ne peut satisfaire car c’est d’une relation avec autrui dont nous avons besoin et non d’un objet. Il serait donc plus efficace d’aller parler à mes voisins et mes collègues pour leur dire de quoi j’ai peur et leur demander de me rassurer. Certains d’entre eux seraient peut-être heureux de me découvrir sous ce nouveau jour et me rassureraient peut-être. Il en va de nos besoins de relation, de respect ou de sens comme du besoin de sécurité. Combien de personnes ne rêvent pas de s’acheter un vêtement chic ou une voiture décapotable pour compter aux yeux des copains ou d’une femme? Quelques semaines après avoir acheté le vêtement ou la voiture à la mode, le malaise revient parce qu’on n’est pas sûr d’être aimé pour soi et que le cabriolet ou la veste ne sont pas la bonne réponse au besoin de relation. Mais tout cela est inconscient et le manque de relation rallume à chaque fois le désir pour un nouvel objet présenté en publicité. Cela fait tourner les usines, les banques et le commerce. Au plus nous sommes frustrés sans savoir pourquoi, au plus on pourra nous vendre n’importe quoi et au mieux l’économie mondiale se portera. Imaginez le désastre économique si on remplissait nos besoins par des relations qui ne coûtent rien ! On nous vendrait beaucoup moins de systèmes d’alarme, de voitures, de vêtements, de nourriture et de médicaments, on produirait moins et il y aurait moins d’emploi et moins d’argent en circulation. 7. Apprentissage et renforcement : le cerveau limbique Avoir envie de fuir ou d’attaquer, lorsqu’on est sous stress est bien normal et c’est pourquoi on apprend en CT qu’on ne peut jamais juger les émotions de quelqu’un. En effet, une émotion n’a jamais fait d’oeil au beurre noir à personne. Mais, si la colère s’exprime par un comportement violent, la peur par la fuite, le plaisir par le viol ou la joie par la désinvolture, comment pourrions-nous vivre en société ? Il y a, en effet, des comportements acceptables et d’autres non. C’est pourquoi la vie en société est indissociable de règles et de lois. Un bébé est un barbare en miniature pour qui n’importe quel comportement est valable pourvu qu’il apporte la satisfaction. Il faut le socialiser pour qu’il devienne un citoyen capable de remplir ses besoins de sécurité, de relation et de plaisir en contrôlant ses pulsions destructives et en passant par la coopération. L’apprentissage est la fonction du cerveau limbique. Le secret de l’apprentissage est que le cerveau limbique fera le lien entre les émotions et la mémoire. La mémoire joue un rôle essentiel dans l’apprentissage : lorsqu’un jeune chien se laisse aller à faire ses besoins dans la maison, quelques instants plus tard, le maître l’attrape, lui fourre le nez dedans, se fâche sur lui, et le jette dehors. Cela éveille une émotion très désagréable dans notre jeune chien qui a besoin d’affection et de sécurité, et le chien va mémoriser cela : « une réaction terrible se produit quand je me laisse aller à certaines pulsions », et il va commencer à contenir lui-même cette pulsion afin de garder sa place auprès du maître et son affection. Le chien recevra une caresse quand il sera propre et un coup de journal quand il sera sale, on appelle cela le « renforcement » de l’apprentissage et du comportement. Le petit enfant est aussi un mammifère et va donc apprendre en mémorisant l’impact émotionnel de ses actes, mais, à la différence du chien ou du cheval, son néocortex lui donne accès à la parole. Lorsqu’il a deux ans et qu’il en a assez de voir l’assiette que sa maman lui donne à manger, il la jette par terre. Sa maman la ramasse, fait les gros yeux et lui dit « on ne peut pas ! » ; puis l’enfant rejette

22

l’assiette par terre, et, cette fois, maman se fâche et tape sur la main de l’enfant. L’enfant découvre alors qu’en jetant deux fois l’assiette par terre, il transforme instantanément la plus douce des mamans en une sorcière écumante. Les gros yeux et les cris de sa maman sont une chose épouvantable qui va marquer la mémoire. L’enfant pleure et va retenir qu’on ne peut pas jeter l’assiette par terre quand on n’a plus faim, sinon sa maman se métamorphose en sorcière. Il doit donc intérioriser la règle pour contenir lui-même cette pulsion et apprendre à parler. Au repas suivant, tout en regardant sa maman, l’enfant montre son assiette et utilise le langage : « peut pas ! », et la maman lui sourit en disant « c’est çà, mon chéri ! on ne peut pas. Quoi, ce n’est pas bon ? tu n’as plus faim ? ». La mère lui demandera peut-être de prendre encore deux cuillères pour que tout se termine dans la bonne entente et c’est ainsi que l’enfant apprend à se comporter de façon civilisée. Les trois niveaux du cerveau sont reliés entre eux par deux faisceaux appelés PVS et MFB9 ; l’un d’eux est le « faisceau de la récompense » et va mémoriser les événements gratifiants et les réactions plaisantes, et l’autre, le « faisceau de la punition », mémorise les événements nocioceptifs et les conséquences fâcheuses. Le cerveau va donc mémoriser, d’une part, les comportements qui ont des conséquences agréables et, d’autre part, ceux qui ont des conséquences désagréables. Même si certains estiment que les punitions et récompenses sont des méthodes archaïques, elles correspondent à la structure physiologique de notre cerveau. Les petits événements gratifiants et frustrants vont se multiplier au cours de l’éducation, marquer la mémoire de l’enfant et constituer le renforcement de l’apprentissage. Nous verrons plus loin que les drogues vont agir comme un sur-renforcement et perturber les apprentissages antérieurs de l’éducation. 8. Parole, conscience et créativité : le néocortex On arrive ici au troisième niveau cérébral : le néocortex. Celui-ci est extrêmement développé chez les humains, c’est le gros paquet de matière grise divisé en deux hémisphères pleins de plis. Le néocortex nous permet d’associer des mots, des images et des idées. Ces mots et ces idées vont nous donner accès à la pensée, aux choix et à la liberté. Si on ne nous avait pas donné des mots pour dire la tristesse, la colère ou la peur, nous ne pourrions pas avoir conscience de la différence entre ces sentiments désagréables, nous dirions tout au plus « aïe ! », ou comme beaucoup de gens qui ont une mauvaise connaissance de soi : « j’en ai marre ! » mais marre de quoi ? que sens-tu exactement ? « je ne sais pas, j’en ai marre ! ». Sans les mots, sans la pensée, on soulagerait notre stress de manière conditionnée, comme les autres mammifères, sans pouvoir changer le cours de notre vie.

(Insérer élaboration des pulsions et communication) A112

9 PVS : periventricular system, MFB : medial forebrain bundle (cfr « La légende des comportements » H. Laborit. Ed Flammarion)

23

Les mots nous permettent de nommer nos sentiments et nos besoins et donc d’en prendre conscience et ensuite, de formuler des demandes !... En effet, les associations d’idées nous ouvrent la voie à l’imagination, à la créativité. Nous pouvons nous représenter nos problèmes, imaginer ce qui nous ferait du bien, désirer des choses et envisager les solutions sous différents aspects avant de choisir le comportement ou le message que nous allons adresser à nos semblables. Si je prends conscience de ma tristesse et que derrière cette tristesse il y a de la solitude, je peux aussi imaginer et demander à autrui le geste qui me ferait du bien: « vais-je appeler Pierre ? ah non, pas Pierre, il risque de se moquer de moi, alors peut-être Paul s’il est chez lui, mais comment vais-je lui dire ?... ». La boucle est alors complète : 1. le principe d’homéostasie : j’ai des besoins à remplir si je veux être en équilibre et lorsque mes

besoins sont inassouvis, mes sentiments m’en informent. 2. l’apprentissage : grâce aux codes sociaux j’ai appris comment me comporter pour que

l’expression de mes pulsions m’apporte du soulagement plutôt que des ennuis 3. réflexion et choix responsable : avec les mots que l’on m’a donnés, j’identifie mon besoin et je

réfléchis pour formuler une demande 4. comportements : je parle et / ou j’agis 5. communication: l’autre me répond et cela m’apaise ou me frustre davantage. Puis le cycle recommence… 9. La censure des sentiments Voici comment cela devrait se passer, mais chacun de nous a grandi dans une famille où certains sentiments sont mal venus. Dans telle famille, une petite fille ne peut jamais être agressive, sinon on la dit « méchante » et on la rejette. Dans telle autre famille, les garçons ne peuvent pas pleurer ou avoir peur, sinon on se moque d’eux. Dans d’autres familles, on trahit les sentiments d’affection, ou on joue aux rabat-joie quand un enfant est joyeux. C’est ainsi qu’on leur apprend à cacher certains sentiments et besoins, à les enfermer dans un placard et à afficher autre chose que ces sentiments ou « besoins-tabou ». Celui qui est triste se montre alors cynique, celui qui a peur va essayer de faire peur aux autres en jouant sur leurs points faibles, celui qui est fâché fait l’indifférent et celui qui est amoureux s’amuse à énerver a fille qu’il aime. Mais le cynisme, qui semblait être une solution de dépannage dans telle famille d’origine, n’apporte pourtant pas au cynique la proximité et la consolation dont il a besoin. Celui qui a peur s’enferme dans des jeux d’hostilité qui entretiennent sa peur et celui qui cache sa colère sous de l’indifférence continuera à se faire marcher sur les pieds. C’est ainsi que les besoins et sentiments cachés dans les placards pourrissent et deviennent de l’angoisse, une sorte de boule dans le ventre ou dans la poitrine où tout semble se mélanger et dont on ne sait plus comment parler. C’est un mélange d’envie de pleurer, de s’enfuir, d’être pris dans les bras et de hurler. Le méli-mélo des émotions et des besoins sera particulièrement délicat au moment de l’adolescence, cette période de la vie où l’on veut se détacher de papa et maman, mais où on n’est pas encore sûr de soi, on ne s’aime pas et on ne sait pas comment faire pour avoir des copains, approcher une fille, danser ou s’amuser. Nous verrons plus loin que, dans ce contexte, les drogues pourront apparaître comme des solutions.

24

3. Qui avons-nous en face de nous ?

Bonjour, dit le petit prince. Bonjour dit le marchand.

C’était un marchand de pilules perfectionnées qui apaisent la soif. On en avale une par semaine et l’on n’éprouve plus le besoin de boire.

Pourquoi vends-tu ça ? dit le petit prince. C’est une grosse économie de temps, dit le marchand. Les experts ont fait des calculs. On épargne

cinquante trois minutes par semaine. Et que fait-on de ces cinquante trois minutes ?

On en fait ce qu’on veut... « Moi, se dit le petit prince, si j’avais cinquante trois minutes à dépenser, je marcherais tout

doucement vers une fontaine.

A. de Saint Exupéry. Le Petit Prince.

1. La volonté et la dépendance : « attachez-moi ! » Pour comprendre ce qu’est la dépendance d’une personne toxicomane, je vais vous raconter l’histoire de Sophie qui m’a beaucoup éclairé à ce sujet. Sophie était une de nos premières résidentes, son père était mort lorsqu’elle était petite et sa mère et sa grand-mère avaient voulu compenser ce manque en la choyant comme une petite princesse. Vers quinze ans, un garçon sembla pouvoir la gâter autant en lui payant tout ce qu’elle désirait. C’était un dealer et lorsqu’elle découvrit qu’il « s’envoyait parfois en l’air » à l’héroïne, elle se sentit jalouse et délaissée et choisit de l’accompagner dans ses expériences. Après quelques années, la mère (Yvette) et la grand-mère s’en aperçurent et demandèrent de l’aide auprès de nos groupes de parents. Elles firent pression sur Sophie pour qu’elle se fasse aider à Trempoline. Comme Sophie était aussi « molle » que jolie, elle se présenta chez nous. Nous l’avons intégrée dans la CT, mais au bout de deux heures, elle découvrit qu’on lui demanderait des efforts et aussitôt la jolie poupée en sucre nous quitta. La mère et la grand-mère continuèrent à fréquenter les groupes et imposèrent à Sophie des conditions de plus en plus strictes si elle voulait encore bénéficier de leur gîte et du couvert. Sous la pression, Sophie revint à Trempoline et resta, cette fois, deux ou trois jours. Le scénario se répéta encore une ou deux fois, puis, un jour, Sophie téléphona, éplorée, à sa mère et l’appela au secours : « maman, je suis à Paris, mon ami m’a laissé tomber, je suis mal ! Envoie-moi de l’argent pour que je puisse rentrer à Charleroi ! ». Avant de lui répondre, Yvette, qui avait appris à se méfier, appela d’autres membres des groupes de parents qui lui dirent : « si tu lui envoies de l’argent à Paris, que crois-tu qui arrivera à cet argent entre le bureau de poste et la gare du Nord ? ». Yvette rappela alors Sophie pour lui dire « rentre à la maison par tes propres moyens, et dès que tu seras à Charleroi, nous t’aiderons ». Je trouvai Sophie le lendemain matin sur le seuil de notre porte. Cette fois, elle était mal habillée, mal coiffée et suppliait de pouvoir revenir à Trempoline : « je ne peux plus continuer ainsi. Sans mon copain, je n’avais rien, j’étais mal, j’aurais dû me prostituer pour avoir ma came et si je fais ça, je vais mourir. J’ai dû dormir sous les ponts avec les clochards. Cette fois je dois faire ma cure, je ne veux pas mourir » . Je lui dis « Sophie, je te comprends, mais toi, ce que tu veux, c’est une cure courte, alors que moi je propose une cure résidentielle de douze mois ; je crois que tu devrais t’adresser ailleurs… ». Sophie, implorante : « Non, je sais que c’est d’ici que j’ai besoin, et je resterai jusqu’au bout, je n’ai plus le choix ». Moi : « Sophie, je vois bien que tu es bouleversée par ce qui t’est arrivé et je te crois sincère, mais imagine que je t’accepte et que, dans une heure, tu te trouves face à la fenêtre du côté rue, et tu aperçois sur le trottoir d’en face un copain dont tu sais qu’il a de la came en poche… que crois-tu que tu feras ? ». Sophie, éclatant en larmes : « je sais, je courrai derrière lui, mais alors s’il vous plaît, attachez-moi ! ». Image terrible et tellement symbolique de l’esclavage. Or, à mon avis, Sophie n’était pas esclave de la drogue, elle était esclave de ses pulsions, incapable de dire « non » face à une tentation. Elle avait besoin d’être protégée contre les tentations.

25

Alors, je lui répondis : « ici, on n’attache pas les gens, mais ce que je peux faire, c’est t’accepter parmi nous en t’interdisant d’entrer dans toutes les pièces qui donnent du côté rue ». C’est ce qu’on fit et cette fois, Sophie resta, non pas jusqu’au bout des douze mois, mais au delà de huit mois. Lorsqu’elle nous quitta, sa mère la reprit sur base d’un contrat dans lequel toutes les règles de Trempoline étaient maintenues à la maison. Cela fait maintenant plus de six ans que Sophie nous a quittés, elle va bien, elle a son propre appartement et assume bien ses responsabilités professionnelles. Ce que j’ai redécouvert, grâce à Sophie, c’est la différence entre « l’envie » et la « volonté ». La notion de « volonté » me faisait frémir depuis 1968. Cela faisait « pépère vertueux », etc… Mais Sophie m’a fait comprendre ce que représentait une personne sans volonté, car elle avait envie à 100% de sortir de la drogue, de faire sa cure jusqu’au bout, d’avoir une maison, un travail, un mari, etc, mais sa volonté n’existait qu’à 1%. C’est ce qui faisait qu’elle était prête à tout donner pour commencer sa cure, mais qu’elle était prête à abandonner ce projet vingt minutes plus tard si elle était tentée. Sans la volonté, nous serions tous des personnes dépendantes, or la volonté est indissociable du bonheur : elle sous-tend des choses aussi simples que se rendre au travail chaque jour ou faire des économies, même si ce n’est pas drôle, pour pouvoir s’offrir les vacances dont on rêve en fin d’année… bref, transformer ses rêves en réalité. Des choses dont Sophie rêvait et qui lui étaient inaccessibles. 2. Fort comme un enfant de trois ans : L’épisode de Sophie donne une idée du degré de destruction de la personnalité que peuvent entraîner les drogues : la structure du moi est affaiblie et met l’individu sous le pouvoir de ses pulsions comme un enfant de deux ou trois ans. Essayez de dire à un petit de trois ans « reste bien dans la cuisine, je reviens dans vingt minutes et surtout ne touche pas au gâteau au chocolat qui se trouve sur la table ! ». L’enfant dira « oui » en toute bonne foi, souhaitant vous faire plaisir, mais dix minutes plus tard, il ne peut s’empêcher de mettre le doigt sur le gâteau, puis, comme c’est bon, d’y remettre le doigt encore et encore. Par contre, vous pouvez demander à un enfant de quatre ou cinq ans d’aller chercher un pain chez le boulanger qui se trouve trois maisons plus loin et lui dire : « va chercher un pain, je te donne un billet de cent francs, mais ne prends pas de bonbons ni de chocolats, ramène-moi le pain et la monnaie que te rendra la boulangère ». L’enfant de cet âge est capable d’aller chez le boulanger, de voir les sucettes et chocolats dans l’étalage, d’en avoir envie, mais de vous ramener le pain et la monnaie du pain. Le toxicomane n’est plus capable de cela : il vous promet honnêtement quelque chose et trahit son engagement dix minutes plus tard parce que la tentation l’a croisé et qu’une nouvelle envie va le faire changer de route. Il n’est plus capable de tenir le cap qu’il s’est fixé et est condamné à tourner en rond en fonction des pulsions du moment. L’adulte dépendant ressemble à un naufragé sur un iceberg, la toxicomanie n’est que la partie visible de sa dépendance, et la partie principale de sa dépendance est immergée et peu spectaculaire : l’incapacité à prendre soin de soi, à résoudre des problèmes et à se réaliser.

Insert : iceberg A133

26

3. Crises et « dépassement de soi » ou régression. Nous aimerions tous vivre constamment en équilibre, être capables de résoudre les problèmes auxquels nous sommes confrontés et cela avec la même aisance qu’un sportif bien entraîné saute des obstacles. Pour le petit enfant, ce niveau d’équilibre est celui où il joue dans son parc, sa maman étant près de lui, il a bien chaud, et un bon repas l’attend pour midi. Dans ce contexte là, cet enfant est capable de faire face aux problèmes de blocs empilés auxquels il est confronté et de se développer. On peut transposer cette image pour tous les âges. Quel que soit l’âge, la situation idéale est celle où l’on est confronté à des problèmes que l’on est capable de résoudre. Mais la vie n’est pas un « long fleuve tranquille » et chaque individu est amené à connaître, à divers moments de son existence, des situations de rupture et d’épreuve face auxquelles il est inadapté, sans solution. On appelle ces moments une « crise » parce qu’il y a souffrance et qu’on ne voit pas d’issue. Le passage de la dépendance à l’autonomie se fait à travers une succession de crises qui sont autant d’étapes d’apprentissage. Les frustrations vécues pendant la crise sont de l’énergie pour le changement, si nous les empêchons de s’investir dans des pulsions destructives, elles deviennent de l’énergie pour mettre des mots, pour faire des hypothèses de solution, faire des demandes et se montrer créatifs.

Insert : stress et coopération A 011

Chaque fois, la souffrance nous met face à des choix :

a) nous écraser en nous renfermant ou en devenant victime. b) écraser autrui pour avoir ce que nous voulons c) demander de l’aide et nous mettre en relation de coopération.

Lorsqu’elles sont accompagnées de solidarité, les crises peuvent être l’occasion d’un apprentissage, d’un changement important et d’un « dépassement de soi ». La fonction de l’éducation est de faciliter cette transformation des crises en situation d’apprentissage. Chaque crise est donc un moment de choix : progresser ou régresser. Nous les représentons ici sous forme de cinq alternatives : Alternative 1: ° soit affronter les épreuves et les dépasser

° soit éviter systématiquement les épreuves et la souffrance. La souffrance fait partie de l’existence (aussi bien que le plaisir). Naître, c’est découvrir la douleur et la séparation. Par ce premier passage, le bébé fait l’expérience de sa capacité de traverser une épreuve douloureuse et d’être toujours vivant. La confrontation aux épreuves et à la souffrance fait partie du processus de développement de l’enfant. Le rôle des adultes n’est pas de faire disparaître les épreuves, mais de veiller à ce qu’elles soient adaptés aux capacités de l’enfant et de leur apporter le soutien nécessaire.

27

Alternative 2: ° soit se rendre heureux par la relation à autrui

° soit se rendre heureux par des produits magiques . La solution passe par la relation (0 à 1 an): le fait d’avoir besoin de ses parents pour soulager sa faim, sa souffrance, sa solitude ou son ennui, apprend au bébé que, lorsqu’il souffre, il peut retrouver son plaisir grâce à la relation à autrui. Il découvre ainsi deux ingrédients indispensables pour aller bien: 1) il doit s’exprimer, mais cela ne suffit pas, 2) il faut une réponse d’autrui pour obtenir le soulagement. Alternative 3 : ° soit satisfaire mon plaisir immédiat de manière égocentrique

° soit construire une relation satisfaisante pour les deux parties . Faire ce que je veux ou ce que l’autre veut… that’s the question ! Vers 2 ans, l’enfant est confronté au choix pénible entre « se faire plaisir en faisant dans sa culotte quand il en a envie », ou « faire plaisir à l’autre » en se retenant de faire dans sa culotte. Il apprend ainsi qu’il est libre, qu’il a du pouvoir sur autrui, mais qu’il ne peut pas exiger le beurre et l’argent du beurre s’il veux aussi le sourire de sa maman. L’enfant apprend à se retenir (ou non) pour faire plaisir (ou non) à ses parents et y trouve son avantage.

Alternative 4 : ° reconnaître ou nier les tabous et les différences des rôles La loi, c’est la Loi ! (4 5 ans): cette étape est l’occasion d’apprendre à respecter les différences entre les sexes et les âges et d’intégrer la notion du « tabou »10, de reconnaître que les références extérieures et la réalité du temps existent indépendamment de nos désirs et émotions. Jusqu’à hier, l’enfant pouvait s’endormir dans le lit de papa et maman, et depuis ce soir, son méchant père dit que chacun doit dormir dans son lit. A cinq ans, c’est comme ça, et les pleurs et les sourires n’y changeront rien. L‘enfant découvre alors que ses sourires et ses pleurs ne font plus plier maman, car le principe de la « loi » n’a rien à voir avec « tu me plais / tu ne me plais pas ». Il faut alors accepter de reporter vers le futur une partie de son pouvoir et de son plaisir. S’il respecte la loi, il aura un lien positif avec son père et pourra, avec le temps, avoir le même statut et les mêmes avantages. Alternative 5 : faire ou non son deuil de tous les « possibles » et trouver une identité psychosociale stable Trouver une identité psychosociale dans laquelle il est possible de se sentir bien avec soi et avec les autres, tel est l’enjeu de la crise d’adolescence. Au cours de cette période se rejouent toutes les crises antérieures ainsi que la puberté. L’issue de cette crise est de trouver un rôle qui convient à l’individu et à la société. Pour cela, l’adolescent multipliera les expériences, changera plusieurs fois de style vestimentaire et musical, nouera puis rompra des amitiés et des amours, changera et rechangera de projet professionnel ou de hobby... Erik Erikson appelle cette période le « moratoire de l’identité » : l’adolescent ne sait pas encore très bien ce qu’il veut devenir mais il tient à marquer que l’enfance est finie ainsi que la dépendance envers sa famille.

Insérer graphe adolescence A105

10 Tabou : interdit à caractère sacré, impératif catégorique négatif.

28

De quels signes dispose-t-il pour marquer que ce passage est opéré ?…pour faire le deuil de l’enfance puis celui de l’adolescence ? Quel modèle d’identification adopter ? Comment se rassurer et convaincre les autres qu’on n’est plus un blanc-bec ? Dans les sociétés traditionnelles, les adultes proposent aux jeunes des rites d’initiation ou de passage afin de marquer qu’ils sont sortis de l’enfance et qu’ils entrent dans le monde des adultes. Dans notre société, ces rituels n’existent plus et il n’y a donc aucun signe de reconnaissance clair pour situer l’adolescent dans le monde de l’enfance ou dans celui des adultes. Certains jeunes s’inspirent de modèles d’identification « positifs » pour prendre leur place et forger leur identité psychosociale. Ils tâtonnent d’expérience en expérience comme on goûte à différents plats sans savoir ce qu’on choisira. Ce papillonnage s’accompagne de quelques transgressions des règles parentales ou sociales (chapardages, excès d’alcool, cannabis…) pour vérifier qu’il est bien libre de choisir entre le bien et le mal ou entre la soumission et l’insurrection. L’acquisition d’un système de valeurs personnel mettra fin à cette versatilité et apportera une harmonie entre l’identité intérieure et l’identité extérieure. L’impulsivité et la dépendance envers autrui sont des attitudes normales chez les petits enfants mais, si on ne veut pas être confronté à des jeunes gens de 18 ans qui sont violents parce qu’ils ne maîtrisent pas leurs pulsions ou qui volent parce qu’ils ne savent pas demander ce dont ils ont besoin, il faut apprendre aux enfants à être responsables d’eux-mêmes, à contenir leurs pulsions et à parler. Si cela a été acquis pendant l’enfance, l’adolescence sera l’occasion de développer les responsabilités vis à vis de soi, la relation de coopération avec les autres ainsi que la recherche d’un système de valeurs personnel et d’un projet de vie.

Insérer l’apprentissage de l’autonomie A101 Telle est la courbe de développement idéale pour sortir de la dépendance de l’enfance et devenir un adulte autonome qui assure son équilibre par la relation (groupe A). Tout le monde n’arrive malheureusement pas à émerger de la dépendance (groupe C). Dans certains cas, il s’agit d’adultes dépendants qui n’ont pas appris à contenir leurs pulsions de fuite ou d’agression en situation de stress, dans d’autres cas, d’adultes qui n’ont jamais appris à mettre des mots sur leurs émotions et leurs besoins et ne peuvent donc pas avoir conscience de ce monde intérieur. Leur bien-être et leur soulagement dépendent de leurs comportements pulsionnels ou de la responsabilité d’autrui. Ils souffrent ou font souffrir et les solutions dépendent toujours d’autrui. Les personnes dépendantes n’acceptent pas de ne pas avoir tous les droits ou que la société ne s’occupe pas de satisfaire des besoins qu’elles ne savent même pas nommer. Ces adultes peuvent mesurer 1m90 et avoir une grande intelligence, mais, comme les enfants, ils sont incapables de se contrôler ou

29

d’exprimer clairement leurs attentes. Lorsque nous écoutons nos résidents toxicomanes parler de leur histoire, nous nous apercevons que le début de l’abus de drogues correspond à des périodes de crise ainsi qu’à une mauvaise préparation face au stress de l’adolescence et de la vie adulte (groupe B). Faute de mieux, les drogues leur ont alors servi de dopants ou d’anesthésiants pour affronter ces épreuves. Il existe toute une gamme d’attitudes qui vont de l’immaturité à la maturité (entre les groupes A , B et C). Les crises continuent à l’âge adulte, à l’occasion de ruptures professionnelles, de crises de couple, d’accidents ou de problèmes de santé. Lorsque nous sommes confrontés à des épreuves et à des problèmes que nous ne savons pas résoudre, nous sommes obligés de demander de l’aide pour nous dépasser. Il n’y a pas d’âge pour cesser d’apprendre, le développement de la personnalité peut se poursuivre jusqu’au jour de notre mort. 4. Sur-protection, sous-protection et groupes à risques Dès l’enfance, une grande inégalité marque les jeunes dans leur préparation à faire face à la « crise d’adolescence ». Une mère m’interpella un jour : « comment est-ce possible que mon fils soit devenu toxicomane ? Nous lui avons donné tant d’amour, nous avons tout fait pour lui...nous lui avons tout donné...Comment est-ce possible ? ». Les bons sentiments et l’affection de cette mère pour son enfant ne sont pas à mettre en doute, mais aimer en disant toujours « oui » et jamais « non, tu ne peux pas » ou « tu dois », est-ce un amour qui responsabilise ? L’amour qui ne sait dire que « oui, mon chéri » est un amour surprotecteur et déresponsabilisant. 1. Ceux qui ont grandi dans un climat « d’amour responsable » (bienveillance + fermeté), ont appris

à savoir contenir leurs pulsions et à communiquer. Ces enfants sont bien préparés à cette nouvelle période d’apprentissage qu’est l’adolescence. Ce seront souvent les mêmes qui, au cours de l’adolescence, auront la chance de côtoyer des modèles d’identification positifs et accessibles qui leur serviront de références pour élaborer leur système de valeurs et développer leur autonomie. Etre bien préparé à l’adolescence ne signifie pas que ces adolescents ne sont pas insolents avec leurs parents et ne font jamais de bêtises, mais qu’ils ont de bonnes dispositions pour que cette crise d’adolescence débouche sur la maturité adulte.

2. D’autres enfants ont été sur-protégés, ce sont les enfants devant lesquels les parents ont

voulu dérouler un « tapis rouge », car « il faut éviter de frustrer le petit ! » : « oui, mon chéri, tu as raison, mon chéri ». La mère prend, par exemple, le parti de l’enfant lorsque le père se fâche, le père prend son parti lorsque le professeur donne une punition et l’école fait de l’écoute compatissante lorsque l’élève vole ou frappe ses camarades. Habitués à être soulagés par des adultes sur-protecteurs qui leur évitent d’être confrontés aux conséquences logiques de leurs

30

actes, ces enfants manqueront de structuration et de confiance en eux pour affronter les épreuves de l’adolescence.

3. D’autres, enfin, sont sous-protégés. Contrairement aux précédents, ces enfants sont

confrontés à des épreuves beaucoup trop grandes pour leur âge et manquent du soutien adéquat : l’enfant qui veut protéger sa mère parce que papa boit et frappe maman, ou l’enfant de 8 ans qui doit veiller à nourrir la petite soeur de 4 ans parce que, quand maman se dispute avec papa, elle s’absente une ou deux semaines. Ici, l’enfant est confronté à des problèmes d’adultes que ses parents, eux-mêmes, ne peuvent pas résoudre. Il manque de modèles montrant comment faire face aux épreuves de la vie. Les réactions de fuite et de destruction s’inscrivent dans son inconscient, et lorsqu’il sera confronté, à son tour, aux problèmes de l’adolescence et de la vie adulte, il aura tendance à reproduire les mêmes attitudes. La sous-protection ne comprend pas seulement ces situations de grandes insuffisances parentales, on y retrouve également les enfants qui ont grandi dans un climat de loi « tyrannique ». Papa fait la loi, mais une loi terrifiante, égocentrique ou sans signes d’amour. Tout écart à la règle est brutalement sanctionné et l’enfant ne sent pas que son père l’aime et lui veut du bien. Une telle loi est perçue comme haïssable, elle entraînera la révolte et peut-être l’autodestruction comme protestation contre le manque de signes d’amour.

Remarque : Un enfant peut, malheureusement, être simultanément « sur » et « sous-protégé », p.ex : les parents imposent de graves manques d’attention et des brutalités à l’enfant mais essayent de se rattraper en lui donnant de l’argent pour aller se distraire chaque fois qu’il est difficile ou accusent l’école lorsqu’elle impose une sanction à l’enfant. Il s’agit là d’une situation d’incohérence et de confusion où l’alternance entre les contraintes et les signes d’affection ne tient pas compte des besoins de l’enfant. 4. Le climat d’indifférence autour d’un enfant est peut-être la carence la plus grave : l’enfant

interprète ce manque de structure et ce manque de signes d’affection ainsi : « je n’existe pas pour les autres, peu leur importe si je vis ou si je meurs. Je n’ai pas d’importance ni de valeur, alors, pourquoi prendre soin de moi ?». Cela va de l’abandon « soft » de l’enfant que l’on laisse toujours seul dans sa chambre et à qui on ne montre pas de chaleur jusqu’à des cas de maltraitance fondamentale comme pour François, héroïnomane, fils de mère héroïnomane. François ne sait pas qui est son père et fut placé en institution à deux ans parce que sa mère se prostituait et ne s’occupait pas de lui. Tout gosse, quand il quittait le home pour rejoindre sa mère, il vivait dans des bordels où sa mère lui laissait tout faire mais où elle le proposait aussi à des clients… Et lorsqu’il interrompait son séjour à Trempoline et demandait à sa mère si elle pouvait l’héberger, elle lui répondait « d’abord, as-tu de la dope ? ».

(insérer carences d’appentissage et compensations) A102

31

Les enfants surprotégés, sous-protégés, ou qui ont grandi dans l’indifférence, entrent dans le groupe d’adolescents B (groupes à risque). Confrontés à la « crise d’adolescence », ils manquent de modèles d’identification positifs et accessibles. Il leur reste alors, soit des modèles positifs inaccessibles (champions, vedettes, etc.), soit des modèles négatifs (décrocheurs scolaires, usagers de drogues, délinquants, etc.). 5. Grandir dans une culture d’hédonisme et d’individualisme. Le contexte culturel marque profondément les éducateurs et l’éducation. Alors, quel est l’impact de la société de consommation sur l’éducation? La culture de la société de consommation est basée sur le rapport à l’objet et à l’argent plutôt que sur la relation à autrui et à soi-même. Pour être « consommateur », il faut avoir de l’argent et il faut donc travailler. Dans les familles, bien souvent les deux parents travaillent, et près d’un tiers des parents se retrouvent seuls face à leur responsabilité éducative. Lorsqu’ils rentrent du travail, commence le travail domestique, l’éducation des enfants et l’envie de « débrancher » en regardant la télé. On entend alors des parents dire : « après le stress du travail et vu le peu de temps qu’on a avec nos enfants, nous n’avons pas le courage d’entrer en conflit avec eux en les réprimandant ». Et puis, que veut dire « bien éduquer » lorsque les livres et la télé remettent toutes les conceptions éducatives en question ? Les discours en tous sens diffusés par les média n’aident pas les parents, les grands parents, les professeurs, le médecin de famille et les chefs scouts à avoir un projet éducatif commun et un minimum de cohérence entre eux. La tentation est forte, alors, de laisser faire, au jour le jour, sans projet éducatif, en espérant que cela finisse bien. Il s’agit pourtant de choix fondamentaux : où placer les priorités entre l’éducation des enfants, l’argent, le confort personnel, la vie du couple, la mode, le travail, la télé, etc ? Les comportements de déviance des jeunes s’expliquent en partie par un contexte familial et un contexte scolaire, mais la faiblesse de ceux-ci s’inscrit dans un contexte culturel particulièrement défavorable au rôle de la famille, des parents et des éducateurs en général. Dans notre monde trop ouvert, les politiques ne soutiennent pas les familles dans leur rôle éducatif et les média brouillent les cartes en les submergeant d’informations contradictoires. Face aux alternatives d’apprentissage, les parents et les enfants sont alors placés dans des situations de double contrainte: • En étant nourri et soigné par sa mère, l’enfant avait découvert le besoin d’autrui, mais on lui

impose ensuite une image de la vie basée sur les « produits magiques » et l’individualisme : le principe de « moi tout seul » et « mon droit au plaisir » occulte alors le fait qu’il a davantage besoin de l’amitié des autres que d’objets et de plaisirs immédiats.

• Vivre et « s’ouvrir » c’est s’exposer à la souffrance, et nous avons vu que celle-ci agit comme un

éperon pour apprendre et se développer. Mais pourquoi accepter la souffrance et la frustration quand nous avons à portée de main toutes les distractions, les moyens d’évasion, les anti-douleurs, les dopants et la vente à crédit pour nous soustraire à la souffrance ? Accepter le souffrance semble absurde quand chacun peut avoir accès au « plaisir immédiat » et au « tout, tout de suite »..

• La culture post-moderne (hyper-ouverte) prétend libérer les consommateurs du poids des limites

et des traditions, elle ignore les tabous et réduit au minimum la différenciation entre les rôles masculins et féminins, entre les droits des jeunes et ceux des adultes : tout le monde est supposé avoir tous les droits et tout semble possible pour tous. Les références au temps et à la Loi doivent s’incliner devant le plaisir et les ambitions de chacun. Le manque de

32

limites et de devoirs clairs dissout les relations et donne une sensation de solitude et de perte de repères, puis de dépression et dépendance.

• Le conflit des générations est une nécessité pour le développement des adolescents et peut être

riche d’échanges, mais ce conflit requiert que chacun joue son rôle. Pour sortir de l’adolescence, les jeunes doivent désirer être adultes, et découvrir ce plaisir en ayant en face d’eux autre chose que des adultes mal dans leur peau ou des « adolescents prolongés ». Or, sous l’effet d’un matraquage publicitaire qui présente la jeunesse comme un état suprême, beaucoup d’adultes s’identifient aux jeunes et refusent de vieillir. Pourquoi alors les jeunes accepteraient-ils de vieillir et devenir « adultes » ? Lorsque les adultes traînent leur adolescence en longueur, leur « moi » reste immature et leurs comportements sont influençables par les modes et les discours démagogiques.

Tout nous détourne de notre responsabilité envers nous-mêmes et de notre besoin d’autrui. Nous sommes éduqués à rechercher des produits magiques et de l’argent pour obtenir le soulagement et l’attention que nous recherchons. Les manques relationnels dont on ne parle pas embrasent l’imaginaire et les désirs chimériques et transforment les citoyens en consommateurs insatiables. Au plus les gens vont mal, au plus ils veulent acheter des objets qui sont censés soulager leurs manques. Mais, l’attention qu’ils reçoivent pour ce qu’ils possèdent ne comble pas leur manque profond de reconnaissance, celui-ci reprend alors le dessus et les rend réceptifs pour une autre pub et un autre objet magique. Une population qui ignore comment remplir ses besoins d’amitié, de sens et de respect, constitue une mine d’or pour les fabricants, les publicitaires et les commerçants qui n’ont, ni intérêt, ni les moyens pour rendre cette population plus mûre et plus autonome. Le circuit de l’argent est d’autant plus rapide que le soulagement sera éphémère et la vie du toxicomane n’est que la caricature de ce mode de fonctionnement collectif. La mode des « sensations fortes », les pubs pour des « produits miracle », les slogans sur « la liberté », le « droit au plaisir », le « droit à la consommation », la morale du « pourquoi pas ? », « mon corps et ma vie m’appartiennent » et le rôle joué par l’argent et l’immédiateté sont des concepts communs aux toxicomanes et à notre société de consommation. Les toxicomanes poussent simplement nos bévues jusqu’au comble de l’absurde. Tout système produit un certain « déchet », toute société comporte ses marginaux et ses victimes, mais la quantité de ce déchet varie en fonction de l’époque et de l’organisation sociale. Quel pourcentage de « déchet humain» trouvons-nous acceptable dans notre société post-moderne ? La prise de conscience écologique doit aller jusqu’au bout d’elle-même et, avant même de recycler les déchets matériels que nous produisons, notre société devrait tout faire pour amener chaque enfant à l’autonomie et aider les adultes dépendants et les exclus à « se recycler ». 6. Les degrés de l’usage de drogues et la dépendance Les grandes différences de bagage éducatif et relationnel font qu’une profonde inégalité règne entre les enfants, comme entre les adultes. Le degré de maturité (groupes A. autonomie, B. équilibre précaire ou C. dépendance) de l’usager fera beaucoup varier les risques liés à l’usage de drogues.

(insérer tableau des cinq niveaux de risques liés à la consommation ) A103

33

Niveaux A1 et A2 de la consommation : l’ivresse chez la personne en situation d’équilibre Au niveau A, l’individu résout aisément les problèmes qu’il rencontre. Certains ne consomment pas de produits psychotropes (A1) et d’autres bien (A2). Les produits psychotropes comportent très peu de risques de toxicomanie lorsqu’ils sont consommés par des adultes qui sont bien dans leur peau, capables de remplir leurs besoins relationnels par des relation sans passer par l’ivresse (ex : adultes qui ont une relation de couple satisfaisante, un boulot qui leur plaît, des amis équilibrés, etc.). Il en est de même lorsque ces produits sont consommés dans le cadre de règles traditionnelles. Exemple : certains hommes ou femmes adultes s’enivrent à l’occasion de fêtes, de mariages ou d’anniversaires et cela ne dépassera jamais ce cadre. Malgré cela, la question du « pourquoi ils choisissent une boisson alcoolisée » reste valable : sont-ils vraiment capables de se détendre sans l’alcool ? d’établir des relations satisfaisantes sans l’alcool ? de s’amuser sans l’alcool ? Et pourquoi n’emploient-ils pas d’autres moyens ? Le cas des adolescents du groupe A qui consomment des produits enivrants, est particulier. Les adultes doivent considérer qu’avant 18 ans, l’ivresse n’est jamais une expérience inoffensive ou acceptable. Rappelons-nous que l’adolescence est une période de traversées de crises, et que l’ivresse alcoolique ou autre en situation de crise ne relève donc pas du niveau A de la consommation, mais constitue alors une situation à risque (niveau B2). Dans le jeu de rôles « ados / adultes », les adultes doivent tâcher de dissuader les adolescents de consommer des produits enivrants, mais le rôle des ados est d’expérimenter leur autonomie et de faire des petites transgressions. Il est donc normal que les ados en « consomment un peu » malgré nos interdits et les adultes doivent jouer leur rôle de protection-sanction sans dramatiser pour autant. Pour les jeunes du groupe A, l’abus d’alcool ou de drogues peut être l’occasion de « faire des bêtises » sans grandes conséquences, de tâtonner entre le bien et le mal, et de vérifier qu’ils ne sont pas des automates programmés sur la morale de leurs parents mais qu’ils sont capables de faire des choses absurdes et qu’ils sont donc des êtres libres de choisir entre « sens » et « non-sens ». Nous connaissons tous des jeunes du groupe A qui ont abusé d’alcool lorsqu’ils étaient à l’université mais ont cessé de s’enivrer dès qu’ils ont trouvé leur âme soeur et qu’ils se sont insérés professionnellement. L’abus occasionnel d’alcool, de hasch ou d’XTC n’aura été pour eux qu’une parenthèse en fin d’adolescence, un petit coup de pouce passager pour dépasser leur timidité, pour faire des expériences, prendre des risques et rompre avec leur statut de « blanc-becs ». Pour les jeunes du groupe A, les risques majeurs sont ceux liés aux comportements irresponsables sous état d’ivresse (conduite de véhicules, sexualité irresponsable…), mais on ne peut écarter tout risque de glissement progressif vers une toxicomanie, puisque pendant la crise d’adolescence, il n’y a pas de distinction nette entre le groupe A2 et B2. Niveau B1 : traversées de crises sans usage de drogues : nous avons vu que les crises sont des passages inévitables pour le bon développement d’un enfant. La douleur et l’inconfort qui caractérisent les crises constituent une énergie nécessaire pour l’expérimentation de nouvelles solutions et pour le dépassement de soi. Mais c’est la solidarité de l’entourage qui fait que la souffrance de la crise mène au développement et non au blocage ou à la destruction. Pour arriver à dépasser l’obstacle et à se dépasser, le sportif a besoin du soutien de son entraîneur et de son équipe. De même, la personne en crise a besoin de l’attention des autres, de leurs conseils, de leurs témoignages et de leur exemple. Les crises ont toutes les chances de déboucher sur un développement de la personne si les deux conditions suivantes sont réunies

crise + solidarité psychotropes absents.

34

Niveau B2: Crise + usage de drogues : une gomme qui efface l’inconfort de la crise N’ayant pas appris à s’exprimer ni à se faire du bien en établissant de bonnes relations avec autrui, certains verront l’alcool ou les drogues comme des produits qui les soulagent et leur épargnent les efforts pénibles. Ils les consomment pour arriver à rire avec les autres, à séduire, à danser toute la nuit, à aimer, à se fâcher ou à pleurer : « je n’arrivais pas à approcher une fille, mais grâce à l’alcool, je leur fais des déclarations d’amour et mes mains se baladent toutes seules, je n’arrivais pas à danser en public, mais grâce à l’ecstasy, je tiens la vedette toute la nuit sur la piste de danse, je n’arrivais pas à sourire et je n’avais aucun copain, mais grâce au hasch on est un petit groupe et on a des fou-rires, on en oublie tous nos soucis ». C’est légitime et bon de vouloir draguer les filles, de danser, d’aimer rire et de se faire des copains, cela répond à nos besoins fondamentaux, mais comment se fait-il que tant de jeunes ne sachent pas faire cela sans avaler des produits chimiques ? L’usage de drogues a une fonction dans la recherche d’homéostasie comme dans la recherche de plaisir et de tous les sentiments agréables : la joie, l’affection, l’excitation, la sensualité, etc. Je me souviens d’un jeune auto-stoppeur que j’avais pris en voiture dans une banlieue et qui me demandait mon métier. Quand je lui répondis, il rétorqua « ben moi, je vous le dis tout de suite, je fume du hasch… ». Je lui répondis : « Très bien, et dans quel but fumes-tu du hasch ? ». « Pour rigoler, pour être avec les copains et pour oublier mes soucis ». Je répondis « Tu as bien raison ! C’est très important de rigoler, d’être avec des copains et d’oublier ses soucis. Mais est-ce qu’il existe d’autres moyens pour rigoler et être avec les copains ? Et où placerais-tu le hasch dans le TOP 50 de ces moyens ? ». Après un instant, il répondit « oui, il y a des autres moyens pour ça, mais je ne les connais pas… ». Il semble qu’il n’avait pas appris à savoir rire, draguer ou danser sans l’aide de drogues ou d’alcool. Un ancienne consommatrice de cannabis qui était vendeuse dans une boutique pour touristes à Athènes me donna une autre fonction des drogues douces: « quand j’étais adolescente, dit-elle, je consommais de l’alcool et du cannabis parce que j’avais des problèmes familiaux et que j’étais révoltée. Mais les jeunes qui consommaient autour de moi n’avaient pas tous des problèmes comme moi. Je crois que les adolescents ont trop d’énergie et qu’ils ne savent pas quoi en faire. Alors, pour ne pas être violents ou faire des choses trop dangereuses, ils prennent du hasch pour calmer cette énergie dont ils ne savent pas quoi faire». «Aujourd’hui, c’est l’inverse, je manque d’énergie pour travailler douze à quatorze heures par jour. C’est très fatigant et ça ne me donne pas la tête à rire. Mais mon patron veut que j’aie l’air souriante pour attirer les clients. Quand je lui ai dit que j’étais stressée et fatiguée, il m’a dit : prends de la cocaïne ou de l’alcool ! Ca t’aidera. Dans cette rue, dit-elle, presque tous les commerçants fonctionnent à l’alcool ou à la cocaïne. Mais moi, ça ne me plaît pas ».

Insérer mât de cocagne 1 et 2 (A132)

35

Un jour, alors que j’essayais de mettre ma fille de quinze ans en garde contre les drogues qui circulent dans son environnement, elle me répondit « tu sais, papa, le plus gros problème dans mon école n’est pas le haschisch, le vendredi soir, la moitié de la classe se saoule à la bière et autant le samedi ». Je me gardai bien de lui montrer que j’étais choqué et je lui demandai « pourquoi font-ils cela le vendredi et le samedi soir, plutôt que le mardi, le mercredi et le jeudi ? », « mais parce que ces jours là on a école et que c’est normal qu’on s’emmerde, mais le vendredi et le samedi, il faut s’amuser, alors ils rentrent chez eux et, comme ils n’ont pas envie de voir leurs parents, ils sortent et ne savent pas quoi faire, alors ils vont au café pour boire et rigoler avec les copains ». Je vis soudain un abîme s’ouvrir devant moi : il y a de plus en plus de temps libres pour les gens et on n’a toujours pas compris que les cours de français, de math et d’histoire ne suffisent pas pour leur apprendre à s’amuser. Ils sont incapables de s’amuser et sont donc dépendants des marchands de gadgets, loisirs payants, d’alcool ou de haschisch. Pour les jeunes sur-protégés et sous-protégés du groupe B, l’alcool et les drogues fonctionnent comme une gomme contre la frustration chaque fois que les complexes, l’ennui ou la solitude atteignent leur trop-plein. Ils utilisent la drogue pour que leur frustration n’atteigne pas le seuil critique où elle pourrait être transformée, soit en énergie de destruction, soit en énergie de changement et de créativité. Face aux psychotropes, la personne en crise est comme un sportif amateur qui est confronté au choix entre la tentation des produits dopants et la frustration de l’effort ou de l’échec sportif. Ces produits peuvent apparaître comme une solution rapide pour gagner et briller en demandant peu d’efforts pour résoudre le problème du manque d’entraînement. Mais les dopants sont une fausse réponse face au manque d’entraînement. En effet, la performance produite grâce au dopant n’a rien à voir avec un vrai apprentissage puisque le même résultat ne pourra pas être reproduit sans dopant. L’effet le plus néfaste du dopant sera l’impact psychologique et relationnel : ce qui nous motive tous, y compris les sportifs, ce sont des besoins de valorisation et d’appartenance. Ce qui compte, ce n’est pas tant la performance pour la performance, mais c’est d’être dans le peloton, avec les autres, et d’être remarqué au moment de l’arrivée. Or, celui qui triche se coince dans un secret. Il doit cacher quelque chose aux yeux des autres (la tricherie) et cacher sa vérité personnelle qui est de souffrir de se sentir moins fort et moins valable que les autres. En étant respecté pour une fausse image de soi, il ne remplit pas son besoin de respect, « on m’aime pour ce que je ne suis pas et si je montre ce que je suis, on ne m’aimera plus ». La roue est ainsi lancée. Au plus on triche, au plus on fuit et au plus on fuit, au plus on triche. C’est ce qu’on appelle le « cercle de culpabilité » des toxicomanes. De même, les personnes en crise qui consomment ne veulent pas se sentir seules et se rapprochent alors de compagnons d’infortune auxquels ils ne doivent rien cacher parce qu’ils partagent les mêmes expédients face aux difficultés de la vie. S’ils ne sont pas à même de montrer aux autres comment bien résoudre les problèmes existentiels, ils en savent par contre beaucoup sur les artifices qui procurent l’illusion de résoudre les problèmes. L’ivresse, alcoolique ou autre, représente un danger réel si elle est combinée avec des situations de crise, parce que les psychotropes gomment la perception de crise et réduisent donc les motivations pour élaborer une solution créative, pour demander de l’aide, pour apprendre et pour se dépasser. Le temps passe et ces jeunes peuvent vivre comme des adolescents éternels et passer la fin de leur vie sans devenir toxicomanes, mais aussi sans prendre leurs responsabilités d’adultes, sans savoir achever un projet, garder un emploi, garder un conjoint, élever leurs enfants ou prendre leur destin en main. Ils délèguent souvent la responsabilité de ces échecs à leurs parents, à leurs professeurs ou à leurs patrons, aux mauvaises épouses ou à la société pourrie où nous vivons.

Insert : de l’usage en situation de crise à l’usage dépendant A104

36

Les consommateurs du groupe B2 se répartiront en trois sous-groupes :

Certains trouveront, heureusement, la force et l’aide nécessaire pour rejoindre le groupe A (équilibre autonome) et deviendront des adultes capables de se contrôler, de communiquer, de prendre leurs responsabilités et de vivre selon leurs valeurs .

d’autres tireront leur adolescence en longueur et vivront en semi-dépendance (ou semi-autonomie). L’usage d’alcool ou de drogues les empêchera de sortir d’un stade de développement qui ne correspond plus à leur âge réel. Qu’ils aient 18 ou 60 ans et malgré les apparences, ces citoyens ne sont pas vraiment « adultes » et ne sont pas en mesure de bien s’occuper d’eux-mêmes, d’assumer leurs engagements ni de faire des choix libres et responsables face aux drogues. Ces consommateurs sont capables de vivre plusieurs semaines sans ivresse, tout en grommelant contre tout ou en rêvant passivement d’une vie meilleure et recourent à l’ivresse lorsque leur inconfort risque de déboucher sur un changement ou sur une violence.

une petite proportion des usagers à risques deviendra toxicomane (groupe C). L’usager à risques qui bascule du stade « gomme » (B2) au stade « dépendance » (C2), ne reconnaît pas ce qui se produit, il croit toujours faire cela par libre choix et pouvoir s’arrêter quand il le veut. Face au malheur qui grandit, demander de l’aide lui semble inutile ou impossible, et la fuite, le produit et la résignation lui semblent toujours préférables. L’usager à risques passe ainsi directement du niveau B2 au niveau C2 (dépendance sans demande d’aide) et des années peuvent passer avant qu’un retournement ne s’opère (niveau C1 : dépendance + demande d’aide).

Niveaux C1 et C2 : dépendance avec ou sans demande d’aide :

une spirale envoûtante qui ne cesse de montrer ses limites et d’aspirer vers un trou noir. Pour une malheureuse minorité enfin, le soulagement par les produits psychotropes se répétera de plus en plus souvent, de plus en plus loin, et amorcera une spirale plus ou moins rapide vers le trou noir de l’overdose. N’ayant pas appris à apaiser leur stress ni à résoudre les problèmes par des moyens constructifs, ces usagers utilisent les produits psychotropes pour se débloquer, pour s’affirmer ou pour fuir face aux épreuves, mais ils s’enferment progressivement dans un cercle vicieux. Oughourlian11 suggère que nos jeunes choisissent ces anesthésiants pour ne pas déchaîner leur violence sous forme d’un suicide ou de meurtres. L’optimiste dira que, sous ce point de vue, la toxicomanie est un moindre mal, tant pour la société que pour l’individu. Le pessimiste comptera les vies brisées, tant celles des toxicomanes que celles de leurs proches.

Le cercle vicieux de la dépendance A012

11 Oughourlian : « La personne du toxicomane », Ed° Privat 1986

37

Les Alcooliques Anonymes disent « qu’il faut avoir touché le fond » avant d’être prêt à se reconnaître impuissant face à l’alcool. Pour certains, il s’agira d’une overdose ou d’une condamnation à la prison, pour d’autres d’un passage à tabac pour avoir balancé un dealer ou d’avoir été mis à la porte de leur maison. Pour beaucoup, il faudra tout cela avant de briser les résistances pour appeler au secours (niveau C1). Lorsqu’ils ont tout perdu et qu’il n’y a plus rien à perdre, certains osent ce qu’ils n’avaient jamais osé : demander de l’aide, commencer à parler, à écouter, à s’attacher, accepter des contraintes qu’on avait toujours rejetées, essayer de faire confiance et de croire dans des valeurs nouvelles. L’entourage, professionnel ou non, doit être attentif aux signes pour pouvoir réagir dès que ces signes du stade C1 apparaissent, car la personne toxicomane est alors prête, pendant quelques jours ou quelques semaines, à saisir une main et cette opportunité représente en soi une vraie urgence. C’est le moment de lui faire rencontrer d’autres mains, des gens qui ont vécu la même chose qu’elle et qui s’en sortent, il est alors possible d’amorcer un vrai changement et une remontée vers la surface.

5. Les spirales du sur-renforcement Malgré la diversité des risques, toutes les drogues ont quelque chose en commun : le sur-renforcement des nouveaux comportements appris et l’effacement progressif des anciens apprentissages. Nous avons vu que le cerveau limbique est le siège des apprentissages et que ceux-ci sont « renforcés » chaque fois que nous sommes récompensés d’avoir fait quelque chose de bien ou punis d’avoir fait quelque chose de mal. C’est comme une disquette informatique sur laquelle les apprentissages sont mis en mémoire. La plupart des drogues agissent au niveau du « nucleus accumbens » (cerveau limbique), là où se fait le renforcement des apprentissages par le plaisir. Chaque bouffée de plaisir provoquée par une drogue va agir comme un « sur-renforcement », c’est-à-dire que la relation mémoire-plaisir va retenir que lorsqu’on se sent seul, il est plus efficace de boire du whisky que d’aller faire une promenade avec un ami, qu’il est plus efficace de prendre de l’XTC que d’affronter sa peur de parler à des inconnus, qu’il est plus efficace de proposer de fumer un joint à un copain que de lui raconter une anecdote plaisante, etc…

(insérer drogues et sur-renforcement)A114

38

Le sur-renforcement efface progressivement les apprentissages précédents. L’utilisateur aura donc tendance à recourir de moins en moins aux efforts nécessaires pour aller se promener avec un ami, parler avec des inconnus, raconter des anecdotes plaisantes. Il risque d’entrer dans une spirale d’utilisation de drogues parce que le plaisir immédiat procuré par les drogues soulage plus vite et à moindre frais que les efforts et la patience. On assiste alors à un recul de tout ce qui a été acquis par l’éducation : la capacité de contenir les pulsions, de communiquer de façon authentique, de prendre des responsabilités et de vivre selon ses valeurs. Consommer des drogues, c’est fonctionner comme un balancier entre le plaisir immédiat et les factures du lendemain. Au plus on en profite, au plus on s’enfonce. Après quelques heures de confiance en soi face aux autres, on a encore moins confiance en soi et en autrui et l’envie de la substance est là pour nous faire « remonter ». C’est comme vivre à crédit et faire un nouvel emprunt pour rembourser le précédent. Tous les produits psychotropes fonctionnent comme des spirales qui entraînent vers un trou noir. Certaines vont plus vite que d’autres (le crack ou l’héroïne), certaines sont plus destructrices que d’autres (l’alcoolisme fait plus de victimes que l’abus de cannabis), mais, qu’elles soient légales ou non, les drogues ne sont pas la bonne solution pour apprendre à vivre, à faire des relations, à s’amuser ou à résoudre nos problèmes existentiels. Y a-t-il des drogues « douces » et « dures » ou est-ce le mode de consommation qui est « doux » ou dur » ? Les cannabis ou l’XTC sont-ils des drogues douces ? Est-ce moins dangereux que l’alcool ? Les drogues sont-elles « interdites parce qu’elles sont dangereuses » ou « dangereuses parce qu’elles sont interdites ? ». Nous entrons, ici, dans un débat polémique assez explosif. On touche à l’idéologie de chacun, à sa vision de l’homme et à son projet de société. Chaque camp jette des chiffres et des recherches scientifiques à la tête de l’autre et la question semble, tour à tour, simpliste et inextricable. Sans être spécialiste en toxicologie, il me semble que, quel que soit le psychotrope, tous fonctionnent comme des spirales face auxquelles nous sommes inégaux. Selon la maturité de l’usager et selon la qualité de ses relations, l’expérimentation des drogues pourra être une prise de risques sans graves conséquences ou pourra devenir un usage régulier qui minera progressivement la personnalité de l’usager, lui fera fréquenter des amis à problèmes, perturbera sa vie sociale et le ramènera progressivement à un niveau de « maturité » proche de la petite enfance : tout, tout de suite et n’importe comment. Prenons trois exemples : l’alcool, le cannabis et l’héroïne.

(insérer les 3 spirales 115 • Le cannabis est un produit à spirale lente et à risque « faible », c’est à dire que certains peuvent en

faire usage pendant des années sans se développer, mais sans déclencher de catastrophe. Au bout de quelque temps, le consommateur régulier entre dans une zone à risques parce qu’il « gomme » les frustrations qui pourraient le faire progresser et parce qu’il fréquente d’autres consommateurs en panne d’idées pour se sentir bien sans produits chimiques. Pour les usagers de haschisch qui font partie du groupe A, le risque d’être entraîné vers un « trou noir » (p.ex : état psychotique) est, en principe, très faible. Par contre, pour une minorité d’usagers du groupe B (de

39

centaines de milliers à un million, selon des estimation UE), l’usage de cannabis s’est poursuivi en usage de LSD, de cocaïne ou d’héroïne.

• L’héroïne constitue une figure inverse : la spirale est très rapide et le trou noir est énorme.

Quelques semaines suffisent pour être physiquement dépendant de l’héroïne et, même si l’héroïne n’abîme pas les cellules du cerveau, elle perturbe gravement le psychisme et la vie relationnelle des héroïnomanes et peut provoquer des décompensations respiratoires et la mort.

• L’alcool est une figure intermédiaire entre le cannabis et l’héroïne : spirale lente, il faut des années

de consommation abusive avant d’être alcoolique, mais le « trou noir » est aussi destructeur que pour l’héroïne : perturbations graves de la structure de personnalité et des relations sociales, dégradation du cerveau et complications pouvant entraîner la mort.

8. Drogues... comment en avoir le coeur net? Y a-t-il des signes caractéristiques qui permettent de déduire qu’un enfant se drogue ? Voici vingt ans, certaines brochures de la gendarmerie s’adressaient aux parents inquiets en leur montrant des photos d’yeux aux pupilles dilatées pour détecter la consommation de haschisch ou aux pupilles contractées pour l’héroïne. Avez-vous déjà surveillé vos propres pupilles dans le miroir ? Il y a des fois où on pourrait jurer que vous avez consommé du hasch et d’autres où vous auriez consommé de l’héro ! Ce n’est donc pas aussi simple. En médecine, on distingue les symptômes et les syndromes. Les symptômes sont des signes caractéristiques d’une maladie, exemple : quand un médecin voit qu’un enfant de quatre ans a des petites pustules qui le chatouillent sur tout sur le corps il peut en déduire que cet enfant fait la varicelle. Mais certaines maladies ne se manifestent pas de façon aussi évidente ; il nous reste alors la notion de « syndrome ». Les syndromes sont des ensembles de signes qui ne sont pas caractéristiques d’une maladie si on les prend isolément mais qui prennent du sens si on les observe simultanément chez une même personne. Exemple : une personne présente des signes de fatigue, elle dort mal, a des nausées au lever, et des maux de tête en soirée. Aucun de ces signes n’est typique d’une maladie, mais, s’ils sont observés simultanément, ils peuvent constituer un syndrome de la maladie de X ou Y. Dans le cas des consommations de drogues, il faut procéder comme pour les syndromes. Car un jeune peut avoir les yeux rouges, l’air endormi ou excité pour bien d’autres raisons que de la consommation de drogues. Un grand nombre de signes, qui sont banals chez la plupart des adolescents s’ils sont observés isolément, peuvent éveiller des soupçons sur un usage de drogues s’ils apparaissent simultanément. Nous les avons répartis en six catégories « atypiques » et une catégorie de signes « typiques » (symptômes). Les signes atypiques apparaissent, dans une certaine mesure, chez tous les adolescents qui traversent leur crise d’adolescence, même sans qu’il y ait d’usage de drogues. En voici quelques exemples :

40

Signes « atypiques »

A. Comportement général 1) apathie, passivité, mutisme, enfermenments

prolongés, 2) instabilité de l’humeur, surexcitation,

nervosité, euphorie, irritabilité 3) propos contradictoires, confusion,

incohérence paroles / actes 4) mensonge, fabulation, intimidation,

manipulation, chantage, 5) perte de la notion du temps, oublis, manque

de ponctualité

B. Apparence 1) apparence maladive, teint blafard,

amaigrissement, frissons 2) négligence physique, tenue

vestimentaire, hygiène corporelle 3) négligence de son lieu d’habitation,

chambre ou appartement 4) pupilles dilatées (cannabis) ou rétractées

(héroïne) 5)

C. Relations avec l’entourage proche

1) attitude mystérieuse, hostile, fermée, évasive2) refus de communiquer 3) évitement des contacts familiaux, manque de

convivialité 4) changement du cercle d’amis, perte des

« bons amis », fréquentation de toxicomanes, appels téléphoniques fréquents d’inconnus

D. Ecole et travail 1) baisse des résultats et des capacités de

concentration de l’attention, 2) irrégularité, absentéisme, décrochage 3) conflits fréquents ou attitude d’évitement

avec des représentants l’autorité, 4) désintérêt, dégoût, rejet de l’école,

E. Rapport à l’argent et à la loi 1) besoin subit et croissant d’argent sans que

ce soit investi dans des achats visibles, comportement dépensier mystérieux

2) difficultés financières, endettement 3) délits et criminalité, trafic de stupéfiants,

prostitution, ennuis avec la police

F. Marginalisation sociale 1) perte des valeurs et principes de

citoyenneté 2) abandon des loisirs structurés (activités

sportives, hobbies), retrait de la société, errance

3) difficulté d’intégration sociale, attirance pour les groupes marginaux, mode de vie marginal ou hors la loi

Imaginez à présent que le jeune en face de vous présente plusieurs signes, tels: A1 + B2 + C3 + D4, c’est à dire : apathie, négligence physique, évitement des contacts familiaux et rejet de l’école, il y a de quoi vous préoccuper et, bien que vous n’en ayez aucune preuve, il est légitime de vous demander s’il y a également de la consommation de drogues au tableau. La septième catégorie concerne les signes typiques. C’est vrai que si la police trouve un « pacson » d’héroïne dans la table de nuit de votre fils, il y a de quoi avoir plus que des doutes... Il en est de même si vous voyez ses bras pleins de traces de piqûres ou si son test urines est positif... Mais dans combien de cas peut-on voir ces signes ? Ils sont presque toujours cachés et il est souvent « très tard » lorsqu’on les découvre.

Signes typiques : • présence de produits chez l’intéressé : joints, médicaments psychotropes, etc. • découverte d’ustensiles servant à consommer des drogues : cuilleres brûlées, seringues, pipe à

eau... • traces de piqûres sur les bras, les pieds, les jambes • analyses de sang ou d’urines se révélant positives • traitement aux produits de substitution Il vous faudra donc entrecroiser les petits signes atypiques et être attentif à une multiplicité de phénomènes relativement banals et qui soulèvent en nous un malaise et des questions du genre « qu’est-ce qui se passe ? prendrait-il des drogues ? ». Mais tous ces petits signes et vos soupçons ne suffit pas, il faut pousser la recherche encore plus loin si l’on veut avoir (peut-être) le coeur net. Considérez que le syndrome n’est qu’une invitation au dialogue (voir partie II, chap 2).

41

4. Les familles font partie de la solution

« Les enfants apprennent en regardant leurs parents » Le Dalaï Lama

1. Thérapie de couloir et boules de neige de solidarité Au début des années ’80, lorsque je travaillais dans une des premières communautés thérapeutiques pour toxicomanes, il y avait une sorte de méfiance et de rivalité entre les équipes thérapeutiques et les familles. Le personnel thérapeutique voulait s’occuper uniquement des toxicomanes et tenir, si possible, les parents à distance. N’avait-on pas déjà assez de mal pour gérer les problèmes des résidents et fallait-il y rajouter les problèmes des parents et ceux entre parents et enfants ? D’ailleurs, ces malheureuses familles semblaient trop contentes qu’on s’occupe de leur enfant sans qu’on leur demande aucune collaboration. Quand les parents rendaient visite à leur enfant ou conjoint en cure dans notre CT, beaucoup s’extasiaient sur la santé retrouvée par le résident et sur ses nouvelles manières agréables, et quelques mois plus tard venait le moment où la famille faisait sentir au résident que la thérapie avait assez duré et que s’il était en bonne santé, aimable et ne se droguait plus, sa place était à la maison plutôt qu’en CT. Dès que le résident en question était confronté à des difficultés en CT, il nous quittait en disant « ma mère m’accepte de nouveau à la maison et mon père va me trouver du travail ». Quelques jours ou semaines plus tard, face aux difficultés rencontrées à la maison, la consommation avait repris et l’on revenait à la case « départ ». En 1986, nous avons rencontré nos amis du Progetto Uomo12 qui procédaient tout autrement. Ils affirment que les familles font partie de la solution et se basent sur les faits suivants: • Chacun de nous n’a qu’un père et qu’une mère, la filiation est une expérience unique. • Les parents, les frères et les soeurs ne peuvent pas se multiplier ou se remplacer comme

les amis. Les liens familiaux sont un capital affectif et social unique, • On reste parent de ses enfants même si on ne s’aime plus et qu’il n’y a plus de contacts. • aucun lien n’a une durée aussi longue que les liens familiaux : de la naissance à la mort. Un des moments les plus forts fut lorsque j’arrivai pour la première fois au Centre de Solidarité de Rome. Ils venaient de déménager en banlieue, via Ambrosini, un domaine qui prenait tout un quartier : quatre rues. Les bâtiments principaux étaient situés au centre d’un grand et beau jardin entretenu par les résidents. Le CeIS de Rome exigeait que le toxicomane se présente en CT avec sa famille et demandait que celle-ci participe à l’effort thérapeutique. Tous les matins et tous les soirs, cela grouillait de monde. En effet, la phase d’Accueil était externe et, comme dans une école primaire, la plupart des trois cents résidents étaient amenés et recherchés par leurs parents ou par des proches. Cela faisait partie du contrat thérapeutique et représentait un énorme investissement pour les familles. En effet, Rome est très étendu et certains parents effectuaient chaque jour deux à trois heures de navettes en bus... Chaque jour, de 8 à 9h et de 16 à 19h, les couloirs, la cour et le jardin se remplissaient de monde : les parents qui arrivaient, les résidents qui attendaient, les parents qui attendaient d’être reçus par des éducateurs ou de participer à des groupes d’auto-aide pour parents. Bref, tout le monde parlait à tout le monde, les parents papotaient avec d’autres parents ou avec des résidents amis de leurs enfants et cela faisait un grand brouhaha. Dans les couloirs du CeIS, il y a des bancs où attendent les parents qui ont un rendez-vous avec le service « familles » ou avec un éducateur. Et ces parents parlent entre eux, une mère au visage angoissé raconte à sa voisine ce qui lui arrive « mon fils a reconsommé, il a été renvoyé de l’Accueil et il ne veut plus revenir... Je ne sais plus quoi faire, je ne veux pas qu’il reste à la maison mais je n’ose pas le renvoyer. » et l’autre lui répond, « tu sais, le mien aussi avait reconsommé, c’était il y a trois mois, ils l’ont mis à la porte. A la maison, on s’est disputés, mon mari ne pouvait plus le voir, il m’a dit, « c’est lui ou c’est moi ». Au groupe de solidarité, ils m’ont dit de tenir bon, de ne l’accepter sous mon toit que s’il ne se droguait pas et de maintenir le contrat même s’il n’allait pas au CeIS. Finalement mon mari s’est calmé et mon fils a accepté de faire un nouvel essai. Il est revenu depuis deux semaines et je m’accroche pour croire qu’il va continuer ». En parlant ainsi, ces deux femmes sont actives dans le processus thérapeutique, elles s’expriment, écoutent, se reconnaissent,

12 « Progetto Uomo » est un modèle thérapeutique créé par le Centro Italiano di Solidarietà dans les années ’70 : un programme CT en trois phases + l’accompagnement des familles.

42

demandent et donnent de l’aide, prennent conscience et reprennent courage en recevant des modèles positifs et en se rendant utiles à d’autres. Le Dr. Don Ottenberg13 appelle cela le brouhaha thérapeutique ou la thérapie de couloir. La pédagogie du CeIS est basée sur les groupes d’auto-aide, c’est-à- dire des échanges dans lesquels chacun apprend à prendre ses responsabilités grâce à la solidarité de ses semblables et où, réciproquement, chacun doit être solidaire avec les autres lorsqu’ils font face à des épreuves et qu’ils ont besoin d’aide pour les surmonter. A côté des groupes d’auto-aide des résidents, il y a des groupes d’auto-aide de parents (groupes de solidarité) et des réunions éducateurs / parents / enfants régulières. Giancarlo, un père bénévole du CeIS de Rome, me raconta comment il était arrivé au CeIS : « j’ai été marié cinq fois, ma dernière femme est une hollandaise, nous avons une fille qui se droguait et nous nous sommes ruinés pour payer des cures dans des cliniques privées qui n’ont pas donné de résultats. Pour ma femme et moi, le comportement de ma fille était l’occasion de se quereller chaque jour, on n’était plus d’accord sur rien, alors, on ne se parlait plus. Un jour, je remarquai que ma fille se levait tôt le matin, en même temps que sa mère, puis qu’elles partaient ensemble et rentraient ensemble le soir. De plus, le comportement de ma fille avait fort changé, elle nettoyait notre appartement, faisait la vaisselle, ne sortait plus en soirée, bref, des choses que je n’avais jamais vues. Cela durait depuis quelques semaines sans que j’aie d’explication puisqu’on ne se parlait plus. Un samedi, j’entendis ma femme et ma fille se disputer dans la salle de bains. Ma femme lui reprochait de ne pas avoir nettoyé derrière les tuyaux de la baignoire alors que c’est un endroit que, même la femme de ménage ne nettoie jamais. Je n’ai pas pu m’empêcher d’intervenir pour dire à ma femme qu’elle exagérait et elle m’a immédiatement répondu en colère « toi, ne t’en mêle pas, tu vas tout faire foirer ! Si tu veux des explications, tu n’as qu’à te renseigner auprès du « service familles » du CeIS, voici les références ! ». Giancarlo, stupéfait, téléphona au CeIS et obtint un rendez-vous avec Francisco, le responsable du service familles. « Lorsque j’allai à mon rendez-vous, dit-il, et que je me rendis compte qu’il me faudrait traverser une cour remplie de toxicomanes, je pensai immédiatement : ai-je laissé quelque chose de valeur dans mon auto ? Ai-je quelque chose de valeur sur moi ? Que dois-je surveiller pendant que je marcherai au milieu d’eux ? Que faire si ils me touchent ? Puis j’entrai dans cette cour remplie de jeunes. J’étais étonné de voir qu’ils étaient proprement habillés, que ces jeunes parlaient calmement entre eux, que personne ne me frôlait, et cela me rendait inquiet de ne pas voir d’où venait le danger. J’entrai dans le bâtiment pour me rendre au service « familles » qui se trouve à l’autre extrémité d’un couloir bordé de bancs où des jeunes et des parents parlaient et s’affairaient. Arrivé au bout de mon couloir, je peux dire que mon opinion sur la toxicomanie avait complètement changé et que je savais que ma fille pourrait s’en sortir. Puis je frappai à la porte de Francisco qui m’ouvrit et me dit en souriant : « mon pauvre ami, on a été bien dur avec toi ! ». Puis il m’expliqua où j’étais tombé et j’ai commencé à participer à la thérapie de ma fille et aux groupes de parents. Et aujourd’hui, j’anime un groupe de parents ! » C’est une expérience quasi surréaliste de se trouver dans une concentration de centaines de gens qui souffrent des affres de la drogue et de sentir la chaleur et la vie qui se dégage de ce brou ha-ha. On assiste à quelque chose d’étrange, comme si ces gens, frappés par le malheur, formaient une énorme boule de neige qui défie les lois de la pesanteur et grossit en remontant une montage. On voit bien qu’il se passe quelque chose d’important et la force de ce témoignage non-verbal m’a convaincu de travailler dans le même sens. Ces scènes étonnantes de solidarité et de dynamisme thérapeutique qui m’ont convaincu d’opter pour l’implication des familles dans la pédagogie des CT. Le taux de réussite des cures au CeIS, le dynamisme des familles et la conviction des éducateurs nous ont convaincu d’adopter cette méthode lorsque nous avons démarré Trempoline en 1989. Nous avons eu la chance de rencontrer à Rome, Nicole, une maman franco-italienne vivant à Bruxelles et qui avait collaboré à la thérapie de son fils au CeIS. Ayant participé aux diverses formules de groupes pour parents, elle nous a proposé de mettre bénévolement sur pied des groupes de parents à Trempoline... Trempoline a donc pu intégrer la collaboration des familles dans son programme d’aide aux toxicomanes. Au lieu de tenir les familles à distance, nous leur avons demandé de nous aider à soutenir les efforts de leur enfant dans le sens d’une vie sans drogue, de participer aux groupes de solidarité entre parents et aux réunions familiales avec leurs enfants, de se remettre en question comme le faisait leur enfant et d’apprendre, eux aussi, à parler de leurs sentiments, à savoir dire

13 Dr Donald Ottenberg, directeur de la CT Eagelville à Philadelphie USA et formateur pour Progetto Uomo

43

« non », à faire des demandes, à écouter les autres parler de leurs besoins et sentiments, etc. Les résultats se sont vite fait voir : les cures des résidents étaient deux fois plus stables lorsque les familles s’impliquaient dans le traitement. Par ailleurs, les « groupes de solidarité » accueillent aussi de nombreuses familles désemparées dont l’enfant, le frère ou le conjoint ne veut pas cesser l’usage des drogues. Ces proches y trouvent un accueil chaleureux et une compréhension profonde, mais aussi la richesse des témoignages des autres dans leur face à face avec leurs épreuves. Vu la délicatesse et la complexité des situations individuelles, il est important que chacun reste responsable de ses choix et il faut éviter de donner des recettes. Le principe est « ne me dis pas ce que je dois faire, mais dis-moi ce que tu as fait ». Beaucoup de parents ont trouvé dans ces groupes une nouvelle façon de s’occuper d’eux-mêmes, de redonner de l’attention à leurs enfants qui se portent bien et ont appris un certain « détachement bienveillant » par rapport à leur enfant toxicomane tout en lui imposant des limites. Cette nouvelle attitude a souvent amené l’enfant toxicomane à demander de l’aide à Trempoline. La souffrance des familles de toxicomanes est énorme. En plus de se sentir responsables et impuissants face à l’autodestruction de leur enfant, ces parents se sentent souvent jugés par la société : d’autres parents, des voisins, des professionnels de la psychothérapie et du travail social. Il n’est pas facile de faire la part entre l’accusation réelle et l’autopersuasion dans cette impression d’être jugé. Mais en voulant soulager leurs clients toxicomanes du poids d’opprobre qui pèse sur leurs épaules, certains professionnels ont déplacé le jugement sur leurs parents et ceux-ci l’ont douloureusement ressenti. Le sentiment de culpabilité peut être une très bonne chose s’il stimule une personne à se remettre en question et à changer, mais la culpabilité devient un sentiment névrotique si elle écrase, si elle fait bêtement souffrir, sans apporter de transformation positive. Beaucoup de parents de toxicomanes le vivent ainsi et il vaut mieux les aider à se décharger de ce poids malfaisant pour découvrir qu’ils ont fait ce qu’ils ont pu pour leurs enfants en fonction de leurs moyens à cette époque, que leurs intentions n’étaient pas mauvaises et qu’ils n’ont probablement pas été soutenus par l’environnement social dans leur mission éducative. Le passé est ce qu’il est, si on voyait les choses du passé en acceptant qu’on a une part de responsabilité mais sans se considérer coupable. Tournons-nous alors vers « aujourd’hui » pour prendre des responsabilités constructives ici et maintenant dans chaque situation de vie. 2. Comment les parents gèrent-ils le stress ? Nous abordons ici un sujet délicat: l’exemple et l’entente entre parents.... Dans les années ’80, l’INSERM a mené une étude14 pour définir « qui sont les toxicomanes français ? ». Cette enquête a confirmé que le « noyau dur » de la toxicomanie en France frôlait les 100.000 cas et que 50% d’entre eux étaient âgés de moins de 25 ans. La « dissociation parentale » (divorce, séparation, décès) apparaissait comme le phénomène le plus lié à la toxicomanie : 46% des toxicomanes proviennent de familles dissociées, et chez les toxicomanes ayant commis des tentatives de suicide, ce taux monte à 58% alors qu’il est de 19% dans la population générale du même âge. Dans ces couples, la garde des enfants est généralement confiée à la mère. L’alcoolisme du père est la seconde caractéristique de ces familles : 32% des jeunes toxicomanes ont un père alcoolique contre 11% des autres jeunes du même âge. Par ailleurs, une étude du CREDOC 1988 montre que, si l’alcoolisme paternel est très fréquent dans les couples désunis, les femmes séparées ou divorcées consomment plus d’hypnotiques et de tranquilisants que le sexe féminin en général. L’étude de l’INSERM permet de faire un lien entre l’observation selon laquelle 75% des toxicomanes sont de sexe masculin et que 80% d’entre eux15 ont grandi dans une famille où la fonction paternelle était déficiente. En effet, l’alcoolisme touche davantage les pères que les mères, et en cas de séparation, l’enfant reste généralement avec sa mère. L’identification des fils à leur père peut donc être déficitaire. Les modèles parentaux de réaction face aux difficultés de l’existence semblent donc avoir une grande importance dans le développement d’une toxicomanie. Ce n’est pas une grande surprise de constater

14 commandée par la Mission Interministérielle de Lutte contre la Toxicomanie et publiée en 1988 15 estimation pour les résidents en communauté thérapeutique pour toxicomanes

44

que les besoins éducatifs des enfants sont généralement mieux remplis dans le contexte des familles unies et où aucun des parents n’est alcoolique. Mais un couple apparemment « uni » ne signifie pas que ce couple va bien ni que les deux parents trouvent des bonnes solutions à leurs problèmes. Il y a, en effet, d’autres formes de non résolution des problèmes que l’alcoolisme et la séparation (la violence, le jeu, les tranquilisants, etc.) La séparation parentale et l’alcoolisme paternel sont des symptômes de la mauvaise qualité des relations familiales (que les parents soient divorcés ou non) ou de la dépendance des adultes (que les pères soient alcooliques ou non). Le divorce et l’alcoolisme ne sont pas le problème fondamental, ils ne sont que le symptôme des mauvaises relations familiales et sociales, la partie visible de l’iceberg. L’enfant peut bien se développer malgré les épreuves d’une crise familiale : certains enfants qui ont grandi dans une famille séparée ou alcoolique vont très bien et certains sont devenus toxicomanes bien qu’ayant grandi dans une famille unie et non-alcoolique. On parle de « facteurs de risques », pas de « fatalité » . Tout comme en génétique, chaque enfant a deux chances puisqu’il il apprend à l’exemple de ses deux parents dont l’un peut partiellement compenser les « lacunes » de l’autre. La situation la plus défavorable est, bien entendu, la famille où aucun des parents ne parvient à faire face à ses problèmes. Si l’on retient l’hypothèse que ce qui marque l’enfant c’est l’identification à des adultes qui résolvent bien ou mal les problèmes de l’existence, on peut en déduire qu’un parent de famille éclatée qui assure son propre équilibre et celui de ses enfants tout en évitant de disqualifier le parent absent, représente un modèle valable de résolution de problèmes. Il en est de même pour une famille unie où un parent est alcoolique et où l’autre fait bien face au problème. Dans ces deux cas, l’enfant observe comment l’un se ses parents fait face de façon adulte et respectueuse à un grave accident dans leur histoire. Yvonne vient d’un milieu ouvrier modeste, elle a été mariée avec un alcoolique dont elle a eu quatre enfants et travaille comme femme d’ouvrage depuis trente ans. Elle me fait part des petits événements familiaux. Ses quatre enfants sont mariés, leur niveau de vie n’est pas élevé, mais aucun d’entre eux ne va mal. Un jour, j’en parle avec elle : • Yvonne, vous m’avez dit que cela n’avait pas été facile d’élever vos quatre enfants en vivant avec

leur père alcoolique. Pourtant, vos enfants sont tous mariés et semblent avoir une vie assez stable, comment cela se fait-il ?

• C’est vrai, ils on tous repris mes valeurs et ma façon de faire et je vois qu’ils les transmettent à leurs enfants

• Pourtant, les garçons n’ont pas eu un très bon modèle, ils ont vu un père ivre et violent, cela a dû les révolter lorsqu’ils étaient adolescents.

• C’était difficile, mais je m’arrangeais pour que les enfants ne voient pas leur père saoul. Quand l’atmosphère dégénérait, je leur disais de ne pas répondre et les envoyais dans leur chambre. L’aîné supportait le plus mal son père, il ne lui a jamais dit autre chose que « Bonjour » et « Au revoir », mais je leur ai toujours dit que leur père était leur père et qu’ils devaient être polis avec lui. C’est quand même lui qui leur ramenait à manger ! Et encore quand il m’a quitté, j’ai obligé les enfants à aller lui dire bonjour le dimanche, même s’ils n’en avaient pas envie, c’était leur père .

Si les quatre enfants d’Yvonne, savent faire face aux problèmes de la vie sans se faire du mal ou en faire aux autres, le modèle de leur mère, de sa force et de ses valeurs, ainsi que la place qu’elle a donné à leur père y sont sûrement pour beaucoup. La compétence relationnelle des enfants est en grande partie liée à la qualité de nos relations entre parents. Or, notre environnement social et culturel ne soutient pas les projets à long terme des couples et des familles et ceci explique le nombre de séparations, de divorces ou de ménages instables. La stabilité du couple devient un privilège pour une minorité. Vouloir une relation durable et épanouissante ne suffit pas pour y parvenir. Pour ce qui est de ma propre expérience, ce climat favorable ne s’est pas fait tout seul. Il nous a fallu demander plusieurs fois de l’aide auprès de conseillers conjugaux et investir beaucoup de temps et d’énergie dans la construction d’une relation de couple harmonieuse. Nous ne pouvons qu’encourager les parents, lorsqu’ils sont confrontés à des problèmes qu’ils n’arrivent pas à résoudre, à faire le pas de chercher de l’aide auprès de personnes compétentes pour apprendre à se connaître, à s’exprimer, à écouter et à résoudre leurs problèmes de la vie quotidienne. Vous voir demander de l’aide pour résoudre vos problèmes de couple et d’adultes compte autant pour vos enfants que votre savoir pédagogique ou le temps que vous

45

consacrez à les suivre dans leurs activités scolaires ou récréatives. Faites-vous aider pour apprendre à faire face à vos épreuves dans le respect de vous-même et d’autrui. Votre exemple et vos valeurs marqueront positivement vos enfants. 3. Devenir les éducateurs dont ils ont besoin Génétiquement, il n’y a pas de différence entre un bébé d’une femme de l’époque de Cro Magnon (40.000 ans avant JC) et le bébé d’une femme d’aujourd’hui. La différence se fera par l’éducation que recevront ces enfants. Un enfant reste un petit barbare s’il n’est pas éduqué, « socialisé ». Or, les parents d’aujourd’hui se demandent comment il faut éduquer, « comment faire pour bien faire ? ». Le monde change vite et beaucoup de parents doutent des repères qui ont servi à leurs parents et grand-parents. En quoi ces repères pourront-ils être utiles à leurs enfants pour s’insérer dans la société actuelle ? Les parents sont livrés à eux-mêmes et se demandent à qui se fier. Faut-il être un parent-copain ou une figure d’autorité? Faut-il interdire des choses aux enfants ou leur laisser faire leurs expériences ? Faut-il les punir quand ils font des bêtises ou les sanctions vont-elles les traumatiser? Faut-il se mêler de leurs affaires et de leurs goûts ? Faut-il tout leur dire? Les rôles parentaux deviennent d’autant plus importants que l’environnement culturel et social éduque peu. Dans la culture moderne le rôle traditionnel des familles, de la « morale » et des églises est désinvesti et remplacé par l’influence des « pairs » et des mass media dont la priorité n’est pas l’éducation. Pourtant, même si les dimensions familiales, morales ou spirituelles sont déconsidérées et laissées « en jachère », elles continuent à faire partie des besoins d’identité et d’appartenance de tout humain. Les besoins des jeunes peuvent alors être manipulés et exploités par des escrocs et des « marchands de bonheur » en tout genre. L’enfant a besoin de modèles et il lui est impossible d’apprendre comment bien jouer son rôle ou comment établir des relations harmonieuses s’il se trouve dans un environnement où chacun fait comme il veut, quand il veut, avec qui il veut. Comment apprendre à jouer de la musique dans une académie où on n’accepterait plus de chef d’orchestre pour donner un rôle à chacun, ni de partition commune pour faire de la musique ensemble ? Les parents aussi ont besoin d’un modèle, d’un projet éducatif cohérent qui va de la naissance à l’âge adulte, et certaines questions peuvent aider à le mettre en place:

A. « quels sont les besoins de mon enfant ? » Cette question doit précéder « quel style de parent j’aimerais être? » (permissif, autoritaire, moderne, traditionnel...). L’intérêt de l’enfant, ses besoins fondamentaux et son équilibre doivent être au centre du débat, et non nos envies ou nos désirs. Mais combien de parents sont informés sur les besoins fondamentaux de l’enfant ? Combien ont été formés à la gestion de leurs propres besoins de relations, de sécurité, de sentiment d’utilité, de sens, d’amour et de respect ? La société du passé, basée sur le conformisme, la cohésion et les traditions du groupe, structurait assez bien les individus mais prêtait peu d’attention à la gestion des besoins affectifs et de l’équilibre intérieur. Il suffisait de se comporter « convenablement » et les sentiments étaient considérés comme des affaires d’enfants ou de femmes trop délicates. Les gens ignoraient que la joie, l’affection, la peur, la tristesse et la colère sont des sentiments auxquels il faut être attentif si l’on veut être équilibré. Mais l’affection, la peur et la tristesse n’ont pas plus de place dans la société de consommation que dans les sociétés traditionnelles. Dans les deux cas, la façade compte plus que l’authenticité. Depuis une trentaine d’années, la tendance de l’éducation a été de favoriser « l’épanouissement de l’enfant » en désinvestissant les normes et les rapports d’autorité. Je crois pourtant que ce type d’éducation répond mal au besoin de structuration des enfants et les prépare mal à l’autodiscipline et à la gestion de leurs émotions dans le respect de soi et d’autrui. Les enfants ont autant besoin de normes, de discipline et d’entraînement à l’effort que d’affection, de connaissance de soi et d’apprentissage de la gestion de leur propre équilibre. Aider les enfants à bien affronter les épreuves et les frustrations vaut mieux que de leur éviter de s’y confronter. La structuration du « moi », la gestion des émotions et les repères intérieurs sont capitaux pour trouver son chemin dans une société où manquent la cohérence des liens et les repères extérieurs.

46

B. « suis-je prêt à devenir le parent dont il a besoin ? ». Une amie romaine, responsable d’un programme thérapeutique pour adolescents, me parlait de tous les changements survenus dans et par notre génération depuis les années ’70 et disait « les gens ne cessent d’organiser des conférences et colloques à propos de la crise des jeunes, ils feraient beaucoup mieux d’organiser des congrès sur « la crise des adultes » car c’est à ce niveau-là que la crise des jeunes prend racine. Nous avons milité pour la libération des femmes, contre l’autorité dans la famille et dans l’école, et nous avons à présent des parents qui doutent, des familles sans repères et le désordre dans les rôles paternel et maternel. Le problème est à notre niveau ». Qui doit jouer quel rôle, en matière d’éducation des enfants ? Qui va donner des limites au rôle que prend l’enfant ou l’adolescent ? Et qui va apporter son soutien au poseur de limites ? On touche, là, au mythe sacré de « ‘68 » et à la génération des parents « libérés ». Quel type de culture produit autant de jeunes qui décrochent de l’école, se droguent et semblent ne rien respecter ? Quels sont nos repères et nos conceptions en matière d’éducation ? Quelle est notre relation à l’autorité ? Quelle est notre façon de remplir, à notre tour, la fonction d’adulte en charge d’éducation ? Sommes-nous dégagés de notre révolte adolescente et acceptons-nous d’être dans le rôle du « vieux », pas toujours gratifiant sur le plan narcissique ? Le mythe des « parents modernes, cool, ouverts... » est parfois un modèle d’identification illusoire pour nous et néfaste pour nos enfants. Etre conscient du décalage qu’il y a entre le rôle parental que nous aimerions jouer et celui dont notre enfant a besoin pour bien grandir nous permet de faire des nouveaux choix.

C. « de quoi ai-je besoin pour pouvoir être un tel parent ? ». Pour devenir les parents dont ils ont besoin, nous devons nous développer sur divers plans: Assurer mon propre équilibre et savoir résoudre mes problèmes Les faiblesses de la société dans laquelle nous entrons invitent les parents actuels à mieux se connaître, à apprendre à mieux gérer leur stress et à se changer eux-mêmes. En effet, leurs enfants enregistrent ce qu’ils voient (communication non-verbale) encore plus que les discours qu’on leur tient. Si leurs parents gèrent mal leurs propres besoins, sentiments et valeurs, comment les enfants pourront-ils apprendre à s’équilibrer eux-mêmes? Par contre, l’exemple d’adultes qui savent faire face aux situations de stress et trouvent des solutions constructives et créatives, imprégnera d’autant plus leur esprit qu’il s’agit d’adultes avec lesquels ils sont en relation affective forte. C’est en regardant les « grands » que les « petits » apprennent comment on fait pour devenir autonome et pour bien vivre, comment on fait pour s’entendre alors qu’on n’est pas toujours d’accord, pour s’amuser alors que la vie n’est pas facile, pour avoir des amis et les garder, pour réussir un petit ou un grand projet. Cette imprégnation leur donnera la force de croire et d’espérer qu’ils pourront, eux aussi, assurer leur propre équilibre face au stress de l’adolescence et de la vie adulte. Demander et donner de l’aide. Dans les sociétés traditionnelles, la socialisation des enfants est une tâche confiée à la famille, aux écoles et aux structures religieuses. La réussite du processus de socialisation dépend de la solidarité qu’il y a dans le monde adulte entre la famille et le reste de la société, mais les éducateurs d’aujourd’hui manquent du soutien solidaire de l’environnement social et culturel. Ils se sentent souvent « seuls contre tous ». Comment trouver de l’aide quand on en a besoin? Nous devons prendre le risque de demander de l’aide. A qui se fier ? Comment coopérer avec son conjoint et avec les enseignants pour un même projet ? La solution viendra en partie de la mobilisation des parents qui s’entraideront sans attendre que la solution vienne d’en haut. Si les adultes se montrent solidaires pour éduquer les enfants et savent demander de l’aide quand ils en ont besoin (p.ex : à leurs semblables, à un psychothérapeute ou à un conseiller conjugal), alors les enfants apprendront aussi à demander de l’aide pour mieux faire face à leurs difficultés. Avoir un projet éducatif « c’est quoi être adulte et comment le devenir? » Un projet éducatif s’étend au moins sur vingt ans, la durée d’une jeunesse. Avoir envie que ses enfants soient sages ou cocasses n’est pas un projet éducatif. Le projet éducatif est un cheminement qui va d’un point de départ : l’enfant « ici et maintenant » à un point d’arrivée, une finalité. Lorsqu’il sera adulte, de quoi devra-t-il être capable pour vivre de façon autonome et heureuse? Connaître « l’ici et maintenant » et la finalité permet de prévoir des étapes intermédiaires : quelles

47

compétences devrait avoir un enfant de trois ans, de six ans ou de onze ans, un adolescent de quinze ou dix-huit ans pour arriver à être un adulte équilibré ?

48

2ème PARTIE : AGIR SUR LA DEPENDANCE

1. Le fonctionnement d’une CT

1. Les 4 piliers de notre projet éducatif

On peut commencer à bâtir un projet pédagogique concret dès qu’on a une idée des besoins du jeune qui est en face de nous, de la perspective de l’homme adulte qu’on veut construire ainsi que des comportements qui sont exclus du cadre familial ou institutionnel (tabous sur l’inceste, la violence, la drogue…). Le projet pédagogique de notre CT pour toxicomanes se base sur deux questions essentielles : d’où démarre-t-on ? et où veut-on arriver ? Ces questions m’ont amené à identifier quatre aptitudes que je considère indispensables pour être un adulte capable de faire face aux problèmes de l’existence en se respectant et en respectant autrui. Ces quatre aptitudes sont le thème des quatre chapitres suivants. A chacune d’elles correspondent des leviers éducatifs spécifiques qui sont autant de moyens pour alimenter la dynamique du groupe et le développement personnel. Leviers pédagogiques

aptitudes à acquérir pendant

l’enfance et l’adolescence Chap 2 la relation bienveillante, vraie et constructive

communication authentique, connaître ses émotions et ses besoins, savoir s’exprimer par la parole

Chap 3 De la structure, du cadre, des règles, des codes, des limites et des situations de stress qu’il faut apprendre à gérer

Contention des pulsions destructrices, contrôle sur soi, respect des codes sociaux, résistance au stress

Chap 4 Responsabilisation interactive : les problèmes individuels et du groupe trouvent leur solution par l’échange entre les membres du groupe (groupe d’auto-aide)

Autonomie solidaire : être responsable de soi avec l’aide des autres et, réciproquement.

Chap 5 Références éthiques cohérentes et modèles d’identification crédibles

Projet de vie et système de valeurs personnel

Insérer « les 4 piliers » A108 Les leviers pédagogiques ne peuvent pas être dissociés les uns des autres car ils se renforcent mutuellement :

49

• Si les éducateurs établissent des relations bienveillantes et authentiques, les règles et la discipline seront bien acceptées

• si les adultes donnent un système de références clair et le font respecter, la confiance des jeunes dans les relations entre eux et avec les adultes sera d’autant plus élevée.

Il en est de même pour l’acquisition de l’autonomie et d’un système de valeurs personnel : • L’exercice des responsabilités interagit avec l’exemple d’adultes intègres et avec leur projet

de vie • L’exemple des adultes et la gestion des responsabilités sont en relation avec les cadres de

référence et avec la qualité des relations dès la petite enfance. Ces grands principes peuvent aider les acteurs de l’éducation (parents et enseignants) à avoir un minimum de cohérence et un projet éducatif commun. S’ils se concertent et sont solidaires, ils peuvent mieux orienter le jeune, le conseiller et résister à ses assauts. L’aboutissement du processus éducatif est à ce prix. 2. Le projet éducatif de la « Communauté Thérapeutique » Comment s’organisent ces quatre piliers dans la vie quotidienne d’une CT ? A. La CT et sa vision de l’homme : La CT est une sorte « d’école de vie » liée à une vision idéale de l’homme adulte capable de:

∗ gérer son stress et ses pulsions et les transformer en communication constructive et authentique avec autrui.

∗ se construire une identité psycho-sociale dans laquelle il pourra se sentir bien avec lui-même et bien avec les autres.

∗ élaborer un système de valeurs personnel qui puisse donner sens et cohérence à sa vie.

B. Le cadre et les tabous de la CT: Tous les comportements peuvent être gérés dans la CT sauf deux comportements tabous : la violence et l’usage de psychotropes. Ils entraînent la rupture du contrat thérapeutique et l’exclusion, fut-elle momentanée. Ces tabous forment un « cadre de compétences » à l’intérieur duquel le groupe doit s’organiser pour amener chacun vers son projet d’autonomie. C. Le principe d’auto-aide (ou self-help) : Les résidents doivent essayer de résoudre leurs problèmes au sein de leur groupe par le processus d’auto-aide. Les éducateurs professionnels ont pour fonction de garantir le but du projet et son cadre ainsi que de stimuler la dynamique de l’auto-aide entre résidents. D. L’amour responsable : En CT, l’amour responsable est inséparable du conflit constructif, car accepter par indulgence qu’un résident ait un comportement irrespectueux, n’est pas lui faire du bien. Nous proposons aux résidents et aux parents de découvrir « l’amour responsable », c.a.d. la capacité de vouloir du bien à quelqu’un tout en lui disant « non, tu ne peux pas » ou « tu dois m’obéir et nous aurons peut-être un conflit, mais c’est un conflit parce que je veux que tu grandisses, que tu apprennes ce qu’il faut pour être un jour autonome et heureux ». 3. Les deux temps fondamentaux : A l’intérieur du cadre (finalités, tabous et contrôle du staff), l’organisation des journées oscille entre

deux temps fondamentaux : a) la « structure », temps de hiérarchie (pyramide) et de discipline b) b) les « groupes », un moment égalitaire (cercle) pour la catharsis et le relâchement.

50

Légende :

Vision de l’homme *

*

interactions

Structure entre résidents

Cadre éthique et professionnel

A. un temps pour la « structure » : • règles et valeurs : le groupe est organisé hiérarchiquement et la vie du groupe est

structurée par des règles, des exigences et des rapports de pouvoir. Une exigence particulière est accordée aux signes de respect dans les comportements verbaux et non-verbaux, par exemple : ordre et propreté dans toute la maison, hygiène personnelle, usage d’un langage correct, savoir-vivre à table, règles de vie strictes, horaires précis, discipline, codes de convivialité...

• vie de groupe et responsabilités: le groupe des résidents est responsable, non seulement de la bonne gestion des tâches domestiques, mais aussi du contrôle des tâches, de la gestion des temps libres et surtout du soutien pédagogique et moral de chaque membre. Les résidents ont, chacun, une fonction et chacun est ainsi responsabilisé dans la résolution de problèmes, petits ou gros.

• outils de communication: la pression psychologique produite par les contraintes de la vie en groupe est ressentie par chaque participant. Ils apprennent ainsi à gérer leur stress et à le transformer en communication authentique et en relations créatives et équilibrantes. Tous les besoins, sentiments et opinions peuvent être exprimés, soit de façon écrite (billets), soit dans les groupes de rencontre, soit de façon formalisée (retours).

B. un temps pour les sentiments : le « groupe de rencontre» a lieu au moins une fois par semaine et réunit tous les membres de la CT. Un éducateur anime ces réunions où les règles et la hiérarchie sont mis entre parenthèses. Chaque membre peut et doit exprimer ses conflits et ses émotions. Le but est l’apprentissage de la communication à partir des tensions et liens interpersonnels. L’évocation des conflits vise à faire découvrir par chacun ses besoins et sentiments, à gérer ses peurs et sa violence, à formuler des demandes et à résoudre ses difficultés. Ces groupes recourent souvent aux techniques du cri et de la catharsis émotionnelle pour aider les participants à dépasser les blocages qui les empêchent de s’exprimer et à prendre conscience de leurs sentiments et besoins.

Prenons un exemple ordinaire : Alain est en CT depuis un mois. Il tire la tête, ne parle à personne et bâcle son travail à la cuisine. Il a explosé lorsque Olivier, son chef de secteur (résident lui aussi), lui a dit « tu ne passeras à table qu’après avoir rangé le plan de travail de la cuisine et tu n’as pas à « péter les plombs » quand je te parle». Alain, furieux, écrit un billet de sentiments sur lequel il vomit sa rage contre Olivier puis met son billet dans la « boîte à billets ». L’éducateur qui ouvre la réunion de groupe a lu tous les billets et invite Alain à s’asseoir en face d’Olivier, à tenir ses mains près de soi et à reprendre à haute voix les événements qui se sont produits :

51

1ère étape : Alain va découvrir qu’il peut exprimer une émotion sans que cela n’entraîne de geste de violence. Alain : « J’en ai marre, au moment de passer à table, tu joues au chef en me disant de rester à la cuisine, mais en cuisine, tu ne me dis jamais rien, tu t’en fous de mon travail, pour qui tu te prends ? tu crois que j’ai besoin d’un flic derrière moi pour savoir ce que je dois faire ? Non mais ! Et tu voudrais que je me laisse faire ? ». L’éducateur qui anime le groupe s’approche d’Alain pour le sécuriser et l’amener à faire un peu d’introspection « quel sentiment ressens-tu maintenant ? » Alain : c’est un con ! je ne peux plus voir sa gueule ! L’éducateur : ça, ce ne sont pas des sentiments, je te demande ton sentiment. Es-tu triste ? fâché ? as-tu peur ? es-tu joyeux ? Alain : je suis fâché contre lui ! L’éducateur propose à Alain une technique d’expression: reste simplement en face d’Olivier, continue à penser à la même situation et répète-lui « je suis en colère quand tu fais cela ». Alain, qui a vu d’autres résidents utiliser cette technique, commence : « je suis en colère quand tu fais cela !» l’éduc : « continue, répète la même phrase ! » Alain : « je suis en colère ! je suis en colère !... » l’éduc : « OK, continue et élève petit à petit la voix » Alain : « quand tu fais cela, je suis en colère ! je suis en colère !... l’éduc l’encourage à faire une catharsis émotionnelle, c’est-à-dire à laisser déferler son émotion par un cri non-contrôlé: « continue, laisse venir l’émotion... » Alain : hurlant « JE SUIS EN COLERE ! EN COLERE ! EN COLERE ! EN COLERE ! » l’éducateur laisse Alain vider son sac d’émotions tout en le rassurant et en mettant des mots sur les émotions d’Alain : « cela te révolte quand on te traite comme cela ». 2ème étape : Alain va découvrir que l’incident avec Olivier n’est que l’écho d’un drame personnel qui dure peut-être depuis plus de vingt ans, en famille et à l’école. l’éduc fait réfléchir Alain sur son manque, sur ses besoins, sur le lien entre l’événement de la cuisine et son histoire: « qu’est-ce qui te met en colère dans l’attitude d’Olivier, quelle impression as-tu quand il te dit « tu passeras à table après avoir nettoyé », comment interprètes-tu cela ? Alain : « je pense qu’il se fout de moi, il ne fait jamais attention à moi sauf pour m’interdire d’aller manger...» l’éduc : « cela te fait souffrir qu’il ne fasse pas attention à toi ? » Alain : « mais oui, bien sûr ! Je me sens seul dans cette cuisine. Quand je lui parle, il ne me répond pas, il semble toujours accorder de l’attention aux deux autres, c’est comme si je n’existais pas ! » l’éduc : « Alain, cette impression de ne pas exister et qu’on fait plus attention aux autres, c’est la première fois que tu ressens cela ? ou tu as déjà ressenti cela avant ? en famille ou à l’école ? » Alain : « bien sûr ! chez moi c’étaient toujours mes frères qui parlaient, mon père ne faisait attention qu’à eux et moi j’étais le petit qui n’a rien à dire ! ». l’éduc attire l’attention d’Alain sur sa part de responsabilité dans le déroulement de ces événements: « et comment faisais-tu à la maison quand ton père et tes frères t’ignoraient ? » Alain : « je la fermais, je tirais la gueule dans mon coin jusqu’à ce que j’en aie marre, alors j’explosais ». 3ème étape : Alain apprend à formuler une demande adéquate et claire : l’éduc : « quand on ne se sent pas respecté et qu’on ferme la gueule, est-ce la bonne façon pour obtenir du respect ? Exploser, est-ce que cela t’a aidé à être mieux compris ? » Alain : « non » l’éduc propose une nouvelle façon pour rééquilibrer la relation avec Olivier: « de quoi as-tu besoin ? Qu’est-ce qu’Olivier pourrait faire pour que tu te sentes exister et respecté dans la cuisine ? » Alain : « qu’il fasse attention à moi comme il fait pour les autres et me répondre quand je lui parle » l’éduc : « peux-tu lui demander cela maintenant ? »

52

Alain : « Olivier, quand je te demande quelque chose, j’aimerais que tu me répondes, et j’aimerais que tu parles avec moi comme tu parles avec les autres » 4ème étape : Alain reçoit le feed-back d’Olivier et ceux du groupe l’éducateur : « Olivier, quelles ont été tes émotions et tes pensées pendant le travail d’Alain ? » Olivier : « au début, j’étais fâché, parce que moi aussi je me sentais en conflit avec Alain, mais pendant qu’il parlait, j’ai compris que ce n’était pas que moi qui étais en cause. Je comprends mieux pourquoi Alain a réagi ainsi » l’éducateur : « Alain t’a fait une demande claire : « que tu lui répondes quand il te demande quelque chose et que tu lui parles comme aux autres », que lui réponds-tu ? » Olivier : « d’accord, je dois te répondre quand tu me demandes quelque chose, mais parfois, j’ai tellement de choses à surveiller en tant que chef de cuisine, que je n’arrive plus à faire attention à tout, alors, s’il te plaît, redemande-moi cela quand c’est un peu plus calme, ou alors, insiste un peu pour que je m’occupe de toi. Et pour ce qui est de parler avec toi, je n’ai jamais imaginé que tu en avais envie, je suis même très étonné, parce que tu parais toujours si distant envers moi... mais je suis d’accord, si tu veux, on peut passer un moment ensemble ce soir ». L’éducateur, s’adressant au groupe : « j’aimerais que quatre personnes donnent à Alain leur feed-back à propos du travail qu’il a fait ». X, Y et Z répondent qu’ils trouvent positif que Alain ait parlé, qu’on voit qu’il fait un effort pour changer ou qu’il devrait penser à abandonner son attitude de mutisme dans la vie quotidienne s’il veut avoir des conversations avec les autres, etc. On est loin de la définition « Olivier est un con ! » le problème n’est plus l’autre, mais l’impression de ne pas exister et la frustration du besoin d’attention et de respect. Alain a pu découvrir que : • il y a des mots pour exprimer ce qu’il ressent, • exprimer ses sentiments ne tue personne, • son vrai problème est de ne pas se sentir respecté, • c’est une impression qu’il traîne derrière lui depuis l’enfance • en se taisant puis en explosant, il ne change rien au problème, il va peut-être même creuser

davantage le fossé. • Alain apprend également à faire une demande claire et concrète. • il découvrira finalement qu’au lieu d’être jugé et rejeté par le groupe (et même par Olivier) il reçoit

des signes de compréhension et de soutien. Dès que l’heure de fin du groupe sonne (même s’ils ne sont pas arrivés à un accord pendant le groupe) Olivier et Alain retourneront à la vie commune, et, surprise, tout se passe bien,... C’est comme si le fait d’avoir sorti un peu de l’énergie de frustration dans un cadre offrant des garanties de sécurité et d’avoir pu s’exprimer devant des témoins avait dégagé l’esprit d’Alain. En mettant les cartes sur table sans détruire Olivier, Alain a assaini un peu sa relation avec Olivier et quelque chose d’important a commencé à changer dans leur relation. 4. Le « programme thérapeutique » Ces principes de base sont mis en œuvre progressivement, au fil du temps. A Trempoline, nous avons une première période de 12 mois résidentiels, soit la phase 1 : l’Accueil (les deux premiers mois) et la phase 2 : la CT (les dix mois suivants). Ensuite commence une phase en externat : la Réinsertion Sociale. Chacune de ces phases est comme une volée d’escalier qui se décompose en de multiples marches. Tout est très formalisé et chaque pas en avant ou en arrière est reconnu par des statuts et des signes d’appartenance à des sous-groupes selon le niveau de maturité. Chaque mois, les parents sont invités à des réunions familiales pour participer au processus de changement. Certains résidents ont des besoins éducatifs plus importants que d’autres à cause d’une histoire plus lourde et d’une personnalité plus blessée. Ils ont, souvent, besoin de plus de temps que d’autres, de plus de sécurité ou de plus d’aide individualisée et des « programmes spéciaux » sont alors conçus pour eux, en aménageant, au cas par cas, le programme thérapeutique classique.

53

(insérer programme thérapeutique A002) La communauté thérapeutique est une école de vie où chacun se développe à travers l’interaction avec ses semblables et la confrontation à des épreuves. Pour que les crises se transforment en découvertes de trésors, les liens doivent être aussi forts que les épreuves. David a 27 ans. Il a passé 9 ans en prison avant de venir à Trempoline. C’est un grand costaud qui a une bonne bouille souriante de gamin, mais les cicatrices qu’il a au visage laissent imaginer un passé difficile. Quand il est arrivé, il avait l’expression typique de ceux qui sortent de longs séjours en prison : une sorte d’épaisse vitre blindée qui efface toute émotion de leurs yeux et de leur visage. David s’ouvrit progressivement, puis, au bout de sept mois, il redécouvrit le goût de la liberté et une envie folle de « faire la belle ». Il vint me trouver : « je ne peux plus rester ici, cela fait dix ans que je n’ai pas marché librement dans la rue, quand je sors chez le médecin, au tribunal ou en week-end, je suis toujours accompagné et je dois respecter un programme. Mais j’ai envie de pouvoir m’arrêter quand je veux, tourner à droite ou à gauche, comme tout le monde, je ne peux plus attendre, j’ai besoin de cela maintenant, c’est trop fort ». Je le comprenais bien, mais je lui rappelai que dans notre programme thérapeutique, il y a des règles, des délais et des procédures à respecter… Les jours suivants, David tirait une tronche à faire peur. Il serrait les dents et ne me disait plus bonjour… Cinq jours plus tard, il entra dans mon bureau avec un grand sourire pour me saluer et je lui demandai ce qui s’était passé. « J’ai compris que je me gourais complètement, dit-il, je ne pensais qu’à partir d’ici et je repoussais tous ceux qui voulaient me retenir et m’aider à réfléchir. Je ne pensais qu’à cavaler, mais je ne partais pas, quelque chose me retenait ici et je ne partais pas… ». « Qu’est-ce qui te retenait ? ». « Je crois que c’est l’amour, ici, je suis aimé et il y a des gens que j’aime. Hier, l’équipe a formé des sous-groupes de résidents selon leur attitude et j’ai compris que j’avais repoussé tout le monde et que je m’étais éloigné de mes amis tout en restant ici avec mes idées fixes. Tant qu’à rester ici et à me retrouver seul, il valait mieux lâcher mes idées fixes et me réparer avec mes amis. Mais comme je les avais tous envoyé dinguer pendant cinq jours, ils étaient fermés… il fallait d’abord que je m’excuse et que je me fasse petit, et çà, c’est très difficile, je ne l’ai jamais fait. M’excuser cinq fois était encore plus difficile, alors j’ai réuni mes meilleurs copains pour m’excuser en une fois, et là, j’ai compris quelque chose de vraiment bizarre, c’est que me faire petit… c’était grand ! Et çà, c’est nouveau, je me sens bien, et j’ai accepté qu’il valait mieux que j’attende encore un peu avant de vivre ma liberté dans les rues ». Le récit de David résume en quelques lignes l’essentiel de la démarche thérapeutique de la CT :

1. envies + limites = frustrations pulsion : David a envie de fuir le lieu frustrant 2. relation : des liens d’affection et des signes de solidarité venant d’amis qui respectent le

cadre il contient sa pulsion de fuite « non par peur, mais par amour » 3. 1 + 2 = 3: énergie de changement, David recherche une solution interactions, réflexion,

courage d’essayer une démarche nouvelle : s’excuser. 4. expérience de dépassement de soi et de réconciliation avec soi et les autres David

découvre une autre façon de voir le problème du manque de liberté : attendre quelques semaines de plus parce qu’il y a d’autres priorités.

Ce processus de changement est assez typique du programme CT, et chaque résident le fait à sa façon.

54

55

2. La relation authentique et bienveillante

Tant qu’on n’accepte pas de se voir à travers le regard et le coeur des autres,

on ne peut se découvrir (extrait de la « philosophie des CT »)

1. Le devoir d’aimer « Arnaud, mon petit troisième a eu de gros problèmes d’audition lorsqu’il était petit, me raconte Caroline. Comme il n’entendait pas bien, il articulait des mots incompréhensibles et se renfermait dans une bulle car il ne percevait pas les petits bruits de la vie familiale qui aident les autres enfants à être dans notre monde et à bien communiquer. Nous lui parlions, mais il n’entendait pas grand chose et nous ne le savions pas. Cet enfant se mit à faire des colères phénoménales. Peut-être qu’il n’arrivait pas à se comprendre ni à se faire comprendre à cause de son handicap auditif. Lorsqu’on lui refusait quelque chose ou qu’on lui prenait un objet des mains, il se mettait à pleurer, d’abord doucement, puis plus fort, puis commençait à hurler, on pouvait essayer de lui parler, de le prendre dans les bras, de le mettre au lit, rien n’arrêtait la démonstration de rage, l’enfant bavait, crachait, se cognait aux murs, repoussait nos gestes d’attention. Je commençai à redouter de lui retirer un objet ou de lui refuser quelque chose, bref j’évitais le contact par peur de me sentir frustrée et incompétente. Nous avons consulté psychologues et médecins sans trouver la bonne explication. Je voyais bien que cet enfant n’allait pas bien et j’aurais bien voulu l’aider en jouant avec lui, mais il ne montrait aucun signe d’intérêt pour les petits jeux que je lui proposais. Un jour, je remarquai que je ne ressentais plus de sentiment d’affection pour cet enfant alors que cela avait été si naturel pour ses frères. Je n’en étais pas fière car j’étais convaincue que les signes d’amour étaient aussi importants pour un enfant que la nourriture qu’on doit lui donner chaque jour, que cet enfant avait droit à l’amour et que j’avais le devoir de lui en donner, indépendamment du fait que je ressente ou non de l’amour. Or, j’avais remarqué que cet enfant aimait bien les contacts physiques très proches, comme les bébés, et je décidai quasi « professionnellement » de consacrer du temps pour le prendre contre moi, le serrer et le caresser car c’était la seule voie de communication entre nous. Ce « devoir » de lui donner les signes d’amour et d’attention nous a permis de rester en relation pendant près de deux ans, sans que je voie d’amélioration. Trois fois, il m’est arrivé, pour arrêter les colères d’Arnaud, de devoir le mettre sous la douche froide. J’essayais de faire cela « gentiment » et cela le « décoïnçait » efficacement, et nous pouvions ensuite parler des colères et de leurs raisons. Je crois que cela valait mieux que d’avoir la paix en lui donnant des tranquilisants ou en faisant tous ses caprices. Vers quatre ans, nous allâmes consulter une logopède pour corriger les gros défauts de prononciation d’Arnaud. La logopède diagnostiqua immédiatement une perte auditive de 50% et nous dit : c’est extraordinaire comme cet enfant est capable de comprendre et de communiquer malgré sa perte auditive, il veut communiquer, il lit sur les lèvres et est très coopérant dans les exercices. Cette volonté de vivre et de communiquer était peut-être le résultat de notre épisode « d’amour obligé ». On fit mettre des drains dans ses tympans et, en quelques semaines, Arnaud avait récupéré presque tout son retard de langage! Sa personnalité a beaucoup évolué et je ressens à nouveau un sentiment d’amour spontané pour cet enfant ». Il y a des moments où le sentiment d’amour pour nos proches est absent. Il subsiste alors le « principe de l’amour », un choix, une décision personnelle et rationnelle. Il faut alors faire « comme si » parce que l’amour est un astre qui connaît des éclipses et qui réapparaît plus tard, si on lui est fidèle. « Lorsque Arnaud eut dix ans, et qu’il était en dispute avec son frère aîné, il vint me raconter son chagrin en sanglotant. Je lui demandai « qu’est-ce que tu ressens quand ton frère te traite comme cela? de la tristesse ? de la colère ? as-tu l’impression qu’on ne t’aime pas ? » et au milieu de ses sanglots, Arnaud répliqua « je suis triste mais ce n’est pas parce que je ne me sens pas aimé, je sais que je serai toujours aimé dans cette famille ! on m’aimera toujours !». « J’étais touchée par ce cri de confiance, me dit Caroline, et je crois que ce « credo » dans l’amour familial vient de sa petite enfance, parce qu’on lui a toujours montré des signes d’amour, même quand il fallait forcer un peu le naturel ». Donner des signes d’amour par « devoir » et non par plaisir, n’est-ce pas de la bienveillance au sens pur, de l’amour vraiment centré sur l’autre? 2. « Ma sorcière bien aimée » et « l’Orange mécanique » ?

56

Charlotte, avait invité son amie Lucie à passer 24h à la maison. Lucie avait envers les adultes un comportement sympa et spontané, mais aussi insolent. Voulant occuper leur soirée, elles avaient obtenu de pouvoir louer une cassette vidéo. Pendant le repas, ma femme leur demanda : • « alors, vous avez trouvé quelque chose de bien ? ». • « Oui, répondirent-elles : « Orange Mécanique ». • « Quoi ?! cria ma femme en sursautant, mais c’est un film d’une violence épouvantable ! Je l’ai vu

quand j’avais vingt ans, je n’étais pas une oie blanche et j’étais vraiment choquée. Mais, mes petites filles, vous n’avez rien d’autre à vous mettre dans la tête que des horreurs pareilles ? ».

• « Mais ça ne me fait rien les films de violence, dit Lucie en riant, cela me fait rigoler » . • ne sachant quelle décision prendre, j’essayai de reporter à plus tard : « De toute façon,

interrompis-je, avant de voir ce film, il faudra qu’on en discute ensemble. Après, on décidera si vous pouvez le voir. »

• Les deux adolescentes se regardèrent d’un air amusé et Lucie dit à Charlotte « mais qu’est-ce qu’ils ont tes parents ? Chez moi je regarde ce que je veux. Ma mère me laisse tout voir tant que je ne suis pas traumatisée ».

• Moi (ulcéré, mais tâchant de rester dans le registre des arguments) : « le traumatisme, ce n’est pas uniquement quand on est choqué et qu’on n’arrive plus à dormir... Devenir insensible et n’être même plus choqué par des scènes de violence, ce n’est pas un traumatisme ? Aux Etats Unis, certains enfants sont si familiarisés avec la violence vue à la télé qu’ils tuent leurs copains sans sourciller, ils trouvent que la prison les traumatise, mais pas la télé ».

• « Bon, ça va, dit Lucie en se marrant, on le verra quand tu viendras chez moi ». • Là, j’ai enfin trouvé un argument convaincant : « Maintenant, ça suffit, lui dis-je, tu te tais et tu

manges. Je vous rappelle que vous ne verrez pas ce film avant qu’on en ait discuté ». Le repas s’acheva dans une ambiance un peu lourde.

La soirée passa sans qu’on se croise, j’allai me coucher alors qu’elles étaient encore debout et je partis travailler avant qu’elles soient debout. Au boulot, je me dis : est-ce qu’elles auront vu ce film, oui ou non ? C’était tentant d’avoir le film sous la main, la copine à côté de soi et son père à distance. Je décidai de le demander à ma fille en rentrant. Lorsque je rentrai à la maison, la copine était partie et je dis à ma fille : • « Alors, Claire, qu’est-ce que vous avez fait avec la cassette ? » • La mine pâle et malheureuse, elle me répondit « Ben, on ne l’a pas regardée, puisque tu ne

voulais pas... » • « Et qu’en avez-vous fait ? » • « Elle l’a emportée chez elle pour la voir toute seule » • J’étais touché, surpris, heureux, « Ma grande, je suis très impressionné par ta loyauté et je

suis fier de toi. C’était bien tentant de regarder pendant que je n’étais pas là. Je suis impressionné par la confiance que je peux te faire. Maintenant, je propose de parler ensemble pour te dire pourquoi j’ai réagi ainsi et pour entendre ton point de vue »

Nous eûmes une chouette conversation où je pus lui donner mon point de vue et entendre le sien. Elle m’expliqua qu’elle était partie en voulant louer « Ma sorcière bien aimée » (une série inoffensive pour enfants) mais la copine lui avait dit « mais non ! c’est gaga, on va prendre quelque chose qui fait peur, tiens voilà « Orange Mécanique ! ». Puis elle enchaîna et me parla de sa frustration « je suis souvent la seule de la classe à ne pas avoir vu des films que les autres voient. Déjà « Le Père Noël est une ordure », tout le monde l’a vu et tu ne veux pas que je le voie ». « Attends, ma chérie, quand j’ai refusé que tu voies ce film, tu avais douze ans, et c’était la veille ou le lendemain du jour de Noël. A douze ans, on peut encore rêver à Noël. Maintenant, c’est tout autre chose, tu en as quatorze et ce n’est pas Noël, alors, si tu veux, on peut aller chercher cette cassette et la voir ensemble, cela m’amuserait bien ». Elle semblait trouver l’idée bonne, ma femme a souhaité aussi profiter de l’occasion, et nous sommes bien marrés en regardant « Le Père Noël est une ordure » à trois. Ma femme et moi étions placés devant un fait accompli qui dérangeait notre système de valeurs et nous sommes intervenus spontanément sur un terrain où nous mettons les pieds pour la première fois. Quand on improvise, chacun a son style en fonction de son caractère et de son histoire. Pendant mon improvisation, je ne pouvais m’empêcher de m’exprimer avec un mélange de justesse et de maladresse, mais j’ai veillé à me centrer sur mon intention positive et à exprimer les valeurs dans

57

lesquelles je crois. Et je ne vous raconte pas tout ce que ma femme a fait dans le même sens, mais sans s’en vanter. Dans ce dialogue, ce qui importait, c’était d’être authentique, de sortir de notre réserve, de nous engager au niveau de nos convictions du cœur, d’exprimer de manière spontanée nos valeurs et nos doutes. Au niveau du contenu, j’aurais peut-être pu faire mieux, mais l’essentiel n’est pas là, l’essentiel était d’oser plonger pour travailler à chaud, et, dans ces cas, la principale référence est « être vrai et bienveillant ». Si un enfant me fait remarquer que j’ai été maladroit, j’essaye de reconnaître ce qui était maladroit et de reformuler mon message de façon plus claire et plus adroite. Avec les jeunes, j’ai l’impression que cette façon d’être renforce toujours le lien. 3. Le besoin de relation et d’attention : La vie commence par une relation d’amour, celle entre les parents, puis celle entre la mère et l’enfant qu’elle porte en elle, puis les relations familiales. L’enfant apprend à établir des relations grâce aux relations que ses éducateurs ont établies avec lui. C’est sur ces fondations-là que la structuration et le développement des responsabilités et des valeurs prendront appui. Les relations authentiques, l’équilibre entre les signes de bienveillance et ceux de fermeté ainsi qu’entre le respect accordé à soi et à autrui, fournissent à l’enfant un modèle de développement stimulant et équilibré. Mais quand des jeunes n’ont pas reçu de signes de bienveillance ou ont été trahis, ils se méfient des signes de bienveillance et deviennent des spécialistes pour susciter des échanges de signes d’hostilité. Mieux vaut, alors, le conflit que l’indifférence. Si l’on fait l’expérience de placer un petit singe près d’une « bonne mère », un autre près d’une « mère indifférente » (qui ne réagit à rien) et un troisième près d’une « mère agressive et punitive », on s’aperçoit que le plus traumatisé des trois est celui qui vit avec une mère indifférente : il se referme sur lui et arrête de se développer. Il vaut donc mieux se faire engueuler et tirer les oreilles que de ne recevoir aucun signe d’attention. C’est pourquoi les enfants auxquels on ne fait pas attention quand ils sont sages s’arrangent pour attirer l’attention en faisant des bêtises. Là, les parents réagissent à tous les coups, ils se fâchent et se mettent à parler, à donner de l’attention, à crier, bref tout s’anime et l’enfant voit qu’il existe aux yeux des autres. Les éducateurs qui n’accordent pas d’attention à l’enfant quand il est sage et qui ne le valorisent pas pour les petits faits qui le méritent le conditionnent à se montrer casse-pied car il vaut mieux recevoir des reproches et des coups que rien du tout. Ne l’oublions pas, nous avons deux circuits de l’apprentissage, celui de la « gratification » et celui de la « punition », et tous les deux doivent parfois être stimulés par les éducateurs pour que le développement se fasse bien. Au plus l’enfant sera gratifié pour ce qu’il est et fait de positif, au plus il fera de choses positives pour être gratifié. Mais si l’éducateur gratifie à tort et à travers et est incapable de punir, alors l’enfant manque de limites et la gratification devient sans valeur. Face à un jeune en difficulté, notre bienveillance et notre authenticité seront le terreau sans lequel aucune relation éducative ne pourra prendre racine. Quand nous observons un jeune qui « pète les plombs », il ne suffit pas de le confronter sur son comportement, mais il nous faut aussi nous remettre en question: lui procurons-nous des signes d’attention « positive » et « négative » de manière authentique, suffisante et équilibrée ? Sommes-nous capables de le confronter avec clarté et bienveillance ? Sommes-nous capables de nous remettre en question lorsqu’il nous confronte et qu’il met le doigt sur quelque chose de vrai ? 4. Notre outil, c’est nous-mêmes En 1997, l’évaluation de notre efficacité par rapport à nos objectifs en CT a fait apparaître une importante chute de stabilité des séjours des résidents en 1995 et 96. Nous avons fait appel à nos amis du Centre de Solidarité de Modène qui nous envoyèrent Salvatore Raimo16, pour nous aider à réfléchir et à faire de nouveaux choix. Nous connaissions Salvatore depuis plusieurs années, c’était un ami, et il insista bien pour dire « je ne viens pas faire de la supervision, mais je peux venir réfléchir avec vous, apporter l’expérience que j’ai acquise et faire un bout de chemin avec vous ». Nous cherchions, à cette époque, à retrouver ce qui faisait l’efficacité thérapeutique que nous avions deux ans plus tôt. Les cerveaux et les discours fumaient pour redéfinir le métier d’éducateur en CT ainsi que les outils thérapeutiques essentiels. Salvatore nous dit soudain « pourquoi parlez-vous de tout, sauf de vous-mêmes ? Votre principal outil thérapeutique, c’est vous-mêmes. En CT, les résidents

16 Salvatore Rraimo est un des pédagogues du Centre de Solidarité de Modène (Italie) ; nous l’avons régulièrement invité pour avoir une critique et des conseils concernant notre façon de travailler.

58

évoluent grâce à la qualité des relations que vous engagez avec eux. Votre professionalisme, c’est d’être des personnes à part entière, avec des émotions, des valeurs et une histoire personnelle ». Il s’agit d’être soi, avec toute sa tête et tout son coeur, et non de cacher notre peur d’une relation « engagée » derrière des « discours de spécialistes », des prescriptions de produits ou de services sophistiqués. Notre force est d’accepter de montrer notre part d’humanité, nos sentiments, nos besoins, les projets que nous nourrissons pour l’autre, nos valeurs, nos doutes et nos intuitions, notre besoin des autres... » Il s’agit d’être en relation, avec toute l’intelligence et le courage que cela requiert, et ceci fait l’objet d’un consensus d’équipe. 5. La relation en boucle et le « détecteur d’écarts » On ne peut pas comprendre la situation d’un individu sans le replacer dans l’ensemble des relations qui l’entourent. Le cybernéticien von Berthalanffy17 nous a donné un modèle scientifique simple pour illustrer ces relations. Ce savant s’occupait de cybernétique, et a montré les relations de « système » sur base de l’exemple d’une chaudière et d’un thermostat.

(insérer boucle rétroactive C3 ) A206 La chaudière est installée dans une maison où il fait 0° et doit porter la température à 20°. La chaudière est « l’acteur principal » de la régulation de la température mais pour atteindre l’objectif des 20°, cette chaudière a besoin d’un détecteur d’écart : le thermostat. Celui-ci va mesurer l’écart qu’il y a entre l’objectif à atteindre (20°) et la température réelle. Au départ, l’écart est de 20°. Ce thermostat est relié à la chaudière et, aussi longtemps que la température de 20° n’est pas atteinte, le thermostat envoie un signal « continue à travailler ». On appelle ce signal le « feed-back ». Mais dès que la température est atteinte, il faut que le thermostat envoie un autre feed-back disant « arrête », sinon il va faire 24°, 30° , etc... Lorsque la température passera de nouveau sous les 20°, le thermostat enverra à nouveau le feed-back « au boulot ! ». Si, au bout de la journée, il fait trop froid ou trop chaud, ce n’est peut-être pas à cause de la chaudière qui fait parfaitement son boulot, mais c’est peut être le thermostat qui joue mal son rôle, en n’envoyant pas de feed-backs à le chaudière. Il en est de même entre les humains. Nous nous trouvons tous, tantôt dans le rôle « d’acteur principal » pour atteindre nos objectifs, et tantôt dans le rôle de « détecteur d’écarts » par rapport à ceux qui nous entourent et à leurs objectifs. Nous avons besoin du regard des autres pour mieux atteindre les objectifs qui nous sont assignés au travail ou à la maison car nous manquons de distance et nous risquons alors de confondre nos désirs et nos peurs avec la réalité. Les autres voient souvent mieux que nous-mêmes si nous nous écartons de notre objectif et leur regard nous est indispensable. Combien de fois nous taisons-nous par peur de nous mêler des affaires des autres et d’avoir des histoires... En nous taisant, nous devenons complices de leurs erreurs et

17 Pionnier de la théorie générale des systèmes (1925)

59

parfois même les premiers responsables. Un enfant peut être impoli ou un parent inadéquat parce que ceux qui les entourent ne leur disent pas quand ils déraillent. On peut donc être co-responsable ou complice de l’échec de quelqu’un par absence de feed-back ou parce qu’on envoie des feed-backs erronés ou maladroits, par manque « d’amour responsable ». Les causes d’un mauvais feed-back peuvent se situer à différents moments du processus de communication : 1. ne pas observer les signes de dysfonctionnement que donne l’acteur principal : l’adulte peut être

tellement absorbé par ses préoccupations qu’il ne voit même pas les signes de déséquilibre émis par l’enfant qui ne va pas bien. Exemple : un adolescent vole régulièrement de l’argent dans le portefeuille de ses parents mais ceux-ci ne s’en aperçoivent pas. Un signe important est émis, mais n’est pas perçu.

2. percevoir les signes mais mal les interpréter : des élèves fument du haschisch dans le couloir de

l’école, deux professeurs « ignorants » passent près d’eux et l’un dit à l’autre « mmh, ça sent le sapin brûlé ici, c’est agréable... ». Ils ont perçu le signe mais l’ont mal interprété.

3. percevoir et bien interpréter, mais mal faire le feed-back : on peut avoir perçu qu’il manque de

l’argent dans le portefeuille ou que ça sent le shit mais ne pas faire de feed-back parce qu’on a peur du conflit ou parce qu’on n’a pas les idées claires ou parce qu’on est trop irrité et qu’on craint de donner un feed-back qui n’est pas constructif. Que voulez-vous que l’acteur principal fasse d’une information incorrecte ou pas claire ? Pourquoi voudriez-vous qu’il s’ouvre si vous semblez animés par la malveillance ? Un bon feed-back doit être clair et constructif .

Insérer Pierres d’achoppement A208 6. La confrontation bienveillante : La « confrontation bienveillante » est un outil classique des CT et les résidents y ont recours quotidiennement les uns envers les autres pour pointer toutes les formes de manque de respect envers soi ou autrui. Il s’agit généralement de comportements répétitifs qui sont autant de variations autour d’une attitude de vie néfaste qu’il faut remettre en question. Comment construisons-nous une confrontation bienveillante ? Je vous présente ici un modèle de base de la confrontation bienveillante. Avec un peu de créativité, nous inventons des variantes pour adapter notre message à notre interlocuteur. Comme une confrontation bienveillante est souvent liée à un climat émotionnel agité, et qu’il faut garder l’esprit clair, nous préparons quelques notes par écrit pour nous assurer que l’essentiel de chaque étape ait été abordé. Pendant la confrontation, nous veillons à garder le contact visuel avec le jeune que nous confrontons mais nous pouvons aussi jeter un coup d’œil sur nos notes afin que notre message garde bien son cap. Je prends donc un crayon et du papier et je m’imagine dans une situation scolaire avec un élève... (je note sur mon aide mémoire ce qui est souligné dans le texte)

60

Etape 0. Introduction / préparation :

a) Mon intention constructive Malgré l’irritation que l’élève a provoqué en moi, je dois me mettre dans un état d’esprit constructif. Je me concentre sur ce qu’il peut y avoir de bienveillant en moi pour mon interlocuteur. Exemple : « je souhaite te parler pour régler un problème, ou pour me sentir mieux avec toi (les deux parties en profiteront) ou parce que je souhaite que tu atteignes mieux notre objectif commun (réussite scolaire, efficacité professionnelle, etc.) ». Je veille à lui dire et à lui faire sentir ma bienveillance. J’essaye de rester « branché » sur mon intention constructive et de faire passer une ou plusieurs fois des signes positifs et valorisants au cours de la confrontation bienveillante afin que l’autre l’interprète bien comme un message constructif. Dans le cas contraire, mon message aurait une connotation égocentrique ou destructive et mon interlocuteur n’aurait aucun intérêt à ouvrir ses oreilles et son esprit à mon feed-back. Dans ce cas, il vaudrait mieux me taire et attendre de meilleures dispositions ou passer la main à quelqu’un de plus bienveillant.

b) cadre et forme de ma confrontation bienveillante (CB) : La CB est un moyen à utiliser, soit pour des faits qui se répètent (attitude) alors qu’ils ont déjà fait l’objet de confrontations spontanées, soit pour un fait unique, mais relativement grave. C’est un petit rituel qui fait monter un peu la tension émotionnelle. Je marque une différence en annonçant les règles du jeu de ma CB : exemple : « je te demande de m’écouter pendant cinq minutes sans m’interrompre, ensuite j’écouterai tes réactions sur ce que je t’aurai dit ». Contre exemple : ne pas annoncer que je ne souhaite pas être interrompu et devoir ensuite me défendre face à des interruptions répétitives.

Choisir la forme d’une CB

FORME de la CB

Signes de SOUPLESSE Signes de FERMETE

Nombre Tête à tête 3 pers. confrontent 1 pers Parole Dialogue de 15 à 40 min 5 min d’écoute silencieuse (dialogue reporté) Ton Aimable Intransigeant / voire colère Message Demande Ordre Etc… Tous deux,

confortablement assis Lui debout, et moi, assis

La forme que j’utiliserai pour passer le message dépendra de la relation que j’ai établie avec l’intéressé. Et voici quelques repères pour me situer entre souplesse et fermeté :

Critères Motifs de SOUPLESSE Motifs de FERMETE 1. Les faits sont-ils… Peu graves ?

Nouveaux ? graves ? répétitifs ?

2. La personne a-t-elle un statut… supérieur ou égal au mien : collègue, supérieur hiérarchique

inférieur au mien élève, enfant…

3. Je dispose de … +/- 40 minutes +/- 10 minutes 4. Ai-je déjà établi une relation positive

avec l’intéressé ? non oui

5. Les faits ont-ils déjà fait l’objet d’une interpellation de ma part ?

non oui

6. La pratique de la CB est-elle connue de l’intéressé ?

non oui

7. Le niveau de résistance au changement de l’intéressé, est-il

moyen élevé (manipulations)

Comme la confrontation bienveillante ne peut pas devenir une routine, j’essaye d’être créatif et d’utiliser toute la gamme des nuances entre les signes de souplesse et de fermeté.

61

Etape 1: les faits observés (le comportement-écart) : C’est la seule partie du message qui parle du jeune (message « tu »), mais de manière objective, sans le juger. Même si un comportement peut être jugé constructif ou destructif, le risque est grand que la personne qui reçoit le feed-back se sente jugée personnellement et rejetée à cause de son comportement erroné. Alors, je n’accuse pas mais je me montre objectif comme un appareil photographique, je décris les faits de façon précise et circonstanciée, si possible sans humeur. Exemple : « cette semaine, lundi, mardi et jeudi, tu n’étais pas au cours à 8h45 ». Contre-exemple : « Tu es toujours en retard ! Et tu prends cela à la légère». S’il s’agit d’un fait grave (violence, vol, etc) un seul exemple suffit, mais s’il s’agit d’une « attitude » à changer (négligence, arrogance, manque de respect de soi...). Je nomme 3 ou 4 comportements précis pour illustrer une même attitude inadéquate, cela coupe court aux démentis et justifications qui sont aisés si l’on prend chaque comportement isolément.

Etape 2 : mes attentes (la norme à atteindre): Les faits observés constituent un « écart » par rapport à quelles attentes ? Quelles sont les règles, les principes et les valeurs que je souhaite voir respectées par le jeune?. Exemple : « J’aime commencer les cours à l’heure et que tous les élèves soient en classe » ou « le respect se montre à travers les comportements, arriver à l’heure est une façon de montrer du respect ». Contre-exemple : « tu es fainéant et impoli ».

Etape 3 : mon « message Je » (mes sentiments et pensées): Maintenant que je lui avez montré l’écart qu’il y a entre son comportement et mes attentes, je l’informe sur les désagréments qui se passent dans ma tête et dans mon coeur. Que se passe-t-il en moi lorsqu’il y a écart entre « les faits » et « mes attentes » ? Peur ? Tristesse ? Colère ? Quelles pensées me viennent alors ? Quelle est mon interprétation de cet écart (hypothèse à vérifier)? Est-ce que j’imagine qu’il est en danger ? qu’il se moque de moi ? ou que j’échoue dans mes objectifs professionnels ? Exemple : « lorsque tu as des retards répétés, je me sens énervé, j’ai l’impression que tu n’as pas de respect pour la classe ni pour moi et je crains que notre relation devienne mauvaise ». Contre-exemple : « tu te fous du monde et de tout ce qu’on te dit, je te préviens, ça va mal finir ! ». Le « message Je » est important, même si je me trouve dans un cadre professionnel : qui peut me contredire lorsque j’informe l’autre des sentiments et pensées qu’il éveille en moi ? Un enseignant me raconta : « il y a deux ans, je me suis fait chahuter dans une classe et je n’arrivais pas à imposer le silence, j’en arrivais à être démotivé de donner mon cours, alors je me suis adressé à toute la classe en leur parlant de mes besoins. Je leur ai dit que j’avais besoin de respect, que j’avais envie de les intéresser, que je préparais mes cours tard le soir pour les intéresser, mais que s’ils ne me respectaient pas, cela me démotivait complètement. Leur attitude a immédiatement changé, et ils ont commencé à me poser des questions et à faire des propositions sur la matière à voir ». L’authenticité de cet enseignant fait qu’il a reçu le respect qu’il demandait.

Etape 4 : Demande ou Ordre: A présent, si j’ai bien suivi les étapes de mon feed-back, mon interlocuteur ressentira un malaise qui est une « énergie de changement » et je dois lui permettre d’apaiser ce malaise et de le transformer en progrès : je lui fais alors une demande précise et concrète grâce à laquelle il pourra améliorer notre relation. Exemple : « Je te demande (ou je veux que) d’être présent tous les jours à 8h30 jusqu’à le fin de cette semaine ». Contre-exemple : « Et que cela ne se reproduise plus ! ».

Etape 5 : clôture et suivi : Lorsque j’arrive au bout de ma confrontation bienveillante, je prévois un moment où le jeune pourra se situer par rapport à ce que j’ai dit. Il pourra alors utiliser ses propres mots pour expliquer ses comportements ou parler de ses sentiments. Compte-t-il faire quelque chose d’utile de mon intervention ? J’apprendrai peut-être des choses importantes que j’étais à mille lieues d’imaginer, et cela peut être la base d’une nouvelle relation.

62

Comment clôturer ma CB ? Je peux dire : a) « que retiens-tu d’utile dans ma CB et y a-t-il des choses que tu ne comprends pas ? ». b) « comment te sens-tu maintenant et que réponds-tu à ma demande ? ». c) « maintenant tu peux aller, si tu veux en reparler avec moi, tu peux le faire lors de la pause » Ce type de message est extrêmement puissant. Peu importe si le jeune se défend ou ment, je dois juger par moi-même si ma confrontation bienveillante est bien faite et surtout ne pas attendre l’approbation du confronté. Si j’ai eu le courage de sortir de ma réserve et de m’exprimer clairement et de manière constructive, si mon message était authentique et bienveillant, il cheminera dans son esprit et donnera un jour du fruit. Une bonne confrontation bienveillante est comme un petit ver à bois qu’on introduirait dans une « tête de bois ». Alors, si j’ai bien parlé, je me sens dans la peau du chef indien qui termine en disant « j’ai dit ! », et je laisse faire le temps. L’essentiel est que j’aie bien parlé, mais comme il est difficile de garder courage et espoir si j’agis seul, j’associe mes efforts à ceux d’autres adultes qui vont dans le même sens que moi. Je me souviens de l’épreuve que représentaient pour moi mes premières confrontations bienveillantes face à des résidents qui étaient parfois aussi âgés que moi. Je n’étais pas sûr de moi, je doutais de mon impact et je craignais souvent d’abuser de mon pouvoir. Pourtant, ce sont les jeunes qui me faisaient des mines d’indifférence ou de rejet pendant que je les confrontais qui venaient me retrouver quelques semaines plus tard en me disant « tu avais vu juste quand tu m’as dit telle chose et cela m’a poursuivi pendant deux semaines avant que je l’accepte » ou « tes confrontations me font peur, parce que tu sembles très gentil mais que tu tapes en plein dans le mille ». Depuis ce jour, j’ai compris que si j’avais le courage d’être sincère et bienveillant face à des « têtes de cochon », il n’était pas nécessaire de me retourner pour voir si cela portait ses fruits. Ces échanges sont comme des semences qui germeront tôt ou tard, nous continuons simplement à nous montrer francs et bienveillants, indépendamment des tentatives pour nous faire douter. C’est ce type de témoignage de valeurs qu’ils attendent de nous. Le jeune a besoin d’adultes qui soient des repères solides dans le temps et sur lesquels il pourra compter. Quand nous montrons au jeune que nous sommes capables de mettre des mots, non seulement sur des faits, mais sur nos sentiments et sur nos valeurs, nous dépassons l’image de l’adulte distant ou du professionnel formel, nous devenons « humains » et c’est cela que nos jeunes attendent de nous, les parents, les éducateurs et les professeurs. C’est ainsi que le jeune peut apprendre, à son tour, à devenir plus authentique et cohérent. En CT, nous n’hésitons pas à renouveler les CB si l’attitude ne change pas. Un clou ne s’enfonce pas en un seul coup et la lumière ne se fait pas en une seule fois. Remettre une confrontation bienveillante sur le tapis plus tard, quand une nouvelle occasion se présentera, c’est lui donner de nouvelles preuves d’authenticité et de bienveillance. Si, il ment et nie tout, je tâche d’accepter que c’est humain de se défendre ou d’essayer de manipuler en retour (voir contre-feedback). Je ne me fie pas aux apparences et ne m’inquiète pas trop si mon interlocuteur semble me dire « t’es complètement à côté de la plaque » ou « ça coule comme de l’eau sur le dos d’un canard ». Il pourra me parler de tout cela après avoir réfléchi pendant 24 heures. Il arrive, effectivement, que nous nous trompions, ou que nous fassions une CB inadéquate. Mais comme, dans une CT, tout le monde peut confronter tout le monde au cours des groupes de rencontre ou en tête à tête, les résidents peuvent confronter des membres de l’équipe éducative et ils ne s’en privent pas. C’est ce qui garantit la rectification de nos écarts. 7. Fais-mois un clin d’œil, s’il te plaît... Un jour, ma fille de douze ans me fit rentrer dans le rôle de « père d’adolescente ». Jusque là, j’avais toujours eu l’impression d’être un père à la hauteur, sachant équilibrer affection et autorité. Ma femme et moi avons l’habitude de passer chaque matin dans les chambres de nos enfants en les embrassant chacune et en leur disant gentiment « il est temps de te lever ». Pour ma part, j’allume en plus une lumière et la radio, puis je sors. C’était un rituel assez agréable. Un beau matin, j’entrai doucement dans la chambre d’Aurore, et avant que j’aie fait deux pas je l’entendis rugir « N’ALLUME PAS LA LUMIERE ! », j’eus un petit choc, je m’approchai de son lit et je vis son bras tirer brusquement la couverture au dessus de sa tête... Je lui demandai d’être plus aimable mais n’insistai pas trop. Le

63

même phénomène se reproduisit pendant plusieurs jours. Puis je constatai qu’elle arrivait au petit déjeuner avec un quart d’heure de retard sur ses soeurs, toujours habillée de noir, le visage encore blanc et bouffi, pas coiffée... elle s’asseyait et contemplait son assiette vide. Au bout de cinq minutes, je lui dis « mange, ma grande, le temps passe... », rien ne broncha et je me demandai si un son était sorti de ma bouche. Cinq minutes plus tard, je rattaquai « allons, ma grande, dépêche-toi, il n’y a plus que dix minutes avant de partir et je veux que tu manges avant d’aller en classe ». Cette fois, je la vis faire une grimace et lever ses yeux au ciel tout en poussant un gros soupir. Ma femme me regardait, l’air de dire « ne la harcèle pas, voyons ! », mais l’assiette resta vide. Alors je fis une troisième tentative ; immédiatement, elle se leva en hurlant « hé, ça va, j’en ai marre, hein ! », elle claqua sa chaise et remonta dans sa chambre... Ma femme me fit des yeux noirs... Ce genre de scène se répéta deux ou trois fois au cours des semaines suivantes. Parfois, je me mettais en colère et j’exigeais du respect, mais cela n’y changeait rien. Je commençai à me préoccuper avant d’oser lui demander quelque chose, je me demandais « comment vais-je m’y prendre pour le lui dire ? », et, deux fois sur trois, cela tournait mal. Alors, je me suis souvenu du cours sur la « confrontation bienveillante » (CB) que je donnais aux enseignants et je me suis dit « si j’essayais de faire cela avec ma fille... ». D’abord, il fallait me préparer, me mettre en bonne condition pour que cette confrontation soit constructive. Au bureau, je pris un bout de papier pour y noter rapidement quelques idées pour chaque étape de la CB. Quand je rentrai à la maison, je trouvai ma fille attablée à la cuisine et je lui dis : « Aurore, j’aimerais me sentir mieux dans notre relation. Veux-tu bien passer dix minutes ensemble pour en parler ? » Elle fit des yeux ronds et perplexes et me dit « ben, oui, si tu veux ...». Puis je lui demandai « veux-tu bien me laisser parler cinq minutes avant de prendre la parole ». « ça va » dit-elle. « Depuis que tu vas à l’école, je viens te réveiller le matin. D’habitude, je t’embrassais, on se disait un petit mot gentil, puis tu te levais et je te retrouvais à la table du petit déjeuner et on parlait ensemble tout en mangeant, c’était sympa, cela me faisait plaisir ». « depuis environ trois semaines, dès que j’entre dans ta chambre, je t’entends hurler : « n’allume pas la lumière ! », puis tu disparais sous tes couvertures. Au petit déjeuner, tu arrives un quart d’heure plus tard que tes soeurs, en général, tu n’es pas coiffée, ton visage semble pâle et mal réveillé, tu t’assieds et tu restes souvent immobile devant une assiette vide. Quelques fois, quand je t’ai dit de manger, tu as fait une grimace en levant les yeux au ciel et un jour, tu as claqué ta chaise et tu es montée dans ta chambre ». Elle me regardait, toujours aussi perplexe. « je suis ton père, je me sens responsable de t’aider à grandir jusqu’à ce que tu sois adulte, et donc, je dois parfois te faire des demandes ou des remarques... » «... mais quand j’entends crier « n’allume pas la lumière ! » ou quand je te vois faire la grimace et lever les yeux au ciel, je me sens mal à l’aise, j’ai l’impression que tu me dis « vieux con, tu me fais chier ! » et finalement, chaque fois que je veux te parler, j’hésite en me demandant comment m’y prendre ». Là, Aurore n’y tenait plus et ne sut attendre plus longtemps pour intervenir « mais, papa, ce n’est pas à toi que je tire la tête, c’est aux efforts que tu me demandes, je n’aime pas les efforts... ». « Je comprends bien que tu n’aimes pas les efforts et que tu leur fasses la grimace. Mais comment puis-je savoir que c’est aux efforts que tu tires la tête, si tu ne me montre pas, par un clin d’oeil, que ce n’est pas contre moi? ». Aurore: « ah... ». « ...alors, je te demande de faire attention lorsque je viens te réveiller le matin ou lorsque je te fais une remarque à table, montre-moi par un petit signe ou par un petit mot que ce n’est pas contre moi que tu grommelles... »

Intentions et cadre :

mes attentes : j’ai cru diplomatique de

commencer par du positif plutôt que par les comportements

déplaisants

les faits, l’écart :

attentes et valeurs

« message JE » :

là, je fus un peu déstabilisé, alors je

pensai à « l’ambigüité du non-verbal » ma demande :

64

« D’accord, ça va » dit-elle toujours aussi surprise. Puis elle me fit un sourire et s’en alla. Elle ne semblait pas souhaiter en dire plus à ce moment.

Clôture et écoute

Les semaines qui suivirent, je pus nettement percevoir qu’elle faisait un gros effort pour gérer ses frustrations avec plus de respect. Par exemple : lorsque je réveillais Aurore ou lui faisais une remarque, elle me disait « bouuuh ! je n’ai vraiment pas envie de me lever » mais elle se levait quand même ou elle accompagnait ses signes de mécontentement d’un petit sourire ou d’un mot gentil et la vie était plus facile. Malgré mon envie de comprendre le mystère des sautes d’humeur d’Aurore, le motif profond de son attitude triste et fermée ne m’est apparu qu’au début de l’année scolaire suivante lorsqu’elle retrouva la joie et la confiance en soi. Aurore a toujours eu un côté consciencieux et soucieux de bien faire et pendant ses deux dernières années d’école primaire, quelques garçons la taquinaient ou se moquaient d’elle en l’appelant « la petite fille modèle ». Aurore en était blessée et quand, en première année du secondaire, elle s’était retrouvée dans une classe sans ses amies, mais avec ces mêmes garçons, et elle s’est juré que plus jamais ils ne la traiteraient de « petite fille modèle » et a pris pour modèle des filles insolentes et dont le genre ne nous plaisait pas. Cela s’est montré dans son comportement à l’école et à la maison. Elle avait affronté cette épreuve par ses propres forces, peut-être pour ne pas dépendre de ses parents… L’année suivante, dès qu’elle retrouva son groupe d’amies, elle « retrouva la pèche » tout en continuant à se montrer indépendante. Trois ans plus tard, à l’occasion d’une déception, elle m’avoua qu’après avoir essayé vainement de se prouver qu’il ne restait rien de notre éducation, elle se demandait si, malgré ses apparences « olé olé », sa nature profonde n’était pas celle d’une « enfant sage »… Ces quelques mots m’ont beaucoup touché. Imaginez à présent que le syndrome d’Aurore m’ait fait imaginer qu’elle consommait peut-être des drogues, j’aurais pu insérer les mots suivants dans mon « message je » : « en voyant tous ces nouveaux comportements, je me suis même demandé si tu consommais des drogues. Je sais que beaucoup de jeunes en prennent et que cela peut modifier les comportement. Alors, je suis inquiet » Si je me trompe, c’est à elle de m’expliquer le sens des comportements qui m’ont interpellé, et si mon hypothèse « drogues » se révèle fausse, dois-je dire « dommage, je me suis fourré le doigt dans l’oeil, elle ne consomme pas et ma confrontation bienveillante était inutile... » ? Cela signifierait que mon interpellation envers Aurore ne se justifie pas si elle ne se drogue pas... Au contraire, tout le monde y gagne, si je lui montre que je vois qu’elle souffre et que je me sens concerné. L’idée de « la drogue » n’était qu’une hypothèse et tant mieux si je me suis trompé sur cette hypothèse. Lorsqu’un jeune est incapable de mettre des mots clairs sur sa souffrance, celle-ci transparaît de façon non-verbale, par des signes comportementaux. Nous recevons alors un message comportemental qui n’est pas clair mais qui montre que quelque chose ne va pas. Ces signes sont une interpellation paradoxale : « approchez, mais restez loin », « j’ai besoin de votre attention mais je ne peux pas accepter votre attention», « je dis çà, je dis rien ». Il y a deux forces contradictoires dans le jeune : le besoin de relation et la peur, le rejet de la relation. Je tâche alors d’y voir clair, mais j’évite de me comporter comme un inspecteur de police, ce n’est pas mon rôle. Mon rôle d’adulte est d’embrayer dans le dialogue en mettant des mots sur ce que je perçois, de montrer que je ne suis ni aveugle, ni sourd, ni muet, que j’ai un cerveau et que je suis capable de courage et de cohérence, mais surtout je le laisse entrer dans l’intimité de mes sentiments et de mes valeurs. Vu la délicatesse du sujet et les résistances prévisibles, il est utile de préparer ce dialogue comme une confrontation bienveillante. Quand je n’ai pas de signes typiques, je n’accuse jamais le jeune d’utiliser des drogues ou de l’alcool, mais je parle de cela sous forme d’hypothèse dans le cadre du message « je ». Le principal impact de mon engagement est de montrer au jeune que je suis attentif à lui. 8. Variantes sur le thème de la confrontation bienveillante En CT, si le jeune résiste à nos feed-backs, nous essayons de le surprendre. Après avoir intégré le modèle de base de la CB en cinq étapes, nous pouvons nous lancer dans des variations. C’est comme les gammes au piano avant les improvisations. Ici, c’est l’imagination au pouvoir, l’humour, le paradoxe, la créativité. Exemple : lorsqu’un jeune nous interrompt systématiquement pendant que

65

nous lui faisons une CB et que nous n’arrivons pas à nous faire entendre, nous interrompons la CB et pouvons rappeler le jeune pour le faire réfléchir en montrant l’absurde de la situation de non-changement: • l’inviter à s’asseoir et rester quelques minutes muet en face de lui (puisqu’il ne veut rien entendre),

puis lui dire « j’espère que tu feras quelque chose de bon de ce que je t’ai dit ». • lui faire une CB dans une langue étrangère. • lui dire, « j’aime bien quand tu te bats pour te faire entendre, tu es courageux et tu as des choses

intéressantes à dire. J’ai beaucoup appris en t’écoutant. Merci. » • le laisser quelques minutes seul en face d’un miroir en disant « tu sais mieux que moi ce qui va

bien et ce qui ne va pas… » Nous veillons à ne pas laisser faire une CB par quelqu’un que l’irritation rendrait malveillant. La personne qui confronte doit montrer du respect à la personne confrontée. Si ce n’est pas le cas, elle doit attendre que sa colère soit compatible avec sa volonté de construire. 9. Les feed-backs positifs : Lorsqu’ils ne sont pas encore déformés par l’existence, nos enfants ont un grand besoin de signes d’attention positive (valorisation, récompenses...) en reconnaissance de leurs qualités, ainsi que de signes d’attention « négative » lorsqu’ils n’agissent pas correctement ou dépassent des limites. Si l’on ne veut pas qu’ils sollicitent notre attention par des bêtises, donnons-leur des signes d’attention pour tout ce qui fait leur valeur : je n’hésite pas à leur dire des choses aussi banales que « tu as de beaux cheveux, tu as un beau sourire », « merci d’avoir rangé la cuisine », « j’aime quand tu t’habille comme ceci », « bravo ! tu as fait ton devoir tout seul et je vois que tu deviens quelqu’un de responsable », chaque fois que c’est possible, je les valorise pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils font, ils en ont besoin pour prendre confiance en eux et pour se développer. Par contre, lorsqu’un jeune est trop habitué aux feed-backs négatifs, les compliments peuvent devenir insécurisants : peur de ne pas les mériter, peur de la désillusion, peur d’apparaître comme quelqu’un chez qui tout va bien et de perdre alors les signes d’attention. Dans d’autres cas, c’est l’inverse, ils ont eu trop de compliments venant de personnes qui sont incapables de les confronter quand ils se trompent, alors, ces compliments ressemblent à de la flatterie. Nous observons chez la plupart de nos résidents de CT un « vertige du bonheur » qui les fait régresser dès qu’ils reçoivent « trop » de compliments, comme s’ils voulaient nous rappeler qu’ils ne vont pas aussi bien que nous avons l’air de le penser, comme s’ils avaient peur de croire dans une relation gratifiante. Ils ont besoin de leur dose de confrontation « négative » et font tout ce qu’il faut pour l’obtenir. Nous devons pourtant les aider à accepter aussi d’être valorisés, reconnus et aimés et à y prendre plus de plaisir que de peur. Les besoins en signes de reconnaissance négative et positive varient donc en fonction du niveau de maturité de chacun. Jean, un de mes amis a successivement pris en main deux maisons pour « enfants placés » qui étaient elles-mêmes en crise. Les fugues d’enfants étaient quasi quotidiennes et les éducateurs s’épuisaient dans des recherches et des sanctions souvent stériles. Leurs équipes éducatives ont alors décidé de renverser la vapeur et de faire du renforcement positif. Tout en maintenant des règles claires et de la structure, ils accordèrent des signes d’attention à tout ce qui pouvait être positif : « bravo ! ta fugue n’a duré que trois jours alors qu’avant, elles duraient cinq à huit jours ! », etc… Les résultats furent spectaculaires : le nombre de fugues fut divisé par dix ! En CT, un compliment prend parfois la forme solennelle d’une « confrontation bienveillante ». Par exemple si l’on s’adresse à quelqu’un à qui on a dû faire de nombreux feed-backs négatifs, ou à quelqu’un qui n’ose pas croire dans les compliments qu’on lui fait. Exemple d’une confrontation positive faite sur un ton solennel : « Pierre, je t’appelle pour te parler de ce que j’ai vu depuis quelques jours et te dire ce que j’en pense (préambule visant à faire monter le suspense...). Depuis trois jours j’observe que tu prends l’initiative de ranger la cuisine le soir, sans qu’on te le demande. Tu fais cela discrètement, c’est bien fait et cela fait plaisir à tout le groupe. Je veux te dire que je suis très touché par ta délicatesse et par ton sens des responsabilités. Bravo et merci. Tu peux t’en aller ». Lorsqu’il quitte la pièce, Pierre se sentira un peu bouleversé, comme s’il planait parmi les étoiles... Pour un habitué des contacts aigres, le mélange aigre-doux peut être plus acceptable et efficace, qu’un compliment « trop sucré ».

66

10. La résistance au changement : contre-feedbacks, manipulations et parades. Nous avons vu que chacun de nous offre spontanément une résistance au changement. On a pris des habitudes, on fait du mieux qu’on peut et ça marche plus ou moins bien, alors ceux qui nous disent qu’il faut changer, on les perçoit comme des intrus qui veulent tout bousculer, on se sent menacé et on se défend. Les bonnes intentions de ceux qui nous confrontent ne sont pas affichées sur leur front et, même si elles le sont, c’est inconfortable de changer, et on résiste. Alors, quand on nous dit des choses très inconfortables, il nous faut un peu de temps avant de les accepter. On entre ici dans une deuxième boucle relationnelle : les résistances et manipulations. En effet, l’acteur va spontanément essayer de dissuader le détecteur d’écarts de donner des feed-backs inconfortables et va chercher son point faible dans le but de le déstabiliser. Il dispose de toute sa créativité pour le faire douter de soi et bloquer le mécanisme du feed-back. Les toxicomanes sont souvent des champions dans ce domaine parce qu’ils ont une intelligence d’adulte et que leurs scrupules ne jouent plus leur rôle pour contenir les pulsions de fuite ou de non respect. Ils utilisent le victimisme, l’intimidation, le charme, le mensonge, les rationalisations, la provocation et le fait accompli en espérant toucher le talon d’Achille du témoin. Ils cherchent à avoir un impact dissuasif et si le témoin s’incline, c’est qu’ils ont trouvé la faille. Il leur suffira de toucher régulièrement ce point sensible pour dissuader l’autre de donner son feed-back.

(insérer le contre-feedback C5)A207 La boucle rétroactive du contre-feedback est très pernicieuse parce qu’elle induit une confusion de niveaux : alors que le témoin disait quelque chose de juste à l’acteur principal, celui-ci amène immédiatement le témoin sur un autre terrain où il sera en difficulté. La conversation porte alors sur deux choses différentes en même temps : a) le 1er écart commis par l’acteur principal et b) le « talon d’Achille » du témoin qui est une occasion utilisée par l’acteur pour disqualifier le témoin et éviter de reconnaître la justesse de son feed-back. Le témoin doit alors prendre conscience du petit jeu et être capable de passer immédiatement du premier sujet de confrontation à une confrontation sur la deuxième boucle rétroactive : le contre-feedback ou la manipulation : « Tu as fait une première erreur et quand je t’en parle, tu en fais une deuxième : tu m’intimides ou tu fais la victime pour éviter que je te dise ce que j’observe et j’ai alors l’impression que tu veux me manipuler. Je voudrais que tu cesses d’utiliser ce genre d’arguments et que tu reviennes au sujet que j’ai amené ». On peut alors revenir au premier sujet de confrontation. Imaginez que je viens de terminer un feed-back dans lequel j’évoquais l’hypothèse d’un usage de haschisch (ou de n’importe quel autre produit) et que le jeune résiste par du contre-feedback et des manipulations. Il existe des parades pour ne pas nous laisser démonter en tant que témoin :

67

a) le victimisme :

l’acteur : « écoute, je n’en peux plus, j’ai perdu mon boulot, ma petite amie m’a laissé tomber, j’ai besoin de fumer, je suis à plat, tu comprends ?»

parade du témoin : attirer l’attention de l’acteur sur sa part de responsabilité : « Crois-tu que ce soit une façon de retrouver ta femme ou du boulot ? Et dans notre relation, crois-tu que cela crée la confiance entre nous quand tu te défonces? Maintenant, parle-moi s’il te plaît de ta part de responsabilité dans tout ce qui t’arrive ? »

b) l’intimidation :

l’acteur, l’air indigné « quoi ? moi, consommer du hasch ! Mais, t’es pas gêné, on n’accuse pas sans preuve ! C’est comme ça que tu veux m’aider ? En faisant circuler des fausses rumeurs sur moi? C’est dégueulasse, j’irai me plaindre à la direction du fait que tu lances des accusations sans la moindre preuve! C’est grave et je ne vais pas me laisser faire»

parade du témoin : Attends un peu, tu as fait ce qu’il fallait pour recevoir l’attention que je te donne. Je t’ai posé une question qui n’a rien de naïf et je t’ai clairement dit que mon but est de t’aider. Quel est ton but quand tu essayes de m’impressionner alors que je suis honnête avec toi ?»

c) la séduction :

l’acteur, avec un grand sourire et la tête inclinée « hm hm, tu as le nez fin... mais c’était juste une petite bouffée, juste pour être convivial et rigoler. Baudelaire et Rimbaud aussi, ils fumaient. T’es cool, non ? N’en faisons pas un fromage.»

parade du témoin : tu es bien sympathique, mais je crois que si tout allait aussi bien qu’il y paraît, tu ne consommerais pas de drogues. Pour avoir confiance en toi, j’aimerais que tu me parles aussi de l’autre côté de la médaille, de ce qui va moins bien. »

d) la rationalisation :

l’acteur : « Dis, les temps changent et je ne suis plus un enfant... Sais-tu que le hasch n’est pas toxique, et que c’est même moins dangereux que l’alcool. Tous les savants le disent et même qu’en Amérique les médecins l’utilisent pour soigner les cancéreux... De toute façon, qu’est-ce que ça change, si je ne fume pas ici, je fumerai ailleurs ».

Témoin : « peu importe ce que disent les scientifiques et ce que font les américains, je suis intimement convaincu que c’est une mauvaise chose de te saouler ou de fumer du hasch à ton âge. J’aimerais que tu arrêtes cela et que tu trouves d’autres solutions. Je te répète que je suis prêt à t’aider ».

e) culpabilisation :

Acteur : « t’es pas gêné de me faire des histoires pour un joint que je fume dans ma chambre alors que toi, quand tu rentres du boulot, tu vas systématiquement boire avec tes copains… »

Témoin : « On parlera de moi à un autre moment et si tu le demandes. Maintenant, j’ai pris l’initiative de te parler d’un sujet qui concerne ton comportement actuel et ton avenir. Que veux-tu devenir ? Et crois-tu que fumer du hasch dans ta chambre va t’aider à devenir ce que tu veux ? »

f) le mensonge :

Acteur : « Jamais de la vie ! Quoi, cette fumée? ... Ce sont des cigarettes à l’eucalyptus...l’odeur ressemble peut-être parce que tu ne la connais pas, mais ça n’a rien à voir avec du hasch ! »

Témoin : « J’ai un doute et je voudrais qu’il ne subsiste pas de malaise entre nous. Tu veux bien me donner un bout de cette cigarette afin que je puisse le faire vérifier? »

g) le fait accompli :

Vous allez chercher votre enfant qui a passé la soirée dans la famille d’un ami, il a l’air défoncé « J’ai pas fumé ! Il y avait du cannabis dans le cake. Je m’en suis aperçu quand j’avais déjà avalé un morceau... Mais, de toute façon, cela ne m’a rien fait. Et puis, tout le monde boit ou fume à mon âge ! Il fallait bien une première fois, non ? »

68

Témoin : « Puisque c’est fait, ce n’est plus à faire, bravo pour cette importante étape ! Et avant ta prochaine sortie, j’aimerais que tu me dises comment tu t’organiseras pour ne plus te faire avoir comme un enfant ».

h) Gendarmes et voleurs : Le jeune fréquente des copains qui ont la dégaine des fumeurs de hasch, ils s’enferment dans

sa chambre et font des petites plaisanteries que vous ne comprenez pas. Vous avez envie de tout contrôler pour les coincer et quand vous leur parlez d’odeurs bizarres ou de mégots en carton qui traînent, cela semble beaucoup des exciter. De toute façon vous ne les prenez jamais sur le fait.

Témoin : à quoi jouons-nous ? qu’est-ce qu’on fait ensemble dans cette maison ? Ca ne me plaît pas de jouer à « gendarmes et voleurs », j’ai envie d’être plus utile et d’avoir avec toi des relations de dialogue et de confiance? Qu’en penses-tu ? »

i) « cause toujours »

L’acteur vous écoute sans rien dire et vous regarde avec un air d’indifférence qui semble exprimer « cause toujours ; tout ton bla-bla coule comme de l’eau sur le dos d’un canard »…

Le témoin : « quand je te parle et que tu fais l’indifférent, je ne me sens pas respecté et cela me dérange beaucoup. Je ne veux pas être complice mais te respecter et être vrai avec toi. Alors, malgré ton indifférence, je continuerai à te dire quand je crois que tu te fais du mal ou que tu te mets en danger ».

Pour éviter de se laisser manipuler et dérouter, il est important de bien connaître son propre talon d’Achille et de préparer une confrontation bienveillante par écrit. Il y a toujours une réponse adéquate face à une manipulation, même si je réalise parfois avec retard comment j’ai été manipulé. Si vous trouve la parade avec quelques jours de retard, je remets le sujet sur la table en disant « j’ai encore réfléchi, après notre discussion de l’autre jour, et … »

69

3. Structure et contention des pulsions

pour celui qui commet une faute, il est pire de n’être pas puni

que de l’être (Platon)

1. Dis-moi d’abord « s’il te plaît » Les groupes de solidarité et d’entraide pour parents ne sont pas seulement utiles pour les parents de toxicomanes. N’importe quel parent en difficulté éducative peut venir y chercher de l’aide. Exemple : Bénédicte est veuve et a un fils unique, Jacques, 17 ans qui lui mène une vie infernale. Elle vient aux groupes de solidarité tous les 15 jours tout en grommelant que ça ne l’aide pas et que, de toute façon, son problème est différent de celui des autres parents, car son fils n’est pas un « drogué ». Il y a cependant certains points communs : son fils, Jacques, adopte envers sa mère une attitude extrêmement agressive, il exige, par exemple, qu’elle prépare des plats selon ses caprices et qu’il ne l’importune pas à table par sa présence. Si elle laisse une trace de son passage dans la salle de bains familiale, il jette les affaires de sa mère dans l’escalier. Le samedi, elle doit lui donner de l’argent et faire le chauffeur, à l’heure qu’il décide, pour amener son fils au magasin de son choix. Il s’installe alors à l’arrière de la voiture pour ne pas être souillé par le voisinage de sa mère... A la maison, il s’enferme dans sa chambre au deuxième et une pancarte informe les éventuels candidats que personne n’a le droit de gravir les escaliers du deuxième sous peine de sanctions sévères. Ce qui, au départ, semblait être un jeu est devenu un cauchemar. Un samedi midi, après une réunion de parents, à force d’avoir entendu des parents de toxicomanes raconter comment ils apprennent à faire face aux affronts et aux enfers qu’ils devaient traverser, Bénédicte rumine dans sa voiture en pensant qu’elle va devoir encore se plier au rituel du chauffeur de son fils et se dit « en tout cas, cette fois il me dira Merci !.... et pourquoi Merci ? Avant d’y aller, il va devoir me demander « s’il te plaît, veux-tu me conduire »!... ». Elle rentre chez elle et s’accroche à son idée pour combattre sa peur d’affronter son fils. Deux heures sonnent, elle entend les pas de son fils qui descend l’escalier, il ouvre la porte du salon et la regarde de haut, tient le silence puis s’impatiente et lui dit « grouille-toi , on part ! ». Bénédicte : « pas comme ça, Jacques ; je veux que tu me le demandes poliment ». Jacques, arrogant : « ah bon... et depuis quand ? », Bénédicte, calmement : « depuis maintenant ». Jacques resta bouche bée, puis tourna les talons et remonta, sans un mot, dans sa chambre. Bénédicte, stupéfaite d’avoir su tenir bon et de ne pas avoir été insultée, ni menacée, venait d’entamer un nouveau style de relation avec son fils. En restant attentive à ses nouveaux repères, elle sut lui faire comprendre, de jour en jour, que le manque de respect ne lui apporterait rien et Jacques commença à la respecter et à vivre de manière plus sociable et plus équilibrée. Il demanda alors une aide complémentaire à un psychothérapeute individuel. 2. « Tiens-nous tête ! »: Je donnais, un jour, un séminaire à une vingtaine de résidents de CT sur le thème « les règles et le sens ». J’avais essayé d’insister sur la primauté du sens pour justifier une règle. Je leur disais « respectez les règles, mais cela ne veut pas dire que vous les approuvez toutes. Si vous trouvez qu’une règle n’a pas de sens, posez des questions, réagissez, il ne faut pas vous plier bêtement ! ». Mais j’ouvrais une brèche qui leur permettait de dire « c’est la règle qui doit changer, pas moi ! ». Eric, un ancien résident souriant et dynamique, mais qui pouvait aussi être la pire tête de lard et le plus rebelle, me fit une demande publique : « Attention, Georges, tiens-nous tête, ce que tu dis me fait peur, ailleurs, on ne m’a jamais tenu tête et c’est pour cela que je n’avançais pas. Ici, c’est le premier endroit où on m’aie tenu tête et j’évolue. On a besoin de cela, ne l’oublie pas ! ». Et Serge, qui venait de prison et avait déjà fait plusieurs morceaux de séjour chez nous, de renchérir, « maintenant je comprends... moi je ne comprends pas le « sens » de choses alors je me révolte. Donnez-moi des règles et des sanctions, avec cela, je suis capable de marcher droit ! ». Peut-on être plus clair pour dire « je ne suis pas celui que tu voudrais. Je ne suis pas aussi mûr que tu le crois, je suis ce que je suis et, s’il te plaît, donne-moi ce dont j’ai besoin ici et maintenant ».

70

Etre psychopédagogue d’adultes est une expérience particulièrement délicate. Si la relation éducative est un mode relationnel naturel entre un adulte et un enfant, elle semble « contre-nature » entre adultes. En CT, on est en relation avec des personnes que tout invite à considérer comme des « alter ego » (âges, taille, intelligence, droit au respect,...) alors que les niveaux de maturité morale (l’aspect contrôle sur soi) est fondamentalement différent, c’est pourquoi nous devons être temporairement dans des fonctions complémentaires très différentes. Nos résidents ont besoin de pouvoir revivre positivement un stade de leur développement infantile et de pouvoir compter sur un cadre adulte vigilant, structurant, parfois frustrant, mais toujours orienté vers le développement. C’est pourquoi nos éducateurs doivent développer autant leur maturité morale (respect inconditionnel d’autrui, bienveillance, intégration des valeurs) que leur rigueur professionnelle (attention accordée aux détails, exigence dans les relations entre comportements et règles, confrontation des écarts, sanctions...). Frédéric m’a résumé en quelques mots ce besoin de relation de type paternel. Il avait déjà effectué plusieurs morceaux de séjour à Trempoline et son passé avait été extrêmement déstructuré (exemple : en arrivant à Trempoline, il était domicilié simultanément dans une douzaine de communes différentes et il était en attente de jugement pour près de 25 affaires différentes…). En fin de séjour, Frédéric vint m’annoncer, tout euphorique, qu’il avait sa date de passage en phase de réinsertion sociale et me dit : « c’est bizarre, mais j’ai vraiment senti au cours de ce dernier programme que Hugues (l’éducateur « référent » pour Frédéric) a été le père que je n’ai pas eu ; il ne m’a pas lâché, il m’a mis des limites et des sanctions pendant tout mon programme, eh bien, tout est devenu clair dans ma tête, je ne sais pas comment çà se fait, mais maintenant, c’est clair ». « Ton père était comment ? ». « Mon père ne s’est pas occupé de nous éduquer. Quand il avait fini à l’usine, il partait travailler en noir pour rembourser les dettes que ma mère faisait, ma mère faisait n’importe quoi , elle faisait des faux en écriture, du spiritisme, oh là là, ma mère !… » Avoir une fonction d’autorité, on nous l’a souvent dit, c’est essentiellement exercer une autorité morale en vivant les valeurs et principes que l’on proclame, et en étant porteur de sens, mais c’est aussi oser déplaire, oser être exigeant, oser entrer en conflit parce qu’on est garant des règles et responsable de sanctionner les écarts. Il est rare de trouver un adulte qui soit aussi à l’aise sur le plan du « sens » que sur le plan des « règles et des sanctions ». Certains privilégient la forme (règle/comportement) et d’autres le fond (sens). Le manque d’une de ces dimension de l’autorité peut mener à l’échec, soit par laxisme, soit par abus de pouvoir. C’est pourquoi, il est bon d’être en équipe pour éduquer. 3. Le langage du comportement et la confrontation Voici vingt ans, les mots « comportement » et « confrontation » faisaient partie d’un lot de termes bannis aux yeux de nombreux psychothérapeutes qui privilégiaient l’exploration de l’inconscient par la parole et l’association libre des idées (psychanalyse), ainsi que par de nombreux travailleurs sociaux de gauche qui voulaient oeuvrer à la libération des opprimés et conspuaient donc tout ce qui avait des connotations répressives ou de normalisation. Accorder de l’attention au « comportement » était associé, dans l’esprit de beaucoup, au comportementalisme (Pavlov, Skinner) et était considéré comme une attitude réactionnaire ou fasciste. J’essayais donc de ne pas accorder d’attention aux comportements mais de m’intéresser surtout aux dynamiques psychiques à travers les discours, par delà les comportements. Nous croyions échapper à la manipulation en faisant des hypothèses sophistiquées, mais après des jours et des semaines de discours, le reflet de notre naïveté nous revenait comme un boomerang. Lors d’un voyage avec notre psychiatre au Centre de Solidarité de Rome, son confrère américain, le Dr. Don Ottenberg lui expliqua la spécificité de l’approche thérapeutique des CT : « voyez-vous, cher confrère, dans l’approche thérapeutique classique, lorsqu’un patient se comporte de façon absurde ou pathologique, le thérapeute écoute, questionne et fait réfléchir afin de libérer le patient grâce à une interprétation du sens du comportement pathologique. Mais la problématique de nos résidents fait qu’ils ont trop de raisons d’utiliser l’écoute d’autrui pour baratiner et maintenir leur comportement irrespectueux et parfois dangereux . L’approche thérapeutique des CT est donc très différente en ce sens qu’on confronte systématiquement tout comportement qui déplace ou aggrave un problème au lieu de le résoudre. Quand un résident se trompe, chaque membre du groupe est tenu de prendre position et de lui faire comprendre que c’est autrement qu’il faut réagir. C’est à travers ce face à face inconfortable et par l’expérimentation d’un comportement nouveau que s’opèrent les prises de conscience de soi et l’apprentissage de nouvelles formes de relation avec

71

autrui ». Comme pour toutes les techniques thérapeutiques, il y a des risques de dérive et d’effets pervers : règlements de comptes, abus de pouvoir, tous contre un… Ces attitudes injustes doivent être systématiquement confrontées et c’est pourquoi le niveau de maturité morale et de discernement des éducateurs a une telle importance. 4. L’Ancien et le Nouveau Testament Nous avons eu longtemps un superviseur remarquable, nommé Carmine Saccu 18, qui a introduit quelques notions importantes dans notre équipe de direction et de responsables de phases, telle par exemple, la « contention ». Un jour de supervision, nous étions occupés à nous chamailler depuis plusieurs heures à propos du style d’autorité de Henri, ex-toxicomane diplômé en éducation et responsable de la phase CT. Certains le confrontaient sur son style autoritaire ou même terrifiant dans ses relations avec les résidents : « ça suffit ! il faut en finir avec ce style dur, les résidents ont besoin d’une atmosphère de chaleur et ils sont capables d’évoluer sans se sentir terrorisés ». Henri se défendait bec et ongles et répondait « mais vous rêvez ! avez-vous oublié le niveau de maturité des résidents ? Il n’y a jamais eu aussi peu d’interruptions de cure depuis que je m’occupe d’eux. Vous vous laissez attendrir parce qu’ils vous font du charme ou des mines tristes, mais, si j’étais aveugle et moins exigeant avec eux, vous vous plaindriez de voir des comportements de toxicos... » Le débat aurait pu se poursuivre ainsi pendant des jours, car, qui avait raison ?. Carmine intervint alors : « pourquoi voulez-vous choisir entre l’Ancien et le Nouveau Testament ? C’est une question de « contention »... les gosses ont besoin d’être contenus » ; il montrait avec ses bras le geste d’embrasser, « si vous les serrez trop fort, ils ne peuvent pas grandir, et si vous ouvrez trop grand les bras, ils ne sont pas protégés. Dans l’Ancien Testament, les hommes voyaient Dieu avec la crainte de lui désobéir. Pour ne pas faire le mal, les hommes avaient besoin de l’image d’un père qui semblait puissant et autoritaire, c’était ainsi qu’ils se contenaient. Dans le Nouveau testament, Jésus dit « ce n’est pas par peur d’être puni que je vous propose de contenir vos pulsions, mais par amour ! » Vous êtes occupés à choisir entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Mais faut-il rejeter l’un pour l’autre ? Quand ils ne sont pas éduqués, les gosses ont besoin d’être très contenus (il montrait le signe de les serrer contre soi) , et quand ils sont plus grands, ils ont besoin d’ouverture » (il ouvrait les bras). Par sa métaphore, Carmine venait de nous aider à dépasser l’antagonisme. La méthode de Henri était appropriée à certains stades de développement de nos résidents, lorsque la maturité est très faible et que la sagesse commence par la crainte du regard du père et des conséquences punitives. La question n’est pas : soit l’attitude de crainte inspirée par Henri, soit le lien chaleureux proposé par René, mais « de quoi ont-ils besoin ? ». Ils ont besoin d’avoir en face d’eux des personnes qui montrent une grande fermeté à tel moment, beaucoup de bienveillance à tel autre moment et capables de faire la synthèse des deux le plus souvent possible. Beaucoup de résidents qui ont atteint nos objectifs thérapeutiques disent que cette attitude de Henri, que je percevais comme « autoritaire » et « dure », leur procurait une grande sécurité, « Henri ne laissait rien passer, disent-ils, il était d’une cohérence extrême. On devait tout le temps être attentifs à notre comportement et trouver des solutions par la parole et la solidarité. Il n’était pas chaleureux, mais nous savions qu’il nous aimait car il venait en week-end pour nous alors qu’il avait des enfants. La chaleur et l’amour devaient venir de la solidarité entre les résidents, et nous le faisions »... Dix ans plus tôt, j’avais déjà remarqué qu’il y avait souvent, dans l’éducation reçue par nos résidents, un gros déséquilibre entre les signes d’amour et les signes de fermeté (dans un sens ou dans l’autre). J’ai essayé de ne pas oublier pour mes propres enfants d’équilibrer les signes d’amour et ceux de fermeté. Qu’ils aient six mois ou quinze ans, les enfants ont besoin d’être contenus par leurs parents afin d’apprendre, petit à petit, à se contenir eux-mêmes. Au début, nous les serrons contre nous, avec beaucoup de signes d’amour, mais il ont déjà un peu besoin de fermeté : « non, maman n’accourt pas chaque fois que tu te mets à pleurer. Oui, tu vas rester dans ton parc alors que je suis occupé à travailler près de toi ». A quinze ans, ils revendiqueront que nous les lâchions et, s’ils sont prêts pour le Nouveau Testament, ils se retiendront de faire le mal, librement, parce qu’il y aura un lien d’amour entre eux et vous ou entre eux et autrui. Ce lien aura être construit bien avant, et malgré ce lien et malgré leur âge, il faudra parfois revenir un peu en arrière, vers l’Ancien Testament et leur dire « cette fois, tu as exagéré, tu n’as pas respecté l’heure du retour après ta

18 Carmine Saccu, psychiatre italien, fondateur de « l’école romaine de thérapie familiale »

72

soirée et tu ne sortiras donc pas . Même s’ils n’aiment pas cela et qu’ils se révoltent, ils comprennent très bien que notre rôle répressif est légitime si cette loi est assortie de signes de bienveillance authentique. Le cadre de contention et l’espace de liberté doivent être des notions souples pour évoluer en même temps que l’enfant. Lorsqu’ils sont très dépendants, les enfants ou les personnes toxicomanes ont besoin d’être fort contenus. A mesure qu’ils développent leur structure de personnalité et qu’ils intègrent le cadre et les codes, cette structure extérieure doit progressivement lâcher prise et faire place à un espace de liberté pour découvrir ce que c’est d’être libre et responsable. Les limites et la liberté sont indiscociables. Malgré la structure extérieure indispensable dans la petite enfance, les nouveau-nés ont déjà un peu besoin de distance et de liberté, et lorsqu’ils seront devenus des adultes autonomes, il leur faudra encore un peu de structure et de contrôle extérieurs. 5. Vingt cigarettes par jour ! Les résidents qui suivent le programme thérapeutique de Trempoline découvrent dès leur arrivée la règle des cigarettes : • deux résidents roulent les cigarettes pour tout le groupe et on ne fume pas d’autres cigarettes que

celles-là. • chaque résident reçoit vingt cigarettes par jour pour son usage personnel (il est interdit de donner

des cigarettes à quelqu’un d’autre) • chaque soir, les résidents remettent au pot commun les cigarettes qu’ils n’ont pas fumé Pour beaucoup de gens de l’extérieur, ces règles semblent sans intérêt, infantiles et arbitraires. On aurait pu décréter qu’il fallait cesser la dépendance au tabac dans un centre pour toxicomanes, ou alors, si le tabac ne fait pas partie des substances proscrites à Trempoline, qu’on les laisse se débrouiller comme des adultes pour fumer ce qu’ils sont capables de s’acheter ou de s’échanger. Mais, pour les résidents et pour nous, ces règles ont une valeur symbolique parce qu’elles touchent aux notions de limites, de plaisir, de manque, de triche et de loi. Nous savons bien que nos résidents ont du génie pour enfreindre et contourner les règlements. Alors, faut-il attendre des faits graves (vols d’argent, trafic de drogues, violence..) pour dénoncer des attitudes de non respect ? « Qui vole un oeuf vole un boeuf », et qui triche sur les cigarettes triche sur d’autres choses! Autant confronter sur des cigarettes non rendues, des chaussettes pas lavées ou un lit mal fait. Pour le résident, ce qui compte, c’est l’attention qu’on lui porte dans ses gestes quotidiens, c’est d’avoir un reflet des attitudes qu’il doit changer et d’être forcé de trouver des nouvelles solutions dans des situations apparemment banales mais très représentatives de sa façon de vivre. 6. Vaisselle et chaussettes sales Au CeIS de Rome, l’Accueil en externat est le lieu où les règles19 mises en place pour la collaboration thérapeutique des familles sont parfois surprenantes. Pour qu’un toxicomane puisse être admis dans un service d’Accueil externe, il doit venir accompagné d’un de ses parents. Après avoir pris connaissance des principaux éléments de la situation, l’éducateur propose un contrat « triangulaire » : le futur résident, sa famille et le service d’Accueil. Le contrat triangulaire servira de structure pour les relations de convivialité en famille et pour les relations avec le centre. Cette structure a un cadre et un contenu et chacun va avoir un rôle spécifique dans la collaboration : 1. le résident est le protagoniste principal du contrat et il s’engage à prendre un rôle actif et responsable: • le jour dans les activités du centre d’Accueil : s’investir dans les activités de la « structure » ainsi

que dans les « groupes de rencontre ». • en soirée et en week-end dans un rôle actif et réglementé à la maison : chaque jour le résident fait

son lit et range sa chambre, il prend en charge une activité ménagère telle la vaisselle, et fait chaque semaine le grand nettoyage d’une pièce commune de la maison. De manière symbolique et concrète, le résident lave lui-même, chaque jour, ses sous-vêtements et ses chaussettes.

19 Les règles présentées ici sont celles qui étaient d’application lors de mon stage au CeIS en 1987. Ces règles évoluent au fil du temps.

73

2. la famille va jouer un rôle d’encadrement éducatif et de partenaire relationnel. a) Le cadre de protection-contention : un environnement sans drogues : La famille offre le gîte et le couvert à son enfant toxicomane, elle veillera à le protéger par rapport aux situations de tentation : il n’aura pas d’argent sur soi, pas de sorties sans l’accompagnement d’une personne prévue dans le contrat, ne pourra pas décrocher le téléphone ni avoir de contacts avec d’autres personnes que celles prévues par le contrat, il n’y aura pas d’alcool à la maison et les éventuels médicaments seront mis sous clé. b) La restauration du rôle éducatif des parents : être des points de référence : Si le fils refuse de respecter les règles du contrat, la famille lui rappellera les règles, mais évitera d’entrer en conflit avec lui. Les parents informeront les éducateurs du centre du respect ou non de chaque détail du contrat et participeront régulièrement à un groupe auto-aide pour parents, à une réunion familiale avec leur fils et un éducateur, ainsi qu’à un séminaire d’échange d’informations entre éducateurs et parents. 3. l’équipe éducative est garante de rappeler le cadre du contrat et l’objectif à suivre, au jour le jour et à chacune des parties, ainsi que de tout mettre en oeuvre pour leur faire expérimenter et apprendre de nouvelles façons de résoudre leurs problèmes. La plus forte résistance de départ ne vient généralement pas des toxicomanes, mais des parents qui n’arrivent pas à croire que cela marchera. « Vous rêvez ? Au lieu de nous dire bonjour ou merci il nous traite de cons, au lieu de nous respecter, il nous vole et nous menace, et vous croyez qu’il va nous rendre service et faire la vaisselle comme un ange ? ». De plus, certaines mamans, habituées à faire la vaisselle et le nettoyage toutes seules, ou à surprotéger leurs enfants, ne souhaitent pas qu’on bouscule leurs habitudes... Et pourtant, cela marche ! Je me souviens de résidents machos qui m’ont dit « jamais je n’avais fait la vaisselle ou la cuisine, je croyais que cela n’avait aucun sens, mais après deux semaines, je vois que ça marche, je fais cela avec ma copine et on parle, c’est même agréable ». Ou des parents qui disent « je retrouve mon fils, pendant qu’on fait la vaisselle, on se parle, on vit des choses qu’on n’avait pas vécues depuis des années, etc ». Ces éléments comportementaux, qui peuvent sembler triviaux aux yeux de certains thérapeutes, ont une très grande importance dans l’évolution du processus psychopédagogique. Dans l’échange entre le résident, les parents et le centre, la vaisselle et les chaussettes vont être des signes simples et concrets, plus forts que le baratin du toxicomane et que les rationalisations des parents ou des thérapeutes. Comme le dit un proverbe des CT : « le comportement ne ment pas ». On voit ainsi des situations où le résident cesse de remplir certaines de ses tâches et où la maman garde le silence sur ces écarts alors qu’elle est tenue d’en parler aux éducateurs. Elle se justifie souvent en disant qu’une vaisselle est une chose si peu importante, que son fils chéri a déjà fait tant d’efforts méritoires et qu’elle craint qu’il se fasse punir par les éducateurs. C’est généralement par le fils que le scandale éclate, lorsqu’il avoue à son groupe de pairs que cela fait plusieurs semaines qu’il ne fait plus son lit ou ses chaussettes. Les éducateurs appellent alors les parents : « on apprend que cela fait plusieurs semaines que votre fils ne respecte pas ses engagements, et vous n’avez cessé de nous dire que tout allait bien... Comment voudriez que votre fils apprenne l’honnêteté ? Quel exemple lui donnez-vous quand vous ne dites pas la vérité? Qui va lui montrer ce que cela veut dire de tenir ses engagements ? ». Et là, on apprend que la maman est incapable d’exiger quoi que ce soit de son fils et que le père se fait contredire par la mère s’il veut s’en mêler, puis qu’il préfère aller boire au café plutôt que de régler le problème avec sa femme. Les chaussettes et la vaisselle deviennent l’illustration de rapports familiaux anciens qu’ils doivent impérativement changer s’ils veulent voir changer leur fils. Dans la réunion familiale qui suit et qui réunit les parents, le fils et l’éducateur, les chaussettes sales serviront de sujet de démarrage à partir duquel chacun va pouvoir exprimer ses sentiments et fantasmes de peur, d’impuissance ou de rage mais où il faudra aussi prendre de nouveaux engagements concrets pour que chacun joue son rôle dans le contrat. Au bout d’une petite heure de discussion, le résident est prié de laisser ses parents en compagnie de l’éducateur qui peut alors leur parler « entre éducateurs » de ce qui est attendu d’eux. 7. Les tabous ou règles d’exclusion : Combien de fois par an y a-t-il de la violence, des vols ou des drogues à Trempoline ? Nous habitons au centre d’une ville où les drogues circulent abondamment. Notre porte cochère est ouverte toute la

74

journée et nous accueillons, dans notre programme résidentiel, 40 adultes toxicomanes tout au long de l’année. La grande majorité a commis de nombreux délits et certains d’entre eux ont choisi notre centre pour échapper à la prison après des années d’incarcération. On pourrait imaginer qu’en faisant vivre ces gens ensemble dans ces conditions, on serait souvent confronté à des faits de drogues, de violence ou de vol. Et pourtant, la violence n’apparaît en moyenne que une fois par trimestre dans notre établissement. Pour, les drogues, c’est encore plus rare. C’est pourquoi nous pouvons confier, sans crainte, la surveillance de nuit de nos 40 gaillards à une femme seule. Ceci ne colle pas avec l’image de violence qu’on se fait des toxicomanes. Comment cela se fait-il ? Tout d’abord, même s’ils commettent de nombreux actes délinquants (vols, cambriolages, etc) , les héroïnomanes sont rarement violents contre les personnes, leur violence est nettement plus faible que celle de nombreux adolescents délinquants non-toxicomanes. Comme le dit Oughourlian20, l’héroïne sert à étouffer leur violence en la retournant contre soi, et cette violence pourrait donc se réveiller lorsque les drogues ne jouent plus leur rôle. Mais non, même à l’Accueil qui est la phase la plus proche de la rue et de la prison, on ne voit que rarement des actes de violence, de vol ou des drogues. Quelle est donc notre explication ? Mon hypothèse est que, pour les personnes influençables (dont le « moi » est très fragile) c’est le contexte qui génère les comportements. Si vous observez une même personne toxicomane dans la vie nocturne de la rue ou dans le cadre de la phase d’Accueil, vous verrez deux personnages différents et vous vous demanderez qui est le faux personnage et qui est le vrai. Serait-ce un « faux self » en phase d’Accueil, quand il se montre respectueux de soi, et d’autrui et serait-ce le « vrai self » que l’on voit dans le cadre de la rue ? Pourquoi ne pas considérer que ce sont deux vraies facettes d’une même personne et que, selon le contexte où elle se trouve, on la voit sous un jour ou sous un autre. Le contexte de l’Accueil contient efficacement les comportements antisociaux, mais grâce à quoi ? C’est le climat de sécurité qui règne à l’Accueil qui fait que ces comportement sont laissés au vestiaire, et ce climat de sécurité est lié à la présence de la Loi, un système de digues protectrices fait de règles et de tabous. Les tabous sont les règles les plus sacrées de l’institution, celles qu’on ne peut franchir sous aucun prétexte, celles dont l’infraction peut entraîner l’exclusion immédiate, on pourrait les appeler « Règles majuscules ». Pour notre programme résidentiel, ces tabous sont « no drugs, no violence ! », pas même de l’alcool, pas même une menace de violence, parce que nous sommes incapables d’être efficaces dans notre métier si de tels actes surviennent, parce que c’est tout le groupe qui est en danger si de la drogue pénètre (contamination) où si la violence est tolérée (nos éducateurs ne sont pas des judoka). Ces tabous ou « Règles majuscules » sont fondamentalement structurants, tant pour les résidents qui vont devoir les intégrer, que pour nos équipes qui savent alors sur quel terrain on leur demande de se montrer compétentes. Je vous ai dit que la drogue ou la violence apparaissaient en moyenne une fois par trimestre. L’entrée de nouveaux, les sorties et les jours de visites sont autant d’occasions pour les audacieux qui veulent voir ce qu’il se passera s’ils introduisent de la drogue. Le climat du groupe fait qu’il faut généralement moins d’une semaine pour découvrir qu’il y a de la drogue, car un résident qui se drogue le fait rarement seul, il est généralement remarqué par d’autres qui se trouvent pris dans un dilemme : l’envie de consommer et l’envie d’arrêter de se droguer, la peur d’être une balance et la peur d’être complice. Ils en parlent en sous-groupe, puis certains décident d’en parler aux éducateurs. Le déroulement de la journée est alors modifié et fait place à une réunion de clarification au finish. L’éventuel coupable est mis à la porte (avec le conseil de prendre immédiatement rendez-vous avec le service admissions pour recommencer sa cure). L’exclusion pour faits de drogue ou de violence n’est presque jamais définitif. La fonction du renvoi est son effet didactique sur l’individu et sur tout le groupe : « ici, il n’y a que deux règles d’exclusion et lorsqu’ils disent « ni drogues, ni violence », ils agissent en conséquence. Il ne faut pas rigoler avec cela. A bon entendeur, salut ! ». Et chaque projet de réintégrer le groupe après un renvoi sera assorti de conditions destinées à faire comprendre qu’il n’y a finalement aucun avantage à transgresser la Loi. L’équipe éducative est respectée parce qu’elle fait respecter la Loi, et certains résidents ont alors le courage de faire confiance à l’équipe et de s’associer à elle plutôt qu’à des résidents qui font des mauvais plans. Ils deviennent progressivement loyaux envers l’autorité si l’autorité joue bien son rôle en défendant l’objectif visé et le cadre de sécurité. Ce qui rend la Loi et les sanctions légitimes, c’est l’objectif visé. Il faut donc dire et répéter le sens et les valeurs sous-jacents au cadre et aux tabous.

20 JM Oughourlian, « La personne du toxicomane », Privat 1986

75

8. Règles et sanctions A l’intérieur du cadre des tabous, s’organise la vie quotidienne et celle-ci a besoin de nombreuses règles « minuscules ». La transgression de ces règles n’entraîne jamais l’exclusion. Lorsque nos résidents présentent la maison à des visiteurs, ceux-ci ont l’impression qu’on vit dans une sorte de labyrinthe fait de limites symboliques et de contraintes : horaires très précis, procédures très nombreuses, découpage strict des responsabilités, importance des formes... Tous ces codes sont typiques d’une « culture » et d’une discipline qui permet d’endiguer les pulsions et de les gérer. J’ai dit « gérer et endiguer » et non pas « écraser ou bloquer » les pulsions. Canaliser un fleuve, c’est le guider et non lui fermer toutes les issues. Malgré leur nombre, nous n’avons pas le culte des règles, la fonction des règles du programme psychopédagogique est comparable à la fonction de la barre pour le sauteur en hauteur : elle est prévue pour être heurtée par le sauteur et pour tomber. C’est un point de repère qui dira quelque chose du sauteur, de ses capacités, de sa façon d’affronter l’épreuve. Les règles de la vie communautaire sont comme les règles d’un jeu de société. Celles du Monopoly ne sont pas meilleures que les règles du Pictionnary ou du Poker Menteur. Mais, pour que le jeu fonctionne bien, ces règles doivent avoir leur cohérence, il faut qu’on sache à quel jeu on joue et les écarts doivent être sanctionnés. Les règles sont alors un système de références commun qui va servir de révélateur pour les forces et faiblesses de chaque participant. Chacun prend position en fonction de ce qu’il est, aussi bien celui qui triche, que celui qui râle ou que celui qui se soumet scrupuleusement à toutes les règles du jeu. Les règles deviennent un marquage au sol et le jeu consiste à essayer de s’y conformer pour apprendre de nouvelles capacités et pour faciliter la vie collective. Le système des règles met en relief les attitudes personnelles de chaque participant face aux limites et donnera un contenu dynamique aux échanges entre les participants. Chacun est vu par le regard des autres résidents qui peuvent lui renvoyer le reflet de ses attitudes face aux épreuves. Le but des règles n’est donc pas la normalisation, mais la création de conditions de découverte de soi, de communication et de développement. Au plus une personne a un « soi » fragile, au plus elle a besoin de règles, c’est typiquement le cas des enfants. Mes deux aînées ont fait leur première année scolaire auprès de Mlle Marie-Thérèse, qu’on appellerait aujourd’hui une maîtresse à l’ancienne. Mlle Marie-Thérèse a des mots, des sourires et des regards qui montrent qu’elle adore les enfants et qu’elle a une haute estime de son métier, mais elle dirige sa classe un peu à la façon d’une cheftaine guide ou d’un général: elle parle fort, donne des consignes claires et sait faire des gros yeux qui font peur. Elle donne des bons points quand on agit bien et elle en retire quand on agit mal. Les enfants comprennent très bien ces règles du jeu et les apprécient beaucoup. J’ai été impressionné par la confiance en soi et la capacité d’autonomie qu’ont acquis mes enfants dans un tel système. J’ai remarqué, par ailleurs, que cette discipline claire et respectée donnait à la maîtresse de la disponibilité pour aider individuellement et efficacement les enfants plus difficiles ou moins doués. Les règles claires et appliquées créent de la cohérence et de la sécuurité, c.a.d. de la confiance et un espace de liberté : je suis libre de faire ce qui me plaît à l’intérieur des limites, mais je peux aussi choisir de les transgresser, tout en sachant qu’il y aura des conséquences. Si l’adulte sanctionne effectivement les transgressions, cela renforce la perception de cohérence et de sécurité de l’enfant. Comme le dit mon ami Ruud, « la sanction est un droit pour celui qui a fait du mal », car , en plus de corriger l’écart, elle permet un rachat symbolique, indispensable pour pouvoir dire « la page est tournée ». On reprend alors la relation sur une nouvelle page blanche où on fera de nouvelles fautes qui seront, elles aussi, confrontées et suivies d’une sanction, et on passera ainsi encore à de nouvelles pages blanches jusqu’à ce que l’on ait intégré ce qu’il fallait apprendre. L’intégration des règles de base est d’autant plus importante que les familles sont moins structurées, et les innovations pédagogiques auprès des petits ou de personnes déstructurées ne devraient jamais se faire au prix d’un désinvestissement de la fonction des règles. Celles-ci sont porteuses d’interactions, de sécurité, de connaissance de soi et de liberté. 9. Etre soi et appartenir Je suis frappé par la similitude qu’il y a entre l’attitude des résidents en CT et celle des enfants de 8 à 11 ans avec lesquels j’ai été en relation, qu’il s’agisse ou non de mes enfants. Ils se montrent confiants, cela se voit dans leurs yeux, ils ne cachent pas ce qui se passe en eux, leur discours est

76

souvent limpide, ils évoquent quelque chose qui a à voir avec la joie, la sincérité et l’espoir et il est difficile de ne pas s’attacher à chacun d’eux. Je me souviens d’un stage que j’ai fait dans une communauté thérapeutique hollandaise quand j’avais 30 ans. Bien que je fus directeur d’une CT, j’avais accepté de vivre quinze jours parmi les résidents de la CT hollandaise. On s’occupait de me nourrir, de me loger, de me donner un horaire pour chaque jour, je ne pouvais pas rester seul, je devais demander des autorisations si je voulais quoi que ce soit et je recevais des remarques des résidents dès que je faisais une erreur. Bref, j’étais en situation de dépendance, on me traitait comme un enfant et j’acceptais cela, puisque j’acceptais ce stage. En moins de trois jours, ma personnalité semblait avoir profondément changé. Je ne me sentais plus « directeur », ni « professionnel », ni « adulte ». Très rapidement, j’ai commencé à percevoir les choses comme un enfant qui vient d’arriver dans une classe et qui cherche ses marques en regardant comment font les autres. Je ne contrôlais pas les situations, j’essayais de comprendre les règles du jeu pour me rassurer et, en même temps, je ressentais des émotions plus fortes que ma raison. Tous les résidents toxicos plus anciens que moi m’apparaissaient comme des grands frères plus informés que moi. Au bout de quelques jours, c’était comme si on m’avait retiré un vêtement de certitudes : que suis-je encore ici? Mon nom, mon statut, mes droits et mon argent, tout ce qui me donnait de l’importance ou de la sécurité dans la société extérieure, n’avait plus aucun poids ici. Je me sentais nu et fragile, j’avais des souvenirs d’enfance et d’adolescence plein la tête, mes émotions foisonnaient ainsi que des questions sur moi-même. J’étais engagé dans le processus thérapeutique des CT et cela m’a amené à faire de grandes découvertes sur moi-même. C’est assez consternant de voir à quel point l’image que quelqu’un se fait de soi et qu’il donne à autrui est fragile et dépend du contexte. Changez l’individu de place dans la hiérarchie ou changez-le de contexte et vous déclenchez en lui de profonds bouleversements d’adaptation. En nous plaçant dans un contexte qui ressemble à celui de l’enfance, on se remet à fonctionner comme des enfants. Même si cela nous gêne un peu, il s’agit d’un passage nécessaire pour apprendre des choses qui n’ont pas été bien apprises pendant l’enfance. Les certitudes s’envolent, et toute la dynamique d’expérimentation, d’adaptation, d’appartenance et d’identification à autrui se développe et permet l’apprentissage de nouvelles façons de résoudre des problèmes. L’enfant (le résident) pourra vivre pleinement son expérience d’enfant si le contexte est suffisamment sécurisant et s’il y a des adultes responsables qui assument la fonction de garant du cadre éducatif et de ses objectifs. Le développement de la personne se fait de façon dialectique entre deux pôles : l’appartenance et l’individuation. Le besoin d’appartenance est aussi légitime et puissant que le besoin d’individuation ou de liberté, mais la plupart des toxicomanes n’ont jamais connu la dialectique entre le sentiment d’appartenance et celui d’individuation, sauf à travers la drogue. Les sur-protégés appartenaient trop fort et prennent de la drogue pour échapper à leurs parents. Les sous-protégés étaient trop seuls et prennent de la drogue pour sortir de leur solitude. Les uns et les autres ont besoin de revivre une expérience familiale pour apprendre à bien naviguer entre « être soi » et « appartenir ». Ce n’est pas par hasard si beaucoup de CT dans le monde se présentent comme des « familles ». Rationnellement, c’est un non-sens, il n’y a aucun lien de parenté entre tous les adultes qui forment une CT : résidents et staff. Mais psychologiquement, c’est une vraie famille de remplacement et certains résidents nous étonnent parfois en nous disant en fin de cure « c’est ma famille ici, c’est ma première (ou ma deuxième) famille ». Pourvu qu’ils en aient pleinement profité.

77

4 L’auto-aide : responsabiliser et solidariser

« Toi seul tu peux le faire, mais tu ne peux pas le faire seul »

proverbe des CT 1. Je suis toute seule dans la cour... Quand Marie avait 7 ans, elle revenait souvent triste de l’école en disant, « moi, je n’ai pas d’amies, je m’ennuie à l’école », et sa maman et moi essayions de l’encourager, de lui donner des conseils ou de lui faire prendre patience, mais rien n’y faisait, les semaines passaient et Marie continuait à se sentir mal aimée par ses copines de classe. Lorsque ses deux grandes soeurs vinrent nous confirmer qu’elles avaient de la peine à voir Marie toujours seule dans la cour de récréation, le coeur nous pinça encore un peu plus. Pour sortir de mon sentiment d’impuissance, j’essayai de traduire le principe de l’auto-aide aux relations entre enfants. Je pensais simplement qu’il y avait peut-être des ressources utiles dans une discussion entre enfants et si on n’avait pas trouvé de solution à trois, on aurait cherché à 4 ou à 5. J’appelai Marie et sa sœur Hélène pour rechercher ensemble une solution et demandai à Sophie de raconter à Hélène ce qui lui arrivait dans la cour :

• Marie : « je suis toujours seule pendant la récré ; mes amies ne veulent jamais jouer avec moi quand je veux jouer à la marelle ou à autre chose, j’ai l’impression que personne ne m’aime dans ma classe ».

• Hélène répondit gentiment: « tu veux savoir comment je fais quand je veux jouer avec des amies ? Je vais voir une première fille et je ne lui dis pas à quoi je veux jouer, mais je lui demande : à quoi veux-tu jouer ? Elle me répond « à touche touche ». Puis je vais en voir une autre et je lui demande « à quoi veux-tu jouer ? », elle me dit aux élastiques, puis encore une troisième. Et après, je les mets ensemble et je leur demande auquel des trois jeux va-t-on jouer ? et alors on commence à jouer un des jeux ». Jamais je n’aurais imaginé que Hélène avait une technique aussi ingénieuse pour se faire des copines ni qu’elle était capable d’en parler aussi clairement.

• Moi: Marie, que penses-tu de la façon de faire de Hélène ? Tu comprends comment elle s’y prend ?

• Marie : oui • Moi : Sophie, crois-tu que tu pourrais faire la même chose avec tes copines ? • Marie : je vais essayer. • Moi : OK et on en reparlera demain !

La semaine qui suivit fut un tournant important pour Marie, elle essaya la technique exposée par Hélène et commença à dire « j’ai plein de copines » et le problème de la solitude dans la cour parut surmonté. Marie avait découvert une autre façon d’aborder sa difficulté. 2 « De quelle école êtes-vous ? » On nous demande parfois « de quelle école êtes-vous ? Votre théorie de référence est-elle systémique ? transactionnelle ? comportementaliste ? analytique ?... ». C’est une question à laquelle il m’est difficile de répondre, car notre héritage est pragmatique et non théorique. Alors j’ai posé la question à mes amis italiens « y a-t-il de la littérature théorique à laquelle se réfère le travail des CT ? » . Ils m’ont répondu « non, notre méthode n’est pas la mise en oeuvre d’une théorie décrite dans la littérature, c’est une démarche pragmatique issue du mouvement des alcooliques anonymes ; des inventions et des expériences qui marchent et qu’on se refile d’équipe en équipe, chacun tâchant d’extrapoler sur base de ce qu’il a appris des autres. Certains systémiciens italiens ont voulu nous considérer comme un modèle systémique tout en nous reprochant de ne pas bien respecter la théorie de la thérapie familiale systémique. Nous avons alors lu leurs ouvrages et avons pu, effectivement, trouver beaucoup d’éléments théoriques qui rendaient bien compte de ce que nous faisions. Nous ne prétendons pas faire de la thérapie familiale, d’ailleurs, dans neuf cas sur dix, nous ne pensons pas que ces familles soient malades, ce sont simplement des familles en crise parce qu’elles ne trouvent pas les réponses adéquates aux problèmes qu’elles rencontrent. Elles ont besoin de comprendre, d’apprendre et de découvrir. Dans de rares cas, on a affaire à une famille vraiment malade, par exemple une famille dont la maman ne supporte pas que son fils aille bien et qui semble tout faire pour le maintenir dans l’échec. En plus de l’accompagnement familial qu’ils font ici, on leur propose alors de consulter un thérapeute familial ».

78

Cela ne nous intéresse pas d’être orthodoxes auprès de quel que courant que ce soit. Si nous voyons que ce que nous faisons est efficace auprès des jeunes et des parents, cela nous suffit. Il y a certainement des éléments de comportementalisme, de transactionnelle et de systémique dans ce que nous faisons. La théorie psychanalytique peut, elle aussi, rendre compte de ces processus d’apprentissage pragmatiques. Le Dr. Bienfait, notre psychiatre (il est également psychanalyste) travaille depuis 1991 avec nous et voit chaque résident au moment de son entrée, puis tous les deux mois pendant les douze mois de séjour résidentiel. Au bout d’un an de collaboration, il me dit « vous faites de la psychanalyse ! ». J’ai cru avoir mal entendu, parce que nos plus ardents détracteurs furent souvent des psychanalystes qui nous considéraient comme des comportementalistes béotiens. Mais il me dit « j’insiste ; bien sûr, vous n’utilisez pas le divan ni les formes classiques de la psychanalyse, mais ce que j’entends, chaque semaine dans mon cabinet, c’est identiquement le même processus qu’en psychanalyse. Je me tais et ils parlent. Vous travaillez la frustration, l’élaboration des pulsions, la mise en paroles et l’émergence de l’inconscient comme en psychanalyse, et leur discours est semblable à celui d’un analysant qui effectue des prises de conscience ». Notre approche est structurée comme un arbre : les groupes d’auto-aide et la tradition pédagogique des CT constituent le tronc de l’arbre. Sur ce tronc, on peut greffer n’importe quelles branches : la systémique, les thérapies de catharsis émotionnelle, la méditation, la psychanalyse, etc. Mais l’approche CT doit toujours rester le tronc central et les apports extérieurs doivent rester des branches périphériques, car greffer différentes espèces ne signifie pas confondre le tronc et les branches. 3. Une mosaïque de compétences : Une des attitudes typiques des toxicomanes est la déresponsabilisation : « je me drogue et je suis en prison parce que je n’ai pas de chance. Ma mère ne m’aime pas, mon père est parti, le prof a été injuste, mon médecin me prescrit trop ou trop peu de méthadone, mon avocat m’a mal défendu, la société est pourrie, etc ». Sous entendu « serez-vous la personne capable de me tirer d’affaire? ». Ils délèguent à autrui leur part de responsabilité dans leurs malheurs. Mais sommes-nous vraiment différents ? Ne sommes-nous pas nombreux à déléguer nos responsabilités à des spécialistes dont nous achetons les services ou à l’Etat parce que nous avons payé nos taxes ? Je n’aide pas mon voisin car il y a l’assistance publique pour cela, mon enfant échoue à l’école, mais c’est de la faute des profs, je mange trop gras mais j’ai trouvé un médecin qui me guérira, je ne respecte pas la loi mais je paye un avocat pour me défendre. J’ai payé pour être déchargé de mes responsabilités et je ne me sens responsable que si c’est explicitement écrit dans mon contrat de travail, dans le contrat d’assurance ». Le principe de l’auto-aide va à contre courant de tout cela : il responsabilise chaque citoyen par un contrat moral. La famille et l’école sont des lieux où il est possible de transposer le principe de responsabilité personnelle et de coopération du groupe plutôt que la délégation des responsabilités vers des spécialistes. En dehors des contrats formels qui l’obligent à rendre certains services (contrat de travail, contrat de location, etc...), chaque citoyen adulte peut prendre librement certaines responsabilités plutôt que de les déléguer à des spécialistes « payés pour ». Il peut essayer d’aider son enfant à faire face aux épreuves de l’école plutôt que de laisser cela aux profs, veiller à manger équilibré plutôt que de compter sur un spécialiste des maladies cardio-vasculaires lorsque les problèmes apparaîtront, il peut rendre visite à une voisine qui est dépressive plutôt que de laisser cela aux services sociaux de la ville, ou militer pour Amnesty International plutôt que de critiquer l’ONU. Beaucoup de citoyens prennent, bénévolement, de telles responsabilités pour résoudre les problèmes sociaux et ignorent parfois que c’est un acte politique fondamental. En voici quelques exemples : • Un professeur d’éducation physique dans l’enseignement secondaire : « Je travaille depuis plus

de vingt ans et je constate que nous avons de plus en plus d’élèves agressifs et indisciplinés. Depuis deux ans, j’ai changé ma façon d’enseigner : je n’arbitre plus pendant les matchs, je demande aux élèves de le faire eux-mêmes et cela a changé les choses. Les « indisciplinés » sont souvent plus fermes que moi sur les règles. Pendant le match, j’observe et je prends des notes sur la façon d’arbitrer, ensuite, j’en reparle avec eux ».

79

• Un prof de mathématiques : quand un élève ne comprend pas alors que je lui ai déjà réexpliqué comment faire, je demande si un autre élève veut bien le lui expliquer, et cela marche souvent bien ».

• Un autre professeur : j’organise en classe des sous-groupes d’élèves dans lesquels chacun

explique aux autres comment il s’y est pris pour étudier avant une interro. Ceux qui ont échoué apprennent des choses de ceux qui ont réussi, puis on fait une mise en commun où chacun peut dire ce qu’il retient de l’échange en sous-groupe.

• Un préfet : « des élèves de terminale nous ont fait la demande d’organiser un débat sur le thème

« le tabac, la drogue et la violence à l’école », mais ce ne sont justement pas les élèves qui posent problème. Faut-il suivre cette piste ? » Bien sûr ! Voici des membres du groupe qui veulent que les choses aillent mieux. Ils manifestaient l’envie de prendre des initiatives constructives et de rassembler les gens pour les faire parler. Accordez-leur un maximum d’attention et diminuez votre attention envers ceux qui se font remarquer négativement. Le rôle des adultes est de soutenir ces élèves pour que l’événement soit un succès et de les aider à bien cibler leur but et le cadre du débat.

• J’ai proposé à des enseignants de s’appliquer à eux-mêmes la dynamique de l’auto-aide en

démarrant d’une situation difficile où ils pensaient « s’être planté ». Une enseignante explique alors que, ne sachant plus quoi faire face à une élève qui la poussait à bout, elle a soudain traité la classe de « petits cons ». Elle n’était pas très fière de sa trouvaille mais souhaitait qu’on parle de « que faire face à un tel élève ? » plutôt que de sa maladresse. Je demandai au groupe « y a-t-il d’autres enseignants ici présents qui se reconnaissent dans ce que raconte ce professeur ? ». Je vis plusieurs sourires et des membres apportèrent leur témoignage : ∗ une enseignante : moi aussi, cela m’est arrivé de traiter des élèves de cons, on est parfois

tellement à bout... » ∗ et comment avez-vous fait ensuite ? ∗ elle : je me suis excusée pour l’insulte après le cours, mais l’élève a immédiatement reconnu

qu’il avait été trop loin. ∗ moi : êtes-vous satisfaite d’avoir procédé ainsi ? ∗ elle : oui, parce que je peux me tromper et le reconnaître, et je crois que l’élève peut le

comprendre et aura plus de respect pour quelqu’un qui sait reconnaître ses erreurs. D’ailleurs, l’élève s’est excusé sans que je doive l’y forcer. Je pense que cela renforce les relations.

∗ Moi, au premier professeur : qu’est-ce que cela vous fait d’entendre ce témoignage ? ∗ ça me soulage de savoir que je ne suis pas la seule, mais moi, je n’ai pas su comment réparer

ma gaffe. ∗ etc...

L’auto-aide, c’est un minestrone magique pour les « situations désespérées ». Christophe, un collègue, me raconte : mes enfants étaient amis avec Pierre, un jeune garçon qui était élevé (et surprotégé !) par sa grand-mère parce que ses parents étaient divorcés, que sa mère était polytoxicomane et son père incapable de bien s’occuper de lui. La grand-mère est en procès avec son propre fils, elle a banni la sœur de Pierre (qui est prostituée) et tout le monde se dispute avec tout le monde, bref, un tableau bien sombre. La grand-mère décède et laisse son petit fils seul, à dix sept ans. Cet enfant est totalement seul et très mal préparé aux responsabilités de la vie adulte. Vu les relations avec nos enfants, on a accepté de prendre Pierre en charge, mais sans l’intégrer dans notre famille. En quelques mois, nous avons aidé Pierre à reconstituer tout un puzzle relationnel avec les morceaux qu’il avait autour de lui. Il a un horaire de sa semaine structuré entre 8 lieux : • son père (avec qui les relations sont mauvaises) qui lui offre une chambre et le contenu de son

frigo • quatre familles dont il connaît les enfants et qui l’accueillent chez elles à raison de une ou deux

soirées par semaine en famille + repas • une assistante sociale l’aide à organiser son budget et son projet d’appartement autonome. • l’école où Pierre s’investit à fond dans le but d’échapper au tragique destin familial. • Un restaurant où Pierre travaille le samedi soir pour avoir un peu d’argent de poche. Le planning de semaine de Pierre est impératif et les partenaires de Pierre se parlent entre eux quand c’est nécessaire. Bien que cette action concertée n’aie pas transformé d’un coup de baguette

80

magique la difficile situation de Pierre, elle a duré près d’un an et lui a permis de faire le deuil de sa grand mère et, malgré une situation familiale tragique, de garder l’équilibre personnel indispensable pour réussir ses études. Le principe du « minestrone de l’auto-aide » peut aussi s’appliquer au niveau des enseignants et parents afin qu’ils partagent entre eux les richesses qu’il y a à leur niveau. Il s’agit d’assumer ensemble la responsabilité d’aider l’élève à s’exprimer et non de déléguer cela au seul prof d’art dramatique. C’est bien d’utiliser le cours de théâtre comme outil pour aider les jeunes à exprimer leurs sentiments et besoins, mais c’est encore mieux si le titulaire est au courant de ce qui se fait et que les surveillants de récré utilisent également leurs compétences pour parler avec les élèves, leur apprendre à faire leur place au milieu d’un groupe et à s’affirmer auprès des autres élèves et profs. Dans les couples il en va de même, sauf que nous ne pouvons pas jouer le rôle de l’animateur auprès de notre conjoint. Alors, quand on se casse les dents sur un os et que la pression monte fort, l’un de nous devrait proposer « si on arrêtait ici et qu’on en reparlait dans un groupe d’entraide de couples ou chez une conseillère conjugale pour avoir un autre point de vue? ». Il ne s’agit pas de délégation de responsabilités, mais, au contraire de demander de l’aide pour apprendre à mieux assumer ses responsabilités. Savoir demander de l’aide est une caractéristique de l’adulte. Le petit enfant ne sait pas demander, il pleure quand il lui manque quelque chose et les parents doivent essayer d’interpréter les cris et deviner la réponse qui lui fera du bien. Au plus il grandit, au plus il doit apprendre à utiliser des mots pour dire ce qui lui manque et pour formuler une demande. Mais, dans une culture individualiste, il faut se débrouiller seul ou acheter un service avec de l’argent plutôt que de se mettre en position de demande et risquer de recevoir un refus. Frédéric a deux enfants d’un premier mariage (Mathieu 10 ans et Nathalie 14 ans) qui vivent avec leur mère. Il s’est remarié et a un nouveau né de sa seconde épouse. Au bout de quelques mois de week-ends chez lui, Frédéric s’aperçut que Olivier et Nathalie s’ennuyaient souvent parce que tous les jouets et passe-temps qu’il leur avait achetés émigraient systématiquement vers l’appartement de leur maman. Il leur dit « on va mettre une nouvelle règle : à partir de maintenant, vous laissez chez votre maman tout ce que vous achète votre maman et vous laissez ici tout ce que je vous achète, OK ? ». Les enfants acceptèrent et achetèrent chacun un jouet pendant le week-end. Au moment du retour chez leur maman, Frédéric vit qu’ils emportaient les nouveaux jouets et leur dit « qu’est-ce qu’on avait convenu ? ». Olivier répondit « qu’on laisserait ici les jouets qu’on avait achetés avec toi », et tous deux rendirent leur jouet à Frédéric tout en faisant une bien triste mine. « Et alors, leur dit-il, vous ne me demandez rien ? ». Ils le regardèrent stupéfaits « ben, non, on ne peut pas… ». « Et pourquoi vous vous soumettez sans même demander ? Les règles existent, mais on peut toujours demander si on peut faire une exception… ». Il vit alors Nathalie qui s’étranglait presque pour arracher ces mots de sa bouche « est-ce qu’on peut les emporter ? ». « Oui, cette fois, vous pouvez les emporter jusqu’à la semaine prochaine ». « Mes enfants n’ont pas appris à demander, dit-il, et s’ils ne savent pas demander une exception pour un jouet, qu’en est-il de leurs autres besoins ? » 4. « Ces mots ne font pas partie de nos traditions » Après avoir passé quelques heures dans diverses réunions d’équipe, Salvatore nous donna un premier feed-back: « j’ai été dans une réunion où j’ai entendu des mots tels « résident dépressif » ou « prépsychotique », je ne comprends pas pourquoi vous utilisez ces termes... ils ne font pas partie de notre tradition ; ils relèvent d’une autre tradition, la psychiatrie. Ce n’est pas faux de dire qu’un résident est dépressif ou prépsychotique, mais cela ne fait pas partie de nos traditions ».En effet, certaines étiquettes induisent certains raisonnements et certains comportements, et , sans en avoir pris conscience, nous étions de plus en plus influencés par le jargon professionnel « psy » et commencions à réagir comme en milieu psychiatrique. C’était peut-être de là que venait notre perte d’efficacité. Une communauté thérapeutique pour toxicomanes doit rester fidèle à sa tradition de responsabilisation des résidents. Il ne s’agit pas de nier certaines pathologies spécifiques, mais de rester dans un état d’esprit qui accorde de l’espoir à chacun en reconnaissant à chacun une part de responsabilité dans ses choix, dans ses problèmes et dans ses comportements. On réfléchit alors avec le résident de manière pragmatique et logique : à quel obstacle est confronté le résident en question? Quelle est sa façon de réagir et de résoudre son problème ? Il est peut-être « dépressif » ou « prépsychotique », mais l’essentiel n’est pas là, c’est de l’aider à résoudre ses problèmes « ici et maintenant ». Comment peut-on l’aider à découvrir une autre façon de gérer

81

sa souffrance et de remplir ses besoins ? Evitons de nous enfermer avec lui dans des façons de parler qui risquent de devenir des prédictions autoréalisatrices : « je t’avais bien dit qu’il était prépsychotique ! ». Le résident étiqueté risque de devenir un cas à part, pour lequel on ne peut pas espérer autant que pour d’autres et qu’on ne peut pas traiter comme les autres. Comme on n’a pas d’exemple de cas semblables qui s’en soient sortis, son comportement fait qu’on n’a pas la force de croire en ses capacités d’apprendre. On n’investit donc pas trop d’énergie pour trouver la technique adéquate pour le faire dépasser ses limites. La suite confirmera que cette personne ne dépasse pas ses limites et que la sagesse impose de se résigner. Lorsqu’un résident nous semble différent des autres et qu’on ne voit pas comment réussir avec lui, il nous arrive de demander à Jacques, notre psychiatre, « fais-nous un diagnostic à propos de tel résident» ou « on va demander à un psychologue de le tester». Jacques travaille depuis dix ans avec nous, et depuis des dizaines d’années avec des alcooliques en milieu psychiatrique. Il s’est toujours montré très peu coopérant quand nous lui demandions un diagnostic psychiatrique et nous répondait « qu’est-ce qu’on va faire du diagnostic que je ferai, et qui peut dire qu’il ne faut pas prendre le résident par un autre aspect ? Je suis très septique à propos des diagnostics. Depuis quarante ans, j’ai entendu tellement de choses et leur contraire... Moi, je ne sais rien à propos des toxicomanes. Tout ce que je sais, c’est que, sans faire des diagnostics sophistiqués, vous faites ici des choses qui sont impensables en milieu hospitalier et que vous arrivez à des résultats que je n’y ai pas rencontré». J’entendis un jour une ancienne collègue, qui savait se montrer critique et septique, réagir à juste titre dans une réunion clinique : « je ne veux plus entendre dire que tel résident va rechuter en fin de traitement. Combien d’entre eux semblaient "voués à la rechute » et vont très bien aujourd’hui ? Ces résidents nous ont prouvé qu’on se trompait. » La logique du diagnostic était que, non seulement ce résident avait un comportement insupportable, mais qu’en plus, ce qu’on savait de son lourd passé était retourné par nous contre lui pour nous déresponsabiliser du probable échec thérapeutique. Malgré notre volonté de croire dans les capacités de chaque résident, certains résidents ont des structures de personnalité particulières et très résistantes et il arrive qu’ils rechutent même après avoir participé à tout le programme thérapeutique. En pensant à l’un ou l’autre, j’en ai les bras qui tombent. Certaines personnes toxicomanes ont un double-diagnostic (« psychotique et toxicomane » ou « anorexique et toxicomane » ) et ils ne peuvent pas se couper en deux pour faire séjourner le côté « psychotique » en psychiatrie et le côté toxicomane en CT. Nous essayons donc de les aider et cela suppose que nous soyons optimistes malgré l’adversité car le pessimisme est contre-productif par rapport à nos objectifs professionnels. Lorsque je demande à Umberto, le responsable CT, comment il s’en sort avec tel résident particulièrement « tordu », il me dit en souriant gentiment « lui ? il a déjà interrompu six fois son séjour et l’interrompra encore. Mais je suis prêt à le recevoir encore, il progresse à chaque fois et je crois qu’il arrivera au bout». C’est la stratégie du « un jour à la fois » des AA. Face aux situations qui nous semblent désespérées, nous avançons « un pas à la fois » pour sauvegarder l’espoir qui est notre force thérapeutique. Quelle que soit la structure de personnalité et l’histoire d’un résident, nous devons penser sa situation avec l’à priori positif que toute personne est capable d’apprendre et que « tout problème a une solution ». Nous devons adapter notre projet éducatif à la situation de chaque résident face à son problème dans « l’ici et maintenant » dans limites du groupe et adapter nos objectifs à l’évolution espérable pour lui, en avançant une marche à la fois. 5. le groupe d’auto-aide Nous traduisons self-help par « auto-aide » plutôt que par « entraide ». L’entraide est le fait de s’aider les uns les autres : je t’aide et tu m’aides. L’entraide est certainement comprise dans l’idée de groupe d’auto-aide, mais dans « auto-aide » il y a l’idée de « s’aider soi-même », c’est-à-dire de prendre la responsabilité de la satisfaction de ses besoins... sans tomber dans l’individualisme et l’autosatisfaction. Le terme « auto-aide » ne devrait jamais être séparé du mot « groupe ». Les individus apprennent à se prendre en charge et à satisfaire leurs besoins en participant aux groupes d’auto-aide qui font apparaître des pistes de solution grâce aux échanges qui se passent en leur sein. C’est en cela que les groupes d’auto-aide sont une école de la vie, une école de la responsabilité de chacun dans la gestion de son équilibre personnel par la solidarité.

82

Autant il est facile d’adhérer à l’idée des groupes d’auto-aide dès qu’on a pu assister (en tant qu’invité) à une bonne réunion AA ou NA, autant il est difficile d’expliquer ou de trouver de la littérature scientifique qui explique leur efficacité. Le mystère AA et NA est un puits où il y a encore beaucoup à découvrir. La dynamique de l’auto-aide est paradoxale : des personnes dépendantes et qui ont échoué après avoir consulté les plus grands spécialistes, réussissent enfin à vivre sans boire et sans se droguer lorsqu’elles se rassemblent sans la présence d’un spécialiste. Cela soulève plusieurs questions : • Qu’est-ce qui est efficace dans ces groupes qui ne se basent pas sur une approche scientifique?

Le rituel des réunions ? L’identification aux autres ? La référence spirituelle ? la responsabilisation des membres ?

• Ces groupes d’auto-aide pour toxicomanes font-ils de la thérapie ? • A-t-on encore besoin des spécialistes pour aider les toxicomanes si les groupes d’auto-aide sont

efficaces ? • L’identification au groupe et l’appartenance prolongée sont-elles encore une dépendance? Si oui,

est-elle problématique ? 6. Le rôle paradoxal de l’éducateur Les CT ajoutent un second paradoxe à celui des groupes d’auto-aide : elles engagent des éducateurs professionnels pour faire fonctionner le principe de l’auto-aide entre les résidents ! D’autres questions surgissent alors : • la présence d’éducateurs ne va-t-elle pas étouffer la dynamique de l’auto-aide ? • comment l’éducateur en auto-aide remplit-il la fonction paradoxale qui est d’être là pour un groupe

qui trouve ses solutions tout seul? • s’il y a une relation hiérarchique entre éducateurs et résidents, peut-on encore parler d’auto-aide ? • le pouvoir du groupe de résidents est-il factice et en cas de contradiction entre les résidents et les

professionnels, ces derniers laisseront-ils le pouvoir aux résidents ? Lorsque je parlai en 1994 à Lucio Soave21 de notre projet d’introduire plus de références psychothérapeutiques dans notre programme, sa réponse fut: « faites très attention si vous développez les approches « psy » dans votre programme! Dans la plupart des CT qui ont fait cela, les thérapeutes spécialisés ont fait glisser le pouvoir de leur côté et cela a cassé le programme. Je ne suis pas opposé aux thérapeutes spécialisés, mais tu dois veiller à ce que l’auto-aide du groupe des résidents reste la méthode fondamentale et la dynamique principale de ton programme ». Le bon fonctionnement des groupes AA est basé sur le fait que les anciens membres, devenus abstinents, deviennent des animateurs bénévoles de ces groupes pour de nombreuses années. Ils assurent ainsi la perpétuation d’une tradition. Comment imaginer cela dans une CT où il faut un encadrement à temps plein, 24h sur 24 au lieu d’un bénévolat pour une réunion hebdomadaire de quelques heures ? Peut-on demander aux anciens résidents d’encadrer « bénévolement » et à temps plein les nouveaux venus et assurer ainsi la permanence du groupe sans devenir dépendants d’eux et sans virer vers une sorte de « secte », fermée sur soi et qui ne vise plus la réinsertion sociale ? Les membres des groupes d’auto-aide n’appartiennent pas au groupe. Dès leur entrée, nos résidents sont destinés à nous quitter. Pourtant, la CT a besoin de vieux sages qui garantiront la perpétuation de la tradition et qui assureront l’homéostasie du groupe. C’est pour cela qu’il nous faut des éducateurs professionnels. Mais ceux-ci portent involontairement en eux les principes contraires et destructeurs du principe de l’auto-aide. Les professionnels du psychosocial ont été formés à aider les personnes en difficulté, à intervenir (à leur place), à réfléchir (à leur place) et à se sentir responsables de leurs succès comme de leurs échecs. Cela fait du bien de se sentir utile, de jouer un rôle important, d’être considérés comme principaux protagonistes du changement. C’est valorisant d’être vu comme quelqu’un qui a le pouvoir de guérir et cela fait peur de donner du pouvoir, beaucoup de pouvoir à ceux qui sont la raison de notre gagne-pain.

21 Lucio Soave, un des premiers éducateurs de Progetto Uomo et directeur de l’IPU, l’école de formation de la Fédération Italienne des Communautés Thérapeutiques. Auteur de « Le zampe del cignio », un regard sur l’histoire du CeIS.

83

Nous avons donc dû réinventer notre métier pour dépasser le paradoxe de « l’auto-aide professionnalisée » et devenir des éducateurs d’un nouveau type qui possède des qualités qui semblent antinomiques. Il faut être simultanément : • un éducateur présent, très bien informé sur chacun des membres du groupe, qui puisse servir de

modèle relationnel adéquat, et dont les valeurs aideront les résidents à porter un regard constructif aussi bien sur leurs réussites que sur leurs échecs. Il est garant du but poursuivi et du cadre de sécurité du groupe, sa présence est chaleureuse et structurante.

• un éducateur discret, qui laisse le groupe se débrouiller face à des situations difficiles, faire preuve de créativité et de solidarité et apprendre par ses erreurs. L’éducateur peut même sembler distant afin que le groupe et chacun de ses membres soient forcés de compter sur leurs propres forces et qu’ils découvrent leur propre pouvoir.

Les qualités de base d’un tel éducateur sont d’être une personne équilibrée, capable d’observer et d’analyser, mais aussi de suivre ses intuitions et de s’engager avec spontanéité sur le terrain. Il sait discerner en toute situation jusqu’où s’engager où se retirer. L’éducateur ou le parent parfait est bien sûr un idéal inaccessible, mais certains éducateurs et parents s’en approchaient. Cet équilibre repose sur aptitudes suivantes : a) Etre bien dans sa peau et se connaître: Si tu veux aider l’autre à se découvrir, connais-toi d’abord toi-même ! On ne sait bien accompagner un résident dans ses gouffres que si l’on a exploré les siens. Au moment de l’embauche, le niveau de maturité des éducateurs est variable et nous n’exigeons pas qu’ils aient fait une thérapie avant d’entrer dans le métier, mais il est nécessaire de se mettre au « travail sur soi » si on veut devenir un bon éducateur pour adultes. Il est important d’avoir fait personnellement l’expérience de dépasser la peur d’exposer ses points faibles, d’exprimer ses doutes, de se remettre en question, d’assumer la douleur et le sentiment d’incompréhension ou de rejet quand le groupe vous renvoie de manière implacable que vous faites erreur. Peu importe la méthode ou le courant thérapeutique, il s’agit moins de technique que de la qualité de la relation avec le thérapeute et le groupe. Bien sûr, au plus on a fait d’expériences dans les techniques thérapeutiques, au plus on connaît d’outils et de facettes de soi et au plus on peut être souple face au jeune dans la particularité de sa personne et de son moment. b) Oser parler de ses échecs et demander de l’aide: L’amour propre ! l’image de soi ! la peur du « qu’en dira-t-on ? », que d’obstacles à surmonter avant de faire nous-mêmes ce que nous enseignons à nos résidents. Lorsque je me sens dépassé et impuissant dans mon travail de directeur, je confie mes difficultés à quelqu’un qui mérite ma confiance, quelqu’un qui connaît mon métier, quelqu’un qui est honnête et n’est pas dans une attitude de compétition (un confrère de mon équipe de direction, un directeur d’une CT à l’étranger ou un superviseur). J’ai toujours ressenti de la compréhension et du respect de leur part, j’ai reçu leurs témoignages et des éléments de solution qui sont devenus des pierres angulaires dans ma démarche. En leur demandant de l’aide, je savais que je leur ouvrais la porte pour une éventuelle réciproque. A partir de ma propre expérience, j’ai recommandé cette attitude à mes éducateurs et cette culture d’équipe renforce alors les messages de transparence et de solidarité que nous donnons aux résidents. c) Eduquer ensemble : Il est difficile pour un parent seul d’offrir à son enfant tout ce dont il a besoin pour devenir adulte et c’est encore plus difficile si l’enfant est toxicomane. Je ne connais pas de personnes isolées capables, à elles seules, d’aider un adulte dépendant à devenir autonome. Ce qui est redoutablement trompeur avec les toxicomanes, c’est que, derrière leur apparence physiquement et intellectuellement « adulte », ils sont fragiles et dépendants comme des petits enfants. Notre relation avec eux ne peut être normale tant qu’ils sont dépendants. On serait à égalité si eux n’avaient pas « l’avantage » de se comporter sans scrupules et comme si tous les coups étaient permis alors que nous sommes entravés par notre morale et notre déontologie. Pendant que nous réfléchissons pour faire de la lumière avant de décider et d’agir, eux, ils passent à l’action, comme des renards qui s’affairent autour d’un poulailler et cherchent le point faible pour passer, et nous arrivons toujours une

84

guerre en retard. Notre formation professionnelle et notre rationalité nous encombrent souvent et nous ralentissent. Nous sommes comme des policiers besogneux qui voudraient rattraper des bandits tout en respectant scrupuleusement le code de la route. Ils se font alors doubler par tous les côtés. Le secret du succès est dans l’équipe. Il faut sortir du mythe de l’individualisme : tout seul, je ne contrôle pas grand chose, je maîtrise mal mes points faibles et je ne connais pas beaucoup de solutions, mais si nous mettons en commun nos différents caractères, nos points de vue et nos solutions, nous devenons une équipe efficace. Certains sont plus impulsifs que moi et donc plus rapides, d’autres sont plus parano et arrivent à imaginer les coups qui se préparent sous la table, d’autres enfin sont plus empathiques et apporteront le lien et la confiance dont les résidents ont besoin pour rester et s’ouvrir. Mes collègues peuvent prendre le relais quand je suis « à court », ils peuvent transformer un penalty en but. J’apprends en les observant faire, et vice versa. Dans une école ou dans un couple, il en va de même. d) La maïeutique : Socrate enseignait par la maïeutique, ce qui veut dire l’art d’accoucher les idées d’autrui. Il faisait découvrir la philosophie à son disciple en lui posant des questions bien choisies et en lui faisant réaliser que la meilleure réponse se trouvait en lui. C’est une sorte de non-directivité structurante ou de directivité permissive. Si vous arrivez à poser des questions dans une bonne suite logique, la personne qui vient vous demander vos lumières vous donnera souvent des réponses riches et des idées auxquelles vous n’aviez jamais pensé. Le message de Socrate reste toujours aussi jeune et sa maïeutique est un instrument vital pour nos CT. Il est aussi difficile de sortir de la dépendance par le directivité que par la non-directivité, alors comment faire comprendre à un résident la bonne façon de faire sans lui donner notre réponse ? On a déjà parlé des richesses du groupe d’auto-aide, mais quand cela ne suffit pas et que le membre découragé veut s’en aller... ou quand c’est l’un des leaders du groupe qui n’en sort pas avec son groupe et qu’il vient vous demander de l’aide... Comment l’aider sans le laisser mariner dans son jus ni lui proposer rapidement notre solution ? Nous démarrons du postulat que les gens ne sont pas débiles et que si ils pataugent autant de temps avant de résoudre leurs problèmes, c’est bien parce qu’ils sont confrontés à des situations très complexes. Il n’y a que les gens qui voient cela de loin qui peuvent affirmer « mais c’est simple ! Il n’y a qu’à faire ceci, puis cela, etc ». Vu d’hélicoptère, le problème du piéton perdu dans la 53ème rue à New York, cela semble simple : il n’y a qu’à remonter quatre rues vers l’ouest puis suivre l’avenue principale jusqu’au troisième gratte ciel. Mais, vu d’en bas, la même situation est très différente parce qu’on porte une lourde valise, qu’on a mal au dos, qu’on n’a pas assez de dollars pour se payer un taxi et que la personne que l’on veut rencontrer quittera son lieu de rendez-vous d’ici trois quarts d’heure. C’est moins simple comme ceci, et pourtant, c’est le même problème. Alors, celui qui est dans la complexité perçoit les conseils comme des « y a qu’à » qui ne l’aident pas. Comme je ne m’appelle pas Socrate et que j’ai besoin d’outils d’analyse simples, j’utilise souvent les huit aspects suivants pour poser des questions à la personne en difficulté : 1. Qui est l’acteur principal et que ressent-il quand il est frustré? 2. Quels sont les obstacles auxquels il est confronté ? 3. Comment se comporte-t-il quand il est frustré face aux obstacles ? 4. Quelles peuvent être les conséquences de ce comportement ? Y a-t-il du danger s’il continue

ainsi? 5. Quels objectifs a-t-il ? (ou avons-nous pour lui) et par quels mots pourrait-il dire le but qu’il

voudrait atteindre ? (c’est souvent l’inverse des dangers qu’il craint). 6. Quel est le cadre de nos relations ? Son comportement relève-t-il encore de mon cadre de

compétences ? 7. Quelles sont les « personnes feed-back » qui gravitent autour de lui et qui pourraient lui

apporter un soutien ? 8. Quels sont tous les moyens imaginables pour l’aider à dépasser ses obstacles ? Je pose ces questions auxquelles il répond dans un grand désordre, et je note brièvement les réponses, puis je restitue ce que j’ai noté dans les 8 aspects. En général, la personne y voit plus clair, et pourtant c’est son matériau que je lui rends, mais dans un ordre un peu plus logique. e) Le miroir de l’évaluation :

85

Toute institution a une raison d’être, une finalité pour laquelle elle existe. Il en est de même pour une famille. Si l’on cesse de se référer à sa mission éducative, on devient vite des consommateurs du système au détriment de sa mission. Se rappeler les buts et valeurs de la famille ou de l’institution est essentiel, mais pour être vraiment efficace, il faut encore accepter de se regarder dans le miroir de l’évaluation. Ce n’est pas toujours simple d’organiser un système d’évaluation efficace et léger. A Trempoline, cela s’est fait au bout de 9 ans d’existence, grâce à une chute de la stabilité des séjours que nous avons constatée en 1995/96. En famille, nous pouvons évaluer l’éducation que nous donnons à nos enfants sur base des feed-backs des autres parents et enseignants, sur base de notre plaisir à vivre avec eux, du niveau de confiance de l’enfant en soi et envers nous, de sa façon de faire face aux frustrations, de faire des amis, etc. Découvrir dans le miroir de l’évaluation que notre enfant grandit mal ne signifie pas qu’on est des mauvais parents, mais que nous devons apprendre à lui apprendre comment résoudre ses problèmes.

86

5. Des références éthiques cohérentes.

« Il n’est pas de bon vent pour celui qui ne sait où il veut aller »

Proverbe chinois

1. Aujourd’hui, tout le monde fait comme ça ! L’été de ses treize ans, ma fille faisait un stage sportif près de chez nous. Nous lui avions dit qu’elle pouvait inviter ses copains à venir déjeuner chez nous après le stage et nager dans notre piscine. C’était une sympathique bande de huit enfants de 12 à 16 ans. Martine, une petite nouvelle de 13 ans s’était jointe au groupe et dès le deuxième jour, les conversations allaient bon train sur le fait qu’on la retrouvait partout flirtant avec Philippe, âgé de seize ans. Vu l’âge des enfants, c’était la première fois qu’un tel événement survenait dans ce petit groupe. Les mères se racontaient cela d’un air mi-offusqué, mi-amusé. Lorsque Philippe et Martine vinrent nager chez nous, ce comportement se reproduisit et cela mit certains enfants mal à l’aise. En apprenant cela, j’eus une discussion animée avec deux mères. Je pensais que c’était un peu tôt et trop empressé pour Martine, et que c’était trop étalé aux regards de tous. Elles me répondirent « aujourd’hui, c’est comme ça, cela se passe plus tôt que de notre temps. Tu verras, avec tes filles, tu n’y échapperas pas et, de toute façon, ce n’est pas parce que tu les surveilleras qu’elles ne flirteront pas comme elles l’entendent ». Quelque chose en moi s’opposait à cette vision des choses, d’abord parce que j’avais une fille du même âge et que je ne souhaitais pas que cela se passe ainsi, et puis parce que je savais que Martine avait vécu plusieurs années avec un père alcoolique et que sa mère avait une vie profondément perturbée. Cela suffisait pour me convaincre que cet enfant était en danger. Je m’obstinai à essayer de mettre des mots sur mes appréhensions, au prix de passer pour complètement ringard : « Je ne suis pas d’accord avec vous et je trouve qu’il faut, au minimum, en informer son père qui est un ami », « surtout pas, me dit l’une d’elles, il n’y a rien de grave, d’ailleurs, elle m’en a parlé de façon confidentielle et m’a demandé de ne pas en parler à son père». Finalement, me sentant seul de mon point de vue, je quittai les deux mères et allai me promener en pensant, « je rentrerai à 17h, quand ils seront tous partis, et j’aurai la paix chez moi». Quand je rentrai à 17h, je trouvai tout le monde là, autour de la piscine, ainsi que deux adultes tournés dos aux cabines, et qui me faisaient des signes montrant que « ça flirtait sec dans les cabines... ». Mon sang ne fit qu’un tour, je cherchai à parler avec ma femme avant de faire une bêtise, mais je ne la trouvai pas. Alors j’entrai et je vis, sous le rideau les cabines, deux paires de pieds face à face. « Martine et Philippe... » dis-je. J’entendis un petit « oui... », « Vous êtes ici en groupe, si vous faites des apartés cela met les autres mal à l’aise. Je vous demande de rejoindre le groupe ». Vint un deuxième petit « oui... », et je m’en allai. Ils rejoignirent leur groupe qui tint immédiatement un conseil des jeunes pour faire face à l’agression de l’emmerdeur que j’étais. Vu la délicatesse de ce qui venait de se produire, je souhaitais, avant de nous quitter, restaurer un peu la relation avec le groupe. J’entrai dans leur petit groupe, je me montrai plus aimable et dis : « Alors, il est cinq heures trente, qu’allez-vous faire maintenant? ». Je vis qu’ils n’en savaient rien et que nous pensions probablement aux mêmes choses. « Je ne vais pas tourner autour du pot, je suis au courant que Martine et Philippe flirtent parce qu’ils ne s’en cachent pas ». Très agitées, mes filles m’interrompirent pour faire les avocates du groupe et me dire de ne m’occuper de rien. Je repris : « Attendez un peu. Je ne juge pas le fait qu’ils flirtent. Chacun de nous a un jour son premier flirt ; pour certains cela se passe plus tôt, pour d’autres plus tard. Je voudrais simplement vous dire deux choses : n’essayez pas d’aller plus vite qu’il ne faut, Philippe, tu as seize ans, mais Martine en a à peine treize et vous ne vous connaissez que depuis deux jours. Pour le reste, une famille n’est pas l’autre et soyez attentifs aux limites que vos parents vous demandent de respecter. Maintenant je vous propose d’aller vous balader pendant une heure. Je vous prépare un spaghetti pour quand vous rentrerez, et après le souper, chacun rentre chez soi ». Deux d’entre eux répondirent « c’est vrai qu’ici, on est chez vous et qu’on doit respecter votre façon de vivre » (Ca ne faisait pas de mal de l’entendre !). Tout le monde avait de nouveau le sourire, ils partirent faire leur promenade, puis revinrent une heure plus tard pour manger. L’atmosphère était détendue et joyeuse. Ensuite, la maison redevint calme et je pensai « ouf !, ils sont rentrés chez eux ». Mais à 22h30, surprise ! Ma femme vint me trouver pour me dire « ils sont tous dans la piscine ! ». Là, ils commençaient à me courir sur le haricot ! Ecumant de rage, je fonçai dans le jardin, j’arrivai à la piscine éclairée où une dizaine d’innocents s’amusaient. Je lançai : « Tout le monde sort, se rhabille et rentre chez soi ! ». Mes deux filles tentèrent de faire les avocates du groupe « mais, papa, on s’amuse bien et on ne dérange personne... ». « Ca suffit, j’ai franchement l’impression que vous vous moquez de moi ! Il était prévu que chacun rentre chez soi à cinq heures,

87

j’accepte que vous prolongiez jusqu’à 20h et je vous prépare un repas. Il est maintenant 22h30 et tout le monde est toujours là. Je suis furieux, vous ne respectez pas mes limites ». Stupéfaits, les jeunes étaient soudain silencieux. Je vis quelques vahinés sortir de l’eau et s ‘envelopper dans des serviettes de bain pour chuchoter ensemble. « Ah non ! On ne traîne pas autour de la piscine, on s’habille immédiatement et on rentre chez soi. Je peux ramener chez eux ceux qui habitent loin et n’ont pas de vélo. ». Mes filles devaient être mortifiées par l’esclandre qu’avait fait leur père en présence des copains... La soirée des jeunes s’arrêta là. La maman de Martine arriva alors pour la rechercher et ma femme l’informa des dernières nouvelles. Elle fondit immédiatement en larmes en disant « Dans mon cas, j’ai eu des rapports sexuels trop tôt et dans de mauvaises conditions et cela a gâché toute ma vie affective et sexuelle. Treize ans, c’est très tôt, je trouve qu’il vaut mieux que cela se passe à quinze ans que à treize, et mieux à dix sept que à quinze. Ont-ils des vrais sentiments l’un pour l’autre ? Est-ce que ce garçon la respecte ? Ou est-ce seulement une aventure sans lendemain ? ». Je me sentais soudain un peu moins seul et moins débile... Le lendemain, ma fille chercha un prétexte pour discuter avec moi. J’en profitai pour enchaîner : • « Ma grande, est-ce que tu comprends pourquoi j’ai réagi hier ? ». • « Ah, ben oui, tiens, à propos d’hier, pourquoi vous mêlez-vous d’éduquer les enfants des

autres ? Vous n’avez pas assez avec quatre enfants ? Mêlez-vous de vos oignons ! ». • « Je crois que nous, les adultes, devons être solidaires pour aider les jeunes à grandir, et quand il

y a des enfants qui ne sont pas fort encadrés par leurs parents, je fais ce que je crois devoir faire ».

• « D’accord, papa, mais les générations ont changé, Martine, elle est de la génération d’aujourd’hui, toi, tu es de la génération d’hier, et moi, je suis entre les deux ».

• « Quand tu dis « génération d’aujourd’hui », c’est comme si c’était nécessairement bien, tu ne penses pas qu’il y a pas mal de « générations d’aujourd’hui » qui ont fait des grosses bêtises? ».

• « Papa, entre les membres du groupe, on n’aurait jamais envie de flirter, on connaît trop bien les garçons du groupe, on voit tous leurs défauts, alors, les jeunes disent qu’il faut flirter quand on ne connaît pas encore l’autre, sans quoi, on n’en a plus envie. Aujourd’hui, tous les jeunes font comme ça ».

• J’étais stupéfait, et voulant éviter de « faire la morale », il me restait à faire part de mon expérience personnelle pour qu’elle entende un autre son de cloche que celui des copains : « OK, dans ton groupe, ils voient les choses comme ça. Tu sais comment ça se passait quand moi j’avais quatorze ans ? On avait le temps de désirer quelque chose avant de le posséder. C’est comme pour les pâtisseries, tu peux passer chaque jour devant une pâtisserie, et chaque fois que tu en as envie, entrer pour acheter une tartelette. Mais désirer, c’est autre chose que l’envie, c’est tout un travail d’imagination dans ta tête, tu as le temps de regarder, de te demander si c’est bien raisonnable, d’y réfléchir jusqu’à demain et de t’y prendre de façon intelligente ou peut-être de revenir en te disant que ce n’est pas exactement cela dont tu avais besoin. En amour, c’est la même chose, on peut flirter immédiatement avec le premier garçon ou la première fille qui nous attire, se rendre compte le lendemain que ce n’était pas vraiment le bon choix, puis recommencer avec un(e) autre. Mais si les choses vont aussi vite à treize ans, que se passera-t-il on à quinze ans, à 18 ans, à 21 ? Pourquoi ne prenez-vous pas le temps de créer une vraie relation, de désirer, de rêver et de rosir un peu avant de passer à l’acte ? ».

• Toute sereine, elle me dit « Tu as raison, mais je crois que les enfants qui parlent comme cela, c’est parce que leurs parents ne leur parlent pas ».

Je reçus ce petit mot comme un « tu as bien fait, papa », j’étais soulagé d’avoir exprimé mes sentiments confus qui allaient à contresens de l’avis général, grâce à cela, nous avions pu aller jusqu’au fond d’un sujet et ma fille m’en était reconnaissante. L’important dans cette discussion n’était pas l’âge du premier flirt, ni d’interdire quoi que ce soit, mais d’exprimer et d’écouter autre chose que l’avis du groupe ou des pulsions, de dépasser les consensus à la mode et les relations superficielles et d’arriver à avoir une relation authentique et à exprimer les intuitions qu’on a au fond du coeur. Si l’on veut des relations authentiques, il faut prendre le risque de passer pour un ignare, un vieux con, un hérétique ou un utopiste. Les enfants nous pardonnent nos maladresses à condition de percevoir que nous sommes profondément sincères et bien intentionnés. Ils peuvent alors faire l’expérience d’être différents de nous et tirer parti de nos différences de points de vue.

88

2. quand les enfants volent à l’étalage… Fabian était un jeune garçon de 12 ans qui passait chez nous après l’école, en attendant que son père vienne le chercher. Il grandissait dans des conditions familiales difficiles, fort livré à lui-même, il traînait souvent en ville et, bien que nous les en ayons informés, ses parents ne s’en inquiétaient pas. Lorsque Fabian se fit pincer pour du vol à l’étalage, ce fut un choc pour nous tous : nous pensions « voleur à 12 ans ! … c’est mal parti ! ». Je mesurais soudain le fossé qui s’était creusé entre mes enfants et Fabian et j’attribuais cela à la différence des façons d’éduquer. Un mois plus tard, ma femme me rapporta que, suite à l’événement de Fabian, deux de mes enfants, lui avaient confié qu’ils avaient aussi volé à l’étalage… J’eus l’impression de tomber brusquement de mon piedestal « nos enfants aussi volaient à l’étalage ! que se passait-il ? Ils avaient pourtant l’air si sages et honnêtes…». Je ne pouvais pas rester sans réagir et j’allai trouver ma fille dans sa chambre : • Claire, je voudrais te parler de quelque chose dont tu as parlé à maman. Tu lui as dit que tu avais

volé à l’étalage… • Claire, le visage fermé: Ben, oui, et alors ? • Qu’as-tu pris ? • Des produits de maquillage. • Combien de fois cela s’est-il passé ? • Trois ou quatre fois. • Comment te sens-tu quand tu prends des objets qui ne t’appartiennent pas ? Ressens-tu la

même chose que si tu prends quelque chose qui t’appartient ? • Non. • Si tu as chapardé, il y avait bien une raison… qu’est-ce qui t’a poussé à chaparder ? • Claire, sur la défensive : Qu’est-ce que tu veux dire ? • On fait des choses pour remplir un besoin. Les produits de maquillage ne sont pas un besoin

essentiel, mais si tu en as volé, c’est quand même pour remplir un besoin, lequel ? • Claire, irritée : Tu veux le savoir ! ? Tu veux vraiment le savoir ! Eh bien je vais te le dire, c’est

bête, vraiment très bête. Comme toi, tu es un père qui es toujours tout droit et qui dit tout le temps comment il faut être, alors moi, j’ai voulu voir si j’étais capable de faire autrement que toi.

• … Et maintenant, tu sais que tu sais faire des choses contraires à ma façon de penser, alors, as-tu encore besoin de continuer à chaparder?

• … De toute façon j’avais décidé de ne pas recommencer parce que la dernière fois, on a manqué se faire pincer… mais c’était excitant d’avoir peur de se faire pincer…

• Tu aimes l’excitation, c’est OK, mais tu as le choix entre différents moyens pour faire des choses excitantes, alors, avant d’agir, je te demande de réfléchir pour trouver un moyen qui respecte les autres et te respecte aussi.

• Ca va... • Tu sais, moi aussi, j’ai volé. J’avais dix huit ans, je voulais échapper à l’éducation de mes

parents et j’avais envie de savoir si j’étais capable de faire comme d’autres jeunes qui me semblaient pleins de culot et qui piquaient dans les grands magasins. J’étais très déprimé et je me disais que je m’en fichais si j’étais pris. J’ai volé des livres dans un grand magasin et ensuite je me sentais plus vivant, tout ragaillardi. Et je me racontais plein de trucs pour ne pas me sentir coupable. Mais voler est quand même une bêtise et puis, il y a un vol dont je ne suis toujours pas fier : un jour, j’ai volé un vélo…

• Oh, un vélo ! Ca c’est quand même grave !… • Je me suis senti très mal en pensant à la personne qui ne pourrait peut-être pas se rendre à son

travail ou faire ses déplacements à cause de moi. Alors, après plusieurs jours, j’ai ramené le vélo près de l’endroit où je l’avais volé. Mais je me sens toujours honteux de l’avoir volé, c’est une gaffe que je regrette.

• Ah… • J’apprécie que tu aies été honnête avec nous et je te demande de trouver d’autres solutions que

le vol pour te faire plaisir. Claire est une fille droite et honnête. Ce n’est pas parce que Claire a chapardé qu’elle « est une voleuse », tout comme on n’est pas un alcoolique parce qu’on a été saoul. Elle a bien expliqué la raison de son vol : vérifier si elle peut être autre chose que le projet de papa et maman. C’est l’essence même de l’adolescence que d’essayer de se libérer de toute programmation et il

89

n’est pas possible d’être libre si on est incapable de désobéir et de faire le mal. L’adolescent doit donc faire quelques bêtises pour vérifier qu’il est vraiment maître à bord. Mais l’adulte ne doit pas confondre « processus normal d’apprentissage » et « être complice de la bêtise ». Il doit prendre position. S’il veut éviter d’être taxé de « moralisateur casse-pied », il peut procéder en posant quelques questions ou en donnant son témoignage. 3. Promets-moi que cela restera entre nous Confiance et confidentialité... Au début de ma carrière, lorsque la communauté « Choisis ! » faisait ses premiers pas, une résidente vint un jour m’appeler pour me dire : on voudrait parler avec toi. J’allai dans une chambre où se trouvaient cinq ou six résidents qui s’étaient concertés : « on veut te parler parce qu’on a confiance en toi, mais, est-ce que tu promets que cela reste entre nous ? » (ils avaient bien perçu que j’étais le moins répressif des membres de l’équipe). Je n’avais pas encore imaginé qu’ils me mettraient dans cette situation et je ne sais plus bien ce que j’ai répondu pour qu’ils me parlent sans que je doive rien promettre. Il s’agissait de faits graves dans le cadre d’une CT (présence de drogues ou vols), j’ai géré cela comme j’ai pu, j’en ai parlé à mes collègues, mais, au moment où il fallut prendre des décisions et sanctionner les actes, je me sentis coincé par « la confiance » qu’ils m’avaient personnellement témoignée, comme si j’étais pris dans un conflit de loyauté. J’ai alors retourné ce problème de la confiance et de la confidentialité dans ma tête, et, lorsque cette situation s’est reproduite, j’ai répondu au résident qui me demandait la confidentialité : « J’en parlerai si je crois que c’est nécessaire dans ton intérêt ou celui des autres. Mais je peux te garantir que je veillerai à ce que chacun soit respecté dans l’usage qui sera fait de ce que tu me dis ». Cela semblait amplement suffisant, car sa parole se déliait. En garantissant que les décisions tiendraient compte du respect qui est dû à chacun, je sortais du problème formel de la confidentialité et je gardais toute ma liberté, mais j’étais tenu par un engagement de valeurs : je devrais peut-être entrer en conflit avec l’un ou l’autre collègue pour aboutir à une solution juste et respectueuse.

4. Gemini Cricket et les scrupules

Nous avons vu que, pour Eric Erikson, l’adolescence est une période de quête d’identité psycho-sociale et que la clôture de l’adolescence se fait au moment où l’adolescent choisit son propre système de valeurs, le sens qu’il veut donner à sa vie et qui mettra fin au papillonnage typique de l’adolescence. Nous avons aussi vu que l’enfant ne peut devenir conscient de ses émotions et besoins que si le monde adulte lui propose des mots pour en parler. Il en est de même pour les valeurs, l’être humain porte en lui, en germe, le sens éthique, l’intuition du bien et du mal, mais il ne peut en devenir conscient et responsable qu’au travers des mots des autres et de leur authenticité. Si les adultes ne mettent pas de mots ni des gestes sur leurs valeurs intimes, sur leurs convictions et sur leur intuition éthique, comment les jeunes apprendront-ils à le faire? Beaucoup d’adultes doutent des notions de « bien » et de « mal » au point de ne plus oser afficher leurs convictions éthiques dans les choses de la vie quotidienne. Tout peut être dénoncé par tous à tout moment. Dire « tu dois » ou « ce n’est pas bien » à un enfant peut être taxé de « moralisateur » ou de « culpabilisant »... N’est-ce pas contradictoire de dire « ce n’est pas bien de dire « ce n’est pas bien » ? ». Les personnes qui ne connaissent pas le sentiment de culpabilité, on les appelle des « sans scrupules », des « pervers » et des psychopathes. Il faut bien nous résoudre à trouver une place aux scrupules et au sentiment de culpabilité dans la vie des gens, même si c’est très désagréable de se sentir coupable. La culpabilité est un cri silencieux de notre conscience quand nous trahissons nos valeurs intimes et nos idéaux. L’inconfort de la culpabilité est donc une énergie qui peut nous renvoyer vers nos valeurs, celles auxquelles nous accordons trop peu d’attention et que nous avons trahies. Lorsque Pinocchio était frustré par Gemini Criket, sa conscience, il s’en était débarrassé et fit toutes sortes de bêtises sans ressentir de scrupules. Mais sa vie devint chaotique, triste et solitaire. Pinocchio ne devint un vrai petit garçon que lorsqu’il intégra Gemini Cricket et se soumit à la voix de sa conscience. C’est ce qu’exprime Ludovic, qui a été toxicomane et est devenu éducateur: je revois parfois mes anciens copains avec lesquels je me droguais et je repense à mes dix sept ans avec eux, j’essayais d’être quelqu’un et je n’étais pas moi. Ce n’est qu’aujourd’hui que je sens que je suis vraiment moi, je vis avec mes valeurs, celles que mes parents m’avaient apprises et que j’ai redécouvertes en CT.

90

5. « vieux cons » et « casse-pompes », chacun son rôle Beaucoup de parents « libérés » traitent avec une certaine dérision les valeurs et principes de leurs parents. Parfois, les seules valeurs dont ils ne rient pas sont les valeurs marchandes et « leurs droits ». Les enfants qui grandissent dans ce climat ne peuvent découvrir la sécurité des « valeurs essentielles» ni construire une image de leurs devoirs et responsabilités. Ces enfants trompés et insécurisés deviennent imprévisibles, hostiles et défient les adultes pour les faire sortir de leur profond sommeil. L’enfant et l’adolescent ont besoin de grandir dans un contexte éducatif orienté vers les valeurs essentielles (respect, justice, vérité…), mais, alors que l’enfant a besoin d’adhérer aux valeurs et principes de ses parents, l’adolescent, lui, va commencer à construire son système de valeurs en s’opposant au système de valeurs et aux grands principes de ses parents, et cela, parfois au nom des valeurs essentielles. L’adolescence est parfois, pour les éducateurs, l’occasion de ressentir des impressions irritantes du style « je sens qu’il se moque de mes principes! Suis-je un vieux con ou ai-je raison? ». Il arrive, dans ces situations, que ma femme ait un autre point de vue que le mien, et c’est très bien ainsi. Mais, suite à ces frustrations d’éducateur, j’ai découvert que si je me préparais un peu avant d’entamer le dialogue, j’arrivais à mettre des mots clairs sur mes intuitions brumeuses et que l’enfant concerné me manifestait ensuite des signes de reconnaissance. Lorsque j’en parle avec des amis qui sont pères d’adolescents, je crois y reconnaître quelque chose de typiquement paternel : apprendre et rappeler aux enfants les grands principes de la vie, même si on passe pour un « vieux con ». Alors, j’assume pleinement ce rôle et, au lieu d’espérer être un « père génial » ou un « papa-copain » lorsque je dois dire quelque chose de désagréable à des adolescents, je leur dis «on a chacun notre rôle, moi, je vais te parler en tant que « vieux con », toi tu peux réagir en tant qu’adolescent(e) excessif et casse pied... » et le dialogue est plus facile parce que personne ne prétend détenir toute la vérité et que chacun a le droit d’émettre des avis qui dérangent l’autre, même si on s’aime… 6. Sens et Valeurs Essentielles

Les chiens et les singes ressentent des émotions et des sentiments tels la joie, l’affection, la peur,

la tristesse et la colère. Ces sentiments ne sont, donc, pas spécifiquement humains. Par contre, les chiens et les singes ne perçoivent pas ce que nous appelons le « bien et le mal », la justice et l’injustice, la vérité et le mensonge, la beauté et la laideur, l’harmonie et le chaos, le sens et le non-sens. Etre vraiment « homme », c’est donc développer notre sens des valeurs. Maslow a étudié ce qui caractérisait certains hommes et femmes qui étaient présentés par leurs contemporains comme des exemples de personnes bien épanouies. Il en a déduit qu’un dénominateur commun de ces personnes était l’importance qu’elles accordaient aux valeurs essentielles dans leur existence. Vice versa, on peut dire que ce qui caractérise bien souvent les personnes mal vues par leurs semblables est la place des anti-valeurs dans leur existence.

Le projet de vie et le système de valeurs des toxicomanes est très fragile et flou. Pour quoi vivre ?

Y a-t-il un sens à la vie? Bien souvent, ils aiment leur mère mais ils la volent, ils aiment leurs copains toxicomanes, mais ils les trahissent et ils veulent être loyaux avec leur patron, mais ils abusent de sa confiance. Leur comportement est bien souvent en contradiction avec ce à quoi ils accordent de la valeur. Comme si la drogue ou l'alcool avaient la première place et les valeurs de respect de soi et d'autrui, la deuxième. Lorsque les Valeurs ne sont plus une référence sacrée dans leurs choix, les hommes s'attirent des blessures, des déceptions, de la solitude et des remords. Le besoin de se référer à des Valeurs expli-que peut-être partiellement pourquoi certaines sectes ou mouvements religieux attirent les toxicomanes et suscitent des changements positifs dans leur mode de vie.

Au cours de mes premiers stages au CeIS de Rome, je m’interrogeais sur le lien qui pouvait exister

entre ces centaines de toxicomanes qui suivaient ce programme thérapeutique et l’idéologie religieuse de la direction. Je trouvais surprenant que des prêtres et des religieuses soient aussi efficaces avec des jeunes voyous et je me demandais si ils les endoctrinaient. Je posai la question à une éducatrice ex-toxicomane qui ne me paraissait pas particulièrement versée dans la religion et elle me répondit : «il y a des religieux dans ce centre, mais jamais ils n’ont fait pression pour que j‘adopte la religion chrétienne, la seule chose qu’ils m’ont dite était qu’il était important pour chacun d’avoir « son credo » au moment de terminer son programme. Moi-même, je ne suis pas catholique, mais j’anime des groupes où l’on peut parler de la spiritualité sur base de petits exercices d’imagerie mentale. Cela permet à chacun de réfléchir

91

au sens de son existence ». Je poursuivis ma réflexion avec Letizia, qui était religieuse, membre de la direction et responsable de la phase de réinsertion sociale. Elle me raconta l’histoire suivante : « un jour, un garçon qui était arrivé en réinsertion sociale me dit : quand je suis arrivé chez vous, j’étais comme une vieille voiture en panne, rouillée, juste bonne pour la casse. Un an plus tard, je suis comme une voiture complètement remise à neuf, elle a une belle couleur rouge et le moteur tourne parfaitement. C’est fantastique, mais je ne sais pas où aller ... ».

A l’occasion de la Noël, je passe généralement à l’Accueil et en CT pour donner un signe

particulier aux résidents. Beaucoup de nos résidents « semblent » incroyants, ou alors, ce sont des musulmans. Pourtant, la soirée de Noël est un événement important et difficile pour tous. En effet c’est la fête des familles, une fête où l’on est supposé être ensemble, au chaud et se faire des cadeaux. Beaucoup de toxicomanes abordent cet événement avec appréhension car c’est le moment où ils ressentaient le plus cruellement que leur famille était séparée et qu’ils ne pouvaient jamais être avec tout le monde ensemble et en harmonie. C’est une fête où l’alcool mélangé aux émotions réveille les querelles de famille. D’autres fois, nos résidents ont passé la fête de Noël seuls, ou en prison, ou dans un squat sordide, en rêvant de chaleur et d’amour familial. Ils ont donc peur de ressentir à nouveau de la solitude, du cafard et des déceptions. Récemment, je leur ai demandé les images qu’ils associent à le fête de Noël. Ils répondirent en donnant des symboles tels « c’est le moment où la nuit est la plus longue et où la lumière prépare son retour» ou l’image de la «la sainte famille unie autour de l’enfant Jésus » et du « Dieu qui se présente comme un enfant nu » ou encore le sapin vert décoré de guirlandes qui est, lui aussi, un symbole merveilleux. Je leur dis « nous avons besoin de merveilleux, les enfants ont droit au merveilleux et beaucoup d’entre vous n’ont pas eu leur tour pour rêver et pouvoir y croire. Pourtant, c’est important d’avoir une étoile dans le ciel, une étoile que l’on peut regarder quand on a perdu son chemin, une étoile pour accrocher l’espoir quand il fait tout noir. Et parfois, cette étoile disparaît parce que les nuages la cachent. Il faut alors se souvenir qu’elle existe et continuer à y croire en attendant que les nuages passent et que l’étoile réapparaisse. Alors, faites que cette veillée de Noël soit une soirée merveilleuse, vous l’avez bien préparée, vous verrez que tout se passe encore mieux sans alcool et sans drogues, profitez-en et gardez ensuite cette expérience dans votre album à bons souvenirs ». Au moment où j’allais terminer, un nouveau résident me dit devant tout le groupe « s’il vous plaît, parlez-nous encore de l’étoile, moi, je n’ai plus d’étoile, et j’ai besoin d’une étoile pour avoir la force de me lever » et d’autres renchérirent. Le message était si clair que je ne pouvais pas me débiner et je m’engageai à revenir pour en reparler tous ensemble. Je revins deux semaines plus tard avec un séminaire sur la « pyramide des besoins » de Maslow. Cet auteur est un des rares à accorder à la spiritualité une place importante dans le développement de la personnalité. Je demandai aux résidents de noter sur les cinq niveaux de la pyramide de Maslow les besoins qu’ils remplissent depuis leur arrivée à Trempoline. Voici les réponses qu’ils ont données :

5 4 3 2 1

1 Besoins physiologiques (manger, dormir, avoir chaud, ...)

• être à l’abri • ne pas dormir dehors, avoir un toit • dormir, manger, reprendre du poids, une hygiène correcte, j’ai repris tout cela à l’Accueil • A l’Accueil, on retrouve un équilibre alimentaire et on mange un peu trop • bien manger • les pauses (bonbons) • avoir un équilibre sain dans un endroit sain • reprendre une bonne hygiène de vie en mangeant et dormant à des heures saines • à l’Accueil, j’ai retrouvé une hygiène de vie et j’ai repris des activités

92

• Avoir un lit et des vêtements propres

2 Besoin de sécurité (Avoir des règles du jeu claires, connaître ses droits et devoirs, être protégé contre les aléas de la vie, maladies, chômage…)

• sécurité : avoir un toit et des règles • terminer les relations malsaines ou dangereuses, ne pas être confronté à la drogue ou à la

violence • avoir un horaire, des habitudes, reprendre le train-train quotidien • l’heure des repas et du repos pour bien se structurer • la santé, c’est très important pour moi, car quand j’ai mal, ça me bloque • prendre le temps de se soigner et avoir une hygiène correcte, me laver tous les jours être ici

pour être en sécurité face l’extérieur et retrouver la chaleur dont on a besoin • c’est la stabilité de mon environnement qui me donne ma sécurité • j’ai besoin de me sentir stable pour me sentir bien • la protection et les règles dans chaque niveau à passer • avoir et faire confiance • se mettre en règle avec la société respecter les règles de la société • arranger ses papiers • mes papiers sociaux, c’est très important pour me sentir en sécurité, mutuelle en ordre... • se prendre en charge au niveau social et juridique • payer ses amendes ou autres, sinon, danger, problèmes • réclamer son droit aux indemnités • j’ai appris à reprendre moi-même rendez-vous chez le docteur, surtout le dentiste

3 Besoin de relations,

(Appartenance, affection, liens, être intégré, participer, avoir une fonction)

• créer des relations plus saines, plus profondes • occuper une place dans la vie et le coeur des autres, c’est exister • à l’extérieur, je n’avais pas de place, mais ici, je me sens appartenir, faire partie • avoir une place dans le groupe, être connu, pouvoir dire librement ce qu’on vit • être entouré • construire un nouveau groupe d’amis si on n’a plus de famille • apprendre à s’aimer et à respecter les autres • l’amour responsable , la solidarité, l’altruisme, le respect • pouvoir identifier ses sentiments et mettre des mots, dire les choses clairement sur ses

sentiments, ses attentes, etc • en parlant et en donnant son point de vue • participer à une activité collective • on prend des moments pour ses relations, mieux se faire connaître et savoir partager ses

difficultés et ses sentiments avec ceux du groupe •

4 Besoin d’ego,

(identité psychosociale, être reconnu, être unique, individuation)

• être moi , me faire accepter comme je suis et ne pas jouer à quelqu’un d’autre pour le regard des autres

• être acteur dans la vie, savoir gérer sa vie, prendre des décisions, avoir famille, travail, hobbies et les moyens matériels, maison, voiture...

• avoir une situation, il faut avoir un emploi pour assurer sa vie, être mon propre patron, se sentir important,

• une place brillante, ça reste encore un rêve... • avoir une culture, une identité • avoir une identité de parents responsables, apprendre à me comporter comme une vraie

93

maman • la structure de la CT est comme une société en miniature : les rôles de chef de secteur, etc... • les feed-backs et les groupes de rencontre m’aident à me connaître • je n’ai pas d’idée précise, mais en CT je crois trouver ma voie

5. Besoin de Sens

(accomplir sa vie, se réaliser, avoir des valeurs, un idéal, art, religion, philosophie...)

• avoir un but • être heureux • la vie • ne pas nier ce qu’on a en soi • discerner le bien et le mal • pouvoir exprimer ses croyances, la sagesse, la créativité • parler avec d’autres sur le thème de la spiritualité • créer une famille • devenir une personne travailleuse avec des valeurs, être un exemple • faire des sorties socioculturelles, des formations, voyages culturels, philosophie, art, religions • « ? » •

Il ressortait clairement de ce brain storming que la phase d’Accueil était le lieu où se remplissent prioritairement les besoins des niveaux 1 et 2, que la phase CT remplissait surtout les niveaux 2, 3 et 4, et que la phase de réinsertion sociale portait sur les besoins 4 et 5. Le niveau 5 était évoqué mais n’apparaissait pas comme un niveau de développement capital dans les phases d’Accueil et de CT. Pourtant, c’est dans les phases 1 et 2 (Accueil et CT) que des résidents avaient réclamé qu’on leur parle encore « d’étoiles ». En effet, le thème des valeurs est capital dès le premier moment du séjour dans le programme thérapeutique. Le projet final de la construction et les lignes directrices sont indispensables dès le départ pour que la pyramide de Maslow s’élève de façon bien équilibrée. Nos nouveaux résidents démarrent leur séjour au degré zéro de la confiance, de l’espoir et du respect de soi et d’autrui. Ils ont besoin d’une étoile où d’un cap pour accrocher leur espoir et suivre une direction. Cette direction doit être donnée par l’équipe éducative ou par les parents, il faut donc que les éducateurs soient très au clair au niveau de leurs valeurs fondamentales et qu’ils aient des convictions fortes pour être capables de donner, contre vents et marées, de l’espoir et de l’amour responsable.

Dans le débat qui suivit le brain storming, un résident musulman m’interpella « Georges, il n’y a

aucune place ici pour parler de la religion... en tout cas pas entre les résidents. Si je parle de cela, je suis certain que tout le monde va se détourner, alors que pour moi, c’est très important la religion ». Certains l’approuvèrent, d’autres le contredirent. Un italien leur répondit « je ne vous comprends pas, avez-vous déjà bien regardé ? … Les gens qui en soutiennent d’autres, la solidarité et tout cela, ce n’est pas « aimez-vous les uns les autres » ? … ce n’est pas de la religion ? ». Mais le résident turc me réinterpella « Je ne comprends pas, vous nous apprenez à exprimer nos sentiments et à respecter les sentiments des autres, alors pourquoi ne nous apprenez-vous pas à exprimer la foi qu’il y a au fond de nous et à respecter celle des autres ? Moi, j’ai besoin de cela ! Quand on prononce un mot qui parle de la foi, quelque chose s’allume en moi, cela me fait vivre ! ». De nouveau, c’était très clair et je ne voulais pas m’esquiver: « tu as raison, c’est un sujet tabou. Tu viens d’un pays où presque tout le monde est musulman et où c’est normal de parler de sa foi parce que tout le monde partage la même foi. Ici, en Belgique, c’est différent, depuis longtemps il y a des gens qui croient et d’autres qui ne croient pas, et le compromis qu’on a trouvé pour ne pas se disputer, c’est d’éviter de parler de ses convictions religieuses ou philosophiques, c’est chacun pour soi. Notre société n’est pas vraiment pluraliste, elle est plutôt « neutraliste ». En psychologie, il a fallu du temps pour qu’on reconnaisse l’importance capitale des sentiments et il faudra encore du temps pour qu’on puisse parler librement de son incroyance ou de sa foi dans les CT. Mais c’est possible de le faire en seul à seul ». Puis j’interpellai le groupe « vous avez entendu qu’Ibrahim a envie de parler de sa foi. Qui parmi vous est disposé à en parler avec lui ? ». Plusieurs mains se levèrent et on clôtura la soirée en leur proposant de trouver du temps entre eux. Je repartis avec un mélange de motivation et de perplexité pour trouver le passage qui permettrait de dépasser le silence de chacun sur les convictions qui le font vivre, donner et croire en l’autre comme cela peut se voir dans notre programme thérapeutique.

94

7. La boussole intérieure Les Valeurs dont nous parlons dans les communautés thérapeutiques sont des choses "bien en

soi", qui n'ont pas besoin d'un principe supérieur pour être justifiées et qui semblent universellement reconnues telles l'harmonie, le respect de soi-même et d'autrui, ou "l'Amour" avec un grand A, c'est-à-dire un amour qui se base plus sur le souci du bien d'autrui que sur l'attirance et le désir de posséder la personne aimée. Ces Valeurs essentielles constituent un patrimoine universel qui peut unir les hommes et les aider à vivre en harmonie. Ce patrimoine commun existe en « germe » au fond de la conscience de chacun et peut sommeiller toute une vie si rien ne vient le stimuler. C'est à travers la rencontre de symboles, de paroles et d’exemples qui lui font écho que la conscience morale de l’enfant se développera. Le monde des adultes a la responsabilité de transmettre les références éthiques, les normes morales et les valeurs communes qui servent à inspirer et à imprégner la vie collective. Bien que la parler des valeurs soit important, la transmission des valeurs et principes des adultes se fait par les attitudes et comportements les plus discrets de la vie quotidienne, bien plus que par les discours.

Notre CT est une micro-société qui a besoin d’un minimum de paroles pour définir les valeurs du

groupe. Notre texte de référence est la « philosophie des CT 22». Chaque comportement peut, alors, être questionné dans son rapport au texte de la « philosophie ». Le but de cette « philo », des règles, de la confrontation et de la pédagogie des valeurs est d'éveiller en chaque jeune son attention constante envers son intuition éthique de telle sorte qu'il puisse un jour distinguer le bien du mal en se référant à sa "boussole intérieure" plutôt qu'aux opinions de son entourage ou à des règles insensées. C'est à cette condition qu'il aura vraiment rompu avec la dépendance.

Le "respect" est, en CT (et ailleurs), la Valeur minimale que chacun peut exiger de chacun. Non

pas le respect "politesse" de façade dont on nous parlait jadis, mais le respect-sentiment qui consiste à se refuser de faire du tort à soi ou autrui, de détruire la confiance ou l'espoir, ou même d’abîmer une plante ou un objet si ce n'est pour un projet plus beau. Le sens du respect implique donc aussi que l'on soit honnête, juste, non-violent, solidaire et responsable de ses actes. Mais en CT, l'attente envers chacun va plus loin que "ne pas nuire", elle va jusqu'à la Valeur maximale, l'Amour dont la caractéristique est de vouloir le bien d'autrui. Il s'agit donc d'investir dans l'autre, d'être actif dans son processus de croissance. Cette bienveillance et cette solidarité sont, non seulement, la juste réciproque de ce que chacun a reçu d’autrui, mais elles ouvrent également la porte sur la vraie amitié, une expérience qui transforme nos résidents et leur donne la force d’affronter toutes les épreuves.

22 « la philosophie des CT » voir en annexe.

95

Conclusion

Pour qu’un marché des drogues existe, il suffit qu’il y ait des demandeurs prêts à payer cher

même s’il n’y a quasiment pas d’offre, car l’appât du gain suscitera l’apparition de fabricants et de traficants. Par contre, s’il n’y a pas de demande de drogues, il n’y aura pas de marché, même si l’offre est forte et à bas prix. C’est donc sur la « demande » qu’il faut agir si nous voulons attaquer le mal à sa racine.

La solution du « tout répressif » ayant échoué, le grand danger des révisions actuelles

concernant les politiques des drogues serait de se lancer dans une nouvelle utopie qui consisterait à résoudre les problèmes en changeant les étiquettes des flacons qui contiennent les produits toxiques. Faire croire que jouer avec de l’alcool ou des drogues est un divertissement anodin, ou que « les drogues ne sont pas interdites parce qu’elles sont un mal mais sont un mal parce qu’elles sont interdites », cela relève du sophisme.

Le risque actuel est d’abandonner une perspective dynamique envers ceux qui sont bloqués

dans des impasses et de nous résigner à réduire les risques parce que les aider à changer, cela nous demanderait plus d’efforts. La tolérance de l’usage de drogues deviendrait dans ce cas une façon moderne de réguler l’exclusion sociale et le chômage : grâce aux drogues nous paraîtrons n’exclure personne, ils s’excluront eux-mêmes, librement, « récréativement ». Une pharmacienne dont le fils était toxicomane me rapportait un petit mot cinglant et révélateur : elle déplorait trois cas d’overdoses mortelles dans sa clientèle sous méthadone et un confrère lui répondit « cela fait trois toxicos de moins ! », de l’élimination sans éliminateurs. Le risque est que nous tolérions l’alcool et les drogues parce qu’en buvant et en se droguant légalement, ces exclus nous dérangeront moins. Par contre, pour les inviter à changer, il faudrait que nous changions les premiers et que nous ayons des idées claires sur le projet de société que nous voulons construire, sur ce que veut dire « être adulte », sur ce que nos enfants ont besoin d’apprendre pour devenir un jour adultes et enfin sur ce que veut dire « éduquer ». Eduquer n’est pas facile, il faut régulièrement prendre position, montrer l’exemple, être cohérent avec ses valeurs, être proche et vrai, assumer des conflits, essuyer des affronts... bref, rien de très confortable ni de très prestigieux. Trop d’adultes s’identifient aux adolescents et jouent à « l’empathie démocratique » sans accepter l’indispensable contrepartie qui est d’assumer le rôle d’autorité et de porteur de la Loi. Ils renvoient cette responsabilité aux écoles ou aux forces de l’ordre qui sont payées pour ce boulot ingrat. Mais les jeunes ont besoin d’avoir en face d’eux des adultes simultanément proches et porteurs de la Loi, des adultes qui savent remplir de manière bienveillante le rôle d’autorité, des adultes qui ont compris ce qu’est « l’amour responsable », un amour qui sait dire un « non » utile et accepter le conflit. Eduquer des jeunes ne peut se faire sans les confronter à des limites et les sanctionner de temps en temps. Le sens de l’autorité exercée sur les jeunes est moins le maintien de l’ordre qu’une visée éducative basée sur la conviction que ces jeunes sont capables de se dépasser et d’apprendre à résoudre leurs problèmes sans nuire ou se mettre en danger et de trouver des solutions qui passent par le dialogue, le respect de soi et d’autrui. Lors d’une conférence sur « les parents de toxicomanes et le monde judiciaire, thérapeutique et éducatif »23, des parents de toxicomanes ont pu crier leur solitude et leur détresse face à la souffrance de leur famille. L’un d’eux a interpellé le monde professionnel en disant que « les parents de toxicomanes exigent d’être pris en considération, et pas seulement quand il est trop tard, mais dès les premiers signes de dérapage. Je ne peux m’empêcher de faire le parallèle, dit ce père de toxicomane, entre les parents des toxicomanes et ceux des enfants victimes de pédophiles criminels pour montrer qu’en méprisant le rôle des parents et en ne nous soutenant pas, nos institutions portent une lourde responsabilité de dans la mort de nos enfants. Pour protéger nos enfants, ne nous oubliez pas ! Vous avez besoin de nous comme nous avons besoin de vous ». Le monde change et chacun est de plus en plus livré à lui-même pour faire ce qu’il veut de sa vie, dans l’indifférence générale. L’homme reste pourtant ce qu’il est : un être qui a plus besoin de relations, de cadre, de codes, de valeurs et de solidarité que de produits magiques et de laisser faire. Même si nos ados contestent nos principes et nous demandent du hasch pour ressentir plus de

23 Colloque organisé le 7 mai 1999 par l’Université de Liège et le DRAPS

96

97

« convivialité », des produits « récréatifs » pour tromper leur ennui et des produits magiques pour fuir le réel et étouffer leurs sentiments ou le manque de sens et de relation, faut-il que les adultes leur fournissent les dopants ou anesthésiants qu’ils réclament ? Allons-nous dire « oui » quand ils ont besoin de nous entendre dire « non » ? Sommes-nous prêts à passer parfois pour des « vieux cons » si nos ados ont besoin de nous voir assumer ce rôle ingrat pour pouvoir grandir ? Ce qui leur manque le plus, ce n’est pas du hasch ou de l’XTC, mais des adultes authentiques qui leur portent une attention lucide et courageuse, qui leur donnent un cadre clair et sécurisant, des limites, des références par rapport auxquelles les ados pourront prendre position, s’exprimer, faire des expériences et des erreurs. Ils ont besoin de modèles d’identification positifs et accessibles, d’adultes qui les écoutent et les confrontent, leur montrent comment résoudre les problèmes. Ils ont besoin de nous entendre parler de notre expérience de la vie, de « au nom de quoi » nous sommes capables de leur dire « non » et des valeurs auxquelles nous croyons et qui dépassent notre plaisir immédiat. Jung disait que le principe de la « Grande Mère » qui aime chacun inconditionnellement est bon, mais que s’il n’est pas relayé par le principe paternel de la Loi, cette « Grande Mère » se transforme en « Mère Dévoratrice » qui accepte, non plus chacun, mais tout et n’importe quoi, jusqu’à la mort de ses propres enfants. La génération de « il est interdit d’interdire » est actuellement aux commandes, est-elle prête à assumer, à son tour, son rôle d’autorité ? ANNEXES : La « philo des CT » Bibliographie • Henri Laborit „La légende des comportements“, Flammarion 1994 • George De Leon: “The therapeutic community, theory, model and method“ Springer NY 2000 • Dr Martien Kooyman • Watzlawick „une logique de la communication“ Piont 1980 et „la réalité de la réalité“ Point 1982 • Erik Erikson „adolescence et crise, la quête de l’identité » Champs, Flammarion 1972 • Oughourlian „la personne du toxicomane“ Privat 1986 • « Theories on drug abuse, selected contemporary perspectives » NIDA 1986