3
Annales de dermatologie et de vénéréologie (2009) 136, 483—485 HISTOIRE DE LA DERMATOLOGIE À la Société franc ¸aise de dermatologie en 1909. Inoculation de produits syphilitiques... The Société franc ¸aise de dermatologie in 1909. Inoculation with syphilitic products... B. Cribier Clinique dermatologique, hôpitaux universitaires de Strasbourg, faculté de médecine, université de Strasbourg, 1, place de l’Hôpital, 67091 Strasbourg cedex, France Disponible sur Internet le 16 avril 2009 Au début du xx e siècle, les inoculations humaines de maté- riels infectieux restent courantes, comme en témoigne cette expérience présentée à la réunion de la Société franc ¸aise de dermatologie. Le problème posé ici est celui de la protection conférée par un épisode syphilitique, qui était l’objet d’un dogme assez ancien. En effet, les auteurs rap- pellent les expériences de réinoculation de Ricord et de Wallace « qui avaient établi l’état réfractaire du syphili- tique vis-à-vis de l’action d’un nouveau virus, quelle que fût son origine : primaire, secondaire ou tertiaire ». Dans son traité des maladies vénériennes, Rollet affirme que ces expériences ont été répétées des milliers de fois et qu’elles sont « si inoffensives qu’on peut sans scrupules les pratiquer sur tous les malades. Pour ma part, j’en ai fait un très grand nombre, des centaines, à l’Antiquaille ; mes prédécesseurs MM. Saunier, Diday et Rodet en avaient fait avant moi presque autant que moi ; jamais aucun de nous n’a obtenu de résultats positifs. Je ne connais pas de vérité mieux démontrée, plus incontestable que celle- ». Ricord lui-même a réalisé plus de 500 inoculations avec du « virus secondaire ou tertiaire » sans jamais obte- nir de résultat. Ainsi, il était communément admis à la fin du xix e siècle qu’il y avait une immunité contre une Adresse e-mail : [email protected]. nouvelle infection syphilitique dès l’apparition de la phase primaire. Toutefois, ce dogme a été remis en cause progressi- vement à partir des années 1890 et surtout au début du xx e siècle, puisque Queyrat avait pu observer qu’un chancre syphilitique auto-inoculé pouvait donner des « résultats posi- tifs », montrant que l’immunité n’était donc certainement pas acquise pendant cette phase primaire. Peu de temps après, des auteurs allemands, Finger et Landsteiner, ont utilisé des scarifications profondes et inoculé des pro- duits syphilitiques primaires à des malades de la période secondaire et tertiaire. Ceux de la période secondaire ont développé des petites papules, mais de fac ¸on inconstante. Les inoculations faites aux patients tertiaires ont entraîné une plaque érythémateuse, infiltrée, rappelant tout à fait les syphilis tuberculeuses ou ulcéreuses bien connues au cours de la phase tertiaire. Enfin, Salmon a fait aussi les mêmes expériences en 1907 chez des patients atteints de syphilis tertiaire, ayant des infections datant de 20 et 36 ans. Il a réalisé huit inoculations chez trois malades, avec deux résultats et six échecs. Toutefois, il a considéré les résul- tats comme « de nature contestable » car la lésion n’était qu’une petite papule squameuse au point d’inoculation. Il en avait de ce fait conclu que « le syphilitique possède une immunité cutanée absolue contre une réinfection venue du dehors ». 0151-9638/$ — see front matter © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.annder.2009.03.007

À la Société française de dermatologie en 1909. Inoculation de produits syphilitiques…

  • Upload
    b

  • View
    217

  • Download
    4

Embed Size (px)

Citation preview

Annales de dermatologie et de vénéréologie (2009) 136, 483—485

HISTOIRE DE LA DERMATOLOGIE

À la Société francaise de dermatologie en 1909.Inoculation de produits syphilitiques. . .

The Société francaise de dermatologie in 1909.Inoculation with syphilitic products. . .

B. Cribier

Clinique dermatologique, hôpitaux universitaires de Strasbourg, faculté de médecine,université de Strasbourg, 1, place de l’Hôpital, 67091 Strasbourg cedex, France

Disponible sur Internet le 16 avril 2009

np

vxstpaudsdLulcms

Au début du xxe siècle, les inoculations humaines de maté-riels infectieux restent courantes, comme en témoigne cetteexpérience présentée à la réunion de la Société francaisede dermatologie. Le problème posé ici est celui de laprotection conférée par un épisode syphilitique, qui étaitl’objet d’un dogme assez ancien. En effet, les auteurs rap-pellent les expériences de réinoculation de Ricord et deWallace « qui avaient établi l’état réfractaire du syphili-tique vis-à-vis de l’action d’un nouveau virus, quelle quefût son origine : primaire, secondaire ou tertiaire ». Dansson traité des maladies vénériennes, Rollet affirme queces expériences ont été répétées des milliers de fois etqu’elles sont « si inoffensives qu’on peut sans scrupulesles pratiquer sur tous les malades. Pour ma part, j’en aifait un très grand nombre, des centaines, à l’Antiquaille ;mes prédécesseurs MM. Saunier, Diday et Rodet en avaientfait avant moi presque autant que moi ; jamais aucun denous n’a obtenu de résultats positifs. Je ne connais pasde vérité mieux démontrée, plus incontestable que celle-

là ». Ricord lui-même a réalisé plus de 500 inoculationsavec du « virus secondaire ou tertiaire » sans jamais obte-nir de résultat. Ainsi, il était communément admis à lafin du xixe siècle qu’il y avait une immunité contre une

Adresse e-mail : [email protected].

Irtqeid

0151-9638/$ — see front matter © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droitsdoi:10.1016/j.annder.2009.03.007

ouvelle infection syphilitique dès l’apparition de la phaserimaire.

Toutefois, ce dogme a été remis en cause progressi-ement à partir des années 1890 et surtout au début duxe siècle, puisque Queyrat avait pu observer qu’un chancreyphilitique auto-inoculé pouvait donner des « résultats posi-ifs », montrant que l’immunité n’était donc certainementas acquise pendant cette phase primaire. Peu de tempsprès, des auteurs allemands, Finger et Landsteiner, onttilisé des scarifications profondes et inoculé des pro-uits syphilitiques primaires à des malades de la périodeecondaire et tertiaire. Ceux de la période secondaire ontéveloppé des petites papules, mais de facon inconstante.es inoculations faites aux patients tertiaires ont entraînéne plaque érythémateuse, infiltrée, rappelant tout à faites syphilis tuberculeuses ou ulcéreuses bien connues auours de la phase tertiaire. Enfin, Salmon a fait aussi lesêmes expériences en 1907 chez des patients atteints de

yphilis tertiaire, ayant des infections datant de 20 et 36 ans.l a réalisé huit inoculations chez trois malades, avec deuxésultats et six échecs. Toutefois, il a considéré les résul-

ats comme « de nature contestable » car la lésion n’étaitu’une petite papule squameuse au point d’inoculation. Iln avait de ce fait conclu que « le syphilitique possède unemmunité cutanée absolue contre une réinfection venue duehors ».

réservés.

4 B. Cribier

cf

O

ICsleucnadaducat

fdsc(lm

F2

Fp

llnasl

84

Nos deux auteurs ont donc voulu à nouveau répéteres expérimentations. Cette triste histoire est détaillée deacon remarquable.

bservation

l s’agissait d’un homme de 27 ans, hospitalisé à l’hôpitalochin depuis trois mois, soit le 15 décembre 1908, en rai-on d’une syphilis tertiaire qui avait détruit les ailes du nez,e cartilage de la cloison, ainsi que des lésions épiglottiquest laryngées de même nature. Dans son histoire, on notaitn chancre sept ans auparavant, dont il existait encore uneicatrice sur le méat, ainsi qu’un second chancre phagédé-ique du prépuce. Ils ont duré un mois et demi et le patienteu ensuite une roséole, puis des plaques muqueuses et

es zones alopéciques. Il avait été traité pendant quatrens par des « pilules » (sic). Il n’a eu ensuite aucun inci-ent jusqu’à ce qu’au mois de septembre 1908, il ait eun coup de pied de cheval sur le nez. La syphilis ulcéro-roûteuse s’est développée secondairement et le patientété traité à Cochin par des frictions d’onguent napoli-

ain.On réalisa le 18 décembre, une prise de sang pour

aire la réaction de Wassermann. Queyrat et Pinard [1]écidèrent alors de faire une inoculation dans la fosseus-épineuse gauche d’un petit fragment, provenant d’un

hancre syphilitique « excisé quelques minutes auparavant »sic). Il s’agissait d’un chancre évoluant depuis un mois,ocalisé au prépuce et « complètement cicatrisé, ce qui nousettait à l’abri de tout risque d’infection secondaire ».

igure 1. Résultat clinique obtenu dans le cas du patient de7 ans (injection dans la fosse sus-épineuse).

tvd

uegffta(

D

Qfrsit

ravlde«m

igure 2. Lithographie en couleur, montrant les résultats obtenusar les auteurs allemands (Finger et Landsteiner).

Au 17e jour, le 4 janvier, apparaissait une érosion, puise lendemain une ulcération de la taille d’une lentille. Laésion se creusait et s’étendait de facon excentrique et pre-ait alors l’aspect d’une syphilis tertiaire le 8 janvier. Elletteignait la taille d’une pièce de 50 centimes le 10 janvier,ans retentissement ganglionnaire. Pendant ce temps, lesésions nasales étaient presque guéries, car le malade étaitoujours traité par des frictions depuis son entrée au ser-ice. Le 18 janvier, la lésion était grande comme une pièce’un franc.

La lésion s’agrandissait progressivement. Elle prenaitne forme caractéristique annulaire avec une « petitencoche » (Fig. 1). Elle finissait par se recouvrir d’unerosse croûte noire et cicatrisait à la fin du mois deévrier alors que l’état général s’était très amélioré. Laorme et l’aspect particulier de la lésion inoculée étaientout à fait ceux qui avaient été observés par les auteursllemands et étaient illustrés par la planche en couleurFig. 2).

Les auteurs notaient néanmoins, qu’on n’avait pas puendant tout ce suivi, déceler de tréponèmes sur frottis nil’ultramicroscope.

iscussion

ueyrat et Pinard [1] concluaient que l’inoculation de ceragment de chancre entraînait une lésion tertiaire, sansetentissement ganglionnaire chez un patient au stade deyphilis tertiaire. Ils excluaient qu’il puisse s’agir d’unenfection secondaire banale, car ils pensaient avoir prisoutes les précautions lors de l’inoculation.

Ils considéraient donc qu’il s’agissait d’un « fait expé-imental » qui confirmait les conclusions des auteursllemands. Ceux-ci avaient affirmé que les lésions obser-ées après inoculation étaient du même type que les autresésions tertiaires. Ces auteurs avaient d’ailleurs pris la peine

’inoculer des tissus normaux chez les mêmes patients, sansntraîner aucune lésion, ce qui permettait d’éliminer le faitqu’une petite parcelle étrangère ait déterminé une inflam-ation banale ».

ccruasgelqRt

Inoculation de produits syphilitiques en 1909

Remise en question du dogme

Queyrat et Pinard [1] conclurent donc que cette expérienceétait importante, car elle montrait « que l’immunité dessyphilitiques contre une nouvelle infection du dehors n’estpas absolue comme on le croyait ; elle est au contraire trèsrelative ».

Ils finirent donc par se poser la question de ce qu’onobservait chez certains patients, le « chancre redux ». Ilssuggérèrent ainsi, la possibilité d’une nouvelle colonisationpar des tréponèmes recueillis dans un rapport sexuel et évo-luant sur un organisme partiellement immunisé.

On voit à la lecture de cette présentation que lesinoculations de matériel infectieux étranger sont non seule-ment monnaie courante à cette époque, mais qu’elles ne

soulèvent aucune question, ni éthique ni médicale. La pos-sibilité d’une surinfection est parfois évoquée, de mêmeque la spécificité de la réaction. L’esprit scientifique vientau secours de nos inoculateurs, puisque certains ont penséinoculer en parallèle du tissu sain d’un autre sujet. . .

R

[

485

Toute cette séance du 18 mars 1909 est consacrée prin-ipalement aux maladies infectieuses. On y trouve desas de « kératose blennorragique », avec là encore uneeproduction expérimentale des lésions par inoculation,ne présentation de balanoposthite de forme gangreneuse,insi qu’une nouveauté thérapeutique, la modification de laeringue de Barthélemy utilisée pour les injections d’huilerise. On discute enfin les chancres de la région sus-pubiennet à la base du pénis chez les musulmans algériens, cetteocalisation « étant surtout commandée par une coutumeuasi-rituelle, le rasement du pubis ». Le même auteur,enault, décrit un énorme chancre du menton liée, pense--il, à la transmission de la syphilis par le rasoir.

éférence

1] Queyrat, Pinard. Résultats de l’inoculation des produits syphili-tiques primaires aux sujets atteints d’accidents tertiaires. BullSoc Fr Derm Syph 1909;20:156—9.