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BIBEBOOK HONORÉ DE BALZAC UN DRAME AU BORD DE LA MER

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  • BIBEBOOK

    HONOR DE BALZAC

    UN DRAME AU BORDDE LA MER

  • HONOR DE BALZAC

    UN DRAME AU BORDDE LA MER

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1038-9

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Lecture

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • UN DRAME AU BORD DE LAMER

    A MADAME LA PRINCESSE CAROLINE GALLITZIN DEGENTHOD,NE COMTESSE WALEWSKA.

    Hommage et souvenir de lauteur.

    L ont presque tous un compas avec lequel ils seplaisent mesurer lavenir; quand leur volont saccorde avecla hardiesse de langle quils ouvrent, le monde est eux. Maisce phnomne de la vie morale na lieu qu un certain ge. Cet ge, quipour tous les hommes se trouve entre vingt-deux et vingt-huit ans, estcelui des grandes penses, lge des conceptions premires, parce quil estlge des immenses dsirs, lge o lon ne doute de rien: qui dit doute,dit impuissance. Aprs cet ge rapide comme une semaison, vient celuide lexcution. Il est en quelque sorte deux jeunesses, la jeunesse durantlaquelle on croit, la jeunesse pendant laquelle on agit; souvent elles seconfondent chez les hommes que la nature a favoriss, et qui sont, commeCsar, Newton et Bonaparte, les plus grands parmi les grands hommes.

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  • Un drame au bord de la mer Chapitre

    Je mesurais ce quune pense veut de temps pour se dvelopper; et,mon compas la main, debout sur un rocher, cent toises au-dessus delOcan, dont les lames se jouaient dans les brisants, jarpentais mon ave-nir en le meublant douvrages, comme un ingnieur qui, sur un terrainvide, trace des forteresses et des palais. La mer tait belle, je venais demhabiller aprs avoir nag, jattendais Pauline, mon ange gardien, qui sebaignait dans une cuve de granit pleine dun sable n, la plus coquettebaignoire que la nature ait dessine pour ses fes marines. Nous tions lextrmit du Croisic, une mignonne presqule de la Bretagne; noustions loin du port, dans un endroit que le Fisc a jug tellement inabor-dable que le douanier ny passe presque jamais. Nager dans les airs aprsavoir nag dans la mer! ah! qui naurait nag dans lavenir? Pourquoipensais-je? pourquoi vient un mal? qui le sait? Les ides vous tombentau cur ou la tte sans vous consulter. Nulle courtisane ne fut plusfantasque ni plus imprieuse que ne lest la Conception pour les artistes;il faut la prendre comme la Fortune, pleins cheveux, quand elle vient.Grimp sur ma pense comme Astolphe sur son hippogrie, je chevau-chais donc travers le monde, en y disposant de tout mon gr. Quandje voulus chercher autour de moi quelque prsage pour les audacieusesconstructions que ma folle imagination me conseillait dentreprendre, unjoli cri, le cri dune femme qui vous appelle dans le silence dun dsert, lecri dune femme qui sort du bain, ranime, joyeuse, domina le murmuredes franges incessamment mobiles que dessinaient le ux et le reux surles dcoupures de la cte. En entendant cette note jaillie de lme, je crusavoir vu dans les rochers le pied dun ange qui, dployant ses ailes, staitcri: Tu russiras! Je descendis, radieux, lger; je descendis en bon-dissant comme un caillou jet sur une pente rapide. Quand elle me vit,elle me dit: Quas-tu? Je ne rpondis pas, mes yeux se mouillrent. Laveille, Pauline avait compris mes douleurs, comme elle comprenait en cemoment mes joies, avec la sensibilit magique dune harpe qui obit auxvariations de latmosphre. La vie humaine a de beaux moments! Nousallmes en silence le long des grves. Le ciel tait sans nuages, la mertait sans rides; dautres ny eussent vu que deux steppes bleus lun surlautre; mais nous, nous qui nous entendions sans avoir besoin de la pa-role, nous qui pouvions faire jouer entre ces deux langes de linni, les

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  • Un drame au bord de la mer Chapitre

    illusions avec lesquelles on se repat au jeune ge, nous nous serrions lamain au moindre changement que prsentaient, soit la nappe deau, soitles nappes de lair, car nous prenions ces lgers phnomnes pour destraductions matrielles de notre double pense.Qui na pas savour dansles plaisirs ce moment de joie illimite o lme semble stre dbarras-se des liens de la chair, et se trouver comme rendue au monde do ellevient? Le plaisir nest pas notre seul guide en ces rgions. Nest-il pas desheures o les sentiments senlacent deux-mmes et sy lancent, commesouvent deux enfants se prennent par la main et se mettent courir sanssavoir pourquoi. Nous allions ainsi. Au moment o les toits de la ville ap-parurent lhorizon en y traant une ligne gristre, nous rencontrmes unpauvre pcheur qui retournait au Croisic; ses pieds taient nus, son pan-talon de toile tait dchiquet par le bas, trou, mal raccommod; puis,il avait une chemise de toile voile, de mauvaises bretelles en lisire,et pour veste un haillon. Cette misre nous t mal, comme si cet tquelque dissonance au milieu de nos harmonies. Nous nous regardmespour nous plaindre lun lautre de ne pas avoir en ce moment le pouvoirde puiser dans les trsors dAboul-Casem. Nous apermes un superbehomard et une araigne de mer accrochs une cordelette que le pcheurbalanait dans sa main droite, tandis que de lautre il maintenait ses agrset ses engins. Nous laccostmes, dans lintention de lui acheter sa pche,ide qui nous vint tous deux et qui sexprima dans un sourire auquelje rpondis par une lgre pression du bras que je tenais et que je rame-nai prs de mon cur. Cest de ces riens dont plus tard le souvenir faitdes pomes, quand auprs du feu nous nous rappelons lheure o ce riennous a mus, le lieu o ce fut, et ce mirage dont les eets nont pas encoret constats, mais qui sexerce souvent sur les objets qui nous entourentdans les moments o la vie est lgre et o nos curs sont pleins. Les sitesles plus beaux ne sont que ce que nous les faisons. Quel homme un peupote na dans ses souvenirs un quartier de roche qui tient plus de placeque nen ont pris les plus clbres aspects de pays cherchs grand frais!Prs de ce rocher, de tumultueuses penses; l, toute une vie employe,l des craintes dissipes; l des rayons desprance sont descendus danslme. En ce moment, le soleil, sympathisant avec ces penses damourou davenir, a jet sur les ancs fauves de cette roche une lueur ardente;

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  • Un drame au bord de la mer Chapitre

    quelques eurs des montagnes attiraient lattention; le calme et le silencegrandissaient cette anfractuosit sombre en ralit, colore par le rveur;alors elle tait belle avec ses maigres vgtations, ses camomilles chaudes,ses cheveux de Vnus aux feuilles veloutes. Fte prolonge, dcorationsmagniques, heureuse exaltation des forces humaines! Une fois dj lelac de Bienne, vu de lle Saint-Pierre, mavait ainsi parl; le rocher duCroisic sera peut-tre la dernire de ces joies! Mais alors, que deviendraPauline?

    Vous avez fait une belle pche ce matin, mon brave homme? dis-jeau pcheur.

    Oui, monsieur, rpondit-il en sarrtant et nous montrant la gurebistre des gens qui restent pendant des heures entires exposs la r-verbration du soleil sur leau.

    Ce visage annonait une longue rsignation; la patience du pcheuret ses murs douces. Cet homme avait une voix sans rudesse, des lvresbonnes, nulle ambition, je ne sais quoi de grle, de chtif. Toute autrephysionomie nous aurait dplu.

    O allez-vous vendre a?A la ville.Combien vous paiera-t-on le homard?Quinze sous.Laraigne?Vingt sous.Pourquoi tant de dirence entre le homard et laraigne?Monsieur, laraigne (il la nommait une iraigne) est bien plus dli-

    cate! puis elle est maligne comme un singe, et se laisse rarement prendre.Voulez-vous nous donner le tout pour cent sous? dit Pauline.Lhomme resta ptri.Vous ne laurez pas! dis-je en riant, jen donne dix francs. Il faut

    savoir payer les motions ce quelles valent.Eh! bien, rpondit-elle, je laurai! jen donne dix francs deux sous.Dix sous.Douze francs.Quinze francs.Quinze francs cinquante centimes, dit-elle.

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  • Un drame au bord de la mer Chapitre

    Cent francs.Cent cinquante.Je minclinai. Nous ntions pas en ce moment assez riches pour pous-

    ser plus haut cette enchre. Notre pauvre pcheur ne savait pas sil devaitse fcher dune mystication ou se livrer la joie, nous le tirmes depeine en lui donnant le nom de notre htesse et lui recommandant deporter chez elle le homard et laraigne.

    Gagnez-vous votre vie? lui demandai-je pour savoir quelle causedevait tre attribu son dnment.

    Avec bien de la peine et en sourant bien des misres, me dit-il.La pche au bord de la mer, quand on na ni barque ni lets et quon nepeut la faire quaux engins ou la ligne, est un chanceux mtier. Voyez-vous, il faut y attendre le poisson ou le coquillage, tandis que les grandspcheurs vont le chercher en pleine mer. Il est si dicile de gagner sa vieainsi, que je suis le seul qui pche la cte. Je passe des journes entiressans rien rapporter. Pour attraper quelque chose, il faut quune iraigne sesoit oublie dormir comme celle-ci, ou quun homard soit assez tourdipour rester dans les rochers. Quelquefois il y vient des lubines aprs lahaute mer, alors je les empoigne.

    Enn, lun portant lautre, que gagnez-vous par jour?Onze douze sous. Je men tirerais, si jtais seul, mais jai mon

    pre nourrir, et le bonhomme ne peut pas maider, il est aveugle.A cette phrase, prononce simplement, nous nous regardmes, Pau-

    line et moi, sans mot dire.Vous ayez une femme ou quelque bonne amie?Il nous jeta lun des plus dplorables regards que jaie vus, en rpon-

    dant: Si javais une femme, il faudrait donc abandonner mon pre; jene pourrais pas le nourrir et nourrir encore une femme et des enfants.

    H! bien, mon pauvre garon, comment ne cherchez-vous pas gagner davantage en portant du sel sur le port ou en travaillant auxmaraissalants!

    Ha! monsieur, je ne ferais pas ce mtier pendant trois mois. Je nesuis pas assez fort, et si je mourais, mon pre serait la mendicit. Ilme fallait un mtier qui ne voult quun peu dadresse et beaucoup depatience.

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  • Un drame au bord de la mer Chapitre

    Et comment deux personnes peuvent-elles vivre avec douze souspar jour?

    Oh! monsieur, nous mangeons des galettes de sarrasin et des ber-nicles que je dtache des rochers.

    Quel ge avez-vous donc?Trente-sept ans.tes-vous sorti dici?Je suis all une fois Gurande pour tirer la milice, et suis all

    Savenay pour me faire voir des messieurs qui mont mesur. Si javaiseu un pouce de plus, jtais soldat. Je serais crev la premire fatigue, etmon pauvre pre demanderait aujourdhui la charit.

    Javais pens bien des drames; Pauline tait habitue de grandesmotions, prs dun homme sourant comme je le suis; eh! bien, jamaisni lun ni lautre nous navions entendu de paroles plus mouvantes quene ltaient celles de ce pcheur. Nous fmes quelques pas en silence, me-surant tous deux la profondeur muette de cette vie inconnue, admirant lanoblesse de ce dvouement qui signorait lui-mme; la force de cette fai-blesse nous tonna; cette insoucieuse gnrosit nous rapetissa. Je voyaisce pauvre tre tout instinctif riv sur ce rocher comme un galrien lest son boulet, y guettant depuis vingt ans des coquillages pour gagner savie, et soutenu dans sa patience par un seul sentiment. Combien dheuresconsumes au coin dune grve! Combien desprances renverses parun grain, par un changement de temps! Il restait suspendu au bord dunetable de granit, le bras tendu comme celui dun fakir de lInde, tandis queson pre, assis sur une escabelle, attendait, dans le silence et dans les t-nbres, le plus grossier des coquillages, et du pain, si le voulait la mer.

    Buvez-vous quelquefois du vin? lui demandai-je.Trois ou quatre fois par an.H! bien, vous en boirez aujourdhui, vous et votre pre, et nous

    vous enverrons un pain blanc.Vous tes bien bon, monsieur.Nous vous donnerons dner si vous voulez nous conduire par le

    bord de lamer jusqu Batz, o nous irons voir la tour qui domine le bassinet les ctes entre Batz et le Croisic.

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  • Un drame au bord de la mer Chapitre

    Avec plaisir, nous dit-il. Allez droit devant vous, en suivant le che-min dans lequel vous tes, je vous y retrouverai aprs mtre dbarrassde mes agrs et de ma pche.

    Nous fmes un mme signe de consentement, et il slana joyeuse-ment vers la ville. Cette rencontre nous maintint dans la situation moraleo nous tions, mais elle en avait aaibli la gaiet.

    Pauvre homme! me dit Pauline avec cet accent qui te la com-passion dune femme ce que la piti peut avoir de blessant, na-t-on pashonte de se trouver heureux en voyant cette misre?

    Rien nest plus cruel que davoir des dsirs impuissants, lui rpondis-je. Ces deux pauvres tres, le pre et le ls, ne sauront pas plus combienont t vives nos sympathies que le monde ne sait combien leur vie estbelle, car ils amassent des trsors dans le ciel.

    Le pauvre pays! dit-elle en me montrant le long dun champ envi-ronn dun mur pierres sches, des bouses de vache appliques sym-triquement. Jai demand ce que ctait que cela. Une paysanne, occupe les coller, ma rpondu quelle faisait du bois. Imaginez-vous, mon ami,que, quand ces bouses sont sches, ces pauvres gens les rcoltent, lesentassent et sen chauent. Pendant lhiver, on les vend comme on vendles mottes de tan. Enn, que crois-tu que gagne la couturire la plus ch-rement payse? Cinq sous par jour, dit-elle aprs une pause; mais on lanourrit.

    Vois, lui dis-je, les vents demer desschent ou renversent tout, il nya point darbres; les dbris des embarcations hors de service se vendentaux riches, car le prix des transports les empche sans doute de consom-mer le bois de chauage dont abonde la Bretagne. Ce pays nest beau quepour les grandes mes; les gens sans cur ny vivraient pas; il ne peuttre habit que par des potes ou par des bernicles. Na-t-il pas fallu quelentrept du sel se plat sur ce rocher pour quil ft habit. Dun ct,la mer; ici, des sables; en haut, lespace.

    Nous avions dj dpass la ville, et nous tions dans lespce de d-sert qui spare le Croisic du bourg de Batz. Figurez-vous, mon cher oncle,une lande de deux lieues remplie par le sable luisant qui se trouve aubord de la mer. et l quelques rochers y levaient leurs ttes, et vouseussiez dit des animaux gigantesques couchs dans les dunes. Le long de

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  • Un drame au bord de la mer Chapitre

    la mer apparaissaient quelques rescifs autour desquels se jouait leau enleur donnant lapparence de grandes roses blanches ottant sur ltendueliquide et venant se poser sur le rivage. En voyant cette savane termi-ne par lOcan sur la droite, borde sur la gauche par le grand lac quefait lirruption de la mer entre le Croisic et les hauteurs sablonneuses deGurande, au bas desquelles se trouvent des marais salants dnus de v-gtation, je regardai Pauline en lui demandant si elle se sentait le couragedaronter les ardeurs du soleil et la force de marcher dans le sable.

    Jai des brodequins, allons-y, me dit-elle en me montrant la tour deBatz qui arrtait la vue par une immense construction place l commeune pyramide, mais une pyramide fusele, dcoupe, une pyramide sipotiquement orne quelle permettait limagination dy voir la pre-mire des ruines dune grande ville asiatique. Nous fmes quelques paspour aller nous asseoir sur la portion dune roche qui se trouvait encoreombre; mais il tait onze heures du matin, et cette ombre, qui cessait anos pieds, seaait avec rapidit.

    Combien ce silence est beau, me dit-elle, et comme la profondeur enest tendue par le retour gal du frmissement de la mer sur cette plage!

    Si tu veux livrer ton entendement aux trois immensits qui nousentourent, leau, lair et les sables, en coutant exclusivement le son rptdu ux et du reux, lui rpondis-je, tu nen supporteras pas le langage, tucroiras y dcouvrir une pense qui taccablera. Hier, au coucher du soleil,jai eu cette sensation; elle ma bris.

    Oh! oui, parlons, dit-elle aprs une longue pause. Aucun orateurnest plus terrible. Je crois dcouvrir les causes des harmonies qui nousenvironnent, reprit-elle. Ce paysage, qui na que trois couleurs tranches,le jaune brillant des sables, lazur du ciel et le vert uni de la mer, est grandsans tre sauvage; il est immense, sans tre dsert; il est monotone, sanstre fatigant; il na que trois lments, il est vari.

    Les femmes seules savent rendre ainsi leurs impressions, rpondis-je, tu serais dsesprante pour un pote, chre me que jai si bien devi-ne!

    Lexcessive chaleur de midi jette ces trois expressions de linniune couleur dvorante, reprit Pauline en riant. Je conois ici les posieset les passions de lOrient.

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  • Un drame au bord de la mer Chapitre

    Et moi jy conois le dsespoir.Oui, dit-elle, cette dune est un clotre sublime.Nous entendmes le pas press de notre guide; il stait endimanch.

    Nous lui adressmes quelques paroles insigniantes; il crut voir que nosdispositions dme avaient chang; et avec cette rserve que donne lemalheur, il garda le silence.Quoique nous nous pressassions de temps entemps la main pour nous avertir de la mutualit de nos ides et de nos im-pressions, nous marchmes pendant une demi-heure en silence, soit quenous fussions accabls par la chaleur qui slanait en ondes brillantesdu milieu des sables, soit que la dicult de la marche employt notreattention. Nous allions en nous tenant par la main, comme deux enfants:nous neussions pas fait douze pas si nous nous tions donn le bras. Lechemin qui mne au bourg de Batz ntait pas trac; il susait dun coupde vent pour eacer les marques que laissaient les pieds de chevaux oules jantes de charrette; mais lil exerc de notre guide reconnaissait quelques entes de bestiaux, quelques parcelles de crottin, ce cheminqui tantt descendait vers la mer, tantt remontait vers les terres au grdes pentes, ou pour tourner des roches. A midi nous ntions qu mi-chemin.

    Nous nous reposerons l-bas, dis-je en montrant un promontoirecompos de rochers assez levs pour faire supposer que nous y trouve-rions une grotte.

    En mentendant, le pcheur, qui avait suivi la direction de mon doigt,hocha la tte, et me dit: Il y a l quelquun. Ceux qui viennent du bourgde Batz au Croisic, ou du Croisic au bourg de Batz, font tous un dtourpour ny point passer.

    Les paroles de cet homme furent dites voix basse, et supposaient unmystre.

    Est-ce donc un voleur, un assassin?Notre guide ne nous rpondit que par une aspiration creuse qui re-

    doubla notre curiosit.Mais, si nous y passons, nous arrivera-t-il quelque malheur?Oh! non.Y passerez-vous avec nous?Non, monsieur.

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  • Un drame au bord de la mer Chapitre

    Nous irons donc, si vous nous assurez quil ny a nul danger pournous.

    Je ne dis pas cela, rpondit vivement le pcheur. Je dis seulementque celui qui sy trouve ne vous dira rien et ne vous fera aucun mal. Oh!mon Dieu, il ne bougera seulement pas de sa place.

    Qui est-ce donc?Un homme!Jamais deux syllabes ne furent prononces dune faon si tragique.

    En ce moment nous tions une vingtaine de pas de ce rescif dans le-quel se jouait la mer; notre guide prit le chemin qui entourait les ro-chers; nous continumes droit devant nous; mais Pauline me prit le bras.Notre guide hta le pas, an de se trouver en mme temps que nous lendroit o les deux chemins se re- joignaient. Il supposait sans doutequaprs avoir vu lhomme, nous irions dun pas press. Cette circons-tance alluma notre curiosit, qui devint alors si vive, que nos curs pal-pitrent comme si nous eussions prouv un sentiment de peur. Malgrla chaleur du jour et lespce de fatigue que nous causait la marche dansles sables, nos mes taient encore livres la mollesse indicible duneharmonieuse extase; elles taient pleines de ce plaisir pur quon ne sau-rait peindre quen le comparant celui quon ressent en coutant quelquedlicieuse musique,LAndiamo mio ben de Mozart. Deux sentiments pursqui se confondent, ne sont-ils pas comme deux belles voix qui chantent?Pour pouvoir bien apprcier lmotion qui vint nous saisir, il faut doncpartager ltat demi voluptueux dans lequel nous avaient plongs lesvnements de cette matine. Admirez pendant longtemps une tourte-relle aux jolies couleurs, pose sur un souple rameau, prs dune source,vous jetterez un cri de douleur en voyant tomber sur elle un mouchet quilui enfonce ses gries dacier jusquau cur et lemporte avec la rapiditmeurtrire que la poudre communique au boulet.Quand nous emes faitun pas dans lespace qui se trouvait devant la grotte, espce desplanadesitue cent pieds au-dessus de lOcan, et dfendue contre ses fureurspar une cascade de rochers abrupts (abruptes), nous prouvmes un fr-missement lectrique assez semblable au sursaut que cause un bruit sou-dain au milieu dune nuit silencieuse. Nous avions vu sur un quartier degranit, un homme assis qui nous avait regards. Son coup dil, semblable

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  • Un drame au bord de la mer Chapitre

    la amme dun canon, sortit de deux yeux ensanglants, et son immo-bilit stoque ne pouvait se comparer qu linaltrable attitude des pilesgranitiques qui lenvironnaient. Ses yeux se remurent par un mouve-ment lent, son corps demeura xe, comme sil et t ptri; puis, aprsnous avoir jet ce regard qui nous frappa violemment, il reporta ses yeuxsur ltendue de lOcan, et la contempla malgr la lumire qui en jaillis-sait, comme on dit que les aigles contemplent le soleil, sans baisser sespaupires, quil ne releva plus. Cherchez vous rappeler, mon cher oncle,une de ces vieilles truisses de chne, dont le tronc noueux, branch dela veille, slve fantastiquement sur un chemin dsert, et vous aurez uneimage vraie de cet homme. Ctait des formes herculennes ruines, unvisage de Jupiter olympien, mais dtruit par lge, par les rudes travauxde la mer, par le chagrin, par une nourriture grossire, et comme noircipar un clat de foudre. En voyant ses mains poilues et dures, japerus desnerfs qui ressemblaient des veines de fer. Dailleurs, tout en lui dnotaitune constitution vigoureuse. Je remarquai dans un coin de la grotte uneassez grande quantit de mousse, et sur une grossire tablette taille parle hasard au milieu du granit, un pain rond cass qui couvrait une cruchede grs. Jamais mon imagination, quand elle me reportait vers les dsertso vcurent les premiers anachortes de la chrtient, ne mavait dessinde gure plus grandement religieuse ni plus horriblement repentante queltait celle de cet homme. Vous qui avez pratiqu le confessionnal, moncher oncle, vous navez jamais peut-tre vu un si beau remords, mais ceremords tait noy dans les ondes de la prire, la prire continue dunmuet dsespoir. Ce pcheur, ce marin, ce Breton grossier tait sublimepar un sentiment inconnu. Mais ces yeux avaient-ils pleur? Cette mainde statue bauche avait-elle frapp? Ce front rude empreint de probitfarouche et sur lequel la force avait nanmoins laiss les vestiges de cettedouceur qui est lapanage de toute force vraie, ce front sillonn de rides,tait-il en harmonie avec un grand cur? Pourquoi cet homme dans legranit? Pourquoi ce granit dans cet homme? O tait lhomme, o taitle granit? Il nous tomba tout un monde de penses dans la tte. Commelavait suppos notre guide, nous passmes en silence, promptement, etil nous revit mus de terreur ou saisis dtonnement, mais il ne sarmapoint contre nous de la ralit de ses prdictions.

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  • Un drame au bord de la mer Chapitre

    Vous lavez vu? dit-il.Quel est cet homme? dis-je.On lappelle lHomme-au-vu.Vous gurez-vous bien ce mot le mouvement par lequel nos deux

    ttes se tournrent vers notre pcheur! Ctait un homme simple; il com-prit notre muette interrogation, et voici ce quil nous dit dans son langage,auquel je tche de conserver son allure populaire.

    Madame, ceux du Croisic comme ceux de Batz croient que cethomme est coupable de quelque chose, et fait une pnitence ordonnepar un fameux recteur auquel il est all se confesser plus loin que Nantes.Dautres croient que Cambremer, cest son nom, a une mauvaise chancequil communique qui passe sous son air. Aussi plusieurs, avant de tour-ner sa roche, regardent-ils do vient le vent! Sil est de galerne, dit-ilen nous montrant louest, ils ne continueraient pas leur chemin quandil sagirait daller qurir un morceau de la vraie croix; ils retournent, ilsont peur. Dautres, les riches du Croisic, disent que Cambremer a fait unvu, do son nom dHomme-au-vu. Il est l nuit et jour, sans en sortir.Ces dires ont une apparence de raison. Voyez-vous, dit-il en se retour-nant pour nous montrer une chose que nous navions pas remarque, il aplant l, gauche, une croix de bois pour annoncer quil sest mis sousla protection de Dieu, de la sainte Vierge et des saints. Il ne se serait passacr comme a, que la frayeur quil donne au monde fait quil est l ensret comme sil tait gard par de la troupe. Il na pas un dit (dit un)mot depuis quil sest enferm en plein air; il se nourrit de pain et deauque lui apporte tous les matins la lle de son frre, une petite tronquettede douze ans laquelle il a laiss ses biens, et quest une jolie crature,douce comme un agneau, une bien mignonne lle, bien plaisante. Ellevous a, dit-il en montrant son pouce, des yeux bleus longs comme a, sousune chevelure de chrubin. Quand on lui demande: Dis donc, Protte?(a veut dire chez nous Pierrette, t-il en sinterrompant; elle est voue saint Pierre, Cambremer sappelle Pierre, il a t son parrain.) Disdonc, Protte, reprit-il, qu qui te dit ton oncle? Il ne me dit rin, quellerpond, rin du tout, rin Eh! ben, qu quil te fait? Il membrasse aufront le dimanche. Tu nen as pas peur? Ah! ben, qua dit, il est monparrain. Il na pas voulu dautre personne pour lui apporter manger. P-

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  • Un drame au bord de la mer Chapitre

    rotte prtend quil sourit quand elle vient, mais autant dire un rayon desoleil dans la brouine, car on dit quil est nuageux comme un brouillard.

    Mais, lui dis-je, vous excitez notre curiosit sans la satisfaire. Savez-vous ce qui la conduit l? Est-ce le chagrin, est-ce le repentir, est-ce unemanie, est-ce un crime, est-ce,

    Eh! monsieur, il ny a gure que mon pre et moi qui sachions lavrit de la chose. Dfunt ma mre servait un homme de justice quiCambremer a tout dit par ordre du prtre qui ne lui a donn labsolutionqu cette condition-l, entendre les gens du port. Ma pauvre mre aentendu Cambremer sans le vouloir, parce que la cuisine du justicier tait ct de sa salle, elle a cout! Elle est morte; le juge qua cout estdfunt aussi. Ma mre nous a fait promettre, mon pre et moi, de nenrin arer aux gens du pays, mais je puis vous dire vous que le soir oma mre nous a racont a, les cheveux me grsillaient dans la tte.

    H! bien, dis-nous a, mon garon, nous nen parlerons personne.Le pcheur nous regarda, et continua ainsi: Pierre Cambremer, que

    vous avez vu l, est lan des Cambremer, qui de pre en ls sont ma-rins; leur nom le dit, la mer a toujours pli sous eux. Celui que vous avezvu stait fait pcheur bateaux. Il avait donc des barques, allait pcher lasardine, il pchait aussi le haut poisson, pour lesmarchands. Il aurait armun btiment et pch la morue, sil navait pas tant aim sa femme, quitait une belle femme, une Brouin de Gurande, une lle superbe, et quiavait bon cur. Elle aimait tant Cambremer, quelle na jamais voulu queson homme la quittt plus du temps ncessaire la pche aux sardines. Ilsdemeuraient l-bas, tenez! dit le pcheur en montant sur une minencepour nous montrer un lot dans la petite mditerrane qui se trouve entreles dunes o nous marchions et les marais salants de Gurande, voyez-vous cette maison? Elle tait lui. Jacquette Brouin et Cambremer nonteu quun enfant, un garon quils ont aim comme quoi dirai-je? dam!comme on aime un enfant unique; ils en taient fous. Leur petit Jacquesaurait fait, sous votre respect, dans la marmite quils auraient trouv quectait du sucre. Combien donc que nous les avons vus de fois, la foire,achetant les plus belles berloques pour lui! Ctait de la draison, tout lemonde le leur disait. Le petit Cambremer, voyant que tout lui tait per-mis, est devenu mchant comme un ne rouge. Quand on venait dire au

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    pre Cambremer: Votre ls a manqu tuer le petit un tel! il riaitet disait: Bah! ce sera un er marin! il commandera les ottes duroi. Un autre: Pierre Cambremer, savez-vous que votre gars a crevlil de la petite Pougaud! Il aimera les lles, disait Pierre. Il trou-vait tout bon. Alors mon petit mtin, dix ans, battait tout le monde etsamusait couper le cou aux poules, il ventrait les cochons, enn ilse roulait dans le sang comme une fouine. Ce sera un fameux sol-dat! disait Cambremer, il a got au sang. Voyez-vous, moi, je me suissouvenu de tout a, dit le pcheur. Et Cambremer aussi, ajouta-t-il aprsune pause. A quinze ou seize ans, Jacques Cambremer tait quoi? unrequin. Il allait samuser Gurande, ou faire le joli cur Savenay. Fal-lait des espces. Alors il se mit voler sa mre, qui nosait en rien dire son mari. Cambremer tait un homme probe faire vingt lieues pourrendre quelquun deux sous quon lui aurait donns de trop dans uncompte. Enn, un jour, la mre fut dpouille de tout. Pendant une pchede son pre, le ls emporta le buet, la mette, les draps, le linge, ne laissaque les quatre murs, il avait tout vendu pour aller taire ses frigousses Nantes. La pauvre femme en a pleur pendant des jours et des nuits. Fal-lait dire a au pre son retour, elle craignait le pre, pas pour elle, allez!Quand Pierre Cambremer revint, quil vit sa maison garnie des meublesque lon avait prts sa femme, il dit: Quest-ce que cest que a? Lapauvre femme tait plus morte que vive, elle dit: Nous avons t vols.O donc est Jacques? Jacques, il est en riolle! Personne ne savait ole drle tait all. Il samuse trop! dit Pierre. Six mois aprs, le pauvrepre sut que son ls allait tre pris par la justice Nantes. Il fait la route pied, y va plus vite que par mer, met la main sur son ls, et lamne ici.Il ne lui demanda pas: Quas-tu fait? Il lui dit: Si tu ne te tiens pas sagedeux ans ici avec ta mre et avec moi, allant la pche et te conduisantcomme un honnte homme, tu auras aaire moi. Lenrag, comptantsur la btise de ses pre et mre, lui a fait la grimace. Pierre, l-dessus,lui anque une mornie qui vous a mis Jacques au lit pour six mois. Lapauvre mre se mourait de chagrin. Un soir, elle dormait paisiblement ct de son mari, elle entend du bruit, se lve, elle reoit un coup de cou-teau dans le bras. Elle crie, on cherche de la lumire. Pierre Cambremervoit sa femme blesse; il croit que cest un voleur, comme sil y en avait

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    dans notre pays, o lon peut porter sans crainte dix mille francs en or,du Croisic Saint-Nazaire, sans avoir sentendre demander ce quon asous le bras. Pierre cherche Jacques, il ne trouve point son ls. Le matince monstre-l na-t-il pas eu le front de revenir en disant quil tait all Batz. Faut vous dire que sa mre ne savait o cacher son argent. Cambre-mer, lui, mettait le sien chez monsieur Dupotet du Croisic. Les folies deleur ls leur avaient mang des cent cus, des cent francs, des louis dor,ils taient quasiment ruins, et ctait dur pour des gens qui avaient auxenvirons de douze mille livres, compris leur lot. Personne ne sait ce queCambremer a donn Nantes pour ravoir son ls. Le guignon ravageaitla famille. Il tait arriv des malheurs au frre de Cambremer, qui avaitbesoin de secours. Pierre lui disait pour le consoler que Jacques et Protte(la lle au cadet Cambremer) se marieraient. Puis, pour lui faire gagnerson pain, il lemployait la pche; car Joseph Cambremer en tait rduit vivre de son travail. Sa femme avait pri de la vre, il fallait payer lesmois de nourrice de Protte. La femme de Pierre Cambremer devait unesomme de cent francs diverses personnes pour cette petite, du linge, deshardes, et deux ou troismois la grande Frelu quavait un enfant de SimonGaudry et qui nourrissait Protte. La Cambremer avait cousu une picedEspagne dans la laine de son matelas, en mettant dessus: A Peroe. Elleavait reu beaucoup dducation, elle crivait comme un greer, et avaitappris lire son ls, cest ce qui la perdu. Personne na su comment asest fait, mais ce gredin de Jacques avait air lor, lavait pris et tait allriboter au Croisic. Le bonhomme Cambremer, par un fait exprs, revenaitavec sa barque chez lui. En abordant il voit otter un bout de papier, leprend, lapporte sa femme qui tombe la renverse en reconnaissant sespropres paroles crites. Cambremer ne dit rien, va au Croisic, apprend lque son ls est au billard; pour lors, il fait demander la bonne femme quitient le caf, et lui dit: Javais dit Jacques de ne pas se servir dunepice dor avec quoi il vous paiera; rendez-la-moi, jattendrai sur la porte,et vous donnerai de largent blanc pour. La bonne femme lui apporta lapice. Cambremer la prend en disant: Bon! et revient chez lui. Toute laville a su cela. Mais voil ce que je sais et ce dont les autres ne font que dese douter en gros. Il dit sa femme dapproprier leur chambre, quest parbas; il fait du feu dans la chemine, allume deux chandelles, place deux

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    chaises dun ct de ltre, et met de lautre ct un escabeau. Puis dit safemme de lui apprter ses habits de noces, en lui commandant de pouillerles siens. Il shabille. Quand il est vtu, il va chercher son frre, et lui ditde faire le guet devant la maison pour lavertir sil entendait du bruit surles deux grves, celle-ci et celle des marais de Gurande. Il rentre quand iljuge que sa femme est habille, il charge un fusil et le cache dans le coinde la chemine. Voil Jacques qui revient; il revient tard; il avait bu etjou jusqu dix heures; il stait fait passer la pointe de Carnouf. Sononcle lentend hler, va le chercher sur la grve des marais, et le passesans rien dire. Quand il entre, son pre lui dit: Assieds-toi l, en luimontrant lescabeau. Tu es, dit-il, devant ton pre et ta mre que tu asoenss, et qui ont te juger. Jacques se mit beugler, parce que la -gure de Cambremer tait tortille dune singulire manire. La mre taitroide comme une rame. Si tu cries, si tu bouges, si tu ne te tiens pascomme un mt sur ton escabeau, dit Pierre en lajustant avec son fusil, jete tue comme un chien. Le ls devint muet comme un poisson; la mrena rin dit. Voil, dit Pierre son ls, un papier qui enveloppait unepice dor espagnole; la pice dor tait dans le lit de ta mre; ta mreseule savait lendroit o elle lavait mise; jai trouv le papier sur leauen abordant ici; tu viens de donner ce soir cette pice dor espagnole lamre Fleurant, et ta mre na plus vu sa pice dans son lit. Explique-toi.Jacques dit quil navait pas pris la pice de sa mre, et que cette pice luitait reste de Nantes. Tant mieux, dit Pierre. Comment peux-tu nousprouver cela? Je lavais. Tu nas pas pris celle de ta mre? Non.Peux-tu le jurer sur ta vie ternelle? Il allait le jurer; sa mre leva lesyeux sur lui et lui dit: Jacques, mon enfant, prends garde, ne jure passi a nest pas vrai; tu peux tamender, te repentir; il est temps encore.Et elle pleura. Vous tes une ci et une a, lui dit-il, quavez toujoursvoulu ma perte. Cambremer plit et dit: Ce que tu viens de dire tamre grossira ton compte. Allons au fait. Jures-tu? Oui. Tiens, dit-il, y avait-il sur ta pice cette croix que le marchand de sardines qui mela donne avait faite sur la ntre? Jacques se dgrisa et pleura. Assezcaus, dit Pierre. Je ne te parle pas de ce que tu as fait avant cela, je neveux pas quun Cambremer soit fait mourir sur la place du Croisic. Faistes prires, et dpchons-nous! Il va venir un prtre pour te confesser. La

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    mre tait sortie, pour ne pas entendre condamner son ls.Quand elle futdehors, Cambremer loncle vint avec le recteur de Piriac, auquel Jacquesne voulut rien dire. Il tait malin, il connaissait assez son pre pour savoirquil ne le tuerait pas sans confession. Merci, excusez-nous, monsieur,dit Cambremer au prtre, quand il vit lobstination de Jacques. Je voulaisdonner une leon mon ls et vous prier de nen rien dire. Toi, dit-il Jacques, si tu ne tamendes pas, la premire fois ce sera pour de bon,et jen nirai sans confession. Il lenvoya se coucher. Lenfant crut celaet simagina quil pourrait se remettre avec son pre. Il dormit. Le preveilla. Quand il vit son ls au n fond de son sommeil, il lui couvrit labouche avec du chanvre, la lui banda avec un chion de voile bien serr;puis il lui lia les mains et les pieds. Il rageait, il pleurait du sang, disaitCambremer au justicier. Que voulez-vous! La mre se jeta aux pieds dupre. Il est jug, quil dit, tu vas maider le mettre dans la barque. Ellesy refusa. Cambremer ly mit tout seul, ly assujettit au fond, lui mit unepierre au cou, sortit du bassin, gagna la mer, et vint la hauteur de laroche o il est. Pour lors, la pauvre mre, qui stait fait passer ici par sonbeau-frre, eut beau crier grce! a servit comme une pierre un loup.Il y avait de la lune, elle a vu le pre jetant la mer son ls qui lui te-nait encore aux entrailles, et comme il ny avait pas dair, elle a entendublouf! puis rin, ni trace, ni bouillon; la mer est dune fameuse garde, al-lez! En abordant l pour faire taire sa femme qui gmissait, Cambremerla trouva quasi morte, il fut impossible aux deux frres de la porter, il afallu la mettre dans la barque qui venait de servir au ls, et ils lont rame-ne chez elle en faisant le tour par la passe du Croisic. Ah! ben, la belleBrouin, comme on lappelait, na pas dur huit jours; elle est morte en de-mandant son mari de brler la damne barque. Oh! il la fait. Lui il estdevenu tout chose, il savait plus ce quil voulait; il fringalait en marchantcomme un homme qui ne peut pas porter le vin. Puis il a fait un voyagede dix jours, et est revenu se mettre o vous lavez vu, et, depuis quil yest, il na pas dit une parole.

    Le pcheur ne mit quun moment nous raconter cette histoire etnous la dit plus simplement encore que je ne lcris. Les gens du peuplefont peu de rexions en contant, ils accusent le fait qui les a frapps, etle traduisent comme ils le sentent. Ce rcit fut aussi aigrement incisif que

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    lest un coup de hache.Je nirai pas Batz, dit Pauline en arrivant au contour suprieur

    du lac. Nous revnmes au Croisic par les marais salants, dans le ddaledesquels nous conduisit le pcheur, devenu comme nous silencieux. Ladisposition de nos mes tait change. Nous tions tous deux plongs ende funestes rexions, attrists par ce drame qui expliquait le rapide pres-sentiment que nous en avions eu laspect de Cambremer. Nous avionslun et lautre assez de connaissance dumonde pour deviner de cette triplevie tout ce que nous en avait tu notre guide. Les malheurs de ces troistres se reproduisaient devant nous comme si nous les avions vus dansles tableaux dun drame que ce pre couronnait en expiant son crime n-cessaire. Nous nosions regarder la roche o tait lhomme fatal qui faisaitpeur toute une contre. Quelques nuages embrumaient le ciel; des va-peurs slevaient lhorizon, nous marchions au milieu de la nature laplus crement sombre que jaie jamais rencontre. Nous foulions une na-ture qui semblait sourante, maladive; des marais salants, quon peut bon droit nommer les crouelles de la terre. L, le sol est divis en carrsingaux de forme, tous encaisss par dnormes talus de terre grise, touspleins dune eau saumtre, la surface de laquelle arrive le sel. Ces ravinsfaits main dhommes sont intrieurement partags en plates-bandes, lelong desquelles marchent des ouvriers arms de longs rteaux, laidedesquels ils crment cette saumure, et amnent sur des plates-formesrondes pratiques de distance en distance ce sel quand il est bon mettreen mulons. Nous ctoymes pendant deux heures ce triste damier, o lesel toue par son abondance la vgtation, et o nous napercevions deloin en loin que quelques paludiers, nom donn ceux qui cultivent lesel. Ces hommes, ou plutt ce clan de Bretons porte un costume spcial,une jaquette blanche assez semblable celle des brasseurs. Ils se mariententre eux. Il ny a pas dexemple quune lle de cette tribu ait pous unautre homme quun paludier. Lhorrible aspect de ces marcages, dont laboue tait symtriquement ratisse, et de cette terre grise dont a horreurla Flore bretonne, s harmoniait avec le deuil de notre me. Quand nousarrivmes lendroit o lon passe le bras de mer form par lirruptiondes eaux dans ce fond, et qui sert sans doute alimenter les marais sa-lants, nous apermes avec plaisir les maigres vgtations qui garnissent

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    les sables de la plage. Dans la traverse, nous apermes au milieu du laclle o demeurent les Cambremer; nous dtournmes la tte.

    En arrivant notre htel, nous remarqumes un billard dans une sallebasse, et quand nous apprmes que ctait le seul billard public quil y etau Croisic, nous fmes nos apprts de dpart pendant la nuit; le lende-main nous tions Gurande. Pauline tait encore triste, et moi je ressen-tais dj les approches de cette amme qui me brle le cerveau. Jtais sicruellement tourment par les visions que javais de ces trois existences,quelle me dit: Louis, cris cela, tu donneras le change la nature decette vre.

    Je vous ai donc crit cette aventure, mon cher oncle; mais elle madj fait perdre le calme que je devais mes bains et notre sjour ici.

    Paris, 20 novembre 1834.

    n

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    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.