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Au service de l’histoire des idées. Parcours bio-bibliographique
De l’histoire des idées à l’histoire culturelle.
Dix-huitiémiste de formation, le professeur J. Marx a commencé sa
carrière scientifique par des recherches relatives à l’histoire des sciences et
l’histoire des idées en général. Sa thèse de doctorat (Charles Bonnet contre les
Lumières 1738-1850 (Oxford, 1976, S. V. E. C., 156-157, 2 vol.- 782 p.). est une
analyse en profondeur de l’impact exercé sur l’élite cultivée du temps par
un certain nombre de thèmes de pensée issus de la philosophie biologique,
en particulier l’idée de grande chaîne des êtres et celle de la préformation du
germe, qui trouve son origine dans les théories développées autour de la
génération des êtres vivants par les expérimentateurs et les théoriciens des
« sciences de la vie ».
Dans la lignée des travaux menés auparavant par Arthur O. Lovejoy
(1873-1962), fondateur du Journal of the Histoy of Ideas (John Hopkins
University, Baltimore), les recherches menées par Jacques Marx s’inscrivent
dans le cadre méthodologique de l’histoire des idées, conçue comme
discipline scientifique « transversale » et pluridisciplinaire.
Cette orientation est également choisie comme perpective centrale de
l’ouvrage : Tiphaigne de la Roche. Modèles de l’Imaginaire au XVIIIe siècle,
Bruxelles, 1981 (Travaux de la Faculté de Philosophie et Lettres, LXXXI), 1
vol. - 107 p.), consacré à l’étrange production d’un médecin normand
oublié, Charles-François Tiphaigne de la Roche (1722-1774), esprit
puissamment original, attiré aussi bien par l’ésotérisme que par les grandes
controverses scientifiques de son temps. Il s’agissait de décrire le parcours
d’un philosophe amateur « éclairé », dont le profil récapitule toute
l’évolution allant du libertinage érudit de la fin du XVIIe siècle à la vision
utopique des grands réformateurs sociaux du XVIIIe.
La singularité de cette œuvre, qui fait souvent penser à Diderot, tient
moins à l’originalité – remarquée par la critique – de certaines intuitions
(l’anticipation de la photographie, des aliments déshydratés, etc.) ou à
certaines audaces de pensée propres à la tradition utopique (la liberté
sexuelle) qu’à la permanence d’une méthode d’extrapolation jouant sur
divers registres : la fiction scientifique (s’agit-il déjà de « science-fiction » ?),
la fiction onirique, l’utopie négative, concourant toutes à renforcer le
caractère heuristique d’une échappée imaginative, qui s’est trouvée
réactualisée au cours du Colloque international organisé, les 25 et 26 mars
2010 par l’Université de Grenoble 3 Stendhal (UMR. Lire), sur le thème
Charles Tiphaigne de la Roche et les ambivalences du merveilleux moderne, par
Yves Citton, professeur à l’Université de Grenoble III Stendhal, et Directeur
du Colloque.
À la faveur de ces intérêts, le professeur J. Marx a poursuivi ses
recherches dans une perspective conduisant de l’histoire des idées à
l’histoire des mentalités, qui fournit le cadre du livre Le Péché de la France.
Surnaturel et politique au XIXe siècle (Bruxelles, Espace de libertés, 2005, 441
p.), contribution à une histoire culturelle de la pensée ultraconservatrice
française, où se mêlent le projet de la restauration monarchique ;
l’intransigeantisme catholique, moteur de la contre-révolution catholique,
ainsi qu’une instrumentalisation des masses tirant parti des événements
surnaturels (les apparitions mariales) qui scandent la trame surnatruelle
d’un certain XIXe siècle légitimiste. L’ouvrage est préfacé par Émile Poulat,
fondateur du groupe de sociologie des religions dont sont issues les
Archives des sciences sociales des religions.
Une des préoccupations majeures du professeur J. Marx a consisté dans
l’appréciation critique des images et des systèmes de représentation
européocentristes de l’altérité, qu’il a étudiées notamment à propos de la
littérature coloniale relative à l’Afrique du Nord (« Visions d’Afrique du
Nord dans les lettres françaises de Belgique », Textyles, n° 12, 1995, p 47-66 ;
« Antisémitisme fin de siècle au Maghreb. l’ambassade belge de 1887 »,
Cahier d’études maghrébines, 1997, 10, I, p. 149-159 ; « Je est un autre : défis de
l’écriture sudiste », Bulletin de l’Académie royale de langue et de littérature
françaises, LXXVII, 3-4 (1999), p. 329-343 ; « Au service de la plus grande
France : littérature et mystique saharienne », Le Désert, un espace paradoxal.
Actes du Colloque de l’Université de Metz, 13-15 septembre 2001, Berne, Peter
Lang, 2003, p. 371-400 ; « L’Afrique du Nord dans la littérature belge. État
des lieux », Les Cahiers de la S. I. E. L. E. C., n° 1, Littérature et colonies, Paris,
Kailash, 2003, p. 55-86 ; « Songe à Maxence: au Mzab, avec José Gers »,
Poétique et image du désert, textes réunis par Jean-François Durand,
Montpellier III, Université Paul-Valéry, Axe francophone et méditerranéen,
2005, p.139-169).
Les points d’ancrage de la méthode critique adoptée sont donc désormais
fixés : histoire des idées et des mentalités ; l’anthropologie culturelle des
groupes et des sociétés traditionalistes ; les images et systèmes de
représentation de l’altérité.
La mission de Chine et la transaction interculturelle
À partir des années 2000, sous l’influence des thèmes développés dans la
célèbre étude d’Edward Saïd (L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident
(traduit en 1980) l’enseignement et les recherches du professeur J. Marx se
concentrent plus spécifiquement sur la problématique intercultuelle
Europe-Asie, vue sous l’angle de la confrontation – mais aussi des modes
de transaction – entre « l’ ici » et « l’ailleurs » ; entre le normatif et
l’exotique. Sont donc considérés les antécédents idéologiques du « mythe
chinois », particulièrement au XVIIIe siècle, où la réflexion sur l’altérité a
principalement émané du milieu jésuite, ce qui légitime la prise en compte
de la question religieuse, mais aussi de tout ce que cette dernière a
impliqué sur le plan culturel.
La question du crucifix
Une large place est réservée à des problèmes d’anthropologie culturelle,
comme par exemple la question du crucifix abordée dans l’étude : « Le
crucifix dans la mission de Chine, ou le Dieu caché » (dans Le Face-à-face des
dieux. Missionnaires luxembourgeois en Outre-Mer, Musée en Piconrue, 2007,
p. 189-202), qui montre comment le symbole matériel a donné lieu à une
polémique touffue, où se mêlent données historiques et théologiques,
affrontements de circonstance entre obédiences religieuses, et réticences
« indigènes » à l’acculturation.
Croix-souvenir du calvaire qui accompagnait les chrétiens
chinois dans leur cercueil (Louis Gaillard, S. J., Croix et svastika en Chine, Chang-hai,
Imprimerie de la mission catholique, 1893, p. 154.
Cet article vise à démontrer que le discours missionnaire en Chine
comportait un double registre: d’une part, les efforts apologétiques de
Matteo Ricci et des convertis chinois visaient principalement la sphère
lettrée, les membres des académies, et l’élite mandarinale, et s’inscrivent
dans le cadre général de la vocation humaniste de la Société de Jésus,
appuyée sur une tradition de l’intelligence héritée de la Renaissance, que J.
Marx a, par ailleurs, analysée dans « La Mission de Chine : une transaction
humaniste de l’altérité », Universitas. Monthly Review of Philosophy and
Culture (Taibei, Taiwan), 434, vol. 37, 7 (juin 2010), p. 3-33.
Mais, d’autre part, l’action missionnaire dans les provinces trahit une
insertion en profondeur dans les pratiques et les croyances de la sphère
populaire (« Aux intellectuels, ils parlent de la nature divine ; au peuple,
des arts surnaturels »).
Par ailleurs, si les jésuites du XVIIe siècle sont des humanistes adeptes des
sciences exactes (Matteo Ricci par exemple a suivi les cours du célèbre
mathématicien Clavius, 1537-1612, ami de Galilée et de Képler), ils n’en
sont pas moins issus également d’une sphère culturelle européenne où la
sorcellerie, la magie, les pratiques alchimiques, la possession, les
exorcismes et les talismans étaient très répandus. Beaucoup de notions
dites « scientifiques » baignaient encore dans cette atmosphère
irrationaliste: l’astronomie restait influencée par l’astrologie, la médecine
par la théorie des humeurs ; la physique par des concepts vitalistes.
Dans une étude portant sur le parcours d’un Chinois converti de la région
de Ningbo, responsable de plusieurs textes catéchétiques en chinois,
Dominic Sachsenmaier constate la présence de pratiques proto-religieuses
situées hors de la sphère confucéenne : comme en Europe, les amulettes, les
formules magiques, les exorcismes, etc étaient des phénomènes communs,
et il n’y a pas de doute que Ricci a procédé à des exorcismes sur place1.
On touche donc ici à un aspect non négligeable de la politique
d’accommodation : les jésuites ont peut-être joué sur des éléments présents,
et étrangement semblables à ce qu’on trouve dans les strates profondes de
la religosité populaire en Europe : croyance à l’incarnation de dieux, idée
d’une rétribution dans la vie future. L’histoire du crucifix en Chine semble
donc confirmer que le succès du christianisme dans ce pays a pu résulter
d’une inculturation dont les voies se sont manifestées en réalité ailleurs que
dans les débats philosophiques de la sphère lettrée confucéenne sur
lesquels s’est surtout focalisée notre attention critique.
C’est ce qu’on voit en particulier chez le père Athanase Kircher (1502-
1680), cette belle figure de jésuite scientifique, aux confins de la Renaissance
et de l’époque baroque. Polygraphe invétéré, esprit universel, auteur
d’ouvrages sur le magnétisme, la musique, les phénomènes telluriques, il
possédait des connaissances très étendues, malheureusement acquises dans
un grand désordre. Il avait formé un cabinet précieux d’objets d’histoire
naturelle, d’antiquités, d’instruments de physique et de mathématiques,
toujours visible actuellement à Rome sous le nom de « Musée du Monde ».
Sa China monumenta qua sacris qua profanis illustrata (1ère éd. latine, 1665 ;
trad. française en 1670), qui fut appelée à jouer un grand rôle dans la
propagation de la mode chinoise en Europe, était un livre extraordinaire,
où s’exprimait un formidable désir de tout saisir, de tout comprendre; mais
qui s’accompagnait malheureusement d’une grande dérive imaginative,
puisque l’immense contrée décrite par son auteur était peuplée de plantes
1 Dominic Sachsenmaier, « The Jesus of Zhu Zongyuan (1616-1660). A Complex
Pattern of Inculturation », dans Roman Male., The Chinese Face of Jesus Christ,
Nettetal, Steyler Verlag, s. d. (Monumenta Serica Monograph Series, vol. L, 1-2, vol. II,
p. 539-552.
nouvelles et de fruits (l’ananas), d’oiseaux (le cormoran), mais aussi de
poissons étranges et d’animaux plus ou moins fabuleux.
Fronti spice de la China illustrata (1670) du père Athanase Kircher.
L’encyclopédie du père Kircher n’était en somme qu’un énorme ramassis
d’informations tantôt réalistes, tantôt légendaires, venues de l’Histoire
naturelle de Pline, des récits de Marco Polo et des voyageurs médiévaux qui
s’étaient aventurés sur les pistes d’Asie, mêlées à des histoires vécues
racontées par les missionnaires. On a pu parler à ce propos d’une sorte de
parallélisme entre l’Occident de la fin du moyen âge et la Chine.
Vers un christianisme sinisé ?
Dans l’étude « Sinisation du christianisme et théologie de l’adaptation
dans l’œuvre de Giulio Aleni » (dans N. Brucker éd., Apologétique, 1650-
1802. La Nature et la Grâce, Berne, Peter Lang, 2010, p. 167-199, Recherches en
littérature et spiritualité, 18) est abordée l’examen de la stratégie d’adaptation
pratiquée par Giulio Aleni (1582-1649), pionnier de la mission du Fujian,
surnommé le « Confucius de l’Ouest », qui laissait à sa mort quelque 20
œuvres en chinois, dont plusieurs furent réimprimées jusqu’à l’époque
moderne, parmi lesquelles neuf au moins appartenant au genre
apologétique. L’article examine la manière dont Giulio Aleni a poursuivi
l’œuvre de Matteo Ricci, dont il est l’héritier, et lui a repris les méthodes
d’approche missionnaires qui furent appliquées en Chine : l’évangélisation
par le haut ; l’accommodation ; la propagation des sciences occidentales. Il
lui a repris également les techniques d’argumentation scolastiques en
honneur dans la compagnie de Jésus au XVIe siècle ; le recours à la raison,
indispensable pour toucher, disait un des fondateurs de la mission, Michele
Ruggieri (1543-1607),
[…] ce peuple étranger et païen, qui professe les vertus de morale, et même
qui écrit des traités à propos de la morale et s’efforce de les mettre en
pratique […] ils ne s’arrêtent pas une philosophie, mas procèdent par
maximes et raisonnements logiques, comme le suggère la raison2.
Les moyens de l’adaptation sont restés conformes à la tradition rhétorique
occidentale : sélection des exempla, simplification, usage massif de
l’analogie, accommodation du dialogue philosophique européen classique.
Beaucoup de ces éléments étaient d’ailleurs déjà connus des Chinois: ce
n’étaient pas des nouveautés, mais des compléments « exotiques » venus
enrichir la tradition autochtone. Mais l’approche d’Aleni se distingue
surtout par son ouverture à l’Autre, qu’il a manifestement tenté de toucher
en usant d’une méthode qui déborde de l’argumentaire strictement
scolastique, puisqu’elle exploite largement un corpus d’images, de
traditions et d’anecdotes puisés dans la culture chinoise, en vue d’élaborer
les bases d’un christianisme sinisé. Le moins qu’on puisse dire, c’est
qu’Aleni s’est avancé assez loin dans cette direction, au point même de
s’attirer les foudres d’autres religieux occidentaux, comme le dominicain
Francisco Luján (1648-1710), commentateur du traité De la vraie origine de
toutes choses, dont il déplorait le « mauvais génie sinisant » (« pestifero
genio sinizabundo »). Il constatait qu’Aleni se servait de douteuses
analogies culturelles pour étayer son propos. Il disait par exemple, pour
prouver que les choses ont eu un commencement, que cette vérité était
confirmée par les annales d’Europe et de Chine, puisqu’en effet ces
dernières évoquaient un premier homme, nommé Pan Gu, qu’Aleni
comparait à Adam. Malheureusement, certaines versions du traité ne
contenaient pas ce nom, mais bien un caractère transcrit par le mot
hunhuang – le chaos.
Mais, par rapport à Matteo Ricci extrêmement prudent sur ce sujet, ce qui
caractérise notamment l’apologétique d’Aleni, c’est que ce dernier s’est
engagé de façon beaucoup plus audacieuse, sur le terrain de l’explicitation
des « mystères du Christ » ; un sujet qui correspondait aux tendances
profondes de sa spiritualité, extrêmement christocentrée. Malheureusement,
cette ambition reposait sur un postulat qui a conditionné tous les efforts de
la mission jésuite en Chine : se débarrasser du bouddhisme pour se
rapprocher du confucianisme ; non pas le néo-confucianisme des lettrés
auxquels on avait affaire ; mais un confucianisme « primitif », plus ou
moins compris comme une sorte de « religion première » de l’humanité,
compatible avec le christianisme, dont le premier n’aurait été qu’une forme
dégénérée, et qu’il importait de restaurer. L’objectif était de combler le vide
religieux créé par le confucianisme orthodoxe, ou plus exactement
2 12 nov. 1581 (cité par Jean-Pierre Duteil, Le Mandat du ciel. Le rôle des jésuites en
Chine, de la mort de François-Xavier à la dissolution de la Compagnie de Jésus, 1522-1774,
Paris, Arguments, 1994, p. 132).
d’évacuer de ce soi-disant vacuum la place qu’y avaient ravie le
bouddhisme et le taoïsme populaire.
La Crucifixion. Illustration pour le Tianzhu jiangsheng
chuxiang jingjie, 1637, de Giulio Aleni, d’après Jérôme Nadal, Evangelicæ historiæ imagines
(Anvers, 1594)
Pour ce faire, l’apologétique pratiquée par Aleni dans le Fujian fut
amenée à développer une curieuse formule de discours inculturé, jouant
sur une interaction permanente avec les convictions de l’Autre, mais qui se
développe sur une base constamment contradictoire : d’une part, il s’agit
de s’associer avec la confucianisme rationaliste ; d’autre part, de compléter
en quelque sorte ce confucianisme par une métaphysique fondée sur les
« mystères » de la foi, avec un Seigneur du Ciel personnalisé qui juge et
récompense, une doctrine du surnaturel, des spéculations sur les « biens à
venir », etc. La réussite de ce projet était impossible, comme le confirme
l’existence d’une littérature antichrétienne qui a constamment utilisé les
mêmes arguments, du XVIIe au XXe siècle. L’échec n’est donc pas étonnant,
quels qu’aient été les efforts déployés en vue de l’inculturation.
La stèle de Xi’an
Les travaux du prof. J. Marx à propos de la Chine ont également porté sur
le statut occupé dans l’historigoraphie catholique par le célèbre monument
de Si Sgan Fou ; sujet qui a fait l’objet d’un séminaire organisé à Bruxelles
dans le cadre des activités du Centre interdisciplinaire d’étude des religions
et de la laïcité (C. I. E. R.).
Dans « Combats philosophiques autour de la stèle de Si Ngan Fou » (dans
F. Boulerie, M. Favreau, E. Francalanza éds., L’Extrême Orient dans la culture
européenne des XVIIe et XVIIIe siècles, Tübingen, Narr Verlag, Biblio, 17, p.
203-218), le professeur J. Marx procède à une relecture de la problématique
induite par les discussions sur l’authenticité du monument nestorien de
Xian (781 ap. J. C.), redécouvert en 1625 par les jésuites. Le monument a fait
l’objet, d’Isaac de Beausobre au marquis d’Argens (1735), de Mathurin
Veyssière de Lacroze à Voltaire (1776), d’une contestation dans laquelle
l’historiographie de la stèle a dénoncé le projet d’un complot anti-jésuite
organisé et soutenu par la colonie du Refuge berlinois et les « sinologues en
chambre » entourant Frédéric II de Prusse.
La stèle de Si Ngan fou (Xi’an).
Fondée sur le plan archéologique, cette vision n’en occulte pas moins
l’évaluation critique de la découverte et de sa transmission à l’Europe, qui
révèlent une série d’instrumentalisations visant à présenter la Chine
comme une « pierre d’attente du christianisme ». L’histoire philosophique
de la stèle montre à la fois la pertinence de la réflexion des Lumières dans
la mise en évidence d’une stratégie religieuse européanocentriste ; et ses
limites, dans la perception des phénomènes de syncrétisme et de transfert
culturel.
La « Prusse chinoise ».
Dans la foulée du même article, qui met en évidence le rôle joué par les
érudits prussiens du cercle de Frédéric II dans la transmission à l’Europe
des connaissances relatives à la Chine, l’étude « De la proto-sinologie à
l’Aufklärung : la Prusse chinoise », issue d’une communication présentée
au Centre d’études des relations et contacts linguistiques et littéraires de
l’Université Jules Verne. d’Amiens (13-16 mai 2009) sur le thème Une Chine
partagée. Présence de la Chine dans les lettres françaises et allemandes du début du
XIXe au début du XXe siècle ambitionne d’examiner de plus près le rôle joué
par la Prusse dans le développement de la proto-sinologie, et dans
l’exploitation par l’Aufklärung des réalités culturelles chinoises.
D’une part, les « sinologues en chambre de l’âge baroque » (Andreas
Müller, Christian Mentzel, Gottlieb Siegfried Bayer) ; issus du milieu
piétiste de Halle intéressé par la stèle de Xi’an, ont tenté d’utiliser le
monument en vue de retrouver les fondements premiers de la langue
universelle (clavis sinica).
D’autre part, l’interprétation de l’inscription figurant sur la stèle, telle
qu’elle a été transmise en Occident par le père Athanase Kircher dans la
traduction de Michel Boym (S. J.), s’est déroulée sur un arrière-plan
intellectuel et culturel mettant en jeu la prédisposition supposée des
nations « lointaines » à recevoir le christianisme, dans le cadre d’un débat
sur la théologie naturelle, initié par Leibniz, et infléchi dans un sens
rationaliste par son disciple Johann Christian Wolff, figure emblématique
de l’Aufklärung et théoricien du despotisme éclairé. Poursuivie et
approfondie par les orientalistes français du Refuge berlinois (Mathurin
Veyssière de Lacroze, Isaac de Beausobre), la controverse a débouché sur
une instrumentalisation radicale et antijésuite, à laquelle Frédéric II le
Grand et son entourage de Potsdam – en particulier le marquis d’Argens,
auteur des Lettres chinoises (1739) – ont prêté les moyens d’expression de la
fiction orientalisante et du pamphlet antireligieux.
Au total, les controverses auxquelles se sont trouvés mêlés les
« imposteurs de Potsdam » dénoncés par les commentateurs jésuites
modernes de la stèle, révèlent à la fois la pertinence et les limites d’un
affrontement idéologique impliquant toute la perception occidentale de la
réalité chinoise. La pertinence, parce qu’il a mis en évidence les équivoques
du « christianisme chinois » ; les limites parce que la démarche n’a pas
dépassé le stade d’une « philosophie du bon sens » relativement triviale, et
marquée par l’idolâtrie de la Raison.
L’imaginaire du « premier sillon »
Dans « La Chine des physiocrates », une étude présentée lors de la
rencontre internationale organisée par l’Université de La Rochelle (France-
Chine, 29-31 mars 2012), il s’agit cette fois de mettre en évidence les
relations existant entre l’idéologie agrarianiste de l’ancienne Chine, fondée
sur sur le concept de wu-wei (« non-agir »), et la théorie physiocratique du
« gouvernement de la nature », c’est-à-dire un système global d’économie
politique identifié par François Quesnay dans Le Despotisme de la Chine
(1767), comme une forme de « despotisme légal » proche de l’idéal du
despotisme éclairé de l’époque des Lumières. Sa parenté avec la vision
physiocratique française résulterait du caractère nécessaire du lien
rapprochant le souverain et le peuple, que traduit l’expression « mains
invisibles », utilisée pour désigner l’interaction des idées confucéennes avec
la construction de l’empire.
Jean Baptiste Joseph Breton, dit de la Martinière (1777-1852) , China. Its Costume, arts,
manufactures, &c. Edited principally from the Originals in the cabinet of the late m. Bertin ; with
observations, Explanatory, historical, and literary by M. Breton. Translated From the French,
London, J. J. Stockdale, 1813. Vol. 1. Frontispice (A. Cardon, Feast of Agriculture)
L’article fait le point sur les discussions agitées, d’abord par les
Encyclopédistes ; ensuite par ceux que Grimm appelle les « économistes
ruraux », une série de débats fondamentaux sur le rôle de l’État – et donc
du souverain – dans la régulation de l’économie. C’est en effet au Club de
l’Entresol que fut fondée l’économie politique française, par une poignée de
réformateurs désireux de « régénérer la France » : Pierre Mercier de la
Rivière (1720-1793) ; l’abbé Nicolas Baudeau (1730-1792) ; Pierre-Samuel
Dupont de Nemours (1739-1817), Victor Riqueti, marquis de Mirabeau
Mirabeau, dont la Philosophie rurale (1763), s’ouvre sur un frontispice orné
d’un bandeau montrant l’empereur de Chine procédant à la cérémonie
d’ouverture du premier sillon (qin geng 亲耕), qui marquait chaque année le
début des activités agricoles. De toutes les images de l’empire du Milieu
qui ont fasciné la France, celle-ci fut peut-être la plus admirée des
économistes, mais aussi des philosophes du XVIIIe siècle. Ellea notamment
été évoquée par Voltaire à l’article « Agriculture » du Dictionnaire
philosophique, qui se conclut par un éloge de l’empereur Yongzheng (雍正皇
帝 1678-1735) distribuant honneurs et distinctions aux laboureurs.
L’information chinoise de Voltaire est sûre : le Musée Guimet (MG. 21449)
conserve par exemple un magnifique rouleau datant du règne de
Yongzheng détaillant le rituel du sacrifice( 祭 先 农 坛 ), qui inclut
l’ensemencement du champ sacré, près de l’autel dédié, au sud de Beijing, à
Xiannong (神农), le « Premier Fermier ».
Comment chérir les « hommes du lointain » ?
Telle est en effet la question fondamentale formant le noyau de l’étude «
Mandarins hollandais à la cour de Qianlong : l’ambassade Titsingh (1795)
dans le système tributaire »
L’exposé concerne la dernière ambassade occidentale qui ait été organisée
dans le cadre du système tributaire auprès de la cour de la Chine. Elle
intervient entre l’ambassade de Macartney en 1792-3 et celle de lord
Amherst en 1816, et elle a été jugée sévèrement parce que la soumission de
l’ambassadeur aux usages de la cour de Pékin a été considérée comme un
encouragement aux prétentions universalistes du pouvoir impérial chinois.
En plus, cette ambassade n’en était pas vraiment une au sens du droit
international, puisqu’elle ne se faisait pas de souverain à souverain, le
voyage ayant été décidé au niveau des autorités de la V. O. C. (Compagnie
des Indes Orientales) installées à Batavia.
Elle est le résultat des efforts déployés par Andreas Everardus van Braam
Houckgeest, qui émigra ensuite aux États-unis, auréolé d’un grand prestige,
dans la mesure où il arrivait, accompagné de curiosa, de la cour de Pékin
elle-même, et non pas de Canton ; et où il était aussi accompagné de
Chinois. Sa relation, d’abord publiée en néerlandais, fut traduite par
Moreau de St Méry, membre de la Convention nationale, qui avait fui la
France au moment de la Terreur. Il fut également en contact avec
Talleyrand, qui visita les U. S. A en 1794 ; et avec Volney, qui avait suggéré
la mise au point d’un système de translittération des langues orientales
applicable à la Chine.
Le lien avec la France est étroit, du fait de la présence, dans l’expédition,
de Chrétien-Louis-Joseph de Guignes (1759–1845), qui servit d’interpète à
l’ambassadeur Isaac Titsingh. Ce dernier est le seul « philosophe » qui ait
été au service de la V.O. C. Polyglotte, « citoyen du monde », mort à Paris,
où il vécut dans l’entourage des principaux orientalistes de son temps, il
avait été directeur commercial sur l’enclave de Dejima (1779-1794) et, à ce
titre, joua également un rôle d’intermédiaire sur le terrain des relations
culturelles et scientifiques entre l’Europe et le Japon. Quant à de Guignes,
on sait qu’il reçut par décret de l’empereur Napoléon (1808) l’ordre de
publier le Dictionnaire chinois-français-latin du père de Glemona, qui
constitue un des travaux fondateurs de la sinologie moderne.
L’ambassade fut remarquable par le caractère cosmopolite de sa
composition, la personnalité de ses membres, inspirés par les idéaux
éclairés du XVIIIe siècle, et par sa volonté de proposer à la cour de Chine
une image culturelle alternative par rapport à celle de l’ambassade anglaise.
Chinoiserie et goût chinois
L’appréciation de la place occupée dans l Brigitte d’Hainaut ; Jacques
Marx (éds.), Formes et figures du goût chinois dans les anciens Pays-Bas (Études
sur le XVIIIe siècle, n° 37, 2009).a grammaire des styles par cette forme
particulière – singulière même – d’esthétique métissée qu’est la
«chinoiserie» a fait l’objet, ces dernières années, de remises en question
prometteuses et susceptibles d’ouvrir de nouvelles pistes d’interprétation.
Ce fut le cas, par exemple, à l’occasion de l’exposition Pagodes et dragons
mise sur pied par le Musée Cernuschi en 20073, et, la même année, de la
journée d’études organisée à Bruxelles par Jacques Marx, en collaboration
avec le professeur Brigitte d’Hainaut (U. L. B.) ; éditeurs du volume Formes
et figures du goût chinois dans les anciens Pays-Bas (Études sur le XVIIIe siècle, n°
37, 2009). Une des conclusions de la rencontre de Bruxelles désignait la
présence de la chinoiserie, dans un pays d’étendue réduite (les pays-bas
méridionaux au XVIIIe siècle) et de tradition intellectuelle relativement
conformiste, comme un élément d’ouverture vers la pensée des Lumières,
et comme une contribution à l’émergence d’une certaine forme de
cosmopolitisme et d’appréciation de l’altérité. C’est à la faveur des
échanges de vues suscités par cette constatation que s’est imposée l’idée de
reconsidérer cette esthétique sous l’angle d’un phénomène culturel global
impliquant l’histoire des idées, des mentalités, des représentations et
également des pratiques sociales.
3 Pagodes et dragons. Exorisme et fantaisie dans l’Europe roccoco, 1720-1770, Paris,
Musées de la ville de Paris, 2007.
Chinoiserie et goût chinois.le château de Drottningholm (Stockholm, Suède).
Le sens général de l’article s’organise autour d’une perception culturelle
européenne de la réalité chinoise, qui postule une affinité profonde entre le
concept d’étrangeté et une forme d’expression artistique ayant partie liée
avec la représentation de l’altérité dont la Chine a toujours été porteuse.
Mais est également mis en avant Le rôle séminal joué par la chinoiserie
dans l’affranchissement des canons de la tradition classique n’a donc pas
été ignoré, même des historiens des arts décoratifs les plus fermés aux
influences extérieures. Ses manifestations les plus spectaculaires
apparaissent dans les extraordinaires interprétations décoratives qu’en ont
données Watteau et François Boucher, dont la grâce, la légèreté et la
fantaisie débridées forcent l’admiration. Il est clair, de ce point de vue, que
l’influence de la Chine s’est trouvée en phase, d’une manière presque
miraculeuse, avec les grandes tendances du goût régnant entre 1720-1770,
dominé par la confusion des figures et de l’ornement ; les effets de surface
dus à la découverte de matières nouvelles comme la porcelaine et la laque ;
et l’imbrication des formes.
L’interprétation du rôle joué par la chinoiserie dans la relation entre
l’Orient et l’Occident a beaucoup souffert de son confinement dans la
sphère longtemps méprisée des arts décoratifs. Cela peut se comprendre :
le « goût chinois » ne s’est pas exprimé dans les arts majeurs, mais dans le
registre ornemental : c’est particulièrement le cas dans le domaine
architectural, où prédomine le modèle pavillonnaire des pagodes et des
« fabriques de jardin » ; mais il en va de même dans la décoration intérieure,
qui n’a presque jamais concerné les espaces d’apparat, mais les espaces de
loisir : salons, cabinets de porcelaine, cabinets de laques, etc., ce qui a fait
notamment de la chinoiserie un marqueur de l’histoire sociale.
Résultat : la vision qui en a été donnée par les historiens d’art a
inévitablement débouché sur une dépréciation liée à des a prioris tributaires
de la hiérarchie des genres ; mais surtout de préjugés européocentristes.
C’est le refus de d’accepter l’insémination de la tradition baroque française
par l’influence « chinoisante », qui a entraîné l’enfermement de cette
esthétique dans une espèce d’ « inquiétante étrangeté » fantasmatisée et
indifférente au véritable enjeu de la transaction, c’est-dire à la constitution
d’un espace alternatif.
Sa réévaluation passe par une prise en considération mieux documentée
et plus fine des vecteurs de la transmission, tels qu’ils se sont organisés
dans le cadre de la « première mondialisation », en fonction de diverses
modalités de transfert4 : l’apport des voyageurs, contenu dans des relations
illustrées qui ont livré à l’Occident, en quelque sorte, une « Chine sur
papier » ; celui des missionnaires, qui a orienté la démarche des artistes
4 Hugh Honour, Chinoiserie. The Vision of Cathay, New York, J. Murray, 1961.
vers une pratique analogie à celle de l’inculturation jésuite ; et celui des
marchands, responsables de la mise sur pied d’un vaste réseau
international de diffusion des sinica, c’est-à-dire les objets matériels issus de
l’Empire du Milieu.
Dans tous les cas, un inventaire s’impose, dont le but serait de catégoriser
des représentations mentales à contenu référentiel variable sans doute,
mais qui feraient mieux comprendre les relations étroites liant altérité et
hybridation. Il s’agit d’un d’un travail important, de longue haleine, qui
n’est envisageable que dans une optique pluridisciplinaire rassemblant
historiens d’art, historiens des mentalités, et historiens des religions.