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Nous allons tout d’abord analyser le rôle qu’Abellio attribue à la science moderne dans le renouvellement de la philosophie et la formulation de la nouvelle Gnose : la nouvelle Gnose est indissociable de l’apparition d’une nouvelle rationalité. Nous allons ensuite discuter quelques aspects contemporains de la réalisation du projet abellien : le rapport entre interdépendance universelle et causalité cosmique, la relation entre la logique de double contradiction et la logique de tiers inclus, le rôle des dimensions supplémentaires de l’espace-temps. Fondés sur la réfutation quantique de la rupture épistémologique entre Sujet et Objet, nous concluons par l’analyse du caractère transdisciplinaire du passage d’une philosophie du concept à une philosophie de la conscience.
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RAYMOND ABELLIO
ET LA CONVERSION DE LA SCIENCE
Résumé : Nous allons tout d’abord analyser le rôle qu’Abellio attribue à la science moderne dans le
renouvellement de la philosophie et la formulation de la nouvelle Gnose : la nouvelle Gnose est indissociable de
l’apparition d’une nouvelle rationalité. Nous allons ensuite discuter quelques aspects contemporains de la
réalisation du projet abellien : le rapport entre interdépendance universelle et causalité cosmique, la relation
entre la logique de double contradiction et la logique de tiers inclus, le rôle des dimensions supplémentaires de
l’espace-temps. Fondés sur la réfutation quantique de la rupture épistémologique entre Sujet et Objet, nous
concluons par l’analyse du caractère transdisciplinaire du passage d’une philosophie du concept à une
philosophie de la conscience.
1. Introduction : Pourquoi Abellio s'est-il intéressé à la science ?
La science occupe certainement une place importante dans l'œuvre d'Abellio. La simple
constatation de sa formation de polytechnicien ne saurait expliquer le sens de cet intérêt. Ce
sens ne peut être trouvé qu'en interrogeant le cœur de sa démarche philosophique, c'est-à-dire
la structure absolue.
Ce qui frappe tout d'abord, sur un plan superficiel, c'est la critique acerbe de la science,
dans une dualité parfois trop affirmée entre science et connaissance : "La science occupe
l'hémisphère du bas, elle est multiple ; la connaissance, l'hémisphère du haut, elle est une et
unifiante" - écrit Abellio dans Approches de la nouvelle gnose (ANG, 33). Pour lui "La
science est réductrice, la gnose est intégratrice." (EMT, 52)
Le pêché capital de la science est inévitable, car il est inscrit dans sa propre
méthodologie : "Du fait qu'elle recherche l'efficacité avant tout, la science est obligée d'établir
des divisions, elle distingue le vivant et le non-vivant, l'organique et le minéral. La
connaissance n'accepte pas ces séparations. Pour elle, il y a de la vie et de la conscience
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partout, même dans la plus petite quantité de matière et jusque dans le caillou du chemin."
(ANG, 13) Une interprétation fulgurante du théorème de Gödel lui permet d'affirmer dans son
Journal de 1971 Dans une âme et un corps : "Mais, même si la science à venir progresse,
comme il est normal, de façon "constructiviste"... jamais le "supérieur" n'y pourra être
expliqué par l'"inférieur". (C'est au fond le sens du théorème de Gödel)." (DAC, 107)
Mais la critique de la tradition ou des traditions est tout aussi acerbe. Dans "Journal
intérieur", revue du Centre d'Études Métaphysiques, Abellio écrit : "Au nom de la sagesse de
l'ancien Orient, la plupart des "ésotéristes" se livrent aujourd'hui à des agressions
systématiques contre la science occidentale. C'est peu de dire que cette position est
réactionnaire. Même dans sa superstition du quantitatif, la science occidentale possède un
sens." (JI4, 3) Le remarquable logicien, philosophe des sciences et métaphysicien Jean
Largeault (1931 -1995), membre du CEM, exprime une position identique : "Ce serait en effet
une aberration que de croire que le seul maniement de ces traditions puisse assurer un salut ou
une connaissance supérieure à celle que fournit effectivement la pratique de la logique, des
mathématiques et des sciences positives. L'ésotérisme ne peut que faire l'objet du même effort
d'historialisation auquel nous avons à soumettre tous les autres faits de l'histoire. Sinon et
faute d'être compris de cette façon, il se pose comme une négation de l'originalité de
l'Occident." (RACH, 382-383 - Jean Largeault, De la constitution du CEM, Journal intérieur
du CEM, no 5, février-mars 1955)
Abellio est lucide quant à l'enjeu du conflit entre la science et la connaissance : "Pour la
gnose, on rencontre ainsi le conflit de la science et de la connaissance ou, si l'on préfère, la
dialectique du local et du global qui fait tout le cheminement de l'épistémologie, avec sa
génétique du dépassement qui se résout dans la présence perpétuellement intensifiée de
l'indépassable." (RACH, 25 - Raymond Abellio, Le postulat d'interdépendance universelle)
Pour Abellio c'est la philosophie d'Husserl qui peut fournir une solution de ce conflit. Dans
L'esprit moderne et la Tradition, longue préface au livre de Paul Serant Au seuil de
l'ésotérisme, il écrit : "Contemporaine de la crise des sciences occidentales, la révolution
husserlienne marque pour l'Occident un renouvellement radical quant à l'étude du fondement
de ses sciences et à l'exercice des pouvoirs de l'esprit, et son importance ne saurait être
comparée qu'à celle de la révolution cartésienne et galiléenne dont elle accomplit et subvertit
le sens... ; ... cette phénoménologie... se veut science des sciences, philosophie des
philosophies, science du commencement radical de la connaissance." (EMT, 69-70) Abellio
ne méprise ni la science ni la technique ni la modernité : "Aussi, pour m'en tenir au problème
du progrès, me bornerai-je ici à poser mon propre problème, qui n'est pas de porter sur le
2
"progrès" un jugement de valeur, - qui impliquerait qu'un choix est à faire entre le progrès et
la Tradition, - mais de situer les champs respectifs de la technique et de la gnose et de montrer
comment ces champs respectivement s'intègrent l'un dans l'autre, chacun irremplaçable et
nécessaire dans son ordre." (EMT, 75)
C'est finalement la structure absolue qui va lui fournir la clef de la jonction entre science
et connaissance : "Notons d'abord que la multiplication indéfinie des outils occupe
l'hémisphère du bas (en phase 5, incarnation, descente de l'esprit au service de la vie, ce que la
tradition nomme les "petits mystères") tandis que l'intensification indéfinie des sens occupe
l'hémisphère du haut (phase 6, assomption, montée de la vie au service de l'esprit, ce que la
tradition nomme les "grands mystères"). En bas, les sciences, au pluriel, en haut, la
connaissance, au singulier, au centre la conscience. Le centre est perpétuellement germinatif :
la conscience devient de plus en plus intense, elle tourne, si l'on veut, de plus en plus vite et
établit de plus en plus de rapports de mieux en mieux chargés de sens." (RACH, 149 -
Raymond Abellio, Fondements d'esthétique - "Structure absolue" et double dialectique) C'est
le centre de la sphère de la structure absolue qui permet l'unification, dans leurs différences,
entre la science et la connaissance. Ainsi, la Tradition elle-même sera renouvelée, éclairée,
intensifiée pour permettre "la future pentecôte" : "... une autre voie se dessine, celle-là de
l'intérieur même de l'Occident, pour tous ceux qui vivent la crise de nos sciences et de nos
philosophies et épuisent cette crise par son paroxysme même. Pour ceux-là, il s'agit moins de
mettre en cause les produits de la science, - ce qui est une attitude négative, - que de procéder
à l'élucidation positive de ses fondements. Pour ceux-là, la connaissance des enseignements de
la Tradition, si érudite et rigoureuse soit-elle, exige d'être fondue dans la matière de leur
expérience particulière d'Occidentaux, et tout annonce que la Tradition, à son tour éclairée du
dedans, en recevra l'expression nouvelle la mieux adaptée au pouvoir de conversion qu'elle
doit exercer dans la future pentecôte." (EMT 77) Dans Visages immobiles il est dit qu'on
arrivera "... se convaincre un jour (qui sera un grand jour) de la convergence de sa science
profane et de la connaissance sacrée." (VI, 20) Le concept majeur qui permet la
compréhension du rôle de la science est celui de transfiguration. Pour Abellio, il ne fait pas
de doute qu'il y ait "... la présence nécessaire, dans tout phénomène de transfiguration, des
essences du bas, les plus basses, les moins reliées, les moins intégrées." (ANG, 28)
Reste à savoir quelle était la compétence d'Abellio pour comprendre le mouvement
intérieur de la science. Sa formation de polytechnicien l'aidait certainement à se tenir au
courant de l'avancée de la science, mais son absence de pratique en tant que scientifique
constituait un handicape qu'Abellio analyse lui-même avec lucidité : "Je n'ai au contraire
3
jamais repris mes notes concernant la cosmologie et l'épistémologie dont je m'aperçus assez
vite qu'il m'eût fallu, pour les compléter, un effort considérable, un véritable "ressourcement"
mathématique qui exigeait sûrement, à ce niveau, un talent que je ne possédais pas, sans
compter que je n'étais plus, à ce moment, intellectuellement disponible. Eu égard aux énormes
progrès survenus depuis trente ans dans la logique symbolique et à l'apparition presque
incessante de nouvelles propositions cosmologiques, la plupart de ces textes sont aujourd'hui
fort anachroniques." (RACH, 26-27 - Raymond Abellio, Le postulat d'interdépendance
universelle) Abellio est contraint à se fier aux informations que les différents scientifiques lui
donnent et parfois ses sources sont douteuses. Par exemple, il cite souvent le livre de
Raymond Ruyer La gnose de Princeton (EC,123 ; MNG, 59 ; PG, 209 ; RACH, 135, 152).
Or, cette "gnose de Princeton" n'a jamais existé. Elle n'est qu'un canular de normalien.
Abellio se soumet à son destin, conscient de l'immense difficulté de la voie qu'il a
choisie. Un passage émouvant de Dans une âme et un corps est, dans ce sens, éclairant :
"Ainsi, peut-être, suis-je en train à soixante-trois ans de découvrir la vraie finalité de mon
destin et de comprendre pourquoi je me trouvais forcé, à l'orée de ma vie, tout mon être blessé
et humiliée ma part mystique, d'entrer dans la voie des sciences. Il me fut dit : Pour détruire,
apprendre à construire." (DAC, 63-64)
2. Abellio et les quarks.
"En 1965, - écrit Abellio dans Approches de la nouvelle gnose - la première lettre que
j'ai reçue après avoir publié La Structure Absolue a été celle d'un savant atomiste de Genève
qui est d'ailleurs aussi un grand ésotériste, Robert Gouiran. Je ne le connaissais pas du tout:
"Cher Monsieur, m'écrivait-il, je viens de lire votre livre et je constate que la structure que
vous proposez est exactement celle que nous cherchons, nous atomistes, pour ce que nous
appelons le "quark"." Je ne savais pas à l'époque ce qu'était le quark. Il me l'a expliqué... Ils
étaient arrivés à une image qui est exactement celle de la structure absolue." (ANG, 20)
Robert Gouiran (dont le pseudonyme d'ésotériste est Georges de Villefranche) était ingénieur
au CERN. Aucun document ne nous dit quel fut le contenu de l'affirmation de Gouiran qui a
marqué à vie Abellio.
Abellio n'est jamais explicite quant à la relation entre les quarks et la structure absolue,
mais pour lui il est désormais établi que "... devant la prolifération indéfinie des particules, on
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postule, sur le modèle sénaire de la "Structure absolue", l'existence d'une structure
hypothétique, celle du quark." (RACH, 152 - Raymond Abellio, Fondements d'esthétique - Il
faut parler ici d'une "nouvelle logique") Il reprend cette affirmation, sans aucune
démonstration, un peu partout - dans La fin de l'ésotérisme (FE, 128), Dans une âme et un
corps (où le quark apparaît au moins trois fois - DAC, 45, 62, 253) et même dans un article
publié dans la revue "Atlantis" Perspectives de l'ésotérisme où il parle du quark comme "un
système sénaire reproduisant l'image de cette même "structure absolue"." (PE, 241)
Robert Gouiran ne nous éclaire pas plus. Dans son article La science par le haut, publié
dans le Cahier de l'Herne Raymond Abellio, où l'auteur évoque pourtant les "tendances
structuralistes importantes dans la physique nucléaire", les quarks font une apparition très
discrète, dans une note en bas de page : "Voir à ce sujet les théories SU(3), SU(6)... les
quarks, etc." (RACH, 281, Note 3)
De quoi s'agit-il ? Et, tout d'abord, qu'est-ce qu'un quark ?
Une question que les penseurs se sont posée depuis la nuit des temps est celle de la
constitution de la matière. Jusqu'où peut aller la divisibilité de la matière ?
Il y a trois possibilités logiques. Une première possibilité est celle que ce processus de
jeu de construction s'arrête à une certaine échelle. C'est la vision de l'atomisme pur et dur,
fondée sur l'espoir d'une simplicité fondamentale à partir de laquelle on pourrait déduire toute
la complexité du monde. La deuxième possibilité est que le processus de jeu de construction
ne s'arrête jamais. C'est la vision de ce qu'on pourrait appeler l'atomisme mou, qui implique en
fait une dissolution totale mais ambiguë de la notion d'objets fondamentaux. Cette vision a la
faveur de ceux qui se réclament, explicitement ou pas, de la philosophie matérialiste-
dialectique. Enfin, une troisième possibilité, qui n'a pu apparaître qu'après la formulation de la
théorie de relativité restreinte et de la théorie quantique, est le bootstrap (voir le chapitre
suivant). Le principe de bootstrap postule qu'à une certaine échelle, il n'y a simplement plus
d’objets fondamentaux. Le rôle joué par les objets fondamentaux dans les théories atomistes
est remplacé par un principe d'organisation informationnelle qui a la vertu d'être, en même
temps, un principe structurant les différentes échelles de la Réalité. L'accent se déplace de
l’objet vers l’événement, de la substance vers l'énergie, de la composition vers l'organisation,
de la séparabilité à la non-séparabilité et à l'interaction universelle.
La prolifération extraordinaire des hadrons (particules à interaction forte) découverts
expérimentalement dans la décennie 1950-1960 semblait indiquer la justesse du point de vue
du bootstrap. Mais la tentation de revenir à la vision atomiste restait forte. Ainsi vers 1961,
Murray Gell-Mann et Yuval Ne'eman ont reconnu l'existence de certaines régularités dans le
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monde des hadrons qui pouvait s'expliquer par une certaine symétrie unitaire. Cette symétrie
(appelée, avec une terminologie quelque peu bouddhiste, “ la voie octuple ”) permettait de
classer les hadrons dans des familles réunies par certaines caractéristiques communes. Les
hadrons connus se retrouvaient dans ces familles, qui, pour être complètes, demandaient la
découverte de quelques autres hadrons. Ils n'ont pas tardé d'ailleurs de se montrer dans les
expériences effectuées entre 1961-1964.
Il fallait alors comprendre pourquoi cette symétrie et pas une autre semblait s'imposer
dans le monde des hadrons. Deux physiciens, Murray Gell-Mann (dont les travaux ont été
ensuite couronnés par le prix Nobel de physique) et George Zweig ont été ainsi conduits à
inventer, d'une manière complètement indépendante, en 1964, les quarks, constituants des
hadrons.
Le nom proposé par Gell-Mann - les quarks - a été très vite adopté par la communauté
des physiciens. Gell-Mann a choisi ce mot dans le roman de James Joyce, Finnegan's Wake
(“ Three quarks for Muster Mark !/ Sure he hasn't got much of a bark/ And sure any he has it's
all beside the mark ”), car son absence de signification semblait refléter les propriétés bizarres
des constituants des hadrons.
Tout hadron peut être compris comme étant constitué soit d'un quark et d'un antiquark
(les mésons) soit de trois quarks ou de trois antiquarks (baryons et antibaryons).
Les dates sont ici importantes. La structure absolue est publiée en 1965 et les quarks ont
été inventés juste une année auparavant. On comprend l'exaltation d'Abellio à la bonne
nouvelle qui lui a été donnée par Robert Gouiran. Malheureusement il s'agissait d'un
malentendu.
À l'époque, trois variétés - saveurs - de quarks suffisaient pour décrire l'ensemble des
hadrons. Le mot “ saveur ” ne signifie pas, bien sûr, que nous avons pu goûter les quarks.
Tout simplement il fallait inventer de nouveaux noms et certains physiciens gourmands ont
pensé aux différentes saveurs ou arômes des glaces. Cette terminologie trop terrestre n'a pas
plu et elle a été oubliée, mais le mot saveur a été gardé. On appelle aujourd'hui les différents
quarks haut, bas, étrange, charmé, top ou beau, ce qui n'a évidemment rien en commun avec
la saveur.
Donc, en 1965, il y avait trois saveurs et le groupe de symétrie associé était SU(3). Les
hadrons étaient classés selon des multiplets représentés dans une surface (à deux
dimensions) : un octet et un décuplet (voir Fig. 1). L'octet à l'apparence d'un hexagone et c'est
ceci qui a dû attirer l'attention d'Abellio (il est d'ailleurs étrange qu'il ne mentionne pas le
décuplet qui a pourtant l'apparence de la fameuse Tétraktys pythagoricienne, si souvent citée
6
par Abellio). Il est bien évident qu'il n'y a aucune relation entre la structure absolue et l'octet
de SU(3) : tout d'abord il s'agit d'un octet et non pas d'un sextuplet et, même si on oublie les
deux particules placées au centre de l'octet, on ne peut distinguer aucun axe privilégié vertical
de l'hexagone.
Pire encore, les physiciens ont découvert trois autres saveurs en 1974, en 1978 et en
1995. Par conséquent, le groupe associé n'est plus SU(3), mais SU(4) pour quatre saveurs,
SU(5) pour cinq saveurs et SU(6) pour six saveurs. Si le groupe SU(4) permet encore des
représentations visualisables, en trois dimensions (voir Fig. 2) les groupes SU(5) et SU(6) font
appel à des représentations dans un espace à quatre, et respectivement cinq, dimensions et
donc toute visualisation devient impossible.
L'histoire des quarks, dans leur relation avec la structure absolue, montre combien il est
dangereux d'accrocher le destin d'une approche philosophique ou ésotérique à la dernière
théorie scientifique à la mode. Au fond, toute théorie scientifique n'est vraie que pour un
certain temps et donc elle est, strictement parlant, fausse. C'est d'ailleurs là la grandeur de la
science, dans son rejet de toute approche dogmatique : sa vérité est une vérité en mouvement.
La structure absolue peut être néanmoins et absolue et vraie dans son monde qui ne se soumet
pas à la méthodologie scientifique.
3. Le principe d'interdépendance universelle et le bootstrap.
Dans le système philosophique d'Abellio, le principe d'interdépendance universelle est
"... le seul présupposé métaphysique impliqué par l'universalité de la "Structure absolue"...
(RACH, 152 - Raymond Abellio, Fondements d'esthétique - Il faut parler ici d'une "nouvelle
logique") Il semblerait donc que ce système se situe aux antipodes de la science moderne qui
considère comme absurde la prétention de tout connaître et, par conséquent, elle opère un
découpage in vitro de la Réalité. L'espoir de la science est que l'étude théorique et
expérimentale de cette réalité in vitro, peut donner accès, par la découverte des lois physiques,
à la Réalité tout entière.
Abellio est bien conscient de ce conflit fondateur : "Dans un monde sans confins où tout
est interdépendant (le postulat d'interdépendance universelle ruine toute science qui se
voudrait des fondements absolus, mais ouvre pathétiquement, par l'infinitude des outils, une
ambition sans fin aux conquêtes pratiques de cette science), la recherche des pôles de
7
structure liée à l'individualisation des objets et des êtres est perpétuellement mouvante, et
l'ouverture incessante des dualités est le premier produit de ce perpétuel mouvement." (SA,
50)
Et, pourtant, les mots unité, unification, unicité sont des mots qui apparaissent de plus
en plus souvent dans le vocabulaire de la physique de ces dernières décennies. Ne parle-t-on
aujourd'hui d'une Théorie du Tout (Theory of Everything) dont l'ambition est d'établir non
seulement tout ce qui a été découvert dans le passé mais aussi tout ce qui sera découvert dans
l'avenir ? On peut même affirmer que toute l'aventure de la science, depuis Galilée jusqu'à
présent, est une longue marche sur la voie de l'unification. Unification qui, il est vrai, exclut
de son champ l'être humain dans sa dimension spirituelle, mais qui arrive néanmoins aux
confins des problèmes ontologiques par le raffinement de plus en plus grand des concepts
comme "matière" ou "Nature".
Abellio écrit : "Il est clair cependant que si l'histoire de la philosophie et des sciences
occidentales n'a pas, d'une façon générale, formulé ou accepté ce postulat, c'est pour tout un
ensemble de bonnes et de mauvaises raisons... Admettre ce postulat c'est par exemple
renoncer à des notions rassurantes comme celle du hasard (objectif ou subjectif), de libre
arbitre, de causalité. C'est remettre en question tout ce qui implique une question de limite, de
fragmentation en parties, de système clos, ce qui ne va pas sans bouleverser les notions
d'ordre et de temps successif, d'origine et de fin, de naissance et de mort." (RACH, 24 -
Raymond Abellio, Le postulat d'interdépendance universelle) Cette affirmation tranchée
mérite d'être interrogée et mise en question. Le cas du bootstrap est exemplaire en vue
d'illustrer la relation complexe entre le principe d'interdépendance universelle et la physique
quantique.
L'hypothèse de bootstrap a été formulée en 1959 par Geoffrey Chew, professeur à
l'Université de Berkeley. Le mot lui-même de bootstrap est intraduisible en français. En effet,
bootstrap, au sens propre “ tirant de botte ”, signifie aussi “ se porter soi-même en tirant sur
ses propres bottes ”. L'expression française la plus proche serait celle d'auto-consistance.
La théorie du bootstrap est apparue comme une réaction naturelle contre le réalisme
classique, qui a reçu le coup de grâce lors de la formulation de la mécanique quantique vers
1930, et contre l'idée, qui lui était associée, de la nécessité des équations de mouvement dans
l'espace-temps. Les entités quantiques ne se soumettent pas au déterminisme classique. La
théorie du bootstrap ne fait que tirer les conséquences logiques de cette situation en proposant
un renoncement radical à toute équation de mouvement. Le renoncement à toute équation de
mouvement a une conséquence immédiate : l'absence de toute brique fondamentale de la
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réalité physique. Voilà pourquoi l'idée de bootstrap est infiniment plus proche de la structure
absolue que les quarks.
Dans l'approche du bootstrap, la partie apparaît en même temps que le Tout. La nature
est conçue comme étant une entité globale, non-séparable au niveau fondamental. Ce sont les
relations entre les événements qui sont responsables de l'apparition de ce qu'on appelle
particule. Il n'y a pas d'objet en soi, possédant une identité propre, qu'on puisse définir d'une
manière séparée ou distincte des autres particules. Une particule est ce qu'elle est parce que
toutes les autres particules existent à la fois : les attributs d'une entité déterminée physique
sont le résultat des interactions avec les autres particules.
Le bootstrap est donc une vision de l'unité du monde, un principe d'auto-consistance de
la nature : le monde bâtit ses propres lois par l'auto-consistance. Ceci ressemble étrangement
aux idées d'Abellio, telles qu'elles sont exprimées dans La structure absolue.
Bien évidemment, il y a différents degrés de généralité dans la formulation du principe
de bootstrap. Ainsi, il est logiquement concevable de postuler une forme très générale du
principe de bootstrap qui inclurait non seulement les particules, mais aussi les corps
macroscopiques, la vie et même la conscience : l'auto-consistance du Tout demande
l'inclusion de tous les aspects de la nature. Sous cette forme très générale, le principe de
bootstrap a, dans l'état actuel de la connaissance, un caractère non-scientifique. Le bootstrap
partiel proposé par Chew en 1959 ne concerne que le monde des hadrons.
Dans son ouvrage posthume Manifeste de la nouvelle gnose, Abellio mentionne, pour la
première fois dans son œuvre, le bootstrap, avec une certaine réserve : "Là encore, la
multiplicité n'est pas maîtrisée." (MNG, 57). Il écrit encore : "... rien n'aboutissant encore à
faire de la "non-séparabilité" constatée pour certaines particules quantiques, par exemple,
autre chose qu'un phénomène particulier..." (MNG, 55) En commentant la présentation que
j'ai faite du bootstrap dans mon livre Nous, la particule et le monde, paru en 1985, Abellio fait
une remarque fulgurante que seul un écrivain ou un poète puisse faire. À propos de l'image de
réseau d'interconnexions du bootstrap, Abellio écrit : " On peut toutefois la rattacher à la
valeur symbolique de tissage... et à celle de lacets, des cordes et des nœuds chez les Indo-
Européens..." (MNG, 95). En effet, avant de quitter la scène de la physique en tant que
moyen de calcul des interactions physiques, l'approche de bootstrap a donné naissance à la
théorie des cordes qui, à son tour, a engendré la théorie de supercordes, actuellement
dominante dans la physique des particules.
Il est intéressant à remarquer que le principe de bootstrap a eu, dès sa formulation, ses
violents détracteurs et ses ardents défenseurs. Ainsi, trois physiciens japonais appartenant à
9
l'école matérialiste dialectique de Nagoya écrivaient en 1965 : “ De telles tentatives... vont
nous conduire vers la philosophie de Leibniz, en concevant l'univers comme ayant une
harmonie préétablie. Ce point de vue va introduire des éléments religieux dans la science et va
arrêter, à ce niveau, la pensée scientifique ”. Renvoyant dos-à-dos les idées de l'école de
Nagoya et l'idée de bootstrap, le physicien israélien Yuval Ne'eman écrivait en 1975 : “ ...
nous voyons actuellement, à Berkeley et ailleurs, une autre tentative de description de la
matière hadronique, poursuivie avec une étroitesse dogmatique presque égale, et dans laquelle
la motivation fondamentale est issue de la croyance que nous sommes arrivés au bout du
chemin. C'est le courant du “ bootstrap ”... ” . Comme en leur faisant écho, le journaliste
Nigel Calder écrivait en 1977 : “ Le bootstrap... implique un rejet conscient de l'objectif
traditionnel de la physique qui est celui d'expliquer les événements en terme des forces
agissant entre des particules bien définies... Les particules elles-mêmes cessent d'être l'objet
de l'analyse ; elles sont plutôt des relations entre les événements. Si Chew avait raison, cela
aurait signifié de très mauvaises nouvelles pour la philosophie et la science occidentale, avec
leur objectif de chasser le mystère superflu de l'univers, en découvrant ses entités et ses lois
fondamentales ”. Si les physiciens et les journalistes peuvent s'exprimer ainsi par rapport à un
physicien mondialement connu et reconnu, qu'est-ce que pouvons-nous attendre quant à leur
réaction par rapport à Abellio et son principe d'interdépendance universelle ?
Malgré ses affirmations parfois tranchées concernant la science moderne, Abellio est
néanmoins intimement convaincu qu'il y a un lien profond entre la physique quantique et le
principe fondateur de la structure absolue. Ainsi, il écrit dans L'être cosmique (ouvrage de
Solange de Mailly-Nesle, paru en 1985, où nous nous retrouvons ensemble Raymond Abellio,
Stéphane Lupasco, Daniel Verney, Michel Cazenave et moi-même) : "... ce qui apparaît ici
comme "paradoxal" semble en fait illustrer une situation tout à fait générale." (EC, 123) Il
écrit aussi : "... la formalisation mathématique de ces phénomènes fera faire à la science un
bond en avant bien plus considérable que ceux qui marquèrent l'époque de Copernic et de
Galilée et, plus près de nous, d'Einstein." (RACH, 135 - Raymond Abellio , Fondements
d'éthique (Fragments, 1950-1977) - Enseignement, exemple, influence) Je ne peux qu'être
d'accord avec une telle perspective.
4. La structure absolue est-elle sénaire, septénaire ou nonaire ?
10
La question formulée dans le titre de ce chapitre n'est d'un caractère ni numérologique
ni académique. Elle concerne le problème du sens. Et comme le sens est central dans
l'approche d'Abellio, il convient d'étudier cette question avec la plus grande rigueur possible.
Le nom de "logique de la double contradiction" pose d'emblée une question cruciale : la
logique d'Abellio est-elle une logique ?
La logique concerne, depuis l'Antiquité, l'étude des propositions et des opérations
déductives, indépendamment de leur contenu. Il est vrai que l'orientation ontologique a
toujours coexisté avec l'orientation linguistique, surtout au Moyen Âge, mais elle a été
graduellement éliminée dans la période moderne. Ceci explique l'énorme résistance par
rapport à la logique d'Abellio mais aussi par rapport à celle de Lupasco, qui a essayé d'unifier
les deux orientations.
Strictement parlant, la logique d'Abellio n'est donc pas une logique, tout du moins dans
l'acception contemporaine de ce terme. Jean Largeault, qui était pourtant un proche d'Abellio,
exprime ce fait, avec délicatesse, dans une lettre adressée à Abellio le 3 novembre 1973, après
la réception du livre La fin de l'ésotérisme : "Sur d'autres points je ne sais pas si je devrais être
en accord avec vous. Je veux dire le point suivant: il n'est pas sûr que la logique s'applique
directement à un secteur du monde ou à ses objets ; peut-être ne s'applique-t-elle qu'à travers
les mathématiques (et alors elle s'applique au monde réel simplement au second degré, par
l'intermédiare des mathématiques)." (RACH, 394)
Abellio est, bien entendu, conscient de ce fait. Il écrit : "Quand je lis ces infatigables
coupeurs de cheveux en quatre que sont les logiciens, un partage se fait en moi, qui vaut une
crucifixion." (RACH, 353 - Raymond Abellio, Journal de Suisse, janvier-septembre 1951
(extraits), entrée du 30 mai 1951) Pour Abellio, la logique moderne est une "logique
"totalitaire" qui "n'a rien à voir avec le monde de la vie." (MNG, 76) Jean Largeault émet un
jugement semblable (dans son très utile livre La logique, PUF, collection "Que sais-je", no
225, 1993, p. 94), mais d'une manière moins abrupte : "... le raisonnement logique est sûr mais
aveugle, la sûreté se paie de la cécité."
Acceptons néanmoins l'acception du mot "logique" dans le sens de Lupasco, en
intégrant une composante ontologique. Cette démarche est en plein accord avec la propre
position d'Abellio : "Nous ne sommes en fait qu'au début d'une grande crise épistémologique
qui fait elle-même partie de la crise décisive de notre civilisation.... Tout conflit de civilisation
est en dernière analyse un conflit de logiques. Nous avons vécu et croyons encore vivre sous
le règne de la logique manichéenne d'Aristote, celle des catégories tranchées et non
communicantes." (EC, 123)
11
La logique d'Abellio est certainement une logique de la contradiction. L'ambition
d'Abellio, comme celle de Lupasco, est d'unifier les contraires : "Les temps étaient proches,
me semblait-il, où une chance allait être donnée à tous les contraires, à tous les extrêmes, de
sortir unis, ne serait-ce qu'un instant, du fracas des apocalypses." (VI, 23) Mais cette logique
est-elle réellement quaternaire, comme l'affirme sans cesse Abellio ?
Il y a certainement deux couples de contradictoires : (objet-monde), (organe des sens-
corps) : "Tout objet s'enlève sur le fond du monde. Tout sujet comporte un organe des sens en
rapport avec un corps, qui est lui aussi un univers." (APG, 15) Mais l'existence de deux
couples des contradictoires ne signifie pas nécessairement que la logique soit quaternaire : elle
pourrait être, tout banalement, doublement binaire et donc binaire, comme dans le cas de la
pensée marxiste chinoise qui a, d'une manière incompréhensible, fasciné Abellio. Comme
nous le verrons, ce n'est pas le cas. Ce qui sauve la logique d'Abellio de la binarité c'est le
centre de la structure absolue (voir Fig. 3). Abellio lui-même a l'intuition de ce fait quand il
écrit : "... le centre marquera la place de la conscience (naturelle quand elle s'ouvre vers le
bas, transcendantale quand elle considère le haut)." (FE87)
Pour clarifier ce problème il me faut passer par la logique de Lupasco. En 1984, j'ai
établi un isomorphisme entre la logique d'Abellio et celle de Lupasco (Basarab Nicolescu,
Trialectique et structure absolue, 3e Millénaire n° 12, Paris, Janvier-Février 1984, pp. 62-66 ;
le texte de cet article a été repris, avec certaines modifications, dans mon livre Nous, la
particule et le monde, 1ère édition : Le Mail, 1985 ; 2e édition : Rocher, 2002, pp. 227-230).
Abellio était tout à fait d'accord avec l'isomorphisme que j'ai proposé, même s'il rejetait
farouchement l'expression de "tiers inclus" (MNG, 227, 248)
La logique de Lupasco est une logique de tiers inclus. Le tiers inclus ne signifie
nullement qu'on puisse affirmer une chose et son contraire, ce qui, par annihilation
réciproque, détruirait toute possibilité de prédiction et donc toute possibilité d'approche
rationnelle du monde. Il s'agit plutôt de reconnaître que, dans un monde d'interconnexions
irréductibles (comme le monde quantique), effectuer une expérience ou donner une
interprétation des résultats expérimentaux revient inévitablement à un découpage du réel qui
affecte ce réel lui-même. L'entité réelle peut ainsi montrer des aspects contradictoires qui sont
incompréhensibles, absurdes même, du point de vue d'une logique fondée sur le postulat “ ou
ceci ou cela ”. Ces aspects contradictoires cessent d'être absurdes dans une logique fondée sur
le postulat “ et ceci et cela ” ou plutôt "ni ceci ni cela". Pour obtenir une image claire du sens
du tiers inclus, représentons les trois termes de la nouvelle logique - A, non-A et T - et leurs
dynamismes associés par un triangle dont l’un des sommets se situe à un niveau de Réalité et
12
les deux autres sommets à un autre niveau de Réalité (voir Fig. 4). Si l’on reste à un seul
niveau de Réalité, toute manifestation apparaît comme une lutte entre deux éléments
contradictoires (exemple : onde A et corpuscule non-A). Le troisième dynamisme, celui de
l’état T, s'exerce à un autre niveau de Réalité, où ce qui apparaît comme désuni (onde ou
corpuscule) est en fait uni (quanton), et ce qui apparaît contradictoire est perçu comme non-
contradictoire. C’est la projection de T sur un seul et même niveau de Réalité qui produit
l’apparence des couples antagonistes, mutuellement exclusifs (A et non-A). Un seul et même
niveau de Réalité est, de par sa propre nature, auto-destructeur, s’il est séparé complètement
de tous les autres niveaux de Réalité. Un troisième terme, qui est situé sur le même niveau de
Réalité que les opposés A et non-A, ne peut réaliser leur conciliation. On pourrait rétorquer
qu'on ne fait ainsi que déplacer le problème. Si on tolère l'existence d'une infinité d'aspects
pour décrire un monde d'interconnexions irréductibles, on arrive fatalement à dissoudre le réel
dans une multiplicité à jamais inaccessible dans son ensemble. C'est justement là le mérite
historique de Lupasco : il a su reconnaître que l'infinie multiplicité du réel peut être
restructurée, dérivée à partir de seulement trois termes logiques, concrétisant ainsi l'espoir
formulé auparavant par Charles Sanders Peirce.
La manifestation d'un phénomène quelconque est équivalente à une certaine
actualisation, à une tendance vers l'identité, mais cette même manifestation implique un
refoulement, une potentialisation de tout ce que ce phénomène n'est pas, autrement dit de la
non-identité. La potentialisation n'est pas une annihilation, une disparition mais simplement
une sorte de mise en mémoire du non-encore manifesté. Une conséquence immédiate de
l'introduction du concept de potentialisation est que la causalité locale (celle de l'actualisation)
est toujours associée, dans l'approche de Lupasco, à une causalité globale. La causalité locale
n'est que dans un domaine restreint de la Réalité. La causalité globale est présente à toutes les
échelles de la Réalité.
Mais l'actualisation et la potentialisation ne sont pas suffisantes pour une définition
logique cohérente de la Réalité. Le mouvement, la transition, le passage du potentiel à l'actuel
n’est pas concevable sans un dynamisme indépendant qui implique un équilibre parfait,
rigoureux entre l'actualisation et la potentialisation, équilibre qui permet précisément cette
transition. La Réalité possède donc, selon Lupasco, une structure ternaire.
Il est utile de distinguer entre principe et état.
Le dynamisme ternaire est le résultat de l'action, dans toute manifestation, de trois
principes : l'actualisation (A), la potentialisation (P), et un principe de densification maximale
de l'énergie (T). Toute manifestation de la réalité implique la coexistence de ces trois
13
principes, indépendants mais inséparables. Considérés isolément, ces trois principes sont donc
virtuels. Leur vraie nature se révèle dans leurs interactions mutuelles : chaque principe
interagit avec lui-même ou avec les deux autres. On peut ainsi parler d'une actualisation de
l'actualisation (AA), d'une potentialisation de l'actualisation (AP) et d'une actualisation dans
l'état T (AT). D'une manière semblable, nous pouvons introduire les six autres termes : PA -
actualisation de la potentialisation, PP - potentialisation de la potentialisation, PT -
potentialisation dans l'état T, TA - actualisation du principe T, TP - potentialisation du
principe T, TT - le principe T dans l'état T.
La signification de ces neuf termes est transparente dans la notation utilisée : la première
lettre indique le nom du principe, tandis que l'indice signifie l'état dans lequel il se trouve. Par
exemple, AA signifie que le principe d'actualisation s'actualise effectivement dans le
phénomène considéré, tandis que AP signifie que le principe d'actualisation se potentialise
dans ce même phénomène. Bien évidemment, à partir de ces neuf termes, on peut définir une
infinité d'autres termes, correspondant à un principe donné qui se trouve dans un état
complexe, résultant d'un enchaînement quelconque d'états T, A et P. On pourrait ainsi décrire
les différents processus de la Réalité dans une dynamique de systèmes de systèmes. Ce qui est
important c'est que cette infinité de termes est engendrée par seulement neuf termes
fondamentaux.
La structure logique ternaire de la Réalité entraîne donc une structure nonaire de tout
processus de la Réalité : le trois manifeste sa puissance plénière en se transformant en neuf.
Une lecture instructive de la structure nonaire peut être faite si nous concentrons notre
attention sur l'état T. L'équilibre rigoureux entre l'actualisation et la potentialisation semble
vouloir indiquer qu'aucune manifestation directe de l'état T dans l'espace-temps continu n'est
possible. Nous sommes obligés de déduire que l'espace-temps associé à l'état T est d'une
nature différente de l'espace-temps continu, qui est le réceptacle de notre réalité ordinaire.
L'état T ne signifie-t-il la présence de la conscience ?
"Pour tomber sous mes sens, pour prendre un sens, - écrit Abellio - ce livre qui
appartient au monde rejette donc dans une certaine grisaille, une certaine indistinction, le reste
du monde, et établit par conséquent avec lui un premier rapport, celui d'un objet destiné à être
perçu par rapport à un reste du monde non destiné à l'être. Disons, pour simplifier, qu'un tel
objet devient actif (+) par rapport au reste du monde considéré comme passif (-)..." Le couple
(livre-reste du monde) correspond au binaire (AA, AP).
14
"... l'œil, qui perçoit le livre en s'intéressant spécialement à lui, - continue Abellio -
s'ouvre et devienne lui aussi actif sur le fond mis en repos de mon corps devenant passif, et
qui ne spécifie ou n'isole plus rien d'autre. Ici encore nous dirons que l'œil devient actif (+)
par rapport au reste de mon corps considéré comme passif...". Le couple (oeil-corps)
correspond au binaire (PA, PP).
Il y a donc bien un quaternaire (AA, AP ; PA, PP). Dans ce quaternaire, il n y a ni
principe T ni état T. Le tiers inclus y est totalement absent.
"L'axe vertical des pôles - nous dit enfin Abellio - fait apparaître deux autres
mouvements inverses l'un de l'autre, l'un dirigé par exemple vers le bas dans le sens de
l'accumulation des outils par le corps, par quoi l'on peut dire que le monde s'incarne en nous,
l'autre vers le haut dans le sens que prend le monde pour notre corps, par quoi l'on peut dire
que nous spiritualisons le monde." (SA, 47) Nous pouvons ainsi identifier le binaire (TA, TP).
L'actualisation du principe T (TA) correspond à une augmentation de l'information, à une
densification de la qualité, à une connaissance de plus en plus approfondie, à une
augmentation de la rationalité du monde : "nous spiritualisons le monde". Dans le sens
contraire, la potentialisation du principe T (TP) correspond à une descente dans la quantité :
en quelque sorte le monde se sert du sujet pour se diversifier - le sujet disparaît de plus en plus
en laissant la place au monde lui-même, “ le monde s'incarne en nous ”.
Ainsi est constitué le sénaire (TA, TP ; AA, AP ; PA, PP), qui fait apparaître une
situation non pas de double, mais de triple contradiction. Ses éléments ne présupposent pas
l'état T. Le tiers inclus n'est contenu que virtuellement, au niveau du principe T. Il y est
néanmoins présent grâce à l'axe vertical de la structure absolue. Ceci explique peut-être la
signification de la remarque subtile de Pierre Schaeffer : "Je dois donc apporter un correctif
aux déclarations précédentes, quant à la puissance du quadripôle. Il n'évite pas l'aléa final.
Tout doit s'élever vers un sens quasi miraculeux ou retomber par le poids de sa propre
nécessité. C'est en quoi, sans doute, je retrouve en l'axe générateur la troisième dimension
quasi mystique qu'Abellio donne à la sphère sénaire." (Pierre Schaeffer, Un quaternion pour
Abellio, RACH, 228)
Le centre de la sphère absolue correspond au singulet TT. Le principe T dans l'état T est
le centre, la source de tout mouvement véritable : il effectue la mise en relation entre le
principe T et le fonctionnement naturel, mécanique du monde, antre science et connaissance,
entre incarnation et assomption.
15
Ainsi est constitué le septénaire (TT ; TA, TP ; AA, AP ; PA, PP). Dans le septénaire, le
tiers inclus signale enfin sa présence réelle, en tant qu'état.
La terminologie abellienne hésite entre le sénaire et le sénaire-septénaire. Cette
hésitation est évidemment liée à l'inclusion ou à la non-inclusion du tiers inclus en tant
qu'état : si Abellio est prêt à accepter le tiers inclus en tant que principe, il est, en revanche,
très peu enclin à l'accepter en tant qu'état. En termes plus formels, on peut dire qu'Abellio
n'aimerait pas à être forcé d'inclure le ternaire (TT,TA, TP). Ceci nous semble hautement
instructif quant aux rapports qu'Abellio entretient avec sa propre structure absolue.
Il en manque apparemment le binaire (AT, PT). Les deux éléments respectifs sont
néanmoins présents dans la structure absolue, par ce qu'Abellio nomme troisième et quatrième
ek-stase : "... une rotation () a lieu, de l'objet à l'œil : Un sens est créé... ; ... un courant
s'établit aussi de l'œil à mon corps tout entier (). C'est une troisième ek-stase... ; ...Quatrièm
e et dernière ek-stase en effet : par une seconde rotation () en sens inverse de la première,
mon corps devenu actif ferme le cercle en se retournant vers le monde devenu passif et, grâce
à ces nouveaux pouvoirs dus à l'outil maintenant incorporé, va animer à nouveau le monde
redevenant actif et en tirer de nouvelles émergences d'objets. Le cycle est bouclé, mais le
monde a été intensifié à son tour." (SA, 44-46) Les deux éléments AT et PT correspondent
précisément aux deux rotations dont il est question. Elles ne peuvent s'effectuer que par l'état
T de l'actualisation et de la potentialisation.
En fin de compte, la structure absolue est donc nonaire. On peut dénoter ce nonaire de
plusieurs manières différentes :
- en tant que superposition d'un binaire (AT, PT) et un septénaire (TT ; TA, TP ; AA,
AP ; PA, PP) :
(AT, PT ; TT , TA, TP , AA, AP , PA, PP)
ou
- en tant que superposition d'un ternaire (TT,TA, TP) et un sénaire (TA, TP ; AA, AP ;
PA, PP) :
(TT , TA, TP ; AA, AP , AT, PA, PP , PT )
ou, enfin :
- en tant que superposition de trois ternaires
(TT , TA, TP ; AA, AP , AT ; PA, PP , PT )
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La première notation est plus proche de la terminologie abellienne, mais les deux
notations sont isomorphes. En particulier, la deuxième et la troisième notation permettent
d'établir des relations intéressantes entre la structure absolue et d'autres quêtes de logica
universalis comme les nonaires de Raymond Lulle (voir Fig. 5), Athanasius Kircher (voir Fig.
6) et, bien entendu, Lupasco, tandis que la première et la deuxième notation permettent
d'établir une relation avec le septénaire de Jakob Boehme (voir Fig. 7) et avec l'ennéagramme
de Gurdjieff (voir Fig. 8) et ses lois associées de 3, de 7 et de 9. Le développement de ces
considérations serait fort instructif, et sur le plan théorique et sur le plan pratique (opératoire),
mais il dépasse de loin le cadre de notre communication. En tout cas, Abellio nous averti lui-
même : "... je n'invente absolument rien, je ne fais que redécouvrir ce qu'ailleurs certains de
mes contemporains découvrent en même temps que moi. Car ces choses-là sont dans l'air - en
France je connais au moins trois personnes qui depuis vingt ans travaillent sur ces questions-
là, et arrivent au même résultat sous des noms différents." (PG, 213) Xavier Sallantin est
certainement un d'entre eux, car Abellio le cite assez souvent (même si l'approche de Sallantin
est fondée sur le tiers inclus). Stéphane Lupasco pourrait bien être aussi parmi eux. Abellio ne
le cite que dans Le Manifeste de la nouvelle gnose (MNG, 227-229), mais il connaissait bien
l'œuvre de Lupasco : il a même demandé au Groupe de Réflexion des Anciens
Polytechniciens qu'il fût nommé professeur à l'Institut Auguste Compte. Mais qui pourrait
bien être la troisième personne ?
Gurdjieff, peut-être. En effet, Abellio connaissait certainement l'enseignement de
Gurdjieff par l'intermédiare du livre d'Ouspenky, Fragments d'un enseignement inconnu,
publié en 1949 et qui reste, aujourd'hui encore la meilleure introduction à cet enseignement. Il
a dû aussi prendre connaissance de certains aspects pratiques de l'enseignement de Gurdjieff
grâce à ses amis Pierre Schaeffer, Paul Serant et Louis Pauwels (membre du CEM et auteur de
Monsieur Gurdjieff, Seuil, 1954). Un autre proche d'Abellio, Michel Camus a montré, dans
une remarquable étude De la conscience du corps au "corps de la conscience", publiée dans
le Dossier H Gurdjieff (L'Âge d'Homme, 1993, pp. 49-56), la ressemblance frappante entre
l'époché husserlienne et l'exercice de "rappel de soi" de Gurdjieff.
Abellio cite souvent Ouspensky dans la période 1953 - 1955 (EMT, 23 ; RACH, 376-
377 - Raymond Abellio, Présentation, Journal intérieur du CEM, no 1, juin-juillet 1954 ; DI,
1ère partie, 9 et DI, 3e partie, 10 - où il cite un autre livre d'Ouspensky, L'homme et son
évolution possible, éd. Richard Massé, Paris, 1952). Le nom de Gurdjieff est lui-même cité
assez souvent, dans la même période (RACH, 376-377 - Raymond Abellio, Présentation,
Journal intérieur du CEM, no 1, juin-juillet 1954 ; RACH, 387 - Raymond Abellio, De la
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connaissance de la structure absolue en tant que "yoga", Journal intérieur du CEM, no 6,
avril-mai 1955 ; JI, no 1, juin - juillet 1954, pp. 37-38 ; JI2, 2, 7-8 ; DI, 3e partie, 2). Et
pourtant La structure absolue ne contient qu'une mention passagère à Ouspensky (SA, 64) et
le nom de Gurdjieff n'est mentionné, après 1955, que dans Dans une âme et un corps (DAC,
68). De plus, curieusement, le seul fascicule de Dialectique de l'intiation non repris dans La
structure absolue est le fascicule 13 intitulé Pratique de la transformation du corps et dont
certains paragraphes comme Effort, sur-effort et gratuité, Gymnastique, musique, géométrie
ou Fakir, moine et yoghi font référence, explicitement ou implicitement, à l'enseignement de
Gurdjieff.
Il est inimaginable qu'un polytechnicien et ésotériste comme Abellio ne fût pas intéressé
par la mathématique et la symbolique de l'énnéagramme. Gurdjieff considérait l'énnéagramme
comme "le mouvement perpétuel", le "perpetuum mobile", "la pierre philosophale"
(Fragments d'un enseignement inconnu, pp. 413-414). De plus, Ouspensky parle
explicitement et longuement (Fragments d'un enseignement inconnu, pp. 295-301) de sa
propre théorie à six dimensions (décrite aussi dans son livre A New Model of the Universe,
Kegan Paul, London, 1931 ; traduction en français : P. D. Ouspensky, Un nouveau modèle de
l'Univers, Stock, 1996). En particulier, un être humain vit, selon Ouspensky, dans un monde à
six dimensions, trois d'espace et les autres trois liées au temps, à l'éternité et à la réalisation de
toutes les possibilités. Tout cela fait étrangement écho aux propres mots d'Abellio : "C'est
ainsi qu'à une singularité à trois dimensions, ce que nous sommes, correspond un bain
dissolvant dont la formule précédente nous révèle qu'il doit être à six dimensions. Peut-être
trouvons-nous ici le sens profond du passage de la diachronie en mode ternaire à la
synchronie en mode sénaire... La monde de la communion est pour nous un monde à six
dimensions, mais nous ne le savons pas, nous y sommes effacés." - RACH, 304 - Raymond
Abellio, Fondements de cosmologie (Fragment, 1952)
L'explication du silence d'Abellio, après la formulation de sa sphère absolue, est peut-
être relativement simple. Dès 1954, Abellio écrit : "Existe-t-il, en Occident, en ce moment, de
nouvelles possibilités de connaissance vraie ?... Un livre comme Monsieur Gurdjieff, de notre
ami Louis Pauwels, témoigne du tragique d'une volonté de puissance dépourvue de l'armature
d'une connaissance discursive susceptible d'en canaliser les effets explosifs. Ici la puissance
est réelle, elle set incontestable. Mais elle ne s'incarne pas suivant les lignes de force d'une
méditation qui pourrait en contrôler le cours, en diluer et répartir les effets, les distribuer, les
rendre assimilables par tout le corps, en faire une chair et un sang nouveaux. Même dans
Ouspensky, qui s'essaya, on cherche en vain l'instrument de la transmutation de cette
18
puissance brute qui demande des sur-efforts au corps physique mais non au corps intellectuel
et provoque ainsi une rupture d'équilibre... Il faut trouver un yoga occidental réellement
intégrant par lequel tous les corps montent ensemble. Cette tâche est notre tâche historique.
Elle est l'ultime vocation de l'Occident." (RACH, 376-377 - Raymond Abellio, Présentation,
Journal intérieur du CEM, no 1, juin-juillet 1954). En 1973, le ton est beaucoup plus rassuré :
"Une quasi-certitude, en moi encore incommunicable : il n'est qu'un yoga occidental, et c'est
la méditation sur la structure absolue. Yoga intellectuel intégrant tous les autres, et
rééquilibrant dans une juste dynamique toutes les fonctions sous-jacentes du corps, - du
physique et du psychique jusqu'au mental. Alors le vrai Moi s'éveille. On comprendra plus
tard que l'enseignement de Gurdjieff, tourné vers la permanence de ce réveil, mais qui restait
au plan physique et au plan psychique sans méditation réglée, ne pouvait être que
préparatoire, encombré qu'il était de pratiques orientales de renoncement ou de sur-effort,
efficaces mais régressives, et qu'en Occident il a bien visé son but mais ne l'a pas atteint."
(DAC, 68) Le but d'Abellio a-t-il été atteint ?
Enfin, reste à savoir pourquoi Abellio manifestait une telle aversion pour le tiers inclus.
Ceci provient d'un malentendu de taille : Abellio croyait que le tiers inclus puisse être
assimilé à la synthèse de la triade des marxistes hégéliens thèse-antithèse-synthèse, et que, par
conséquent, il concerne une succession dans le temps. Ceci est faux : les trois termes A, P et T
doivent être conçus dans leur simultanéité, au même moment du temps. Une longue
polémique, qui fût plutôt un débat courtois, s'est enclenché entre nous dans la période 1982-
1986 (voir Basarab Nicolescu, Une lumière dans la douce folie du monde, SAQD, 121-125 et
Raymond Abellio, À propos du ternaire et du quaternaire, SAQD, 126-127). Mais laissons le
dernier mot à Abellio : "Ces questions de vocabulaire ne devraient plus nous arrêter. Leur
élucidation est le prix à payer pour que la transdisciplinarité, dont Basarab Nicolescu est
d'ailleurs l'un des protagonistes les plus ouverts, cesse d'être un vœu pieux. Les anciens
Chinois disaient déjà, avec Confucius, que "la science des justes désignations est la science
suprême". On ne saurait en effet la considérer comme préalable à toute trandisciplinarité
réelle. C'est elle qui est la transdisciplinarité même." (MNG, 229-230)
5. Conclusion : Conversion de la science ou conversion du scientifique ?
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Abellio ne doute pas de la possible conversion des certains scientifiques. Comme elle
est liée à "l'acceptation du postulat de l'interdépendance universelle", il la sent "toute proche."
(EC, 121) Le sens pratique de cette conversion est clairement indiqué par Abellio : "Vivre
dans la pensée constante de Dieu. Se fondre, en permanence, dans l'interdépendance du tout.
À défaut, y revenir dans une profonde et consciente respiration de l'être." (DAC, 132)
Avec justesse, Abellio distingue les "savants" et les "techniciens" : "Jamais lien plus
direct ne se trouva établi entre le savant lui-même et la notion d'interdépendance universelle...
Il s'est formé en effet et il se forme de plus en plus deux catégories de "scientifiques", les
"savants" proprement dits qui redeviennent aussi des penseurs, et les "techniciens" de plus en
plus enivrés de techniques et pour lesquels l'interdépendance universelle est une notion non
seulement éludée mais ignorée... Lorsqu'il se coupe de toute réalité naturelle et ne vit que par
soi et pour soi, le formalisme mathématique se révèle alors clairement pour ce qu'il est : un
simple outil au service d'une technique devenue folle." (MNG, 63) Abellio est même
convaincu que les scientifiques sont aujourd'hui mieux préparés à la conversion que les
philosophes : "Reste à ne pas sous-estimer l'ascèse objectiviste du savant moderne, ce vide
qu'il fait de lui-même, de son ego naturel. Reste, au-delà de ce vide, le vide du vide dont traite
le Zen. Les savants modernes y sont-ils mieux préparés que nos philosophes universitaires ?
Je le crois." (DAC, 92)
Mais cette conversion n'est donnée qu'à "quelques êtres privilégiés" (DAC, 198) Dans la
droite orthodoxie de bon nombre d'enseignements ésotériques ou gnostiques, l'éveil ne serait
réservé qu'à une élite. Nous sommes ici confrontés à un paradoxe : selon la structure absolue,
la conscience est partout, elle infuse tout, elle agit partout comme force de conversion grâce
au centre germinatif de la structure absolue qui la met en mouvement. L'esprit serait ainsi
intrinsèquement démocratique et même cosmocratique. Comment se fait-il alors que l'accès à
l'esprit est interdit à la masse des êtres humains ? Nous ne prétendons pas de donner ici une
réponse générale à cette épineuse question, mais nous essayerons de l'approcher dans le
contexte qui nous intéresse : la science et les scientifiques.
Abellio ne croit nullement dans la possibilité de la conversion de la science elle-même.
Elle est bloquée par les "fondements agnostiques" de la science (MNG, 48) : "... la science par
soi et en soi est inconvertible : elle ira toujours de l'avant de façon aveugle, car il est dans la
nature même de l'esprit d'abstraction et de formalisation de s'intensifier toujours plus, en sorte
qu'à brève ou à longue échéance, il est dans la vocation même de la science d'éluder tout
problème éthique et ontologique et de s'installer dans l'infinité des possibles comme dans un
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champ de jeu où la vie et la mort se disputent toujours à chances égales et indéfiniment
renaissantes. " (MNG, 64-65)
Ici aussi, nous sommes confrontés à un redoutable paradoxe. L'hémisphère du bas de la
structure absolue communique avec l'hémisphère du haut. Plus encore, les essences d'en haut
na ne valent strictement rien en absence des essences d'en bas. La transfiguration n'est elle pas
précisément le passage instantané des essences du bas vers les essences du haut ? Comment
peut-il y avoir assomption sans incarnation ? S'il y a coupure radicale entre les deux
hémisphères qu'est-ce que signifie le quaternaire sinon tourner en rond jusqu'à la fin des
temps ? Même si la communication entre les deux hémisphères ne se fait que par un point, ce
vide du vide qu'est le centre de la sphère absolue, pourquoi l'accès est permis à quelques
individus d'une communauté, mais interdit à la communauté elle-même et à sa création de
connaissance ? La réponse d'Abellio n'est pas convaincante : "La science actuelle s'ouvre
cependant de plus en plus au qualitatif, qu'on pourrait penser réservé à l'hémisphère du haut...
Aussi bien, l'essentiel, pour le moment, reste-t-il de savoir si ces "nouveautés" permettent
d'effacer dans une certaine mesure la séparation que nous avons dite jusqu'ici radicale entre
l'hémisphère des sciences et celui de la gnose. Disons tout de suite, et clairement, qu'il n'en est
rien... Le saut dans le transcendantal à d'autres exigences que la foi dans une technique
opératoire quelle qu'elle soit et les conceptions "partiellement" globalistes ou holistiques
qu'elle engage." (MNG, 57-59) Abellio se trouve d'ailleurs en contradiction avec lui-même
car il écrit aussi : "Parallèlement un grand signe : les mathématiques deviennent pures... Du
coup, par un retournement confondant, les nouvelles mathématiques se mettent à inventer le
monde. La vérification ne vient qu'ensuite, comme Thomas après Jésus. Ici commence le
jour." (DAC, 198)
Il serait présomptueux de tenter de répondre à toutes ces questions vertigineuses, mais
nous ne pouvons non plus les occulter, car l'enjeu est trop grand. Il n y a certainement pas de
réponses sûres et définitives. Tout ce que nous pouvons faire est d'essayer de déchiffrer
quelques signes qui vont dans le sens d'une possible conversion de la science elle-même.
Il y a tout d'abord l'état actuel de la physique fondamentale qui, aussi paradoxal que cela
puisse paraître se met, elle-aussi, en quête d'une logica universalis, de plus en plus éloignée
de la réalité naturelle, de plus en plus abstraite, aux confins d'une mathématique
métaphysique.
La physique prétend accéder au statut d’une théorie du Tout. Toutes les échelles de
l’Univers physique seraient ainsi reliées les unes aux autres de l’infiniment petit à l’infiniment
grand et toutes les interactions physique connues - forte, électromagnétique, faible et
21
gravitationnelle - seraient unifiées. Actuellement, la seule théorie qui semble avoir une
chance, dans un avenir pas trop lointain, d’être une théorie véritablement superunifiée est la
théorie des supercordes.
Le mot supercordes indique que, dans cette théorie, les particules élémentaires ne sont
pas des particules ponctuelles mais des cordes vibrantes. En fait, toutes les particules de la
nature apparaissent comme les modes vibratoires d’une seule et même corde. Ces cordes ont
une longueur de l’ordre de 10-33 cm. Elles vivent dans un monde à un grand nombre de
dimensions d'espace-temps. Certaines de ces dimensions sont petites, enroulées sur elles-
mêmes, invisibles. La tension de ces supercordes est immense : elle est de l'ordre de 10 39
tonnes. Pour observer ces supercordes il faudrait un accélérateur de la taille de l'univers.
En fait, il y a cinq théories viables des supercordes. Ces cinq théories apparaissent
comme des cas-limites d’une seule et même théorie qui, elle seule, mériterait le qualificatif de
« théorie du Tout ». Cette théorie a déjà un nom : la théorie M, la lettre M signifiant, selon les
différents auteurs, Magie, Mystère, Mère, Matrice ou Membrane. Les physiciens théoriciens
seraient-ils devenus des théoriciens du mystère ?
Tout genres d'objets mathématico-physiques peuplent l'univers M : des points (zéro-
brane), des cordes unidimensionnelles (uni-brane), des membranes (deux-branes), des bulles
tridimensionnelles (trois-branes), et ainsi de suite jusqu'au neuf-branes. Les zéro-branes ont
un statut intéressant, car pour elles il n y a ni d'espace ni de temps et pourtant elles pourraient
constituer le code génétique de l'espace-temps.
C’est à la naissance d’une mathématique métaphysique que nous sommes peut-être en
train d’assister avec la naissance de la théorie M, annonciatrice, à plus long terme, d’une
métaphysique mathématique.
Pour les physiciens contemporains, les neuf branes sont l'alphabet universel, décrivant
la texture ultime de l'univers. Abellio disait-il autre chose de sa structure absolue, qu'il
considérait comme "le tissu ultime de l'univers" (FE 113) ? Mais il est vrai que les physiciens
hésiteraient d'employer d'expressions abelliennes comme "vision ontologique absolue" (DI,
1ère partie, 2), "Idée suprême" (SA, 23) ou "le moyen "supérieur" de communication de la
conscience avec elle-même" (SA, 27).
"Peut-être nous faut-il accepter, après avoir atteint le niveau de compréhension le plus
fondamental que la science puisse offrir, que certains aspects de l'univers restent tout de
même inexpliqués" - écrit le physicien Brian Greene. "Peut-être nous faudra-t-il accepter que
certaines de ses caractéristiques sont dues à un concours de circonstances, au hasard ou même
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à un choix divin... ; ... si nous atteignons les limites absolues de l'explication scientifique - qui
ne seraient ni un obstacle technique, ni la frontière actuelle, en progression, des connaissances
humaines -, cela représenterait un événement unique, auquel l'expérience du passé ne nous
avait pas préparés". Et Brian Greene conclut : "Nous sommes tous, chacun à notre manière,
des chercheurs de vérité..." (L'Univers élégant, Robert Laffont, 2000).
Un deuxième signe est le dialogue entre la science et la religion, inimaginable il y a à
peine quelques années et qui prend une ampleur considérable. Ce phénomène est peu connu
en France, mais dans les pays anglo-saxons nous assistons déjà à la naissance d'une nouvelle
discipline universitaire.
Enfin, ce qui me semble le plus important est le changement induit par la mécanique
quantique du rapport entre Sujet et Objet.
Le problème Sujet / Objet a été au centre de la réflexion philosophique des pères
fondateurs de la mécanique quantique. Pauli, Heisenberg et Bohr, comme Husserl, Heidegger
et Cassirer, ont réfuté l'axiome fondamental de la métaphysique moderne : la séparation totale
entre le Sujet et l'Objet. Dans son célèbre Manuscrit de 1942 (publié en allemand seulement
en 1984 et traduit en français en 1998) Heisenberg, qui a bien connu Husserl, a introduit l'idée
de trois régions de la réalité, aptes à nous fournir l'accès au concept de "réalité" lui-même : la
première région est celle de la physique classique, la deuxième - de la physique quantique et
des phénomènes biologiques et psychiques et la troisième est celle des expériences
religieuses, philosophiques et artistiques. Cette classification a un fondement subtil : celui de
la proximité de plus en plus grande entre le Sujet et l'Objet. La partition binaire {Sujet,
Objet}, qui définit la métaphysique moderne, est remplacée, dans l'approche
transdisciplinaire, par la partition ternaire {Sujet, Objet, Interaction}. Le troisième terme n'est
réductible ni à l'Objet ni au Sujet.
C'est précisément ce nouveau rapport entre Sujet et Objet qui pourrait permettre, à long
terme, une conversion de la science. Le décalage entre les découvertes techno-scientifiques et
nos mentalités est si immense que seule la conversion de la technoscience pourrait arrêter
notre chute dans le néant. Mais cette conversion ne peut pas être disjointe du contexte social,
politique et économique. Créer les conditions de la conversion devient ainsi une responsabilité
politique.
C'est tout le problème du rapport entre l'éveil individuel et l'éveil collectif qui est au
centre de notre évolution possible. Et l'évolution aujourd'hui ne peut être que celui de la
conscience. Abellio a été un grand précurseur de cette voie difficile, mais inévitable.
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Basarab NICOLESCU
RÉFÉRENCES
Pour ne pas alourdir l'appareil bibliographique, nous avons préféré d'introduire de sigles pour
les ouvrages les plus cités. Les autre références sont indiquées dans le textes de l'article.
ANG = Approches de la nouvelle gnose, Gallimard, 1981.
DAC = Dans une âme et un corps (Journal 1971), Gallimard, 1973.
DI = Dialectique de l'initiation - Essai d'application des méthodes de la
phénoménologie génétique à la reconstitution de la gnose, Cercle d'Études Métaphysiques, s.
d. (1953-1955), inédit.
EC = Solange de Mailly-Nesle, L'être cosmique, Flammarion, 1985.
EMT = L'esprit moderne et la Tradition, in Paul Serant, Au seuil de l'ésotérisme,
Grasset, Collection "Correspondances", 1955.
FE = La fin de l'ésotérisme, Flammarion, 1973.
ITNB = Raymond Abellio et Charles Hirsch, Introduction à une théorie des nombres
bibliques, Gallimard, 1984.
JI2 = Éditorial - Les premiers signes, "Journal intérieur" CEM, no 2, août - septembre
1954.
JI4 = Éditorial - Pour une auto-critique de CEM, "Journal intérieur" CEM, no 4,
décembre 1954 - janvier 1955.
MNG = Manifeste de la nouvelle gnose, Gallimard, 1989.
PE = Perspectives de l'ésotérisme, Atlantis, no 292, mars-avril 1977.
PG = De la politique à la gnose, Belfond, 1987, entretiens avec Marie-Thérèse de
Brosse.
RACH = Raymond Abellio, Cahier de l'Herne, 1979.
SA = La structure absolue, Gallimard, 1965 ; les pages sont celles de l'édition de 1970.
SAQD = La structure absolue - Raymond Abellio, textes et témoignages inédits,
Question de / Albin Michel, no 72, 1987.
VI = Visages immobiles, Gallimard, 1983.
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