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La Marâtre de Honoré de Balzac PERSONNAGES : Le général comte de Grandchamp Eugène Ramel Ferdinand Marcandal Vernon, docteur Godard Un juge d'instruction Félix Champagne, contremaître Baudrillon, pharmacien Napoléon, fils du général Gertrude, femme du comte de Grandchamp Pauline, sa fille Marguerite Gendarmes, un greffier, le clergé La scène se passe en 1829, dans une fabrique de draps, près de Louviers. ACTE PREMIER Le théâtre représente un salon assez orné : il s'y trouve les portraits de l'empereur et de son fils. On y entre par une porte donnant sur un perron à marquise. La porte des appartements de Pauline est à droite du spectateur; celle des appartements du général et de sa femme est à gauche. De chaque côté de la porte du fond il y a, à gauche, une table, et à droite une armoire façon de Boule: Une jardinière pleine de fleurs se trouve dans le panneau à glace à côté de l’entrée des appartements de Pauline. En face, est une cheminée avec une riche garniture. Sur le devant du théâtre, il y a deux canapés à droite et à gauche. Gertrude entre en scène avec des fleurs qu'elle vient de cueillir pendant sa promenade et qu'elle met dans la jardinière. SCENE PREMIERE GERTRUDE, LE GÉNÉRAL GERTRUDE Je t'assure, mon ami, qu'il serait imprudent d'attendre plus longtemps pour marier ta fille, elle a vingt-deux ans. Pauline a trop tardé à faire un choix; et, en pareil cas, c'est aux parents à établir leurs enfants... d'ailleurs j'y suis intéressée. LE GÉNÉRAL Et comment? GERTRUDE La position d'une belle-mère est toujours suspecte. On dit depuis quelque temps dans tout Louviers que c'est moi qui suis un des obstacles au mariage de Pauline.

Balzac La Maratre

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  • La Martrede

    Honor de BalzacPERSONNAGES :Le gnral comte de GrandchampEugne RamelFerdinand MarcandalVernon, docteurGodardUn juge d'instructionFlixChampagne, contrematreBaudrillon, pharmacienNapolon, fils du gnralGertrude, femme du comte de GrandchampPauline, sa filleMargueriteGendarmes, un greffier, le clerg

    La scne se passe en 1829, dans une fabrique de draps, prs de Louviers.

    ACTE PREMIERLe thtre reprsente un salon assez orn : il s'y trouve les portraits de l'empereur et de son fils. On y entre par une porte donnant sur un perron marquise. La porte des appartements de Pauline est droite du spectateur; celle des appartements du gnral et de sa femme est gauche. De chaque ct de la porte du fond il y a, gauche, une table, et droite une armoire faon de Boule:Une jardinire pleine de fleurs se trouve dans le panneau glace ct de lentre des appartements de Pauline. En face, est une chemine avec une riche garniture. Sur le devant du thtre, il y a deux canaps droite et gauche.Gertrude entre en scne avec des fleurs qu'elle vient de cueillir pendant sa promenade et qu'elle met dans la jardinire.SCENE PREMIEREGERTRUDE, LE GNRALGERTRUDEJe t'assure, mon ami, qu'il serait imprudent d'attendre plus longtemps pour marier ta fille, elle a vingt-deux ans. Pauline a trop tard faire un choix; et, en pareil cas, c'est aux parents tablir leurs enfants... d'ailleurs j'y suis intresse.LE GNRALEt comment?GERTRUDELa position d'une belle-mre est toujours suspecte. On dit depuis quelque temps dans tout Louviers que c'est moi qui suis un des obstacles au mariage de Pauline.

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  • LE GNRALCes sottes langues de petites villes! je voudrais en couper quelques-unes! T'attaquer, toi, Gertrude, qui depuis douze ans es pour Pauline une vritable mre! qui l'as si bien leve!GERTRUDEAinsi va le monde! On ne nous pardonne pas de vivre une si faible distance de la ville, sans y aller. La socit nous punit de savoir nous passer d'elle! Crois-tu que notre bonheur ne fasse pas de jaloux? Mais notre docteur...LE GENERALVernon?...GERTRUDEOui, Vernon est trs envieux de toi: il enrage de ne pas avoir su inspirer une femme l'affection que j'ai pour toi. Aussi, prtend-il que je joue la comdie! Depuis douze ans? comme c'est vraisemblable!LE GNRALUne femme ne peut pas tre fausse pendant douze ans sans qu'on s'en aperoive. C'est stupide! Ah! Vernon! lui aussi!GERTRUDEOh! il plaisante! Ainsi donc, comme je te le disais, tu vas voir Godard. Cela m'tonne qu'il ne soit pas arriv. C'est un si riche parti, que ce serait une folie que de le refuser. Il aime Pauline, et quoiqu'il ait ses dfauts, qu'il soit un peu provincial, il peut rendre ta fille heureuse.LE GNRALJ'ai laiss Pauline entirement matresse de se choisir un mari.GERTRUDEOh! sois tranquille! une fille si douce! si bien leve! si sage!LE GNRALDouce ! elle a mon caractre, elle est violente.GERTRUDEElle, violente! Mais toi, voyons?... Ne fais-tu pas tout ce que je veux?LE GNRALTu es un ange, tu ne veux jamais rien qui ne me plaise! A propos, Vernon dne avec nous aprs son autopsie. sGERTRUDEAs-tu besoin de me le dire?LE GNRALJe ne t'en parle que pour qu'il trouve boire les vins qu'il affectionne!FLIX, entrant.Monsieur de Rimonville.LE GNRALFaites entrer.GERTRUDE, elle fait signe Flix de ranger la jardinire.Je passe chez Pauline pendant que vous causerez affaires, je ne suis pas fche de surveiller unpeu l'arrangement de sa toilette. Ces jeunes personnes ne savent pas toujours ce qui leur sied le mieux.LE GNRALCe n'est pas faute de dpense! car depuis dix-huit mois sa toilette cote le double de ce qu'elle cotait auparavant; aprs tout, pauvre fille, c'est son seul plaisir.GERTRUDE

  • Comment, son seul plaisir? et celui de vivre en famille comme nous vivons! Si je n'avais pas le bonheur d'tre ta femme, je voudrais tre ta fille... Je ne te quitterai jamais, moi! (Elle fait quelques pas.) Depuis dix-huit mois, tu dis? c'est singulier!... En effet, elle porte depuis ce temps-l des dentelles, des bijoux, de jolies choses.LE GNRALElle est assez riche pour pouvoir satisfaire ses fantaisies.GERTRUDEEt elle est majeure! (A part.) La toilette, c'est la fume! y aurait-il du feu?(Elle sort.)SCNE II LE GNRAL, seul.Quelle perle! aprs vingt-six campagnes, onze blessures et la mort de l'ange qu'elle a remplac dans mon cur; non vraiment le bon Dieu me devait ma Gertrude, ne ft-ce que pour me consoler de la chute et de la mort de l'empereur!SCNE III GODARD, LE GNRALGODARD, entrant.Gnral!LE GNRALAh! bonjour, Godard! Vous venez sans doute passer la journe avec nous?GODARDMais peut-tre la semaine, gnral, si vous tes favorable la demande que j'ose peine vous faire.LE GNRALAllez votre train! je la connais votre demande... Ma femme est pour vous... Ah! Normand, vous avez attaqu la place par son ct faible.GODARDGnral, vous tes un vieux soldat qui n'aimez pas les phrases, vous allez en toute affaire comme vous alliez au feu...LE GNRALDroit, et fond de train.GODARDa me va! car je suis si timide...LE GNRALVous! je vous dois, mon cher, une rparation: je vous prenais pour un homme qui savait trop bien ce qu'il valait.GODARDPour un avantageux! eh! bien, gnral, je me marie parce que je ne sais pas faire la cour aux femmes.LE GNRAL, part.Pkin! (Haut.) Comment, vous voil grand comme pre et mre, et... mais, monsieur Godard, vous n'aurez pas ma fille.GODARDOh! soyez tranquille! Vous y entendez malice. J'ai du cur, et beaucoup; seulement, je veux tre sr de ne pas tre refus.LE GNRALVous avez du courage contre les villes ouvertes.

  • GODARDCe n'est pas cela du tout, mon gnral. Vous m'intimidez dj avec vos plaisanteries.LE GNRALAllez toujours!GODARDMoi, je n'entends rien aux simagres des femmes! je ne sais pas plus quand leur non veut dire oui que quand le oui veut dire non; et, lorsque j'aime, je veux tre aim...LE GNRAL, part.Avec ces ides-l, il le sera.GODARDIl y a beaucoup d'hommes qui me ressemblent, et que la petite guerre des faons et des manires ennuie au suprme degr.LE GNRALMais c'est ce qu'il y a de plus dlicieux, c'est la rsistance ! On a le plaisir de vaincre.GODARDNon, merci! Quand j'ai faim, je ne coquette pas avec ma soupe! J'aime les choses juges, et fais peu de cas de la procdure, quoique Normand. Je vois dans le monde des gaillards qui s'insinuent auprs des femmes en leur disant: Ah! vous avez l, madame, une jolie robe. Vous avez un got parfait. Il n'y a que vous pour savoir vous mettre ainsi. Et qui de l partent pour aller, aller... Et ils arrivent; ils sont prodigieux, parole d'honneur! Moi, je ne vois pas comment, de ces paroles odieuses, on parvient ... Non... Je pataugerais des ternits avant de dire ce que m'inspire la vue d'une jolie femme.LE GNRALAh! ce ne sont pas l les hommes de l'empire.GODARDC'est cause de cela que je me suis fait hardi! Cette fausse hardiesse, accompagne de quarante mille livres de rente, est accepte sans prott, et j'y gagne de pouvoir aller de l'avant. Voil pourquoi vous m'avez pris pour un homme avantageux. Quand on n'a pas a d'hypothques sur de bons herbages de la valle d'Auge, qu'on possde un joli chteau tout meubl, car ma femme n'aura que son trousseau y apporter, elle trouvera mme les cachemires et les dentelles de dfunt ma mre. Quand on a tout cela, gnral, on a le moral qu'on veut avoir. Aussi, suis-je monsieur de Rimonville.LE GENERALNon, Godard. GODARDGodard de Rimonville.LE GENERALGodard tout court. GODARDGnral, cela se tolre.LE GNRALMoi! je ne tolre pas qu'un homme, ft-il mon gendre! renie son pre; le vtre, fort honnte homme d'ailleurs, menait ses bufs lui-mme de Caen Poissy, et s'appelait sur toute la route Godard, le pre Godard.GODARDC'tait un homme bien distingu.LE GNRAL

  • Dans son genre... Mais je vois ce que c'est. Comme ses bufs vous ont donn quarante mille livres de rente, vous comptez sur d'autres btes pour vous faire donner le nom de Rimonville.GODARDTenez, gnral ! consultez mademoiselle Pauline, elle est de son poque, elle. Nous sommes en 1829, sous le rgne de Charles X. Elle aimera mieux, en sortant d'un bal, entendre dire: Les gens de madame de Rimonville, que: Les gens de madame Godard.LE GNRALOh! si ces sottises-l plaisent ma fille, comme c'est de vous qu'on se moquera, a m'est parfaitement gal, mon cher Godard.GODARDDe Rimonville.LE GNRALGodard! Tenez, vous tes un honnte homme, vous tes jeune, vous tes riche, vous dites que vous ne ferez pas la cour aux femmes, que ma fille sera la reine de votre maison... Eh! bien, ayez son agrment, vous aurez le mien; car, voyez-vous, Pauline n'pousera jamais que l'homme qu'elle aimera, riche ou pauvre... Ah! il y a une exception, mais elle ne vous concerne pas. J'aimerais mieux aller son enterrement que de la conduire la mairie, si son prtendu se trouvait fils, petit-fils, frre, neveu, cousin ou alli d'un des quatre ou cinq misrables qui ont trahi... car mon culte moi, c'est...GODARDL'empereur... on le sait...LE GNRALDieu, d'abord, puis la France ou l'empereur... c'est tout un pour moi... enfin, ma femme et mes enfants! Qui touche mes dieux! devient mon ennemi; je le tue comme un livre, sans remords. Voil mes ides sur la religion, le pays et la famille. Le catchisme est court; mais il est bon. Savez-vous pourquoi en 1816, aprs leur maudit licenciement de l'arme de la Loire, j'ai pris ma pauvre petite orpheline dans mes bras, et je suis venu, moi, colonel de la jeune garde, bless Waterloo, ici, prs de Louviers, me faire fabricant de draps?GODARDPour ne pas servir ceux-ci.LE GNRALPour ne pas mourir comme un assassin sur l'chafaud.GODARDAh ! bon Dieu !LE GNRALSi j'avais rencontr un de ces tratres, je lui aurais fait son affaire. Encore aujourd'hui, aprs bientt quinze ans, tout mon sang bout dans mes veines si, par hasard, je lis leur nom dans un journal ou si quelqu'un les prononce devant moi. Enfin, si je me trouvais avec l'un deux, rien ne m'empcherait de lui sauter la gorge, de le dchirer, de l'touffer...GODARDVous auriez raison. (A part.) Faut dire comme lui.LE GNRALOui, monsieur, je l'toufferais!... Et si mon gendre tourmentait ma chre enfant, ce serait de mme.GODARDAh!LE GNRAL

  • Oh! je ne veux pas qu'il se laisse mener par elle. Un homme doit tre le roi dans son mnage, comme moi ici.GODARD, part.Pauvre homme! comme il s'abuse!LE GNRALVous dites?GODARDJe dis, gnral, que votre menace ne m'effraye pas! Quand on ne se donne qu'une femme aimer, elle est joliment aime.LE GNRALTrs bien, mon cher Godard. Quant la dot...GODARDOh!LE GNRALQuant la dot de ma fille, elle se compose...GODARDElle se compose...LE GNRALDe la fortune de sa mre et de la succession de son oncle Boncur... C'est intact, et je renonce tous mes droits. Cela fait alors 350 000 francs et un an d'intrts, car Pauline a vingt-deux ans.GODARD367 500 francs. LE GENERALNon.GODARDComment, non? LE GENERALPlus! GODARDPlus?...LE GNRAL400 000 francs. (Mouvement de Godard.) Je donne la diffrence!... Mais aprs moi, vous ne trouverez plus rien... Vous comprenez?GODARDJe ne comprends pas.LE GNRALJ'adore le petit Napolon.GODARDLe petit duc de Reichstadt?LE GNRALNon, mon fils, qu'ils n'ont voulu baptiser que sous le nom de Lon; mais j'ai crit l (Il se frappe sur le cur.) Napolon!... Donc, j'amasse le plus que je peux pour lui, pour sa mre.GODARD, part.Surtout pour sa mre, qui est une fine mouche.LE GNRALDites donc?... si a ne vous convient pas, il faut le dire.GODARD, part.

  • a fera des procs. (Haut.) Au contraire, je vous y aiderai, gnral.LE GNRALA la bonne heure! voil pourquoi, mon cher Godard...GODARDDe Rimonville.LE GNRALGodard, j'aime mieux Godard. Voil pourquoi, aprs avoir command les grenadiers de la jeune garde, moi, gnral, comte de Grandchamp, j'habille leurs pousse-cailloux.GODARDC'est trs naturel ! Economisez, gnral, votre veuve ne doit pas rester sans fortune.LE GNRALUn ange, Godard.GODARDDe Rimonville.LE GNRALGodard, un ange qui vous devez l'ducation de votre future; elle l'a faite son image. Pauline est une perle, un bijou; a n'a pas quitt la maison, c'est pur, innocent, comme dans le berceau.GODARDGnral, laissez-moi faire un aveu! certes mademoiselle Pauline est belle.LE GNRALJe le crois bien.GODARDElle est trs belle; mais il y a beaucoup de belles filles en Normandie, et trs riches, il y en a de plus riches qu'elle... Eh! bien, si vous saviez comme les pres et les mamans de ces hritires-l me pourchassent!... Enfin, c'en est indcent. Mais a m'amuse: je vais dans les chteaux, on me distingue...LE GENERALFat!GODARDOh! ce n'est pas pour moi, allez! Je ne m'abuse pas! c'est pour mes beaux mouchoirs bufs non hypothqus; c'est pour mes conomies, et pour mon parti pris de ne jamais dpenser tout mon revenu. Savez-vous ce qui m'a fait rechercher votre alliance entre tant d'autres?LE GNRALNon.GODARDIl y a des riches qui me garantissent l'obtention d'une ordonnance de Sa Majest, par laquelle je serais nomm comte de Rimonville et pair de France.LE GNRALVous?GODARDOh! oui, moi!LE GNRALAvez-vous gagn des batailles? avez-vous sauv votre pays? l'avez-vous illustr? a fait piti!GODARDa fait pit... (A part.) Qu'est-ce que je dis donc? (Haut.) Nous ne pensons pas de mme ce sujet! Enfin, savez-vous pourquoi j'ai prfr votre adorable Pauline?LE GNRAL

  • Sacrebleu! parce que vous l'aimiez...GODARDOh! naturellement, mais c'est aussi cause de l'union, du calme, du bonheur qui rgnent ici! C'est si sduisant d'entrer dans une famille honnte, de murs pures, simples, patriarcales ! Je suis observateur.LE GNRALC'est--dire curieux...GODARDLa curiosit, gnral, est la mre de l'observation. Je connais l'envers et l'endroit de tout le dpartement.LE GNRALEh! bien?GODARDEh! bien, dans toutes les familles dont je vous parlais, j'ai vu de vilains cts. Le public aperoit un extrieur dcent, d'excellentes, d'irrprochables mres de famille, des jeunes personnes charmantes, de bons pres, des oncles modles; on leur donnerait le bon Dieu sans confession, on leur confierait des fonds... Pntrez l-dedans, c'est pouvanter un juge d'instruction.LE GNRALAh! vous voyez le monde ainsi? Moi, je conserve les illusions avec lesquelles j'ai vcu. Fouiller ainsi dans les consciences, a regarde les prtres et les magistrats; je n'aime pas les robes noires, et j'espre mourir sans les avoir jamais vues! Mais, Godard, ce sentiment qui nous vaut votre prfrence me flatte plus que votre fortune... Touchez-la, vous avez mon estime, et je ne la prodigue pas.GODARDGnral, merci. (A part.) Empaum, le beau-pre!SCENE IV Les mmes, PAULINE, GERTRUDELE GNRAL, apercevant Pauline.Ah! te voil, petite?GERTRUDEN'est-ce pas qu'elle est jolie?GODARDMad...GERTRUDEOh! pardon, monsieur, je ne voyais que mon ouvrage.GODARDMademoiselle est blouissante.GERTRUDENous avons du monde dner, et je ne suis pas belle-mre du tout; j'aime la parer, car c'est une fille pour moi.GODARD, part.On m'attendait!GERTRUDEJe vais vous laisser avec elle... faites votre dclaration. (Au gnral.) Mon ami, allons au perron voir si notre cher docteur arrive.LE GNRALJe suis tout toi, comme toujours. (A Pauline.) Adieu, mon bijou. (A Godard.) Au revoir.

  • (Gertrude et le gnral vont au perron; mais Gertrude surveille Godard et Pauline. Ferdinand va pour sortir de la chambre de Pauline; sur un signe de cette dernire, il y rentre prcipitamment.)GODARD, sur le devant de la scne.Voyons, que dois-je lui dire de fin? de dlicat? Ah! j'y suis! (A Pauline.) Nous avons une bien belle journe, aujourd'hui, mademoiselle.PAULINEBien belle, en effet, monsieur.GODARDMademoiselle? PAULINEMonsieur?GODARDIl dpend de vous de la rendre encore plus belle pour moi.PAULINEComment?GODARDVous ne comprenez pas? Madame de Grandchamp, votre belle-mre, ne vous a-t-elle donc rien dit mon sujet?PAULINEEn m'habillant, tout l'heure, elle m'a dit de vous un bien infini!GODARDEt pensez-vous de moi quelque peu de ce bien qu'elle a eu la bont de...PAULINEOh! tout, Monsieur!GODARD, se plaant dans un fauteuil. (A part.)Cela va trop bien. (Haut.) Aurait-elle commis l'heureuse indiscrtion de vous dire que je vous aime tellement, que je voudrais vous voir la chtelaine de Rimonville?PAULINEElle m'a fait entendre vaguement que vous veniez ici dans une intention qui m'honore infiniment.GODARD, genoux.Je vous aime, mademoiselle, comme un fou; je vous prfre mademoiselle de Blondville, mademoiselle de Clairville, mademoiselle de Verville, mademoiselle de Pont-de-Ville... ...PAULINEOh! assez, monsieur! je suis confuse de tant de preuves d'un amour encore bien rcent pour moi! C'est presque une hcatombe. (Godard se lve.) Monsieur votre pre se contentait de conduire les victimes! mais vous, vous les immolez.GODARD, part.Ae, ae! elle me persifle, je crois... Attends, attends!PAULINEIl faudrait au moins attendre; et, je vous l'avouerai...GODARDVous ne voulez pas vous marier encore. Vous tes heureuse auprs de vos parents, et vous ne voulez pas quitter votre pre.PAULINEC'est cela prcisment.GODARDEn pareil cas, il y a des mamans qui disent aussi que leur fille est trop jeune; mais comme

  • monsieur votre pre vous donne vingt-deux ans, j'ai cru que vous pouviez avoir le dsir de vous tablir.PAULINEMonsieur!GODARDVous tes, je le sais, l'arbitre de votre destine et de la mienne; mais, fort des vux de votre pre et de votre seconde mre, qui vous supposent le cur libre, me permettez-vous l'esprance?PAULINEMonsieur, la pense que vous avez eue de me rechercher, quelque flatteuse qu'elle soit pour moi, ne vous donne pas un droit d'inquisition plus qu'inconvenant.GODARD, part.Aurais-je un rival?... (Haut.) Personne, mademoiselle, ne renonce au bonheur sans combattre.PAULINEEncore? Je vais me retirer, monsieur.GODARDDe grce, mademoiselle. (A part.) Voil pour ta raillerie.PAULINEEh! monsieur, vous tes riche, et personnellement si bien trait par la nature, vous tes si bien lev, si spirituel, que vous trouverez facilement une jeune personne et plus riche et plus belle que moi.GODARDMais quand on aime?PAULINEEh! bien, monsieur, c'est cela mme.GODARD, part.Ah! elle aime quelqu'un... je vais rester pour savoir qui. (Haut.) Mademoiselle, dans l'intrt d mon amour-propre, me permettez-vous au moins de demeurer ici quelques jours?PAULINEMon pre, monsieur, vous rpondra.GERTRUDE, s'avanant, Godard.Eh! bien?GODARDRefus net, durement et sans espoir; elle a le cur pris?GERTRUDE, Godard.Elle? une enfant que j'ai leve, je le saurais; et d'ailleurs, personne ne vient ici... (A part.) Ce garon vient de me donner des soupons qui sont entrs comme des coups de poignard dans mon cur... (A Godard.) Demandez-lui donc...GODARDAh! bien, lui demander quelque chose?... Elle s'est cabre au premier mot de jalousie.GERTRUDEEh! bien, je la questionnerai, moi!...LE GNRALAh! voil le docteur!... nous allons savoir la vrit sur la mort de la femme Champagne.SCNE V Les mmes, LE DOCTEUR VERNON.LE GNRALEh! bien?

  • VERNONJ'en tais sr, mesdames. (Il les salue.) Rgle gnrale, quand un homme bat sa femme, il se garde de l'empoisonner, il y perdrait trop. On tient sa victime.LE GNRAL, Godard.Il est charmant! GODARDIl est charmant!LE GNRAL, au docteur, en lui prsentant Godard.M. Godard.GODARDDe Rimonville.VERNON le regarde et se mouche. Continuant.S'il la tue, c'est par erreur, pour avoir tap trop fort, et il est au dsespoir; tandis que Champagne est assez navement enchant d'tre naturellement veuf. En effet, sa femme est morte du cholra. C'est un cas assez rare, mais qui se voit quelquefois, du cholra asiatique, et je suis bien aise de l'avoir observ; car, depuis la campagne d'Egypte, je ne l'avais plus vu... Si l'on m'avait appel, je l'aurais sauve.GERTRUDEAh! quel bonheur!... Un crime dans notre tablissement, si paisible depuis douze ans, cela m'aurait glace d'effroi.LE GNRALVoil l'effet des bavardages. Mais es-tu bien certain, Vernon?VERNONCertain! Belle question faire un ancien chirurgien en chef qui a trait douze armes franaises de 1793 1815, qui a pratiqu en Allemagne, en Espagne, en Italie, en Russie, en Pologne, en Egypte; un mdecin cosmopolite!LE GNRAL, il lui frappe le ventre.Charlatan, va!... il a tu plus de monde que moi, dans tous ces pays-l !GODARDAh ! mais qu'est-ce qu'on disait donc?GERTRUDEQue ce pauvre Champagne, notre contrematre, avait empoisonn sa femme.VERNONMalheureusement, ils avaient eu la veille une conversation o ils s'taient trouvs manche manche... Ah! ils ne prenaient pas exemple sur leurs matres.GODARDUn pareil bonheur devrait tre contagieux; mais les perfections que madame la comtesse nous fait admirer sont si rares.GERTRUDEA-t-on du mrite aimer un tre excellent et une fille comme celle-l?...LE GNRALAllons, Gertrude, tais-toi!... cela ne se dit pas devant le monde.VERNON, part.Cela se dit toujours ainsi, quand on a besoin que le monde le croie.LE GNRAL, Vernon.Que grommelles-tu l?VERNON

  • Je dis que j'ai soixante-sept ans, que je suis votre cadet, et que je voudrais tre aim comme cela... (A part.) Pour tre sr que c'est de l'amour.LE GNRAL, au docteur.Envieux! (A sa femme.) Ma chre enfant, je n'ai pas pour te bnir la puissance de Dieu, mais je crois qu'il me la prte pour t'aimer.VERNONVous oubliez que je suis mdecin, mon cher ami; c'est bon pour un refrain de romance, ce que vous dites madame.GERTRUDEIl y a des refrains de romance, docteur, qui sont trs vrais.LE GNRALDocteur, si tu continues taquiner ma femme, nous nous brouillerons : un doute sur ce chapitre est une insulte.VERNONJe n'ai aucun doute. (Au gnral.) Seulement, vous avez aim tant de femmes avec la puissance de Dieu, que je suis en extase, comme mdecin, de vous voir toujours si bon chrtien, soixante-dix ans.(Gertrude se dirige doucement vers le canap o est assis le docteur.)LE GNRALChut! les dernires passions, mon ami, sont les plus puissantes.VERNONVous avez raison. Dans la jeunesse, nous aimons avec toutes nos forces qui vont en diminuant, tandis que dans la vieillesse nous aimons avec notre faiblesse qui va, qui va grandissant.LE GNRALMchant philosophe!GERTRUDE, Vernon.Docteur, pourquoi, vous, si bon, essayez-vous de jeter des doutes dans le cur de Grandchamp?... Vous savez qu'il est d'une jalousie tuer sur un soupon. Je respecte tellement ce sentiment que j'ai fini par ne plus voir que vous, monsieur le maire et monsieur le cur. Voulez-vous que je renonce encore votre socit, qui nous est si douce, si agrable?... Ah! voil Napolon.VERNON, part.Une dclaration de guerre!... Elle a renvoy tout le monde, elle me renverra.GODARDDocteur, vous, qui tes presque de la maison, dites-moi donc ce que vous pensez de mademoiselle Pauline.(Le docteur se lve, le regarde, se mouche et gagne le fond. On entend sonner pour le dner.)SCENE VI Les mmes, NAPOLON, FLIX.NAPOLON, accourant.Papa, papa, n'est-ce pas que tu m'as permis de monter Coco?LE GNRALCertainement.NAPOLON, Flix.Ah! vois-tu?GERTRUDE, elle essuie le front de son fils.A-t-il chaud!LE GNRAL

  • Mais condition que quelqu'un t'accompagnera.FLIXEh! bien, j'avais raison, monsieur Napolon. Mon gnral, le petit coquin voulait aller sur le poney tout seul par la campagne.NAPOLONIl a peur pour moi! Est-ce que j'ai peur de quelque chose, moi?(Flix sort. On sonne pour le dner.) LE GNRALViens que je t'embrasse pour ce mot-l... Voil un petit milicien qui tient de la jeune garde.LE DOCTEUR, en regardant Gertrude.Il tient de son pre!GERTRUDE, vivement.Au moral, c'est tout son portrait; car, au physique, il me ressemble.FLIXMadame est servie.GERTRUDEEh! bien, o donc est Ferdinand?... il est toujours si exact Tiens, Napolon, va voir dans l'alle de la fabrique s'il vient, et cours lui dire qu'on a sonn.LE GNRALMais nous n'avons pas besoin d'attendre Ferdinand. Godard, donnez le bras Pauline. (Vernon veut offrir le bras Gertrude.) Eh! eh! permets, Vernon?... Tu sais bien que personne que moi ne prend le bras de ma femme.VERNON, lui-mme.Dcidment, il est incurable.NAPOLEONFerdinand, je l'ai vu l-bas dans la grande avenue.VERNONDonne-moi la main, tyran?NAPOLONTiens, tyran!... c'est moi qui vas te tirer, et joliment.(Il fait tourner Vernon.)SCNE VIIFERDINAND (Il sort avec prcaution de chez Pauline.)Le petit m'a sauv, mais je ne sais pas par quel hasard il m'a vu dans l'avenue! Encore une imprudence de ce genre, et nous sommes perdus!... Il faut sortir de cette situation tout prix... Voici Pauline demande en mariage... elle a refus Godard. Le gnral, et Gertrude surtout, vont vouloir connatre les motifs de ce refus! Voyons, gagnons le perron, pour avoir l'air de venir de la grande alle, comme l'a dit Lon. Pourvu que personne ne me voie de la salle manger... (Il rencontre Ramel.) Eugne Ramel!SCNE VIIIFERDINAND, RAMELRAMELToi ici, Marcandal!FERDINANDChut! ne prononce plus jamais ici ce nom-l! Si le gnral m'entendait appeler Marcandal, s'il apprenait que c'est mon nom, il me tuerait l'instant comme un chien enrag.RAMEL

  • Et pourquoi?FERDINANDParce que je suis le fils du gnral Marcandal.RAMELUn gnral qui les Bourbons ont, en partie, d leur second voyage.FERDINANDAux yeux du gnral Grandchamp, avoir quitt Napolon pour servir les Bourbons, c'est avoir trahi la France. Hlas! mon pre lui a donn raison, car il est mort de chagrin. Ainsi songe bien ne m'appeler que Ferdinand Charny, du nom de ma mre.RAMELEt que fais-tu donc ici?FERDINANDJ'y suis le directeur, le caissier, le matre Jacques de la fabrique.RAMELComment! par ncessit?FERDINANDPar ncessit! mon pre a tout dissip, mme la fortune de ma pauvre mre, qui vit de sa pension de veuve d'un lieutenant-gnral en Bretagne.RAMELComment! ton pre, commandant de la garde royale, dans une position si brillante, est mort sans te rien laisser, pas mme une protection?FERDINANDA-t-on jamais trahi, chang de parti, sans des raisons...RAMELVoyons, voyons, ne parlons plus de cela.FERDINANDMon pre tait joueur... voil pourquoi il eut tant d'indulgence pour mes folies... Mais toi, qui t'amne ici?RAMELDepuis quinze jours je suis procureur du roi Louviers.FERDINANDOn m'avait dit... j'ai lu mme un autre nom.RAMELDe la Grandire. FERDINANDC'est cela.RAMELPour pouvoir pouser mademoiselle de Boudeville, j'ai obtenu la permission de prendre, comme toi, le nom de ma mre. La famille Boudeville me protge, et, dans un an, je serai, sans doute, avocat gnral Rouen... un marchepied pour aller Paris.FERDINANDEt pourquoi viens-tu dans notre paisible fabrique?RAMELPour une instruction criminelle, une affaire d'empoisonnement. C'est un beau dbut.(Entre Flix.)FLIXAh! monsieur, madame est d'une inquitude...

  • FERDINANDDis que je suis en affaire. (Flix sort.) Mon cher Eugne, dans le cas o le gnral, qui est trs curieux, comme tous les vieux troupiers dsuvrs, te demanderait comment nous nous sommes rencontrs, n'oublie pas de dire que nous sommes venus par la grande avenue... C'est capital pour moi... Revenons ton affaire. C'est pour la femme Champagne, notre contrematre, que tu es venu ici; mais il est innocent comme l'enfant qui nat!RAMELTu crois cela, toi? La justice est paye pour tre incrdule. Je vois que tu es rest ce que je t'ai laiss, le plus noble, le plus enthousiaste garon du monde, un pote enfin! un pote qui met la posie dans sa vie au lieu de l'crire, croyant au bien, au beau! Ah! a et l'ange de tes rves, et ta Gertrude, qu'est-elle devenue?FERDINANDChut! ce n'est pas seulement le ministre de la justice, c'est un peu le ciel qui t'a envoy Louviers; car j'avais besoin d'un ami dans la crise affreuse o tu me trouves. Ecoute, Eugne, viens ici. C'est mon ami de collge, c'est au confident de ma jeunesse que je vais m'adresser: tu ne seras jamais un procureur du roi pour moi, n'est-ce pas? Tu vas voir par la nature de mes aveux qu'ils exigent le secret du confesseur.RAMELY aurait-il quelque chose de criminel?FERDINANDAllons donc! tout au plus des dlits que les juges voudraient avoir commis.RAMELC'est que je ne t'couterais pas; ou, si je t'coutais...FERDINANDEh! bien?RAMELJe demanderais mon changement.FERDINANDAllons, tu es toujours mon bon, mon meilleur ami... Eh! bien, depuis trois ans j'aime tellement mademoiselle Pauline de Grandchamp, et elle...RAMELN'achve pas, je comprends. Vous recommencez Romo et Juliette... en pleine Normandie.FERDINANDAvec cette diffrence que la haine hrditaire qui sparait ces deux amants n'est qu'une bagatelle en comparaison de l'horreur de monsieur de Grandchamp pour le fils du tratre Marcandal!RAMELMais voyons! mademoiselle Pauline de Grandchamp sera libre dans trois ans; elle est riche de son chef (je sais cela par les Boudeville); vous vous en irez en Suisse pendant le temps ncessaire calmer la colre du gnral; et vous lui ferez, s'il le faut, les sommations respectueuses.FERDINANDTe consulterais-je, s'il ne s'agissait que de ce vulgaire et facile dnouement?RAMELAh! j'y suis! mon ami. Tu as pous ta Gertrude... ton ange... qui s'est comme tous les anges mtamorphose en... femme lgitime.FERDINANDCent fois pis! Gertrude, mon cher, c'est... madame de Grandchamp.RAMEL

  • Ah ! comment t'es-tu fourr dans un pareil gupier?FERDINANDComme on se fourre dans tous les gupiers, en croyant y trouver du miel.RAMELOh! oh! ceci devient trs grave! alors ne me cache plus rien.FERDINANDMademoiselle Gertrude de Meilhac, leve Saint-Denis, m'a sans doute aim d'abord par ambition; trs aise de me savoir riche, elle a tout fait pour m'attacher de manire devenir ma femme.RAMELC'est le jeu de toutes les orphelines intrigantes.FERDINANDMais comment Gertrude a fini par m'aimer?... c'est ce qui ne se peut exprimer que par les effets mmes de cette passion, que dis-je passion? c'est chez elle ce premier, ce seul et unique amour qui domine toute la vie et qui la dvore. Quand elle m'a vu ruin vers la fin de 1816, elle qui me savait, comme toi, pote, aimant le luxe et les arts, la vie molle et heureuse, enfant gt, pour tout dire, a conu, sans me le communiquer d'ailleurs, un de ces plans infmes et sublimes, comme tout ce que d'ardentes passions contraries inspirent aux femmes, qui, dans l'intrt de leur amour, font tout ce que font les despotes dans l'intrt de leur pouvoir; pour elles, la loi suprme, c'est leur amour...RAMELLes faits, mon cher?... Tu plaides, et je suis procureur du roi.FERDINANDPendant que j'tablissais ma mre en Bretagne, Gertrude a rencontr le gnral Grandchamp, qui cherchait une institutrice pour sa fille. Elle n'a vu dans ce vieux soldat bless grivement, alors g de cinquante-huit ans, qu'un coffre-fort. Elle s'est imagin tre promptement veuve, riche en peu de temps, et pouvoir reprendre et son amour et son esclave. Elle s'est dit que ce mariage serait comme un mauvais rve, promptement suivi d'un beau rveil. Et voil douze ans que dure le rve! Mais tu sais comme raisonnent les femmes.RAMELElles ont une jurisprudence elles.FERDINANDGertrude est d'une jalousie froce. Elle veut tre paye par la fidlit de l'amant de l'infidlit qu'elle fait au mari, et comme elle souffrait, disait-elle, le martyre, elle a voulu...RAMELT'avoir sous son toit pour te garder elle-mme.FERDINANDElle a russi, mon cher, m'y faire venir. J'habite, depuis trois ans, une petite maison prs de la fabrique. Si je ne suis pas parti la premire semaine, c'est que le second jour de mon arrive, j'ai senti que je ne pourrais jamais vivre sans Pauline.RAMELGrce cet amour, ta position ici me semble, moi magistrat, un peu moins laide que je ne le croyais.FERDINANDMa position? mais elle est intolrable, cause des trois caractres au milieu desquels je me trouve pris: Pauline est hardie; comme le sont les jeunes personnes trs innocentes dont l'amour est tout idal et qui ne voient de mal rien, ds qu'il s'agit d'un homme de qui elles font leur mari. La

  • pntration de Gertrude est extrme: nous y chappons par la terreur que cause Pauline le pril o nous plongerait la dcouverte de mon nom, ce qui lui donne la force de dissimuler! Mais Pauline vient l'instant de refuser Godard.RAMELGodard, je le connais... C'est, sous un air bte, l'homme le plus fin, le plus curieux de tout le dpartement. Et il est ici?FERDINANDII y dne.RAMELMfie-toi de lui.FERDINANDBien! Si ces deux femmes, qui ne s'aiment dj gure, venaient dcouvrir qu'elles sont rivales, l'une peut tuer l'autre, je ne sais laquelle: l'une, forte de son innocence, de sa passion lgitime; l'autre, furieuse de voir se perdre le fruit de tant de dissimulation, de sacrifices, de crimes mme...(Napolon entre.)RAMELTu m'effrayes! moi, procureur du roi. Non, parole d'honneur, les femmes cotent souvent plus qu'elles ne valent.NAPOLONBon ami! papa et maman s'impatientent aprs toi; ils disent qu'il faut laisser les affaires, et Vernon a parl d'estomac.FERDINANDPetit drle, tu es venu m'couter!NAPOLONMaman m'a dit l'oreille: Va donc voir ce qu'il fait, ton bon ami.FERDINANDVa, petit dmon! va, je te suis! (A Ramel.) Tu vois, elle fait de cet enfant un espion innocent.(Napolon sort.)RAMELC'est l'enfant du gnral?FERDINANDOui.RAMELIl a douze ans?FERDINANDOui.RAMELVoyons! Tu dois avoir quelque chose de plus me dire?FERDINANDAllons, je t'en ai dit assez.RAMELEh! bien, va dner... Ne parle pas de mon arrive, ni de ma qualit. Laissons-les dner tranquillement. Va, mon ami, va.SCNE IXRAMEL, seul.Pauvre garon! Si tous les jeunes gens avaient tudi les causes que j'ai observes en sept ans de magistrature, ils seraient convaincus de la ncessit d'accepter le mariage comme le seul roman

  • possible de la vie... Mais si la passion tait sage, ce serait la vertu.

    ACTE IISCNE PREMIERERAMEL, MARGUERITE, puis FLIX.(Ramel est abm dans ses rflexions et plong dans le canap de manire ne pas tre vu d'abord. Marguerite apporte des flambeaux et des cartes.Dans l'entr'acte la nuit est venue.)MARGUERITEQuatre jeux de cartes, c'est assez, quand mme monsieur le cur, le maire et l'adjoint viendraient. (Flix vient allumer les bougies des candlabres.) Je parierais bien que ma pauvre Pauline ne se mariera pas encore cette fois-ci. Chre enfant!... si dfunte sa mre la voyait ne pas tre ici la reine de la maison, elle en pleurerait dans son cercueil! Moi, si je reste, c'est bien pour la consoler, la servir.FLIX, part.Qu'est-ce qu'elle chante, la vieille?... (Haut.) A qui donc en voulez-vous, Marguerite? je gage que c'est madame.MARGUERITENon, c'est monsieur que j'en veux.FLIXA mon gnral? allez votre train alors, c'est un saint, cet homme-l.MARGUERITEUn saint de pierre, car il est aveugle.FLIXDites donc aveugl.MARGUERITEAh! vous avez bien trouv cela, vous.FLIXLe gnral n'a qu'un dfaut... il est jaloux.MARGUERITEEt emport donc!FLIXEt emport, c'est la mme chose. Ds qu'il a un soupon, il bche. Et a lui a fait tuer deux hommes, l, roide sur le coup... Nom d'un petit bonhomme! avec un troupier de ce caractre-l, faut... quoi... l'touffer de cajoleries... et madame l'touffe... ce n'est pas plus fin que cela! Et alors avec ses manires elle lui a mis, comme aux chevaux ombrageux, des illres; il ne peut voir ni droite ni gauche, et elle lui dit: Mon ami, regarde devant toi! Voil.MARGUERITEAh! vous pensez comme moi qu'une femme de trente-deux ans n'aime un homme de soixante-dix ans qu'avec une ide... Elle a un plan.RAMEL, part.Oh! les domestiques! des espions qu'on paye.FLIXQuel plan? elle ne sort pas d'ici, elle ne voit personne.MARGUERITEElle tondrait sur un uf! elle m'a retir les clefs, moi qui avais la confiance de dfunte madame; savez-vous pourquoi?

  • FLIXTiens! parbleu, elle fait sa pelote.MARGUERITEOui! depuis douze ans, avec les revenus de mademoiselle et les bnfices de la fabrique. Voil pourquoi elle retarde l'tablissement de ma chre enfant tant qu'elle peut, car faut donner le bien en la mariant.FLIXC'est la loi.MARGUERITEMoi, je lui pardonnerais tout, si elle rendait mademoiselle heureuse; mais je surprends ma pauvre Pauline pleurer, je lui demande ce qu'elle a: Rien, qu'a dit, rien, ma bonne Marguerite! (Flix sort.) Voyons, ai-je tout fait? Oui, voil la table de jeu... les bougies, les cartes... ah! le canap. (Elle aperoit Ramel.) Dieu de Dieu! un tranger!RAMELNe vous effrayez pas, Marguerite.MARGUERITEMonsieur a tout entendu.RAMELSoyez tranquille, je suis discret par tat, je suis le procureur du roi.MARGUERITEOh!SCNE IILes prcdents, PAULINE, GODARD, VERNON, NAPOLON, FERDINAND, MONSIEUR et MADAME DE GRANDCHAMP(Gertrude se prcipite sur Marguerite et lui arrache le coussin des mains.)GERTRUDEMarguerite, vous savez bien que c'est me causer de la peine que de ne pas me laisser faire tout ce qui regarde monsieur; d'ailleurs, il n'y a que moi qui sache les lui bien arranger, ses coussins.MARGUERITE, Pauline.Quelles giries !GODARDTiens, tiens, monsieur le procureur du roi.LE GNRALLe procureur du roi chez moi?GERTRUDELui!LE GNRAL, Ramel.Monsieur, par quelle raison?RAMELJ'avais pri mon ami... monsieur Ferdinand Mar...(Ferdinand fait un geste, Gertrude et Pauline laissent chapper un mouvement.)GERTRUDE, part.C'est son ami Eugne Ramel.RAMELFerdinand de Charny, qui j'ai dit le sujet de mon arrive, de le cacher pour vous laisser dner tranquillement.LE GNRAL

  • Ferdinand est votre ami?RAMELMon ami d'enfance, et nous nous sommes rencontrs dans votre avenue. Aprs onze ans, on a tant de choses dire quand on se revoit, que je suis la cause de son retard.LE GNRALMais, monsieur, quoi dois-je votre prsence ici?RAMELA Jean Nicot, dit Champagne, votre contrematre, inculp d'un crime.GERTRUDEMais, monsieur, notre ami, le docteur Vernon, a reconnu que la femme Champagne tait morte naturellement.VERNONOui, oui, du cholra, monsieur le procureur du roi.RAMELLa justice, monsieur, ne croit qu' ses expertises et ses convictions... Vous avez eu tort de procder avant nous.FELIXMadame, faut-il servir le caf?GERTRUDEAttendez! (A part.) Comme il est chang! Cet homme, devenu procureur du roi, n'est pas reconnaissable... Il me glace.LE GNRALMais, monsieur, comment le prtendu crime de Champagne, un vieux soldat que je cautionnerais, peut-il vous amener ici?RAMELDs que le juge d'instruction sera venu, vous le saurez.LE GNRALPrenez la peine de vous asseoir.FERDINAND, Ramel en montrant Pauline.Tiens ! la voil.RAMELOn peut se faire tuer pour une si adorable fille!GERTRUDE, Ramel.Nous ne nous connaissons pas! vous ne m'avez jamais vue ! Ayez piti de moi, de lui.RAMELComptez sur moi.LE GNRAL, qui a vu Ramel et Gertrude causant.Ma femme est-elle donc ncessaire cette instruction?RAMELPrcisment, gnral. C'est pour que madame ne ft pas avertie de ce que nous avons lui demander, que je suis venu moi-mme.LE GNRALMa femme mle ceci?... C'est abuser!...VERNONDu calme, mon ami.FLIXMonsieur le juge d'instruction !

  • LE GNRALFaites entrer.SCENE IIILes mmes, LE JUGE D'INSTRUCTION, CHAMPAGNE, BAUDRILLONLE JUGE salue.Monsieur le procureur du roi, voici monsieur Baudrillon, le pharmacien.RAMELMonsieur Baudrillon n'a pas vu l'inculp?LE JUGENon, il arrive, et le gendarme qui l'est all chercher ne l'a pas quitt.RAMELNous allons savoir la vrit! faites approcher monsieur Baudrillon et l'inculp.LE JUGEApprochez, monsieur Baudrillon, (A Champagne) et vous aussi.RAMELMonsieur Baudrillon, reconnaissez-vous cet homme pour celui qui vous aurait achet de l'arsenic, il y a deux jours?BAUDRILLONC'est bien lui!CHAMPAGNEN'est-ce pas, monsieur Baudrillon, que je vous ai dit que c'tait pour les souris qui mangeaient tout, jusque dans la maison, et que je venais chercher cela pour madame?LE JUGEVous l'entendez, madame? Voici quel est son systme: il prtend que vous l'avez envoy chercher cette substance vous-mme, et qu'il vous a remis le paquet tel que monsieur Baudrillon le lui a donn.GERTRUDEC'est vrai, monsieur.RAMELAvez-vous, madame, dj fait usage de cet arsenic?GERTRUDENon, monsieur.LE JUGEVous pouvez alors nous reprsenter le paquet livr par monsieur Baudrillon; le paquet doit porter son cachet, et s'il le reconnat pour tre sain et entier, les charges si graves qui psent sur votre contrematre disparatraient en partie. Nous n'aurions plus qu' attendre le rapport du mdecin qui fait l'autopsie.GERTRUDELe paquet, monsieur, n'a pas quitt le secrtaire de ma chambre coucher.(Elle sort.)CHAMPAGNEAh! mon gnral, je suis sauv!LE GNRALPauvre Champagne !RAMELGnral, nous serons trs heureux d'avoir constater l'innocence de votre contrematre: au contraire de vous, nous sommes enchants d'tre battus.

  • GERTRUDE, revenant.Voil, messieurs.(Le juge examine avec Baudrillon et Ramel.) BAUDRILLON met ses lunettes.C'est intact, messieurs, parfaitement intact; voil mon cachet deux fois, sain et entier.LE JUGESerrez bien cela, madame, car depuis quelque temps les cours d'assises n'ont juger que des empoisonnements.GERTRUDEVous voyez, monsieur, il tait dans mon secrtaire, et c'est moi seule, ou le gnral, qui en avons la clef.(Elle rentre dans la chambre.) RAMELGnral, nous n'attendrons pas le rapport des experts. La principale charge, qui, vous en conviendrez, tait trs grave, car toute la ville en parlait, vient de disparatre, et comme nous croyons la science et l'intgrit du docteur Vernon (Gertrude revient), Champagne, vous tes libre. (Mouvement de joie chez tout le monde.) Mais vous voyez, mon ami, quels fcheux soupons on est expos, quand on fait mauvais mnage.CHAMPAGNEMon magistrat, demandez mon gnral si je ne suis pas un agneau; mais ma femme, Dieu veuille lui pardonner, tait la plus mauvaise qui ait t fabrique... un ange n'aurait pas pu y tenir. Si je l'ai quelquefois remise la raison, le mauvais quart d'heure que vous venez de me faire passer en est une rude punition, mille noms de noms!... Etre pris pour un empoisonneur, et se savoir innocent, se voir entre les mains de la justice...(Il pleure.)LE GNRALEh! bien, te voil justifi.NAPOLONPapa, en quoi c'est-il fait, la justice?LE GNRALMessieurs, la justice ne devrait pas commettre de ces sortes d'erreurs.GERTRUDEElle a toujours quelque chose de fatal, la justice!... Et on causera toujours en mal pour ce pauvre homme de votre arrive ici.RAMELMadame, la justice criminelle n'a rien de fatal pour les innocents. Vous voyez que Champagne a t promptement mis en libert... (En regardant Gertrude.) Ceux qui vivent sans reproches, qui n'ont que des passions nobles, avouables, n'ont jamais rien redouter de la justice.GERTRUDEMonsieur, vous ne connaissez pas les gens de ce pays-ci... Dans dix ans, on dira que Champagne a empoisonn sa femme, que la justice est venue... et que sans notre protection...LE GNRALAllons, allons, Gertrude... ces messieurs ont fait leur devoir. (Flix prpare sur un guridon, au fond gauche, ce qu'il faut pour le caf.) Messieurs, puis-je vous offrirune tasse de caf?LE JUGEMerci, gnral; l'urgence de cette affaire nous a fait partir l'improviste, et ma femme m'attend

  • pour dner Louviers.(Il va au perron causer avec le mdecin.) LE GNRAL, Ramel.Et vous, monsieur, l'ami de Ferdinand?RAMELAh! vous avez en lui, gnral, le plus noble cur, le plus probe garon et le plus charmant caractre que j'aie jamais rencontrs.PAULINEIl est bien aimable, ce procureur du roi!GODARDEt pourquoi? Serait-ce parce qu'il fait l'loge de monsieur Ferdinand?... Tiens, tiens, tiens!GERTRUDE, Ramel.Toutes les fois, monsieur, que vous aurez quelques instants vous, venez voir monsieur de Charny. (Au gnral.) N'est-ce pas, mon ami, nous en profiterons?LE JUGE, il revient du perron.Monsieur de la Grandire, notre mdecin, a reconnu, comme le docteur Vernon, que le dcs a t caus par une attaque de cholra asiatique. Nous vous prions, madame la comtesse, et vous, monsieur le comte, de nous excuser d'avoir troubl pour un moment votre charmant et paisible intrieur.(Le gnral reconduit le juge.) RAMEL, Gertrude sur le devant de la scne.Prenez garde! Dieu ne protge pas des tentatives aussi tmraires que la vtre. J'ai tout devin. Renoncez Ferdinand, laissez-lui la vie libre, et contentez-vous d'tre heureuse femme et heureuse mre. Le sentier que vous suivez conduit au crime.GERTRUDERenoncer lui, mais autant mourir !RAMEL, part.Allons, je le vois, il faut enlever d'ici Ferdinand.(Il fait un signe Ferdinand, le prend sous le bras et sort avec lui.)LE GNRALEnfin, nous en voil dbarrasss! (A Gertrude.) Fais servir le caf.GERTRUDEPauline, sonne pour le caf.(Pauline sonne.)SCNE IVLes mmes, moins FERDINAND, RAMEL, LE JUGE et BAUDRILLONGODARDJe vais savoir, dans l'instant, si Pauline aime monsieur Ferdinand. Ce gamin, qui demande en quoi est faite la justice, me parat trs farceur, il me servira.(Flix parat.)GERTRUDELe caf.(Flix apporte le guridon o les tasses sont disposes.)GODARD, qui a pris Napolon part.Veux-tu faire une bonne farce?NAPOLEONJe crois bien. Vous en savez?

  • GODARDViens, je vais te dire comment il faut t'y prendre.(Godard va jusqu'au perron avec Napolon.) LE GNRALPauline, mon caf. (Pauline le lui apporte.) Il n'est pas assez sucr. (Pauline lui donne du sucre.) Merci, petite.GERTRUDEMonsieur de Rimonville?LE GNRALGodard ?GERTRUDEMonsieur de Rimonville?LE GENERALGodard, ma femme vous demande si vous voulez du caf?GODARDVolontiers, madame la comtesse.(Il vient une place d'o il peut observer Pauline.) LE GNRALOh ! que c'est agrable de prendre son caf bien assis !NAPOLONMaman, maman! mon bon ami Ferdinand vient de tomber; il s'est cass la jambe, car on le porte.VERNONAh! bah! LE GENERALQuel malheur! PAULINEAh! mon Dieu!(Elle tombe sur un fauteuil.) GERTRUDEQue dis-tu donc l?NAPOLONC'est pour rire! Je voulais voir si vous aimiez mon bon ami.GERTRUDEC'est bien mal, ce que tu fais l; tu n'es pas capable d'inventer de pareilles noirceurs?NAPOLON, tout bas.C'est Godard.GODARDIl est aim, elle a t prise ma souricire, qui est infaillible.GERTRUDE, Godard, qui elle tend un petit verre.Savez-vous, monsieur, que vous seriez un dtestable prcepteur? C'est bien mal vous d'apprendre de semblables mchancets un enfant.GODARDVous trouverez que j'ai trs bien fait, quand vous saurez que par ce petit stratagme de socit, j'ai pu dcouvrir mon rival.(Il montre Ferdinand, qui entre.)GERTRUDE, elle laisse tomber le sucrier.Lui !

  • GODARD, part.Elle aussi ! GERTRUDE, haut.Vous m'avez fait peur.LE GNRAL, qui s'est lev.Qu'as-tu donc, ma chre enfant?GERTRUDERien; une espiglerie de monsieur, qui m'a dit que le procureur du roi revenait. Flix, emportez ce sucrier, et donnez-en un autre.VERNONC'est la journe aux vnements.GERTRUDEMonsieur Ferdinand, vous allez avoir du sucre. (A part.) Il ne la regarde pas. (Haut.) Eh! bien, Pauline, tu ne prends pas un morceau de sucre dans le caf de ton pre?NAPOLONAh! bien, oui, elle est trop mue; elle a fait: Ah!PAULINEVeux-tu te taire, petit menteur! tu ne cesses de me taquiner.(Elle s'assied sur son pre et prend un canard.) GERTRUDECe serait vrai? et moi qui l'ai si bien habille! (A Godard.) Si vous aviez raison, votre mariage se ferait dans quinze jours. (Haut.) Monsieur Ferdinand, votre caf.GODARDJ'en ai donc pris deux dans ma sourcire! Et le gnral si calme, si tranquille, et cette maison si paisible!... a va devenir drle... je reste, je veux faire le whist! Oh! je n'pouse plus. (Montrant Ferdinand.) En voil-t-il un homme heureux! aim de deux femmes charmantes, dlicieuses! quel factotum! Mais qu'a-t-il donc de plus que moi, qui ai quarante mille livres de rente?GERTRUDEPauline, ma fille, prsente les cartes ces messieurs pour le whist. Il est bientt neuf heures... s'ils veulent faire leur partie, il ne faut pas perdre de temps. (Pauline arrange les cartes.) Allons, Napolon, dites bonsoir ces messieurs, et donnez bonne opinion de vous, en ne gaminant pas comme vous faites tous les soirs.NAPOLONBonsoir, papa. Comment donc est faite la justice?LE GNRALComme un aveugle ! Bonne nuit, mon mignon !NAPOLONBonsoir, monsieur Vernon! De quoi est donc faite la justice?VERNONDe tous nos crimes. Quand tu as commis une sottise, on te donne le fouet; voil la justice.NAPOLONJe n'ai jamais eu le fouet.VERNONOn ne t'a jamais fait justice, alors!NAPOLONBonsoir, mon bon ami! bonsoir, Pauline! adieu, monsieur Godard...GODARD

  • De Rimonville.NAPOLONAi-je t gentil?(Gertrude l'embrasse.)LE GNRALJ'ai le roi.VERNONMoi, la dame.FERDINAND, Godard.Monsieur, nous sommes ensemble.GERTRUDE, voyant Marguerite.Dis bien tes prires, ne fais pas enrager Marguerite... va, cher amour.NAPOLONTiens, cher amour!... en quoi c'est y fait l'amour?(Il s'en va.)SCENE V Les mmes, moins NAPOLON.LE GNRALQuand il se met dans ses questions, cet enfant-l, il est mourir de rire.GERTRUDEIl est souvent fort embarrassant de lui rpondre. (A Pauline.) Viens l, nous deux, nous allons finir notre ouvrage.VERNONC'est vous donner, gnral.LE GNRALA moi?... Tu devrais te marier, Vernon, nous irions chez toi comme tu viens ici, tu aurais tous les bonheurs de la famille. Voyez-vous, Godard, il n'y a pas dans le dpartement un homme plus heureux que moi.VERNONQuand on est en retard de soixante-sept ans sur le bonheur, on ne peut plus se rattraper. Je mourrai garon.(Les deux femmes se mettent travailler la mme tapisserie.)GERTRUDE, avec Pauline sur le devant de la scne.Eh! bien, mon enfant, Godard m'a dit que tu l'avais reu plus que froidement; c'est cependant un bien bon parti.PAULINEMon pre, madame, me laisse la libert de choisir moi-mme un mari.GERTRUDESais-tu ce que dira Godard? Il dira que tu l'as refus parce que tu as dj choisi quelqu'un.PAULINESi c'tait vrai, mon pre et vous, vous le sauriez. Quelle raison aurais-je de manquer de confiance en vous?GERTRUDEQui sait? je ne t'en blmerais pas. Vois-tu, ma chre Pauline, en fait d'amour, il y en a dont le secret est hroquement gard par les femmes, gard au milieu des plus cruels supplices.PAULINE, part, ramassant ses ciseaux qu'elle a laiss tomber.Ferdinand m'avait bien dit de me mfier d'elle... Est-elle insinuante!

  • GERTRUDETu pourrais avoir dans le cur un de ces amours-l! Si un pareil malheur t'arrivait, compte sur moi... Je t'aime, vois-tu! je flchirai ton pre; il a quelque confiance enmoi, je puis mme beaucoup sur son esprit, sur son caractre... ainsi, chre enfant, ouvre-moi ton cur?PAULINEVous y lisez, madame, je ne vous cache rien.LE GNRALVernon, qu'est-ce que tu fais donc?(Lgers murmures. Pauline jette un regard vers la table de jeu.)GERTRUDE, part.L'interrogation directe n'a pas russi. (Haut.) Combien tu me rends heureuse! car ce plaisant de petite ville, Godard, prtend que tu t'es presque vanouie quand il a fait dire exprs par Napolon que Ferdinand s'tait cass la jambe Ferdinand est un aimable jeune homme, dans notre inti-mit depuis bientt quatre ans; quoi de plus naturel que cet attachement pour ce garon, qui non seulement a de la naissance, mais encore des talents?PAULINEC'est le commis de mon pre.GERTRUDEAh! grce Dieu, tu ne l'aimes pas; tu m'effrayais, car, ma chre, il est mari.PAULINETiens, il est mari? pourquoi cache-t-il cela? (A part.) Mari! ce serait infme; je le lui demanderai ce soir, je lui ferai le signal dont nous sommes convenus.GERTRUDE, part.Pas une fibre n'a tressailli dans sa figure! Godard s'est tromp, ou cette enfant serait aussi forte que moi... (Haut.) Qu'as-tu, mon ange?PAULINEOh! rien.GERTRUDE, lui mettant la main dans le dos.Tu as chaud! l, vois-tu? (A part.) Elle l'aime, c'est sr... Mais lui, l'aime-t-il? Oh! je suis dans l'enfer.PAULINEJe me serai trop applique l'ouvrage! Et vous, qu'avez-vous?GERTRUDERien! Tu me demandais pourquoi Ferdinand cache son mariage?PAULINEAh! oui!GERTRUDE, part.Voyons si elle sait le secret de son nom. (Haut.) Parce que sa femme est trs indiscrte et qu'elle l'aurait compromis... Je ne puis t'en dire davantage.PAULINECompromis ! Et pourquoi compromis?GERTRUDE, se levant.Si elle l'aime, elle a un caractre de fer! Mais o se seraient-ils vus? Je ne la quitte pas le jour, Champagne le voit toute heure la fabrique... Non, c'est absurde... Si elle l'aime, elle l'aime elle seule, comme font toutes les jeunes filles qui commencent aimer un homme sans qu'il s'en aperoive; mais s'ils sont d'intelligence, je l'ai frappe trop droit au cur pour qu'elle ne lui parle

  • pas, ne ft-ce que des yeux. Oh! je ne les perdrai pas de vue.GODARDNous avons gagn, monsieur Ferdinand, merveille!(Ferdinand quitte le jeu et se dirige vers Gertrude.) PAULINE, part.Je ne croyais pas qu'on pt souffrir autant sans mourir.FERDINAND, Gertmde.Madame, c'est vous me remplacer.GERTRUDEPauline, prends ma place. (A part.) Je ne puis pas lui dire qu'il aime Pauline, ce serait lui en donner l'ide. Que faire? (A Ferdinand.) Elle m'a tout avou.FERDINANDQuoi? GERTRUDEMais, tout!FERDINANDJe ne comprends pas... Mademoiselle de Grandchamp?...GERTRUDEOui.FERDINANDEh! bien, qu'a-t-elle fait?GERTRUDEVous ne m'avez pas trahie? Vous n'tes pas d'intelligence pour me tuer?FERDINANDVous tuer? Elle!... Moi!GERTRUDESerais-je la victime d'une plaisanterie de Godard?FERDINANDGertrude... vous tes folle.GODARD, Pauline.Ah! mademoiselle, vous faites des fautes.PAULINEVous avez beaucoup perdu, monsieur, ne pas avoir ma belle-mre.GERTRUDEFerdinand, je ne sais o est l'erreur, o est la vrit; mais ce que je sais, c'est que je prfre la mort la perte de nos esprances.FERDINANDPrenez garde! Depuis quelques jours le docteur nous observe d'un il bien malicieux.GERTRUDE, part.Elle ne l'a pas regard! (Haut.) Oh! elle pousera Godard, son pre l'y forcera.FERDINANDC'est un excellent parti que ce Godard.LE GNRALIl n'y a pas moyen d'y tenir! Ma fille fait fautes sur fautes; et toi, Vernon, tu ne sais ce que tu joues, tu coupes mes rois.VERNONMon cher gnral, c'est pour rtablir l'quilibre.

  • LE GNRALGanache! tiens, il est dix heures, nous ferons mieux d'aller dormir que de jouer comme cela. Ferdinand, faites-moi le plaisir de conduire Godard son appartement. Quant toi, Vernon, tu devrais coucher sous ton lit pour avoir coup mes rois.GODARDMais il ne s'agit que de cinq francs, gnral.LE GNRALEt l'honneur? (A Vernon.) Tiens, quoique tu aies mal jou, voil ta canne et ton chapeau.(Pauline prend une fleur la jardinire et joue avec.) GERTRUDEUn signal! oh! duss-je me faire tuer par mon mari, je veillerai sur elle cette nuit.FERDINAND, qui a pris Flix un bougeoir.Monsieur de Rimonville, je suis vos ordres.GODARDJe vous souhaite une bonne nuit, madame! Mes humbles hommages, mademoiselle! Bonsoir, gnral.LE GNRALBonsoir, Godard.GODARDDe Rimonville... Docteur, je...VERNON, le regarde et se mouche.Adieu, mon ami.LE GNRAL, reconduisant le docteur.Allons, demain, Vernon ! mais viens de bonne heure.SCNE VI GERTRUDE, PAULINE, LE GNRALGERTRUDEMon ami, Pauline refuse Godard.LE GNRALEt quelles sont tes raisons, ma fille?PAULINEMais il ne me plat pas assez pour que je fasse de lui un mari.LE GNRALEh! bien, nous en chercherons un autre; mais il faut en finir, car tu as vingt-deux ans, et l'on pourrait croire des choses dsagrables pour toi, pour ma femme et pour moi.PAULINEIl ne m'est donc pas permis de rester fille?GERTRUDEElle a fait un choix, mais elle ne veut peut-tre le dire qu' vous; je vous laisse, confessez-la! (A Pauline.) Bonne nuit, mon enfant! cause avec ton pre. (A part.) Je vais les couter.(Elle va fermer sa porte et rentre dans sa chambre.)SCNE VII LE GNRAL, PAULINELE GNRAL, part.Confesser ma fille! Je suis tout fait impropre cette manuvre! C'est elle qui me confessera. (Haut.) Pauline, viens l. (Il la prend sur ses genoux.) Bien, ma petite chatte, crois-tu qu'un vieux troupier comme moi ne sache pas ce que signifie la rsolution de rester fille... Cela veut dire, dans

  • toutes les langues, qu'une jeune personne veut se marier, mais... quelqu'un qu'elle aime.PAULINEPapa, je te dirais bien quelque chose, mais je n'ai pas confiance en toi.LE GNRALEt pourquoi cela, mademoiselle?PAULINETu dis tout ta femme.LE GNRALEt tu as un secret de nature ne pas tre dit un ange, une femme qui t'a leve, ta seconde mre!PAULINEOh! si tu te fches, je vais aller me coucher... Je croyais, moi, que le cur d'un pre devait tre un asile sr pour une fille.LE GNRALOh! cline! Allons, pour toi je vais me faire doux.PAULINEOh! que tu es bon! Eh! bien, si j'aimais le fils d'un de ceux que tu maudis?LE GNRAL, il se lve brusquement et repousse sa fille.Je te maudirais!PAULINEEn voil de la douceur, l !(Gertrude parat.)LE GNRALMon enfant, il est des sentiments qu'il ne faut jamais veiller en moi; tu le sais, c'est ma vie. Veux-tu la mort de ton pre?PAULINEOh!LE GNRALChre enfant! j'ai fait mon temps... Tiens, mon sort est envier prs de toi, prs de Gertrude. Eh! bien, quelque douce et charmante que soit mon existence, je la quitterais sans regret si, la quittant, je te rendais heureuse; car nous devons le bonheur ceux qui nous avons donn la vie.PAULINE voit la porte entrebille.Ah! elle coute. (Haut.) Mon pre, il n'en est rien, rassurez-vous! Mais enfin, voyons... Si cela tait et que ce ft un sentiment si violent que j'en dusse mourir?LE GNRALIl faudrait ne m'en rien dire, ce serait plus sage, et attendre ma mort. Et encore! s'il n'y a rien de plus sacr, de plus aim, aprs Dieu et la patrie, pour les pres, que leurs enfants, les enfants, leur tour, doivent tenir pour saintes les volonts de leurs pres, et ne jamais leur dsobir, mme aprs leur mort. Si tu n'tais pas fidle cette haine, je sortirais, je crois, de mon cercueil pour te maudire.PAULINE, elle embrasse son pre.Oh! mchant! mchant! Eh! bien, je saurai maintenant si tu es discret... Jure-moi sur ton honneur de ne pas dire un mot de ceci.LE GNRALJe te le promets ! Mais quelle raison as-tu donc de te dfier de Gertrude?PAULINETu ne me croirais pas.

  • LE GNRALTon intention est-elle de tourmenter ton pre?PAULINENon... A quoi tiens-tu le plus, ta haine contre les tratres ou ton honneur?LE GNRALA l'un comme l'autre, c'est le mme principe.PAULINEEh! bien, si tu manques l'honneur en manquant ton serment, tu pourras manquer ta haine. Voil tout ce que je voulais savoir!LE GNRALSi les femmes sont angliques, elles ont aussi quelque chose d'infernal. Dites-moi qui souffle de pareilles ides une fille innocente comme la mienne?... Voil comme elles nous mnent par le...PAULINEBonne nuit, mon pre.LE GNRALHum! mchante enfant!PAULINESois discret, ou je t'amne un gendre te faire frmir.(Elle rentre chez elle.)SCNE VIII LE GNRAL, seul.Il y a certainement un mot cette nigme! Il faut le trouver! oui, le trouver nous deux, Gertrude.SCNE IXLa scne change. La chambre de Pauline. C'est une petite chambre simple, le lit au fond, une table ronde gauche. Il existe une sortie drobe gauche, et l'entre est droite.PAULINEEnfin, me voil seule, je puis ne plus me contraindre! Mari!!! mon Ferdinand mari!!! Ce serait le plus lche, le plus infme, le plus vil des hommes! je le tuerais! Le tuer!... non, mais je ne survivrais pas une heure cette certitude... Ma belle-mre m'est odieuse! ah! si elle devient mon ennemie, elle aura la guerre, et je la lui ferai bonne. Ce sera terrible: je dirai tout ce que je sais mon pre. (Elle regarde sa montre.) Onze heures et demie, il ne peut venir qu' minuit, quand tout dort. Pauvre Ferdinand! risquer sa vie ainsi pour une heure de causerie avec sa future! est-ce aimer? On ne fait pas de telles entreprises pour toutes les femmes! aussi de quoi ne serais-je pas capable pour lui! Si mon pre nous surprenait, ce serait moi qui recevrais le premier coup. Oh! douter de l'homme qu'on aime, c'est je crois un plus cruel supplice que de le perdre: la mort, on l'y suit; mais le doute!... c'est la sparation... Ah! je l'entends.SCNE XFERDINAND, PAULINE; elle pousse les verrous.PAULINEEs-tu mari?FERDINANDQuelle plaisanterie!... Ne te l'aurais-je pas dit?PAULINEAh! (Elle tombe dans un fauteuil, puis genoux.) Sainte Vierge, quel vu vous faire? (Elle embrasse la main de Ferdinand.) Et toi, sois mille fois bni.FERDINAND

  • Mais qui t'a dit une pareille folie?PAULINEMa belle-mre.FERDINANDElle sait tout! ou si elle ne le sait pas, elle va nous espionner et tout dcouvrir; car les soupons, chez les femmes comme elle, c'est la certitude!... Ecoute-moi, Pauline, les instants sont prcieux. C'est madame de Grandchamp qui m'a fait venir dans cette maison.PAULINEEt pourquoi?FERDINANDParce qu'elle m'aime.PAULINEQuelle horreur!... Eh! bien, et mon pre?FERDINANDElle m'aimait avant de se marier.PAULINEElle t'aime; mais toi, l'aimes-tu?FERDINANDSerais-je rest dans cette maison?PAULINEElle t'aime... encore?FERDINANDMalheureusement toujours!... Elle a t, je dois te l'avouer, ma premire inclination; mais je la hais aujourd'hui de toutes les puissances de mon me; et je cherche pourquoi. Est-ce parce que je t'aime, et que tout vritable et pur amour est de sa nature exclusif? est-ce que la comparaison d'un ange de puret tel que toi et d'un dmon comme elle me pousse autant la haine du mal qu' l'amour de toi, mon bien, mon bonheur, mon joli trsor? je ne sais. Mais je la hais, et je t'aime ne pas regretter de mourir, si ton pre me tuait; car une de nos causeries, une heure passe l, prs de toi, me semble, mme aprs qu'elle s'est coule, toute ma vie.PAULINEOh! parle, parle toujours!... tu m'as rassure. Aprs t'avoir entendu, je te pardonne le mal que tu m'as fait en m'apprenant que je ne suis pas ton premier, ton seul amour, comme tu es le mien... C'est une illusion perdue, que veux-tu? Ne te fche pas? Les jeunes filles sont folles, elles n'ont d'ambition que dans leur amour, et elles voudraient avoir le pass comme elles ont l'avenir de celui qu'elles aiment! Tu la hais! voil pour moi plus d'amour dans une parole que toutes les preuves que tu m'en a donnes en deux ans. Si tu savais avec quelle cruaut cette martre m'a mise la question! Je me vengerai!FERDINANDPrends garde! elle est bien dangereuse! Elle gouverne ton pre! elle est femme livrer un combat mortel!PAULINEMortel! c'est ce que je veux.FERDINANDDe la prudence, ma chre Pauline! Nous voulons tre l'un l'autre, n'est-ce pas?... eh! bien, mon ami le procureur du roi est d'avis que, pour triompher des difficults qui nous sparent, il faut avoir la force de nous quitter pendant quelque temps.PAULINE

  • Oh! donne-moi deux jours, et j'aurai tout obtenu de mon pre.FERDINANDTu ne connais pas madame de Grandchamp. Elle a trop fait pour ne pas te perdre, et elle osera tout. Aussi ne partirai-je pas sans te donner des armes terribles contre elle.PAULINEDonne, donne!FERDINANDPas encore. Promets-moi de n'en faire usage que si ta vie est menace, car c'est un crime contre la dlicatesse que je commettrai ! Mais il s'agit de toi.PAULINEQu'est-ce donc?FERDINANDLes lettres qu'elle m'a crites avant son mariage et quelques-unes aprs... Je te les remettrai demain. Pauline, ne les lis pas! jure-le moi par notre amour, par notre bonheur! Il suffira, si la ncessit le voulait absolument, qu'elle sache que tu les as en ta possession, et tu la verras trembler, ramper tes pieds; car alors toutes ses machinations tomberont. Mais que ce soit ta dernire ressource, et surtout cache-les bien!PAULINEQuel duel!FERDINANDTerrible! Maintenant, Pauline, garde avec courage, comme tu l'as fait, le secret de notre amour; attends pour l'avouer qu'il ne puisse se nier.PAULINEAh! pourquoi ton pre a-t-il trahi l'empereur! Mon Dieu, si les pres savaient combien leurs enfants sont punis de leurs fautes, il n'y aurait que de braves gens!FERDINANDPeut-tre est-ce notre dernire joie que ce triste entretien?PAULINE, part.Je le rejoindrai... (Haut.) Tiens, je ne pleure plus, je suis courageuse! Dis? ton ami sera dans le secret de ton asile?FERDINANDEugne sera notre intermdiaire.PAULINEEt ces lettres?FERDINANDDemain! demain!... Mais o les cacheras-tu?PAULINEJe les garderai sur moi. FERDINANDEh! bien, adieu. PAULINENon, pas encore.FERDINANDUn instant peut nous perdre...PAULINEOu nous unir pour la vie... Tiens, laisse-moi te reconduire, je ne suis tranquille que lorsque je te vois dans le jardin. Viens, viens.

  • FERDINANDUn dernier coup d'il cette chambre de jeune fille o tu penseras moi... o tout parle de toi.SCNE XI La scne change et reprsente la premire dcoration.PAULINE, sur le perron; GERTRUDE, la porte du salon. GERTRUDEElle le reconduit jusque dans le jardin... Il me trompait! elle aussi!... (Elle prend Pauline par la main et l'amne sur le devant de la scne.) Direz-vous, mademoiselle, que vous ne l'aimez pas?PAULINEMadame, moi je ne trompe personne.GERTRUDEVous trompez votre pre.PAULINEEt vous, madame?GERTRUDED'accord! tous deux contre moi... Oh! je vais...PAULINEVous ne ferez rien, madame, ni contre moi, ni contre lui.GERTRUDENe me forcez pas dployer mon pouvoir! Vous devez obir votre pre, et... il m'obit.PAULINENous verrons!GERTRUDESon sang-froid me fait bondir le cur! Mon sang ptille dans mes veines. Je vois du noir devant mes yeux! Sais-tu que je prfre la mort la vie sans lui?PAULINEEt moi aussi, madame. Mais moi je suis libre, je n'ai pas jur comme vous d'tre fidle un mari... Et votre mari... c'est mon pre!GERTRUDE, aux genoux de Pauline.Que t'ai-je fait? je t'ai aime, je t'ai leve, j'ai t bonne mre.PAULINESoyez pouse fidle, et je me tairai.GERTRUDEEh! parle! parle tant que tu voudras... Ah! la lutte commence.SCNE XIILes mmes, LE GNRAL.LE GNRALAh , que se passe-t-il donc ici?GERTRUDETrouve-toi mal! allons donc! (Elle la renverse.) Il y a, mon ami, que j'ai entendu des gmissements. Notre chre enfant appelait au secours, elle tait asphyxie par les fleurs de sa chambre.PAULINEOui, papa, Marguerite avait oubli d'ter la jardinire, et je me mourais.GERTRUDEViens, ma fille, viens prendre l'air.(Elles veulent aller la porte.)

  • LE GNRALRestez un moment... Eh! bien, o donc avez-vous mis les fleurs?PAULINE, Gertrude.Je ne sais pas o madame les a portes.GERTRUDEL, dans le jardin.(Le gnral sort brusquement, aprs avoir dpos son bougeoir sur la table de jeu au fond gauche.)SCNE XIII PAULINE, GERTRUDEGERTRUDERentrez dans votre chambre, enfermez-vous-y! je prends tout sur moi. (Pauline rentre.) Je l'attends!(Elle rentre.) LE GNRAL, revenant du jardin.Je n'ai trouv de jardinire nulle part... Dcidment il se passe quelque chose d'extraordinaire ici. Gertrude?... personne! Ah! madame de Grandchamp, vous allez me dire... Il serait plaisant que ma femme et ma fille se jouassent de moi.(Il reprend son bougeoir et entre chez Gertrude. Le rideau baisse pendant quelques instants pour indiquer l'entracte, puis le jour revient.)

    ACTE IIISCNE PREMIERE GERTRUDE, seule d'abord; puis CHAMPAGNE.GERTRUDE, remonte elle-mme une jardinire par le perron et la dpose dans la premire pice.Ai-je eu de la peine endormir ses soupons! Encore une ou deux scnes de ce genre, et je ne serai plus matresse de son esprit. Mais j'ai conquis un moment de libert... Pourvu que Pauline ne vienne pas me troubler!... Oh! elle doit dormir... elle s'est couche si tard!... Serait-il possible de l'enfermer?... (Elle va voir la porte de la chambre de Pauline.) Non!...CHAMPAGNE, entrant.Monsieur Ferdinand va venir, madame.GERTRUDEMerci, Champagne. Il s'est couch bien tard, hier?CHAMPAGNEMonsieur Ferdinand fait, comme vous le savez, sa ronde toutes les nuits, et il est rentr vers une heure et demie du matin. Je couche au-dessus de lui, je l'entends.GERTRUDESe couche-t-il quelquefois plus tard?CHAMPAGNEQuelquefois, c'est selon le temps qu'il met faire sa ronde.GERTRUDEBien, merci. (Champagne sort.) Pour prix d'un sacrifice qui dure depuis douze ans, et dont les douleurs ne peuvent tre comprises que par des femmes, car les hommes devinent-ils jamais de pareilles tortures? qu'avais-je demand? bien peu! le savoir l, prs de moi, sans autre plaisir qu'un regard furtif de temps en temps. Je ne voulais que cette certitude d'tre attendue... certitude qui nous suffit, nous autres pour qui l'amour pur, cleste, est un rve irralisable. Les hommes ne se croient aims que quand ils nous ont fait tomber dans la fange! et voil comme il me

  • rcompense! il a des rendez-vous la nuit avec cette sotte de fille! Eh! bien, il va prononcer mon arrt de mort en face; et, s'il en a le courage, j'aurai celui de les dsunir jamais, l'instant; j'en ai trouv le moyen... Ah! le voici! je me sens dfaillir! Mon Dieu! pourquoi nous faites-vous donc tant aimer un homme qui ne nous aime plus !SCNE II FERDINAND, GERTRUDEGERTRUDEHier, vous me trompiez. Vous tes venu cette nuit, ici, par ce salon, avec une fausse clef, voir Pauline, au risque de vous faire tuer par monsieur de Grandchamp! Oh! pargnez-vous un mensonge. Je vous ai vu, j'ai surpris Pauline au retour de votre promenade nocturne. Vous avez fait un choix dont je ne puis pas vous fliciter. Si vous aviez pu nous entendre hier, cette place! voir l'audace de cette fille, le front avec lequel elle m'a tout ni, vous trembleriez pour votre avenir, cet avenir qui m'appartient, et pour lequel j'ai vendu corps et me.FERDINAND, part.L'avalanche des reproches! (Haut.) Tchons, Gertrude, de nous conduire sagement l'un et l'autre. Evitons surtout les vulgarits... Jamais je n'oublierai ce que vous avez t pour moi; je vous aime encore d'une amiti sincre, dvoue, absolue; mais je n'ai plus d'amour.GERTRUDEDepuis dix-huit mois?FERDINANDDepuis trois ans.GERTRUDEMais alors avouez donc que j'ai le droit de har et de combattre votre amour pour Pauline; car cet amour vous a rendu lche et criminel envers moi.FERDINANDMadame!GERTRUDEOui, vous m'avez trompe... En restant ici entre nous deux, vous m'avez fait revtir un caractre qui n'est pas le mien. Je suis violente, vous le savez. La violence est franche, et je marche dans une voie de tromperies infmes. Vous ne savez donc pas ce que c'est que d'avoir trouver de nouveaux mensonges chaque jour, l'improviste, de mentir avec un poignard dans le cur?... Oh! le mensonge! mais c'est pour nous la punition du bonheur. C'est une honte, si l'on russit; c'est la mort, si l'on choue. Et vous! vous, les hommes vous envient de vous faire aimer par les femmes. Vous serez applaudi, l o je serai mprise. Et vous ne voulez pas que je me dfende! Et vous n'avez que d'amres paroles pour une femme qui vous a tout cach: remords, larmes! J'ai gard pour moi seule la colre du ciel; je descendais seule dans les abmes de mon me, creuse par les douleurs; et, tandis que le repentir me mordait le cur, je n'avais pour vous que des regards pleins de tendresse, une physionomie gaie! Tenez, Ferdinand, ne ddaignez pas une esclave si bien apprivoise.FERDINAND, part.Il faut en finir. (Haut.) Ecoutez, Gertrude, quand nous nous sommes rencontrs, la jeunesse seule nous a runis. J'ai cd, si vous le voulez, un mouvement d'gosme qui se trouve au fond du cur de tous les hommes, leur insu, cach sous les fleurs des premiers dsirs. On a tant de turbulence dans les sentiments vingt-deux ans! L'enivrement auquel nous sommes en proie ne nous permet pas de rflchir ni la vie comme elle est, ni ses conditions srieuses...GERTRUDE, part.Comme il raisonne tranquillement! Ah! il est infme!

  • FERDINANDEt alors je vous ai aime avec candeur, avec un entier abandon; mais depuis!... depuis, la vie a chang d'aspect pour nous deux. Si donc je suis rest sous ce toit o je n'aurais jamais d venir, c'est que j'ai choisi dans Pauline la seule femme avec laquelle il me soit possible de finir mes jours. Allons, Gertrude, ne vous brisez pas contre cet arrt du ciel. Ne tourmentez pas deux tres qui vous demandent leur bonheur, qui vous aimeront bien.GERTRUDEAh! vous tes le martyr? et moi... moi je suis le bourreau! Mais ne serais-je pas votre femme aujourd'hui, si je n'avais pas, il y a douze ans, prfr votre bonheur mon amour?FERDINANDEh! bien, faites aujourd'hui la mme chose, en me laissant ma libert.GERTRUDELa libert d'en aimer une autre. Il ne s'agissait pas de a, il y a douze ans... Mais je vais en mourir.FERDINANDOn meurt d'amour dans les posies, mais dans la vie ordinaire on se console.GERTRUDENe mourez-vous pas, vous autres, pour votre honneur outrag, pour un mot, pour un geste? Eh! bien, il y a des femmes qui meurent pour leur amour, quand cet amour est un trsor o elles ont tout plac, quand c'est toute leur vie, et je suis de ces femmes-l, moi! Depuis que vous tes sous ce toit, Ferdinand, j'ai craint une catastrophe toute heure! eh! bien, j'avais toujours sur moi le moyen de quitter la vie l'instant, s'il nous arrivait malheur. Tenez, (Elle montre un flacon.) voil comment j'ai vcu!FERDINANDAh! voici les larmes.GERTRUDEJe m'tais promis de les matriser, elles m'touffent! Mais aussi vous me parlez avec cette froide politesse qui est votre dernire insulte, vous autres, pour un amour que vous rebutez! Vous ne me tmoignez pas la moindre sympathie! vous voudriez me voir morte, et vous seriez dbarrass... Mais, Ferdinand, tu ne me connais pas! J'avouerai tout dans une lettre au gnral, que je ne veux plus tromper. Cela me lasse, moi, le mensonge. Je prendrai mon enfant, je viendrai chez toi, nous partirons ensemble. Plus de Pauline.FERDINANDSi vous faites cela, je me tuerai.GERTRUDEEt moi aussi! Nous serons runis par la mort, et tu ne seras pas elle.FERDINAND, part.Quel caractre infernal!GERTRUDEEt d'ailleurs, la barrire qui vous spare de Pauline peut ne jamais s'abaisser; que feriez-vous?FERDINANDPauline saura rester libre.GERTHUDEMais si son pre la mariait?FERDINANDJ'en mourrais!GERTHUDE

  • On meurt d'amour dans les posies, dans la vie ordinaire on se console; et... on fait son devoir, en gardant celle dont on a pris la vie.LE GNRAL, au dehors.Gertrude! Gertrude!GERTRUDEJ'entends monsieur. (Le gnral parat.) Ainsi, monsieur Ferdinand, expdiez vos affaires pour revenir promptement, je vous attends.SCNE IIILE GNRAL, GERTRUDE, puis PAULINE.LE GNRALUne confrence de si grand matin avec Ferdinand! De quoi s'agit-il donc? de la fabrique!GERTRUDEDe quoi il s'agit? je vais vous le dire; car... vous tes bien comme votre fils: quand vous vous mettez dans vos questions, il faut vous rpondre absolument. Je me suis imagin que Ferdinandest pour quelque chose dans le refus de Pauline d'pouser Godard.LE GNRALTiens! tu pourrais avoir raison.GERTRUDEJ'ai fait venir monsieur Ferdinand pour claircir mes soupons, et vous avez interrompu notre entretien, au moment o j'allais peut-tre savoir quelque chose.(Pauline entrouvre sa porte.) LE GNRALMais si ma fille aime monsieur Ferdinand...PAULINEEcoutons.LE GNRALJe ne vois pas pourquoi hier, quand je la questionnais d'un ton paternel, avec douceur, elle m'aurait cach, libre comme je la laisse, un sentiment si naturel.GERTRUDEC'est que vous vous y tes mal pris, ou vous l'avez questionne dans un moment o elle hsitait... Le cur des jeunes filles, mais c'est plein de contradictions.LE GNRALAu fait, pourquoi pas? ce jeune homme travaille comme un lion, il est honnte, il est probablement d'une bonne famille.PAULINEOh ! j'y suis !(Elle rentre.)LE GNRALIl nous donnera des renseignements. Il est l-dessus d'une discrtion; mais tu dois la connatre sa famille, car c'est toi qui nous a trouv ce trsor.GERTRUDEJe te l'ai propos, sur la recommandation de la vieille madame Morin.LE GNRALElle est morte!GERTRUDE, part.C'est bien pour cela que je la cite... (Haut.) Elle m'a dit qu'il a sa mre, madame de Charny, pour laquelle il est d'une pit filiale admirable; elle est en Bretagne, et d'une vieille famille de ce

  • pays-l... les Charny.LE GNRALLes Charny... Enfin, s'il aime Pauline et si Pauline l'aime, moi, malgr la fortune de Godard, je le lui prfrerais pour gendre... Ferdinand connat la fabrication; il m'achterait mon tablissement avec la dot de Pauline, a irait tout seul. Il n'a qu' nous dire d'o il vient, ce qu'il est, ce qu'tait son pre... Mais nous verrons sa mre.GERTRUDEMadame Charny?LE GNRALOui, madame Charny... N'est-elle pas prs de Saint-Malo?... ce n'est pas au bout du monde...GERTRUDEMettez-y de la finesse, un peu de votre ruse de vieux soldat, de la douceur, et vous saurez si cette enfant... LE GNRALEt pourquoi me fcherais-je?... Voil, sans doute... Pauline...SCNE IV Les mmes, MARGUERITE, puis PAULINE.LE GNRALAh! c'est vous, Marguerite... Vous avez failli causer cette nuit la mort de ma fille par une inadvertance... vous avez oubli...MARGUERITEMoi, gnral, la mort de votre enfant!LE GNRALVous avez oubli d'ter la jardinire o il se trouvait des plantes odeurs fortes, elle en a t presque asphyxie...MARGUERITEPar exemple!... J'ai t la jardinire avant l'arrive de monsieur Godard, et madame a d voir qu'elle n'y tait dj plus quand nous avons habill mademoiselle...GERTRUDEVous vous trompez, elle y tait...MARGUERITE, part.En voil une svre... (Haut.) Madame a voulu mettre des fleurs naturelles dans les cheveux de mademoiselle, et a dit: Tiens, la jardinire n'y est plus...GERTRUDEVous inventez... Voyons, o l'avez-vous porte?MARGUERITEAu bas du perron...GERTRUDE, au gnral.L'y avez-vous trouve cette nuit?LE GNRALNon!GERTRUDEJe l'ai te de la chambre moi-mme cette nuit, et l'ai mise l.(Elle montre la jardinire sur le perron.) MARGUERITE, au gnral.Monsieur, je vous jure sur mon salut ternel...GERTRUDE

  • Ne jurez pas!... (Appelant.) Pauline!LE GNRALPauline!...(Elle parat.)GERTRUDELa jardinire tait-elle chez toi cette nuit?PAULINEOui... Marguerite, ma pauvre vieille, tu l'auras oublie...MARGUERITEDites donc, mademoiselle, qu'on l'y aura reporte exprs pour vous rendre malade!GERTRUDEQu'est-ce que c'est que ce on?...LE GNRALVieille folle, si vous manquez de mmoire, il ne faut, du moins, accuser personne.PAULINE, Marguerite.Tais-toi! (Haut.) Marguerite, elle y tait! tu l'as oublie...MARGUERITEC'est vrai, monsieur, je confonds avant-hier...LE GNRAL, part.Elle est chez moi depuis vingt ans... son insistance me semble singulire... (Il prend Marguerite part.) Voyons... et l'histoire des fleurs dans la coiffure?...MARGUERITE, qui Pauline fait des signes.Monsieur, c'est moi qui aurai dit cela... Je suis si vieille que la mmoire me manque...LE GNRALMais alors, pourquoi supposer qu'une mauvaise pense puisse venir quelqu'un dans la maison?...PAULINELaissez-la, mon pre! Elle a tant d'affection pour moi, cette bonne Marguerite, qu'elle en est quelquefois folle...MARGUERITE, part.Je suis sre d'avoir t la jardinire...LE GNRAL, part.Pourquoi ma femme et ma fille me tromperaient-elles?... Un vieux troupier comme moi ne se laisse pas malmener dans les feux de file, il y a dcidment du louche...GERTRUDEMarguerite, nous prendrons le th ici, quand monsieur Godard sera descendu... Dites Flix d'apporter ici tous les journaux.MARGUERITEBien, madame.SCNE V GERTRUDE, LE GNRAL, PAULINELE GNRAL, il embrasse sa fille.Tu ne m'as seulement pas dit bonjour, fille dnature.PAULINE, elle l'embrasse.Mais aussi, tu commences par quereller propos de rien... Je vous dclare, monsieur mon pre, que je vais entreprendre votre ducation... Il est bien temps, ton ge, de te calmer le sang... Un jeune homme n'est pas si vif que toi! Tu as fait peur Marguerite, et quand les femmes ont peur,

  • elles font des petits mensonges, et l'on ne sait rien...LE GNRAL, part.Tirez-vous de l ! (Haut.) Votre conduite, mademoiselle ma fille, n'est pas de nature calmer le sang... Je veux te marier, je te propose un homme jeune...PAULINEBeau, surtout, et bien lev !LE GNRALAllons, silence, quand votre pre vous parle, mademoiselle. Un homme qui possde une magnifique fortune, au moins sextuple de la vtre, et tu le refuses... Tu le peux, je te laisse libre; mais si tu ne veux pas de Godard, dis-moi qui tu choisis, d'autant plus que je le sais...PAULINEAh! mon pre... vous tes plus clairvoyant que moi... Qui est-ce?LE GNRALUn homme de trente trente-cinq ans, qui me plat moi plus que Godard, quoiqu'il soit sans fortune... Il fait dj partie de la famille.PAULINEJe ne vous vois pas de parents ici.LE GNRALQu'as-tu donc contre ce pauvre Ferdinand, pour ne pas vouloir...PAULINEAh! ah! qui vous a fait ce conte-l? je parie que c'est madame de Grandchamp.LE GNRALUn conte! ce n'est donc pas vrai; tu n'as jamais pens ce brave garon?PAULINEJamais !GERTRUDE, au gnral.Elle ment ! observez-la.PAULINEMadame a sans doute des raisons pour me supposer un attachement pour le commis de mon pre. Oh! je le vois, elle te fera dire: Si votre cur, ma fille, n'a point de prfrence, pousez Godard! (A Gertrude.) Ce trait, madame, est infme! me faire abjurer mon amour devant mon pre! Oh! je me vengerai!GERTRUDEA votre aise; mais vous pouserez Godard.LE GNRAL, part.Seraient-elles mal ensemble!... Je vais interroger Ferdinand. (Haut.) Que dites-vous donc entre vous?GERTRUDETa fille, mon ami, m'en veut de ce que j'ai pu la croire prise d'un subalterne; elle en est profondment humilie.LE GNRALC'est dcid, tu ne l'aimes pas?PAULINEMon pre, je... je ne vous demande pas de me marier! je suis heureuse! la seule chose que Dieu nous ait donne en propre, nous autres femmes, c'est notre cur... Je ne comprends pas pourquoi madame de Grandchamp, qui n'est pas ma mre, se mle de mes sentiments.GERTRUDE

  • Mon enfant, je ne veux que votre bonheur. Je suis votre belle-mre, je le sais, mais si vous aviez aim Ferdinand, j'aurais...LE GNRAL, baisant la main de Gertrude.Que tu es bonne !PAULINE, part.J'touffe!... Ah! je voudrais lui faire bien du mal!GERTRUDEOui, je me serais jete aux pieds de votre pre pour obtenir son consentement, s'il l'avait refus.LE GENERALVoici Ferdinand. (A part.) Je vais le questionner ma manire, je saurai peut-tre quelque chose.SCNE VI Les mmes, FERDINAND.LE GNRAL, Ferdinand.Venez ici, mon ami, l. Voil trois ans et demi que vous tes avec nous, et je vous dois de pouvoir dormir tranquillement, malgr les soucis d'un commerce considrable. Vous tes maintenant presque autant que moi le matre de ma fabrique; vous vous tes content d'appointements assez ronds, il est vrai, mais qui ne sont peut-tre pas en harmonie avec les services que vous m'avez rendus. J'ai devin d'o vous vient ce dsintressement.FERDINANDDe mon caractre ! gnral.LE GNRALSoit!... mais le cur y est pour beaucoup, hein?... Allons, Ferdinand, vous connaissez ma faon de penser sur les rangs de la socit, sur les distinctions; nous sommes tous fils de nos uvres: j'ai t soldat. Ayez donc confiance en moi! On m'a tout dit... vous aimez une petite personne, ici... si vous lui plaisez, elle est vous. Ma femme a plaid votre cause, et je dois vous dire qu'elle est gagne dans mon cur.FERDINANDVrai? gnral, madame de Grandchamp a plaid ma cause!... Ah! Madame! (Il tombe ses genoux.) Ah! je reconnais l votre grandeur d'me! Vous tes sublime, vous tes un ange! (Courant se jeter aux genoux de Pauline.) Pauline, ma Pauline.GERTRUDE, au gnral.J'ai devin, il aime Pauline.PAULINEMonsieur, vous ai-je jamais, par un seul regard, par une seule parole, donn le droit de dire ainsi mon nom? Je suis on ne peut plus tonne de vous avoir inspir des sentiments qui peuvent flatter d'autres personnes, mais que je ne partage pas... J'ai de plus hautes ambitions.LE GNRALPauline, mon enfant, tu es plus que svre... Voyons, n'est-ce pas quelque malentendu... Ferdinand, venez ici, plus prs...FERDINANDComment, mademoiselle, quand madame votre belle-mre, quand monsieur votre pre sont d'accord?...PAULINE, Ferdinand.Perdus.LE GNRALAh! je vais faire le tyran. Dites-moi, Ferdinand, vous avez sans doute une famille honorable?...PAULINE, Ferdinand.

  • L!LE GNRALVotre pre, bien certainement, exerait une profession au moins gale celle du mien, qui tait sergent du guet.GERTRUDE, part.Les voil spars jamais.FERDINANDAh! (A Gertrude.) Je vous comprends. (Au gnral.) Gnral, je ne dis pas que dans un rve, oh! bien lointain, mademoiselle, dans un doux rve, auquel on aime s'abandonner quand on est pauvre et sans famille... (les rves sont toute la fortune des malheureux!) je ne dis pas que je n'aie pas regard comme un bonheur rendre fou de vous appartenir; mais l'accueil que fait mademoiselle des esprances bien naturelles, et qu'il a t cruel vous de ne pas laisser secrtes, est tel, que dans ce moment mme, puisqu'elles sont sorties de mon cur, elles n'y rentreront jamais! Je suis bien veill, gnral. Le pauvre a sa fiert qu'il ne faut pas plus blesser que l'on ne doit heurter... tenez?... votre attachement Napolon. (A Gertrude.) Vous jouez un rle terrible!GERTRUDEElle pousera Godard.LE GNRALPauvre jeune homme? (A Pauline.) Il est trs-bien! Je l'aime... (Il prend Ferdinand part.) A votre place, moi, votre ge, j'aurais... Non, non, diable!... c'est ma fille!FERDINANDGnral, je m'adresse votre honneur... Jurez-moi de garder le plus profond secret sur ce que je vais vous confier, et que ce secret s'tende jusqu' madame de Grandchamp.LE GNRAL, part.Ah! , lui aussi, comme ma fille hier, il se dfie de ma femme... Eh! sacrebleu! je vais savoir... (Haut.) Touchez l, vous avez la parole d'un homme qui n'a jamais failli celle qu'il a donne.FERDINANDAprs m'avoir fait rvler ce que j'enterrais au fond de mon cur, aprs avoir t foudroy, c'est le mot, par le ddain de mademoiselle Pauline, il m'est impossible de demeurer ici... Je vais mettre mes comptes en rgle, car, ce soir mme, j'aurai quitt le pays, et demain la France, si je trouve au Havre un navire en partance pour l'Amrique.LE GNRAL, part.On peut le laisser partir, il reviendra. (A Ferdinand.) Puis-je le dire ma fille?FERDINANDOui, mais elle seulement.LE GNRALPauline!... eh! bien, ma fille, tu as si cruellement humili ce pauvre garon, que la fabrique va se trouver sans chef; Ferdinand part pour l'Amrique ce soir.PAULINEIl a raison, mon pre... Il fait de lui-mme ce que vous lui auriez sans doute conseill de faire.GERTRUDE, Ferdinand.Elle pousera Godard.FERDINAND, Gertrude.Si ce n'est moi, ce sera Dieu qui vous punira de tant d'atrocit!LE GNRAL, Pauline.C'est bien loin, l'Amrique?... Un climat meurtrier.

  • PAULINEOn y fait fortune.LE GNRAL, part.Elle ne l'aime pas. (A Ferdinand.) Ferdinand, vous ne partirez pas sans que je vous aie remis de quoi commencer votre fortune.FERDINANDJe vous remercie, gnral; mais ce qui m'est d me suffira! D'ailleurs, vous ne vous apercevrez pas de mon dpart la fabrique, car j'ai form dans Champagne un contrematre assez habile aujourd'hui pour devenir mon successeur; et si vous voulez m'accompagner la fabrique, vous allez voir...LE GNRALVolontiers. (A part.) Tout s'embrouille si bien ici, que je vais aller chercher Vernon. Les conseils et les deux yeux de mon vieux docteur ne seront pas de trop pour m'aider deviner ce qui trouble le mnage, car il y a quelque chose. Ferdinand, je suis vous. Nous revenons, mesdames. (A part.) Il y a quelque chose.(Le gnral et Ferdinand sortent.)SCNE VII GERTRUDE, PAULINEPAULINE, elle ferme la porte au verrou.Madame, estimez-vous qu'un amour pur, qu'un amour qui, pour nous, rsume et agrandit toutes les flicits humaines, qui fait comprendre les flicits divines, nous soit plus cher, plus prcieux que la vie!...GERTRUDEVous avez lu La Nouvelle Hlose, ma chre. Ce que vous dites l est pompeux, mais c'est vrai.PAULINEEh! bien, madame, vous venez de me faire commettre un suicide.GERTRUDEQue vous auriez t heureuse de me voir accomplir; et, si vous aviez pu m'y forcer, vous vous sentiriez dans l'me la joie qui remplit la mienne dborder.PAULINESelon mon pre, la guerre entre gens civiliss a ses lois; mais la guerre que vous me faites, madame, est celle des sauvages.GERTRUDEFaites comme moi, si vous pouvez... Mais vous ne pourrez rien! vous pouserez Godard. C'est un fort bon parti; vous serez, je vous l'assure, trs heureuse avec lui, car il a des qualits.PAULINEEt vous croyez que je vous laisserai tranquillement devenir la femme de Ferdinand?GERTRUDEAprs le peu de paroles que nous avons changes cette nuit, pourquoi prendrions-nous des formules hypocrites? J'aimais Ferdinand, ma chre Pauline, quand vous aviez huit ans.PAULINEMais vous en avez plus de trente!... Et moi, je suis jeune!... D'ailleurs, il vous hait, il vous abhorre! il me l'a dit, et il ne veut pas d'une femme capable d'une trahison aussi noire que l'est la vtre envers mon pre.GERTRUDEAux yeux de Ferdinand, mon amour sera mon absolution.PAULINE

  • Il partage mes sentiments pour vous: il vous mprise, madame.GERTRUDEVous croyez? eh! bien, ma chre, c'est une raison de plus! Si je ne le voulais pas par amour, Pauline, tu me le ferais vouloir pour mari par vengeance. En venant ici, ne savait-il pas qui j'tais?PAULINEVous l'aurez pris quelque pige, comme celui que vous venez de nous tendre et o nous sommes tombs.GERTRUDETenez, ma chre, un seul mot va tout finir entre nous. Ne vous tes-vous pas dit cent fois, mille fois, dans ces moments o l'on se sent tout me, que vous feriez les plus grands sacrifices Ferdinand?PAULINEOui, madame.GERTRUDEComme quitter votre pre, la France; donner votre vie, votre honneur, votre salut!PAULINEOh! l'on cherche si l'on a quelque chose de plus offrir que soi, la terre et le ciel.GERTRUDEEh! bien, ce que vous avez souhait, je l'ai fait, moi! C'est assez vous dire que rien ne peut m'arrter, pas mme la mort.PAULINEC'est donc vous qui m'aurez autorise me dfendre! (A part.) O Ferdinand! notre amour (Gertrude va s'asseoir sur le canap pendant l'apart de Pauline), elle le dit, est plus que la vie! (A Gertrude.) Madame, tout le mal que vous m'avez fait, vous le rparerez; les difficults, les seules qui s'opposent mon mariage avec Ferdinand, vous les vaincrez... Oui, vous qui avez tout pouvoir sur mon pre, vous lui ferez abjurer sa haine pour le fils du gnral Marcandal.GERTRUDEAh! trs bien,PAULINEOui, madame.GERTRUDEEt quels moyens formidables avez-vous pour me contraindre?PAULINENous nous faisons, vous le savez, une guerre de sauvages?...GERTRUDEDites de femmes, c'est plus terrible! Les sauvages ne font souffrir que le corps; tandis que nous, c'est au cur, l'amour-propre, l'orgueil, l'me que nous adressons nos flches, nous les enfonons en plein bonheur.PAULINEOh! c'est bien tout cela, c'est toute la femme que j'attaque. Aussi, chre et trs honore belle-mre, aurez-vous fait disparatre demain, pas plus tard, les obstacles qui me sparent de Ferdinand; ou bien, mon pre saura par moi toute votre conduite, avant et aprs votre mariage.GERTRUDEAh! c'est l votre moyen