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L’évolution psychiatrique 76 (2011) 391–401 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Article original Caractère, constitution, structure. Lacan et le premier concept de paranoïa Character, constitution, structure. Lacan and the earliest notion of paranoia Cyrille Deloro Dr en philosophie, Dr en psychopathologie, psychanalyste - psychologue clinicien pour l’association l’Élan Retrouvé, 23, rue La-Rochefoucauld, 75009 Paris, France Rec ¸u le 24 mai 2010 Disponible sur Internet le 18 juillet 2011 Résumé Ce texte présente une lecture d’un article du jeune Lacan, dans lequel ce dernier isole la paranoïa comme « la fixation précoce d’une structure ». Ce faisant, il s’oppose aux descriptions cliniques de la paranoïa qui incluent des états connexes, tels les états paranoïdes. Mais surtout, s’il procède à l’étude « de la notion purement phénoménologique de la structure des états délirants » afin de critiquer la notion de caractère dans la paranoïa, il a recours de fac ¸on précoce au concept de structure, dont on sait le rôle prédominant qu’il aura dans son œuvre. © 2011 Publi´ e par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Paranoïa ; Délire ; Structure psychique ; Semiologie ; Lacan J ; Étude théorique Abstract This text is a commentary of one of Lacan’s youth article, in which he isolates the paranoia as a “preco- cious fixation of a structure”. He thereby opposes his views to classical descriptions of paranoia that include associated pathologies, like paranoid states for example. Moreover, by studying the “purely phenomenolo- gical notion of confusional states’ structure” in order to criticize the notion of “character” in the paranoia, we show how he very early requires the notion of structure, which will play a predominant role in his works. © 2011 Published by Elsevier Masson SAS. Keywords: Paranoïa; Delusion; Psychical structure; Semiology; Lacan J; Theoretical study Toute référence à cet article doit porter mention : Deloro C. Caractère, constitution, structure. Lacan et le premier concept de paranoïa. Evol psychiatr 2011;76(3). Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] 0014-3855/$ – see front matter © 2011 Publi´ e par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.evopsy.2011.06.006

Caractère, constitution, structure. Lacan et le premier concept de paranoïa

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L’évolution psychiatrique 76 (2011) 391–401

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Article original

Caractère, constitution, structure. Lacan et le premierconcept de paranoïa�

Character, constitution, structure. Lacan and the earliest notion ofparanoia

Cyrille Deloro ∗Dr en philosophie, Dr en psychopathologie, psychanalyste - psychologue clinicien pour l’association l’Élan Retrouvé,

23, rue La-Rochefoucauld, 75009 Paris, France

Recu le 24 mai 2010Disponible sur Internet le 18 juillet 2011

Résumé

Ce texte présente une lecture d’un article du jeune Lacan, dans lequel ce dernier isole la paranoïa comme« la fixation précoce d’une structure ». Ce faisant, il s’oppose aux descriptions cliniques de la paranoïa quiincluent des états connexes, tels les états paranoïdes. Mais surtout, s’il procède à l’étude « de la notionpurement phénoménologique de la structure des états délirants » afin de critiquer la notion de caractère dansla paranoïa, il a recours de facon précoce au concept de structure, dont on sait le rôle prédominant qu’il auradans son œuvre.© 2011 Publie par Elsevier Masson SAS.

Mots clés : Paranoïa ; Délire ; Structure psychique ; Semiologie ; Lacan J ; Étude théorique

Abstract

This text is a commentary of one of Lacan’s youth article, in which he isolates the paranoia as a “preco-cious fixation of a structure”. He thereby opposes his views to classical descriptions of paranoia that includeassociated pathologies, like paranoid states for example. Moreover, by studying the “purely phenomenolo-gical notion of confusional states’ structure” in order to criticize the notion of “character” in the paranoia,we show how he very early requires the notion of structure, which will play a predominant role in his works.© 2011 Published by Elsevier Masson SAS.

Keywords: Paranoïa; Delusion; Psychical structure; Semiology; Lacan J; Theoretical study

� Toute référence à cet article doit porter mention : Deloro C. Caractère, constitution, structure. Lacan et le premierconcept de paranoïa. Evol psychiatr 2011;76(3).

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected]

0014-3855/$ – see front matter © 2011 Publie par Elsevier Masson SAS.doi:10.1016/j.evopsy.2011.06.006

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« Donner d’emblée une définition exacte de la paranoïa paraît difficile pour ne pas direimpossible. En effet, il n’est pas de mot, en psychiatrie, qui ait une acception plus vaste etplus mal définie. »

Séglas ([1], p. 62)

En 1931, Lacan apportait peut-être les dernières pages d’une réflexion sur la délimitation dela paranoïa légitime, ouverte par Séglas en 1887. Portant à la fin du xixe siècle sur un problèmeclinique, la question est devenue au début du xxe une affaire d’épistémologie globale, remontantde son thème vers l’essence même de la pensée qui la pose. En 1931, la paranoïa forme untype pathologique idéalement fermé sur soi, noyau spéculatif dont la clinique sans doute donneà voir des formes, mais qui se livre d’abord comme le problème de la pensée systématiqueen général. Dans ce cadre, nous proposons de relire l’article du jeune Lacan « Structure despsychoses paranoïaques » à l’aide de cette petite clef de lecture : que le terme de « structure » n’yapparaisse pas seulement comme l’objet d’étude du jeune interne, mais aussi comme l’opérationet le mouvement de sa propre pensée : une « pensée qui se cherche » ([2], p. 45). Nous tenteronsde souligner combien cet effort d’isolement d’une entité comme la paranoïa nous dit quelquechose sur le rapport du clinicien-chercheur – ici Lacan lui-même, à son objet. La connaissance dela paranoïa nous éclaire donc sur un mode de connaissance, promu dès 1931, qui fait méthode etrupture, mais ne trouvera à s’achever que plus tard dans l’œuvre qui s’annonce.

Le programme de l’article « Structures des psychoses paranoïaques » est une descriptionméthodique des trois principaux axes cliniques : la « constitution paranoïaque », les déliresd’interprétation et les délires passionnels. Si les deux premiers axes sont en fait l’occasion dediscuter les thèses d’époque de Marcel Montassut, d’une part, et Sérieux et Capgras, d’autre part,la troisième partie du texte s’offre comme un hommage à G. de Clérambault, dont la pensée plusrécente semble devoir englober d’un point de vue méthodologique les deux premières. Le refus deconcevoir la psychose paranoïde comme attenante à la paranoïa s’éclairera de cette référence, etl’article pourrait bien être rédigé pour Clérambault, contre l’école de Claude. Ce serait en sommele seul.

Dès les premières lignes, Lacan rassemble les données du problème en un très bref syllogisme :(1) l’ancienne conception de la paranoïa avait « l’avantage d’évoquer un terrain, base non psy-chogénique » ([3], p. 437) pour des états certes très divers ; (2) mais les progrès de la clinique enisolant des formes autonomes, ont isolé l’ancienne conception de sa base ; 3).

« Ainsi réduite, la paranoïa tend à se confondre aujourd’hui avec une notion de caractère,qui incite, semble-t-il, à une déduction qu’on en pourrait tenter à partir du jeu psychologiquenormal. C’est contre cette tendance, etc. » ([3], p. 437)

Le jeune interne s’inscrit dans une tradition francaise qui mesure donc le retard, l’isolementde sa conception traditionnelle assiégée par le développement clinique européen. Dire que laparanoïa a été « isolée » des états paranoïdes, des psychoses hallucinatoires chroniques, des étatstransitoires aigus, est une curieuse manière de voir : quand on isole une forme pathologique, c’estpour la rattacher à un type et montrer en quoi elle le spécifie. La clinique isole les formes, non letype. Mais ici c’est bien le type paranoïaque qui est théoriquement isolé. La question est celle dumaintien de l’entité pure de la paranoïa, comme un terrain qui ne soit réductible précisément niaux états paranoïdes, ni aux PHC, ni aux formes transitoires des crises aiguës.

Que reste-t-il de la paranoïa dans la conception francaise ? Pour poser cette question, Lacanpointe le changement de regard clinique opéré en Allemagne par Kraepelin, par Tanzi et Riva enItalie. Que le délitement du type paranoïaque « tende à se confondre avec une notion de caractère »,

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sonne le retour au premier psychologisme des aliénistes, contre lequel Falret et Lasègue ontfondé la clinique psychiatrique, d’une déduction du pathologique à partir du jeu normal de lapsychologie. Cette conception pré-psychiatrique, tout au plus revient-elle sous la forme d’unequestion : comment comprendre que l’aliénisme en soit revenu à son point de départ, pour neconsidérer l’état pathologique que comme l’outrance et le prolongement des affects ? On saisitdonc que la promotion de la « structure » contre la notion de « caractère » prend la dimension d’unsauvetage de la clinique traditionnelle francaise. C’est dans ce contexte encore teinté d’idéologieque s’inscrit la démonstration. On y comprendra mieux l’éloge des maîtres, et la discussion debas de page avec les néo-théories européennes.

1. État de la paranoïa en 1931

En 1887, Jules Séglas partait en apparence du même constat, selon lequel « depuis plusieursannées, on voit décrites à chaque pas dans les livres étrangers, surtout allemands et italiens,des modalités vésaniques désignées du nom de Paranoïa, Verrücktheit, Wahnsinn. Bien quetoutes ces formes aient été étudiées en France, on n’a pas envisagé la question sous le mêmeaspect ; aussi éprouve-t-on parfois des difficultés à se rendre compte de la valeur de certainstermes particuliers et de la place que doivent tenir en psychiatrie les faits auxquels ils serventd’étiquette » ([1], p. 406). À côté de la forme chronique admise, la question consistait à recon-naître ou non l’existence d’une « paranoïa psychoneurotique aiguë », hallucinatoire, curable,reconnue par exemple par Westphal. Séglas se rangeait à l’avis de Krafft-Ebing et surtout deMagnan, pour montrer qu’ainsi comprise, la paranoïa ne serait qu’un état mélancolique plusou moins accentué, « souvent avec stupeur, parfois avec dépression ou anxiété, ou d’excitationmaniaque simple ou symptomatique » ([1], p. 406). Pour lui, les recherches sur le délire depersécution et le délire chronique à base d’interprétation semblent déjà couvrir le champ desquestions posées par le terme de « paranoïa », qui, comme tel, n’apporte rien de neuf à la cliniquefrancaise.

De Séglas à Lacan, la question a donc changé de base. Soutenue sous la présidence de HenriClaude, la thèse de Marcel Montassut sur la Constitution paranoïaque admettait en 1924 la notionde constitution comme consensus doctrinal : « Les principales constitutions mentales morbides,reconnues et acceptées par la plupart des auteurs, sont : la constitution cyclothymique, émotive,perverse, mythomaniaque, paranoïaque. Ces constitutions ne représentent pas des entités objecti-vement distinctes et la classification précédente n’a qu’une valeur très relative, elle n’est donnéeque pour la clarté de l’exposition » ([4], p. 8). Comment une entité non distincte objectivementpeut servir la clarté de l’exposition, Montassut ne le dit pas.

La question est d’isoler dans la paranoïa des tableaux dont la symptomatologie, l’évolutionet la terminaison traduisent une origine unique ou distincte. On constate un glissement du terme« évolutif » depuis Falret pour qui il fallait une description complète de toutes ses étapes, sansidée d’arrêt fixe. Pour Kraepelin, il s’agissait strictement de l’état terminal dans la constitution dugroupe. Non pas seulement de la phase terminale de l’évolution pathologique, mais de manièreaffirmée, l’achèvement théorique de la classification du groupe en son modèle, comme par exemplela démence précoce vient expliquer a priori tout le groupe des schizophrénies. Pour Tanzi et Riva,en 1884, la paranoïa apparaît comme une psychopathie primitive sans troubles de la motilité oude la sensibilité, caractérisée par une lésion exclusive des fonctions intellectuelles supérieures.Chronique, sans évolution démentielle, la maladie reconnaît une origine dégénérative. Elle n’estpas caractérisée par le délire : d’autres maladies, relevant de processus psychotoxiques, peuvent enréaliser le tableau clinique ; il n’est qu’un syndrome souvent absent. La constitution paranoïaque

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« se forme avec l’individu, en modèle le caractère et donne à toutes les manifestations de sonesprit un cachet d’anormalité et de bizarrerie, jusqu’à ce que se développe un délire qui la rendmanifeste et met en lumière ce qui existait déjà mais était latent. . . donc, on naît paranoïaque, onne le devient pas et il est impossible pour ces auteurs d’admettre des formes aiguës, ce qui seraitnier toute valeur à la constitution paranoïaque », ([4], p. 24).

Dans un premier temps, cette origine constitutionnelle et l’absence de troubles sensorielsde la paranoïa éliminent de son cadre les délires hallucinatoires à évolution démentielle. Cesderniers, Kraepelin les rangeait dans la démence paranoïde, forme clinique de la démence pré-coce, dans le groupement des paraphrénies. La forme paranoïaque est décrite en 1889 commefolie systématisée, inébranlable, chronique et lente, avec longue conservation des facultésintellectuelles :

« dans cette affection singulière, l’autophilie et les idées de grandeur se développementsans que la volonté et l’émotivité en soient troublées. Dans cette psychose s’installe un‘système’ produit à la fois par un délire ou une facon spéciale de tout interpréter au moyende ce délire. . . On ne constate jamais d’hallucination sensorielle, si ce n’est qu’à titretout à fait exceptionnel, mais de temps en temps se percoivent des erreurs de mémoire »([4], p. 21).

Elle se range alors dans le groupe des « prédispositions maladives ».Ce cadre étroit est ensuite étendu à certaines formes hallucinatoires. L’existence d’une paranoïa

primitive chronique ne semble plus contestée, son origine constitutionnelle, la genèse affectivedes idées délirantes sont admises par les psychiatres allemands ; les divergences apparaissentmaintenant au sujet de l’évolution démentielle ou non et de la délimitation de cette psychose ([1],p. 405). Et ce mouvement de réflexion européen laisse à un goût amer, en forme de défense de laclinique traditionnelle : « Tandis qu’à l’étranger les idées d’Esquirol et de Morel conduisaient auxconceptions rationnelles de la paranoïa, elles n’étaient en France l’objet d’aucune systématisationrigoureuse, mais de minutieuses analyses » ([4], p. 28).

Mais au moment où Montassut admet pour la psychiatrie francaise l’existence d’une consti-tution paranoïaque ([4], p. 40), il témoigne en fait d’une certaine naïveté, parce que son proprehistorique de la question ne montre qu’une seule chose, c’est l’instabilité foncière de la notionde constitution mise à mal par les regroupements cliniques. Si les auteurs italiens et allemandss’entendent sur le terme, ils n’en concoivent apparemment pas la même portée.

En tous les cas, c’est par la réflexion sur la paranoïa que la notion de constitution est devenue lemodèle de la personnalité psychopathique en général, dont la forme psychotique n’est plus qu’unexemple. « Tout le monde sait qu’il y a des individus hyperémotifs sujets à l’angoisse, que certainssujets présentent une grande variabilité de l’humeur, d’autres une perversion des instincts ou undérèglement de l’imagination. C’est à cet ordre de faits que répond la notion de constitutions :anxieuse, cyclothymique, perverse et mythomaniaque. » ([4], p. 8).

Pour la nouvelle génération il y aura deux manières d’aborder le problème de la paranoïa :cliniquement, en posant la question de sa délimitation comprenant ou excluant les phénomèneshallucinatoires ; théoriquement, en posant la question de la constitution dans son essence, endemandant si elle relève d’une dégénérescence ou d’une néoformation psychique. Sérieux etCapgras pointaient déjà le problème : si les psychiatres allemands admettent la paranoïa chroniquesimple par opposition à la psychose hallucinatoire aiguë, « ils n’admettent pas l’autonomie de cettepsychose qui, plus compréhensive que le délire d’interprétation, reste maintenue par eux dans lemême cadre que la paranoïa hallucinatoire » ([5], p. 256).

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On pourrait avancer que la première différence entre Lacan et Henri Ey tient dans ce choixde départ. Le second faisant portant l’accent sur l’hallucination, le premier proposant dès1931–1932 la notion de « structure » contre celle de « caractère ».

2. Lacan et la critique des « constitutions »

Les conclusions de Montassut, entièrement appuyées sur les thèses de Sérieux et Capgras,n’allaient pas beaucoup plus loin : « La constitution paranoïaque comporte des modalités cliniquesen quelque sorte superposables à celles de la psychose interprétative chronique » ([4], p. 188).En revanche, une telle insistance pour réduire les acquêts cliniques européens à une simple reditedes observations et conceptions francaises en dit long sur la défense d’une méthode qui ne veutrien entendre de l’interrelation totale des symptômes et distingue avec application les instantanésnosographiques.

Lacan engage une discussion serrée avec l’ancien interne du Dr Mignard. Il mentionne d’abordsans vraiment les modifier les éléments cardinaux de la constitution paranoïaque : (1) augmentationet perversion du sens de la personnalité, orgueil, évoquant l’exemple de Rousseau pour l’assortirde l’équation de William James sur la méconnaissance de l’« équation succès

prétention »; trouble profondde l’autocritique ([4], p. 50) ; (2) méfiance, perplexité ; (3) fausseté du jugement. Il ajoute pourtantcette fine remarque, que l’essence finaliste et passionnelle du raisonnement paranoïaque apparaîtnettement dans l’interprétation délirante, clef de voûte du délire systématisé de Sérieux et Capgras.Montassut comptait également l’hypermnésie et l’hyperattention, et enfin 4) inadaptabilité socialequi fait « un aliéné au sens étymologique du mot, c’est-à-dire un étranger à ses semblables »,absolument pas « psychoplastique » ni suggestible. Mais surtout, selon Lacan :

« Montassut semble insister sur la note de trouble intellectuel, en rapprochant cette attitudefondamentale des méconnaissances systématiques » ([3], p. 438)

Savoir si la constitution paranoïaque admet une origine affective, ou s’il faut la ranger dansles délires intellectuels, la question n’est faite que d’hypothèses. Les psychologues la considèrentcomme un trouble intellectuel absolument indépendant de l’affectivité : pour Hitzig, c’est une per-version des associations qui empêcherait d’opposer à une représentation fausse, d’autres imagescorrectives. Pour Berze, le trouble foncier de l’aperception, la conscience primitivement rétrécien’admettrait qu’un groupe limité de représentations ([4], p. 146).

« Une autre hypothèse soutenue par Neisser, Specht, Grimaldi et Linke, accorde à la vieaffective du paranoïaque le rôle primordial et exclusif. . . Nous [Montassut] pensons quela scission opérée entre les phénomènes affectifs et intellectuels est arbitraire ; aussi, touten accordant à l’affectivité un rôle prépondérant, nous estimons qu’ils ne doivent pas êtreisolés. La théorie idéo-affective a été surtout soutenue par l’école francaise (Sérieux &Capgras, Wallon, Deny), etc. » ([4], p. 147).

Sur cette base, Lacan peut décliner les signes accessoires qui « rentrent plus facilement dans ladéduction psychologique normale, dans la commune psychologie de relation, certaines manifesta-tions adventices qui peuvent être intéressantes pour le dépistage de ces sujets. » Il les note idéalistespassionnés mais non bovaryques, retenant la référence à Maurice Dide, mais n’intégrant pas cellede Jules de Gaultier. La remarque est étonnante, si l’on considère que la thèse de 1932 parlerafinement du bovarysme d’Aimée. Contre les théories qui voient dans une constitution bovaryquela possibilité de la psychose, l’émergence du délire paranoïaque est au contraire pour Lacan un

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moment de rupture qui permet la distinction entre bovarysme et érotomanie ([6], p. 9–10). Ilcritique ici Génil-Perrin ([7], p. 240–61), pour affirmer que le bovarysme relève d’un jeu normalde l’activité psychique, et non d’une structure paranoïaque.

Génil-Perrin était assez prudent et s’essayait surtout à un rapprochement « qui méritait d’êtrefait ». Il concluait à la ‘presque identité’ des deux déformations paranoïaques et bovaryques, etne trouvait que des différences de nature, non de degré. « Il ne faudrait donc pas nous rétorquerque dans le bovarysme, il n’y a pas d’idée de persécution. On le sait bien. Mais il y a dans lebovarysme ce sentiment d’être étranger au milieu qui pousse le sujet à se replier dans la solitudeet dans le rêve pour éviter les frictions trop rudes avec la réalité. » ([7], p. 260).

Lacan discute donc la notion de caractère qu’il oppose, Kretschmer à l’appui, à celle deconstitution ([8], p. 151–54). Mais c’est finalement pour s’opposer à la tendance caractérologiquequ’il lui oppose celle, « purement phénoménologique », de la structure des états délirants. Lepremier paragraphe de la rubrique sur la constitution paranoïaque montre de son côté l’ambiguïtéà l’œuvre dans la notion de caractère. Il s’ouvre sur l’opposition entre « les caractéristiques d’undélire » et la compréhension moderne du caractère à partir de l’affectivité. Ce qui signifie que, desanciennes descriptions à la nouvelle génération, une approche phénoménologique a été perduedans la méthode, qu’il s’agit de retrouver, et un contenu plus subjectif a été pris en compte, portantsur l’expérience vécue du patient, qu’il s’agit d’intégrer. Des « caractéristiques » comme élémentsd’un relevé sémiologique, au « caractère » du sujet singulier, il en va de la reconnaissance de lapsychologie du patient, c’est-à-dire des acquêts définitifs de la psychologie pathologique commediscours objectif, scientifique.

De manière générale, que le jeune Lacan groupe ses réflexions contre la pente caractérologiquede la psychiatrie peut étonner : le programme de la thèse pourra aisément passer pour celui d’unescience de la personnalité du point de vue du caractère, emprunté à la référence kretschmérienne.Mais si la notion de caractère est justement empruntée, ce n’est pas sans une radicale inflexion. Lemot sans doute aura le même sens que chez Kretschmer, mais certainement pas la même fonction.Pour ce dernier il s’agit de fonder la psychopathologie sur la science du caractère ; pour Lacanil s’agit de s’appuyer sur la notion de caractère pour interroger le fondement de la nosologie, endemandant ce qu’est, ce que permet de définir, une caractéristique.

Kretschmer fait porter l’accent sur la valeur d’un élément de caractère : lui donne immédiate-ment place dans un réseau continu d’interprétation de la personne totale [9]. C’est-à-dire qu’il faitconverger les infinis détails du caractère vers la notion de totalité. Pour cela il doit supposer deuxopérations : (1) une pensée prédonnée de l’unité et de la totalité, qui rassemble a priori la sommedes observations cliniques ; (2) une valeur unificatrice de tous les détails tendus vers l’expressiontotale, unique, de ce phénomène à soi même inconnu de « personnalité ».

Au contraire, Lacan n’interroge le « caractère » que pour demander en quoi la « caractéristique »vaut pour un élément du diagnostic et de l’observation. À l’opposé d’une pensée de l’un prédonnée,il ne va pas de soi que l’élément clinique converge en vue et à partir de la personnalité penséecomme, et assimilée à la totalité. De ce point de vue, il ne reconnaît déjà dans cet article etplus encore en 1932, aucune valeur de contenu aux éléments du caractère. Un élément, unecaractéristique, n’est une unité comptable et pertinente qu’en tant qu’elle permet de critiquer, dequestionner la fonction des éléments à assembler entre eux pour la construction d’un cas.

La méthode en est rappelée dès le commencement dans un paragraphe où Lacan sembles’expliquer à lui-même l’enjeu de la pensée nosologique : « les psychopathies, en effet, même lesplus limitrophes du jeu psychique normal, ne révèlent pas dans le groupement de leurs symptômesune moindre rigueur que les autres syndromes de la pathologie. On ne saurait les analyser de tropprès. Car c’est précisément l’atypicité d’un cas donné qui doit nous éclairer sur son caractère

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symptomatique » ([3], p. 437). Dire en somme : c’est l’atypicité, et non la typicité, qui fait le cas,s’inscrit dans le geste clinique francais à l’endroit où il s’oppose délibérément au geste kraepe-linien, à l’endroit où le geste krapelinien s’oppose délibérément au relevé de détails cliniquesautonomes, et non reliés a priori entre eux.

« Et seule, la notion, récente en biologie et vite saisie par la psychiatrie de “réaction auxsituations vitales”, nous semble assez compréhensive pour rendre compte de cette empreinteévolutive totale sur la personne, que l’emploi qu’on fait de ce terme lui attribue chaque jour »[3], p. 438).

Pour comprendre cette affirmation, souvenons-nous précisément que Lacan n’est pas kret-schmerien, mais un clinicien francais qui médite l’apport conceptuel germanique, en termed’interrelation des symptômes, de tableau clinico-évolutif pensé à partir de sa terminaison, c’est-à-dire de la réalisation pleinement développée de son concept. Si l’appel de note mentionne lestravaux de von Uexküll, Kretschmer, Myers, Lacan n’y trouve que la vérité en dernière instancede la notion d’affectivité, c’est-à-dire un concept dynamique. Ce n’est pas une adhésion, c’estplutôt la dénonciation, faute de mieux, de la conception constitutionnaliste francaise. La thèse de1932 condensera cette critique : « À l’opposé de Sérieux et Capgras, qui rapportent aux prédispo-sitions constitutionnelles du malade la genèse du délire, Bleuler en trouve l’explication, à ses yeuxexhaustive, dans les réactions à des situations vitales » ([2], p. 76). « À ses yeux exhaustives » :tout est là ; pas aux yeux du jeune clinicien. En fait le jeune interne retient de la notion de caractèrela portée essentiellement critique. Plus tard nous trouverons :

« Le caractère sensitif, nous dit Kretschmer, n’a rien d’un état inné et fixe, d’un étatconstitutionnel : c’est une disposition acquise au cours de l’évolution et où jouent le plusgrand rôle certains traumas affectifs déterminants » ([2], p. 89)

Mais s’il joue de cette critique de l’état constitutionnel, il n’en souligne pas, en 1931, la signifi-cation psychogénétique ([9], p. 221). Bien plus : il ne se prononce pas sur l’origine de la paranoïaet la recoit en bloc comme un fait clinique. La discussion se prolonge et s’achève dans la thèse,où Lacan notera la contiguïté paranoïaque avec les données primaires [souligné dans le texte]quasi-intuitives, quasi obsessionnelles [je souligne], la tendance hypocondriaque de l’agresseurde médecin. C’est-à-dire que la notion d’un continuum, empruntée méthodologiquement à Kret-schmer, servira à aborder la paranoïa par sa contiguïté avec la compulsion obsessionnelle. Laconséquence de ce continuum de principe sera formulée dans la seule réponse où le jeune interne,citant Kehrer, semblera se reconnaître : « Il n’y a pas de paranoïa, il n’y a que des paranoïaques »([2], p. 102). On entrevoit la distance qui reste à parcourir de 1931 à 1932, et nous pourronsdemander les raisons de ce renversement.

3. Remarque sur la « connaissance paranoïaque »

Car ici, à aucun moment, Lacan ne montre les affinités de la paranoïa pure avec les étatsparanoïdes, qui constitueraient déjà une réflexion théorique à partir d’un fond schizoïde. C’est cequi rend l’article si difficile à lire, parce que les suivants dès « Schizographie » et la thèse de 1932,n’aborderont la paranoïa que comme une structure ouverte sur ses marges, jusqu’en 1933 dansl’article sur les sœurs Papin, où la psychanalyse aura nettement fait son entrée dans le champd’étude, pour parler de narcissisme fondamental et d’agressivité amoureuse. C’est par sa frangeparanoïde qu’on peut négocier, dialectiser la notion indivise de la paranoïa. L’article de 1931 non

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seulement s’y refuse, mais interprète le travail de Claude comme un effort de définition, et nonde questionnement.

« On y saisit, en effet, la discontinuité d’avec la psychologie normale, et la discontinuitéentre eux, de ces états qu’avec le professeur Claude [10], qui les a de nouveau rapprochés desétats paranoïdes pour les mieux définir [je souligne], nous désignons du nom de psychosesparanoïaques. » ([3], p. 437)

La notion de parano-ïde, en forme de paranoïa, impliquait déjà un changement de point devue sur le trouble ; un changement de posture clinique à l’endroit du type nosologique. Au lieuque le diagnostic soit posé à partir d’un type attribué au cœur délirant du malade, le termeparanoïde porte une question critique sur l’unité, le phénomène élémentaire, foncièrement unnoyau basal du trouble. Claude, en distinguant état paranoïde, schizomanie à forme imaginativeet schizophrénie déclarée, interrogeait surtout la genèse commune de la psychose, paranoïa etschizophrénie comprise, et posait pour plus d’un siècle, dans la lignée des travaux de Bleuler,l’épineuse question du double diagnostic de « schizo-paranoïa ». Ici « loin d’être un schizoïde, [leparanoïaque] adhère à la réalité de facon étroite, si étroite qu’il en souffre cruellement », ([3], p.439). Lacan était-il en train de passer à côté de ce fait historique, que les travaux sur la paranoïaen démantèlent la vieille acception unitaire pour l’émarger sur d’autres formes de son apparition ?Plus tard dans l’article Lacan précise qu’il n’a pas à « s’étendre ici sur le diagnostic avec les grandsgroupes voisins, de la psychose paranoïde, d’une part, sur lequel Henri Ey s’étend ici même, dessyndromes d’action extérieure, d’autre part ». Ce serait là, dit le jeune interne, réviser toute laclassification des délires.

« Ce sur quoi nous voulons mettre l’accent, c’est sur le caractère rigoureux de ces typesdélirants. » ([3], p. 443)

Au chapitre Pronostic et Diagnostic, Lacan se montre d’une plus grande fermeté encore. Lescaractéristiques de la psychose paranoïaque sont : l’intégrité intellectuelle, l’irréductibilité dudélire, éventuellement soluble « mais de la facon la plus redoutable » dans les délires passion-nels, la rigueur, et surtout : une pureté ne souffrant pas d’altération. Tout élément hallucinatoire,confusionnel, alcoolique, présénile, mélancolique, démentiel, se rattache à d’autres figures quela paranoïa. Dans le délire passionnel, toute érotomanie, discordance affective, fléchissementsthénique, se rattache à la démence précoce, à une tumeur cérébrale, à la syphilis, et ne désignedéjà plus de la paranoïa, « chacun de ces états ayant sa portée pronostique et thérapeutique toutedifférente. ».

Sa « structure » comme objet théorique est un bloc idéique à jamais clos, radicalement et apriori. On a donc à présent une contiguïté entre la structure de la présentation et la structure dutype pathologique, d’une part, et d’autre part un objet inaccessible à la compréhension extérieureposé par construction de concept. On peut se demander si, dans l’insistance du jeune Lacan àmaintenir le terme de paranoïa, lors même qu’il décrit dans sa pureté le délire chronique francais,il n’est pas en train de parler d’autre chose que d’un objet clinique, mais également de la limitedu regard et de la pensée médicale.

La paranoïa apparaît comme un morceau de réel ; on y est absolument ou on n’y entre pas,et ces deux positions profilent à leur contiguïté l’abord conceptuel de cet objet autant ferméqu’englobant, aussi inaccessible que stimulant pour la pensée qui la pense. La paranoïa, dès sonmaintien comme paradigme alors même que la clinique la décompose en tout autre chose, sembleune position spéculative qui concerne davantage le rapport du psychiatre au réel de son objet, quel’objet formé en schème pour sa représentation nosologique. Ce que cherche ici le jeune auteur,

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derrière le ton doctrinal, c’est avant tout l’avènement d’une méthode qui se propose expressémentl’exploration sans a priori du réel et neutre à l’égard des phénomènes. Mais autant, par exemple,Ey la voudra indépendante des options du clinicien phénoménologue, autant le jeune interne endessine un noyau intimement spéculatif. C’est précisément de n’avoir absolument aucun rapportavec la pensée qui la pense, d’en être à tout moment le négatif ou l’envers par construction, qu’ellefinit – c’est notre thèse, par la concerner, voire la menacer en propre.

Ici une remarque générale. Plus tard, dans le cheminement lacanien, que comprendrons-nousde la « connaissance paranoïaque », sans le départ de la question dans les états paranoïdes ? Laparanoïa, comme type nosologique, promue au rang de connaissance du troisième type, à la modespinozienne, assure un passage de la clinique à la posture épistémologique. Ce qui n’était guèreopérable à partir de la notion, toute synthétisée qu’elle apparût, au moment où Lacan recoit laquestion. Sur la situation nosologique de la démence paranoïde ([11], p. 231), les articles de1925 dans L’Encéphale et les Annales Médico-Psychologiques marquaient pourtant une netteconvergence.

Dans la droite doctrine de Magnan, Raviart et Nayrac négociaient l’héritage de leur maître entrela psychose paranoïaque à évolution systématique, et la démence paranoïde à base et évolutiondémentielle. Attestant d’un manque d’hypothèses supplémentaires pour venir éclairer l’apportréel du terme « paranoïa », ils s’en tenaient, strictement, au délire chronique. Il existe tous lesintermédiaires entre la démence précoce et la paranoïa. « Si cliniquement, la transition entre lesdeux ordres de manifestations morbides est insensible, nous devons nous rappeler que la cliniquen’est que la traduction extérieure des phénomènes qui constituent la maladie. Aussi nous pensonsqu’il faut donner un coup de ciseaux dans le fil qui relie la paranoïa et la démence précoce. En quelendroit ? entre la paranoïa et le délire hallucinatoire ? entre le délire hallucinatoire et la démenceparanoïde ? entre la démence paranoïde et la démence précoce ? » ([11], p. 231).

C’est dans la démence paranoïde qu’il faut trancher, pour en séparer ce qui a trait à la constitu-tion morbide et ce qui a trait aux lésions acquises, sans pour autant négliger l’existence possiblede formes mixtes. « Le délire hallucinatoire chronique n’est pas, pensons-nous avec Séglas etChaslin, fondamentalement différent de la paranoïa » ([11], p. 231). Et jugeant qu’on « n’a donnéaucune preuve contre la nature dégénérative de la maladie de Lasègue-Magnan », les auteurstiennent pour démontrées les causes héréditaires – familiales, de la paranoïa.

4. « Les techniciens de l’inconscient. . . »

Au chapitre sur les délires passionnels, Lacan adopte soudain le style précis, mais aussi lesambiguïtés, de de Clérambault. Aussi chercherait-on en vain pour l’année 1931, la moindreopposition ou écart doctrinal entre l’élève et le maître : « Fréquents chez des sujets impulsifs,dégénérés, amoraux ou pervers, chargés de tares psychopathiques personnelles ou héréditairesdiverses, ces délires apparaissent épisodiquement sur un terrain de constitution paranoïaque »([3], p. 441). Là encore la « structure » paranoïaque sert de « cadre étymologique » à l’étudeclinique, et si Lacan admet que le délire interprétatif est « soluble » dans le délire passionnel,il maintient une différence de principe entre paranoïa au sens strict et délire passionnel, qui nepeuvent qu’éventuellement donner son contenu au délire. Là encore, le passage à l’acte n’estqu’un contenu ou un prolongement possible du délire ; non le délire lui-même. On mesure ladistance qui sépare 1931 et 1932, car ici le soulagement du sujet après passage à l’acte relèveseulement d’une « impulsivité dégénérative » ([3], p. 441) : c’est-à-dire que le jeune interne neconsidère encore ni la paranoïa abortive de Gaupp ([2], p. 64 et 101), ni l’auto-punition qui fera

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l’objet de sa thèse. Le renversement ne s’accomplira que sur une base psychogénique où Lacanverra soudain « l’évidente congruence » des cas Wagner et Aimée ([2], p. 268).

Lacan invoque Clérambault pour distinguer le délire d’interprétation et le délire de revendica-tion. Il en partage la forme « quasi-obsessionnelle », en réseau pour le premier, en secteur pour lesecond, et surtout – étonnante apparition de ce terme, il permet à la « faculté dialectique » d’entreren jeu. Le paranoïaque dialectise donc à vide, exprimant dans et par son délire le centre absentautour duquel il se développe.

« C’est là, a-t-on dit, ‘un annélide, non un vertébré’. [Note de Lacan :] Cette image estempruntée à l’enseignement verbal de notre maître M. G. de Clérambault, auquel nousdevons tant en matière et en méthode, qu’il nous faudrait, pour ne point risquer d’êtreplagiaire, lui faire hommage de chacun de nos termes. » ([3], p. 440)

L’argumentaire de Lacan montre finalement que la paranoïa de la conception kraepeliniennen’exprime rien de plus, ou rien d’incompatible, avec les descriptions cliniques francaises. Certesla notion en a été élargie à l’extrême, recouvrant les délires passionnels, délires d’interprétation,délire intellectuels et affectifs. Contrairement à la génération de ses maîtres, qui s’est battue poursauvegarder le terme de délire chronique, Lacan reconnaît ici et emploie celui de paranoïa. Leterme est passé, la conception et l’observation sont déjà en usage chez les jeunes cliniciens.

Trois conclusions peuvent être tirées de cette lecture. La première est que Lacan, dès 1931,emploie « structure » dans une dimension critique, à côté et à l’encontre des concepts en vigueuren France. La notion de structure ne s’inscrit pas sur le même plan, ni comme le troisième termed’une série formée par les termes de constitution ou de caractère, elle appelle un changement deregard sur la nature même de la clinique. Et si nous faisons le choix de résumer l’article à sa thèsecentrale, « le terme de constitution paranoïaque se justifie par la fixation précoce d’une structure »([3], p. 445), nous pouvons avancer que la psychogénie a déjà fait son entrée, comme hypothèseexplicative, opérant en coulisse derrière le tableau clinique.

Deuxièmement, la paranoïa apparaît comme un problème d’épistémologie, donc un concept,bien plus que comme un type clinique. Aucune forme clinique ne semble lui correspondre traitpour trait. Elle marque une limite entre la pensée psychiatrique et la pensée psychanalytique.« Les techniciens de l’inconscient avouent, à la limite de la paranoïa, leur impuissance, sinon àexpliquer, du moins à guérir. » ([3], p. 445). La réponse du jeune interne est encore pénitentiaire,mais le thème de son étude impose de passer à d’autres niveaux d’analyse qui montreraient que laparanoïa, comme concept, est cette psychose spéciale, dans laquelle forme et contenu du délire sereferment strictement l’un sur l’autre. Nous pourrons trouver là, sans doute, la clef de la lecturelacanienne du refoulement originaire freudien.

Troisièmement, si en 1931 Lacan semble encore méfiant à l’endroit des « techniciens del’inconscient », il fait de la paranoïa une question spéculative, excluant tout ce qui n’est paselle, où le sujet du délire et le sujet de la personnalité semblent rabattus l’un sur l’autre. Cettecollusion du moi et de la paranoïa pure, leur rapport, donc, rouvrira quelque peu la frontière entreparanoïa et états paranoïdes dans la thèse de 1932. L’abord du type pur par ses franges sera déjà laremise en cause de son unité, et nous pourrons nous écrier, parodiant Jarry : vivent les paranoïdes,messieurs, car sans les paranoïdes, il n’y aurait pas de paranoïaques.

Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

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Références

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