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Claude Bremond Thomas G. Pavel La fin d'un anathème In: Communications, 47, 1988. pp. 209-220. Citer ce document / Cite this document : Bremond Claude, Pavel Thomas G. La fin d'un anathème. In: Communications, 47, 1988. pp. 209-220. doi : 10.3406/comm.1988.1715 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1988_num_47_1_1715

C, Bremond & T, Pavel, La fin d'un anathème (Communications, 47, 1988)

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C, Bremond & T, Pavel, La fin d'un anathème (Communications, 47, 1988)

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  • Claude BremondThomas G. Pavel

    La fin d'un anathmeIn: Communications, 47, 1988. pp. 209-220.

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    Bremond Claude, Pavel Thomas G. La fin d'un anathme. In: Communications, 47, 1988. pp. 209-220.

    doi : 10.3406/comm.1988.1715

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1988_num_47_1_1715

  • Claude Bremond et Thomas G. Pavel

    La fin d'un anathme

    La thmatique, lorsqu'elle cherche circonscrire son objet, se heurte une succession d'obstacles qui l'obligent se faire de plus en plus tolrante, au risque, semble-t-il d'abord, de sombrer dans une dilution progressive de la notion de thme.

    Au point de dpart, en effet, la thmatique semble pouvoir tre conue comme la somme d'un matriel d'ides et d'images fournies par la tradition, prexistant aux uvres d'art et disponible pour le remploi et la transformation. Envisage en synchronie, la thmatique pose alors un problme d'inventaire et de classification ; envisage en diachronie, un problme d'volution ou de mutation. On fera par exemple le recensement des motifs dans la littrature populaire, ou celui des topo dans certaines littratures savantes ; ou bien on pistera le devenir historique du thme de Don Juan travers Y exemplum mdival, les thtres espagnol et franais, l'opra, le pome sympho- nique, la nouvelle...

    iWais cette identification du thmatique un matriel extrieur l'uvre conduit poser le problme du statut de la forme. Le crateur qui mobilise une matire prexistante en vue d'un arrangement nouveau, ou qui transforme cette matire pour dlivrer un message encore indit, met en circulation une variante, ou une variation, qui enrichit la thmatique sur laquelle il prend appui. Dans sa perspective, le matriel thmatique donn n'est pas tant Y propos de que le moyen de son travail, et la finalit de celui-ci, son vritable propos de, son thme majeur par consquent, s'identifie aux mtamorphoses formelles ou smantiques auxquelles il compte soumettre la thmatique prexistante.

    Dans cette acception nouvelle, le thme est l'objet d'une vise idale, c'est une me en qute de son corps. Quand l'uvre est acheve, la synthse du matriel prexistant (incorpor tel quel ou transform) et du projet crateur se prsente comme un matriel nouveau, offert l'analyse du public destinataire, naf ou critique, immdiat ou diffr,

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    proche ou lointain, et qui comprend, sans privilge spcial, le crateur lui-mme. Une investigation portant sur cette troisime phase pourra concevoir la thmatique de l'uvre aussi bien comme la reconnaissance d'un matriel prexistant que comme l'lucidation du projet de l'auteur ou comme le dgagement des lments novateurs de l'uvre, saisie dans son ensemble ou dans telle de ses parties, un niveau ou un autre du message, en fonction de telle ou telle stratgie de dchiffrement : car ces lments, ds l'instant o ils passent dans le circuit des changes interpersonnels (et mme intra-personnels), constituent autant de thmes qui s'ajoutent au matriel prexistant, autant d' propos de susceptibles de donner lieu reprise, remploi ou variation.

    Malgr ce flou apparent et cette complexit relle, la dcision de rorienter vers la thmatique une part de la rflexion sur la littrature et les arts ne peut manquer de porter ses fruits, ne serait-ce que dans la mesure o ce changement de cap remet en question l'emprise encore rcemment exerce avec clat par les tudes purement textuelles. Cette tendance a trouv sa justification dans le dsir d'liminer du discours sur la littrature les interprtations subjectives. Mais, pass certain point, le textualisme dgnre en textoltrie. Ainsi que Daniel Benett l'a remarqu dans un contexte diffrent, certains thoriciens, lorsqu'ils appliquent les termes signe, message, code l'analyse des phnomnes culturels, s'abritent sous la caution de concepts smioti- ques pour tirer en toute impunit apparente des chques sur le compte en banque de l'intellect. Or, ces emprunts devront tre tt ou tard rembourss, car signes, messages et codes prsupposent, un ple, des metteurs en travail d'laboration sur le matriau qu'ils informent, l'autre ple, des rcepteurs en travail d'interprtation sur le message reu. De mme, toute rflexion sur la littrature qui articule son dispositif sur des notions purement formelles procd, discours, texte dpense subrepticement un capital interprtatif, puisque ces discours, ces procds et ces textes n'ont pas d'existence en dehors de l'activit cratrice qui les met en forme et de l'activit hermneutique qui les dvoile. Une thorie structurale de la littrature et des arts contracte invitablement de lourdes dettes envers l'intentionnalit. Le problme n'est peut-tre pas tant d'liminer les interprtations subjectives pour leur substituer une description prtendument objective que de dgager les conditions d'un discours mettant en place, aussi objectivement que possible, l'ventail des interprtations offertes, quel que soit le degr de subjectivit qui les grve.

    De surcrot, quand elle a dcouvert que les arrangements structuraux possdent une certaine autonomie formelle par rapport aux

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    contenus vhiculs, une thorie du texte est tente de mettre profit cette autonomie relative pour luder la question du matriel dans lequel ces structures se concrtisent. Mais l aussi l'escamotage des contenus doit un jour faire place une comptabilit ouverte. Prise entre les contraintes du matriel et les exigences de l'interprtation, une potique structurale strictement autonome est-elle jamais solvable ? Et si nous choisissions, malgr tout, de rpondre oui , faudrait- il pour cela souscrire l'affirmation tranchante de Paul de Man, selon qui la potique et l'hermneutique n'ont pas de terrain partager ? Symtriquement, peut-on affirmer avec la mme assurance qu'il n'y a pas de lien ncessaire entre potique et thmatique, ou, mieux, que ces disciplines n'ont pas non plus de terrain partager ? Ce langage ne condamne-t-il pas le thme, avant tout examen, n'tre considr que comme le matriau de l'uvre ? Quelque chose comme ce marbre qui, selon la main qui le cisle, devient indiffremment dieu, table ou cuvette ?

    Nous voici en tout cas conduits imaginer une division tripartite de l'uvre en matriau thmatique, plan structural ( design ) et contenu hermneutique. Dans la logique de cette position, la thmatique s'identifierait au matriau et s'opposerait par l au structural et l'interprtatif. En litige sur l'importance relative de ces deux derniers facteurs, les tenants de la structure et ceux de l'interprtation seraient au moins d'accord pour carter de leur dbat le matriau, donc le thmatique, relgu au rang de support insignifiant d'une signification qui mergerait soit de la structure, soit des interprtations de la structure.

    Pourtant, si nous examinons les contributions deux colloques successivement consacrs au thme Pour une thmatique /(1984), Pour une thmatique II (1986) , nous constatons que les positions relles sont beaucoup plus complexes : ceux des participants qui ont entrepris de dfinir le thme l'ont gnralement fait soit en termes structuraux, soit d'un point de vue intentionnel, et n'ont presque jamais parl, comme on le fait couramment en musique, de matriel thmatique. Georges Leroux voque seul cet usage possible de la notion ', mais pour le rejeter aussitt, en mme temps que ce qu'il appelle l' extension- nalit du topos , comme si le projet d'un lexique ou d'un inventaire des thmes reprsentait en soi un attentat la dignit de la chose littraire. Il est vrai qu'une conception plus tolrante se dgage de la justice rendue par Peter Cryle 2 et Michel Collot aux efforts de la critique thmatique des annes cinquante et soixante. Aux yeux de Gaston Bachelard, Georges Poulet, Jean-Pierre Richard, le thme, signifi individuel, implicite et concret qui s'associe d'autres

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    thmes pour contribuer l'conomie de l'uvre, relve sans doute du matriau, mais d'un matriau dj mystrieusement ptri par le travail de l'intention.

    Mais ce point de vue reste relativement isol. Le dsaveu du thmatique envisag comme matriau et sa rcupration dans une perspective formaliste est perceptible chez Gerald Prince 3, selon qui le thme, conu comme cadre-ide de l'uvre, relve des catgories macrostructurales, donc du plan gnral. Il en va de mme chez Lubomir Dolezel qui, tant dans sa premire communication 4 que dans sa contribution au prsent numro, identifie les thmes aux invariants smantiques de l'uvre et souligne l'impossibilit de sparer le contenu de sa structure. Il convient pourtant de noter que Dolezel, aussi bien que Cesare Segre et Georges Roque, distingue le niveau des motifs, relgus au rle de matriau, de celui des thmes structuraux (iconographiques chez Panofsky, narratifs chez Segre, reprsentation- nels chez Dolezel). galement dtermin par la structure, le thme selon Marie-Laure Ryan dfinit les choix stratgiques des protagonistes du rcit.

    En opposition plus ou moins tranche ces dfinitions structurales du thme, mais galement rfractaires la prise en considration d'un matriel thmatique , certains auteurs ont conu le thme comme essentiellement solidaire de l'activit d'interprtation. Ainsi, pour Shlomith Rimmon-Kenan 5, le thme fonctionne comme une tiquette runissant sous une dnomination commune des lments pars dans l'uvre ; dans la communication de Menahem Brinker 6, le thme est caractris comme le principe d'un possible regroupement de textes ; dans un esprit voisin, l'un de nous dcrit le choix d'un thme par le critique comme un pari sur la signification de l'uvre. Selon la remarque de Philippe Hamon 7, le thme est ce qui permet de parler et de l'uvre, de sommer l'uvre, de la citer comparatre devant et dans un mtadiscours . Rendu possible par la structure, mais distinct d'elle, le thme reprsenterait l'unit hermneutique minimale du texte : une virtualit inscrite en creux dans l'uvre, offerte l'attention et se ralisant par et dans l'opration de celle-ci. Au second colloque, cette position est de nouveau dfendue par l'un de nous, qui en fait l'application au dchiffrement progressif du texte par le lecteur, par Jean-Marie Schaeffer, qui analyse le jeu du thme, du genre et du texte dans le dveloppement de la lgende de Faust, et par Inge Cros- man Wimmers, qui situe expressment le thme la jonction du texte et de l'acte de lire. Et c'est encore comme noyau hermneutique que le thme semble prsent pouvoir tre envisag par certains musicologues : Franoise Escal et Jean-Yves Bosseur montrent com-

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    ment une approche smantique tend se superposer, ou mme aujourd'hui se substituer l'ancienne thmatique musicale.

    Concevoir le thme comme appartenant au travail de l'interprtation revient par ailleurs poser une varit d'attention sollicite par ce dont parle l'uvre plutt que par la manire dont elle en parle. Dsignons cette varit comme l'attention rfrentielle.

    Le thme se dfinirait donc la rencontre de l'attention rfrentielle avec Y propos de contenu dans l'uvre. Mais cette dfinition ne suffit pas rsoudre les perplexits de la thmatique puisque Y propos de n'est pas donn une fois pour toutes et indpendamment de l'attention qui le dcouvre. Fonctionnant comme une camra zoom, l'attention rfrentielle peut rgler son aperture des niveaux de gnralit variable, si bien que le mme texte, mettons la Phdre de Racine, peut indiffremment thmatiser les ennuis familiaux des descendants de Minos ou plus gnralement l'inceste, ou plus gnralement encore l'irrgularit de toute passion c'est le point de vue de la Prface, ou peut-tre mme, selon l'enseignement du grand Arnauld et des Messieurs de Port-Royal, la fcheuse situation de la nature lapse. Comment ds lors l'hermneute s'y prendra-t-il pour viter l'cueil des hirarchies logiques comprimes dans chaque donne sensible ? A quel degr de concrtisation fixera-t-on l'attention rfrentielle pour capter de manire optimale le ou les thmes de l'uvre ?

    Parfois, il est vrai, ce sont les textes eux-mmes qui s'autothmati- sent en signifiant ce degr : le niveau optimal de concrtisation thmatique n'est pas signifi de la mme faon dans une moralit mdivale et dans un pome de Francis Ponge. Mais, dans d'autres cas, le texte ne dit rien, du moins rien d'vident, ou il se contredit et brouille lui-mme sa piste. Le lecteur, de son ct, n'est pas tenu de se soumettre aux injonctions ou aux suggestions du texte : il peut refuser le menu et se servir la carte. Nisard cite quelque part le mot d'un Allemand qui estimait, propos de la fable Le Corbeau et le Renard : La morale, il est dans le fromache. On peut ironiser, mais ce point de vue sera toujours celui d'un fabricant de camembert en qute d'une tiquette pour orner ses botes rondes.

    Moins prosaquement, le lecteur peut lgitimement contourner l'offre explicite du texte, soit pour y surprendre quelque thmatique occulte et d'autant plus rvlatrice, soit parce que son intrt ne va pas Y h propos de gnral de l'uvre, mais un de ses aspects secondaires, ou peut-tre mme quelques dtails marginaux. Par exemple, lucider la plage gographique ou temporelle d'un texte, comme Victor Brard lit YOdysse pour y dessiner la carte d'un priple mditerranen, comme un arabisant cherche les mentions du caf pour dater les

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    EdoardoEvidenziato

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    textes des Mille et Une Nuits, comme Bernard Berenson dcide de l'attribution d'un tableau un peintre non pas en fonction du sujet principal, mais d'aprs le traitement idiosyncrasique des dtails. A l'origine de l'intrt des folkloristes pour la notion de motif, c'est-- dire l'origine d'une partie de nos spculations sur la notion de thme, via Vesslovski et sa critique par Propp, se trouve le dsir de suivre la diffusion dans l'espace et le temps des traditions orales. La thmatique ne doit pas tre envisage seulement en fonction de la finalit esthtique de l'uvre. Si l'on maintient le critre de Va propos de, la recherche des thmes peut indiffremment conduire, selon le but qu'on se propose, une topique, des symptomatologies psychanalytiques ou documentaires ou aux tudes idologiques.

    On peut certes rcuser le critre de Va propos de rfrentiel, souponn d'asservir l'uvre d'art des finalits qui lui sont trangres, et maintenir ouvert le critre d'une attention sans objet stable. On dbouche alors non sur la ngation du thme, mais sur de nouvelles et vertigineuses expriences. En modifiant lgrement un exemple emprunt au beau livre d'Arthur Danto, The Transfiguration of the Common Place, nous considrerons une srie de quatre tableaux strictement identiques exposs dans une galerie d'art : chacun consiste en un carr uniformment couvert de pte rouge. Le premier est intitul la Traverse de la mer Rouge les enfants d'Isral tant dj arrivs sur l'autre rive et les gyptiens s'tant noys , le deuxime, la Place Rouge un site moscovite , le troisime, Nirvana une vocation mtaphysique , et le quatrime, en hommage Matisse, la Nappe rouge. La thmatique au sens de l'a propos de se trouve ainsi dtache de la matire, de la structure, et peut-tre aussi de l'intention esthtique de ces uvres. Quand bien mme le connaisseur, un instant interloqu, se disposerait priser la droute des gyptiens, si radicalement rendue dans la premire toile, la force tranquille du proltariat triomphant dans la deuxime, l'intensit de l'vocation scho- penhauerienne dans la troisime, et la gaiet exubrante du monde sensible dans la quatrime, il reste qu'aucun de ces quatre thmes n'est spontanment reu comme le thme du tableau qu'il commente. Ce qui s'offre en priorit la vue, c'est la non-concidence de l'a propos de signifi par le titre avec l'uvre cense l'illustrer : d'abord, par insuffisance intrinsque de motivation de chaque titre, confront la toile qui l'illustre ; ensuite, par neutralisation mutuelle des quatre titres, chacun n'tant ni plus ni moins motiv que les trois autres.

    Mais l'a propos de, si parfaitement expuls du corps de l'uvre, trouve dans cette viction mme un nouveau point d'ancrage. L'attention thmatique en qute d'objet se fixe sur le processus d'expulsion, si

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    bien que la srie en question pourra tre considre, en accord avec les thories de l'art conceptuel, comme thmatisant la non-concidence entre l'uvre et son modle. Dans cet exemple, en effet, o situer le matriau, la structure, l'intention hermneutique ? Commencerons- nous par identifier le matriau au sujet classique, peut-tre mis au concours du prix de Rome au sicle dernier, du passage de la mer Rouge par les Hbreux ? Dans ce cas, la structure serait-elle reprsente par le carr de peinture rouge qui est cens signifier la scne ? Admettons-le, et admettons que l'intention hermneutique, restreignant son champ de vision, s'oriente vers un dchiffrement qui, docile l'indication fournie par le titre, peroive en effet la toile comme suggrant le passage de la mer Rouge par les Hbreux. Cette position n'est tenable qu'un instant, la faveur de l'abstraction qui isole un tableau des trois autres : la coexistence des quatre toiles, identiques dans leur forme, mais diffrentes dans leur a propos de, rcuse cette clef.

    Une voie de recours s'ouvre alors l'attention hermneutique : permuter le matriel et la forme . On considrera que le matriel thmatique, constitu par le carr rouge, prend forme en fonction du titre qui lui est assign. Dans cette optique nouvelle, les titres deviennent des variations conceptuelles sur le thme d'un carr de peinture rouge. Ce carr est donc dsormais l'a propos de, le matriel thmatique sur lequel on teste la prgnance d'une forme, reprsente par un strotype culturel. Quant l'attention hermneutique, sa tche consiste dgager le principe unificateur de la srie, le dnominateur ou le lieu commun des quatre tableaux.

    Cette position se rvle son tour instable. Elle se ferait sans doute accepter sous le label d'un test comme on en lit dans les magazines : A votre avis, ce carr rouge suggre-t-il davantage : 1)... ; 2)... ; 3)... ; 4)... ? Dans cette hypothse, en effet, l'attention hermneutique rgle sa qute en fonction d'une finalit purement ludique : un test n'est pas peru comme une uvre d'art. Mais le maintien d'une finalit esthtique, commande en particulier par l'exposition dans une galerie d'art, induit l'attention hermneutique s'orienter vers un a propos de qui exclut aussi bien Passage de la mer Rouge par les Hbreux (matriau mis en forme par un carr de peinture rouge) que Carr de peinture rouge (matriau mis en forme par l'ide du passage de la mer Rouge par les Hbreux). Reste alors riger en thme la rversibilit mme du thme et de sa variation. Ou, pour mieux dire, derrire cette rversibilit, c'est l'attention hermneutique elle-mme qui devient thme en troisime instance, travers le tourniquet de deux variations formelles reprsentes, la premire, par l'attention primaire qui lit le titre comme thme et la toile comme variation formelle sur

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    le thme, la seconde, par l'attention secondaire qui lit la quadruple toile comme thme matriel et les intituls comme variations formelles sur ce thme.

    L'exemple, qui prsente une grande affinit avec certaines des uvres analyses plus haut par Jean-Yves Bosseur, met en lumire un trait saisissant de certaines structures intentionnelles : la rversibilit radicale de leurs dterminations. Des lments perus dans certaines conditions comme matriau appartiennent dans d'autres conditions la structure, et vice versa : il est des situations o l'me sert de corps au corps et le corps d'me l'me. En outre, matriau et structure peuvent l'occasion tre promus une dignit intentionnelle, tandis que, rciproquement, des configurations intentionnelles sont ravales au statut de structure, ou mme de matriau : il suffit de penser au visage de la Joconde que tel peintre contemporain affuble d'une moustache.

    Le vertige de ces renversements, une poque o tous les arts les pratiquent, rend comprhensibles aussi bien le succs de la potique dite autorfrentielle que le discrdit jet sur les notions de mime- sis, de reprsentation et de thmatique au sens de l'a propos de qu'il faudrait dire htro- rfrentiel : toutes notions qui semblent stabiliser abusivement l'effervescence intentionnelle. Et pourtant la rversibilit radicale, mme accepte comme possibilit permanente de l'activit esthtique, n'en devient pas pour cela la norme contraignante. Mieux, il convient de maintenir une priorit, non seulement historique et de fait mais logique et de droit, en faveur des structures intentionnelles traditionnellement considres comme bien formes . On ne peut renverser que ce qui est pos, ou suppos, l'endroit. Pour ajouter une moustache la Joconde, il faut que Lonard ait peint la Joconde ; pour qu'Allais et Bartheleme racontent leurs impossibles histoires, il faut bien que des rcits plus senss aient depuis longtemps imprgn l'imaginaire collectif. On a beau, dans ces jeux sophistiqus, faire des pieds de nez la normalit et la norme : c'est dans leur substrat que toute pratique et toute thorie artistiques s'enracinent. Il est possible de les subvertir, non de les gommer ; de les bafouer, non de les ignorer.

    De ces considrations, il ressort d'abord qu'une potique ou une esthtique ne peuvent vivre aux dpens des notions intentionnelles tout en affectant de les ignorer ; qu'il y a contradiction, par exemple, refuser d'impliquer dans la signification du texte tant l'attention oriente des lecteurs que son propos de thmatique (htro- ou

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    autorfrentiel) pour leur substituer des notions formelles, neutres en apparence, mais qui, sans les revenus subreptices du capital intention- nel-rfrentiel, resteraient, la lettre, insignifiantes. Chassez le thmatique, il revient au galop.

    Ensuite, il apparat qu'il faut prendre son parti, et, mieux encore, tirer un bon parti de la nature protiforme du thme. Essayer de le fixer une fois pour toutes dans une dfinition la fois universelle et opratoire se rvle aussi vain que de prtendre dfinir la notion d'objet d'une manire aussi satisfaisante pour le philosophe que pour le physicien. Le premier travaille avec des dterminations gnrales mais floues (le corrlat de l'intention, la valeur d'une variable...) ; le second se tire d'affaire en ajustant sa dfinition ses besoins conjoncturels. En ce sens, la notion de champs thmatiques rpond la ncessit d'oprer des analyses dtailles. Encore faut-il que le champ dcouvert prsente la garantie d'une homognit suffisante, que la finalit de l'enqute apparaisse avec clart et que les lments qui constituent la base thmatique explore se rvlent congruents l'un et l'autre. On a fait sourire en citant le cas d'une thse sur les objets en verre dans l'uvre de Marcel Proust. L'homognit du champ parat pourtant assure, dans la mesure o l'unit d'inspiration dans cette uvre est hors de question. La finalit de la recherche est moins vidente, peut-tre parce qu'il nous manque un sous-titre Essai de... , mais on peut envisager plusieurs hypothses : par exemple, celle d'une enqute sur l'art et l'industrie du cristal en France vers 1900. Une base thmatique pertinente sera alors fournie par le relev de tous les objets de verre dcrits comme pendant au plafond, ornant les chemines et les consoles, etc. On peut encore supposer qu'il s'agit d'une tude de psychanalyse bachelardienne, ou de thmatique richardienne : dans ce cas, la question de la base thmatique doit tre revue, car la mention de certains objets de verre, dans certains contextes, pourra apparatre insignifiante, tandis que les catgories du transparent, du chatoyant, du brisable, du coupant, etc., pourront entraner l'assimilation au verre d'objets d'une autre matire, ou de sensations, d'tats d'me, et de toute entit susceptible de connotations hyalines.

    La thmatisation ainsi entendue n'est ni un inventaire de thmes prexistants ni leur cration ex nihilo, mais l'actualisation mthodique de virtualits non encore exploites. Ce qui dans l'uvre, chaque reprise, prend forme comme apropos de ne se trouvait pas dj l, dans le texte, indpendamment de l'appel que l'attention thmatisante lui adresse : variables comme les dunes exposes au vent du dsert, les reliefs et contours des champs thmatiques se modlent et se remodlent chaque changement de cap de la libert interprtative.

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    De ce que la gamme des propos de possibles d'une uvre s'ouvre l'infini, on se gardera de conclure que toute thmatisation est gale toute autre. Leur nature et leur qualit varient au contraire en fonction de paramtres nombreux. Du ct des virtualits contenues dans l'uvre, elles sont d'abord conditionnes par la constellation des lments autothmatiss , prsentant eux-mmes tous les degrs entre l'explicitation, l'implicitation, la suggestion, l'esquive, la ngation ou la dngation ; au-del de ces lments, par lesquels l'uvre signifie elle-mme divers thmes possibles (mais jamais absolument contraignants), elles sont ensuite conditionnes par un nombre indfini d'lments d'apparence smiotiquement neutres, mais pourtant organiss ou organisables, que chacun peut riger en thmes significatifs du point de vue qui est le sien. A l'autre ple, du ct de l'attention porte l'uvre, les thmatisations dpendent des fins et des moyens de l'hermneute : de la nature et de l'intensit de ses intrts d'abord, puis de la valeur de l'appareil mthodologique qu'il mobilise pour reprer, conceptualiser, formuler, systmatiser, interprter ces virtualits ; et tout particulirement point qu'il ne faut pas msestimer de la lucidit et de la cohrence qui prsident ces oprations. Aussi pourra-t-on parler de thmatisation spontane ou rflchie, brouillonne ou mthodique, rigide ou souple, pauvre ou riche, dlirante ou sense et peut-tre mme fausse ou vraie.

    Une troisime conclusion est qu'il ne faut pas avoir peur de la norme ni de la normalit. Les esthtiques fondes sur le principe de la subversion tant conues pour lgitimer des pratiques artistiques phmres, elles signalent les limites de la normalit, mais n'en soulignent que davantage la ncessit prioritaire. Sans doute est-il bon de garder en mmoire, la suite du dconstructionnisme, que Va propos de n'est pas une fois pour toutes fix dans l'uvre selon la volont de l'auteur, et que la mimesis et la reprsentation n'chappent pas au rgime de l'interprtation. Ce point concd, la thmatique aura intrt, ne serait-ce que par souci de mthode, commencer par les strates primaires de la production des messages, c'est--dire favoriser, dans la multiplicit des jeux littraires et artistiques, les uvres dont l'aspect rfrentiel est le mieux soulign.

    Dans une telle perspective, la thmatique devra non seulement dfinir les stratgies les plus rentables pour dresser des inventaires, mais galement laborer des notions plus gnrales. Dans la veine des champs thmatiques, par exemple, on peut songer redfinir la notion d'univers thmatique pour lui insuffler une vie nouvelle.

    La mtaphore de l'univers, dont Umberto Eco, Lubomr Dolezel, Marie-Laure Ryan et l'un de nous deux (Thomas Pavel) ont ailleurs

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    montr les avantages pour l'tude de la fiction, peut ainsi servir d'horizon de cohrence aux diffrentes approches thmatico-interpr- tatives. Chaque interprtation projette en effet une sorte de monde hypothtique dont elle fonde la vrit, un monde o l'a propos de de l'uvre, sous la forme o l'appelle au jour l'attention critique, trouve sa demeure idale. Nous ne parlons pas ici, bien entendu, du monde fictif de Phdre, mais des univers thmatiques dgags partir de Phdre par l'opration de la lecture critique. Or, ces univers hypothtiques possdent chacun son indice de courbure, son inflexion propre qui le rendent diffrent de tous les autres et qui confrent la lecture thmatique son poids et sa cohsion. Mais, s'il en est ainsi, l'approche inductive, qui consiste capter au foyer de l'attention les myriades d' propos de thmatiques, quitte en driver par la suite l'inflexion spcifique de l'univers qui les contient, n'est pas la voie la plus directe et la plus sre. Il est en tout cas lgitime de commencer, l'autre bout, par une rflexion sur les principes de l'univers envisag et d'en dgager dductivement les proprits spcifiques, de la singularit desquelles dpendront en grande partie les choix thmatiques plus concrets.

    Jamais manifest, l'univers hypothtique se caractrise par une armature de catgories (temps, espace, causalit...) qui dfinissent les conditions de possibilit des thmes anecdotiques derrire lesquelles il se drobe. Dcrire ces catgories, en saisir la silencieuse singularit, semble parfois revenir sur-thmatiser d'parses indications peine lisibles dans le texte ; mais souvent, l'issue de l'opration, on voit s'animer de dterminations nouvelles le sens, tenu nagure pour acquis, d'un faisceau de thmes anecdotiques ou de traits structuraux.

    Qu'elle soit engage dductivement, partir de l'univers hypothtique, ou inductivement, partir des noyaux hermneutiques ou textuels, l'analyse thmatique, aprs avoir pris son compte tous les renversements du matriau, de la structure et de l'intention, doit redevenir au grand jour ce qu'elle n'a jamais cess d'tre en coulisses : un moment privilgi de la dmarche critique. Autant s'y consacrer sans fard.

    Claude Bremond Thomas G. Pavel Ecole des hautes tudes Universit de Californie, Santa Cruz

    en sciences sociales, Paris

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  • Claude Bremond et Thomas G. Pavel

    NOTES

    1. Du topos au thme , Potique, 64, novembre 1985, p. 445-454. 2. Sur la critique thmatique , ibid., p. 505-516. 3. Thmatiser , ibid., p. 425-433. 4. Le triangle du double , ibid., p. 463-472. 5. Qu'est-ce qu'un thme ? , ibid., p. 397-406. 6. Thme et interprtation , ibid., p. 435-443. 7. Thme et effet de rel , ibid., p. 495-503.

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