145
Chapitre 5 _____________________________________________ Propriété, droits de propriété, démocratie et gouvernance au sein des entreprises _____________________________________________

Chapitre 5 - C3E

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Chapitre 5 - C3E

Chapitre 5

_____________________________________________

Propriété, droits de propriété,

démocratie et gouvernance au sein des entreprises

_____________________________________________

Page 2: Chapitre 5 - C3E

— 2 —

_____________________________________________________

Chapitre 5 : Propriété, droits de propriété, démocratie et

gouvernance au sein des entreprises

___________________________

PLAN DU CHAPITRE

Introduction du chapitre

1. De la propriété

1.1. Appropriation : entre origine biologique et volonté de puissance 1.1.1. De la cause animale à celle de l’homme

1.1.2. Nature humaine et comportement a) L’impossible quête concernant la nature humaine

b) A la recherche de la notion de comportement dominant

1.1.3. Homo-economicus, propriétaire égoïste et dominateur ? pas pour toujours…

1.2. De l’appropriation des territoires à celle des moyens de production 1.2.1. Propriété et richesse du paléolithique supérieur au néolithique

1.2.2. Du monde féodal au monde « censé »

1.2.3. De la coutume à l’institution du droit

1.2.4. La propriété comme assise du développement économique a) De l’usufondé au fundiaire

b) De la misère aux pauvretés…

1.2.5. Glissement et transfert de l’idée d’enclosure, du territoire au capital

a) De la propriété privée aux ‟enclosures”

b) De la terre au capital

c) Penser le commun et les formes alternatives d’entreprises…

1.3. Les penseurs de la propriété : « Du tour de force à l’infréquentable et l’indigeste… » 1.3.1. De la praxis à la philosophie

1.3.2. Le tour de force de John Locke

1.3.3. L’insurrection de Proudhon a) La vision particulière de Proudhon au sujet de la propriété

b) Proudhon, Marx : les frères ennemis de l’évolution sociale

c) Proudhon émergentiste et précurseur multiple

d) 1840 : Tout ça pour ça… Le pari réussi mais perdu ?

1.3.4. La charge de Stirner a) Max, l’homme qui dérange

b) L’ingouvernable Stirner

c) Une pâle représentation du monde, sans enthousiasme, ni prophétie

2. Démocratie et gouvernance au sein des entreprises

2.1. Démocratie : conception, dévoiement, pathologies

2.2. Le modèle classique : hiérarchisation et militarisation de la firme

2.3. Les autres formes : cogestion, autogestion, coopération… 2.3.1. La gouvernance : le cœur d’un débat actuel

2.3.2. La cogestion, un pas vers plus de démocratie

2.3.3. L’autogestion, entre tâtonnements et ruptures a) L’idée générale

b) Les expériences…

c)Le modèle yougoslave

d) Le cas français

Page 3: Chapitre 5 - C3E

— 3 —

2.3.4. La coopération ou l’anti-hiérarchie

a) Les SCOP

b) Les CAE

2.3.5. Les nationalisations ou l’anti-démocratie

2.3.6. La « démocratie industrielle »

2.4. Les nouveaux modes de gouvernance en vogue 2.4.1. Le bicamérisme économique ou ‟l’entreprise à deux têtes”

2.4.2. Le management participatif

2.4.3. Le principe d’« entreprise libérée »

2.4.4. L’holacratie

3. Eléments pour un cadre rassembleur

3.1. Trois anthropologues à la base du problème 3.1.1. La magistrale intuition de Maurice Godelier

3.1.2. L’apport fondamental d’Alain Testart

3.1.3. La trouvaille d’Henri Laborit

3.2. La propriété disséquée, schématique pour une nouvelle forme de propriété 3.2.1. La propriété de quoi ?

3.2.2. La propriété de qui ?

a) l’Etat

b) des actionnaires non impliqués dans l’entreprise

c) un seul agent économique

d) quelques agents économiques

e) tous les agents économiques impliqués dans l’entreprise égalitairement propriétaires

3.2.3. La propriété à quelle fin ?

3.2.4. La propriété comment ?

3.2.5. La propriété sous quelle forme ?

a) individuelle ou collective ?

b) usufondée ou fundiaire ?

3.2.6. La propriété à combien ?

3.2.7. La question du « quand » ?

3.2.8. La propriété « où » ?

3.3. Des idées pour la Terre 3.3.1. Démocratie, république, écologie et réattribution de la propriété des moyens de production

3.3.2. De l’ordre dans l’entreprise : une double révolution

3.4. Unification paradigmatique en vue d’un rebond économique 3.4.1. De l’origine au contexte contemporain

a) La propriété et la démocratie comme actes élévateurs et libérateurs

b) Le mystère de la propriété

3.4.2. Eléments fondateurs

Synthèse du chapitre

_______________________________________________________________________

Page 4: Chapitre 5 - C3E

— 4 —

Aucune chose ne devient sans cause, mais

tout est l’objet d’une raison, et sous la

contrainte de la nécessité.1

1. De la propriété

L’ordre dans la cité a toujours été l’une des préoccupations centrales chez les philosophes de

l’antiquité. Leur réflexion passe inévitablement par l’incontournable question de la propriété

comme véritable pierre fondatrice d’un monde de justice et de paix, car la question de la

propriété est d’abord une question philosophique avant d’être économique.

Depuis l’origine des réflexions sur le sujet, cette question a d’emblée promu la constitution de

deux camps : l’un voyant dans l’appropriation des choses l’une des pires injustices cause de

tous les maux sociaux, l’autre voyant dans celle-ci un salut permettant l’envol vers la prospérité.

On peut d’ailleurs situer assez précisément le début du dialogue par la fameuse controverse

entre Aristote et Platon.

Pour Platon, la propriété privée est l’exacerbation du flan égoïste des hommes et déclenche un

rouage incrémentant une accumulation sans fin de richesses dans la négation de l’intérêt

général ; ce point de vue le fait donc pencher vers l’abolition de toute propriété privée et ainsi

opter pour la communauté des biens. Dans La République, lorsqu’il évoque la propriété des

gardiens, il mentionne qu’ils « ne possèdent en propre rien que leur corps, tout le reste étant

en commun » ou dans Gorgias que « le ciel et la terre, les dieux et les hommes, sont liés par

une communauté, faite d’amitié et de bon arrangement, de sagesse et d’esprit de justice », l’idée

de communauté est alors liée à celle de justice dans la pensée du philosophe. Il se soumet ainsi

à l’image d’une cité idéale fondée sur un communisme intégral, par conséquent à une société

exempte de propriété individuelle. Platon entend lutter contre la corruption et les conflits

sociaux par l’abolition de tout type de propriété, hormis celle du soi corporel.

Pour Aristote, le raisonnement est beaucoup plus fin. Il a pour point départ que le fait de

regarder une chose comme étant à soi a selon lui quelque chose de supérieur ; s’approprier

individuellement un bien, c’est l’inclure de manière sous-jacente à l’intérieur d’un amour que

l’on éprouve pour soi-même (amour de soi). Il exprime sa pensée notamment dans deux

ouvrages : Politique et L’Ethique à Nicomaque. Ainsi pour Aristote, la propriété privée est

préférable à toute communauté de bien en ce sens que c’est la nature elle-même qui offre à

l’homme la possibilité de s’approprier personnellement les choses. Bien que cet engagement le

soumette à un ordre supérieur vers une responsabilité plus individuelle, la sagesse d’Aristote

commande certaines limites en s’interdisant par exemple à ce que cette appropriation devienne

maladive. C’est pourquoi, s’opposant à Platon, Aristote soutient que les maux sociaux ne

proviennent pas de l’usage d’une propriété privée des biens mais par la perversité inhérente à

la nature humaine. Au communisme de Platon ne menant selon lui qu’au désordre, il soutient

que la propriété privée est davantage le gage d’une paix sociale, car les hommes ne prennent

1 - Leucippe, philosophe milésien.

Page 5: Chapitre 5 - C3E

— 5 —

vraiment soin que de ce qui leur appartient véritablement et faire reposer une société sur la mise

en commun des biens serait ainsi contre-productif.

1.1. Appropriation : entre origine biologique et volonté de puissance

Observée à grande échelle, celle du cosmos, la vie elle-même s’est appropriée un territoire. En

effet, la vie telle que nous la connaissons n’existe pas partout dans l’univers et certaines planètes

en sont dépourvues ; il faut un terreau bien particulier pour que la vie émerge et se développe.

On peut ainsi observer que la vie, en tant que phénomène, a pris possession de la Terre, s’y est

installée, qu’elle a en quelque sorte épousée la Terre, l’a fait sienne, l’a cultivée, et sans cesse

enrichie… Par résurgence fractale, l’ensemble de la vie animale va s’approprier un espace vital.

Tous les animaux sont logés sur un territoire qu’ils s’approprient, colonisent et exploitent

chacun à leur façon : territoires de chasse, terriers, nidations, villages et villes, etc. La chose à

soi dans l’univers des mammifères a déjà un sens, la mère défendant sa progéniture davantage

que celle d’autrui, le mâle enclin à s’approprier les femelles à son usage exclusif, une aspiration

à l’appropriation et à la domination s’est instaurée comme règle naturelle de fonctionnement

du vivant…

Sans doute est-ce la raison qui fait que le sentiment de propriété donne l’impression d’être une

notion qui va de soi. D’ailleurs très souvent, on est à même de considérer que l’âge de la

propriété ne diffère pas de l’âge de l’humanité et que les deux entités naissent ensemble. Dans

des temps aussi reculés que les paléoanthropologues ont été en mesure de faire remonter leurs

fouilles et depuis que l’on a la trace que Neandertal et Sapiens enterraient leurs morts, on a

trouvé parures et armes de chasse ensevelies à côté de ces derniers ; fort probablement leurs

effets personnels, attestant ainsi que l’idée d’un « a-soi » était acceptée de part et d’autre et

rentrée dans les mœurs (à la fois par le possesseur et ceux qui lui en reconnaissaient la

possession). Cela étant, il semble bien que l’âge d’or dont parlait Cervantès où les individus

ignoraient les mots « tien » et « mien » (Don Quichotte, L. II, 11) ne soit finalement qu’un

mythe.

L’ensemble du vivant est frappé par une « volonté de puissance », une forme d’expansion du

moi qui impulse un trajet vers la domination, une volonté vers la puissance au travers d’un

vouloir — vouloir c’est être maître. L’impression demeure qu’il existe une force invisible

conduisant l’action, suivant certaines conditions du moment, ayant tendance à renforcer ce qui

est fort et à diminuer ce qui est faible. Cette force intérieure ne se voit pas, mais le fait que l’on

puisse mesurer son résultat atteste de son existence réelle (pareil au magnétisme dont on ne voit

pas la force d’attraction agissante mais dont on remarque très bien la limaille de fer qui se

rapproche fatalement de l’aimant).

Le naturaliste Jean-Marie de Lanessan — Jean-Louis de Lanessan pour son nom d’auteur

(1843-1919) —, également célèbre pour avoir exercé quelques hautes responsabilités dans le

gouvernement français2, partait du principe qu’« Il sort des mains de la nature des individus

2 - Il est titulaire d’un doctorat de médecine (1872) et enseigne la zoologie à l’université de Paris. Il est l’auteur d’un grand

nombre de publications autant portées sur sa discipline que sur la politique et au travers desquelles on retrouve clairement

Page 6: Chapitre 5 - C3E

— 6 —

plus forts ou plus faibles. (…) Il n’en est jamais sorti qu’elle eût institué propriétaire ou

souverain d’un autre. » [Le Guyader, 2012, p. 205]. Sous un a priori plutôt sympathique, il faut

néanmoins avouer que ces deux notions (propriété et souverainisme) ont permis à l’humanité

d’engendrer une histoire politique et économique assez particulière. C’est pourquoi le mystère

ayant conduit au souverainisme ainsi que celui ayant permis d’instaurer une institution telle que

les droits de propriétés reste encore à percer.

La volonté de puissance se manifeste matériellement assez tardivement au sein de l’espèce

humaine et n’est au départ que l’apanage d’un nombre restreint d’individus. Dès que les

premières sociétés avec richesse apparaissent, soit vers le Ve millénaire, les échanges potentiels

sont toutefois très peu possibles en raison du très petit nombre d’objets en circulation, les

réinvestissements sont pratiquement inexistants et la diversité dans la façon de dépenser un

surplus d’acquisition fait défaut ; la terre ne s’achète pas encore et il n’existe pas de moyens de

production lourds. Dès lors, il faut trouver une manière d’écouler la richesse accumulée et c’est

probablement à ce moment que va apparaître l’une des premières traces de volonté de

puissance, dans le mégalithisme et la ploutocratie ostentatoire. Les millionnaires du néolithique

ne pouvaient faire autre chose pour dépenser que d’organiser de somptueux repas festifs,

réaliser d’imposants tumulus ou de gigantesques mégalithes en leur mémoire et en guise

d’inhumation. On a longtemps cherché la signification que pouvait avoir ces mégalithes érigés

comme des symboles, il est question qu’ils représentent des dépenses ostentatoires : « C’est un

notable qui se prend pour un dieu (…) » [Testart, 2012, p. 478]. Ce que ces menhirs érigés

donnaient à voir, c’était la réalisation bien sûr, mais pas uniquement, car ce qu’il y avait derrière

ce « monumentalisme » suppose un pouvoir fort, capable de mobiliser un grand nombre

d’ouvriers en vue d’une impressionnante réalisation. Le commanditaire cherche ainsi à traduire

sa volonté de puissance : « Les mégalithes furent autant de manifestations de puissance, de

cette puissance que confère la richesse. (…) Par rapport à cette donnée fondamentale, c’est un

point secondaire que de savoir si le mégalithe était destiné à un seul homme ou à une

collectivité. » [Ibid., p. 443]. Il est fort probable que la richesse fit naître la tradition d’une

transformation de la volonté de puissance en une trace matérielle en mesure de traverser le

temps.

1.1.1. De la cause animale à celle de l’homme

Pour un grand nombre de savants qui se sont penchés sur l’origine de l’idée de propriété, qui

traverse quasiment toutes les sociétés humaines, celle-ci découlerait d’une constante provenant

du monde animal à l’image de ce que décrit à foison de Lanessan :

« Les animaux qui creusent des terriers ou construisent des nids manifestent nettement une

idée que l'on a longtemps attribuée aux seuls hommes civilisés, celle de la propriété. Le

lapin connaît admirablement son terrier et le défend avec une grande énergie contre ceux

de ses congénères qui prétendraient s'en emparer. Il en est de même des oiseaux pour leurs

l’influence de sa pensée scientifique dans sa conception de la société ainsi que celle d’une conduite politique et morale. Il est

par ailleurs ministre de la Marine dans le gouvernement dit « de Défense républicaine » de Pierre Waldeck-Rousseau au

moment de l’affaire Dreyfus.

Page 7: Chapitre 5 - C3E

— 7 —

nids ils les défendent avec acharnement contre les autres oiseaux qui cherchent à s'y établir

et, s'ils ne sont pas les plus forts, usent de ruse pour en chasser ceux qui les leur ont pris.

On a vu, par exemple, des hirondelles prêter main forte, en grand nombre, à un couple

d'entre elles dont le nid avait été envahi par un moineau, et, ne parvenant pas à en chasser

le voleur, murer l'ouverture du nid, emprisonner l’intrus et déterminé ainsi sa mort.

L'idée de la propriété existe même chez les insectes. Les abeilles se jettent en masse contre

tout animal qui essaie de pénétrer dans leur ruche et même contre l'homme qui veut

s'emparer du miel et de la cire qu'elles ont fabriqués, tandis qu'elles ne prêtent aucune

attention à ce même homme lorsqu’il se contente d’assister à leur travail.

L'acharnement avec lequel les animaux défendent leurs terriers, leurs nids ou le produit de

leurs efforts permet de supposer que l'idée de la propriété individuelle ou collective et celle

de la guerre sont contemporaines et remontent aux époques les plus reculées, car les

animaux les plus inférieurs ont eu à défendre leurs logements ou leurs nids contre d'autres

animaux que la paresse et la cupidité poussaient à s'en emparer.

(…)

J'ai à peine besoin d'ajouter que l'idée de la propriété se développa chez les hommes

primitifs, aussitôt qu'ils se furent habitués à vivre dans les cavernes ou à se construire des

huttes. Fixés au sol par ces établissements, ils durent non seulement s'en considérer comme

les propriétaires, mais encore se réserver la jouissance exclusive d'une certaine étendue

de territoire, en vue de la chasse, de la pêche ou de la cueillette par lesquelles ils se

procuraient leurs aliments.

(…)

La difficulté que les carnassiers ont à se nourrir, tantôt à cause de la rareté des animaux

dont ils s'alimentent, tantôt en raison de l'extrême défiance de leurs proies, les conduit à

vivre presque toujours dans un isolement absolu, sauf à l'époque des amours. Elle a fait

surgir ainsi dans leur esprit une idée tout à fait analogue à celle qui dicte la conduite de

nos chasseurs les plus modernes. La plupart des grands carnassiers s'arrogent la

jouissance exclusive d'un territoire déterminé, sur lequel ils ne tolèrent la présence d'aucun

concurrent. Après avoir détruit tous les carnivores appartenant à des espèces dont la taille

et la force sont inférieures à sa propre taille et à sa propre force, le tigre se retourne contre

tous ceux de ses congénères qui prétendraient chasser sur son domaine. Il se considère

comme le propriétaire du terrain sur lequel il s'est établi et n'y tolère aucun concurrent,

afin de s'assurer la chasse qui peut y être faite. »3

[de Lanessan, 1908, p. 118 et 119 ; 126]

Ramenée dans un cadre actuel, l’appropriation ne fait pas dire autre chose aux chercheurs

contemporains. En s’appuyant sur les travaux de Christophe Traïni — docteur en science

3 - Les notes de bas de page ont été supprimées du texte original par souci de ne se contenter que de l’essentiel. Il est cependant

intéressant de signaler que de Lanessan extrait un remarquable passage d’un ouvrage intitulé L’intelligence des animaux

concernant les « abeilles travailleuses » et les « abeilles brigands » que le lecteur peut consulter :

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1127907.pdf, page consultée le 18 avril 2016.

Page 8: Chapitre 5 - C3E

— 8 —

politique et Professeur de science politique à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-

Provence, dont une partie des recherches a été consacrée aux protestations morales, à l’action

collective et aux émotions —, on accède à cette même hypothèse par l’un de ses articles intitulé

Territoires de chasse (succédant de près d’un siècle celui de de Lanessan), quant aux origines

de l’appropriation des territoires au sein du monde animal ainsi que le bénéfice qu’implique

cette appropriation, reconnue comme responsabilisante dès qu’elle passe aux mains de

l’homme.

« Selon l’éthologie, le territoire – en tant qu’espace occupé par un organisme le défendant

de toute intrusion concurrente – se doit d’être envisagé comme l’un des meilleurs principes

explicatifs du comportement animal. L’appropriation d’un territoire exclusif, à l’instar du

besoin de nourriture ou de la pulsion sexuelle dont elle procède souvent, constituerait ainsi

l’un des vecteurs fondamentaux de la reproduction des espèces. En matière de sciences

sociales, certains croient parfois bon de préconiser la reconnaissance d’un "isomorphisme

entre propriétés biologiques et propriétés sociales"4. Sur la base d’un tel postulat, il

apparaîtrait vite incontestable que les hommes ne puissent être qu’irrésistiblement portés

– à l’instar de nombreux autres organismes vivants – à se disputer le contrôle d’une aire

d’exclusion. D’ailleurs, mieux que n’importe quel autre indice, la délimitation d’un

territoire, l’attachement et le sentiment d’appartenance à une portion d’espace,

témoigneraient de la force de ces instincts prétendument inscrits dans le social. »

[Traïni, 2004, p. 41]

En introduction de l’article de Traïni, il est intéressant de relever le lien décrié entre la

sociologie et la biologie par l’anthropologue Marshall Sahlins au travers d’un texte critique

(dont la référence est reprise en note de bas de page n° 4) et dont Philippe Descola a effectué

un recensement de l’ouvrage dans la revue L’Homme [Descola, 1981]5. On peut comprendre la

critique de la sociobiologie telle qu’elle a été instituée par les fondateurs de cette nouvelle

discipline, car les gènes n’ont sans doute pas l’influence sur notre façon de penser et d’agir que

certains chercheurs l’avaient estimé ; de nos jours tout scientifique averti sait pertinemment que

la pensée est relayée par diverses fonctions du cerveau et que celui-ci est un phénomène

épigénétique [de Duve, 2009]6. D’ailleurs ce que tant de généticiens ont eu du mal à admettre

est pourtant tout à fait bien compris par une grande majorité d’individus ; chacun se rend bien

compte aujourd’hui qu’il ne pense pas de la même façon que son père ou sa mère et que la

génétique parentale ne conditionne pas la façon de penser des enfants — la façon de penser

d’un individu est davantage subordonnée à l’expérience personnelle que celui-ci se fait de la

4 - SAHLINS Marshall, 1976 – Critique de la sociobiologie. Aspects anthropologiques. GALLIMARD, p. 29. 5 - http://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1981_num_21_4_368242 document généré le 29 mars 2016, consulté le 16 avril

2016. 6 - « (…) le substantif "épigénétique" désigne une nouvelle forme de génétique portant sur des traits héréditaires qui ne sont

pas encodés dans des séquences d’ADN mais accompagnent celui-ci. (…) Le câblage du cerveau humain constitue un exemple

frappant d’épigénétique au sens de Waddington. Seules les caractéristiques générales du cerveau sont déterminées

génétiquement. Son câblage détaillé s’ajoute au plan génétique, il est épigénétique. Il ne pouvait pas en être autrement. Le

cerveau humain contient 100 milliards de neurones, dont chacun est relié à quelque 10 000 autres neurones, ce qui fait un

total d’environ 1 million de milliards de connexions interneuronales. Notre génome ne contient que 3 milliards de bases

environ, ce qui est totalement insuffisant pour déterminer un aussi grand nombre de connexions interneuronales, même dans

le cas où, par impossible, chaque base coderait pour une connexion. Ce fait ouvre des espoirs pour l’avenir, en nous offrant

un moyen d’échapper à la fatalité du déterminisme génétique. Ce moyen est particulièrement signifiant, car il concerne le

cerveau, l’organe par lequel nous prenons des décisions et accomplissons des actions. » [de Duve, 2009, p. 202 et 203].

Page 9: Chapitre 5 - C3E

— 9 —

vie qu’à son patrimoine génétique. Non seulement la sociobiologie a été mal introduite mais en

plus la question a été abordée dans le mauvais sens. En effet, il est évident qu’une nouvelle

discipline visant à établir un lien entre la biologie et l’étude des sociétés aurait dû s’appeler

« biosociologie », car l’histoire de la vie commence bien avant celle des sociétés. Par

conséquent, chercher à comprendre comment la vie se construit, avec ses lois particulières, peut

aider à comprendre comment les sociétés vont être amenées à fonctionner puisque celles-ci

découlent d’un phénomène plus large : le biologique. Le sociologique étant un sous-ensemble

du biologique ; ce n’est pas la sociologie qui a donné naissance à la biologie mais l’inverse.

Aborder de cette manière, la pertinence d’un rapport isomorphe entre biologie et sociologie doit

être réexaminé mais ce n’est pas tout à fait l’objet de la thèse (bien que l’on suppose qu’un tel

lien soit effectif). Sahlins a eu raison de critiquer ce point mais le problème n’est pas résolu

pour autant.

En second lieu, comme le constate Traïni, en prenant pour exemple concret l’activité récente

de la chasse, le fait d’avoir attribué un territoire de chasse à un groupe de chasseurs a

responsabilisé ces derniers. De nos jours le territoire est devenu une unité de gestion

cynégétique, « A l’encontre d’une "chasse cueillette" obsolète et irresponsable, cette

dernière "intègre l’activité de chasse proprement dite aux autres entreprises de protection de

la nature. C’est-à-dire qu’être chasseur ne signifie plus simplement être “tireur”, mais

gestionnaire d’un cheptel et “aménagiste” du territoire de ce dernier" » [Traïni, 2004, p. 43].

Tout simplement parce que « "Soucieux de chasser demain, (...) le chasseur moderne, au

contraire d’Attila, plante même des cultures à gibier, des bandes de blé, de sorgho, de trèfle

et quantité d’autres bonnes choses qu’il ne ramasse pas mais qu’il laisse pour le gibier

seulement" ; de même il lui donnera "du foin, des pierres à sel qui lui apporteront des

vitamines". L’aménagement des territoires fait ainsi l’inventaire des objets et dispositifs que

le chasseur prévoyant se doit de mobiliser en vue du maintien d’une nature bien ordonnée. »

[Ibid., p. 44]. Bien plus complexe qu’il n’y paraît, « Une mission impérieuse, en effet, lui dicte

de s’intégrer dans les rouages de la nature afin de l’aider à (re)trouver son meilleur

équilibre : "c’est précisément parce que nos territoires de chasse sont de plus en plus

“dénaturés” que leur aménagement s’impose" » [Ibid., p. 45]. On comprend qu’au fil du temps,

la prise de possession d’un territoire en tant que sédentaire ne peut qu’entraîner

systématiquement la prise en main de sa gestion en matière de ressources naturelles.

Contrairement au nomade le sédentaire est l’obligé de son territoire, la nature et lui sont

condamnés à ne faire plus qu’un pour survivre.

A partir d’une activité multimillénaire, la chasse — probablement l’une des plus ancienne après

la cueillette, sans pour autant entrer dans les détails très riches fournis par l’article pris comme

base de référence —, on voit combien l’appropriation d’un territoire a forcé les individus à

s’organiser rationnellement et écologiquement à l’égard des facteurs du milieu afin de maintenir

l’activité cynégétique. Qui plus est, la chasse aujourd’hui ne s’exerce plus dans les contrées des

pays développés qu’en tant qu’activité de loisir, celle-ci n’est plus vitale pour la survie du

Page 10: Chapitre 5 - C3E

— 10 —

groupe comme elle pouvait l’être en des temps primitifs, elle y est pourtant souvent menée de

façon responsable7.

Cependant, la manière dont les recherches ont été conduites à ce jour sur le sujet ne permettent

pas d’établir des explications naturelles entre le territoire et son appropriation par les hommes,

ce qui ne signifie pas pour autant qu’il n’existe pas de lien logique entre ces notions.

Ainsi on se sent obligé d’aller plus loin, de creuser en direction des recherches liées au domaine

du comportement pour tenter d’élucider si le désir de possession est un atout privilégié dans la

marche adaptative de l’homme au sein de la nature. C’est en se tournant vers le neurologue et

éthologue8 Henri Laborit (1914-1995), observant l’homme sous l’aspect de l’individu, que l’on

peut apprendre que : « Le seul comportement "inné", contrairement à ce que l’on a pu dire,

nous semble donc être l’action gratifiante. La notion de territoire et de propriété n’est alors

que secondaire à l’apprentissage de la gratification. Ce sont des acquis sociaux dans toutes les

espèces animales et socio-culturels chez l’Homme. De même, on comprend que pour se réaliser

en situation sociale, l’action gratifiante s’appuiera dès lors sur l’établissement des hiérarchies

de dominance, le dominant imposant son "projet" au dominé. »9 Finalement, il semblerait que

l’engouement vers la propriété n’apparaîtrait qu’au second plan après le désir de réaliser une

action gratifiante au travers d’un jeu complexe de hiérarchies emboitées entre dominants et

dominés. Soit, mais cela n’explique toujours pas l’éminente question de la propriété, quand

bien même on conviendrait que celle-ci soit désormais liée à des rapports complexes de

domination.

L’anthropologie économique peut-elle répondre plus précisément à cette problématique ?

L’anthropologue Maurice Godelier (né en 1934) est probablement l’un des plus fins spécialistes

de cette question, c’est à dire « Une anthropologie qui finalement est directement tournée vers

la vie quotidienne des gens et qui essaie de comprendre leurs problèmes d’accumulation,

d’exploitation, de domination… » [Bert, 2007, p. 3]. En étudiant les Baruya de Nouvelle

Guinée, une population limitée à un groupe de 1 600 personnes, Godelier effectue ses

observations en se « demandant qui travaille avec qui, pour quoi faire, qui a les droits sur la

terre, d’où vient le premier défrichement. » [Ibid.]. Il avoue « J’étais revenu avec la conviction

scientifique et existentielle que le phénomène majeur qui organisait la conduite des gens, c’était

autre chose : la domination masculine. (…) Plus j’avançais et plus je trouvais que l’économie

ne pouvait pas m’expliquer la formation des sociétés. (…) Le rapport social qui peut alors

expliquer le plus de faits sociaux sous mes yeux est le rapport homme-femme qui est un rapport

de domination. (…) En réfléchissant, je me rends compte surtout que l’économie ne peut pas

m’expliquer la domination masculine, mais que, paradoxalement, la domination masculine peut

m’aider à expliquer la place des femmes, la production… (…) Je vois, en particulier, que

malgré l’échange des femmes, la parenté n’arrive pas à unifier tout le monde dans un réseau

de solidarité. Comme l’économie, la parenté ne permet pas de mettre tout le monde dans un

même réseau. » [Ibid., p. 4]. Maurice Godelier possède ainsi l’intuition que l’aspect

7 - Cette « éco-rationalité » ne s’est cependant pas construite sans difficultés, ce qui n’a pas été indiqué par souci de concision

; car il a fallu légiférer pour contenir les différents des chasseurs ruraux avec ceux des villes et également avec les opposants à

la chasse ASPAS (Association pour la protection des animaux sauvages). 8 - Henri Laborit est aussi considéré comme « eutonologue », mot qu’il a lui-même forgé, signifiant spécialiste du

comportement humain. 9 - LABORIT Henri, 1974 – L’éloge de la fuite. ROBERT LAFFONT.

Page 11: Chapitre 5 - C3E

— 11 —

fondamental qui structure les sociétés humaines se caractérise par des rapports de domination,

et que ceux-ci conditionnent l’économie. Entre l’action gratifiante et la domination, il est certain

que l’on a franchi un pas en ce qui concerne les mobiles culminants du comportement, mais

l’implication directe dans une appropriation territoriale n’est pas encore assez explicite.

1.1.2. Nature humaine et comportement

A l’origine des affaires des hommes, il y a indubitablement l’homme ! Cela peut paraître une

lapalissade mais, à l’ère où le transhumanisme compte de plus en plus d’adeptes et à l’heure où

le développement vertigineux de la génétique et des manipulations que cette science sera, et est

déjà, en mesure d’accomplir, il convient préalablement de chercher à éclaircir quelques notions

couramment usitées et tenter de connaître ce que le terme inclus.

Le transhumanisme par exemple, se propose de ne plus considérer la nature de l’homme comme

une condition inaltérable., compte tenu des nombreuses interférences en cours de

développement entre les technologies et la biologie D’emblée, une première ambiguïté se

dégage d’une telle posture : en effet, si aboutissement il y a, le résultat du changement de la

nature de l’homme ne serait plus, par définition, humain. Par conséquent, la suite de l’histoire

de ce changement ne concernerait plus tout à fait, au premier chef, les hommes.

Cependant, avant de parler d’un quelconque changement de la nature de l’homme, il est

préalablement nécessaire de connaître ce qu’elle est. De quoi parle-t-on lorsque l’on fait

référence à la nature humaine ?

a) L’impossible quête concernant la nature humaine

La question ici n’est donc pas de savoir si l’on peut changer la nature de l’homme mais plus

modestement de savoir ce qu’elle est, afin d’en tenir compte dans la suite de l’étude (eu égard

à la propriété et à la domination qui semblent être des facteurs incontournables pour expliquer

l’économie). L’ennui, c’est que cela est bien difficile. On ne peut en premier lieu s’empêcher

de remarquer que cette question de la « nature humaine », d’abord question purement

philosophique, a embrassé tout le champ des sciences humaines au fur et à mesure de

l’apparition des différentes disciplines.

Il y a deux mille cinq cent ans, le grand sage chinois Confucius (551 av. J.-C.- 479 av. J.-C.)

avait déclaré « Les hommes ont tous la même nature ; ce sont les habitudes qui les séparent

tellement ». Bien plus tard, le philosophe Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) défendra la thèse

qu’avec sa capacité de changer (sa perfectibilité), l’homme est tout entier le produit de sa

culture. Bien d’autres, psychologues, sociologues, anthropologues, neurobiologistes,

éthologues, etc. suivront cette thèse, l’étayant de mille arguments. Pour autant, chaque nouveau-

né est-il cette tabula rasa qui effacerait toute considération innéiste ? S’il est devenu évident

aujourd’hui que la part de l’inné n’est qu’une condition primitive permettant l’expression de ce

que chacun est dans un contexte particulier, cette part de l’inné par rapport à l’acquis — bien

Page 12: Chapitre 5 - C3E

— 12 —

qu’encore largement floue —, ne peut pas être totalement évincée des recherches en cours, ne

serait-ce que par souci de complétude.

Depuis le début de la pensée humaine, tout au moins à partir des sophistes donc depuis un

lointain passé, un débat fût engagé pour tenter de savoir ce qu’est l’homme, distinguer ce qu’il

possède « en propre » de ce qu’il partage avec les autres espèces, et faire ainsi la part entre les

éléments qui le produisent : sa nature et sa culture, l’inné et l’acquis.

Or, on dénote au moins trois types de difficultés qui empêchent d’aborder cette question de

manière satisfaisante dans un cadre scientifique.

Premièrement, il y a un sérieux problème de langage. Les mots ont d’une part, et le plus souvent,

plusieurs contenus sémantiques généraux, d’autre part, et toujours, des contenus sémantiques

particuliers déterminés à partir de représentations du réel que chaque individu élabore au travers

de son histoire unique. Il en est ainsi du mot « nature » et du mot « homme », lorsque les

locuteurs les intègrent à leurs phrases sans précaution, ils laissent alors aux auditeurs le soin de

deviner l’acception qu’ils leur ont attribué10. Le procédé est non seulement tacite mais aussi

inconscient, car il en est de même lorsque les savants s’expriment par écrit ; quand Karl Polanyi

par exemple évoque la « nature humaine » dans son essai La grande transformation [Polanyi,

1983]11, qu’a-t-il personnellement à l’esprit ? Très certainement une idée probablement

différente de celle que peut avoir ses lecteurs (qu’entend-il précisément par « caractères

immuables du genre humain » ? nul ne le sait ; on voit par-là combien tout cela manque de

clarté et finalement ne veut rien dire pour quelqu’un qui cherche à comprendre en profondeur

les véritables mobiles qui guident l’action humaine). Pierre-Joseph Proudhon fera de même

lorsque, discourant de propriété et de communauté, il parle de « formes politiques aussi

contraires l’une que l’autre à la nature de l’homme. » [Proudhon, 2009, p. 286]. Aujourd’hui

encore, l’éminent lettré Marc Fumaroli (né 1932) de l’Académie française, dans son essai La

République des lettres, fait référence à la « nature humaine »12 comme si le contenu de ce terme

était parfaitement évident pour tout le monde, de quoi continuer à entretenir la confusion

générale, même au sein d’un public cultivé. Ces quelques exemples tirés de textes d’auteurs

prestigieux montrent à quel point il y a un malaise dès que l’on fait référence à cette fameuse

« nature humaine » et le fait que cela ne soit véritablement clair pour personne pose une sérieuse

difficulté. Comment alors concevoir une conception honorable de l’économie, en instituant

certains types de rapports entre les hommes, si l’on ne possède pas une vision convenable de la

« nature humaine » ?

Deuxièmement, il y a un sérieux problème de structure (en tant qu’ensemble de relations

existant entre les éléments d’un ensemble). En effet, si les mots existent individuellement, ils

ne prennent sens que par rapport à d’autres mots avec lesquels ils ont des frontières communes

10 - On notera qu’il en est de même avec le mot « capitalisme », aussi tous les économistes n’ayant pas une représentation

identique de son signifiant, les discours sont souvent brouillés et provoquent parfois des dialogues de sourds sans issue. 11 - « Si l’on ne veut pas laisser l’industrialisme éteindre l’espèce humaine, il faut le subordonner aux exigences de la nature

de l’homme. » [Polanyi, 1983, p. 337] et « (…) pour des raisons fondées sur les caractères immuables du genre humain. »

[Ibid., p. 338]. 12 - « Il semble aller de soi que le génie scientifique et technologique aura raison des accidents que la férocité, la voracité et

l’imprudence de la nature humaine ont suscité sur la route, "globalement positive", tracée par le progrès. Le remède est pour

ainsi dire programmé dans le mal. » FUMAROLI Marc, 2015 – La République des Lettres. GALLIMARD, p. 18.

Page 13: Chapitre 5 - C3E

— 13 —

(fixes ou mobiles) et des relations (simples ou rétroactives). Ainsi le mot « homme » peut

recouvrir tout un champ sémantique dont on peut proposer une représentation imagée (cf. fig.

10).

Fig. 10 – représentation imagée d’une partie du champ sémantique relatif au mot « homme »

Les mots « animale », « propre », « nature », « culture », « inné », « acquis », sont des parcelles

de ce champ. Le couple « animale » et « propre » recouvre tout le champ sans qu’il y ait de

partie commune entre ses éléments. Le couple « inné » et « acquis » recouvre tout le champ

mais ses éléments ont une partie en commun. Le couple « nature » et « culture » ne recouvre

pas tout le champ et ses éléments n’ont aucune partie en commun. Il est bien évident que le

champ « homme » contient beaucoup d’autres parcelles et que chacune de celles définies peut

l’être différemment et que toutes peuvent être détaillées à l’envi. En particulier, il serait

nécessaire d’y introduire des mots comme « affects », « aptitudes », « comportements »,

« pulsions », « performances », etc.

Troisièmement, il y a un sérieux problème de brouillage né de la profusion de données

contradictoires d’où il est difficile de démêler les résultats scientifiques sérieux, de ceux bâtis

à partir de jugements de valeur et de postulats idéologiques, avec une méthodologie erronée, au

service d’intérêts particuliers.

Lorsque dans Le paradigme perdu : la nature humaine (1973) Edgar Morin s’intéressant à la

structure du champ humain déclare : « il est évident qu’aucune muraille de Chine ne sépare sa

part humaine de sa part animale ; il est évident que chaque homme est une totalité bio-psycho-

sociologique », il y a là un point de vue qui n’est pas clair. En effet dans ce contexte, « sa part

humaine » ne peut être définie que comme sa part « en propre ». Par définition donc, l’homme

Page 14: Chapitre 5 - C3E

— 14 —

ne peut la partager avec l’animal et il se trouve bien une frontière rigide entre ces deux aspects

identitaires de l’unité humaine. Que ces deux parts soient en constante transaction, s’influencent

l’une l’autre, est une toute autre affaire. Il va de soi que l’on peut tout à fait considérer l’homme

comme un animal mais ce n’est pas pour autant que tout animal est un homme. Par conséquent

il reste à savoir si cette part humaine existe, si elle est conséquente, si elle a des propriétés

particulières. Sur un plan biologique — physiologique si l’on souhaite être plus précis —, les

chercheurs s’accordent au moins sur le constat suivant : pour l’instant, seul l’homme possède

un néocortex (cortex préfrontal) développé que l’on placerait en parcelle 5 de la grille

représentant le champ sémantique du mot « homme ». Ce cortex préfrontal est le siège de

l’imagination créatrice et c’est probablement ce qui a incité l’anthropologue Maurice Godelier

dans L’idéel et le matériel (1989) à considérer l’hypothèse suivante : « l’homme a une histoire

parce qu’il transforme la nature. Et c’est même la nature propre de l’homme que d’avoir cette

capacité. L’idée est que, de toutes les forces qui mettent l’homme en mouvement et lui font

inventer de nouvelles formes de société, la plus profonde est sa capacité de transformer ses

relations "avec" la nature en transformant la nature elle-même. » Or, ces actions de

transformations ne peuvent être engagées qu’à la condition d’en avoir préalablement imaginé

le résultat, défini le processus et les moyens pour y parvenir. Cette capacité à imaginer des

formes nouvelles est bien une propriété du néocortex, mais attribuer celle-ci à la nature propre

de l’homme c’est confondre le résultat avec sa cause. « L’œil est fait pour voir et la main pour

prendre » ; non, faisait remarquer Nietzsche : « c’est parce que nous avons un œil que nous

pouvons voir et parce que nous avons une main que nous pouvons prendre ». De la même façon,

c’est parce que la nature — indépendamment de l’homme — lui a façonné un néocortex que

celui-ci peut penser, imaginer et créer.

Le philosophe grec Protagoras (485 av. J.-C.- 411 av. J.-C.) avait déclaré : « L’homme est la

mesure de toute chose. ». Cependant dans un livre désormais célèbre La Mal-Mesure de

l’homme, le paléontologue Stephen Jay Gould avait tenu à dénoncer une partie des inepties que

certains scientifiques de renom s’étaient pourtant efforcés de démontrer méthodologiquement

et mathématiquement [Gould, 2009]. Il faut dire qu’à une époque pas si lointaine, le sexisme et

le racisme ambiants avaient fait de l’homme blanc le seul représentant véritable de l’humanité.

Comme le stipule le paléoanthropologue Michel Brunet (né en 1940) « (…) alors qu’on le sait,

un intellectuel comme Anatole France avait un cerveau moitié moins grand que celui de

Cromwell, ce qui montre bien que la taille n’a pas grand-chose à voir avec l’intelligence »13,

pourtant presque à la même époque la craniométrie a connu un âge d’or et fut durant une période

considérée comme un fait établi [Gould, 2009, p. 63-148]. A cette époque nous dit Gould, « les

hommes ont donc été mal mesurés » [Ibid., p. 15] ; il édifie une sévère critique des méthodes

employées pour faire valoir un certain déterminisme biologique et montre ainsi tout le trouble

de l’époque quant aux rapports entre le biologique et le culturel, rapports fallacieux qui ont joué

un rôle ô combien significatif dans certains fonctionnements malheureux de la société

humaine14.

13 - http://www.laviedesidees.fr/Chercheur-d-ancetres.html, consulté le 19 mai 2016. 14 - Aux Etats-Unis, au titre d’une loi de l’Etat de Virginie sur la stérilisation, certains individus sains de corps et d’esprit et de

familles très modestes (culturellement parlant) ont été stérilisés de crainte qu’ils ne mettent au monde des enfants ignares

(« Trois générations d’idiots, cela suffit », selon Oliver Holmes), voir l’affaire Buck/Bell et lire le très émouvant épilogue de

Gould [Gould, 2009, p. 377 et 378].

Page 15: Chapitre 5 - C3E

— 15 —

Entre ceux qui recherchent la connaissance pour elle-même et ceux qui s’évertuent à légitimer

les rapports de domination de certains ordres sociaux (racisme, esclavagisme, eugénisme,

colonialisme, machisme, etc.) le commun des mortels, autant que l’initié, ne peut avoir que bien

des difficultés à extraire des données diffusées, une représentation claire et fidèle de ce qu’est

un homme : manque de connaissances, manque de méthode, poids des préjugés et des

jugements de valeurs, thèses scientifiques largement erronées, arrières pensées dominatrices

sous-tendant certaines recherches, et le débat n’est sans doute pas près de se clore.

On comprend d’ores et déjà assez aisément que saisir la représentation du mot « homme » dans

sa plénitude est une entreprise bien délicate et terriblement longue à établir du fait des trois

difficultés qui précèdent. Qui plus est, l’ensemble des sciences humaines montre aujourd’hui

combien toutes les frontières que l’on a cru bon d’établir pour définir l’homme sont devenues

poreuses, d’autant que celles-ci se noient dans un cadre cosmique dont on ne connaît pas encore

les limites ni l’origine, et encore moins l’aboutissement de ce processus en développement.

Vers la fin de sa vie, le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) avait tenté d’introduire une

nouvelle discipline dont l’objet aurait été de comprendre la nature humaine avec un essai intitulé

Anthropologie d’un point de vue pragmatique. Cependant, un tel projet n’a pas trouvé de

repreneur et s’est vite effacé du champ de la recherche académique. D’un point de vue

scientifique, la quête de la nature humaine apporte peu de certitude ; il est toutefois évident que

dans le type de sociétés complexes qui se développent aujourd’hui, l’acquis (la culture) joue un

rôle opérationnel probablement bien plus significatif que l’inné.

De nombreux auteurs très célèbres ont néanmoins utilisé le terme « nature humaine » sans

beaucoup de précaution. Lorsqu’il est évoqué c’est avec la pâle idée de le connoter d’une

manière plutôt sinistre, pessimiste et amère. Pourtant, les savants les plus avisés et les plus

sérieux sont très clairs sur cette question de « nature humaine », celle-ci n’est qu’une illusion

[Shalins, 2009].

Pour les anthropologues qui sont probablement les seuls à s’être penchés sur la question avec

une véritable perspective historique, et des observations diversement établies en de multiples

endroits du monde, il s’avère que : « Le point crucial est le suivant : pendant trois millions

d’années, l’évolution biologique des hommes a obéi à une sélection culturelle. Nous avons été,

corps et âmes, façonnés pour vivre une expérience culturelle. »15 [Sahlins, 2009, p. 104]. Pour

conclure en terme anthropologiques : « la culture est la nature humaine. » [Ibid., p. 105]. Par

conséquent, si la nature de l’homme dépend de sa culture alors il est évident que : « La nature

humaine est un devenir, fondé sur sa capacité à comprendre un système culturel approprié et

à agir conformément à lui ; un devenir, plutôt qu’un être toujours déjà là. (…) Nés ni bons ni

méchants, les hommes se façonnent dans l’activité sociale telle qu’elle se déploie dans des

circonstances historiques déterminées. » [Ibid., p. 107 et 109]. Rousseau avait vu juste,

l’homme est un être essentiellement culturel. Et Sahlins n’est pas le seul à voir les choses ainsi,

l’anthropologue Margaret Mead (1901-1978) renchérit : « Il est bien plus cohérent de

15 - Sahlins tient ouvertement à préciser : « En parlant du corps et de l’âme, il faut souligner que leur évolution chez les ancêtres

de la tradition occidentale est parallèle. Sans doute Platon s’opposait-il frontalement à certains sophistes lorsqu’il affirmait

que seule l’âme était capable de se mouvoir elle-même, qu’elle est plus ancienne que le corps qu’elle meut et qu’elle façonne. »

[Sahlins, 2009, p. 104].

Page 16: Chapitre 5 - C3E

— 16 —

considérer la nature humaine comme un matériau tout à fait brut et parfaitement indifférencié,

qui ne prendra une forme reconnaissable que lorsqu’elle aura été formée par la tradition

culturelle. » [Ibid., p. 110]. Sur un plan scientifique, on ne peut que reconnaître que, le regard

porté par les anthropologues sur la nature humaine apporte une bien meilleure « vérité » sur la

question que celui du commun des mortels ou même de certains savants qui se sont contentés

de fournir un avis focalisé sur des aspects partiels et localisés sur une population fixée au sein

du monde occidental.

De ce fait, on est obligé de refuser catégoriquement toute justification au nom de la « nature

humaine » d’alibis mutilants et n’ayant dès lors aucun fondement, tels que jugements de

valeurs, arguments réactionnaires au changement, justification mensongère à la ségrégation, à

la domination et à l’exploitation des hommes sous quelque forme que ce soit. Comme le stipule

Henri Laborit : « La référence au "naturel" n’est un alibi que pour défendre l’idéologie

dominante. » Rejoignant le point de vue de Sahlins, le biologiste et philosophe Henri Atlan (né

en 1931) va même jusqu’à avancer l’hypothèse que la nature de l’homme n’est pas définissable,

car sa nature c’est justement de ne pas en avoir [Van Eersel, 2008, p. 207].

b) A recherche de la notion de comportement dominant

Les recherches concernant la nature humaine ayant tourné court16 et toujours dans l’optique

d’étudier s’il existe un mobile sous-apparent au désir d’appropriation, une étude sur le

comportement s’impose comme suite à des investigations nécessaires à la dynamique de cette

recherche, car on peut être intuitivement amené à penser que si l’être conditionne l’agir, l’agir

est la seule expression de l’être. En effet, dans les transactions avec l’environnement et d’un

point de vue sociologique, ce qui importe n’est pas tant ce que l’homme est mais ce qu’il fait,

pourquoi et comment il le fait17. On cherche à savoir de quoi relèvent les rapports

d’appropriation et de domination qui ont structuré l’évolution de la condition humaine jusqu’à

présent ? Dans le même temps, certaines questions appellent à être abordées : peut-on changer

un comportement déjà affirmé d’un individu, peut-on façonner un comportement non encore

fixé, un comportement peut-il être façonné par la condition dans laquelle il s’exerce ? Si les

réponses s’avéraient positives, cela accréditerait la thèse de Rousseau relative au caractère

malléable et adaptable de l’homme et permettrait de songer à l’espoir d’institutions incitant à

un déconditionnement des rapports de domination.

Pour répondre à des stimuli, tant organiques que mentaux, internes ou externes, volontairement

imposés ou aléatoirement subis, les individus vont mettre en œuvre des stratégies d’action afin

d’assurer corrélativement tant leur survivre que leur mieux vivre. On peut ainsi définir le

comportement comme une stratégie intériorisée d’action automatisée permettant une réponse

stéréotypée et rapide à une même catégorie de stimuli. L’ensemble de ses stratégies participe à

la formation de la personnalité. Le comportement, qui mobilise pour l’action une stratégie

prédéfinie engrammée dans l’inconscient par une alchimie hormonale, se distingue donc très

nettement de l’action consciente, réfléchie, qui est le résultat d’une stratégie originale

16 - car connaître sans a priori la « nature humaine » est une donnée qui échappe aujourd’hui à la connaissance scientifique. 17 - Quelques chercheurs avaient abordé l’étude sur l’entrepreneur de cette même manière, prétextant que ce qu’il est important

de saisir n’est pas tant ce qu’est l’entrepreneur mais plutôt ce qu’il fait.

Page 17: Chapitre 5 - C3E

— 17 —

spécialement élaborée. Le psychologue Jean Piaget (1896-1980) s’était fondé à dire que « La

psychologie n’était pas la science de la conscience mais une science du comportement, de la

conduite. »

Comportement violent ou calme, agressif ou placide, peureux ou courageux, égoïste ou

prodigue, servile ou autoritaire, altruiste ou narcissique, modeste ou fat, respectueux ou

méprisant… aucun comportement catalogable n’existe seul ; il est toujours lié à son contraire

ou à sa simple négation. Ce type de constat renvoie au principe de l’unité des contraires qui

postule, par exemple, que l’autoritaire ne peut exister sans le servile sur qui exercer son autorité.

Maurice Godelier dans Horizon, trajets marxistes en anthropologie (tome 2) explique cela

comme suit : « Le principe de l’unité des contraires pose que des contraires, à la fois

s’impliquent et s’excluent, c’est à dire qu’aucun ne peut prendre la place de l’autre sans se

détruire comme tel, mais non qu’il soit identique à l’autre. » De ce fait, si un comportement

était général, absolu et constant pour toute l’humanité, il ne serait pas accessible à son

entendement ; non repérable, il n’existerait pas pour elle.

Dès l’instant où un comportement n’existe que grâce à la diversité de sa distribution, il est

possible de définir au moins une échelle de comparaison, sinon une échelle de mesure, et d’y

tracer la courbe de distribution de tout ensemble d’individus appartenant à un groupe

suffisamment important. Dans le champ des comportements, la loi n’est pas une loi

manichéenne, blanc ou noir, être ou ne pas être, oui ou non ; la loi est nécessairement

distributive et détermine une courbe de Gauss ou courbe en cloche.

A l’échelle de chaque comportement catalogué, chaque individu se positionne quelque part

mais jamais à l’infini. Par exemple, il peut être courageux mais pas infiniment ou absolument

courageux. Donc tout homme courageux est susceptible de ressentir peu ou prou, la peur. Dès

lors existe un levier qui permet d’envisager la possibilité de faire varier son comportement

premier vers le comportement contraire. De manière volontaire, il suffirait pour cela de

déterminer quels sont les stimuli qui induisent sa peur et soumettre le sujet à leur action

répétitive. L’intensité et le temps d’application feront le reste.

Appartenant à diverses structures (la famille, l’entreprise, la cité etc.), chaque individu va

développer un système comportemental spécifique pour chacune d’elles. Par exemple, il pourra

être tour à tour dominant et dominé, cela dépendra de la situation à gérer et des acteurs en

présence dans la structure d’appartenance où il se trouve momentanément inscrit. Henri Laborit

dans La nouvelle grille illustre ce type de situation : « Ce qui fait la solidité d’un système

hiérarchique complexe, c’est qu’on y trouve à chaque niveau de l’échelle des dominants et des

dominés. Dans un tel système, tout individu est dominé par d’autres mais domine un plus "petit"

que lui-même ; le manœuvre le plus défavorisé, dans notre système social, en rentrant chez lui

frappera du poing sur la table, s’écrira : "femme la soupe" et, si un enfant est un peu turbulent,

il lui donnera une claque. Il aura l’impression d’être le maître chez-lui, celui auquel on obéit,

celui qu’on respecte et qu’on admire, tout enfant prenant son père comme idéal du moi dans sa

tendre enfance. Cette dominance familiale lui suffira souvent à combler son désir de se

satisfaire. »

Page 18: Chapitre 5 - C3E

— 18 —

Le monde des comportements est un univers foisonnant et c’est bien ce qu’entend signifier le

sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002) : « Le monde social est un immense réservoir de

violence accumulée, qui se révèle lorsqu’elle trouve les conditions de son accomplissement. »

On pourrait se permettre sans prendre trop de risque de paraphraser Bourdieu en généralisant

de la façon suivante : le monde social est un immense réservoir de déterminismes

comportementaux accumulés, qui se révèlent lorsqu’ils trouvent les conditions de leur

accomplissement.

Afin de mieux comprendre l’émergence comme la constance des rapports de domination dans

la nature, de nombreuses expériences et observations ont été menées tant au sein du monde

animal qu’humain et dont certaines sont assez exemplaires. Dans L’homme imaginant, Henri

Laborit rapporte la suivante : « Des chercheurs ont observé au téléobjectif des groupes de

singes auxquels ils avaient préalablement implanté des électrodes dans diverses aires

cérébrales. Ces animaux se trouvaient en liberté dans un espace clos, et l’électrogénèse de

leurs aires cérébrales était enregistrée à distance. Il était aussi possible de les stimuler à

distance. Très rapidement ces animaux se constituent en société. Un chef apparaît qui soumet

les autres animaux à son autorité, son autorité sexuelle d’abord, évidemment. Une hiérarchie

s’établit ensuite progressivement parmi les autres et cette hiérarchie se trouve être liée au

comportement. Elle est fonction de l’agressivité. Le chef est le plus agressif. D’autre part, cette

agressivité est elle-même fonction de l’électrogénèse du système limbique et il fût possible, en

stimulant les neurones de ce système, d’influencer la hiérarchie, c’est à dire de transformer en

chef des esclaves. La stimulation du noyau caudé, au contraire diminue l’agressivité et

provoque rapidement une régression de l’animal stimulé dans la hiérarchie. Mais le plus

curieux est le fait suivant : les animaux, ayant à leur disposition des manettes permettant de

stimuler eux-mêmes les aires cérébrales des autres singes, trouvent assez rapidement que la

stimulation de son noyau caudé diminue l’agressivité du chef et le rétrograde dans la

hiérarchie. Ils en usent très largement dès que celui-ci devient trop dominateur… On objectera

que le singe n’est pas l’homme. On est malheureusement obligé de constater que le

paléocéphale humain, celui de l’agressivité, est semblable à celui du singe, et que tout homme

a dans son cerveau un grand anthropoïde qui sommeille. » L’humanité est sortie depuis bien

longtemps de son cadre naturel primitif. La vie sociale aujourd’hui, où les rapports humains ont

atteint une réelle densité en complexité, permet à chaque individu un positionnement personnel,

susceptible d’évolution volontaire ou contrainte, à l’échelle de chaque comportement catalogué,

et relativement à une situation déterminée d’exercice.

Ainsi pour chaque être humain, partie de sa personnalité, son profil comportemental est le

construit, engrammé dans l’inconscient à partir de données génétiques initiales, de son histoire

personnelle déterminée par l’ensemble de ses confrontations-transactions avec son

environnement particulier.

Si l’on s’attache à rechercher un ordonnancement des systèmes comportementaux qui animent

les êtres humains, on peut donner dans l’ordre : l’action gratifiante, le système domination-

soumission, le système agressivité-placidité. L’agressivité permet d’assurer la domination qui

facilite l’action gratifiante, comportement ultime qui conditionne la finalité de l’individu : le

maintien et la reproduction de sa structure vivante.

Page 19: Chapitre 5 - C3E

— 19 —

Cette présentation concernant l’évolution foisonnante des comportements humains alors qu’ils

s’échelonnent avec un large spectre entre le meilleur et le pire, admet une conclusion nuancée,

balancée entre l’espoir et l’appréhension. Espoir d’un changement conduit à partir de la

transformation des situations en vue d’offrir aux hommes un nouvel espace d’action les mettant

en condition d’autoprogresser, tant personnellement que collectivement. Appréhension d’un

changement imposé, pour leur propre profit, par des pouvoirs d’autant plus manipulateurs qu’ils

s’exerceraient dans un contexte de démocratie affichée mais trompeuse, discourant de liberté

mais actant par l’aliénation et l’exclusion, démocratie que le sociologue Erving Goffman (1922-

1982) qualifie à juste titre de totalitaire. Dans L’acteur et le système Michel Crozier faisait

savoir que l’on ne pouvait pas motiver les individus mais seulement les mettre en situation de

se motiver eux-mêmes. De la même façon, il est évident que l’on peut modifier leurs

comportements ; toutefois la part irréductible de leur liberté est de le faire eux-mêmes, quitte à

mener des actions collectives fortement solidaires afin de contraindre les dirigeants de chacune

de leur structure d’appartenance à mettre en place les conditions préalables, nécessaires au

changement.

L’espèce humaine est parmi toutes les espèces connues celle qui a atteint la première le plus

haut degré d’évolution, et c’est sans doute parce que la nature lui a donné les moyens de se

libérer des rigidités de sa genèse. Au fil du temps, l’homme a vraisemblablement été

conditionné pour remplacer de plus en plus de réponses instinctuelles stéréotypées par des

automatismes fonctionnels, engrammes inconscients de la société qui le produit. Aussi peut-on

espérer que cette évolution se poursuive dans une direction permettant d’échapper à des

rapports de domination et d’exploitation, probablement nécessaires pour débuter une histoire à

partir d’un monde primitif mais qui appellent assez vite à un dépassement ; la nature ayant

chaque fois montré comment la vie pouvait bifurquer ou rebondir de façon magistrale en cas de

nécessité.

1.1.3. Homo-economicus, propriétaire égoïste et dominateur ? pas pour toujours…

En étudiant les conditions d’émergence des différentes catégories de comportement avec un

peu plus de profondeur en fonction des recherches récemment établies, on saisit bien mieux

pourquoi un détour sur la « nature humaine » était incontournable. Aristote et les Modernes

avaient songé fonder la propriété en réponse à la nature de l’homme. Or, si l’on suit la thèse

d’Henri Atlan à savoir que l’homme n’a pas de nature car le propre de celle-ci est d’être

changeante, leur raisonnement sans explication et sans appui théorique n’a plus aucune valeur.

Qui plus est, comme on l’entend souvent aujourd’hui, dire que le capitalisme va perdurer parce

qu’il est conforme à la nature humaine n’a aucun sens.

De même que certains économistes avaient fondé leur théorie sur le trait dominant du caractère

égoïste d’homo sapiens, individu ne cherchant qu’à assouvir ses désirs par un « choix

rationnel », ont établi leurs thèses à partir d’une hypothèse fausse. Il n’aurait pas été mieux de

fonder une théorie sur les bases de l’altruisme pour les mêmes raisons ; puisqu’en réalité le

comportement humain dépend des conditions dans lequel il s’exerce et est toujours balancé

Page 20: Chapitre 5 - C3E

— 20 —

avec des degrés divers d’intensité en variant constamment entre deux extrêmes altruisme et

égoïsme. La réalité est bien plus complexe que ce que les premiers économistes avaient cru bon

déceler en première approche. Ainsi, un individu purement égoïste et rationnel tel que celui-ci

a été pensé par certains économistes, dans la réalité ça n’existe pas ! Le comportement et la

rationalité dépendent d’une circonstance dans laquelle un évènement appelant à une réponse

s’exerce et des connaissances dont dispose l’individu pour y répondre ; la réalité offre un

foisonnement tellement diversifié et complexe de situations différentes qu’il est impossible

d’enfermer l’homme à l’intérieur d’une caricature aussi rigide et un tel portrait de l’homme

reste alors une fiction.

Si la nature humaine est un paramètre indiscernable, rien ne dit pour autant que les hommes se

comportent en aveugles et qu’un filtre invisible à leur niveau de conscience puisse agir en

arrière-plan, Adam Smith avait déjà eu l’intuition d’une main invisible. Un principe semble

malgré tout assez rassurant, les hommes ne font que ce que la nature leur permet de faire. Smith

n’était pas tombé dans le piège de confiner la morale et l’économie politique à l’intérieur

d’aspects téléologiques mais il avait gardé le sentiment d’un progrès dans le déploiement de

l’histoire humaine. Cependant, « La providence de la "main invisible" n’est jamais que la série

des conséquences non voulues d’actions guidées par des principes et des motifs inscrits dans

la nature humaine. Les actions ne sont pas motivées par des fins ultimes ; leurs auteurs ne sont

même pas informés des conséquences qu’elles peuvent avoir au-delà de leur effet immédiat.

Les hommes agissent en aveugles quant aux suites de ce qu’ils font. » tiennent à souligner

Dardot et Laval [Dardot, Laval, 2010, p. 39]. Smith ne pouvait raisonner qu’en fonction des

connaissances qu’il possédait à son époque et celles-ci étaient loin d’être aussi approfondies en

matière de compréhension de l’action humaine que celles que l’on peut extraire aujourd’hui des

recherches scientifiques actuelles. En effet s’il est manifeste qu’ici-bas les hommes semblent

agir en aveugles, bien que l’on puisse tout de même accepter que progressivement ils le soient

de moins en moins, il est fort probable que ces agissements soient bornés à l’intérieur de limites.

Autrement dit, même aveugle l’homme ne fait pas n’importe quoi, il ne fait que ce pourquoi il

est programmé par la nature. On rappelle ici l’intuition de Kepler, il y a un plan et dans la limite

de ce plan l’homme est libre. Spinoza ne pensait pas autrement lorsqu’il faisait allusion à la

« libre nécessité ». Chaque être humain, conscient ou non, est animé par une « cause de soi »

lui permettant de se comporter comme un élément auto-organisateur, s’agissant comme le

précise Henri Atlan d’« Un autofaçonnement de soi-même qui ne nie pas le déterminisme de la

nature, mais au contraire, ne fait que l’exprimer. » [Van Eersel, 2008, p. 215].

On peut aisément admettre qu’à l’exception d’homo sapiens chaque espèce évolue dans un

cadre environnemental dont il ne lui est pas possible de bousculer les frontières. Un dauphin,

un singe ou même un groupe de singes ne peuvent pas faire exploser la planète, par exemple,

cela n’entre pas dans leurs potentialités, chaque espèce est entièrement conditionnée par des

limites propres qui lui sont données par la nature. Par ailleurs, même si l’on s’accorde sur le

fait que les potentialités humaines sont infiniment plus vastes que toutes celles des autres

espèces, il est cependant tout à fait plausible que celles-ci peuvent parfaitement connaître des

bornes ; quand bien même ces dernières ne soient pas décelables par les membres eux-mêmes

de l’espèce. On conçoit qu’un singe n’a fort probablement pas conscience qu’il lui est

impossible de faire exploser la planète, une telle perspective se situe assurément en dehors de

Page 21: Chapitre 5 - C3E

— 21 —

l’imaginaire d’un singe (pour l’instant). De la même façon qu’un poisson ne peut pas sortir de

son bocal, l’homme agit vraisemblablement à l’intérieur de certaines limites ; comme tient à le

préciser Henri Atlan, l’homme ne peut faire que ce que la nature lui permet.

Au sein de la jeune espèce humaine, le monde social se construit au départ sur les mêmes bases

que le monde animal primitif, c’est-à-dire à partir d’un socle de relations hiérarchisées issues

d’une organisation régie par une chaîne de rapports de domination. Un équilibre se traduit à

l’intérieur d’un modèle que l’on peut considérer alors comme primordial. Compte tenu de la

durée de vie probable de l’espèce, supposée encore assez longue18, et de ses capacités créatrices,

il n’est pas impossible que les humains parviennent à s’extirper de ces conditions premières

(hiérarchies, dominations), tout comme ils sont parvenus à s’extirper d’une partie des aléas tels

que la famine, la peste, le choléra, etc. Dans les années 1980, le cosmologue Carl Sagan avait

déjà estimé qu’« Il doit exister des systèmes sociaux qui fonctionneraient mieux que les nôtres.

En bonne tradition scientifique, notre tâche est de les découvrir. » [Sagan, 1981, p. 334].

Ainsi la conception « hobbésienne » de la Bellum omnium contra omnes (« la guerre de tous

contre tous »), talonnée par la conception « rousseauiste » — toujours restée secondaire et dans

l’ombre —, d’une nature qui serait saine et d’une société « pervertisante », a toujours été

dominatrice. La culture est alors considérée comme « un vernis superficiel et sensible aux

attaques de l’avidité naturelle de l’homme, renforcée par la loi du plus fort. » [Sahlins, 2009,

p. 46]. L’une comme l’autre manquait de profondeur dans la compréhension de ce qu’est

l’homme en tant qu’élément totalement inclus à la nature, et non pas en opposition avec elle.

Considérer la « nature humaine » comme une justification toute prête à assurer n’importe quel

penchant, affublant ou relevant l’homme, n’est en rien un argument scientifique et l’on ne peut

qu’achever cette étude en citant les dernières paroles de l’anthropologue Marshall Sahlins

concluant ainsi son essai La nature humaine, une illusion occidentale : « Tout cela n’a été

qu’une longue erreur. Je conclus modestement en disant que la civilisation occidentale est

construite sur une vision pervertie et erronée de la nature humaine. Pardon, je suis désolé,

mais tout cela est une erreur. Ce qui est vrai en revanche, c’est que cette fausse idée de la

nature humaine met notre vie en danger. » [Ibid., p. 111].

Il est important de retenir que si un comportement était général, absolu et constant pour toute l’humanité,

celui-ci ne serait pas accessible à son entendement en raison du principe de l’unité des contraires — la

réalité n’étant perceptible que sous forme d’une dualité, jamais dans la totalité de son unité absolue (un

état qui n’aurait pas son contraire ne serait pas visible d’un point de vue humain : si le monde était

totalement noir, le blanc n’existerait pas). Non point que l’existence d’une nature humaine soit niée mais

non repérable, qui plus est variable suivant la culture des groupes humains, celle-ci ne peut pas être

appréhendée globalement. Un tel état de fait rend le concept de « nature humaine » indiscernable,

autrement dit pour l’instant vide de sens — sans signification.

Mobiliser un tel concept en vue de défendre une cause quelconque ne ferait ainsi que rajouter du désordre

dans le monde.

18 - bien que rien ne permette de prédire la durée de vie d’une espèce qui agit aussi profusément sur son environnement.

Page 22: Chapitre 5 - C3E

— 22 —

1.2. De l’appropriation des territoires à celle des moyens de production

On cherche à porter un regard sur l’évolution des sociétés afin de comprendre comment ont

opéré les groupes humains pour s’approprier des territoires et comment quelques-uns d’entre

eux sont parvenus à faire de même avec les moyens de production.

Au préalable une précision est néanmoins nécessaire. Les chercheurs ayant œuvré au sein de

l’anthropologie sociale n’ont pas connu en interne au sujet de l’évolution des sociétés les débats

virulents ayant animé les sciences naturelles au sujet de l’évolution des espèces — comme on

l’a vu les controverses furent assez vives en sciences naturelles entre fixistes et transformistes

au XIXe siècle (cf. Chapitre 1). En effet, l’évolutionnisme en anthropologie sociale a toujours

été admis [Testart, 2012]. Il est cependant important de noter que l’anthropologie sociale étudie

l’évolution des formes de sociétés (organisation sociale des groupes humains) et uniquement

ce fait (n’entrent pas en jeu dans cette discipline l’évolution de l’homme lui-même, celle de la

Terre, ni celle du cosmos…). Un autre point concernant la conception de l’évolution que les

anthropologues se font aujourd’hui doit immanquablement être clarifié « (…) la conception de

l’évolution qui en ressort n’est pas du tout celle du progrès social. Il n’est pas interdit

d’envisager un progrès futur (ni d’œuvrer dans ce sens), mais la seule certitude — et n’est

certain que ce qui est passé — est à la fois qu’il a existé un état idyllique premier, une sorte de

paradis perdu des sociétés primitives, et que l’évolution ne peut s’exprimer qu’en termes de

chute ou de dégénérescence. » [Ibid., p. 11]. Se tient donc la croyance assez tenace que le

développement technologique corrompt, fabriquer un tomahawk19 c’est déjà réaliser un outil de

guerre. Les peuplades primitives que les savants du XVIIIe vont appeler « les sauvages »

auraient demeuré dans une sorte d’état de grâce, un bonheur permanent et imperturbable. A

cette époque, comme le rappelle Alain Testart, « Le progrès technique n’est pas nié, mais il est

vu comme engendrant une dégradation morale, ce qui fait que l’état social des "sauvages" soit

meilleur que celui des civilisés. » [Ibid., p. 26].

On situe généralement le point de départ des sciences sociales avec les textes de Montesquieu

(De l’esprit des lois (1748) est un bon exemple), c’est-à-dire vers le milieu du XVIIIe siècle et

la première moitié du XIXe (avec des auteurs tels que Tocqueville et Marx). Ainsi « la pensée

de l’évolution sociale précède celle de l’évolution biologique » [Ibid., p. 28] et par conséquent

celle de l’évolution économique — l’évolution des sociétés se repère bien plus facilement que

celle des espèces. Les premiers anthropologues étudiant l’évolution des sociétés remarquent

d’emblée et sans ambigüité que « le mécanisme fondamental reste que les gens apprennent et

que l’humanité progresse » [Ibid., p. 29]. Les preuves sont assez flagrantes à leurs yeux : « On

le voit à ce que l’on sait maintenant faire des canons et des laminoirs, ce que l’on ne savait pas

faire au Moyen Age. Et les "sauvages" témoignent d’une période plus lointaine encore pendant

laquelle l’humanité savait à peine faire ce que savait faire le Moyen Age. » [Ibid., p. 30]. Un

peu plus tard, une seconde vague d’anthropologues va chercher à établir « que la matrilinéarité

précède la patrilinéarité, que l’organisation en clans est la forme la plus ancienne de la société,

que l’animisme est la première forme de la religion ». Cependant, « (…) il ne fait aucun doute

aujourd’hui que, partout, elle échoue, et ce non seulement parce que son objet est beaucoup

plus complexe que ce qu’elle imagine, mais aussi parce qu’elle ne se donne pas les moyens de

19 - mot d'origine amérindienne désignant une hachette de bois composée d’une partie tranchante et acérée.

Page 23: Chapitre 5 - C3E

— 23 —

prouver l’évolution qu’elle suppose. » [Ibid., p. 37]. Chacun comprend aisément qu’il est bien

plus délicat de comparer des institutions sociales que des outils matériels, attendu que les objets

de l’archéologie ne peuvent pas en eux-mêmes tout expliquer concernant le fonctionnement

social des groupes (« les traits sociaux ou culturels ne s’inscrivent pas dans l’outillage », « 90

ou 95 % des phénomènes sociaux ne sont pas archéologiquement visibles parce qu’ils ne

laissent aucune trace matérielle ni ne s’inscrivent de quelque façon que ce soit dans ou sur le

sol » [Ibid., p. 46 et 76]).

1.2.1. Propriété et richesse du paléolithique supérieur au néolithique

En arrondissant les chiffres, le paléolithique supérieur s’étend environ entre – 40 000 et

– 10 000 ans, même s’il est encore question que quelques homos sapiens néanderthalensis

subsistent encore à part entière, l’homme moderne homo sapiens sapiens va absorber la

diversité des genres : « Mais à partir de 40 000 ans, à partir des débuts du paléolithique

supérieur, le nouveau genre d’homo qui apparaît et restera le seul en lice, le sapiens sapiens,

possède les mêmes facultés que nous. » [Testart, 2012, p. 277]. Cependant « L’archéologie nous

montre des peuples chasseurs partout avant dix mille ans. » [Ibid., p. 82] ; cela signifie que la

notion de propriété n’a pas encore de sens à cette époque, ces chasseurs étant traditionnellement

mobiles de territoires en territoires afin de suivre le mouvement du gibier et être en mesure de

le capter. A l’origine toutes les peuplades humaines ont commencé par être chasseurs, aucune

n’a commencé agricole. « Aucun signe d’agriculture ni d’élevage pendant toute la

période. L’homme reste un chasseur, chasseur de gros et de petit gibier, et accessoirement un

cueilleur (…). » [Ibid., p. 198].

Il faut donc attendre le néolithique (à partir de – 10 000 ans) pour voir apparaître les premiers

agriculteurs, par conséquent les premiers sédentaires puisque « l’agriculture, permettant la

sédentarité, l’imposant, même, met fin à la mobilité traditionnelle des chasseurs-cueilleurs. »

[Testart, 2012, p. 118]. En s’appuyant sur les observations dégagées par les anthropologues, on

peut ainsi signifier que « Dans un régime de chasseurs-cueilleurs nomades, il existe assez peu

de biens matériels susceptibles d’exciter la convoitise. (…) Mais d’une façon générale, la terre

n’appartient à personne, même s’il serait malséant de s’aventurer sur les terrains de chasse

habituels de groupes dont on ne s’est pas assuré l’alliance. » [Ibid., p. 272 et 273]. A cette

période, il n’existe pas de gens assez démunis de sorte à ce que leur exploitation soit possible

[Ibid., p. 273] ; « La propriété des moyens de production, parce qu’elle est le fait de tous, ne

permet à personne d’exercer sur les autres la domination ordinaire qui est le lot de nos sociétés

historiques depuis les grecs à nos jours » et Alain Testart rajoute « En conséquence, elle n’est

pas désirable. Il n’y a aucune raison d’accumuler arcs et flèches, pilons ou mortiers » [Ibid.]. Il

qualifie ainsi ces sociétés d’« achrématiques », car la richesse y est peu développée (tout juste

quelques colliers de coquillages ou de dents animales forment un surplus) et l’accumulation de

biens matériels au-delà d’un nécessaire factice n’apparaît pas comme une aspiration désirable.

Cependant, Testart rejoint exactement l’affirmation de son confrère Laborit lorsqu’il évoque

l’action gratifiante comme étant l’élément sommital moteur du comportement humain : « (…)

probablement dans toute société, certains de ses membres peuvent jouir de plus de

considération que d’autres et que la recherche de la considération sociale paraît avoir été, en

Page 24: Chapitre 5 - C3E

— 24 —

tout temps et en toute région, une motivation importante de la vie en société. D’une société à

l’autre, les raisons de la considération sont bien diverses ; mettons de côté celles qui tiennent

à la naissance, noble ou d’origine divine ; reste encore une palette diversifiée de raisons :

habileté technique, connaissance du rituel, piété, aptitude au leadership, aide fournie aux

démunis, sociabilité, etc. Pour ce qui nous occupe, à savoir la production chez les chasseurs-

cueilleurs, celui qui aura chassé plus et distribuera en conséquence plus aux autres jouira de

plus de considération. » [Ibid., p. 274]. Mais, souligne Testart, une autre raison peut pousser à

la production de biens matériels — montrant d’ailleurs tout l’intérêt de ne pas dissocier

l’économie de la société —, c’est que les biens matériels peuvent au travers des échanges servir

à se libérer de certaines obligations, c’est-à-dire qu’ils peuvent en l’occurrence servir à payer

le ‟prix de la fiancée”20 par exemple.

Ce prix à payer va servir de moteur à une motivation productiviste et devenir l’axe du

développement technique. Tant que les hommes étaient enfermés dans le ‟service pour la

fiancée” — souvent obligation à vie —, il n’y avait aucun mobile en vue pour chercher à

améliorer la production. Dès que le ‟prix de la fiancée” fut institué, le début d’une stratégie

d’incitation à accroître et à parfaire la production a pu se développer car celle-ci permettait alors

aux gendres d’abréger leur temps de service, voire de l’abroger en donnant des biens à la place

de la fiancée. Il est évident qu’une telle nouveauté a alors des conséquences importantes sur la

vie en société et, s’étendant au groupe, son impact est d’autant plus conséquent. Preuve en est

qu’en ces temps reculés les innovations techniques viennent déjà bouleverser l’ordre social

établi, même si le technique et le social n’évoluent pas dans les mêmes rapports — stagnations

et régressions étant souvent de mise. En termes d’évolution, le paléolithique reste néanmoins

l’époque de la lenteur.

Toute proportion gardée, le néolithique — étymologiquement âge de la pierre polie, celle-ci fut

inventée par les chasseurs-cueilleurs [Ibid., p. 274] — va être synonyme d’accélération (en ce

sens certains anthropologues parleront de révolution néolithique)21 et c’est l’époque où l’on

voit apparaître les premières peuplades agricoles. Les anthropologues vont ainsi faire le constat

que les groupes ayant opté pour le modèle du ‟prix de la fiancée” — modèle à fort potentiel

évolutif — vont inventer ou adopter le mode de vie agricole partout où cela est possible [Testart,

2012, p. 318] ; ces derniers parviendront même à coloniser des terres impropres à l’agriculture

que les premiers ne sauront jamais conquérir. Preuve en est désormais que ce sont bien les

conditions sociales qui, au départ, suscitent ou non le développement technique, et par-delà

même le potentiel évolutif global des groupes humains.

20 - Alain Testart explique qu'à l’intérieur de certaines peuplades la coutume exige qu’un jeune homme qui désire obtenir les

faveurs d’une fiancée devait en contrepartie se mettre indéfiniment au service de son beau-père, ce que l’anthropologue appelle

le « service pour la fiancée ». Or, « (…) rien n’est plus simple que de passer du service pour la fiancée au prix de la fiancée :

tel homme dans la force de l’âge et expert dans la fabrication d’un canot monoxyle, c’est-à-dire taillé en un seul bloc dans un

tronc d’arbre, travail long et pénible avec des outils de pierre, proposera à son beau-père, plutôt que d’aller relever les collets

et autres pièges, ou de chasser pour lui des années durant, ce pour quoi il n’est pas forcément doué, de lui fabriquer un canot ;

le beau-père n’a pas de raison de refuser ; on passe dans ce cas, même si ce n’est pas encore la coutume, du service pour la

fiancée au prix de la fiancée. » [Testart, 2012, p. 275]. D’un point de vue économique, cette explication est très intéressante

car elle permet de mesurer la raison d’une combinaison gagnante entre la spécialisation des individus dans une fonction de leur

choix et le développement des échanges. 21 - « Vers 10 000, de façon très approximative, tout s’accélère. (…) Tout s’accélère, jusqu’à l’invention de l’agriculture, après

quoi tout s’accélèrera d’ailleurs encore plus. » [Testart, 2012, p. 325 et 326].

Page 25: Chapitre 5 - C3E

— 25 —

Les premières sociétés humaines naissent en dehors de toute richesse matérielle tout

simplement parce que les hommes des temps primitifs fabriquaient peu et que leurs réalisations

étaient frappées d’impermanence. Comme on l’a vu, les premiers objets matériels fabriqués

servent à payer le ‟prix de la fiancée” afin de se libérer des corvées viagères exigées par le

beau-père en échange de sa fille, corvées qui représentaient un facteur d’oppression. Fabriquer

et échanger des biens permet de surseoir à cette dépendance et a donc un côté libérateur. Les

recherches menées en ethnologie montrent « (…) partout des sociétés de chasseurs-cueilleurs

où le futur mari doit payer, de sa personne, pour obtenir une épouse. Et quand se développe la

production matérielle, elle se développe dans ces structures sociales. Quant naît la richesse,

elle naît sur ce fond social plurimillénaire et elle sert d’abord et avant tout à payer pour les

femmes. » [Ibid., p. 401]. Dès qu’elle fait son apparition, la richesse est un facteur de liberté,

mais paradoxalement elle est dans le même temps facteur d’oppression. Car désormais pour

devenir libre, il est nécessaire de se montrer courageux en se mettant au travail. Déjà, les riches

vont tout rafler : « Le pauvre ne pourra plus se marier du tout, ou il ne pourra le faire que dans

des formes dépréciées, ou encore il entrera en servitude, ce pour quoi nous avons maints

exemples en ethnographie. (…) Rien ne sera plus évident dans les temps historiques que la

richesse dans sa fonction d’oppression et de domination. » [Ibid., p. 404]. Ainsi naquit la

richesse, lorsque le père accepta de laisser partir sa fille en échange d’un contenu matériel fixe

et libératoire22.

S’il a fallu remonter le temps jusqu’à la naissance des premières peuplades agricoles, c’est parce

que c’est à moment particulier que vont naître les deux formes de la propriété, après l’apparition

de la richesse, celle-ci étant un préalable nécessaire à l’instauration et au développement de ces

formes. A cette époque, chacun dispose d’un champ ou d’un jardin et possède quelques

instruments agricoles assez simples et « Il n’existe pas de salariat, et donc pas de pouvoir sur

ceux que l’on paye. » [Ibid., p. 407].

Ce que savent les anthropologues concernant la propriété à cette époque de l’histoire de

l’humanité « C’est que l’on y est propriétaire que dans la mesure où l’on utilise l’objet en

propriété ; sinon le titre de propriété est perdu, au bout de quelques années. » [Ibid., p. 407 et

408]. Cette forme de propriété est appelée par Alain Testart « propriété usufondée » ; c’est-

à-dire « fondée sur l’usage continue à travers le temps et pour autant que cet usage puisse être

démontré. » [Ibid., p. 408]. L’anthropologue fait remarquer qu’avec cette conception de la

propriété, les conditions d’une rente foncière ne peuvent pas exister, car si l’on prend un lopin

de terre pour exemple, alors au bout d’un moment ce serait le cultivateur qui serait considéré

comme le propriétaire du lopin, puisque c’est ce dernier qui en ferait usage.

Ce genre de propriété ne s’applique d’ailleurs qu’à la terre, les chercheurs en anthropologie

sociale pensent désormais qu’il est vraisemblable que cette forme de propriété existait déjà chez

les chasseurs-cueilleurs, car la propriété collective des temps jadis est un mythe, disent-ils. A

ce titre, Testart cite son confrère Birket-Smith faisant observer que chez les Inuits :

22 - Le fait est un peu plus complexe, on l’a ici restreint à son aspect principal, pour les autres aspects voir [Testart, 2012, p.

405].

Page 26: Chapitre 5 - C3E

— 26 —

« En principe, la situation est celle-ci : la possession personnelle est conditionnée par

l’usage réel de la propriété ; un homme qui ne sert pas de sa trappe à renard doit permettre

à un autre individu de la placer ; au Groenland un homme qui possédait déjà une tente et

un oumiak ne pouvait pas encore en recevoir par héritage, car il était entendu que personne

ne pouvait réclamer et utiliser plus d’un exemplaire de pareils objets. »

Kaj Birket-Smith cité in [Testart, 2012, p. 409]23.

Cette première forme de propriété diffère radicalement de la forme de propriété que l’on connaît

dans les sociétés contemporaines que Testart nomme « propriété fundiaire » : « parce qu’elle

est fondée sur la considération du fond, indépendamment du travail qu’il suscite ou de l’usage

qui en est fait. » Cela a pour signification que cette forme de propriété est « (…) indépendante

de l’usage qu’en fait le propriétaire, soit qu’il l’utilise lui-même, soit qu’il la loue, soit qu’il la

laisse en friche » [Ibid., p. 408].

Une telle distinction est cruciale, dit Testart, car la richesse n’a ainsi pas la même fonction dans

les sociétés fondées sur un régime de « propriété usufondée » que dans celles fondées sur celui

d’une « propriété fundiaire » où la richesse peut s’investir dans divers moyens de production et

devenir une source de revenus. Dans ce second cas, la richesse devient la base la puissance

économique [Ibid., p. 409].

L’anthropologie sociale défendue par Alain Testart fait ainsi apparaître trois mondes :

- « monde I » : sociétés sans richesse, et tout au plus propriété usufondée ;

- « monde II » : sociétés avec richesse et propriété usufondée ;

- « monde III » : sociétés avec richesse et propriété fundiaire. »

[Testart, 2012, p. 409]

Pour lui, il est clair que la flèche de l’évolution sociale constitue à produire le développement

suivant : du « monde I » vers le « monde II », puis vers le « monde III ». L’anthropologue

montre de façon très concrète au fil des pages de son ouvrage — comme l’avait fait dans son

domaine le géophysiologiste Peter Westbroek [Westbroek, 2009, p. 25] — l’existence d’un

cliquet élévateur (une sorte de cric, métaphoriquement parlant) à l’œuvre qui organise un

développement irréversible et cumulatif dans des systèmes complexes en les élevant stade par

stade afin d’être plus. D’autre part concernant l’usage qui est fait de la richesse, Testart avance

que « Tous les riches ont probablement partout dans le monde et à toute époque donné des fêtes

somptueuses (…) » ; cependant, fait-il remarquer, dans le régime de propriété usufondée la

richesse ne peut pas être réinvestie autrement que dans de somptueuses dépenses festives

collectivement partagées. Un commentaire qui montre explicitement le point de blocage de

l’évolution économique, mis à part l’investissement dans de nouvelles dépenses festives,

23 - Testart fait par ailleurs remarquer que les biens évoqués par Birket-Smith ne concernent pas les objets superflus ou de pur

luxe (pouvant être accumulables) mais ceux qui ont la qualité de moyens de production. Il ajoute à ce titre à propos de certaines

populations de chasseurs-cueilleurs tropicaux que « (…) les Négritos (Semang) de Malaisie lorsqu’ils repèrent un arbre avec

des fruits presque mûrs, qui apposent un simple signe qui suffira à leur assurer en assurer la récolte : un tel arbre a aussi la

qualité de moyens de production, dont use celui qui l’a repéré et qui viendra prendre les fruits, et personne d’autre que lui n’a

de droits sur eux. » [Testart, 2012, p. 409].

Page 27: Chapitre 5 - C3E

— 27 —

aucune autre nouveauté ne pourra émerger. On voit ainsi nettement le point de blocage que

cette forme de propriété institue et que sans l’invention d’une nouvelle forme de propriété,

l’évolution économique ‟tourne en rond” ; il n’y a plus moyen d’accéder à un palier supérieur,

sauf à passer un cap : inventer une nouvelle forme de propriété.

Il faut reconnaître que les travaux d’Alain Testart représentent un point d’appui notoire, car ils

permettent de mettre en lumière un élément crucial dans le développement des sociétés qui est

le suivant : l’importance de la forme de propriété comme facteur potentiel de développement

des sociétés. En effet, celui-ci conditionne étroitement le potentiel évolutif sur le plan

économique et social de tout groupe humain ; comme Testart le fait très clairement ressortir

lorsqu’il expose les trois mondes, ci-avant présentés, qui se sont constitués depuis les temps

paléolithiques à nos jours.

Un tel retour en arrière, par le biais de recherches menées en anthropologie sociale, dans

l’histoire des sociétés était indispensable pour aboutir à pointer du doigt le facteur majeur

responsable de l’évolution économique. Par conséquent, de faire ressortir un nouvel espace de

travail, car si l’on souhaite étudier les possibilités nouvelles qui s’offrent aux hommes de

pouvoir accéder à de nouvelles formes de propriétés — puisque rien ne dit qu’il n’existe pas

d’autres formes en mesure de succéder à celles qui ont été inventées jusqu’à présent —, il est

désormais évident qu’un tel espace demeure un point à ré-étudier et à l’intérieur duquel il est

nécessaire d’ouvrir de nouvelles perspectives.

D’où la prise de considération suivante :

L’importance de la forme de propriété comme facteur potentiel de

développement des sociétés

1.2.2. Du monde féodal au monde « censé »

On peut désormais se transporter au cœur l’époque médiévale car on y trouve un exemple

concret et assez bien connu de ce que la propriété « fundiaire » définie par Testart a pu générer.

En effet, à cette époque le seigneur, grand propriétaire et maître tout puissant, est le personnage

dominant résidant sur ses terres et à qui la paysannerie va devoir payer une redevance (la

censive) ou se soumettre au servage (réalisation de corvées). A cause de l’aggravation de

l’insécurité, bon nombre de paysans ont alors cherché à s’assurer de la protection du seigneur

en échange de la propriété de leur terre, tout en conservant leur tenure (ils ne possèdent plus

dès lors que la jouissance de la terre, le fond demeurant la propriété du seigneur). On est bien

là tout à fait dans le cadre de la propriété fundiaire : le seigneur possédant le fond et le paysan

l’usage. C’est ainsi que la plupart des terres vont peu à peu se voir intégrer dans des réseaux

hiérarchisés de protection.

Page 28: Chapitre 5 - C3E

— 28 —

Cet échange de bons procédés, protection contre cens, aurait pu perdurer ; cependant, la poussée

démographique du XIe siècle, combinée à des échanges monétaires qui se développent à

nouveau, va venir bouleverser l’ordre que la féodalité était parvenue à instaurer.

On en arrive au fait que les tenures sont déjà la marque de l’esprit d’une propriété

individuelle : « Il n’en reste pas moins que ces tenures ont déjà la plupart des traits d’une

véritable propriété individuelle, dont le censitaire peut disposer librement : l’exploiter, la

vendre, la morceler, la transformer à son gré. C’est ainsi que dès le XIVe siècle, dans de

nombreuses coutumes, le tenancier censitaire est déjà qualifié de "propriétaire". » [Lepage,

1985, p. 57]. Le féodalisme donne ainsi naissance à une forme de propriété où une classe de

paysans va devenir « les petits propriétaires libres du XIXe siècle. » [Ibid., p. 57 et 58]. La

mentalité paysanne du point de vue de l’appartenance de la terre réside dans le fait que le sol

est en train de devenir un bien familial, le chef de famille n’en a la charge que temporairement,

il doit en prendre soin afin de le transmettre intact aux générations suivantes.

La naissance de cet esprit « individualisme possessif », nommé ainsi par les historiens comme

représentatif d’un attribut culturel et sociologique, transmissible de surcroît au sein d’une lignée

familiale, a été vue comme une sorte de « capitalisme primitif » ; thèse qui sera soutenue par

Marx, Engels et Weber. C’est notamment dans l’Angleterre du XVIIIe — et peut-être même

bien dans celle du XIVe, selon l’historien Alan Macfarlane —, que ce phénomène va être le plus

marquant. En effet, ce pays est en avance sur le reste de l’Europe du point de vue des mentalités

et des règles juridiques [Ibid., p. 58 et 59] ; « Les propriétés s’échangent, se vendent, se

morcellent bien plus fréquemment et aisément qu’ailleurs » et « (…) l’idée que la jouissance

d’une terre est un bien impartageable. » [Ibid., p. 59]. Cette mentalité individualiste ainsi que

le caractère marchand de la terre, surpassant la transmissibilité familiale, serait donc bien plus

ancien que ce que l’on avait pensé au départ. Par conséquent, à considérer la propriété

individuelle comme l’un des traits les plus marquants du capitalisme, il devient difficile de

l’expliquer en des termes conséquentiels d’évènements religieux comme l’a soutenu Weber, ou

comme le déroulement successif de faits économiques notamment des échanges marchands et

monétaires, comme l’ont fait Marx et Engels.

1.2.3. De la coutume à l’institution du droit

Comme on l’a vu ci-avant en fouillant dans les recherches anthropologiques, déjà au sein des

sociétés ancestrales celui qui, de loin, avait repéré le premier un arbre dont les fruits étaient

mûrs, marquait d’un signe que cet arbre était sa propriété, par convention ses congénères

admettaient qu’il était sien. Par conséquent, il en était de même pour ses fruits, acquiesçant

ainsi le fait que nul autre que le propriétaire n’avait à se servir sur cet arbre. Cette idée assez

curieuse que les hommes se soient tacitement accordés de s’abstenir de toucher à la propriété

d’autrui va être reprise et défendue par un auteur du XVIIe siècle, Hugo Grotuis (1583-1645),

resté célèbre notamment pour avoir théorisé le droit naturel et dont les ouvrages à l’époque

circulèrent à travers l’Europe entière. En effet, dit Grotius, sans cette convention tacite qui

provient du fait que chacun est en mesure de faire usage de sa raison afin d’admettre quelques

règles morales, il ne pourrait y avoir de paix et d’ordre civil. L’originalité de Grotius réside

dans sa dextérité à élever au rang de principe fondateur du droit ce qui au départ n’était que

Page 29: Chapitre 5 - C3E

— 29 —

règle morale : « avec Grotius, le fondement de l’ordre social devient le respect par chacun des

droits (personnels) des autres », Richard Tuck, philosophe anglais, cité par [Lepage, 1985, p.

66]. Le droit civil a pour fonction de faire « connaître d’abord ce qui appartient à chacun,

ensuite à énumérer les moyens procéduraux de l’obtenir », c’est pourquoi « La propriété

devient ainsi la clé de voute de tout l’édifice du droit. » et de fait « La protection de la propriété

s’installe au sommet des objectifs du droit. » [Ibid., p. 66]. Ainsi s’instaure le droit de propriété.

Il est fort probable que les premiers penseurs qui se sont attachés à réfléchir sur la propriété et

le droit se sont rendus compte qu’il était préférable qu’un contrat soit tenu dès lors que des

parties avaient jugées bon de s’y astreindre ; de la même façon qu’il valut mieux qu’une parole

donnée fut respectée plutôt que son contraire eu égard à ce que l’on considère comme propriété

d’autrui. Cependant, si ces obligations de respect avaient tout intérêt à être tenues, celles-ci

n’avaient que le caractère d’une règle morale et non d’une règle de droit. Pour assurer davantage

de sécurité envers l’intérêt du contrat ou de la parole donnée, il devenait nécessaire d’inscrire

ce principe comme une règle de droit et augmenter ainsi d’un degré la garantie impérative d’un

respect.

Il est intéressant de remarquer qu’à l’époque, lors de conflits au sujet de contrats signés ou

d’engagements donnés, le juge ne s’attache pas à relever la faute du non-respect de

l’engagement mais vérifie en premier lieu que la situation contractuelle était à l’origine

équilibrée entre les parties contractantes. Telle était le rôle entendu par la justice. Or depuis

Grotius, cette façon de voir le juste (l’équilibre entre les parties) va disparaître au profit de ce

qui est conforme au droit.

Il s’est donc opéré un retournement de situation car, si au départ la justice représente l’idée que

pour qu’une paix sociale s’instaure, il est nécessaire qu’il y ait des rapports équilibrés entre les

cocontractants, par la suite, la justice donnera priorité au respect de ce qui est convenu : un

engagement doit être respecté coûte que coûte, voici à présent ce qui est juste. Le droit devient

un principe abstrait dont la fonction est de protéger les droits fermes ayant été préconstitués :

« Désormais ce qui est "juste" est ce qui est conforme au droit, à la loi, à ces règles abstraites

et générales dont se déduit tout l’édifice juridique. Le "juste" n’est plus que ce qui n’est pas

"injuste". Il n’y a plus de place ni de rôle pour la prise en compte et l’administration d’une

quelconque justice distributive. La loi devient synonyme de protection des propriétés. »

[Lepage, 1985, p. 83].

La différence entre la règle et le droit s’effectue à partir du fait que le droit institue une forme

d’exclusion de l’implication des autres à l’égard de la propriété d’un bien. Les droits de

propriété ont pour objet de réglementer à l’égard d’autrui l’usage d’un bien considéré comme

à soi : « Les droits de propriété ne sont pas des relations entre les hommes et les choses, mais

des relations codifiées entre les hommes et qui ont rapport à l’usage des choses. » Tézénas du

Moncel et Simon cités in [Lepage, 1985, p. 19]. En aparté on spécifie simplement à des fins de

distinction que les droits contractuels ne concernent « que les parties impliquées. Ils n’échoient

et ne sont opposables qu’à certains membres de la communauté. Leur but est d’harmoniser les

intérêts différents des membres de la société par l’intermédiaire d’opération d’échange. »

[Idem].

Page 30: Chapitre 5 - C3E

— 30 —

Ainsi les règles juridiques qui découlent des droits de propriété permettent une diversification

de forme au niveau des sociétés humaines. L’instauration dans l’espace occidental de la

propriété privée repose sur trois principes : « le fondement individualiste du droit, la règle

d’exclusivité et le principe de libre transfert impliquant une pleine aliénabilité, cessibilité et

transmissibilité du bien. » [Ibid., p. 21].

Le droit de propriété représente un véritable foyer central du point de vue du pouvoir

économique et détermine ainsi en grande partie l’aisance de l’activité économique.

L’émergence de la propriété en tant qu’institution non conscientisée est la preuve qu’un monde

se construit en dehors d’une volonté humaine et qu’un déterminisme s’y cache de façon sous-

jacente en guidant l’action humaine.

1.2.4. La propriété comme assise du développement économique

Qu’il y ait développement d’une histoire économique au sein de l’humanité est aujourd’hui un

fait incontestable, de nos jours aucun économiste n’irait à l’encontre d’une telle

perspective. Cependant, une question demeure : sur quoi se fonde en premier ressort un tel

développement ? Dire qu’il se fonde à partir d’institutions reste insuffisant, dans le sens où cette

réponse appelle à une autre question : sur quoi reposerait le fondement de ces diverses

institutions ? Un tel fondement serait-il à considérer comme un point fixe ou mobile (variable) ?

Dit autrement, ces institutions renferment-elles une donnée centrale à partir de laquelle une

diversité peut se construire ?

Un courant d’économistes a tenu à faire remarquer que « Tout au long de l’histoire, les

institutions ont été élaborées par les êtres humains pour créer de l’ordre et réduire l’incertitude

dans les échanges. Avec les contraintes normales de l’économie, elles définissent l’ensemble

des choix et déterminent donc les coûts de transaction et de production et de ce fait la

profitabilité et la possibilité de s’engager dans une structure d’incitation d’une économie. Selon

la manière dont cette structure évolue, elle fixe la direction du changement économique vers la

croissance, la stagnation ou le déclin. » Douglass North cité in [Dardot, Laval, 2014, p. 114].

Et parmi les plus anciens constituants de ces institutions, bien avant la monnaie, demeure la

propriété.

a) De l’usufondé au fundiaire

Si l’on en revient au développement historique des formes de propriétés, en s’appuyant sur les

travaux d’Alain Testart, on constate un premier glissement de la propriété usufondée vers la

propriété fundiaire.

D’abord dans sa première forme historique (usufondée) et initialement appliquée à la terre, le

cultivateur et le propriétaire ne font qu’un au regard de la communauté quant à la possession

d’un bien exploité. Comme on l’a vu, le développement des richesses conditionné par cette

Page 31: Chapitre 5 - C3E

— 31 —

première forme de propriété est assez limité, les réinvestissements sont quasi inexistants et les

excédents ne peuvent se dissoudre que dans des fêtes somptueuses, auxquelles ne peut profiter

qu’une communauté de proximité. On peut dire que : « La propriété usufondeé ne relève

d’aucun idéal égalitaire ni socialisant : ceux qui cultivent les meilleures terres, situées dans le

fond des plaines alluviales, auront toujours des rendements supérieurs à ceux qui cultivent les

plus mauvaises. Ce sont en général les premiers arrivants, les fondateurs du village, qui en

Afrique comme en Asie du Sud-Est occupent les meilleures terres ; ils seront toujours

supérieurs aux derniers arrivés, supérieurs dans une idéologie qui valorise systématiquement

l’ancienneté, mais supérieur aussi par la valeur de ce qui est produit. La propriété usufondée

maintient et conforte les hiérarchies. » [Testart, 2012, p. 417]. Il est nécessaire de rajouter que

« La propriété est une vraie propriété — et pas comme on a dit, seulement un usufruit — et

c’est bien une propriété des moyens de production, susceptible comme telle d’engendrée des

inégalités et des dépendances lourdes. Mais elle ne permet pas l’expropriation du travailleur,

elle ne permet pas, pour employer le langage de Marx, la séparation du travailleur d’avec ses

moyens de production. Tant que le travailleur travaille son champ, on ne peut le lui prendre.

Cette loi est tellement ancrée dans toutes ces sociétés à propriété usufondée que même quand

un homme est menacé d’être réduit en esclavage pour dettes insolvables, le créancier se saisit

de sa personne, pas de sa terre. » [Ibid., p. 417 et 418]. Testart signale que dans ces conditions

la misère n’existe pas, même s’il y a pire comme la perte de liberté et la réduction en esclavage,

or il rappelle que l’on ne laisse pas mourir de faim un esclave, quand bien même il lui est parfois

infligé de bien plus tristes destins.

Alors que dans sa seconde forme (fundiaire) lorsqu’il y a désolidarisation du travail de la terre

avec la propriété du fond, celle-ci ainsi séparée de son contenu (le travail de la terre) permet de

multiplier sa forme d’usage : le propriétaire peut lui-même cultiver sa terre, il peut la louer, la

laisser en friche, la vendre… On peut aussi prendre la terre de quelqu’un en échange d’une dette

tout en lui laissant sa liberté (action faisant naître la misère). Cette multiplication des

potentialités d’utilisation d’un bien a ouvert des voies profitables à l’économie en permettant

des investissements alors impossibles avec la forme première de propriété. La richesse ainsi

potentiellement ré-employable à des fins accumulatives peut alors constituer la base de la

puissance économique et fonder un régime en passe de s’auto-déployer à l’infini.

Cet avantage n’est pas sans inconvénient. En effet, cette forme de propriété si elle permet des

réinvestissements sans fin, autrement dit une économie potentiellement dynamique, va ouvrir

la porte, par la séparation qu’elle commet, à l’isolation du travailleur. Cette expropriation du

travailleur va donner naissance à une catégorie qui fut nommée « paysans sans terre » et

instaurer le début d’une division hiérarchique sur un plan économique ; cette hiérarchie

entraînant elle-même les prémices du développement de dépendances lourdes, d’inégalités,

voire d’injustices, quant à la répartition finale des richesses.

Par ailleurs cette seconde forme de propriété, multipliant le développement de richesses, permet

aussi d’accélérer l’usage de maintes nouveautés — bien qu’elles soient aujourd’hui entrées dans

les mœurs. On pense par exemple à une notion comme l’épargne qui en fait représente une non

consommation ou offre la possibilité de la différer à un moment choisi… Ou encore à un

développement quantitatif de richesses qui, par addition, autorise la thésaurisation pouvant

Page 32: Chapitre 5 - C3E

— 32 —

consister en « trésors qui, au début, n’ont pas dû être métalliques, mais de simples

accumulations de lames polies ou d’autres objets, produits de l’industrie humaine ou choses

naturelles rares collectées dans la nature. » [Ibid., p. 411]. Si la notion de crédit et de dette née

des vendettas était déjà en vigueur depuis longtemps naît « l’idée d’un petit capital financier »

[Ibid.]. Autre nouveauté qui émerge du développement des richesses, « l’existence d’inégalités

socio-économiques, c’est-à-dire la différentiation entre riches et pauvres. » [Ibid., p. 413].

b) De la misère aux pauvretés…

L’anthropologue Alain Testart avait tenu à signaler que l’idée d’évolution au sein des sociétés

humaines avait pour point de départ une sorte de paradis et que partant de cet idéal, a fortiori,

la suite de l’histoire humaine ne pouvait se concevoir qu’en termes de détérioration24.

L’anthropologue a pourtant bien montré au travers de son ouvrage combien il était un fervent

travailleur de la preuve ; or aussi curieux que cela puisse paraître, il n’y a aucune preuve que

les sociétés primitives vivaient dans un paradis. En effet, que l’on sache, les premières lignées

humaines apparues au centre de l’Afrique, il y a environ 7 millions d’années, souffraient-elles

peut-être assez durement de la soif ? Peut-être même qu’il n’était pas si facile d’attraper des

proies ou de trouver de la nourriture à son gré en pareille période ? Il ne devait pas être si aisé

de se guérir d’une méchante blessure après avoir eu la chance d’avoir réussi à s’échapper des

griffes d’un fauve ? Point non plus de dentiste pour soigner les carries, ni d’aspirine pour

soulager un mal de crâne… Survivre était très certainement un combat quotidien et cela avait

probablement peu à voir avec la vie paradisiaque que l’on a tendance à s’imaginer. La vie est

un phénomène teinté de multiples facettes, et sans doute en a-t-il toujours été ainsi. Une chose

est certaine cependant, aujourd’hui on ne meure plus à trente ans — l’espérance de vie pour un

homme était de 14 ans au Moyen-Age ; au XVIIe siècle, 25 à 30% des nouveaux nés meurent

avant 1 an, 50% des individus décédaient avant 20 ans — l’humanité actuelle n’est plus

composée de paysans misérables exposés aux maladies… Il semble plus réaliste de croire que

certains d’entre nous aujourd’hui puissent parvenir à atteindre un confort de vie probablement

encore inégalé dans l’espace-temps terrestre. L’évolution est un phénomène ascensionnel au

sein duquel il est toujours possible de trouver un plus parmi les moins au travers des multiples

transformations qu’elle implique.

La misère, dit Testart, est le lot de la propriété fundiaire « lorsque des millions de paysans

expropriés, donc sans moyens de travail et sans emploi, feront la plèbe de Rome, lorsque

l’exode rural jettera au XIXe siècle d’autres millions de paysans vers les villes pour grossir une

classe ouvrière ravagée par le chômage et les durées de travail journalières de douze heures,

y compris femmes et enfants. » [Ibid., p. 418], c’est là qu’elle apparaît. Toujours selon Tesart,

il n’y aurait preuve de misère en Europe avant la première moitié du Ier millénaire avant notre

ère, celle-ci se serait installée peu avant l’antiquité classique vers le VIe ou le VIIe siècle.

De nos jours la misère s’est transformée en pauvreté et même si celle-ci admet un contenu

pluriel et revêt divers aspect (absence de revenus, d’abri, de soins, d’affection, de culture, etc.),

24 - Testart déjà cité : « (…) mais la seule certitude — et n’est certain que ce qui est passé — est à la fois qu’il a existé un état

idyllique premier, une sorte de paradis perdu des sociétés primitives, et que l’évolution ne peut s’exprimer qu’en termes de

chute ou de dégénérescence. » [Testart, 2012, p. 11].

Page 33: Chapitre 5 - C3E

— 33 —

elle est surtout sociale. Cependant, elle est malgré tout relativement bien cernée et recule

constamment depuis deux décennies : « Le nombre de personnes dans le monde vivant sous le

seuil d’extrême pauvreté (1,90 dollar par jour et par personne) a diminué d’un peu plus d’un

milliard en trente ans, passant de 2 milliards en 1981 à 900 millions en 2012. Une évolution

d’autant plus positive que, dans le même temps, la population mondiale est passée de 4,5 à 7

milliards d’individus. Du coup, le taux d’extrême pauvreté a été divisé par 3,5 : 12,8 % de la

population des pays en voie de développement ou émergents vit aujourd’hui avec moins de 1,90

dollar par jour, contre 44,3 % il y a 30 ans. »25, même si d’importantes inégalités restent encore

en vigueur.

Un retour dans un passé somme toute assez lointain a néanmoins pour caractéristique essentielle

de permettre de mieux comprendre l’importance de la propriété dans l’essor du développement

économique ; car, une fois ce retour effectué on saisit à l’évidence que sans propriété, point de

richesses et sans richesses, point de développement économique. D’où la nécessité de s’évertuer

à convenablement faire apparaître toute l’importance de la propriété dans l’assise du

développement économique, ce travail essentiel étant un point d’appui crucial pour la suite la

thèse.

1.2.5. Glissement et transfert de l’idée d’enclosure, de la terre au capital

a) De la propriété privée aux ‟enclosures”

Si l’on a désormais conscience que la propriété privée est devenue incontestablement l’un des

piliers de l’ordre juridique de la civilisation occidentale, les chercheurs expliquent ce fait par

son efficacité : « c’est le système qui, à l’expérience, s’est révélé le plus efficace pour résoudre

les problèmes de vie et de survie que le caractère fini des ressources – la rareté – impose aux

hommes. » [Lepage, 1985, p. 85].

Le texte de Lepage datant quelque peu, on ne peut présentement s’empêcher d’établir une

remarque : bien que celle-ci ne soit pas directement liée au fond du problème concernant le

système de propriété mais plus uniment à une question économique. Car de nos jours, on est en

droit de s’interroger sur ce qu’est la rareté dans un monde de création continue… Quand ce qui

n’existe pas aujourd’hui peut très bien être inventé demain… Quand ce qui est produit

actuellement peut aisément être remplacé sans tarder par mieux, plus, ou autrement, cette notion

de rareté perd alors assurément une grande partie de sa raison d’être. Qui plus est, le concept

d’économie circulaire maintenant bien développé venant percuter de plein fouet celui de rareté ;

une nouvelle dynamique s’installe et le développement incessant des possibilités parvient à

faire oublier la crainte des pénuries, brandie par les économistes des temps jadis.

Après quoi, pour en revenir plus précisément à la problématique que pose l’appropriation,

raisonner à partir d’un exemple peut aider à présenter la situation ; d’où le questionnement au

sujet de l’intérêt à étudier plus particulièrement un type de propriété : l’exploitation individuelle

d’une terre alors laissée en friche.

25 - Source Observatoire des inégalités : http://www.inegalites.fr/spip.php?article381 page consultée le 25 mai 2016.

Page 34: Chapitre 5 - C3E

— 34 —

Quel avantage y aurait-il à cultiver une friche, si celle-ci peut être librement investie par autrui

pour en faire ce que bon lui semble — puisqu’il n’y a pas de contrainte protectionniste en

l’absence de propriété individuelle dûment établie. En l’absence de propriété individuelle (ou

privée) régie par un droit, il n’y a pas d’autorisation légale à enclore une friche afin de la cultiver

à sa façon (même si cela est au profit la collectivité), ni de refuser à qui que ce soit l’accès pour

un usage quelconque (jouer au football entre copains, laisser cueillir par quiconque les fruits

que la terre est en train de donner à cet endroit, laisser paître tout troupeau, etc.). Quel intérêt

alors à s’investir personnellement par maints efforts et engagements dans l’exploitation

profitable d’une telle friche, si le fruit de son propre travail peut à tout moment être ruiné par

l’aléa du désir d’un autre, ou encore que chacun puisse allégrement récolter sans autre forme

de procès le produit d’efforts et de patience qu’un primo occupant aurait accompli en vue d’une

moisson ? Comme le signale très justement l’économiste Henri Lepage « Sans possibilité

d’exclure les intrus, pas de production possible ; avoir l’exclusivité d’un bien permet de

produire plus et de vivre mieux que lorsque d’autres peuvent sans vergogne détruire ou

s’approprier le fruit de votre travail. » [Ibid., p. 86]. L’expérience cruciale des kolkhozes et

des sovkhozes en union soviétique, analysée au peigne fin, a d’ailleurs indiscutablement montré

combien « Quand on peut librement profiter de l’intégralité des fruits de son travail, on

travaille plus et mieux, plus efficacement ; on soigne davantage ses outils, sa terre et l’on fait

plus attention à l’entretien de son capital ; on ressent davantage l’intérêt qu’il y a à épargner

sur son revenu d’aujourd’hui pour pouvoir gagner plus et vivre mieux demain. » [Ibid., p. 87].

On peut dire aujourd’hui que l’intuition d’Aristote fut donc plus juste que celle de Platon. Aussi

un système de propriété privée atteste naturellement d’une efficacité économique supérieure à

tout système collectivement géré. Mettre en avant l’intérêt personnel des exploitants est une

source évidente d’augmentation des gains de productivité et par conséquent, à plus grande

échelle, d’une meilleure performance économique globale.

Résultat, la forclusion revêt un avantage non discutable. La contrainte de l’appropriation

individuelle agit comme une barrière à l’entrée et entraîne l’exclusion, dans le sens d’un

évitement d’ingérence par autrui, eu égard à la gestion d’un bien considéré. Bien que la théorie

peine toujours à en fournir l’explication profonde, la démonstration est bel et bien établie. Il est

dorénavant expérimentalement démontré que l’exclusivité d’un bien appropriable en vue d’une

exploitation enjoint à produire plus et mieux, le mieux étant toujours une voie en instance

d’amélioration permanente.

On peut comprendre à présent tout l’intérêt d’inciter et de codifier un système fondé sur la base

d’une propriété privée, et l’essor industriel ayant pris naissance au XVIIIe siècle en est

l’exemple flagrant. Ce que l’on a appelé « révolution industrielle » en Europe s’explique par

une amélioration générale et significative du niveau de vie de la population, une démographie

en expansion, un exode rural vers les grandes cités, un très net recul de la prépondérance d’une

économie agricole au profit d’une industrialisation d’objets technologiques due aux progrès

techniques et scientifiques, l’ensemble engagé dans une évolution plus rapide, plus soutenue et

plus diversifiée que jamais auparavant. Or, c’est en Angleterre que ce phénomène resta le plus

marqué. Non point que les anglais figurent comme le peuple le plus entreprenant et le plus

innovateur d’Europe, mais l’économiste américain Douglass North (1920-2015) fait observer

Page 35: Chapitre 5 - C3E

— 35 —

que ceux-ci furent les premiers à avoir inventer le statut du « brevet industriel », autrement dit

la protection de la propriété de toute invention notoire. En 1624, à l’occasion du célèbre Statute

of Monopolies parait un « texte reconnaissant néanmoins à tout inventeur d’un "art nouveau"

le droit de se voir attribuer par la Couronne un monopole temporaire d’exploitation industrielle

de son invention. Autrement dit les Anglais furent historiquement les premiers à découvrir le

concept de propriété intellectuelle. » [Ibid., p. 97]. Il devient alors incitatif pour les individus

de mettre à profit leurs initiatives personnelles afin d’en tirer une éventuelle plus-value en

récompense de leurs efforts, sans être amené à la partager avec une collectivité passive n’ayant

en rien participé au projet d’émancipation. A partir de là, chacun peut comprendre qu’une

« Société sera d’autant plus innovatrice et portée à la croissance que son système de droits de

propriété définira de façon précise les droits d’exclusivité auxquels chacun peut prétendre,

qu’elle en assurera la protection efficace et que, par là, elle réduira le degré d’incertitude et

de risque associé à toute innovation. » [Ibid., p. 98]. Lepage conclura que « Là encore, avant

d’être technologique, la vraie révolution fut donc juridique ; une révolution affectant le statut,

et la protection de la propriété. » [Ibid., p. 99] et North insistera sur le fait que cette révolution

juridique a rendu possible la « révolution du savoir », assiette de notre civilisation industrielle

moderne.

Il est indéniable que l’instauration et la protection d’un droit de propriété constitue une

modification radicale dans les relations et les pratiques économiques qui s’étaient naturellement

installées au sein des actions humaines. L’Angleterre du XVIe siècle emprunta alors une voie

qu’aucun autre pays européen n’avait auparavant suivie. En effet, les grands seigneurs y

possédaient de vastes étendues de terre, lesquelles n’étaient plus cultivées par des paysans qui

les possédaient mais par des fermiers — la propriété fundiaire s’y développe plus vite et plus

distinctement qu’ailleurs. Le fermier comme l’indique l’origine latine du mot, renvoie au

concept de location (fermage) désignant le loyer annuel versé au propriétaire de la terre en

exploitation. Le pays s’engage ainsi entre le XVIe et le XVIIIe siècle dans une vaste politique

de dépossession des terres, en transformant les paysans en fermiers (à la même époque en

France, par exemple, la terre reste encore largement aux mains des paysans). Le fait d’avoir

modifier le mode d’exploitation de la terre fait que le seigneur anglais, en comparaison au

seigneur français, n’exerce plus un pouvoir coercitif sur l’exploitant mais incite ses fermiers à

produire davantage, puisque de meilleurs rendements lui procurent davantage de richesses. A

la différence du français, le seigneur anglais n’est plus un rentier qui s’approprie le surplus des

paysans par extraction en leur soutirant davantage, mais devient un gestionnaire contraint de

négocier des baux en adaptant les modalités de louage qui se différenciaient suivant les régions

et la qualité de la terre à exploiter. Par ailleurs il se doit aussi d’avoir à gérer son actif suivant

la capacité du fermier à produire avec efficacité. Un élan progressiste et stimulant prend ainsi

naissance dans l’Angleterre à cette période, favorisant de la sorte la productivité et, par là-

même, les prémisses d’un développement économique plus performant. Seigneurs et fermiers

anglais travaillaient conjointement à l’amélioration de la terre afin d’en tirer meilleur profit.

Les fermiers les plus productifs s’enrichissaient, tandis que les moins concurrentiels se voyaient

peu à peu éliminés du jeu économique.

C’est donc bien dans un premier temps une application exacerbée de la propriété fundiaire qui

a fondé la supériorité de l’agriculture anglaise sur celle de ses voisins et non pas les innovations

Page 36: Chapitre 5 - C3E

— 36 —

technologiques, qui ne virent le jour qu’un peu plus tard. L’élan améliorateur provient

davantage de la forme de propriété instaurée que du progrès technique. Dans le type

d’agriculture anglaise du XVIIe, on a affaire à un seigneur entreprenant et à un fermier

capitaliste.

En Angleterre comme ailleurs existaient des parcelles communales offrant un droit de pacage

aux villageois des alentours, ou celui d’y ramasser du bois de chauffage, de même que sur

certaines parcelles privées existait un droit de glanage. Or ces droits coutumiers deviennent de

plus en plus dérangeants dans une optique de performativité, dès-lors comme le signale Ellen

Meiksins Wood : « (…) il s’agissait avant tout de substituer de nouvelles conceptions

capitalistes sur la propriété à d’anciens concepts traditionnels, et de faire en sorte que la

propriété désormais ne soit plus seulement "privée", mais demeure à l’usage exclusif de celui

qui la possédait. Il fallait donc en exclure tout autre individu, y compris la personne morale

que constituait la communauté, en supprimant les restrictions et les règlements que le village

imposait jusque-là aux seigneurs (changements qu’on ne songeait pas à apporter en France,

par exemple, ni de cette façon, ni à ce point-là). » [Meiksins Wood, 2009, p. 171].

Cette exclusion systématique, voire cette abolition des droits coutumiers, qui fut instaurée

prioritairement en Angleterre, a pris le nom d’enclosure. « Le terme d’"enclosure" fait d’abord

penser à l’accaparement de ressources naturelles et de terres qui se pratique encore sur une

grande échelle dans le monde. » [Dardot, Laval, 2014, p. 100] et l’on garde souvent à l’idée

que ce phénomène concerne la clôture des « champs ouverts » ; mais en fait « l’enclosure ne se

résumait pas à diviser les terres en y plantant des clôtures. Cette mesure visait à supprimer

pour de bon les droits d’usage accordant l’accès aux terres, et dont de nombreuses personnes

dépendaient pour subvenir à leurs besoins les plus élémentaires. » [Meiksins Wood, 2009, p.

172]. C’est ainsi que certains grands propriétaires fonciers firent chasser de leurs terres ceux

qui usaient du droit de vaine pâture afin de pouvoir y développer des élevages de moutons qui,

à l’époque, devenaient de plus en plus en plus lucratifs. Comme l’avait très justement mis en

lumière l’anthropologue Alain Testart, la propriété fundiaire est bien à la source de la

prolifération de la misère, puisque sans différenciation (fond/usage) il ne peut y avoir en finalité

exclusion. L’exclusion naît de la différenciation.

L’enclosure est devenue la marque d’un territoire privé, tout comme l’indien des temps primitifs

marquait son arbre — celui dont il avait été le premier à repérer les fruits mûrs — pour se

l’approprier, ou l’indien qui s’était accaparé le tronc d’arbre afin d’en faire une pirogue et

pouvoir payer le prix de la fiancée. Il s’agit donc là d’une bien longue histoire que celle de la

propriété, bien plus longue qu’il n’y paraît et qui s’échelonne sur des millénaires.

On ne peut pas évoquer le capitalisme d’aujourd’hui sans discourir de la propriété : que serait

celui sans la propriété ? Oter le principe de propriété à ce régime économique serait lui enlever

toute sa substance ; reste à savoir dans quelle mesure, condition et forme elle lui est un élément

constituant (cf. chapitre 6 section 4). On explique ainsi ce détour approfondi sur les tenants et

les aboutissants de la propriété par la portée qu’elle tiendrait au cœur du capitalisme.

Page 37: Chapitre 5 - C3E

— 37 —

b) De la terre au capital

Appliquée à la terre, l’enclosure — autrement dit l’idée d’une propriété privée adoubée de

l’exclusion de tous droits d’accès et usages coutumiers affairés à celle-ci, s’ils en étaient —,

confère désormais une exclusivité totale quant à la manière de gérer l’usage que l’on entend

faire du bien considéré.

Les faits historiques montrent qu’il s’agit là en fait d’une vaste opération visant à exproprier les

petits propriétaires alors incapables de s’adapter à la concurrence et qui conduira à fabriquer

une classe de « sans terre », déclenchant ainsi le début de la pauvreté rurale. L’objectif

économique est néanmoins parfaitement clair : améliorer le profit que l’on peut tirer de la terre,

par le biais d’une augmentation de la productivité. Cette exclusivité étant la source d’une

motivation spécifique en vue de mettre au point des techniques efficaces et rentables. Le

système repose désormais sur une triade, le seigneur empoche la rente, le fermier le profit et le

cultivateur un salaire ; tel est maintenant le cadre productif de référence qui s’avérera être le

plus efficace. Efficace, du point de vue productif tout du moins, quant à l’exploitation des terres

agricoles, la production n’est plus destinée à soi mais à être négociée sur un marché. La

production n’a plus dans un premier temps de limite vraiment tangible, plus l’on vend, plus l’on

gagne.

Le calque est ainsi posé : « L’attention que l’individu porte à son propre bien s’avéra être au

fondement de la société, (…) et devint ainsi la condition nécessaire de la prospérité des

nations » [Shalins, 2009, p. 85]. Un modèle de performance est désormais établi, celui-ci ayant

montré dans un cadre agraire toute son efficacité. Il ne restera qu’à le transposer naturellement

aux autres formes de production et notamment au cadre industriel pour lancer une dynamique

économique d’ensemble.

Ces mesures drastiques d’expropriation vont avoir pour conséquence d’amener massivement

aux portes des villes d’Angleterre une catégorie d’individus dépossédés de leurs biens,

n’aspirant plus qu’à offrir leurs bras en échange d’un salaire pour subvenir à leurs besoins. Au

fur et à mesure que cette main d’œuvre bon marché se vit employée par l’industrie naissante

aux abords des villes anglaises26, un marché intérieur était en train de se constituer par

circularité — travail égal salaire, salaire égal possibilité de consommer. On put ainsi remarquer

que : « En vérité, l’élément le plus frappant ici, c’est le nombre croissant de consommateurs

qui se trouvaient contraints à acheter, non pas des biens superflus, mais des produits essentiels,

de même que des objets nécessaires à la vie de tous les jours et leur permettant de maintenir

leur rang dans la société. Evidemment, puisque ce marché prenait une ampleur considérable,

on comprend que les consommateurs étaient à la fois en mesure d’acheter ces biens et

contraints de le faire. » [Meiksins Wood, 2009, p. 218 et 219]. Cette nouvelle vague d’échanges

économiques diffère essentiellement d’avec l’ancienne — qui officiait depuis des lustres et dont

les échanges ne concernaient principalement que des produits de luxes pour clients aisés —,

par le fait que tant d’ouvriers devinrent massivement des consommateurs. La grande nouveauté

c’est que, pour la première fois dans l’histoire économique, des marchés adaptés peuvent voir

26 - l’Angleterre possédait à cette même époque des fabriques de biens de première nécessité, de nombreux produits

manufacturés mais aussi quelques productions de luxe, comme des vêtements de marque ou des œuvres d’art…

Page 38: Chapitre 5 - C3E

— 38 —

le jour en reposant sur la pauvreté des consommateurs : « les besoins de consommateurs

relativement pauvres devinrent la force motrice d’un nouveau type de marché, lequel modifia

entièrement, et de multiples façons, la production elle-même. » [Ibid., p. 219]. Non seulement

cette population ouvrière était à même d’absorber la performante production agricole du pays

(l’Angleterre fut même à cette période un important exportateur de grains) mais aussi des

produits de base bon marché, possibilité créée grâce à cette multitude de consommateurs vivant

de leurs salaires. De ce phénomène nouveau va naître une société de production, et de manière

endogène, par les mécanismes qu’elle impose, cette production va devenir de plus en plus

intensive.

Un cycle dynamique s’est ainsi instauré de lui-même, suite à l’expropriation et à la suppression

des droits d’usage, conduisant les paysans vers les villes et imbriquant production et

consommation par le biais du travail et des salaires. Un pareil mouvement débouche a fortiori

sur de nouvelles routines économiques. Cette perspective historique permet bien plus

clairement de visualiser la contrainte économique faisant office de déterminisme : les paysans-

ouvriers sont tenus (pour ne pas dire contraints) d’échanger leur force de travail contre un

salaire à des fins de subsistance. Un processus de ce genre confère un aspect inéluctable à

l’implantation d’une spirale dynamique au sein d’un espace géographique plutôt bien unifié et

ordonnancé par une économie intégrée.

Au bout du compte ce qui va attendre cette classe prolétaire, c’est en quelque sorte ce qui s’est

fait jour dans le secteur agricole, c’est à dire d’avoir affaire à des bourgeois propriétaires des

moyens de production accaparés à empocher des profits, tout comme les seigneurs propriétaires

terriens exploitaient une foule de gens dépossédés enclins à percevoir un salaire en contrepartie

d’un labeur. Ce phénomène étant la source d’un déploiement d’activité d’assez grande

envergure, car « Sans cette force de travail non agricole, composée de gens dépossédés, il n’y

aurait pas eu non plus de marché de masse de consommateurs voulant acheter à bas prix des

biens pour leur vie de tous les jours, comme des denrées alimentaires et des textiles, marché

qui accéléra le processus d’industrialisation en Angleterre et qui en était d’ailleurs le premier

moteur. » [Ibid., p. 219].

On peut maintenant concevoir la manière dont les choses ont progressivement évolué, dès lors

qu’un choix a été effectué, celui d’adopter la propriété privée comme assise d’un

développement productif. Historiquement, après l’essor de l’appropriation privée — c’est-à-

dire de l’enclosure — des terres agricoles, le modèle se transfère par glissement (comme un

calque permet la reproduction à l’identique du modèle qu’il imprime), vers l’outil de

production, autrement dit vers le capital27. C’est la même idée, en train de faire ses preuves dans

le secteur agraire, qui pénètre le monde industriel. Les mêmes causes entraînant généralement

les mêmes effets dans des circonstances identiques, on constatera dans l’industrie, tout comme

dans le milieu agricole, le développement de capacités productives d’une performance

économique encore jamais égalée et débouchant sur l’édification d’une structure sociale

absolument unique.

27 - Le concept de capital revêt souvent des acceptions bien différentes dans la littérature, notamment en sociologie, on entend

ici par capital, l’outil de production en tant propriété privée d’un seul ou de quelques-uns.

Page 39: Chapitre 5 - C3E

— 39 —

Alors que les célèbres marchands italiens achetaient des produits à bas prix à un endroit pour

les revendre plus chers ailleurs, la transformation des rapports sociaux de propriété, induisant

les acteurs à produire de manière concurrentielle, est la cause première d’un bouleversement du

monde aboutissant à l’industrialisation : produire en masse à vil prix. Le capital associé au

travail devenant une boucle rétroactive est en passe de faire éclore de véritables puissances

économiques. Le modèle de performance une fois établi n’a plus qu’à se déployer à plus grande

échelle ; l’Angleterre servira de référence et entraînera ses proches voisins, autant que les

mondes lointains colonisés, vers des orientations analogues (propriété privé, profit,

concurrence, marchés), pour fonder la structure de base de ce que l’économiste Jean-Marie

Albertini (1929-2014) appellera un « régime économique » (voir supra chapitre 6) et que les

socialistes français du XVIIIe nommeront, avec une définition comprenant un contour certes

encore un peu flou, capitalisme28.

De nos jours, on retrouve ce problème de fond caractérisé de façon très précise dans le

fonctionnement des économies modernes (cf. chapitre précédant, section 3 paragraphe 4 alinéa

b) où l’entreprise est vue comme un tri-bloc et où la propriété de celle-ci semble encore être

disputée, car le jeu n’est pas encore clair dans ce domaine. La réponse à la question « à qui

appartient l’entreprise ? » n’est toujours pas établie et c’est en partie sur ce point crucial que

la thèse entend apporter une proposition en vue de solutionner ce litige. Car une hypothèse tient

désormais pour acquis que la levée d’un tel litige peut être considérée comme acte significatif

de déblocage de la performance des entreprises, et par conséquent de l’ensemble de l’économie,

puisque les entreprises représentent aujourd’hui le rouage le plus important, le moteur effectif

même, du développement économique.

c) Penser le commun et les formes alternatives d’entreprises…

La propriété individuelle ou propriété privée implique en elle-même une forme d’exclusion.

Elle exclut ainsi autrui de l’usage, du regard, d’une jouissance, envers le bien dont

l’appartenance a été privatisée. S’oppose ainsi à l’idée de propriété individuelle celle des

communs. On entend par « communs » un ensemble de règles qui régissaient au sein d’une

communauté la coutume d’un usage collectif des chemins, forêts et pâturages [Dardot, Laval,

2014, p. 96], une conception mettant davantage en avant le partage et l’intégration que

l’exclusion et la concurrence. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, ces règles

conduisant à devoir gérer les communs ne sont pas naturelles, elles sont construites, instituées,

de manière à éviter l’effervescence des comportements souvent catalogués par l’expression de

« passager clandestin », le marché n’étant pas toujours la source d’un cadre optimal de

sélection. Il faut dire que les communs sont souvent ruinés par des comportements pervers

survenant en réaction des règles.

Face à l’écrasante performance économique liée à l’introduction de la propriété privée dans la

marche de l’évolution économique, la propriété privée paraissant quasi indétrônable à la vue de

l’ampleur désormais planétaire qu’elle a prise, il reste néanmoins un vide : celui de penser le

commun. « The tragedy of commons » est probablement la notion majeure ayant conduit à un

28 - Le capitalisme étant défini par eux comme le régime économique de leur temps, ce qui n’est pour le moins ni précis, ni

explicite.

Page 40: Chapitre 5 - C3E

— 40 —

attrait plus particulier envers la propriété individuelle — plus de propriété étant plus de

responsabilité — mais aussi celle qui conduit à un réexamen sur l’exercice de gestion des

communs.

S’il apparaît aujourd’hui nécessaire de penser les communs, il n’en demeure pas moins qu’il

existe diverses formes d’entreprises qui s’entremêlent aux communs pour parvenir à fonder une

économie toujours plus dense, plus ouverte et plus sociale. Rien ne dit que l’entreprise dans la

forme actuelle que nous lui connaissons, et qui a servi à former le capitalisme, aussi performante

soit-elle, a atteint sa forme définitive. Compte-tenu des problèmes qu’elle pose aujourd’hui, il

doit y avoir des formes plus satisfaisantes, la tâche du scientifique est de les découvrir et de

mettre en lumière un champ des possibles. Il est évident qu’il existe de multiples façons

d’organiser l’économie au sein d’une classe d’êtres vivants apte à transformer la nature ;

cependant la nature ne retient jamais, souvent après moult tâtonnements, qu’une seule solution

pour persister dans le long terme : la meilleure qui soit en vue d’atteindre sa finalité dans le

contexte qui lui est donné.

1.3. Les penseurs de la propriété : « Du tour de force à l’infréquentable et

l’indigeste… »

Si l’appropriation revêt essentiellement un caractère relevant de la praxis, il n’empêche que la

notion de propriété a été pensée avec une certaine profondeur par de nombreux philosophes et

qu’il est difficilement envisageable de faire l’impasse sur l’approche et les commentaires que

certains ont pu établir dans leurs œuvres. Aussi, l’objet n’étant pas ici d’être objectif sur le sujet

mais plus modestement de mettre en lumière ce qui apparaît être précieux. En conséquence, il

paraît délicat d’écarter au moins trois d’entre eux qui semblent être des incontournables de la

question, autant pour leur pertinence que pour leur originalité. John Locke, pour avoir réussi un

véritable tour de force en mettant pertinemment en lumière les arguments justificatifs en faveur

de la propriété individuelle, Pierre-Joseph Proudhon, pour en avoir dénoncer les antinomies et

Max Stirner, pour l’avoir convoquée face à soi. En effet, on se saurait prétendre ériger un futur

cohérent, bâti en pleine conscience, sans avoir tenu compte des éclairages du sujet laissés par

les traces écrites de ceux qui se sont évertués à délivrer un message à l’égard de ceux qui se

plairont à y réfléchir après eux.

1.3.1. De la praxis à la philosophie

« Armez, tirez, visez ! », telle est sur le sol américain la première chose que l’on apprend à un

soldat. La logique voudrait qu’il soit plus sage de viser avant de tirer, mais en pratique il

paraîtrait que lorsque deux soldats ennemis sont face à face, celui qui a la meilleure chance de

survie, c’est celui qui tire le premier sur son objectif. Cette extrême rapidité d’exécution appelle

à devoir s’exécuter sans s’attarder sur la précision du tir, car le temps que l’on met à viser sa

cible avec exactitude peut alors coûter la vie. Il ne sert donc de viser que dans un troisième

temps, si l’on est encore en vie et que sa survie reste menacée, et qu’il apparaît alors opportun

de corriger éventuellement son tir.

Page 41: Chapitre 5 - C3E

— 41 —

Curieusement, il semble qu’il en soit de même lorsque l’on observe, au travers d’une longue

échelle de temps, la façon dont la propriété est parvenue à s’instituer dans les sociétés modernes.

En effet, il s’avère que celle-ci a commencé par être mise naturellement en pratique dans des

temps ancestraux et que ce n’est que par la suite que l’on a entamé des réflexions sérieuses sur

cette question. Ainsi le tir ne s’est corrigé de manière consciente qu’après coup et par

tâtonnements… On définit la praxis : « comme le moyen terme par lequel l’imagination

radicale des individus pourrait agir sur les significations instituées de l’imaginaire social. »

[Dardot, Laval, 2014, p. 428]. La praxis se conçoit en vue de l’attente d’un résultat et en ce sens

elle revêt toujours une dimension finaliste, elle est donc elle-même persuasive. Cependant, elle

ne peut se concrétiser dans une forme de réalité que par la poïesis dont Platon disait qu’elle était

« La cause qui, quelle que soit la chose considérée, fait passer celle-ci du non-être à l'être. »29

La créativité peut alors être vue comme l'extériorisation temporelle de la conjugaison entre la

praxis et la poïesis. Car il faut bien une création pour transformer une chose en une autre, une

institution en une autre. Qui plus est, une forme nouvelle qui émerge ne sort pas de rien, il y a

toujours un terreau qui lui préexiste et qui conditionne l’émergence du nouveau sans pour autant

en être la cause.

Lorsque les hommes ont à réfléchir pour intervenir sur le monde, c’est chaque fois en des

circonstances et des conditions qu’ils n’ont pas choisies parce qu’elles ont été établies par les

générations précédentes. C’est ainsi que « en agissant dans des conditions données, les hommes

agissent sur ces mêmes conditions de manière à "poser" de nouvelles conditions. Ils

bouleversent ainsi l’ancien état des choses et font exister ce qui n’a aucun précédent dans

l’histoire. (…) Le préexistant est réellement conditionnant. » [Ibid., p. 437 et 440]. La recherche

tente donc dorénavant de mettre en lumière comment une praxis collective consciente a été à

même d’instituer, voire de réglementer, l’idée de propriété en tant que possession légitime au

regard de l'intérêt général.

1.3.2. Le tour de force de John Locke

Locke (1632-1704) arrive après Grotius, on entend par là qu’il a été précédé de plusieurs

penseurs (dont Grotius est un éminent représentant) ayant déjà établi une base de départ pour

initier les réflexions au sujet de la propriété. Les défenseurs de la propriété s’attachent à éclaircir

les déterminants concernant la genèse du droit de la propriété individuelle. Ainsi, Locke ne part

pas de rien, il peut s’appuyer sur un corpus existant pour critiquer et poursuivre les réflexions

sur la question. Il est un auteur réputé pour avoir bâti une théorie de la propriété avec son Second

Traité sur le gouvernement civil (1690).

Locke va se démarquer à partir d’un principe mis en avant un demi-siècle auparavant, celui

d’une vision hobbesienne de l’humanité dès lors qu’elle se fonde en société (« l’homme et un

loup pour l’homme – " bellum omnium contra omnes", la guerre de tous contre tous »), en

faisant remarquer que les hommes sont naturellement enclins à respecter un code moral

déductible de leurs attitudes. Autrement dit, celui-ci serait inscrit par la nature dans la raison

29 - Platon – Le Banquet, 205b-c. Source Wikipédia entrée « poièsis », page consultée le 02 juin 2016.

Page 42: Chapitre 5 - C3E

— 42 —

des hommes ; il défend ce point de vue dans The Law of Nature. Les travaux de recherche en

anthropologie d’aujourd’hui ainsi que ceux récents de primatologie [de Waal, 2013] ont

clairement mis à jour que Locke avait vu juste. Tout un bouquet d’espèces est animé par un

sens moral qui semble apparaître comme un principe inné « venant d’en bas »30. Et c’est ce sur

quoi va s’appuyer John Locke « (…) les hommes y respectent une sorte de code moral naturel

inscrit dans leur raison » [Lepage, 1985, p. 67]. Que l’on se souvienne de la règle tacitement

acceptée en des temps anciens où dès qu’un membre de la communauté avait repéré un arbre

dont les fruits étaient mûrs, chacun admettait que cet arbre fût sa propriété, à une l’époque où,

pourtant, il n’y avait pas de « gouvernement » pour réglementer la façon de vivre des hommes.

Cette acceptation vaut la paix au sein de la communauté et non la dispute, d’où l’intérêt non

négligeable d’adopter une règle de propriété. Comment cette règle était-elle apparue ?

Naturellement aurait sans doute proclamé Locke et c’est bien ce qui prouve son enracinement

dans la raison humaine.

A l’époque de Locke, chacun admet que la vie et la liberté des individus doivent être protégées

mais il n’en est pas de même avec la propriété et c’est ce que Locke va tenter de démontrer en

posant « le droit à la propriété à égalité avec le droit à la vie et à la liberté » [Lepage, 1985, p.

67]. La propriété pose encore des problèmes alors que dans un lointain passé les hommes à

l’« état de nature » avaient parfaitement intégré qu’il ne fallait pas toucher à la propriété de

l’autre. La difficulté consiste à expliquer pourquoi en société, il est légitime d’instaurer une

propriété privée dont les autres sont exclus.

Le philosophe va amorcer sa démonstration à partir du fait incontestable que chacun est déjà au

moins propriétaire de sa propre personne (idée déjà défendue par Grotius et quelques autres

penseurs de la Renaissance) autrement ce serait la servitude. Cependant, Locke va parfaire

celle-ci en listant de façon circonstanciée toutes les conséquences de cette propriété

fondamentale de soi : « il en découle nécessairement que chacun est naturellement propriétaire

non seulement de son travail, mais également des fruits de son travail et, par extension de tout

ce à quoi il a mêlé son travail. » [Ibid., p. 68]. Même si certains points de son exposé peuvent

aujourd’hui sembler désuets31, d’autres restent tellement éclairants qu’un extrait de son texte

fondateur devenu célèbre mérite incontestablement d’être cité ici :

« Bien que la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les

hommes, chacun garde la propriété de sa propre personne. Sur celle-ci, nul n’a droit que

lui-même. Le travail de son corps, et l’ouvrage de ses mains, pouvons-nous dire, sont

vraiment à lui. Toutes les fois qu’il avait fait sortir un objet de l’état où la Nature l’a mis

est laissé, il y mêle son travail, il lui joint quelque chose qui lui appartient, et de ce fait se

l’approprie. Cet objet, soustrait par lui à l’état commun dans lequel la nature l’avait placé,

se voit adjoindre par ce travail quelque chose qui exclut le droit commun des autres

30 - de Waal dont les travaux portent sur l’étude des grands singes, constate que des espèces apparues avant Homo sapiens —

qui apparait tardivement dans l’histoire des espèces —, adoptent des règles morales bien établies permettant d’assurer la

cohésion du groupe. C’est pourquoi, le primatologue s’incline à penser que les règles morales ne naissent pas avec l’homme,

elles lui sont antérieures, attendues que certaines espèces vivant sur terre avant lui faisaient déjà preuve de comportements

éthiques ; par conséquent il se propose de considérer que la morale « vient d’en bas » (en tant qu’elle serait antérieure à

l’homme) et qu’elle est ainsi enracinée en profondeur dans notre héritage animal. Ainsi, elle serait donc le produit de l’évolution

biologique. 31 - comme par exemple le fait de dire que les espèces vivantes autres qu’Homo sapiens lui sont inférieures apparait assez

maladroit aujourd’hui et plus encore prétendre qu’elles lui appartiennent.

Page 43: Chapitre 5 - C3E

— 43 —

hommes ; nul autre que l’ouvrier ne saurait avoir de droit sur ce à quoi le travail s’attache,

dès lors que ce qui reste suffit aux autres, en quantité et en qualité.

Quiconque s’est nourri des glands ramassés sous un chêne, ou des fruits cueillis sur les

arbres d’un bois se les est certainement appropriés. Nul ne saurait nier que les aliments ne

soient à lui. Je pose donc la question, quand ont-ils commencé à lui appartenir ? Quand il

les a digérés ? quand il les a mangés ? quand il les a fait bouillir ? quand il les a rapportés

chez lui ? ou quand il les a ramassés ? A l’évidence, si la première cueillette ne l’en a pas

rendu propriétaire, rien d’autre ne le pouvait. Ce travail les a mis à part des biens

communs. Il leur a adjoint quelque chose qui s’ajoutait à ce qu’avait fait la nature, la mère

de tous les hommes, et par là ils sont devenus son bien propre.

Quelqu’un viendra-t-il prétendre qu’il n’avait aucun droit sur les glands ou sur les fruits

qu’il s’est appropriés de la sorte, faute de consentement de l’humanité entière pour les

rendre siens ? Etait-ce voler que prendre ainsi pour lui ce qui appartenait en commun à

tous ? S’il avait fallu obtenir un consentement de ce genre, les hommes seraient morts de

faim malgré l’abondance que Dieu leur a donnée. Sur des terres communes, qui restent

telles par convention, nous voyons que le fait générateur du droit de propriété, sans lequel

ces terres ne servent à rien, c’est l’acte de prendre une partie quelconque des biens

communs à tous et de la retirer à l’état où la nature la laisse. Cependant le fait qu’on se

saisisse de ceci ou de cela ne dépend pas du consentement exprès de tous. Ainsi l’herbe

qu’a mangée mon cheval, la tourbe qu’a fendue mon serviteur et le minerai que j’extrais,

partout où j’y avais droit en commun avec d’autres, devient ma propriété sans la cession

ni l’accord de quiconque. Le travail qui m’appartient a fixé mon droit de propriété en

retirant ces objets de l’état commun où ils se trouvaient.

(…) A présent que la propriété ne porte plus, au premier chef, sur les fruits de la terre et

sur les bêtes qui y vivent, mais sur la terre elle-même, en tant que celle-ci inclut et

comporte tout le reste, il me paraît clair que cette propriété elle aussi s’acquiert comme la

précédente. La superficie de terre qu’un homme travaille, plante, améliore, cultive et il

peut utiliser les produits, voilà sa propriété. Par son travail, peut-on dire, il l’enclôt, et la

sépare des terres communes. Il ne suffira pas pour prouver la nullité de son droit, de dire

que tous les autres hommes peuvent faire valoir un titre égal et qu’en conséquence il ne

peut rien s’approprier, ni rien enclore, sans le consentement de l’ensemble de ses co-

indivisaires, c’est-à-dire l’humanité entière. Quand Dieu a donné le monde en commun à

toute l’humanité, il a enjoint à l’homme de travailler : l’homme s’y voyait contraint par la

pénurie de sa condition. Dieu et la raison lui commandait de venir à bout de la terre, c’est-

à-dire de l’améliorer dans l’intérêt de la vie, et ce faisant d’y investir quelque chose qui

était à lui : son travail. Quiconque, pour obéir à ce commandement divin, se rendait maître

d’une parcelle de terre, la cultivait et l’ensemençait, lui adjoignait quelque chose qui était

sa propriété, que nul ne pouvait revendiquer ni lui prendre sans injustice. »

(Locke, 1960, p. 90-94)32

L’extrait cité est assez conséquent, certes, mais il est foncièrement intéressant et à plus d’un

titre. D’abord, Locke expose assez clairement de nombreux points cruciaux qui serviront

ultérieurement à montrer successivement :

32 - LOCKE John, 1960 – Second Traité sur le gouvernement civil. VRIN, trad. Gilson (1967).

Page 44: Chapitre 5 - C3E

— 44 —

- en quoi le capitalisme porte ouvertement atteinte à une certaine idée allant de soi

concernant l’appartenance finale d’un objet travaillé par un individu,

- comment, de fait, le capitalisme s’est insidieusement (et inconsciemment) fondé sur une

injustice notoire (chapitre 6, section 4),

- en quoi la SARS va permettre d’y mettre fin (chapitre 7 section 5).

De tels éclaircissements sont à considérer comme des apports majeurs de la thèse du point de

vue explicatif, par leur caractère inédit.

Ensuite, il fait admirablement ressortir l’une des remarquables propriétés du travail qui permet

à chacun d’ajouter quelque chose de sa personne à un objet quelconque ; et en le transformant

ainsi, par son travail, en le singularisant, à le soustraire de l’indivision dans laquelle se trouvait

l’objet à l’origine. Si le tronc d’arbre gisant au beau milieu de la forêt peut appartenir à tout un

chacun, Locke affirmerait qu’un indien qui le transformerait à l’aide de son travail en une

pirogue, fait sien du tronc d’arbre devenu grâce à lui pirogue. La pirogue est en quelque sorte

une extension de l’indien, celle-ci « fait partie » de lui, en ce sens qu’elle est sienne. Quelle que

soit la forme de travail accomplie sur la chose, cette résultante est ce qui permet à son auteur

de s’attribuer un titre de propriété, un droit exclusif, sur la chose transformée. Cette acquisition

de la propriété par le travail s’applique par excellence au cas de la terre et c’est le même

argument qui servira à justifier le mouvement de clôture des terres communes (enclosures) dans

l’Angleterre moderne de ses débuts. Le travail est donc à la source de la propriété privée :

« L’action même de travailler consiste à faire sien ce que l’on travaille, et donc à se

l’approprier. » [Dardot, Laval, 2010, p. 84].

Locke montre bien à quel point la propriété privée des biens est inscrite dans la « nature des

choses ». Du reste, fait-il aussi valoir combien il est du devoir des hommes « de ne pas toucher

à ce que les autres se sont légitimement appropriés grâce à leur travail. » [Lepage, 1985, p.

70]. Pour autant, le premier occupant d’un sol n’est légitime que s’il n’atteint pas autrui dans

sa quête éventuelle d’une appropriation qui serait sienne, en vue de sa propre subsistance. Par

la suite, le philosophe montrera en utilisant un registre utilitariste que la propriété privée incite

à des rendements plus élevés qu’une propriété détenue par une communauté. On ne doit pas

non plus omettre de signaler qu’il avait tenu à border l’appropriation de deux conditions : la

première étant que l’appropriation individuelle ne se justifie que si elle n’empiète pas sur le

commun de sorte à ce qu’il ne reste plus assez à autrui en quantité comme en qualité33, la

seconde étant que chacun est autorisé à ne s’approprier que ce dont il fait lui-même usage pour

en jouir.

Afin de parfaire son raisonnement et justifier la propriété privée, Locke avance que tout homme

qui s’approprie une terre en la soustrayant du bien commun pour la clôturer et la cultiver,

apporte en réalité un plus à la communauté au lieu d’un moins. Selon le philosophe, c’est le

travail qui donne une valeur supérieure aux choses par la fructification qu’il lui confère. Son

apport principal tient au fait qu’il considère que cette fructification entraîne de facto un droit de

33 - aussi appelée « clause lockéenne » par le philosophe Robert Nozik (1938-2002).

Page 45: Chapitre 5 - C3E

— 45 —

propriété sur la chose fructifiée. Comme le reconnaît Ellen Meiksins Wood « Mais ses idées

sur la propriété, l’importance qu’il accorde à la productivité et à cette valeur d’échange que

confère la production, le place d’emblée en marge de ses prédécesseurs. Car son idée selon

laquelle cette valeur est générée dynamiquement par la production, se démarque radicalement

des conceptions traditionnelles, (…). » [Meiksins Wood, 2009, p. 180].

Une théorie qui s’inscrit dans l’histoire est souvent le couronnement d’un lent processus

accompli par une communauté de penseurs. John Locke, à qui la propriété doit beaucoup, du

moins dans son aspect théorique, meurt au début du siècle. Un effort théorique ayant été

accompli, la poussée populaire qui conduisit à la Révolution de 1789 mettra un point final aux

droits féodaux et la fin du siècle verra poindre le triomphe du droit de propriété ; puisqu’en

1793, on pouvait entendre un Sieyès (1748-1836) clamer « tout homme est seul propriétaire de

sa personne, et cette propriété est inaliénable » et expliquer que la propriété des objets

extérieurs n’est qu’une suite et comme une extension de la propriété personnelle qu’est la liberté

[Lepage, 1985, p. 76]. L’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme stipulera :

« La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque

la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une

juste et préalable indemnité. »

Dans son ouvrage de 1848 De la propriété, Adolphe Thiers fera remarquer que partout où il y

a société, il y a propriété, s’agissant d’un « fait général, universel, ne souffrant aucune

exception. (…) On a dit que l’idée de propriété s’affaiblissait dans le monde. C’est une erreur

de fait. Elle se règle, se précise, et s’affermit loin de s’affaiblir. », Thiers cité in [Dardot, Laval,

2014, p. 254]. La civilisation se bâtit sur les bases de cette idée de propriété, qu’elle généralise,

renforce et raffine avec l’aide efficace du droit. Cette idée se justifie par le constat qu’elle

entraîne pour nombre de moralistes de l’époque : c’est par le travail et la propriété que l’homme

est parvenu à s’extirper des aléas naturels et que celle-ci s’impose comme un gage de prospérité,

car elle a prouvé au fil du temps son efficacité économique. Dardot et Laval en viennent à écrire

dans leur dernier essai « La possession personnelle génère une productivité supérieure à toute

autre forme de propriété, collective ou commune, parce que l’individu s’y consacre avec plus

d’attention, y met plus du sien, en attend des résultats qui lui reviendront en propre. » [Ibid., p.

256].

Par suite, le droit de propriété va permettre d’assurer une protection juridique envers le bien

possédé contre d’éventuelles attaques violentes et devenir un acte juridique établi. La

reconnaissance de la sécurisation des biens privés est une étape importante dans le

développement économique.

C’en est fait, la propriété est bel et bien instituée. Par le droit, elle est devenue une construction

politique et acquiert une force, une légitimité, qu’elle n’avait encore jamais atteint auparavant

au sein des sociétés précédentes.

Page 46: Chapitre 5 - C3E

— 46 —

1.3.3. L’insurrection de Proudhon

Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) est un personnage pour le moins controversé : misogyne,

judéophobe, parfois odieux dans ses écrits, Edward Castleton le qualifiera d’ailleurs

d’infréquentable [Castleton, 2009]. Sa plume qui souvent fait sentir la rage de celui qui la tient,

est un atout à double tranchant, car Proudhon est relativement confus dans ses démonstrations,

hâbleur et naïf par instant, manquant maintes fois de rigueur dans certains approfondissements ;

alors qu’il sait parfois faire preuve d’une étincelante lucidité, autant que d’intuitions lumineuses

sur quelques points de très grande importance. Cela dit, il est assurément le plus grand

pourfendeur de la propriété, parce que sans lui la « question de la propriété » n’aurait peut-être

pas été posée avec autant de conscience — et c’est uniquement pour cette raison qu’il va être

étudié ici, car il a écrit sur de très nombreux sujets et reste à ce titre un auteur foncièrement

polyvalent.

« Chose étrange, la propriété, attaquée de toutes parts au nom de la charité, de la justice,

de l’économie sociale, n’a jamais su répondre pour sa justification que ces mots : je suis

parce que je suis. Je suis la négation de la société, la spoliation du travailleur, le droit de

l’improductif, la raison du plus fort, et nul ne peut vivre si je ne le dévore. »

[Proudhon, 2016, p. 215].

Ces quelques lignes en disent déjà long et laissent entrevoir toute l’originalité de la vision

proudhonienne à l’égard de cette thématique. On lui reconnaît le fait d’avoir instauré à partir

d’une base de principes consolidée, un véritable travail critique sur la propriété permettant

d’ouvrir le débat à partir d’un cadre conceptuel renouvelé. Néanmoins, les arguments déployés

sont souvent de valeur très inégale34 et il faut savoir tirer chez Proudhon le bon grain de l’ivraie.

On se doit par ailleurs de signaler que Proudhon est vu par certains comme un précurseur de la

sociologie du droit [Xifaras, 2004, p. 240] ce qui lui vaut d’emblée une certaine notoriété.

Proudhon, « c’est un style, une violence et une conviction qui ne laissent pas indifférent

notamment de ce côté-ci du monde politique » peut-on lire dans les notes de l’Institut Jaurès

consacrées à une démarche intellectuelle pour tenter de réhabiliter cet auteur. Les spécialistes

qui se sont penchés sur l’œuvre de Proudhon n’hésitent pas à mettre en avant sa forme

« brouillonne, chaotique et parfois boursouflée, les formules contradictoires, les raccourcis

confondants, les approximations grossières », comme le signale Michaïl Xifaras en publiant

dernièrement un article intitulé Y-a-t’il une théorie de la propriété chez Proudhon ? [Ibid., p.

229]. Ce même auteur précise néanmoins, convoquant le sociologue George Gurvitch (1894-

1965), que certains commentateurs sérieux ne cessent toutefois de faire référence à son œuvre

et que malgré des « "contradictions apparentes" de la doctrine », ils y voient « des divinations

et des visions de la plus grande importance. » [Ibid., p. 229]. Et c’est bien pour ses «

divinations » et ses « visions de la plus grande importance » que l’on considère Proudhon

34 - Il est toujours aisé a posteriori de tourner en ridicule un auteur ancien lorsque l’on possède les connaissances récentes ayant

ajourné les thèses du passé. Cela dit, on ne saurait toutefois en dehors de cet aspect rétrospectif faire autrement de signaler que

certaines arguties de Proudhon sont tout de même assez spécieuses. N’entrent pas en jeu ici la critique de ces points, on cherche

davantage à présenter la pensée globale de Proudhon, d’en extraire la ‟substantifique moelle” comme l’aurait dit Rabelais, mais

surtout de dégager précisément certaines analyses cruciales dont il est l’unique auteur à les avoir aussi distinctement mises en

lumière, persuadé que celles-ci sont à prendre avec le plus grand intérêt.

Page 47: Chapitre 5 - C3E

— 47 —

comme un personnage clé dans les propositions que la présente thèse va établir ultérieurement.

Sa pensée caractérise une plaque tournante dans l’idée de propriété, car il est le seul à avoir

conduit la question de la propriété en son sommet, avec des termes pertinents et judicieux,

permettant de poser le problème de façon opérationnelle, point d’appui à l’appel d’une solution.

Il offre ainsi aux penseurs sur la question de la propriété qui vont lui succéder, une piste critique

absolument nécessaire pour faire avancer la réflexion.

Il marque sa singularité en tenant par préciser que le mot « propriété » possède deux sens : « 1°

il désigne la qualité par laquelle une chose est ce qu’elle est, la vertu qui lui est propre, qui la

distingue spécialement : c’est en ce sens que l’on dit, les propriétés du triangle ou des nombres,

la propriété de l’aimant, etc. ; 2° il exprime le droit nominal d’être intelligent et libre sur une

chose ; c’est en ce sens que le prennent les jurisconsultes. Ainsi, dans cette phrase : Le fer

acquiert la propriété de l’aimant, le mot propriété ne réveille pas la même idée que dans cette

autre phrase : J’ai acquis la propriété de cet aimant. » [Proudhon, 2009, p. 185]. Proudhon ne

va pas jusque-là mais, sa remarque appelle à deviner que si un homme acquiert la propriété

d’une chose, alors cette chose acquiert potentiellement par prolongement la propriété de

l’intelligence culturelle de cet homme. Ainsi un atome entre les mains d’un physicien n’aura

pas la même destinée que s’il se trouvait entre celles d’un boulanger. D’emblée, il fait

subtilement remarquer le caractère ambigu du mot ‟propriété”, car le sens qu’on lui attribue

peut désigner à la fois le dedans comme le dehors d’une chose. Un concept inclusif donc, au

sein d’une totalité mouvante. La chose possède en elle-même des propriétés intrinsèques, mais

en s’appropriant la chose, son possesseur lui en confère d’autres, les siennes qui s’entremêlent

à celle de la chose. Ainsi, par un jeu rétroactif, ‟chose + possesseur” forment alors un tout

supérieur à ‟chose” + ‟possesseur”, pris indépendamment : le concept de propriété est à la base

d’un mouvement magique… Pour ceux qui savent lire entre les lignes, Proudhon pose déjà-là

un premier jalon.

Autre point important, il faut en outre noter qu’il possède une façon assez originale d’entrevoir

la loi : « La loi est la règle selon laquelle les besoins sociaux doivent être satisfaits ; le peuple

ne la vote pas, le législateur ne l’exprime pas, le savant la découvre et la formule. » [Ibid., p.

205]. Il est le seul à formuler que les lois (sociales) sont découvertes par les savants, de la même

manière en quelque sorte que le physicien découvre et formule les « lois de la nature » [Omnès,

2008]. Une telle approche de la réalité l’incite à construire sans complexe un discours

authentique avec ses propres vues sur la question de la propriété.

Proudhon en fait ne s’oppose pas la propriété usufondée (cf. section 1, paragraphe 2 alinéa d),

c’est-à-dire à la possession, il dit même qu’elle est nécessaire ; la possession, dit-il, est

nécessaire pour exister : « (…) puisque tout homme a droit d’occuper par cela seul qu’il existe,

et qu’il ne peut se passer pour vivre d’une matière d’exploitation et de travail ; (…) » [Ibid., p.

210]. Alors qu’il s’oppose au droit de propriété, tout du moins en la partie qu’il entraîne : « le

droit d’aliéner, de vendre, de donner, d’acquérir et de perdre » [Ibid., p. 206], « d’échanger,

(…) droit de transformer, d’altérer, de consommer, de détruire, d’user et d’abuser » [Ibid., p.

288] ; car pour lui la possession ne doit jamais demeurer fixe, c’est pourquoi « (…) il est

impossible, en fait, qu’elle devienne propriété. » [Ibid., p. 210].

Page 48: Chapitre 5 - C3E

— 48 —

Des réflexions philosophiques menées avec de plus en plus de civilité ont fini par faire admettre

que la terre n’a plus lieu d’appartenir au premier venu qui s’en empare, mais à celui qui la

travaille (on substitue le travail à l’occupation pour justifier la propriété). Un tel principe

conduit au fait qu’un bien acquiert ainsi à l’avenir une valeur en fonction de l’habileté avec

laquelle celui qui le travaille est en mesure de le faire fructifier : « Un espace de terre déterminé

ne peut produire des aliments que pour la consommation d’un homme pendant une journée : si

le possesseur, par son travail, trouve le moyen de lui faire produire pour deux jours, il en

double la valeur. Cette valeur nouvelle est son ouvrage, sa création ; elle n’est ravie à

personne : c’est sa propriété. » [Proudhon, 2009, p. 238]. Pour Proudhon, c’est justice que les

fruits issus d’un bien appartiennent à celui qui les a produits, mais pour lui il n’existe pas

d’argument convaincant pour que de ce seul fait, la propriété du fond soit accordée au

producteur. Il y a tout lieu de séparer le fond de ce que celui-ci est en mesure de produire par le

biais d’un travail adapté ; prenant l’exemple que l’habileté d’un pêcheur sur ses confrères ne

fait pas de lui pour autant le propriétaire de la parcelle de mer qu’il exploite, pourquoi n’en est-

il pas de même alors pour la terre ? L’habileté à user d’un bien ne fait donc pas selon Proudhon,

un titre de propriété sur celui-ci. Or l’exigence d’une performance économique va prouver le

contraire, et la démonstration sera faite ultérieurement par des expériences conduites grandeur

nature (cf. section 1, paragraphe 2 alinéa d) ; il en revient aux plus habiles de s’approprier les

biens dans la mesure où autrui peut profiter équitablement du surplus engendré par la dextérité

de certains. Ce procédé est la base du développement économique, il est évident que si les biens

en mesure de générer des richesses sont gérés par des maladroits la performance a moins de

chance d’être au rendez-vous ; et que sans appropriation préalable (en vue d’une sécurité sur

l’appartenance de ce qui va être produit), il n’y a aucun intérêt à engager frais et énergie pour

mettre en œuvre un savoir-faire dans l’optique de produire plus et mieux.

Proudhon ne dissocie pas l’idée de propriété de celle de liberté. La liberté de tous sans limite,

sur tout et en toute circonstance n’est pas forcément un style de conduite acceptable pour fonder

une société. Attendu qu’une liberté totale n’est pas possible, est-ce qu’une liberté partielle et

organisée, autrement dit construite, peut-elle être un principe plus convenable à des fins de

satisfaire les individus ? La propriété permet alors d’accorder à chacun, avec l’accord tacite

d’autrui, un petit espace de liberté dans un domaine circoncis à l’intérieur duquel en respectant

lois, règles et coutumes en vigueur, un individu possède une liberté d’action en mesure de

satisfaire ses désirs d’expression. Par ailleurs, être propriétaire, c’est aussi être responsable et

l’on ne peut pas être considéré comme responsable de tout, la responsabilité ne peut être limitée

que ce sur quoi on a une influence : sa propriété.

Mais la propriété engendre l’inégalité car en général les biens appropriables en pratique ne sont

pas d’égales valeurs, sa légitimité pose ainsi un épineux problème dont la résolution n’est pas

encore achevée à ce jour.

Le droit de propriété n’est pas quelque chose d’absolu, l’espace de liberté accordé par la société

aux individus dans un domaine se réduit à des possibilités d’action contenues à l’intérieur du

cadre des lois. Ainsi, la personne propriétaire d’un terrain à bâtir, par exemple, peut construire

ce qui lui plait mais dans le respect des règles d’urbanisme, celles-ci cherchant à cadrer un

arbitrage bienfaisant entre intérêt individuel et intérêt de communauté. Une telle conception

Page 49: Chapitre 5 - C3E

— 49 —

offre déjà une infinité de possibilités, quand bien même celles-ci se trouvent enfermées dans un

cadre législatif, faisant que la restriction imposée par la règle n’est jamais une contrainte

absolue puisqu’elle permet toutefois une infinité d’actions acceptables. La restriction est donc

minime face à cet infini ; en ce sens elle n’est pas une contrainte limitante face à l’imagination

humaine et ce malgré son caractère restrictif, ce qui fait du droit de propriété une conception

suffisamment recevable. Il s’agit là d’un point important que Proudhon aura par contre du mal

à saisir.

Un tel droit instaure un rapport direct entre le propriétaire et le bien détenu mais il n’est pas

question d’une liberté d’usage complètement sauvage ; la liberté juridique ne se situe qu’à

l’intérieur des cadres législatifs et réglementaires, considérés dans la sphère d’activité propre

au domaine d’application de la propriété. Or Proudhon critique le droit par le fait qu’il n’y ait

pas de limite à l’usage d’un bien lorsque l’on en est propriétaire (droit d’usage absolu) — en

soulevant la contradiction entre limitation et absolu —, alors que des lois viennent le limiter.

Mais dans le domaine juridique « absolu » ne signifie pas « illimité » mais plutôt « direct » et

« complet » [Xifaras, 2004, p. 248]. Le propriétaire n’est pas au-dessus des lois, par conséquent

sur ce point Proudhon fausse le débat par méconnaissance du jargon juridique35.

Il entend ainsi montrer combien la société s’est trompée en instituant la propriété comme « le

droit de jouir du fruit de son travail » car en réalité, selon lui, la propriété est le droit de jouir

« du fruit de l’industrie et du travail d’autrui » [Proudhon, 2009, p. 303], ce en quoi Proudhon

n’a pas entièrement tort mais reste alors la question de rectifier l’erreur…

a) La vision particulière de Proudhon au sujet de la propriété

Proudhon est surtout célèbre pour son mémoire de 1840 contenant sa fameuse formule

fracassante36 : « La propriété, c’est le vol ! » [Proudhon, 2009, p. 129], qui lui causa quelques

embêtements… Il disait lui-même d’ailleurs à ce propos « qu’il ne se dit pas en mille ans deux

mots comme celui-là ». Il raconte aussi comment il fut quelque peu chanceux lors de son procès

que cet oxymore lui a valu, car : « Le jury parut ne pas comprendre grand-chose à ma

démonstration : il dit que c'était matière scientifique, par conséquent hors de sa compétence,

et rendit en ma faveur un verdict d'acquittement. » De toute évidence, une telle formule invite

instinctivement à penser que Proudhon est un farouche opposant à toute idée de propriété ; or,

cette formule déracinée de son corpus nourricier ne reflète pas fidèlement le point de vue de

son auteur. En effet, Proudhon n’est pas opposé à la propriété, il rêve d’une propriété plus

justement distribuée : « De tout cela il résulte qu’un jour la propriété transformée sera une idée

35 - En fait, « (…) la propriété est le droit de jouir de ses biens de la façon la plus absolue, dans les limites que tracent les lois

et les règlements. » et « Nous avons là, mot pour mot, idée pour idée et règle de droit pour règle de droit l'art. 544 du Code

civil. On ne peut s'empêcher de penser que Proudhon aurait mieux fait, dès 1840, de le lire plus attentivement. » [Xifaras,

2004, p. 279]. Mais le problème n’est pas pour autant plus évident car « L'idée d'un pouvoir absolu d'une personne sur une

chose est désormais abandonnée au profit d'une autre notion, plus obscure, celle de faisceau de droits (bundle of rights),

divisibles et superposables, n'ayant pas nécessairement des choses tangibles pour objet, désignant l'irréductible hétérogénéité

des objets appropriés et des régimes juridiques auxquels ils sont soumis. » [Xifaras, 2004, p. 281]. 36 - Proudhon est le roi de la formule provoquante, à laquelle lui-même d’ailleurs ne croit jamais en totalité : « La propriété,

c’est le vol », « Dieu c’est le mal », « le meilleur gouvernement c’est l’anarchie », « La propriété est physiquement et

mathématiquement impossible », « La femme n’est pas seulement autre que l’homme : elle est autre parce qu’elle est

moindre. », « Être gouverné, c'est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché,

contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n'ont ni le titre, ni la science, ni la vertu... (…) », « Honte au

suffrage universel »…

Page 50: Chapitre 5 - C3E

— 50 —

positive, complète, sociale et vraie ; une propriété qui abolira l’ancienne propriété, et

deviendra pour tous également effective et bienfaisante. » [Proudhon, 2016, p. 149]. Il réclame

en quelque sorte une autre construction logique : « (…) la propriété reprenant sa place, et par

conséquent sa véritable forme, deviendra partie essentielle d’un tout harmonique et vrai, et,

perdant ses qualités négatives, revêtira les attributs positifs de l’égalité, de la mutualité, de la

responsabilité et de l’ordre » [Ibid., p. 150]. Il estime qu’en société chacun doit avoir un droit

égal de vivre et de se développer.

Que fait finalement Proudhon dans son mémoire de 1840 ? Certes, il s’interroge sur la propriété

certes, mais il aborde cette question par la bais d’une interrogation centrale : « La propriété est-

elle juste ? » Car selon lui, « Tout le monde répond sans hésiter : oui, la propriété est juste. Je

dis tout le monde car personne jusqu’à présent ne me paraît avoir répondu avec pleine

connaissance : non. Aussi une réponse motivée n’était-elle point chose facile ; le temps seul et

l’expérience pouvaient amener une solution. Actuellement cette solution est donnée ; c’est à

nous de l’entendre. J’essaye de la démontrer. » [Proudhon, 2009, p. 159].

Cependant, sous ces termes provocants semblant condamner irrémissiblement la propriété,

Proudhon tient davantage à protester et mettre en avant toute l’ambiguïté de la propriété plutôt

que de la défaire. Car Proudhon n’est point non plus communiste, il n’est pas favorable à

l’absence de toute propriété individuelle — il proteste de toutes ses forces contre le

communisme —, tout simplement parce que la propriété individuelle « apparaît d'abord comme

un fait aussi nécessaire à l'existence de l'individu qu'à la vie sociale » ; il recherche la juste

propriété en raison que la propriété elle-même lui semble être un « élément à double face du

système économique et social ».

La propriété est ! Son effervescence est indiscutable et Proudhon ne cherche pas à discuter ce

fait mais à en comprendre la raison, à justifier ontologiquement la propriété et à imaginer sa

transformation en vue de produire une société plus juste. « Le problème de la propriété est,

après celui de la destinée humaine, le plus grand que puisse se proposer la raison, le dernier

qu’elle parviendra à résoudre. » écrit Proudhon en 1846 [Proudhon, 2016, p. 145] ; c’est dire

à quel point l’importance de mener une réflexion sur le sujet avait comme considération à ses

yeux. En effet, selon lui, le problème social ne peut se dénouer qu’en résolvant le problème que

pose la propriété à la société — « (…) le problème social, (…) de l’aveu de tout le monde, tient

essentiellement à la propriété. » [Ibid.]. Et si l’on accorde quelque crédit à la posture de

Proudhon37, vient ainsi l’assurance que lorsqu’une solution aura été offerte au problème de la

propriété et mise en pratique, l’humanité n’aura alors rien fait de moins que de tourner une page

importante de son histoire.

37 - On signale qu’Harold Demsetz pensera la même chose : « Les droits de propriété sont pour lui un préalable absolu, aussi

bien théorique que pratique. Sans eux aucune théorie économique conséquente ne peut être construite afin que les agents

économiques poursuivent leur intérêt personnel de manière rationnelle. » [Chabaud et al., 2008, p. 190].

Page 51: Chapitre 5 - C3E

— 51 —

Prenant appui sur les précédents dires conclusifs de Proudhon, on estime être à présent

parvenu au point culminant de ce travail doctoral.

Il devient désormais manifeste qu’étreindre plus complètement une telle question

demeurera la clé de voûte de l’ensemble de la thèse.

C’est annoncer que le concept de SARS (caractérisé ultérieurement au chapitre 7) a cette

ambition : proposer — sans toutefois remettre en cause le droit de propriété — une

‟nouvelle forme à la propriété”, parfaitement extensible aujourd’hui à l’ensemble de

l’économie mondialisée.

Une propriété autrement distribuée dont on démontrera qu’elle est manifestement plus juste

et plus puissante que toutes celles qui ont été adoptées jusqu’à présent.

Proudhon avait bien saisi le rôle que la propriété pouvait jouer sur la répartition des richesses :

« (…) la Société se trouve divisée en deux classes, l'une de propriétaires-capitalistes-

entrepreneurs, l'autre de prolétaires salariés, l'une de riches, l'autre de pauvres, l'édifice

politique sera toujours instable. » Selon lui, l’instabilité politique provient de la forme de

propriété adoptée, car c’est celle-là même qui conditionne la répartition des richesses au sein

de la société et une répartition injuste entraîne inéluctablement un fractionnement en au moins

deux classes sociales, riches et pauvres, enclines à s’affronter.

Si la propriété est au fondement d’un développement humain au sein d’un ordre social, pourquoi

tous les individus ne sont-ils pas propriétaires ? Pourquoi les uns et pas les autres ? Pourquoi

l’un a tout et l’autre rien ? Telles sont les interrogations que Proudhon va tenter d’approfondir.

Chercher en premier lieu à rendre la propriété intelligible appelle à devoir se rendre compte

« (…) que la propriété ne se comprend et ne s’explique, d’une manière suffisante ni par des a

priori quelconques, moraux, métaphysiques ou psychologiques ; ni par des a posteriori

législatifs ou historiques ; ni même par l’exposé de sa nature contradictoire, ainsi que je l’ai

fait dans mon Mémoire sur la propriété. (…) Car tout ce qui s’isole, tout ce qui ne s’affirme

qu’en soi, par soi et pour soi, ne jouit pas d’une existence suffisante, ne réunit pas toutes les

conditions d’intelligibilité et de durée : il faut encore l’existence dans le tout, par le tout ; il

faut, en un mot, aux rapports internes unir des rapports externes. » dixit Proudhon [Proudhon,

2016, p. 147]. Les jurisconsultes lorsqu’ils expriment la propriété comme étant le droit

d’occupation, et en même temps le droit d’exclusion, n’expliquent rien. En admettant que

l’appropriation soit une condition nécessaire à la destinée de l’homme, encore faut-il, selon

Proudhon, pour une question de justice, que cette possession puisse être égale, toujours

changeante, mobile, susceptible d’augmentation et de diminution, de toute évidence, une telle

exigence revêt pour lui un caractère impossible au moment où il écrit. Ses propos suivants

résument assez bien la situation antinomique qu’il entend révéler : « La propriété, dans l’esprit

de sa prérogative la plus belle, est l’extension de la terre ; et dans l’exercice de cette même

prérogative, la propriété est l’interdiction de la terre. » [Ibid., p. 216]. Les économistes, par

leurs inductions utilitaires avancent que « l’origine de la propriété, c’est le travail » [Ibid., p.

148], le droit de vivre en travaillant ; mais alors, dit-il, a-t-on le droit de posséder sans travail et

d’où vient donc que le propriétaire ne rende jamais compte ? Chaque acceptation d’occupation

Page 52: Chapitre 5 - C3E

— 52 —

souveraine, effective, n’exclut-elle pas toute idée de participation et de communauté ? Cela est-

il juste que la propriété procure systématiquement une rente, « car en conférant une rétribution

sans travail, elle déroge à tous les principes de l’économie sociale sur la production et

l’échange » ? [Ibid., p. 162]. Alors que l’envers a aussi son décor, posséder c’est aussi être

possédé, dit Proudhon, la propriété a un revers aliénant, le propriétaire est maintenant enchaîné

à ce qu’il possède. Telles sont quelques contradictions que soulève Proudhon à l’égard de la

propriété, à un moment particulier de l’histoire de l’évolution économique où la propriété, bien

qu’inattaquable, reste encore inintelligible comme idée.

Proudhon ne se trompe pas lorsqu’il avance que « la propriété est antérieure à la société et au

droit », tout l’intérêt de la nouveauté qu’il apporte au corpus d’arguments tient au fait à ce qu’il

rajoute « elle ne tire cependant sa moralité que du droit ». C’est la justice, selon lui, qui

contribue à faire de la propriété « un élément économique et social ». La propriété peut être

considérée comme un vol, jusqu’à ce le droit vienne l’organiser : par la légitimation du droit de

propriété, c’est le cadre juridique qui octroie une existence légale à la propriété. En effet dit

Proudhon : « Tant que la propriété n'a pas reçu l'infusion du droit, elle reste, ainsi que je l'ai

démontré dans mon premier mémoire, un fait vague, contradictoire, capable de produire

indifféremment du bien et du mal, un fait par conséquent d'une moralité équivoque, (…) »38.

Par ailleurs ce qui relève de la prouesse chez cet auteur, c’est la richesse avec laquelle il

s’évertue à dégager tout un ensemble d’ennuis qui dérivent de la propriété. En effet, il s’attache

à établir un certain nombre de remarques assez diverses souvent situées sur un plan

philosophique, afin de soulever la multitude de problématiques qu’engendre l’établissement de

la propriété, en tentant parfois d’y apporter quelques solutions, comme par exemple :

- au sujet des écarts potentiels d’accès aux biens disponibles, il tient à insister sur le fait

que s’il y a des abus en ce qui concerne la consommation (certains individus qui

consommeraient à outrance alors qu’une majorité de leurs congénères sombrent dans la

pauvreté), ce n’est pas à l’institution de la propriété qu’il faut faire un procès mais plutôt

au libre arbitre de l’homme, car celle-ci n’est que le moyen et le reste n’est qu’une

question de morale. Un tel désordre dit Proudhon n’est pas du ressort strict de

l’économie, c’est l’homme qui est à blâmer ;

- « A chacun selon sa peine » … Dans l’imaginaire de Proudhon travail et propriété

doivent être corrélés, en raison du fait que la force physique du travailleur est elle-même

limitée, l'appropriation doit elle aussi limitée en stricte proportion des efforts réels du

travailleur, parce que pour lui « tout travail mérite salaire ». Or ce principe bien connu

n’est qu’une vue de l’esprit, la réalité en est tout autre. Quid du viticulteur qui s’adonne

durement toute la saison à soigner ses vignes et qui perd toute sa récolte en un instant à

la suite d’un orage de grêle ? En réalité les efforts fournis par un individu ne sont pas

toujours récompensés avec l’intensité et la durée du travail accompli. Le monde ne

fonctionne pas tout à fait comme l’imagine en théorie Proudhon. N’est-ce pas là une

autre justice que la nature entend nous faire comprendre ? Par ailleurs, sa conception

38 - source De la Justice, tome II, textes choisis mis en ligne sur le site www.proudhon.net/

Page 53: Chapitre 5 - C3E

— 53 —

d’un travail corrélé à la propriété dans l’optique d’une meilleure équité entre efforts et

revenus est loin d’être aisée à mettre en pratique ;

- le besoin de rendre la propriété juste, pour ce faire il stipule que pour que celle-ci soit

juste, il faut que chacun puisse avoir le même droit à l’appropriation : « (…) la propriété

en soi n'étant pas juste, comment la rendrais-je juste ? D'abord en reconnaissant à tous

le même droit à l'appropriation, à l'usurpation » Proudhon cité in [Xifaras, 2004, p.

250], d’où ;

- la libération des initiatives populaires qui réclame selon lui une action spécifique. C’est

par insuffisance de liberté que les individus sont privés d’accès à la propriété, puisque

selon lui, la propriété rend libre. Or, être propriétaire réclame les moyens de l’être mais

la société en l’état actuel des choses n’offre pas la possibilité à chacun de le devenir. En

effet, les prolétaires n’ont pas les finances requises pour être en mesure d’accéder aux

moyens de production nécessaires pour lancer une activité. Il faut rappeler que les

déboires économiques sévissant au début du XIXe siècle entraînent un appauvrissement

des couches populaires, auquel il convient de faire face car de nombreux prolétaires

cherchent à se mettre à leur compte, en louant un atelier ; mais faute d’avoir accès à un

crédit public, ces initiatives louables s’évanouissent malencontreusement. Proudhon

avait alors songé à instaurer une Banque du peuple mutualisant les moyens et offrant un

crédit gratuit, mais l’initiative bien qu’ayant été lancée n’a malheureusement pas réussi

à aboutir faute de ressources suffisantes. Cependant, on sait aujourd’hui que disposer

d’un capital, aussi indispensable que cela soit, est loin d’être suffisant pour viabiliser

une économie. Les recherches récentes en entrepreneuriat (cf. chapitre 2) ont montré

combien un montage complexe était nécessaire pour qu’une économie puisse prospérer

dans des conditions optimales ;

- la réappropriation des fruits de son propre travail. Aujourd’hui encore personne n’est

dupe et chacun sait que les salariés sont égrugés et eux-mêmes ont en permanence ce

sentiment, mais faute d’un meilleur compromis entre Capital et Travail, ce dernier est

voué à être tacitement accepté. Il est vrai que le droit de propriété, tel qu’il a été instauré,

permet par des voies légales et réglementées la captation du travail d’autrui et qu’en un

sens cela circonvient à l’exploitation des uns par les autres. Cela dit, acquérir un droit

de propriété sur les fruits de son propre travail, en parfaite proportion des

investissements et efforts accomplis, sans être titulaire au départ d’un droit de propriété

sur la matière à transformer, semble un point assez périlleux à définir et à évaluer, si

l’on souhaite éviter que l’une ou l’autre des parties (propriétaire et travailleur) ne soit

lésée. Pour autant, il faut être redevable à Proudhon d’avoir parfaitement mis en lumière

l’institutionnalisation d’une injustice flagrante par le fait qu’il existe légalement des

propriétaires indolents et des travailleurs exploités : justice réclamerait selon lui de

mettre les propriétaires au travail ainsi que de rendre les travailleurs propriétaires39.

Poussant plus loin son analyse, Proudhon fait comprendre que « En effet, tous les

problèmes de déséquilibre entre production et consommation à cet égard viennent du

39 - c’est exactement ce que la SARS va proposer d’instituer à différentes échelles, puisque c’est sur cet élément précis que

repose toute la justice économique et sociale.

Page 54: Chapitre 5 - C3E

— 54 —

fait que certains produisent pour d’autres, plus riches, qui ne travaillent point. En

travaillant pour les propriétaires, les ouvriers se détruisent. » Edward Castleton

[Proudhon, 2009, p. 89], d’où ;

- le problème qui provient de la dissociation des notions de division du domaine et de la

subordination féodale. Car « L'appropriation est donc immédiatement constitutive du

droit de propriété qu'elle présuppose. » [Xifaras, 2004, p. 254]. En effet, c’est

l’institution d’une forme particulière de propriété qui permet de rendre appropriable tout

travail effectué (le sien éventuellement, comme celui d’autrui, or c’est uniquement

l’appropriation du travail d’autrui qui est condamnable), d’où ;

- la supériorité cachée d’une forme de propriété. Proudhon a dans l’idée que la propriété

n’est pas tant un lien juridique abstrait mais correspond davantage à la maîtrise de la

chose possédée ; à ce titre il défend sans le savoir ce que l’anthropologue Alain Testart

nommera plus tard la propriété usufondée (infra section 1, paragraphe 2, alinéa d)

[Testart, 2012]. Or aujourd’hui dans le cas de la propriété fundiaire (idem infra), qui est

en vigueur dans tout le monde occidental, le fait d’être propriétaire d’un bien ne dépend

en rien de la maîtrise effective que l’on a de celui-ci (par exemple, être propriétaire

d’une terre à labour n’engage pas à en être l’exploitant compétent, les actionnaires d’une

entreprise qui détiennent les titres ne sont pas tenus de posséder le savoir nécessaire à

l’exploitation de la firme). Un droit réel de propriété permet tout à fait à son titulaire de

confier la maîtrise de la chose possédée à un tiers ; il y a donc disjonction entre

possession et maîtrise effective du bien. La propriété fundiaire offre au propriétaire de

capter la plus-value prise par un bien en exploitant la valeur travail effectuée par autrui.

Et c’est ce sur quoi Proudhon entend s’insurger, contre les propriétaires oisifs qui

exploitent les travailleurs à leur solde. Pour Proudhon, il est clair que la propriété

fundiaire est à la base de l’exploitation de l’homme par l’homme : inégalités et

servitudes viennent de cette forme de propriété. En propriété fundiaire, le propriétaire

apparaît comme un inutile aux yeux de Proudhon et il s’interroge sur son utilité au

regard des choses produites : « A-t-il labouré, semé, moissonné, fauché, vanné,

sarclé ? » [Proudhon, 2009, p. 297], non, c’est un inutile, il n’est l’ouvrier de rien, il

n’infuse rien dans le sol qui lui fera donner la vigueur de sa fécondité, il est « un parasite

ou un larron » [Ibid., p. 303]. Il se fait seulement payé le service d’être propriétaire de

l’instrument, la terre, instrument donné par le « Créateur » à l’humanité dans son

ensemble – dixit Proudhon. La conception d’une propriété usufondée, cette autre forme

de propriété, ne permet pas un tel désordre. Elle n’a pas la nocivité de la propriété

fundiaire, avec cette forme de propriété, il ne peut donc y avoir de « parasites ou de

larrons » comme le juge Proudhon ;

- la portée du travail face aux capitaux dans la combinaison avec la propriété impliquée

dans la marche de l’économie. Proudhon insiste très nettement sur l’importance de la

force motrice de la main d’œuvre et le caractère inerte des capitaux : « La mer, sans le

pêcheur et ses filets, ne donne pas de poissons ; la forêt, sans le bûcheron et sa cognée,

ne donne ni bois de chauffage ni bois de service ; la prairie, sans le faucheur, n’apporte

ni foin ni regain. » [Ibid., p. 300] ; en revanche, « Les capitaux, les outils et les machines

Page 55: Chapitre 5 - C3E

— 55 —

sont pareillement improductifs. Le marteau et l’enclume, sans forgeron et sans fer, ne

forgent pas ; le moulin, sans meunier et sans grain, ne moud pas, etc. Mettez ensemble

des outils et des matières premières ; jetez une charrue et des semences sur un sol

fertile ; montez une forge, allumez le feu et fermez la boutique, vous ne produirez pas

davantage. (…) Enfin, le travail et les capitaux réunis, mais mal combinés ne produisent

rien. Labourez un désert de sable, battez l’eau des fleuves, passez au crible les

caractères d’imprimerie, tout cela ne vous procurera ni blé, ni poissons, ni livres. »

[Ibid., p. 301]. Cela illustre bien, aux yeux de Proudhon, toute l’importance que le travail

humain apporte dans l’exercice de l’économie et combien il est illusoire de pouvoir s’en

extraire ;

- la vision prémonitoire d’un rôle régulateur devant être assigné à l’Etat. La pertinence de

Proudhon se manifeste aussi dans la clairvoyance dont il a fait preuve en visualisant le

problème que la concurrence, avec son envers le monopole, allait finir par poser à la

société. « La même liberté d'action est donc accordée à tous les propriétaires, et la

même loi les protégeant également tous, il doit arriver fatalement, dans le milieu

économique où elles sont placées, que les propriétés entrent en concurrence les unes

contre les autres, tendant à s'absorber réciproquement. C'est ce qui a lieu, en effet, et

que l'on observe partout où il existe des rapports de voisinage ou rivalité d'exploitation,

aussi bien pour l'agriculture que pour l’industrie. La lutte est engagée. Quelle en sera

l'issue ? Il est aisé de le prévoir. (...). Si la protection de l'Etat à l'égard des propriétaires

est nulle ou insuffisante, les grands propriétaires absorberont les petits, les gros

entrepreneurs tueront les plus faibles, les privilégiés écraseront les non privilégiés. (...)

Si au contraire la protection de l'Etat est forte et garantie à chacun (...) l'effet de la

concurrence se produira en mode inverse. Comme il est évident que, toutes choses

égales par ailleurs, le maximum de puissance de la propriété se rencontre là où la

propriété est exploitée par le propriétaire, la lutte devient désavantageuse au grand

apanager, favorable d'autant au petit. » Proudhon, Théorie de la propriété citée in

[Xifaras, 2004, p. 277 et 278]. Il y a donc selon lui un rapport intime entre la propriété

et l’Etat qui aspire à être défini, ce qui ne va pas manquer de se produire dans la suite

des événements. D’ailleurs, si l’Etat est un nécessaire pour lutter contre l’absolutisme

de la propriété, la propriété deviendra une protection, un moyen de lutter contre la

surpuissance de ce même Etat. Incontestablement, il fut à ce titre le subtil visionnaire

d’un rapport ambigu en train de se dessiner entre Etat et propriété ;

- la transmission des patrimoines via la propriété. Proudhon voit aussi en l’hérédité « la

raison dernière de la propriété » [Proudhon, 2016, p. 157]. S’il est vrai que sans

l’hérédité, il n’y a plus ni ancêtres ni descendants, il fait remarquer que la propriété par

le fait qu’elle rend une chose acquise transmissible, la proclame en quelque sorte

immortelle la faisant soutenir par les générations suivantes. Et il rétorque à ceux qui y

verraient là la source des inégalités que celles-ci ne proviennent pas de l’hérédité mais

résulte des conflits économiques : « L’hérédité prend les choses comme elle les

trouvent : créez l’égalité et l’hérédité vous rendra l’égalité. » [Ibid., p. 158]. C’est donc

une injustice qui se transmet au travers de la propriété, indépendamment de la propriété

en elle-même. Nonobstant, il rajoute « Ce qui manque au pauvre, (…) c’est l’héritage.

Page 56: Chapitre 5 - C3E

— 56 —

Au lieu d’abolir l’hérédité, songez plutôt à faire cesser la déshérence. » [Ibid., p. 159].

Il faut comprendre qu’il ne sert à rien d’attaquer le droit de succession sous prétexte que

la société n’est pas en mesure d’échafauder un moyen instigateur de l’égalité. A toutes

les époques, dans le but de la survie du groupe, les hommes ont cherché de génération

en génération à se transmettre les connaissances détenues par les anciens et c’est ce qui

a permis d’assurer le succès de l’espèce et aussi probablement ce sentiment d’élévation.

Dès que la propriété d’un capital au sens large s’est infusée dans les sociétés, il n’est

pas surprenant que sa transmission fût de la même façon devenue une aspiration

profonde, globalement génératrice d’un progrès social très net — même en dépit des

mauvais usages ultérieurs du capital effectués par certains légataires ; lorsque l’héritage

n’existait pas au sein des sociétés les biens des défunts furent dilapidés et les

développements très vite étouffés.

Or, Proudhon, c’est sans doute là toute l’ambiguïté méthodologique de tenter mettre dos

à dos des points de vue antinomiques, avait cherché indirectement à défendre

exactement l’inverse (par le fait qu’il s’oppose à l’appropriation de la terre). En effet,

ce sur quoi il se rebelle, c’est donc contre la propriété éternelle, la transmission de la

propriété qui passe de main en main à l’intérieur d’une même famille, autrement-dit

contre l’héritage ; partant du principe que : « Que, comme le voyageur ne s’approprie

pas la grande route sur laquelle il passe, de même le laboureur ne s’approprie pas le

champ sur lequel il sème (…) » [Proudhon, 2009, p. 280]. Or il ne mesure jamais

l’impact des vicissitudes qu’engendrerait l’abandon d’une transmission par héritage.

Qui alors choisir pour prendre en charge l’entretien de la terre ou du bien considéré ?

Comment et sur quel délai ? Que deviendraient les biens qui ne trouveraient pas

preneur ? Comment régler les disputes de biens qui seraient alors voulus de tout le

monde ? Autant de questions auxquelles Proudhon ne fait pas réponse et qui, pourtant,

découlent a fortiori de l’abolition de la forme de transmission qu’il combat. Si Proudhon

avait réfléchi plus en profondeur à la question probablement se serait-il rendu compte

de son erreur quant aux impasses qu’il s’est efforcé de soutenir. Peut-être aurait-il dû se

contenter du vieil adage africain : « nous n’héritons pas de la terre de nos parents nous

l’empruntons à nos enfants. »

Tels sont quelques-uns des points litigieux que Proudhon a su, à sa façon, soulever et discuter

dans les investigations méticuleuses qu’il a mené tout au long de sa vie en tant qu’écrivain sur

ce sujet véritablement délicat à embrasser. L’impressionnante richesse des réflexions dont un

tel auteur fait preuve n’est pas sans fin certes, mais il est celui qui a approfondi sous de multiples

coutures l’ensemble des aspects que pose comme difficulté l’institutionnalisation de la propriété

dans une communauté d’êtres humains, au sein de laquelle leur société se fonde sur une

production et une répartition de biens.

Dans le cours de ses investigations, Proudhon se prétend visionnaire et prédit un changement

de société, car pour lui la propriété telle qu’elle a été instaurée jusqu’à présent n’est pas viable

à long terme à cause de la série d’injustices qui en découle. Ce n’est pas tant qu’il s’oppose à

la propriété mais plutôt à la forme qui a été institutionnalisée en dernière instance. En fait, la

Page 57: Chapitre 5 - C3E

— 57 —

« propriété est comme le désert qu’il fallait traverser pour arriver à atteindre la terre promise »

Edward Castleton citant Proudhon [Proudhon, 2009, p. 78].

Or, l’ambition de Proudhon à vouloir fournir les constituants pour faire émerger un nouveau

monde à construire va connaître un point d’inflexion ; le désert à traverser est probablement

plus long que prévu et la terre promise ne sera sans doute pas aussi verte que celle que l’on

pouvait imaginer. En effet, face à l’enracinement profond de la propriété comme composante

fondatrice de la société, il finit par réduire sa visée à un effort constant pour rendre impossible

toute domination outrancière entre « partageux et capitalistes » pour reprendre une expression

de Xifaras [Xifaras, 2004, p. 277]. La conception d’une réponse possible à ce type d’obstacle

n’était pas encore en puissance d’être découverte.

C’est pourquoi avec ce travail de grande ampleur, Proudhon, défricheur hors pair des

problématiques liées à la propriété, participe de manière massive à l’évolution de la pensée

sociale. Mais il est né probablement un peu trop tôt pour être en mesure de trouver toutes les

ficelles pouvant permettre de solutionner plus complètement le problème que pose la propriété

au sein des sociétés humaines. Car, comme il le dit lui-même, le temps seul et l’expérience

peuvent amener une solution.

b) Proudhon, Marx : les frères ennemis de l’évolution sociale

On rappelle brièvement qu’à l’époque de l’Ancien Régime pendant la dynastie des capétiens,

le domaine royal en France était confondu avec le territoire national. Le foncier et le bâti était

alors la propriété du roi, quand celui-ci concédait des droits sur ses terres à quelques vassaux,

pouvant eux-mêmes déléguer à d’autres vassaux. La propriété était donc retransmise par voie

contractuelle et ces droits contractuels ont fini au fil du temps par devenir exclusifs et

immuables. De morcellements en morcellements, de nombreux seigneurs et paysans purent

ainsi devenir propriétaires. C’est pourquoi on peut néanmoins dire que la propriété a été

reconnue de longue date. La Révolution française apportera une touche libérale à cette tendance

en instaurant la propriété individuelle. Un peu plus tard en contre point de cette propriété

individuelle fondée sur les principes du modèle libéral apparaîtra l’idée d’une propriété

collective de type socialiste marxiste. A l’époque où la propriété devient ‟le” sujet qui fait

débat, Proudhon et Marx sont alors les deux ténors qui se sont emparés de cette thématique

comme centre d’intérêt.

C’est pourquoi il est difficile d’évoquer les travaux de Proudhon sans évoquer le nom de Marx,

tant le tandem historique qu’ils ont formé, demeuré célèbre, a laissé des traces dans la

littérature ; plus généralement même, sur divers sujets, leurs points de vue se sont tantôt

rapprochés, tantôt opposés, sans parler des « aimables gentillesses » qu’ils n’ont cessé de

s’adresser mutuellement40. Cependant s’agissant de leur méthode concernant l’approche des

problématiques à traiter celle-ci a d’emblée été différente.

40 - Après s’être penché sur l’ouvrage de Marx Misère de la philosophie (1847) en réponse à son Système des contradictions

économiques ou philosophie de la misère Proudhon avait tenu à rétorquer que « Le véritable sens de l’ouvrage de Marx c’est

qu’il a regret que partout j’aie pensé comme lui, et que je l’aie dit avant lui. Il ne tient qu’au lecteur de croire que c’est Marx

qui, après m’avoir lu, a regret de penser comme moi ! » [Berthier, 2015, p. 53]. Marx prenait Proudhon pour « un petit-

bourgeois assis entre l’économisme et le socialisme et incapable par position même de choisir entre les deux » Édouard Berth.

Page 58: Chapitre 5 - C3E

— 58 —

Lorsqu’en 1840, Proudhon rédige « Qu’est-ce que la propriété ? », il a à l’esprit une

méthodologie ou pour le moins une démarche en vue pour attaquer son sujet, qu’il appelle

clairement scientifique ; alors que Marx n’en a encore aucune. Quelques auteurs se sont

d’ailleurs penchés sur l’analyse des fluctuations et des tâtonnements méthodologiques

concernant la pensée économique chez Marx, en en faisant un sujet d’étude proprement dit (cf.

[Berthier, 2015, p. 76]).

Sur le plan méthodologique, Proudhon a donc un peu d’avance sur Marx, il se veut d’abord

scientifique (quoique aussi philosophe) et recherche avant tout la vérité — « puissent ma

pensée, mon expression et la vérité, n’être jamais qu’une seule et même chose ! » [Proudhon,

2016, p. 22], « je ne cesserai de poursuivre la vérité à travers les ruines et les décombres. »

[Proudhon, 2009, p. 395] —, Marx est un philosophe41. Evidemment Proudhon fait de la science

telle qu’on la pensait à son époque, c’est-à-dire selon « l’idée d’un système de connaissance

conforme à la réalité des choses et déduit de l’observation » [Ibid., p. 426] et non telle qu’on

la conçoit aujourd’hui où l’exigence scientifique actuelle est en principe supérieure à ce qu’elle

était au milieu du XIXe siècle (cf. Etude épistémologique).

La profession considère Marx comme un économiste soit, mais il faut alors reconnaître que l’on

doit au moins à Proudhon de s’être évertué à bien mieux poser le problème économique dans

son ensemble que ne l’a fait le premier. Ensuite, il faut louer le courage du second (et sur ce

plan Proudhon n’en manquait pas) pour avoir osé affirmer ouvertement dès son époque que

l’économie n’est pas encore une science.

Sur le plan de l’action à mener contrairement à Marx, Proudhon ne prêche pas pour un « grand

soir », il est convaincu qu’une révolution violente n’est pas la solution pour changer la société ;

il réfléchit plutôt à « faire rentrer dans la société, par une combinaison économique, les

richesses qui sont sorties de la société par une autre combinaison économique. » lettre à K.

Marx du 17 mai 1846, source [Histoire des pensées économiques, Tome I, 1993, p. 279], tout

un programme42… Proudhon mise sur l’esprit d’entreprise des ouvriers, il a parfaitement saisi

que le problème majeur de l’économie sociale est de trouver la combinaison adéquate afin de

faire sortir de la misère et de l’esclavage du salariat, ceux qui sont privés de moyens pécuniaires

en les aidant financièrement et en les amenant à coopérer plus solidairement dans un esprit

entrepreneurial.

Lire Proudhon, c’est assurément être touché par le souci scientifique particulier dont il est

animé. Il vit avec cette croyance que les êtres humains progressent en passant de la spontanéité

à la connaissance réfléchie et en rejetant l’erreur dès qu’une vérité a été reconnue. Il travaille à

des fins d’expliquer les conditions économiques et sociales à partir de lois qu’il entend dégager

du fonctionnement de la société. A ce titre, il remarque toute l’influence que la propriété tient

« Proudhon en Sorbonne », L’indépendance, n°XXVII, 1er avril 1912, reproduit dans la Revue Française d’Histoire des idées

politiques, n°17, 2003/1, p 150. 41 - Voir partie épistémologie pour rappel des points essentiels faisant la différence entre science et philosophie. 42 - Selon Proudhon « (…) la misère est un problème scientifique dont les solutions procèdent d’une science de l’action

productive des biens et de leur échange. » Robert Damien, préface [Proudhon, 2009, p. 10]. Proudhon sera considéré comme

l’inventeur du « socialisme scientifique ». Le socialisme scientifique considère en fait que les avancées de la science peuvent

et doivent aider l’homme à constituer les règles de vie communes afin de l’exposer à mieux vivre en société.

Page 59: Chapitre 5 - C3E

— 59 —

comme place dans les rapports sociaux ; dès-lors, comment exposer le mécanisme de ce

principe ? Or en surplomb de ce travail, demeure une interrogation primordiale : sa question est

méthodologique. En ce sens, on peut dire que, par la priorité qu’il accorde à la considération de

la méthode de recherche, Proudhon fait déjà preuve d’une certaine scientificité. Selon lui, les

théories économiques développées jusqu’à présent n’apportent pas satisfaction : « Je

rappellerai au lecteur que nous ne faisons point une histoire selon l’ordre des temps, mais selon

la succession des idées. Les phases ou catégories économiques sont dans leur manifestation

tantôt contemporaines, tantôt interverties ; et de là vient l’extrême difficulté qu’ont éprouvée

de tout temps les économistes à systématiser leurs idées ; de là le chaos de leurs ouvrages,

même les plus recommandables... » ; de même que « Proudhon avait déclaré au sujet de la

méthode historique qu’après des milliers de monographies et de tables, "nous ne sommes pas

plus avancés qu’au temps de Xénophon", signifiant que la simple description de l’économie ne

suffit pas à en dévoiler le mouvement interne. Il avait ainsi constaté, dans le Système des

contradictions, qu’une masse immense de faits a été observée, que tout était passé à l’analyse,

mais que l’économie politique était privée de certitude, n’ayant pu découvrir sa méthode. »

(Proudhon, Système des contradictions économiques, cité par [Berthier, 2015, p. 54 et 55 ; 62

et 63]). Il fait ainsi dès son époque le constat que le savoir économique a accumulé une masse

de faits pertinents mais les économistes ne se sont pas encore avérés capables d’en dégager des

lois ; car, comme l’expliquera clairement un peu plus tard Henri Poincaré : « On fait de la

science avec des faits comme une maison avec des pierres mais une accumulation de faits n’est

pas plus une science qu’un tas de pierre est une maison »43. En effet, la simple description d’un

phénomène reste insuffisante car elle ne satisfait pas à l’explication du mouvement interne de

l’économie et Proudhon s’en explique :

« Ainsi, les idées de liberté, d’égalité, de tien et de mien, de mérite et de démérité, de crédit

et de débit, de serviteur et maître, de proportion, de valeur, de concurrence, de monopole,

d’impôt, d’échange, de division du travail, de machines, de douanes, de rente, d’hérédité,

etc., etc., toutes les catégories, toutes les oppositions, toutes les synthèses nommées dès

l’origine du monde dans le vocabulaire économique, sont contemporaines de la raison. Et

cependant, pour constituer une science qui nous soit accessible, ces idées ont besoin d’être

échelonnées selon une théorie qui nous les montre s’engendrant l’une l’autre, et qui ait son

commencement, son milieu et sa fin. Pour entrer dans la pratique humaine et se réaliser

d’une manière efficace, ces mêmes idées doivent se poser en une série d’institutions

oscillantes, accompagnées de mille accidents imprévus et de longs tâtonnements. En un

mot, comme dans la science, il y a la vérité absolue et transcendantale et la vérité

théorique, de même dans la société il y a tout à la fois fatalité et providence, spontanéité et

réflexion, la seconde de ces deux puissances travaillant constamment à supplanter la

première, mais ne faisant toujours en réalité que la même besogne. »

[Proudhon, 2016, p. 179 et 180].

Décrire, ce n’est pas expliquer et encore moins prédire, mais on n’en est pas encore là

scientifiquement au temps de Proudhon.

43 - Henri Poincaré, cité par Cédric Villani dans Info sciences émission de Radio France, le 10/08/2012.

Page 60: Chapitre 5 - C3E

— 60 —

La méthode proudhonienne exposée dans le Système des contradictions économiques comme

le synthétise Berthier « est une démarche qui dévoile le rapport entre la réalité observée et le

modèle construit. La vérité, la réalité du système ne se laisse dévoiler qu’au terme d’un

cheminement théorique vers cette réalité. » [Berthier, 2015, p. 20]. Ce qui importe à l’auteur

du Système des contractions, c’est d’appréhender la constitution du rapport social au travers

des règles économiques et notamment de celles édictées par la propriété.

Ainsi pour expliquer ce mouvement d’ensemble, mu par un mécanisme faisant fonctionner

simultanément différentes catégories de données, Proudhon se pose une question première tout

à fait légitime : par quelle partie de ce tout doit-on commencer, puisqu’il est impossible de

discourir concurremment de tous les objets à la fois ? Attendu que « Les phases ou catégories

économiques sont dans leurs manifestations tantôt contemporaines, tantôt interverties ; de là

vient l’extrême difficulté qu’ont éprouvée de tout temps les économistes à systématiser leurs

idées. » Proudhon cité in [Ibid., p. 16 et 17]. Le système est vu comme un ensemble cohérent

et pour être plus explicite, Berthier qui commente Proudhon résume qu’il « faut abstraire cette

phase de l’ensemble dont elle fait partie. Mais, ce faisant, on détruit le subtil réseau

d’interrelations qui lie cette catégorie à l’ensemble. Si on n’y prend garde, on finit par avoir

l’impression que cette catégorie – la valeur, la division du travail, le machinisme, la

concurrence, etc. – a une vie indépendante de l’ensemble. Or, la méthode d’exposition doit

montrer la cohérence de l’ensemble. (…) Proudhon ne préconise donc pas la méthode

historique ; il propose une démarche qui procède par catégories économiques développées

dans un certain ordre logique et qui exprime le mode d’organisation, le contenu ou les lois du

système. » [Ibid., p. 17]. C’est déjà là un grand pas effectué dans la compréhension mais pour

être cohérent si l’esprit opère à l’image de la nature, comme le pense Proudhon, alors a fortiori

l’ordre historique ne peut être que l’ordre logique ; d’où l’importance pour un évolutionniste

accompli d’accentuer sa compréhension de l’histoire, en s’imprégnant du travail des historiens

qui s’évertuent constamment à en meubler les lacunes, tout en l’accompagnant d’une mise en

perspective (ce que vise de façon très modeste la présente thèse).

Les chercheurs possédant une certaine connaissance de l’histoire et de la philosophie des

sciences qui se sont penchés sur les travaux des deux personnalités ne seront d’ailleurs pas

dupes : « Il est généralement admis que la « découverte » du procès logico-déductif est une

trouvaille de Marx alors que c’est là une méthode des plus banales en sciences, la seule

originalité en la matière résidant dans son application à l’économie politique, chose que

Proudhon avait déjà inaugurée des années auparavant. » [Ibid., p. 64]. Aussi, il est désormais

clair que Proudhon avait du point de vue méthodologique une rigueur d’analyse bien supérieure

à celle de Marx, puisque celle-ci fut le fruit d’une démarche qui mit plus de deux millénaires à

se constituer et se valider, et sur laquelle il s’appuie.

Dans la préface de l’édition 2009 de Qu’est-ce que la propriété ? Robert Damien résume assez

bien la situation concernant la différence d’analyse de la perspective économique entre Marx et

Proudhon ainsi que celle du projet politique qui en découle pour chacun d’entre eux : « Si l’on

s’en tient à Marx, supprimons l’échange salarial et la propriété, et faisons la révolution

communiste. Si l’on suit Proudhon, multiplions les signes monétaires en augmentant les

Page 61: Chapitre 5 - C3E

— 61 —

liquidités, facilitons le crédit en limitant l’intérêt jusqu’à le rendre gratuit, tout en en contrôlant

l’usage social, et évitons la révolution en organisant des mutuelles de garantie, en créant des

coopératives ouvrières qui assurent leurs investissements grâce à une Banque du peuple… »

[Proudhon, 2009, p. 42].

Si Marx imagine un monde social sans propriété, ce n’est pas le cas de Proudhon. Dans La

gauche et le Peuple [Julliard, Michéa, 2014], lorsque Jean-Claude Michéa évoque

l’organisation d’une économie socialiste, il cite la Théorie de la propriété pour montrer que

contrairement à Marx, Proudhon envisage, dans une société socialiste, des formes diverses de

propriété permettant de préserver la liberté économique, puisque celles-ci sont indépendantes

de l’Etat, et en même temps une forme d’intérêt général, attendu qu’elles s’insèrent dans un

cadre mutualiste et fédéraliste. Pour sa part, l’historien Jacques Julliard voit plutôt comme

possibilité pour l’avenir une combinaison des propositions de Proudhon avec les idées de Saint-

Simon, telles que : la libre association, le mutualisme, la décentralisation de la production, avec

dans le même temps un Etat arbitre à qui l’on confie un rôle de coordination et de planification

démocratique. Cependant, Julliard souligne que le marxisme autoritaire a étouffé le socialisme

de Proudhon et de Saint-Simon. Selon lui, il serait bon de reprendre quelques recettes ayant fait

leurs preuves après 1945, en les complétant de mesures comme la socialisation des grands

moyens de production et d’échange, la planification démocratique, l’autogestion. Fidèles à

l’une des grandes idées de Proudhon, les deux auteurs voient dans la maîtrise démocratique du

crédit un des leviers économiques les plus efficaces et en aspirant à la restauration de la dignité

du travail, ils se placent au cœur de la philosophie du Bisontin. Mais pour Julliard, la démocratie

représentative est un véritable frein à la prise en main par la population des sujets à traiter. En

effet, la classe politique s’étant arrogée la représentativité à long terme — celle-ci devenue

complètement professionnalisée et formant une caste close sur elle-même —, elle prive ainsi la

population de sa souveraineté légitime.

*

L’effondrement du système soviétique dans les années 1990 a contribué à donner un sérieux

coup d’arrêt dans la soutenance de l’idée qu’une forme de propriété collective pouvait permettre

de fonder une société joyeuse et dynamique. De ce fait la pensée marxiste a fatalement connu

un net recul et les penseurs des alternatives au capitalisme n’ont pu que prendre leur distance

par rapport à l’héritage de Marx, en se tournant vers les esprits critiques de celui-ci. C’est

pourquoi, à ce titre, Proudhon a incontestablement connu un véritable regain d’intérêt faisant

qu’à une large échelle l’idée de coopérative est venue supplanter toute conception collectiviste.

La faillite du socialisme version collectivisée a finalement propulsé l’œuvre de Proudhon à faire

office d’alternative à la pensée marxiste.

Pour autant les pensées marxiste ou proudhonienne sont-elles suffisantes pour construire une

véritable alternative au capitalisme ?

Comme le précise Edward Castleton en introduction d’un article au sujet d’un inédit de

Proudhon : « (…) on sait que Marx, lui-même, n’est jamais arrivé à concevoir concrètement

l’après-capitalisme, ni à dépasser, malgré ses prétentions, le cadre discursif et conceptuel de

Page 62: Chapitre 5 - C3E

— 62 —

l’économie politique classique. » [Proudhon, 2010, p. 136]. Marx a cependant l’avantage sur

Proudhon du regard historique sur le développement du capitalisme à une échelle mondiale, en

faisant abstraction de cette dimension historique, l’horizon de Proudhon devient alors plus

limité et prive son imaginaire d’une dynamique essentielle. Car, c’est bien à l’intérieur d’une

dynamique qu’il demeure indispensable de repérer les forces de poussée qui, finalement,

permettront d’engendrer le basculement du capitalisme vers ce qui sera en mesure de lui

succéder.

Marx a achevé sa vie en essayant de trouver, au sein des recherches ethnographiques des

sociétés ancestrales, des formes d’organisation à même de lui fournir une idée pour suggérer

une alternative au capitalisme — Proudhon lui, ne regardait pas en arrière —, il avait l’intuition

que la solution se trouvait en avant, dans une forme nouvelle à inventer en rupture avec

l’articulation capital/travail, par l’émancipation et l’autonomie ouvrière ainsi que la facilité du

crédit.

Quant à Proudhon, il a fondé l’ensemble de ses travaux en exposant les thématiques qu’il étudia

dans leurs rapports antinomiques, en examinant les contradictions entre les deux pôles opposés

qui assurent le pour et le contre des objets considérés, étapes qui précèdent logiquement à toute

synthèse. Mais au moment de conclure, il est sans cesse balloté, il peine soit à trancher, soit à

statuer en faveur d’une position centrale souvent difficilement définissable et il se rend compte

que présenter dans toute leur force de telles antinomies ne résout hélas en rien la question. Sa

solution : il pense que le nécessaire est de se frayer un chemin, qu’un équilibre est alors sans

cesse à trouver où la bonne attitude dépend précisément du contexte.

Le capitalisme, sans que l’on ne sache au fond ni véritablement pourquoi, ni véritablement

comment, donne l’impression de s’être fondé sur une usurpation. Malgré un confort global

indiscutable dont l’humanité dans son ensemble aurait pu bénéficier au fil de la construction de

son histoire, c’est comme s’il y avait eu sur un plan économique un loupé au sein de l’évolution

qui empêcherait celle-ci d’accéder à une économie totalisant le bien-être à une échelle

collective. C’est là toute l’ambiguïté du capitalisme : son problème majeur est celui de générer

insidieusement un sentiment d’injustice général alors qu’une plus grande équité ne gênerait en

rien le développement humain.

On peut dire clairement — car le désarroi dans lequel la société contemporaine est actuellement

plongée prouve qu’en matière de justice économique rien n’a encore été solutionné — que ni

Marx, ni Proudhon, malgré l’envergure intellectuelle des deux personnages, ne sont parvenus à

résoudre le problème que la propriété pose en matière de justice économique.

Dans l’histoire de la pensée économique, Pierre-Joseph Proudhon et Karl Marx sont donc

indissociables. En 1965, dans L’actualité de Proudhon, Georges Gurvitch lança un appel qui

trouve encore son écho aujourd’hui : « je suis persuadé, pour ma part, qu’actuellement, aucune

doctrine sociale soucieuse à la fois de dédogmatiser le marxisme et de corriger Proudhon en

les dépassant l’un et l’autre, aucune doctrine sociale de cet ordre n’est possible sans une

synthèse de la pensée de ces frères ennemis. » [Ducange, 2015, p. 6]. Il y aurait ainsi une attente

Page 63: Chapitre 5 - C3E

— 63 —

pour une nouvelle pensée sociale qui interviendrait en surplomb de ces deux monstres sacrés

de l’économie…

c) Proudhon émergentiste et précurseur multiple

Proudhon est un éminent précurseur et cela à plus d’un titre.

Il possède en premier lieu le sens de la complexité et de la totalité. En effet, il juge l’économie

qu’il observe de façon synchronique comme étant une totalité dont les constituants inséparables

fonctionnent simultanément. De fait, il s’attache à définir plusieurs catégories économiques (la

valeur, la division du travail, les machines, la concurrence, le monopole, etc. — cf. aux

différents chapitres de son Système des contradictions économiques) dont il examine en

instantané le fonctionnement logique. Une telle décomposition est la preuve qu’il cherche un

chemin de traverse entre les différents compartiments des connaissances, disant lui-même que :

« En résultat, la science économique a été pour nous à la fois une ontologie, une logique, une

psychologie, une théologie, une politique, une esthétique, une symbolique et une morale… »

[Proudhon, 2016, p. 17 et 18]. L’économie est analysée avec une idée de totalité, d’unité, de

complétude, un tel auteur tend ainsi vers une conception holistique de la discipline

économique.

A ce premier cadre global qui anime la pensée proudhonienne, on ne saurait faire autrement

que de lui en ajouter de manière inclusive un second, puisqu’il admet sans difficulté que

l’économie est pourvue d’une dynamique interne, une force la meut : l’action des hommes. Si

l’on retire au concept d’évolution sa dimension diachronique — bien que capitale au sein de

cette notion —, on peut tout de même considérer Proudhon comme un évolutionniste pour un

certain nombre de raisons.

En effet, celui-ci est convaincu que les interactions entre les différentes catégories dont il parle

sous-tendent les tensions sociales : c’est que Proudhon entend dégager une loi générale visant

à expliquer l’ordre social. Il faut dire qu’il s’intéresse à des questions économico-sociales qui

se situent même bien au-delà de son temps (mais sans pour autant chercher à remonter jusqu’à

leur source dans le passé) : « Et, en effet, la misère ayant pour cause immédiate l’insuffisance

de revenu, il convient de savoir comment, hors les cas de malheur et de mauvaise volonté, le

revenu de l’ouvrier est insuffisant. C’est toujours la même question d’inégalité des fortunes qui

fit tant de bruit il y a un siècle, et qui, par une fatalité étrange, se reproduit sans cesse dans les

programmes académiques, comme si là était le véritable nœud des temps modernes. » [Ibid., p.

212], montrant ouvertement sa parfaite conscience qu’un tel questionnement traverse les siècles

et qu’il ne sera pas si aisé d’y répondre. Tout ne change pas, l’inégalité des fortunes perdure et

il cherche à en comprendre les raisons afin d’être en mesure de pouvoir agir efficacement sur

des éléments potentiellement transformateurs.

Pour cet économiste, il n’y a donc rien de figé, il n’est pas fixiste (les choses pour lui ne sont

pas données une fois pour toute), c’est pourquoi il est presque évolutionniste lorsqu’il écrit dans

une correspondance du 19 juillet 1843 à M. Delarageaz que son ouvrage La création de

l’ordre dans l’humanité (1843) avait pour objet d’établir les « lois générales de la création, de

Page 64: Chapitre 5 - C3E

— 64 —

la pensée et de l’ordre social »44. Certes il n’est pas un adepte des perspectives historiques de

longues portées pour être un évolutionniste à part entière. René Berthier citant Proudhon

rappelle que : « La vérité, disait déjà Proudhon dans La Création de l’ordre, n’est pas seulement

la réalité, la nature des choses tombant sous la connaissance de l’homme, elle est encore, en

certains cas, une création opérée par l’esprit, à l’image de la nature. » [Berthier, 2015, p. 18].

Car Proudhon a l’intuition que s’il y a tant de souffrance en ce monde, c’est parce que l’homme

se trompe, et il tire cette intuition du constat qu’« Il y a progrès continuel du genre humain vers

la vérité, et triomphe incessant de la lumière sur les ténèbres. » mais « L’homme se trompe

parce qu’il apprend » ; or, dit-il, « si l’homme parvient à savoir tout ce dont il a besoin de

connaître, il y a lieu de croire que, ne se trompant plus, il cessera de souffrir. » [Proudhon,

2009, p. 144]. La souffrance humaine n’est donc pas selon lui un mal incurable. La croyance

de Proudhon en une dynamique poursuivant une ligne de force permettant une amélioration

permanente des conditions humaines fait même de lui un évolutionniste moderne ; le monde

n’est pas régi par le hasard, des forces structurantes le façonne sur lesquelles l’homme a une

influence. Il espère ainsi que le mouvement dans lequel la société est installée va venir à bout

des problèmes qui l’enserrent, un tel optimisme fait aussi partie de la pensée évolutionniste :

« je nie le péché d’origine, et la pérennité du mal, et l’incurabilité de notre espèce, et

l’inamovibilité des propriétaires. » [Ibid., p. 398].

Par ailleurs, Proudhon fait le constat que l’idée de justice que l’on se faisait à son époque n’est

plus la même que celle que l’on avait établi par le passé, et que par conséquent celle-ci se

développe et se précise sans cesse au cours du temps en relation avec l’état de la connaissance.

Qui plus est, de loin s’en faut, elle n’est pas arrivée à son point culminant (« sa phase dernière »

[Ibid., p. 158]). En prenant la justice comme une forme conceptuelle en transformation

continue, Proudhon fait là encore preuve d’évolutionnisme.

Il est maintenant question de présenter l’apport que l’on croit décisif dans le contenu de l’œuvre

de Proudhon45, car s’il fallait n’en retenir qu’un ce serait celui-là, puisque l’analyse de cet

apport débouche sur une question cruciale propre à la science économique, celle de la justice

économique.

Si l’on insiste aussi longuement sur ce point, c’est parce que l’une des avancées

primordiales que représente la thèse est de montrer dans toute sa minutie comment la SARS

permet de rectifier l’erreur de compte soulevée par Proudhon ; car jusqu’à présent personne

n’a contredit que cette erreur de compte dénoncée par lui n’en fut pas une, ni proposé une

quelconque façon de l’ajourner malgré l’injustice manifeste et incontestée qu’elle engendre

dans les rapports économiques et sociaux. Par-delà cette rectification, on démontrera de

surcroît que le concept de SARS permet de ‟refaire la loi sur les coalitions”, action qui

représentait l’une des aspirations principales de Proudhon, d’où l’extrême importance de

ce qui suit.

44 - source [Berthier, 2015, p. 9] https://bertrandterlindeninarchitecture.wordpress.com/2015/11/16/proudhon-et-marx-face-a-

la-question-de-la-methode-un-essai-de-rene-berthier/ consulté le 12 juin 2016. 45 - On ne s’intéresse ici qu’à l’aspect économique de l’œuvre de Proudhon, étant entendu qu’il s’agit là d’un travail restreint

exigé par le cadre disciplinaire de la thèse — bien que pour la compréhension de sa pertinence, il fut nécessaire de replacer

cette problématique dans un contexte plus large que celui de de la seule discipline économique.

Page 65: Chapitre 5 - C3E

— 65 —

Tout comme Adam Smith, Proudhon est convaincu que la division du travail fait le lit d’une

force collective à même d’engendrer, non seulement un accroissement véritablement

significatif de la productivité mais aussi de pourvoir à une certaine diversité de l’économie.

Dévoilant clairement sa pensée, il stipule : « L’association de plusieurs hommes qui mettent en

commun leur industrie, multiplie leurs moyens dans une telle progression que le dividende de

chacun d’eux s’en accroît d’une manière prodigieuse. La diversité des talents, la division du

travail, l’addition des forces, le concours des inventions, les échanges forment des

combinaisons incalculables dont chacune est un nouveau moyen de faire. » Proudhon, De la

création de l’ordre dans l’humanité, cité in [Histoire des pensées économiques, Tome I, 1993,

p. 278]. Mais cette force collective étudiée en son œuvre intégrale va jouer un rôle éminent dans

la réflexion de Proudhon. En effet, il va être le seul à avoir objectivé une propriété remarquable

(au sens premier du terme, c’est-à-dire qualité) lorsqu’une force de travail est collectivement

organisée. Il met effectivement en évidence le pouvoir singulier de la force collective à être en

mesure de finaliser un résultat impossible à obtenir lorsque cette force de travail n’est pas

unifiée, c’est-à-dire lorsque ses éléments (les travailleurs) sont séparés, divisés, déconnectés.

Cette mise en commun dans un espace coopératif (l’atelier, par exemple) crée une occurrence

additionnelle : une propriété émergente, dirait-on aujourd’hui. Qui plus est, Proudhon a

parfaitement conscience que « le concours de tous les travailleurs étant nécessaire et utile à la

société, la division du travail est telle que plus elle se développe, plus il est facile pour chacun

d’y trouver une place spécialisée. » Edward Castleton [Proudhon, 2009, p. 78 et 79], car il est

socialement impératif pour lui que « chacun a droit de travailler et de vivre de son travail »

[Ibid., p. 90]. C’est cette vision de ce qu’apporte l’agrégation de cette force collective qui fait

de lui un véritable émergentiste avant l’heure.

L’émergence est souvent caractérisée de façon simpliste par la formule « Le tout est plus que

la somme de ses parties »46. Cette notion apparaît lorsqu’un esprit est en mesure de produire

une description locale de la réalité plus fine ou plus globale que celle qui avait été mise en

lumière jusqu’alors. Un nouvel échelon de complexité est cerné et cette richesse supplémentaire

permet ainsi de dévoiler une ou des propriétés nouvelles qui n’étaient pas visualisables dans la

conception précédente de cette portion de réalité décrite. En un sens, toute description locale et

partielle de la réalité est toujours en quelque sorte inachevée, lui succède sans cesse des

perceptions plus étendues qui viennent compléter les précédentes. Dans les années 2000,

Donato Bergandi participe à la clarification de la conception émergentiste, complétant le

réductionnisme, en publiant différents articles dont celui de 1998 est devenu une référence

[Bergandi, 1998]. Suivant le type de regard que l’on porte sur eux, on ne prête par les mêmes

qualités aux phénomènes observés. En finalité tout serait question du ou des regards portés sur

les éléments considérés.

C’est exactement ce que va faire Proudhon, offrir une perception plus pertinente et subtile de

la réalité en passant d’un cadre d’analyse disparate à un cadre plus global de la force de travail

prise dans son unité collective. Il va clairement expliquer dans un premier temps toute

l’importance que la force collective génère comme prodigieuse puissance d’action.

46 - formulation proposée par le psychologue autrichien Christian Von Ehrenfels en 1890, Proudhon écrit en 1840.

Page 66: Chapitre 5 - C3E

— 66 —

Il commence par faire preuve d’abstraction en détachant l’élément « en provenance du

collectif » de son raisonnement, en justifiant que « L’Économie considère à part, comme des

principes distincts, des forces spéciales, l’échange, la communauté, l’association, etc., elle ne

les confond pas avec la FORCE COLLECTIVE. »47 [Proudhon, 2010, p. 144] ; tout en précisant

bien que « La force collective, selon la manière dont elle est employée, ou l’objet auquel elle

s’applique, engendre de nouveaux principes d’action qui s’en distinguent assez, pour que l’on

puisse les considérer eux-mêmes comme des forces spéciales, ayant, si j’ose ainsi dire, leur

organique à part, et leurs lois. » [Ibid., p. 147].

Il démontre ensuite que seul, on ne peut rien, ou si peu…

« Mais qu’il s’agisse d’enlever un bloc de 2 000 kg : la force individuelle devient

impuissante, et si elle est réduite à ses propres moyens, le bloc court le risque de demeurer

éternellement sur plaies48. Pour un si grand effort, il faut un groupe. Un ouvrier a pu jadis,

avec du temps, tailler et sculpter dans les carrières de la Thébaïde, l’obélisque de Louqsor.

Pour opérer l’embarquement, le transport à Paris, le débarquement et l’érection de ce

monolithe, il a fallu une escouade commandée par un ingénieur, et obéissant à sa parole

comme un seul homme. »

[Proudhon, 2010, p. 145].

Il s’efforce d’indiquer consciencieusement à l’aide de plusieurs exemples concrets, combien la

loi du nombre a son importance dans l’amortissement des charges d’exploitation qu’impose une

économie consolidée ; ainsi, il expose comment les frais généraux sont évidemment mieux

absorbés par la loi du nombre : « (…) du côté des frais généraux et des risques ; une grande

exploitation agricole donnera, pour la même surface de terrain cultivé, des produits plus

abondants, plus beaux et à moins de frais que ne ferait une douzaine de petites fermes. » [Ibid.,

p. 146]. Si l’on ne peut qu’être d’accord avec lui au sujet d’un amortissement des frais de

fonctionnement par le nombre, on se doit de noter qu’il y a tout de même une équation à

formuler, une taille critique au-delà de laquelle on fabrique une usine à gaz, ce qui finit par

devenir néfaste économiquement parlant. Qui plus est, rien ne dit que les produits seront plus

abondants ou plus beaux au sein d’une grande exploitation qu’au sein d’une plus petite, cela

dépend de bien d’autres critères que de celui de la taille de l’entreprise… C’est ici une façon de

faire remarquer que, comme on l’avait annoncé en préambule, de certains arguments — même

si chacun d’entre eux revêt toujours un aspect intéressant —, nombreux dans les écrits de

Proudhon sont ceux fabriqués un peu à « l’emporte-pièce » qui laissent à désirer quant à leur

totale pertinence.

Il va même jusqu’à s’étonner que les économistes n’aient pas vu toute l’importance de cette

force collective comme l’essentiel de ce qui forge le déploiement de l’économie, eu égard à ce

qu’apporte la division du travail. D’abord Proudhon observe : « (…) J’ai vu une fabrique de

47 - Proudhon s’explique sur ce qu’il entend par « forces spéciales », qu’il nomme aussi « forces économiques » : « (…), j’ai

donné le nom de forces économiques à certains principes d’action qui, tels que le groupe travailleur et la division industrielle,

ont pour effet d’augmenter la productivité du travail, et, pour une même dépense de temps et de frais, de multiplier de plus en

plus la richesse. Parmi ces principes ou forces, j’ai distingué surtout l’échange dont l’agent principal est la monnaie et le crédit. » et « Le crédit et l’échange sont donc deux principes à part, deux forces de production spéciales, qui doivent être

étudiées en elles-mêmes, et dont la théorie n’a véritablement rien de commun avec la force collective. » [Proudhon, 2010, p.

154]. 48 - ainsi orthographié dans le texte original, sans doute faut-il comprendre « sur place ».

Page 67: Chapitre 5 - C3E

— 67 —

cartes à jouer où trente ouvriers produisaient journellement 30 500 cartes, c’est-à-dire au-delà

de 500 cartes par ouvrier ; et l’on peut présumer que, si chacun de ces ouvriers se trouvait

obligé de faire à lui seul toutes les opérations, et en le supposant même exercé dans son art, il

ne terminerait peut être pas deux cartes en un jour et par conséquent les 30 ouvriers, au lieu

de 19 500 cartes, n’en ferait que 60. » [Ibid., p. 149] ; puis au terme d’une analyse pointue, et

en référence au deux fondateurs de l’économie politique A. Smith et J.-B. Say, il fait remarquer

que : « Suivant les deux écrivains, cette raison, ou cette cause, est triple : il y a 1° la dextérité

acquise par chaque ouvrier, dans une opération simple et souvent répétée ; 2° la suppression

des pertes de temps, que font les ouvriers, en passant d’une occupation à une autre, changeant

de place, de position et d’outils 3° enfin l’emploi pour chaque fonction parcellaire des procédés

les plus expéditifs, c’est-à-dire des machines, qui ne sont vraiment avantageuses que dans les

grands établissements, où l’abondance du travail permet de le diviser. » [Ibid.]. Pour lui, la

division du travail que l’on pensait si chère au développement économique n’est finalement que

dans une moindre mesure une façon « d’attaquer toujours une tâche moindre avec une force

plus grande. » [Proudhon, 2010, p. 151] ; puisqu’à ses yeux celle-ci n’est pas le moteur

principal du développement économique de son époque : « Qu’est-ce donc que la division du

travail, si mal comprise des économistes que cette seule rectification ruine tout leur système ?

C’est l’art pour le travailleur, individuel ou collectif, d’attaquer une fonction, trop pénible dans

son intégralité, ou trop compliquée, ou trop minutieuse, de l’attaquer, dis-je, dans ses parties

élémentaires, de telle façon que l’esprit et le corps du travailleur qui, auparavant, s’en trouvait

accablés, maintenant puissent s’y livrer avec une force supérieure. » [Ibid., p. 151]. Car c’est

bien selon lui cette force collective — et non la division du travail — qui, à l’œuvre, donne sa

réelle amplitude à l’économie ; et il n’hésite pas à prendre en défaut les deux économistes :

« MM. Smith et Say, à force d’admirer les effets de la division du travail, ont fini par n’y voir

réellement goutte. » [Ibid., p. 150]. Certes l’ouvrier en se spécialisant devient plus habile et en

cela il y a moins de perte de temps, mais c’est bien davantage par la réunion des forces au sein

d’un groupe ouvrier tendue vers un même but et dans une même direction, faisant convergence,

qu’il y a augmentation de la production. Proudhon insiste de façon appuyée sur le fait qu’il ne

faut pas confondre force collective avec ce que procure les échanges commerciaux ; avec

l’échange il y a croisement des effets, permutation des produits, réciprocité mais cela n’a rien

de commun avec l’élévation qu’occasionne la puissance extraordinaire de l’union des forces

ouvrières individuelles mises en commun au sein d’un atelier.

Proudhon livre encore un exemple significatif pour caractériser la puissance de ce qu’il définit

par « force collective » lorsqu’elle s’applique au commerce — qu’il tire de ses lectures des

récits de voyageurs —, en comparant les pratiques des marchands orientaux avec celles des

marchands européens. En effet, les premiers, bien que diversement achalandés, sont restés à la

pratique primitive et immémoriale du commerce. C’est-à-dire que chacun d’entre eux a pour

habitude de ne commercialiser qu’une seule espèce de marchandises, des bijoux pour l’un, des

parfums pour l’autre, des pistolets pour le suivant ou encore des épices quant au prochain ;

tandis qu’ici la force collective entrant en jeu, on trouve ce que l’on appelle communément des

« bazars » où chacun peut trouver à portée de main les objets les plus divers réunis en un seul

lieu. Proudhon certifie alors « qu’un commerce diversifié offre bien moins de risques, plus de

compensations, plus de garanties de bénéfice, qu’un commerce réduit à un seul article : ce

n’est que dans des cas rares de vogue et de monopole, que le simplisme commercial peut être

Page 68: Chapitre 5 - C3E

— 68 —

entrepris avec quelque sécurité. » [Ibid., p. 155]. Qui plus est, il affirme que cette force

collective dont il parle s’applique de la même façon autant au commerce qu’au crédit, qu’à

l’industrie et aux transports.

En finalité, il fait la démonstration que la productivité et le développement économique se

réclame plus encore de l’apparition soudaine dans différentes organisations de la force

collective qui démultiplie à grande échelle les potentialités que de la division du travail, bien

que forces collectives et divisionnelles agissent en parfaite combinaison. Proudhon attribue à

cette combinaison majeure le succès de l’évolution qui s’opère sous ses yeux : « C’est par là

que la société moderne se sépare définitivement de la société ancienne, catholique, féodale et

barbare, où la production industrielle, peu féconde, suivait généralement l’exemple de la

production agricole, livrée de temps immémorial au travail simple et individuel. » [Ibid., p.

153].

C’est alors qu’il peut désormais mettre le pointeur sur l’élément crucial qui, dans le contexte

historique où se développe l’économie de son l’époque, conditionne toute la justice

économique. En foi de quoi il illustre très précisément cet élément dans différents passages dont

l’un est devenu célèbre (le premier repris ci-après) mais qui, malheureusement, n’a jamais été

suffisamment considéré avec la pertinence qu’il mérite ; car il y a lieu d’y entrevoir deux

notions émérites parfaitement liées puisque l’une ne peut exister sans l’autre, qui fondent les

ressorts essentiels de son œuvre, la force collective et l’aubaine : la force collective émettant

une propriété émergente, l’aubaine.

« Le capitaliste, dit-on, a payé les journées des ouvriers ; pour être exact, il faut dire que

le capitaliste a payé autant de fois une journée qu’il a employé d’ouvriers chaque jour, ce

qui n’est point du tout la même chose. Car, cette force immense qui résulte de l’union et de

l’harmonie des travailleurs, de la convergence et de la simultanéité de leurs efforts, il ne

l’a point payée. Deux cents grenadiers ont en quelques heures dressé l’obélisque de

Louqsor sur sa base ; suppose-t-on qu’un seul homme, en deux cents jours, en serait venu

à bout ? Cependant, au compte du capitaliste, la somme des salaires eût été la même. Eh

bien, un désert à mettre en culture, une maison à bâtir, une manufacture à exploiter, c’est

l’obélisque à soulever, c’est une montagne à changer de place. La plus petite fortune, le

plus mince établissement, la mise en train de la plus chétive industrie, exige un concours

de travaux et de talents si divers, que le même homme n’y suffirait jamais. Il est étonnant

que les économistes ne l’aient pas remarqué. »

[Proudhon, 2009, p. 247 et 248].

« De la formation des individus en groupe résulte une FORCE, numériquement égale à la

somme des forces individuelles qui la composent, mais qui dans l’application leur est, en

vertu de son unité, très supérieure, et que pour cette raison il faut considérer comme l’âme

du groupe, son énergie propre et essentielle, sa vie, son esprit. En sorte que l’individu,

sensible, intelligent, actif et libre, étant pris pour unité élémentaire, les divers groupes dans

lesquels il peut entrer forment autant d’unités d’un ordre de plus en plus élevé, et douées,

comme l’individu, de sensibilité, de volonté, d’intelligence et d’action.

Ainsi à côté de l’homme individuel se pose l’homme collectif, lequel est certainement autre

chose que la somme ou l’addition des énergies particulières qui servent à le former, mais,

Page 69: Chapitre 5 - C3E

— 69 —

qui, convertissant toutes ces énergies en une énergie supérieure et sui generis, a le droit

d’être traité désormais non plus comme un être de raison, mais comme une personne réelle

et véritable. Tel est le fait immense, principe du surnaturalisme, qui doit enfin asseoir sur

sa base certaine la science économique, et dont je vais essayer de rendre compte. »

[Proudhon, 2010, p. 143 et 144].

Mettant en avant ce que l’union coordonnée des travailleurs permet de créer : « La force

collective est donc autre chose que la somme des forces particulières qui la constituent :

j’ajoute que dans l’application elle est, en vertu de son unité, supérieure à cette somme. »

[Proudhon, 2010, p. 146], il décrit très exactement, et dans les faits, ce que plus tard Von

Ehrenfels va généraliser avec sa formule caractérisant l’émergence en tant que propriété : « Le

tout est plus que la somme de ses parties ». Le rassemblement des travailleurs fonde une force

immanente supérieure à la somme des forces individuelles de ces mêmes travailleurs pris

isolément. L’agglomération de leurs agissements singuliers provoque un tout, un impact

unique, car deux cents grenadiers n’équivalent pas à deux cents fois un grenadier. Cette

trouvaille ainsi que l’explication proudhonienne d’un tel phénomène fait de lui un précurseur

incontestable, car ce n’est pas une constatation anodine, il s’agit là d’une véritable découverte

qui porte à conséquence.

Partant de là, il va réussir à extirper du phénomène un élément d’analyse qui ne souffre d’aucune

contestation possible : « La force collective étant incomparablement plus grande que celle d’un

travailleur élevée au centuple, cette force n’était payée par le salaire de 100 individus ;

conséquemment qu’il y avait aujourd’hui erreur de compte entre ouvriers et maîtres, et que la

loi sur les coalitions était à refaire. » Proudhon, De la création de l’ordre dans l’humanité, cité

in [Histoire des pensées économiques, Tome I, 1993, p. 278]. Car il y a bien erreur de compte :

« (…) lorsque vous avez payé toutes les forces individuelles, vous n’avez pas payé la force

collective (…). » [Proudhon, 2009, p. 251]. C’est là toute la finesse, la subtilité, l’ingéniosité et

la clairvoyance de cet auteur, faisant de lui un penseur au sommet en économie, nul autre n’a

montré autant de perspicacité et de discernement sur un point aussi précis, explicite et

révélateur. Car c’est en fait la mise en commun d’un effort collectif49 qui crée cette propriété

indépendante (« surnaturelle »), émergente, mystérieuse de surcroît, qu’il nomme l’aubaine,

celle-ci se transformant concrètement au bout du compte en profit, et que s’approprie

insidieusement le maître, sous-entendu, le capitaliste. Et pour ceux qui n’auraient pas compris :

« Une force de mille hommes agissant pendant vingt jours a fait en vingt jours ce que la force

d’un seul, répétant son effort pendant un million de siècles, n’accomplirait pas (…) » [Ibid., p.

250].

L’aubaine pour Proudhon est cette entité exceptionnelle qui émerge de la force collective et ne

dépend en aucune façon ni des travailleurs, ni des capitalistes, celle-ci étant considérée par lui

comme un principe ontologique de la nature. C’est par l’appropriation des moyens de

production que, du fait même, le capitaliste inactif va sournoisement, peut-être même

inconsciemment par simple esprit de domination, s’approprier le surplus majestueux du

49 - Proudhon utilise aussi parfois le terme de « force agglomérée ».

Page 70: Chapitre 5 - C3E

— 70 —

rassemblement collectif : « En sorte que, par le droit d’aubaine, le propriétaire moissonne et

ne laboure pas, récolte et ne cultive pas, consomme et ne produit pas, jouit et n’exerce rien. »

[Ibid., p. 289], telle est l’injustice flagrante à ses yeux sur laquelle est fondé l’ensemble du

système économique de son temps. En empochant cette différence non quantifiable, entre ce

qu’un groupe uni est en capacité de produire et ce que chacun effectue seul de manière isolée

en dehors de l’union collégiale, le capitaliste soustrait aux travailleurs le produit de leur force

collectivement rassemblée, traduite en aubaine. Cette aubaine est pourtant bien le fruit du

collectif de travail mais le capitaliste la revendique par le fait de sa propriété du capital, exigeant

ainsi que cet intérêt lui revienne.

Toute la question est donc là : comment rectifier cette erreur de compte ?

Qui plus est, si l’on suit le raisonnement aussi bien tenu par Locke que par Proudhon, quiconque

travaille devient par conséquent propriétaire de la valeur incorporée au produit qu’il a contribué

à fabriquer « le travail des ouvriers a créé une valeur ; or, cette valeur est leur propriété. »

[Ibid., p. 244]. Par conséquent, cette incorporation indécomposable, fait que le simple salarié

est au fond dépossédé par le propriétaire de la part qui lui revient dans la nouveauté qui jaillit

grâce à son savoir-faire : « (…) je veux dire propriétaire de la valeur qu’il crée, et dont le maître

seul tire le bénéfice. » [Ibid., p. 243].

Il y a donc double expropriation, l’ouvrier est à la fois dépossédé de :

1° la plus-value qu’il apporte individuellement à l’objet sur lequel il travaille,

2° mais aussi quant à l’aubaine, la force incommensurable de ce que la mise en œuvre d’un

travail collectivement mené peut amener comme potentialité réalisatrice.

C’est que Proudhon explique très clairement ce dernier point : « C’est l’image du groupe : sa

force, numériquement égale à celle de ses composantes, VAUT plus dans son unité que toutes

ensemble dans leur détail. » [Proudhon, 2010, p. 146].

Comme le signale à juste titre Robert Damien dans sa préface, toute la question de la justice

sociale est là, et elle d’abord économique : « Toute la question économique de la justice est de

répartir cette plus-value sans accaparement ni spoliation. » [Proudhon, 2009, p. 33]. Comment

une telle question alors si clairement posée il y a presque deux siècles, touchant à un problème

aussi fondamental que celui de la justice sociale, a-t-elle pu être aussi aveuglement négligée,

voire abandonnée, et restée sans la moindre réponse ? Aucun théoricien social, ni aucun

économiste n’a véritablement creusé avec succès cette question. Quant aux problématiques que

la propriété soulève Proudhon dit lui-même que leurs « conséquences sont irréfragables ; seules

elles suffiraient pour bouleverser toute notre économie, et changer nos institutions et nos lois. »

[Ibid., p. 252]. Et c’est bien ce qu’il y aura lieu d’entrevoir dans la démonstration que la présente

thèse entend établir si, comme on le montrera ultérieurement, un développement massif des

SARS s’avérait effectif.

Tel est le point que l’on estime culminant quant à l’apport de Proudhon à la science économique

et sociale.

Page 71: Chapitre 5 - C3E

— 71 —

Or s’il en est arrivé là, c’est probablement parce que sa pensée s’articule et chemine autour de

concepts qui l’ont mis en bonne voie. C’est à présent ce que l’on va tenter de considérer en

montrant l’aspect précurseur dont il a fait preuve.

En effet, sa pensée repose tout d’abord sur une base animiste50 : « Oui, tout pense dans la

nature, toute chose a son âme, comme disent les psychologues, plus ou moins élevé dans la

hiérarchie des âmes, depuis la pierre jusqu’à l’homme, et l’Univers aussi a sa grande âme, et

ses pensées non muettes : Caeli enarrant gloriam Dei ! (Les cieux racontent la gloire de Dieu)

Et partout où il y a deux ou plusieurs hommes groupés, leurs âmes s’unissent, s’absorbent et

produisent par leur fusion, un Dieu : Ibi sum in medio eorum ! (Je suis là au milieu d’eux). »

[Proudhon, 2010, p. 166]. Bien que le cadre animiste soit le cadre existentiel primitif qui affecta

les premiers êtres humains, Proudhon est ici louable pour ne pas avoir omis cette façon d’exister

au monde qui, pourtant, avait été désintégrée par la plupart des intellectuels occidentaux de

l’époque. Sa pensée globale est donc plus complète comparée à celle de ses contemporains

ayant abordé les mêmes sujets que lui ; l’abstraction n’étant en réalité vraiment profitable que

lorsque l’on est en finalité capable de « recomposer le tout », comme le spécifiait Marcel

Mauss.

On peut aussi dégager de ses écrits la vision qu’il avait de la « nature humaine », telle qu’on

pouvait l’entendre à son époque — et non pas celle plus élaborée (dissoute) que l’on est en

mesure de concevoir aujourd’hui (cf. section 1, paragraphe 1.1., alinéa b). Dans le chapitre V

de Qu’est-ce que la propriété ? – première partie, paragraphe premier, il s’intéresse au sens

moral des animaux et par extension à celui de l’homme. Or, il montre avoir bien conscience de

la frontière ténue entre les deux mondes, animal et humain, et qu’il est difficile d’imputer une

part propre à l’homme. Après avoir disserté sur la question, il avoue « Jusqu’à présent nous ne

découvrons rien que l’homme puisse revendiquer à lui seul (…). » [Proudhon, 2009, p. 372] ;

en allant même jusqu’à prétendre « (…) il n’a rien qui mérite l’estime, rien qui élève l’homme

au-dessus de l’animal. » et « (…) nous n’avons rien qui nous sépare des animaux. » [Ibid., p.

374, 382]. Cela aussi pour signaler qu’il n’était pas tombé dans le piège d’enfermer l’homme

au sein des critères absolus d’égoïsme et de rationalité comme nombre d’économistes à cette

époque. Sa curiosité, sa culture et sa modération l’avait conduit à être un peu en avance sur le

dogmatisme ambiant.

Mais Proudhon est aussi un visionnaire, parce qu’il se rend compte immédiatement, suite à

l’instauration des enclosures dans l’Angleterre du XVIIe siècle, de l’impact déterminant que va

engendrer le développement de ce qu’Ellen Meiksins Wood appelle le « capitalisme agraire »

(voir chapitre 6 section 4, sur le capitalisme). Il va sitôt s’écrier : « Tôt ou tard, le système

anglais s’étendra partout : alors la grande culture pourra s’unir à la possession parcellaire,

et la révolution prédite par le socialisme, la révolution de la propriété qui entraîne avec elle

toutes les autres, s’accomplira. » [Ibid., p. 153], et sur ce point il a vu juste.

A la fois visionnaire, animiste et émergentiste, Proudhon voit dans la société un être à part

entière : « (…) la société humaine étant, en vertu de son unité collectivité un être ou réalité

positive, douée, en vertu de cette réalité de force ; capable, en vertu de cette force, d’action ;

50 - Voir supra Etude épistémologique, section 1 paragraphe 1.

Page 72: Chapitre 5 - C3E

— 72 —

nous allons la trouver encore, en vertu de son action, capable de pensée et de sentiment. Quoi

! va-t-on me dire : la société considérée comme une individualité agissante, sentante, pensante

et voulante ! Un être de raison traité comme une personne ! Une abstraction réalisée ! Quelle

folie ! Mais où donc est-il cet être ? Où sont ses organes, ses pieds, ses mains, son cœur, sa

bouche, son cerveau ? Par où est-ce qu’il se meut, qu’il sent, et qu’il raisonne ? » [Ibid., p.

164]. Ce à quoi en bon émergentiste, il aurait vraisemblablement répondu à Madame Thatcher

lorsque, influencée par Hayek, elle avait prétendu « il n’y a pas de société, il n’y a que des

individus » en répliquant « Quoi ! Un organisme formé de chair peut penser et parler ; et un

organisme formé d’êtres pensants ne penserait pas ? » [Ibid., p. 165].

Ce socle culturel l’amène à concevoir l’existence d’une « raison collective » ou « sociale »

[Ibid., p. 171] au travers de laquelle un ensemble d’idées fonde alors un groupe social qui

renforce sa préservation par une tendance à vouloir rechercher de façon naturelle la perfection

et le bien-être.

Dans la logique de tels principes et de sa visée moraliste, le développement de l’humanité doit

selon lui aboutir à la suppression de l'exploitation de l'homme par l'homme, Proudhon est alors

constructiviste :

« (…) une société non plus seulement conventionnelle, mais réelle ; qui change la division

parcellaire en instrument de science ; qui abolisse la servitude des machines, et prévienne

les crises de leur apparition ; qui fasse de la concurrence un bénéfice, et du monopole un

gage de sécurité pour tous ; qui, par la puissance de son principe, au lieu de demander

crédit au capital et protection à l'État, soumette au travail le capital et l'État ; qui par la

sincérité de l'échange crée une véritable solidarité entre les peuples ; qui, sans interdire

l'initiative individuelle, sans prohiber l'épargne domestique, ramène incessamment à la

société les richesses que l'appropriation en détourne ; qui, par ce mouvement de sortie et

de rentrée des capitaux, assure l'égalité politique et industrielle des citoyens, et par un

vaste système d'éducation publique, procure, en élevant toujours leur niveau, l'égalité des

fonctions et l'équivalence des aptitudes; qui, par la justice, le bien-être et la vertu,

renouvelant la conscience humaine, assure l'harmonie et l'équilibre des générations ; une

société, en un mot, qui, étant tout à la fois organisation et transition, échappe au provisoire,

garantisse tout et n'engage rien... »

Système des Contradictions économiques, t. II, p. 410 et 411.

Pour parvenir à cette étape, il prône une mise en acte afin que cette finalité parvienne à

s’accomplir, et en ce sens une telle tension créatrice vers un objectif aussi déterminé fait de lui

un constructiviste : ce sont les hommes qui bâtissent l’essentiel de leur devenir.

Par-dessus tout, ce qu’il faut reconnaître à Proudhon, c’est d’avoir réussi à présenter de manière

efficace sa vision émergentiste de l’organisation économique, car le traitement de l’aubaine —

apparition « magique » issue de la mise en commun d’efforts coopératifs — constitue sans

conteste la base subtile à travailler afin de rendre toute coopération plus équitable. En effet, non

seulement il est, semble-t-il, le premier économiste à avoir conscience que les rapports entre

Page 73: Chapitre 5 - C3E

— 73 —

travailleurs forment un tout plus grand que leurs parties, mais les éléments sur lesquels il va

appliquer de telles propriétés naturelles (le capitaliste d’un côté s’appropriant l’aubaine, et de

l’autre la force collective de travail expropriée) sont ceux qui génèrent effectivement l’injustice

permanente régnant au cœur de l’économie. Si Proudhon a cerné de manière très concise la

problématique et entend par la suite rétablir le bon droit, il ne lui a pas pour autant apporté de

solution véritablement probante.

En développant sa pensée par des voies complexe, holistique, évolutionniste, constructiviste,

animiste, émergentiste, visionnaire et opérationnelle51, et abordant des sujets aussi variés

que la grammaire, la concurrence, la propriété, la spéculation, le fédéralisme, la démocratie, la

liberté, la pornocratie, la justice, l’impôt, Jésus et Napoléon, etc., Proudhon prend

incontestablement le chemin d’un penseur complet en relation avec les meilleurs savoirs de son

époque et à ce titre il fait office de précurseur. Il est réellement dommageable que, par certains

côtés néfastes, il se soit attiré la foudre de ses critiques ; Proudhon reste Proudhon : un

personnage certes honni mais assurément hors du commun. Concrètement, il faut lui

reconnaître aussi d’avoir été le premier à avoir impulsé l’autogestion, et sans doute lui doit-on

les prémisses de cette économie sociale et solidaire composée d’associations, de mutuelles et

de coopératives…

Mais par-dessus tout, on peut voir en Proudhon une aspiration prémonitoire, celle de devoir

refonder ce qu’on appelle aujourd’hui l’entreprise. Evidemment en son temps, il n’est surtout

question que de fondation52 et l’entreprise était loin d’avoir acquis la forme conceptuelle qu’on

lui reconnaît de nos jours.

En bien des points, il était ainsi un précurseur dans sa façon de penser les problèmes.

Ce que l’on peut cependant reprocher à Proudhon, en tant que penseur, c’est d’avoir consacré

son temps à critiquer la propriété — notion qui l’a obnubilé tout au long de sa vie — au lieu

d’essayer de trouver des solutions efficaces aux problèmes qu’il avait pourtant lui-même

parfaitement bien identifiés… Car il ne répond pas vraiment à sa propre question ; bien que la

répartition de l’aubaine soit pour lui un problème économique sommital, il ne dit jamais

combien, comment, quand et à qui il convient d’attribuer ce qu’il en résulte — l’autogestion

qu’il propose ne supprimant en rien l’aubaine, le problème reste posé. Mais peut-être fallait-il

commencer par la critique et laisser alors un peu de grain à moudre pour les successeurs ou

plutôt était-ce trop demander à un seul homme ?

d) 1840 : Tout ça pour ça… Le pari réussi mais perdu ?

A l’époque à laquelle Proudhon écrit, une idée germe chez quelques-uns de ses contemporains

qui, comme lui, tentent de réfléchir sur le devenir social des êtres humains ; Adolphe Thiers

(1797-1877) la résume assez bien « Dieu a civilisé le monde et mené l'homme du désert à la

51 - Proudhon avait tenté en 1849 de mettre en place une Banque populaire même si l’opération n’a pas été très loin, l’intention

opérationnelle d’agir était ferme. 52 - l’idée de refondation ne viendra que plus tard, du fait que celle-ci fut mal fondée, en l’occurrence sur une ‟erreur de compte”

ce qui nécessitera une reprise en ‟sous-œuvre”(*).

Page 74: Chapitre 5 - C3E

— 74 —

cité, de la cruauté à la douceur, de la barbarie à la civilisation. »53. Le sentiment demeure alors

que ce passage de la barbarie à la civilisation s’effectue grâce à des règles bienveillantes que

les hommes sont parvenus à établir à se les imposer à eux-mêmes. Les intellectuels les plus au

fait de cette construction sociale commencent à prendre conscience qu’il est une question

centrale dans l’organisation des sociétés, car tout l’édifice économique repose sur la manière

dont on traite cette question, celle de la propriété ; et pour en faire son examen Proudhon la

formulera ainsi : « Qu’est-ce que la propriété ? ».

Résumer en peu de mots le projet intellectuel de Proudhon revient à citer Robert Damien,

lorsqu’il préfaça Qu’est-ce que la propriété ? : « comment penser et organiser une économie

productive, dynamique et équilibrée dans un ordre social respectueux des devenirs libres des

individus, et juste dans la rétribution égalitaire des efforts comme dans la répartition des

richesses ? » [Proudhon, 2009, p. 27].

Le problème c’est que l’étude menée par Proudhon va aboutir en finalité sur un énorme malaise.

En effet, si l’on peut parfaitement comprendre que, dans le souci de pouvoir soupeser différents

arguments, il veuille parfois se faire « l’avocat du diable », il ne donne pas les clés pour que

l’on puisse dégager de son étude une position intellectuelle claire et honnête à l’égard de la

propriété. Proudhon excelle dans les excès : « (…) mais au lieu de conclure à ce que la propriété

soit partagée entre tous, je demande que, par mesure de sûreté générale, elle soit abolie pour

tous. » [Ibid., p. 165], « (…) tout conspire à sa mort et à sa ruine » [Ibid., p. 168], « parce que

la propriété, considérée comme un droit et n’étant pas un droit, doit périr par le droit ; parce

que la force des choses, les lois de la conscience, la nécessité physique et mathématique, doivent

détruire à la fin cette illusion de faculté judiciaire » [Ibid., p. 174], « Il faut que la société

périsse, ou qu’elle tue la propriété » [Ibid., p. 175] ; mais l’absence d’un propos construit tout

en finesse et en nuances, le prive d’une synthèse ayant cet acabit. Il agit tel un cheval de labour,

il s’acharne de tout son sang, armé de sa plume comme le cheval de sa charrue, à creuser des

sillons dans le sujet, guidé par sa raison, pareil au cheval qui, conduit par son maître fait de

même avec la terre. Mais une fois que tout est retourné que reste-t-il à part un champ remué ?

En fin de compte, ses travaux ne peuvent être couronnés que par une conclusion extrêmement

déstabilisante, parfaitement contraire à ce que les observations sociales font apparaître.

D’ailleurs, Proudhon rapporte que M. Blanqui rendit un commentaire de son mémoire qui

signifiait à peu près ceci : « En ce qui concerne la propriété, disait M. Blanqui, la pratique

donne un éclatant démenti à la théorie. Il est prouvé, en fait, que si la propriété est illégitime

aux yeux de la raison philosophique, elle est en progrès constant dans la raison sociale. Il faut

donc, ou que la logique soit insuffisante et illusoire, ce qui, de l'aveu des philosophes s'est vu

plus d'une fois ; ou que la raison sociale se trompe, ce qui est inadmissible. »54 Au lieu de

clarifier la problématique comme cela est attendu de toute explication scientifique, il n’a fait

qu’embrouiller la question.

Lorsque Proudhon vocifère : « La propriété, c’est le vol ! » [Ibid., p. 130], est-ce à dire que

toute propriété est injustifiable ? Ce que recherche en fait Proudhon, ce n’est pas l’abolition

53 - THIERS Adolphe, 1848 – De la propriété. EDITIONS LHEUREUX, p. 26. 54 - source Les confessions d’un révolutionnaire, textes choisis mis en ligne sur le site www.proudhon.net/ consulté

le 7 juin 2016.

Page 75: Chapitre 5 - C3E

— 75 —

pure et simple de la propriété comme pourrait le laisser entendre à première vue son discours,

c’est la propriété juste qui se traduirait par une forme juridique permettant une rémunération du

travailleur qui soit proportionnelle à la peine qu’il engage pour fournir une valeur à son travail.

Mais dans la conception qu’il a en tête, Proudhon est pleinement conscient que plus de justice

entraîne alors moins de liberté et que par conséquent son idée n’est pas vraiment satisfaisante.

Car restreindre la propriété absolue, « inconditionnée » pour reprendre un terme utilisé par

Proudhon, c’est alors porter atteinte à la liberté.

Si la pensée de Proudhon évolue entre 1840 et 1863, en finalité la propriété restera toujours un

vol pour lui mais « ce vol pourrait bien être utile à la limitation du despotisme. » [Xifaras,

2004, p. 273]. Car, « Ainsi, en 1840, la divisibilité de la propriété, comprise comme faculté du

propriétaire de faire travailler un tiers sur son bien, est associée à l'exploitation, et se présente

donc comme génératrice d'inégalité. » [Ibid., p. 276]. Mais après avoir longuement laissé mûrir

sa réflexion, il en vient finalement à déclarer : « (…) en 1863 : la divisibilité de la propriété,

parce qu'elle est désormais interprétée comme l'expression de la liberté individuelle du

propriétaire est cause de l'indépendance civile des propriétaires, présentée comme le rempart

le plus ferme contre l'exploitation des individus par la collectivité. » [Ibid.]. La propriété permet

de lutter contre le poids abusif que l’Etat exerce sur les individus, elle fait office de bouclier

contre l’oppression étatique :

« La propriété, absolutisme dans un autre absolutisme est encore pour l'Etat un élément

de division. La puissance de l'Etat est une puissance de concentration ; donnez lui l'essor

et toute individualité disparaîtra bientôt, absorbée dans la collectivité ; la société tombe

dans le communisme ; la propriété est au rebours une puissance de décentralisation, parce

qu'elle même est absolue, elle est anti-despotique, anti-unitaire, c'est en elle qu'est le

principe de toute fédération : et c'est pour cela que la propriété, autocratique par essence,

transportée dans une société politique, devient aussitôt républicaine. »

Proudhon cité in [Xifaras, 2004, p. 273 et 274].

La propriété revêt désormais un aspect libéral, fédératif et républicain. La problématique autour

de ce concept se réduit et se resserre ; il n’est plus question de chercher à recourir à la propriété

collective, étatique, ni d’abolir la propriété individuelle, mais bien de travailler la question de

la propriété en elle-même, car l’expérience sociale ne fait que conforter l’idée qu’il faut

construire avec la propriété et non contre elle.

Il existe donc une certaine réversibilité dans l’interprétation que l’on peut tirer de l’usage de la

propriété, et l’on peut comprendre grâce à Proudhon que celle-ci est tout à fait contextuelle. Le

contexte évoluant, les formes de propriétés se caractérisent au fur et à mesure de cette évolution,

s’affinent, se sélectionnent au gré des possibilités qu’offre l’environnement social.

Une idée anime assez fermement Proudhon. Il pense que la propriété permet de rendre les

hommes égaux. Cependant quant au fait de ce que l’on désigne par « Tous les hommes sont

égaux », Proudhon est bien conscient que les hommes ne sont pas naturellement égaux : « est-

ce à dire qu’ils ont tous même taille, même beauté, même génie, même vertu ? Non : c’est donc

l’égalité politique et civile que l’on a voulu désigner. Alors il suffisait de dire : Tous les

Page 76: Chapitre 5 - C3E

— 76 —

hommes sont égaux devant la loi. » [Proudhon, 2009, p. 154]. Or il avance à un moment que

tous doivent avoir le même salaire : « (…) bientôt le peuple exigeant l’égalité dans les moyens

de production et dans les salaires. » [Ibid., p. 401], c’est là qu’il fait erreur à coup sûr.

Durant cette période de développement économique, face à la diversité et à la manière dont

chacun mobilise ses propres talents, Proudhon aurait pu songer à défendre une graduation des

salaires ; ceci afin de tenir compte de la relativité des qualités personnelles des uns et des autres,

à leurs différences de compétences, ainsi qu’à leur degré d’implication dans un collectif. Mais

il ne plaide pas cette cause. Il est question pour lui que chacun ait le même salaire par souci

d’égalité, afin de ne pas faire de différence entre un homme et un autre. Or, il s’avère que de

nos jours, cette aspiration d’égalité dans les salaires n’est jamais discutée, personne ne cherche

à défendre une telle idée. Il est devenu inconcevable qu’un docteur ou un ingénieur, par

exemple, soit rémunéré de façon équivalente à celle d’un ouvrier titulaire du seul CAP. De la

même façon, il apparaît convenable à tout un chacun qu’un sénior spécialisé ou polyvalent, ou

une personne reconnue chevronnée, ne puisse s’accommoder d’un salaire identique à celui d’un

junior très peu formé. Lorsque l’on s’attache à l’histoire des entreprises, on remarque que les

écarts salariaux ont été largement acceptés en leur sein et que globalement les échelles de

salaires n’ont pas été considérés comme un problème55. D’autant que le mot échelle est symbole

d’élévation où chacun espère en principe pouvoir gravir des échelons en matière de

gratification ; l’instauration d’une telle dynamique a l’avantage de tirer vers le haut savoirs et

compétence. Le milieu de l’entreprise a toujours reconnu quelques valeurs telles que maîtrise

d’un savoir-faire, connaissances dans un domaine, compétence, ancienneté, etc. Les hommes

sont en général conscients des capacités nécessaires pour occuper telle ou telle fonction au sein

d’une organisation et, pour la plupart, ils reconnaissent assez bien au fond d’eux-mêmes la

limite de leurs aptitudes. Or, à l’époque de Proudhon, il devait sûrement en être de même.

Curieusement, Proudhon n’avait pas jaugé convenablement l’humain, car en fait les hommes,

en en faisant leur fierté, s’accordent fort bien de leurs différences, desquelles ils en font souvent

un point fort dans un grand œuvre dès que celui-ci devient collectif.

Il avait aussi une autre idée forte, celle qui consiste à refuser que ceux qui sont privés d’argent

restent toujours dans l’esclavage du salariat et de la misère ; alors il avance l’idée d’un crédit

gratuit, en imaginant que cette gratuité pourrait permettre aux plus entreprenants de lancer des

activités, en les transformant en petits entrepreneurs. Or, on sait pertinemment aujourd’hui

que même avec un faible coût du crédit : n’est pas entrepreneur qui veut… La gratuité du crédit

étant très loin de pouvoir à elle seule contrebalancer l’ensemble des difficultés qui se dressent

devant tout acte entrepreneurial.

D’un point de global, eu égard à la vision générale qu’il s’est forgée de l’évolution humaine, il

repère les difficultés auxquelles celle-ci est confrontée en leur attribuant un caractère

inamovible : « L’humanité, dans marche oscillatoire, tourne incessamment sur elle-même : ses

progrès ne sont que le rajeunissement de ses traditions ; ses systèmes, si opposés en apparence,

présentent toujours le même fond, vu de côtés différents. » [Proudhon, 2016, p. 219]. Par

conséquent, conformément à sa façon de voir le monde, ses travaux ne contribuent pas à la

55 - sauf tout dernièrement, où les salaires mirobolants de quelques grands patrons ont fait la une des journaux ; bien que cela

soit considéré comme dérangeant, ces faits ne représentent qu’une infime minorité de cas comparés au nombre total de salariés.

Page 77: Chapitre 5 - C3E

— 77 —

tentative de s’extirper de ce tourbillon selon lui non créateur. Sauts évolutifs, révolution

scientifique, grand bond en avant, ne sont pas encore des concepts usuels dans la culture de

l’époque. Qui plus est, il ne fait jamais la balance entre avantages et inconvénients, le pour et

le contre, coûts-bénéfices comme le disent d’une façon plus moderne les économistes

d’aujourd’hui ; de fait son mémoire perd une grande partie de sa valeur scientifique. Les

antinomies relevées par lui ne permettent pas finalement de faire véritablement avancer le débat

à l’intérieur de sa propre thèse. Même s’il critique de toute part la propriété et la concurrence,

il s’oppose en fin de compte à leur suppression car ce serait, dit-il, supprimer « les vraies forces

économiques » ; il y a là de quoi laisser bien perplexe plus d’un ambassadeur zélé à sa cause

qui chercherait à transformer la thèse proudhonienne en un projet sociétal opérationnel. En

définitive, il est davantage un démolisseur qu’un constructeur, et ses travaux ont fait de la

propriété un projet déconcertant, presque transformé en un champ de ruine. Dans son ensemble,

son mémoire est un document de travail autant utile que difficilement exploitable. D’ailleurs

son œuvre a été commentée, expliquée, synthétisée par moult intellectuels, mais aucun d’entre

eux n’a su jusqu’à présent asseoir sur de tels travaux une fondation avec à sa base un

renouvellement de la question. Un exercice de ce genre après pareille déconstruction est

pourtant la suite logique, la pierre à poser par-dessus celle qui lui va juste par-dessous, mais

personne pour l’heure ne s’y est encore attelé…

Le philosophe François Dagonet (1924-2015), par exemple, qui s’est penché sur la pensée de

Proudhon résume très clairement ce qu’il y a lieu de retenir de ce dernier :

« On ne peut pas scinder la terre et l'arbre, les couper des récoltes ou des fruits. A tenter

d'accorder les uns et de refuser les autres (le fonds), on les ruine tous les deux. (...) Et c'est

pourquoi Proudhon finit par défendre la propriété à la triple condition toutefois :

a) que l'exploitant et le propriétaire ne soient qu'une seule et même personne ;

b) que tous puissent recevoir, après un partage égal, une portion du finage ;

c) que ceux qui ont accepté leur lot ne manquent pas de le fertiliser. »56

Mais Dagonet ne va pas plus loin dans la concrétisation de ce que ce résumé fait émerger, et

personne n’ira plus loin au-delà de cette démarche analytique, en proposant sur de telles bases

une forme concrète et exploitable expérimentalement, mieux encore que ne le furent les

coopératives ouvrières, par exemple. Il faut dire qu’entre la présentation ou le commentaire

d’un mémoire et la reprise d’une idée lumineuse que l’on doit à un auteur et que l’on vise à

ajuster dans un contexte plus avancé, il y a là deux compositions véritablement très différentes.

Car dépasser un tel penseur nécessite une ambition peu commune, à l’image du résumé qu’en

livre l’un des plus éminents spécialistes contemporains de son œuvre, E. Castleton : « Dans

toutes les tentatives actuelles visant à « moderniser » le socialisme, existe-t-il une place pour

une idéologie prônant une rupture de classe radicale mais pacifique ; exigeant l’organisation

de la société en fonction d’une division du travail mutualiste et visant à une moindre

différenciation des salaires ; recherchant la justice en se souciant de l’économie ; préférant la

représentation socioprofessionnelle à un suffrage universel toujours susceptible de dégénérer

en césarisme ; déclarant la guerre aux spéculateurs et aux grandes fortunes ; prêchant un

fédéralisme radicalement décentralisateur et non point libre-échangiste ? Ou Proudhon n’est-

56 - DAGONET François, 1992 – Philosophie de la propriété - l’avoir. PUF, p. 1996.

Page 78: Chapitre 5 - C3E

— 78 —

il surtout destiné qu’à ceux, plus marginaux et moins médiatisés, qui préfèrent les cercles

libertaires aux plateaux de télévision ? »57 Après quoi on s’imagine bien que s’armer pour un

tel défi exige un parcours intellectuel sur mesure, allant à l’encontre de toute formation

normative que la société n’a réussie, pour l’heure, qu’à dispenser à ses membres.

*

Si Proudhon était peut-être bien un homme « infréquentable » comme certains de ses

commentateurs l’ont dépeint, il n’en demeure pas moins que les réflexions approfondies qu’il

a mené sur la propriété font de lui un incontournable de la question.

Dans son for intérieur, Proudhon était-il vraiment convaincu qu’au fond les hommes avaient

commis une erreur en construisant leurs sociétés sur la base de la propriété ? Etait-il, comme il

l’écrit pourtant noir sur blanc, réellement persuadé que celle-ci allait être abolie à moyenne

échéance ? Puisque selon lui elle est impossible : « La propriété est physiquement et

mathématiquement impossible » [Proudhon, 2009, p. 287]58 et qu’en terminaison de son

mémoire, il ose conclure de manière définitive et assurée : « La propriété est vaincue ; elle ne

se relèvera jamais. » [Ibid., p. 436] ; or chacun sait depuis lors ce qu’il est advenu de la

propriété : elle n’a cessé de s’affirmer. Proudhon ne peut donc pas faire office de grand

prophète.

Pourtant à l’issue de réflexions creusées sur le sujet, ses attentes se font finalement assez claires,

s’il n’est pas lui-même en mesure d’indiquer une façon concrète pour y parvenir, il a néanmoins

une idée pour en tracer la voie : « Par la propriété, l’égalité entre tous les hommes devient

définitivement possible, (…) et la société n’attend plus que le levier qui doit donner l’impulsion

à ce mouvement. » [Proudhon, 2016, p. 163]. A contrario, la question à résoudre serait la

suivante : « Comment, en détruisant la propriété, les hommes deviendront-ils tous

propriétaires ? » [Ibid., p. 163 et 164], autrement-dit, plus libres ? Le fait est que le maintien

de la propriété est donc une nécessité sociale pour Proudhon, reste à déterminer la manière de

la rendre plus juste et de la démocratiser.

Techniquement retranché derrière ses antinomies développées à outrance, Proudhon avait-il

réellement le sentiment de voir disparaître la propriété de l’édifice social, de la même façon que

l’on voit tristement au loin s’éloigner les voiles d’un navire emportant un ancien amour dont

on ne sait plus si l’on doit encore le désirer ? Probablement pas ! Presque un siècle et demi s’est

écoulé depuis l’insurrection de Proudhon et on sait maintenant ce à quoi l’histoire a conduit en

matière de propriété à l’égard de la prospérité économique.

Reviendra-t-on en arrière ?

Les indiens Kogis qui sont restés un des rares peuples animistes de la planète ont aujourd’hui

opté pour la propriété privé en rachetant la terre qu’occupait leurs ancêtres grâce à des dons

généreux effectués par les occidentaux. Cette peuplade, vivant depuis des millénaires sur les

57 - http://www.monde-diplomatique.fr/2009/01/CASTLETON/16666 58 - cf. l’ensemble du chapitre IV [Proudhon, 2009].

Page 79: Chapitre 5 - C3E

— 79 —

hauts plateaux de la Sierra Nevada de Santa Marta en Colombie, forme une communauté

n’agissant jamais sans qu’il y ait consensus entre ses membres, lorsqu’un problème

d’importance se pose à eux. Ceux sont là de véritables démocrates, ils argumentent et discutent

aussi longtemps que nécessaire sur le sujet, car tous doivent être d’accord lorsqu’ une décision

engageant l’avenir de la communauté doit être prise. Juchés sur ce toit du monde, ils ont une

culture et une façon de vivre très différente de celle des occidentaux. Or, face au problème

qu’ils rencontrent en ces temps présents59, ils ont jugé que celui-ci ne pouvait être résolu qu’en

se réappropriant leurs terres ancestrales. Il a vraisemblablement fallu aux Kogis un certain

temps pour comprendre, voire s’approprier, les logiques occidentales parfois très éloignées de

leur culture. Mais on peut constater désormais que ces communautés ont conclu qu’ils se

devaient de clôturer leurs nouvelles acquisitions par des poteaux de bois et du barbelé. Dans

cette immensité, revêtue de territoires arides comme luxuriants, ces clôtures ne sont

évidemment que symboliques. Mais c’est attitrer l’attention sur le fait qu’avec une culture très

différente de la nôtre, on voit bien que la résolution de leurs difficultés passe par l’enclosure.

Ainsi la planète entière a l’air de se mettre à l’ère de la propriété, en lui attribuant

progressivement à travers toutes les cultures une valeur universelle…

Le désarroi d’un visionnaire comme Proudhon, c’est d’être né sur terre au milieu d’un

brouillard, à son époque la propriété est déjà bien installée mais la société n’est pas encore assez

avancée pour apercevoir un paysage dégagé qu’une nouvelle forme de propriété pourrait faire

advenir. Ici, il faut nécessairement rendre hommage à celui qui, au milieu du gué, a su mettre

au jour les éléments nécessaires à la fabrique d’une propriété légitime et authentique. Car la

propriété ne pouvant être abolie, reste à lui trouver sa forme, puisqu’elle réclame une

construction habile, ingénieuse, issue d’une autre logique, qui n’est autre qu’une invention de

conditions nouvelles permettant de redistribuer le travail pour tous et par tous.

« La propriété c’est le vol ! », maladresse intellectuelle ou irascible volonté de chercher à

interpeler de façon percutante ? En un sens, Proudhon a gagné son pari, il est bien devenu

célèbre grâce à cet oxymore mais la propriété n’a pourtant pas disparu et à ce jour elle n’est pas

pour autant entrée en déliquescence en des termes tels qu’il les a énoncés. A-t-il pour autant

perdu son pari de voir la propriété se transformer ? Il est encore nécessaire d’attendre avant de

pouvoir répondre par une quelconque affirmation à cette question, car avec cette thèse on va

essayer de lui donner raison…

A la fin de sa vie, la propriété avait gagné pour lui une raison d’être encore bien plus

significative qu’elle ne semblait l’être dans les débuts de sa théorisation, tout particulièrement

parce qu’elle offre un rempart indispensable face à la puissance étatique en laissant un espace

de liberté aux individus.

C’est pourquoi, on peut alors s’interroger : 1840, tout ça pour ça ?

59 - En raison de l'exploitation des bois précieux, de la pression touristique et des guérillas locales dues à la présence de

narcotrafiquants, la Sierra Nevada de Santa Marta a perdu 78 % de sa couverture forestière en 30 ans. Des négociations

consistant à aider les communautés Kogis à racheter les terres ancestrales sont en cours — redonner la possession en pleine

propriété des terrains au Kogis — afin de permettre la régénération des écosystèmes forestiers et de la biodiversité locale grâce

à leur savoir-faire traditionnel.

Page 80: Chapitre 5 - C3E

— 80 —

1.3.4. La charge de Stirner

Locke est anglais, Proudhon est français et Stirner est allemand... On ne sait pas si durant les

deux ou trois siècles précédents, le débat sur la propriété fut cantonné au sein d’un petit espace

géographique européen, ou si en d’autres endroits de la planète il y eut d’autres auteurs

prestigieux qui s’étaient particulièrement intéressés à la question.

Locke (1632-1704) les précède de deux siècles mais Proudhon (1809-1882) et Stirner (1806-

1856) sont contemporains ; et si Pierre-Joseph Proudhon était à l’évidence un personnage hors

du commun, on ne peut pas en dire moins de Max Stirner. Leur style est cependant très différent,

quoique tous deux hardis et téméraires, le premier laisse une œuvre assez volumineuse

caractérisée par une prose généralement ardente ; le second discret et effacé doit sa notoriété à

un seul ouvrage60 : L’Unique et sa propriété, ciselé par une plume essentiellement littéraire

donnant à son discours toute sa force.

On peut néanmoins relever une certaine symétrie apparente entre ces deux derniers

personnages, Proudhon est réputé pour son œuvre prolifique et récalcitrante, Stirner n’est plus

reconnu que pour un seul ouvrage mais amplement subversif. Le premier tient un discours

plutôt scientifique, le second uniquement philosophique, l’un connaîtra la vieillesse, pas l’autre

qui s’éteint avant l’âge de cinquante ans. Proudhon a eu plusieurs enfants mais Stirner a priori

n’en a eu aucun… L’auteur de La propriété est doté d’un certain embonpoint, celui de L’unique

est plutôt mince. L’un est encore lu aujourd’hui pour l’ensemble de ses écrits mais l’autre plus

guère (et peut-être même plus du tout). Proudhon participe pleinement et tente concrètement

d’agir sur la société, le second est un spectateur pas un acteur61. La prose de l’un est

« brouillonne et boursouflée » pas celle de Stirner, stylisée et incisive. Personne ne considère

cependant Stirner comme un économiste, mais l’économie n’avait probablement pas de secret

pour lui, attendu qu’il fut le traducteur de A. Smith et J.-B. Say, deux des économistes les plus

réputés de son époque. Il est certain que Stirner a lu sommairement Proudhon mais rien

apparemment n’indique que de l’inverse soit vrai…

Avec Qu’est-ce que la propriété ? et L’unique et sa propriété, on a là provoqué un même choc

intellectuel, mais on a affaire à deux genres, deux présentations, deux méthodologies, deux

sens, deux résultats opposés. Le discours à vocation scientifique de La propriété se démarque

60 - cependant, « Stirner n’était pas, dans la gauche hégélienne, un personnage mineur, et ses écrits ne se sont pas limités à

l’Unique. La valeur de son œuvre était reconnue par tous, même de ses adversaires, sauf évidemment de Marx, qui ne

reconnaissait jamais la valeur d’un adversaire (et reconnaissait rarement la valeur de qui que ce soit, d’ailleurs). Stirner avait

fait de la Trompette du Jugement dernier de Bauer un compte rendu qui n’était pas passé inaperçu ; des articles de lui,

remarqués par les intellectuels de l’époque, avaient été publiés dans la Gazette rhénane dirigée par Marx : "Le faux principe

de notre éducation", "Art et religion", " L’Anticritique", qui avaient précédé l’Unique. Fait peu connu, il avait également publié

une étude sur Les Mystères de Paris, avant celle de Marx dans la Sainte Famille. Ce n’est donc pas un inconnu qui développe

une critique du système communiste en tant qu’avatar de l’aliénation religieuse, et qui met en relief la faille de ce système. »

[Berthier, 2015, p. 37]. 61 - « On a dit de Stirner qu’il fut l’homme d’un seul livre, ce qui est injuste. Il contribua grandement aux débats qui animaient

la gauche hégélienne de son temps. Lorsque L’Unique et sa propriété paraît en 1845, il fait sensation mais cette sensation sera

vite oubliée. Le livre arrive au pire moment ; il est complètement décalé par rapport aux problèmes de l’époque : les jeunes

philosophes ont dépassé les interrogations de la philosophie et se posent une question que Stirner évacue complètement :

comment passer à l’action. La célèbre phrase des « Thèses sur Feuerbach » (1845) de Marx : "Les philosophes n’ont fait

qu’interpréter le monde de différentes manières, il importe maintenant de le transformer." », [Berthier, 2015, p. 39]. A l’époque

où Stirner écrit, le temps du discours est dépassé, l’action et l’intervention sociale vont chercher à supplanter la véritable

philosophie. Trois ans après la publication de l’Unique éclate une révolution qui va embraser toute l’Europe, Stirner, en homme

effacé, s’en tiendra complètement à l’écart.

Page 81: Chapitre 5 - C3E

— 81 —

de l’aspect purement philosophique de L’unique. Proudhon dépose un mémoire structuré,

Stirner n’a pas de plan axiomatisé. Domine avec Proudhon, la propriété en tant que possession

matérielle, avec Stirner celle-ci est davantage entendue dans le sens de qualité. Derrière

Proudhon on peut construire, il laisse un dessein, celui d’une attente vers une nouvelle forme

de propriété en marge de transformer la société. Après Stirner, il n’y a plus rien à dire, mais il

fallait que cela soit dit et ce fut dit sous la prodigalité de sa plume : un tel livre ne pouvait

d’ailleurs être écrit que par une seule personne, lui ! Car l’originalité du propos tient uniquement

à l’excès de singularité de son auteur.

Lors de la parution de L’Unique, « Stirner se taille un succès auprès de l’intelligentsia

allemande et certains hégéliens de gauche se rallient à son point de vue. » [Berthier, 2015, p.

37]. Son œuvre malgré un aspect subversif pour le moins irritant a été de ce fait assez peu

controversée, d’autant que l’habileté et la dextérité de sa plume ont sans doute énormément

contribué à asseoir sa posture intellectuelle et à évincer toute ambition de chercher à le critiquer,

car dans les cercles intellectuels où il officiait : « Stirner y est défini comme "le plus talentueux,

autonome et courageux du groupe des Affranchis" ». [Ibid., p. 38]. C’est pourquoi, une mise en

perspective de sa philosophie fondée à partir d’un point de vue plus actuel pourrait faire l’objet

d’une analyse profitable.

Stirner est en partie bergsonien si l’on peut dire ici, au regard de ce qu’on a mis en avant en

introduction générale (cf. supra). Pour lui, il n’y a pas deux hommes pareils, l’humanité se

compose d’une diversité d’êtres uniques dont les comportements arbitraires ne peuvent aboutir

qu’à la production d’un univers aléatoire : « Mais parce que nous manifestons tous notre

arbitraire à l’égard des objets que nous manions, c’est-à-dire que nous les traitons absolument

comme il nous plaît, à notre guise (…), pour cela même nous ne trouvons nulle part d’arbitraire

aussi gênant, de violence aussi terrible, de contrainte aussi stupide que précisément dans ce

domaine de notre propre arbitraire. » [Stirner, 2000, p. 358 et 359]. Cependant, celui-ci n’est

en rien évolutionniste, pas « d’évolution créatrice », pas de déploiement général ; les choses

sont comme elles sont à l’instant où il en fait état. Rien d’étonnant donc à ce qu’il précise :

« Mais je ne suis pas un moi, à côté d’autres moi, je suis le moi unique ; je suis unique. Par

suite aussi mes besoins, mes actes, bref tout en moi est unique. » [Ibid., p. 385]. C’est pourquoi

au travers de cette évidence, il ne faut pas compter sur le philosophe pour chercher à élucider

comment apparaît ce ‟Moi” ? Comment ce ‟Moi” s’est-il constitué, alors que manifestement je

suis là ? Quid de sa genèse, sans même oser évoquer la question de la finalité complètement

absente de ses perspectives, ou celle d’un idéal commun ? Quant à savoir si ce ‟Moi” évolue

au cours de son existence propre, le débat n’en est pas là non plus. Stirner enferme son lecteur

dans un petit monde qu’il maîtrise à merveille, mais fait abstraction de quelques grandes

questions qui se situent en dehors de son champ de prospection mais qui, indiscutablement,

fonde toute l’étendue de la pensée humaine. Il travaille son sujet en le simplifiant, en faisant

totalement abstraction des questions existentielles qui pourtant font partie intégrante du jeu de

la pensée. Ainsi en mutilant le discours, si ce n’est pas le fausser, c’est au moins quelque peu

le biaiser.

Page 82: Chapitre 5 - C3E

— 82 —

a) Max, l’homme qui dérange

Pour le lecteur actuel d’un tel auteur, il est une question qui démange forcément : qui lit encore

Max Stirner aujourd’hui ? Emile Bottigelli (1910-1975) y répondait déjà en son temps : « (…)

Max Stirner est un auteur dont on parle à l’occasion mais qu’on ne lit plus. »62

Stirner n’a pas cherché à se faire des lecteurs, encore moins des amis ; il dit ce qu’il a à dire un

point c’est tout, comme pour laisser la trace d’un point de vue que jamais personne n’a encore

dénoncé en bonne et due forme : cette sorte d’absurdité du monde ! Car dans le monde de

Stirner rien ne va ! Mais en dehors du fait qu’il jubile avec un certain art à manier un

argumentaire dans une formulation abstraite, il faut reconnaître que sa lucidité, sa cohérence

discursive revêt sans doute quelque côté ‟indigeste” pour qui n’est pas engoué de philosophie.

A vrai dire, il regarde le monde au travers d’un trou de serrure et il y voit un individu —

« L’homme est la chose générale. » [Ibid., p. 194] —, ou plutôt une multitude d’individus dont

aucun n’a son pareil pour exprimer sa puissance (sa propriété). Armé d’un sens de l’observation

très particulier, il décompose la société en une diversité de personnalités, où chacune reste

parfaitement circonscrite à l’intérieur d’une enveloppe strictement exclusive ‟son Moi”.

L’humanité est ainsi représentée par un ensemble disparate de ‟Moi”.

Il dresse sa vision de la société à partir d’un prisme de propriétés que chacun possède en soi.

Mais ce qu’il observe est généralement l’actualité, le monde dans lequel il est présentement. Il

fait peu de cas des perspectives historiques, la dynamique organisationnelle n’est pas de son

ressort, il est sans conteste réductionniste. Son monde ne comprend que des parties, le tout

n’existe pas… D’ailleurs, avec ses ‟Moi” statiques et tous déconnectés les uns des autres, pour

quelqu’un qui est partisan de l’holisme et de l’émergentisme, presque chaque phrase est comme

un coup d’éperon qui lui fait mal au flanc, tant son implacable logique de présenter les choses

sous un aspect confiné la fait sonner juste en elle-même. Enfermé dans son paradigme,

l’habileté de Stirner le fait demeurer roi.

Mais tant que l’on évacuera la question dynamique de l’histoire — autrement-dit de

« l’évolution » — méditer sur l’homme et son destin sera toujours immanquablement une

démarche frappée d’incomplétude. Il est vrai que cette dimension, réalité incontestable de la

vie, ne sera intégrée que quelques années plus tard dans son aspect philosophique. A partir de

son discours, il est aisé aujourd’hui de constater combien le rayonnement cognitif culturel et

logique a pu s’élever en possibilités. En effet, entre « l’homme adaptable et malléable » de

Rousseau, « l’Unique » de Stirner et la conception de l’homme que les sciences actuelles

fournissent dorénavant, un chemin incontestable a été réalisé. Par ailleurs, les données acquises

en philosophie des sciences ont permis d’ouvrir de nouveaux champs de discussion ; ce qui fait

qu’à celui qui prétendait « Je n’ai mis ma cause en rien » [Ibid., p. 15], tout logicien lui ferait

remarquer que mettre sa cause en rien, c’est déjà la mettre en quelque chose. Le « rien » étant

un objet conceptualisable63. Et lorsque par la suite il dit : « Dieu et l’humanité n’ont mis leur

62 - BOTTIGELLI Emile, 1967 – Genèse du socialisme scientifique, Editions sociales, p. 171. 63 - « Définition : un objet est un objet… Ce premier postulat est une affirmation d’existence. Les mathématiciens aiment bien

énoncer ce genre d’assertion ; elle laisse rêveur, car prononcer le nom même d’un objet implique l’existence de cet objet, dans

notre pensée tout au moins. » BRUTER Claude Paul, 1974 - Topologie et Perception, tome 1, Bases philosophiques et

mathématiques. DOIN & MALOINE.

Page 83: Chapitre 5 - C3E

— 83 —

cause en rien, - en rien autre chose qu’en eux-mêmes. » [Ibid., p. 17], ce « eux-mêmes » n’est

toutefois pas « rien », spécialement si ce sont ces boucles rétroactives qui sont tout. Qui plus

est, cette modification de l’impermanence — caractérisant l’élément essentiel de la vie —,

Stirner a omis de l’intégrer à son discours, sachant qu’aujourd’hui elle est devenue l’évidence

même. A tronquer trop sèchement la perspective, son argumentaire admet là un point faible.

Or, tout homme ayant aujourd’hui acquis une certaine expérience de la vie a pleinement

conscience qu’il ne pense pas de la même façon qu’à l’âge de ses vingt ans ; son ‟Moi” n’est

alors plus le même ‟Moi”, de cela Stirner n’en tient jamais compte, alors que ce façonnement

du ‟Moi” pourrait bien se trouver au cœur d’une question centrale pour l’humanité

b) L’ingouvernable Stirner

Posséder pour ne plus être possédé, telle est sa devise64. Il vante un égoïsme total qui selon lui

est une force libératrice, car en se plaçant au-dessus de tout (y compris de Dieu)65 « pour Moi,

il n’y a rien au-dessus de Moi » [Ibid., p. 17], il n’y a plus dès lors d’asservissement possible.

Sa conception est fondée sur le rejet de toute forme d’autorité supérieure « ni dieu ni

maître », quelle qu’elle soit : religieuse, morale, sociale ou politique… Il s’oppose par-là même

à toute idée de hiérarchie et par conséquent, il ne peut qu’insupporter la société dans laquelle il

vit puisque manifestement celle-ci est une société composée d’une foule de subordonnés. Mais

comment concevoir une société avec un ensemble d’égoïstes si parfaits ? Stirner n’y répond pas

et l’on se demande si une telle question a un sens pour lui.

Lorsque Stirner évoque les hommes, il s’intéresse à ce qu’ils sont, c’est-à-dire à leur ‟Moi”. Un

‟Moi” d’abord propriétaire de soi, c’est évident (« ma personne est ma première propriété »

[Ibid., p. 262]) ; mais un ‟Moi” qui, pour lui, n’a aucune construction logique et qui simplement

‟est”. Le philosophe s’efforce de restaurer la particularité qu’entretient chacun des êtres

humains ; il s’agit de lutter contre la dépersonnalisation ambiante, contre la norme que la société

semble vouloir imposer à chaque personne, un refus de vouloir rentrer dans le rang, n’importe

quel rang… Et cette unicité des individus, il la voit comme telle, exprimant par là-même toute

la force de son implacable logique : « Si tu te laisses donner raison par un autre, tu dois

également te laisser donner tort par lui ; si ta justification et ta récompense te viennent de lui,

attends aussi de lui l’accusation et le châtiment. Le juste et l’injuste vont de pair, le crime

marche à côté de la légalité. Qu’es-tu ? Un criminel ! » [Ibid., p. 214]. On imagine toutefois

quelque faille à sa logique, car ne voyant de hiérarchie dans sa manière de conceptualiser le

monde, il lui faut cependant admettre que les hommes ne sont pas égaux : « (…) un homme a

toujours quelque avantage sur un autre, notamment l’avantage de soi-même, de son

individualité, et là-dessus il demeure exclusif. » [Ibid., p. 221] ; or, si l’un a un quelconque

avantage sur l’autre, il y a là-dessous a fortiori une forme manifeste de classification sous-

jacente, à tout le moins demeure latente une question de niveau. Sa pensée réductionniste et

inerte le privera toujours d’un regard par-dessus la fenêtre, au-delà d’un petit monde clos sur

64 - Proudhon lui aurait rétorqué : posséder, c’est aussi être possédé (par le fait d’être enchaîné à sa prorpiété). 65 - Stirner n’est pas sot, il sait faire preuve d’une certaine finesse qui le rend inattaquable : « Il serait fou d’affirmer qu’il n’y

a aucune puissance au-dessus de la mienne. Seulement la position que je me donne en face de celle-ci sera tout autre qu’au

moyen âge. Je serai l’ennemi de cette puissance supérieure alors que la religion nous enseigne de faire d’elle notre amie et

d’être humble envers elle. » [Stirner, 2000, p. 198].

Page 84: Chapitre 5 - C3E

— 84 —

lui-même qui aurait pu le conduire vers un imaginaire plus abouti. Mais il le dit si bien lui-

même, sa pensée ne peut l’amener que là où sa puissance lui permet de mener le combat66.

La propriété revêt pour lui un sens assez vaste, le terme ne se borne pas à nos avoirs, nos biens

matériels, car l’homme tient tout de sa propriété — « Propriété est ce qui est mien ! » [Ibid., p.

264]. Cela dit, « Propriété au sens bourgeois signifie propriété sacrée, de sorte que je dois

respecter ta propriété. "Respect à la propriété !" Par suite les politiques voudraient que chacun

possédât sa petite part de propriété, et ils ont contribué à cette tendance à créer un incroyable

morcellement. Il faut que chacun ait un os à ronger. » [Ibid.]. Il montre assez clairement

comment les thèses de Proudhon et celles des communistes cherchent à déposséder l’homme

(Proudhon s’oppose à ce que l’homme soit propriétaire du sol, prônant le bail ou le fief). Or,

déposséder l’homme, dit Stirner, c’est lui extraire sa propriété pour la transformer en bien

commun ; sachant que le bien commun, ça n’est pas mon bien [Ibid., p. 229]. Quant à ce que

Proudhon considère comme un vol, il fait judicieusement remarquer qu’il ne peut y avoir vol

que si, au préalable, il y a propriété reconnue : « Comment peut-on voler si la propriété n’existe

déjà. Ce qui n’appartient à personne ne peut être volé : on ne vole pas l’eau que l’on puise

dans la mer. Par conséquent ce n’est pas la propriété qui est vol, mais c’est seulement par la

propriété que le vol est possible. » [Ibid., p. 268]. Par conséquent, de son point de vue la chose

appartient à celui qui sait la prendre, et correspond à ce que chacun est en mesure de s’arroger67.

De fait, le paupérisme est vu comme une absence de valeur du moi, une manifestation évidente

d’une impuissance à se réaliser, car « ma propriété va jusqu’où s’étend mon pouvoir » [Ibid.,

p. 268, 271, 273 et 274]. Stirner croit que l’homme construit sa fortune grâce à sa force de

travail et si celui-ci en fait mauvais usage, il en est responsable [Ibid., p. 291]. Il n’hésite pas

— assez souvent d’ailleurs — à commotionner son lecteur : « C’est la faute des pauvres s’il y

a des riches » [Ibid., p. 336], sous-entendu, si les riches sont riches, c’est parce que les pauvres

n’ont pas su mettre un frein à l’expansion de leur puissance.

L’absence de toute propriété individuelle est donc une offense à ma puissance et, comme il

maîtrise l’art de jeter à la figure du lecteur ses petites phrases assassines, il dénonce

ouvertement : « De son côté, le communisme, par l’abolition de toute propriété individuelle,

me rejette encore plus sous la dépendance d’autrui (…). Contre l’oppression que je subis de la

part des propriétaires individuels, le communisme se soulève de plein droit, mais plus terrible

encore est la puissance qu’il met aux mains de la totalité. » [Ibid., p. 274]. Il reconnaît que

possession n’est pas propriété et que la propriété individuelle ne s’établit pleinement que par le

droit ; mais celle-ci nécessite alors « des lois raisonnables » qui ne font que nourrir « un océan

désolé de réglementation » [Ibid.]. Quelques formules dont il a le secret lui suffisent pour

convaincre combien le sens du droit est humain et essentiel : « Un chien voit un os dans la

66 - Après quoi, pour être honnête, il faut rendre hommage à son extrême subtilité : « L’opposition disparaît dans la séparation

absolue, dans l’individualité. Celle-ci pourrait être considérée comme étant le nouvel élément commun, et prise comme

nouvelle égalité, seulement l’égalité consiste ici précisément dans l’inégalité et n’est même rien qu’inégalité ; une égale

inégalité et qui n’existe à vrai dire que pour celui qui établit une "comparaison". » [Stirner, 2000, p. 223]. Malgré toute

l’énergie qu’il insère pour rendre pertinent son propos, il y a fort à croire que son « égale inégalité » ne soit malheureusement

qu’un leurre. Ensuite, on dénote chez-lui un refus de prendre en considération une certaine évolution dans les ‟Moi” de chacun.

Là-dessus, on ne saurait que trop lui rappeler ses propres paroles : « Vraiment ce n’est pas ta faute si tu te raidis contre moi et

affirmes ta particularité, ta personnalité : car tu ne peux l’abandonner, te renier. » [Ibid., p. 205]. 67 - Proudhon pense le contraire, que le fruit du travail doit appartenir à celui qui l’a produit, pour Proudhon c’est cela la justice

sociale ; pour Stirner, c’est la loi du plus fort qui doit rester dominante, sans doute parce que selon lui c’est la nature qui l’a

voulu ainsi, qu’il ne convient pas de déroger à cette règle et que le monde pour être juste ne peut fonctionner que sur ce principe.

Page 85: Chapitre 5 - C3E

— 85 —

gueule d’un autre et ne se retient que s’il se sent trop faible. Mais l’homme respecte le droit de

l’autre à son os. L’un agit en humain, l’autre en brute ou en "égoïste". » [Ibid., p. 296]. Sa

conclusion est cependant sans appel : « Ainsi la propriété ne doit ni ne peut être abolie » et

« l’égalité c’est la concurrence libre »68 [Ibid., p. 276 et 278].

Pour être libre chacun doit se hisser au-delà de lui-même : « Tirez de vous-mêmes ce qui est

caché en vous, portez-le au jour, manifestez-vous. » [Ibid., p. 176] ; et chacun doit se dire : « Je

suis tout pour moi et je fais tout par amour pour moi. » [Ibid., p. 177] car « (…) tu as droit

d’être ce que tu as la force d’être. » [Ibid., p. 203]. C’est-à-dire d’être libre ou esclave :

« L’homme à qui l’on donne la liberté n’est rien qu’un affranchi, un libertinus, un chien qui

emporte avec soi un bout de sa chaîne : c’est un esclave accoutré en homme libre, comme l’âne

dans la peau du lion. » [Ibid., p. 183]. C’est par sa puissance que chacun fait de lui ce qu’il est.

Etre humain, c’est être doté d’une certaine puissance, une puissance qui devient sa propriété :

« Ma puissance est Ma propriété. Ma puissance Me donne Ma propriété. Je suis Moi-même Ma

puissance et je suis par elle Ma propriété. » [Ibid., p. 199]. Capacité d’action, d’agir, de réagir,

de penser ; ou de ne pas agir, ni penser, telle est ma propriété, ma puissance, ma liberté…

C’est alors qu’il suggère à ses « inégaux » : « (…) tu ne devrais pas seulement être un homme

" libre", mais un "propriétaire". » [Ibid., p. 17]. Car si la liberté est un rêve, la propriété n’en

est pas moins que la réalisation de sa face concrète : « (…) la propriété, c’est tout mon être,

c’est ce que je suis moi-même. Je suis libre de ce dont je suis affranchi, je suis propriétaire de

ce que j’ai en mon pouvoir, des choses dont je suis maître. Je suis ma propriété en tout temps

et en toute circonstance quand je m’entends à me posséder et ne me commets pas aux autres. »

[Ibid., p. 172]. C’est pourquoi la propriété revêt un aspect des plus concret : « elle n’est que la

description du propriétaire » [Ibid., p. 186]. Attendu que l’on ne peut pas être libre de tout, de

quoi principalement l’homme doit-il être libre ? De sa foi aveugle, dit-il. Alors que toute foi est

aveugle, y compris celle en la loi qui ne se transforme qu’en une nouvelle forme de domination.

De son point de vue la liberté doit être plus qu’un affranchissement puisqu’elle est devenue

obéissance aux lois, et que par conséquent la société en bâtissant des lois institue une forme

d’esclavage… Toute contrainte est ainsi à ses yeux une offense « au principe unique que je

suis. » Et au premier chef, l’Etat, entité imposant toute sorte d’obligation. Cette entité qui se

pense supérieure à tout individu et qui s’octroie le devoir de fonder une société que Stirner

pense alors médiocre, car faite d’ordre et de raison. Une telle institution devient aliénante parce

qu’elle instaure une croyance identique à celle qu’instituaient précédemment les religions

(désormais il n’est plus question d’obéir à Dieu mais aux lois, et c’est toujours une contrainte

qui pèse sur les hommes). Il dénonce ainsi que « Le rôle de l’Etat, c’est l’exercice du pouvoir,

et il appelle son pouvoir « droit », celui de l’individu "crime". » [Ibid., p. 211] ; tout Etat est

ainsi une tyrannie, car dans aucun Etat l’homme n’est libre. Le tableau qu’il dresse de

l’institution étatique vaut réellement qu’on s’y attarde :

68 - Mais « La libre concurrence n’est pas "libre" parce que la chose, objet de la concurrence, me fait défaut. » ; car « La

concurrence souffre de ce que chacun n’a pas à sa disposition les moyens de concourir parce que ces moyens ne sont pas tirés

de la personnalité mais proviennent du hasard. C’est pourquoi la grande majorité est sans moyens et par conséquent sans

fortune. » [Ibid., p. 279 et 281].

Page 86: Chapitre 5 - C3E

— 86 —

« Un Etat existe même sans que j’y participe. Je suis né, élevé en lui, j’ai envers lui des

obligations et je dois lui "rendre hommage". Il me prend sous sa protection et je vis par sa

"faveur". Ainsi l’existence indépendante de l’Etat fonde ma dépendance ; son

développement naturel, son organisme, exigent que ma nature ne s’épanouisse pas

librement, mais soit façonnée à son goût. Afin de pouvoir se développer naturellement, il

passe sur moi les ciseaux de la culture, il me donne une éducation appropriée à lui, non à

moi, et m’enseigne par exemple à respecter les lois, à me garder de porter atteinte à la

propriété de l’Etat (c’est-à-dire à la propriété privée), à honorer une majesté divine et

terrestre, bref il m’enseigne à être irréprochable en "sacrifiant" ma propriété à la

"sainteté" (sainte est toute chose possible, par exemple, la propriété, la vie des gens, etc.).

C’est en cela que consiste le genre d’éducation que l’Etat peut nous donner : il fait de moi

un "instrument utile", un "membre utile de la société" ».

[Stirner, 2000, p. 239].

Il devient net que selon lui l’Etat joue le même rôle dominateur que l’Eglise [Ibid., p. 240 et

241] et dénonce que celui-ci n’a qu’un but, « borner, lier, subordonner l’individu, l’assujettir

à la chose générale » [Ibid., p. 241]. L’Etat cherche sans cesse à profiter de moi [Ibid., p. 271].

Son traducteur Henri Lasvignes, dans sa postface, résume parfaitement la situation vue par

l’auteur : « Le contrat qui nous lie avec l’Etat ressemble assez à l’alliance de l’homme et du

cheval. Seulement, c’est l’Etat qui est l’homme. » [Ibid., p. 411]. En instaurant le droit, l’Etat

dresse un code de conduite à ses administrés, tout comme l’homme définit une direction et une

impulsion au cheval à l’aide de ses rênes et son assiette. Or, suggère Stirner, pareil au cheval,

l’homme à tout moment peut se rebiffer (à défaut de devoir le faire).

La société devient de cette façon l’édifice du droit, « elle ne subsiste que par le droit » [Ibid.,

p. 199 et 200] et transforme ainsi tout individu en esclave de ce droit : « Alors l’individu devient

l’esclave de la Société et n’a droit que si la Société lui donne droit, c’est-à-dire s’il vit suivant

les lois de la Société, s’il est loyal. » [Ibid., p. 201]. On comprend dès lors qu’avec sa logique,

il ira jusqu’à ne pas reconnaître le « droit de propriété », défendant ainsi une vision hobbesienne

de circonstance : « La discussion sur "le droit de propriété" fait apparaître, dans toute sa

violence, le conflit des conceptions. Les communistes affirment que "la terre appartient de droit

à celui qui la cultive" et que "ses produits reviennent à celui qui les tire du sol". Je pense qu’ils

appartiennent à celui qui sait les prendre ou à celui qui ne se les laisse pas prendre, qui ne s’en

laisse pas déposséder. S’il se les approprie, ce n’est pas seulement la terre qui lui appartient,

mais le droit. Tel est le droit égoïste, c’est-à-dire que c’est le droit pour moi et par conséquent

c’est le droit. » [Ibid., p. 205]. Car à la base de sa conception, on trouve la formule

suivante : « (…) personne n’a à commander mes actions, personne n’a à me prescrire ma

manière d’agir ni à me donner les lois de mes actes. » [Ibid., p. 209]. Il n’accepte pas qu’autrui

face de sa raison ou de sa déraison la règle de conduite de chacun et lorsqu’il l’exprime ainsi sa

posture est très claire : « Propriétaire et créateur de mon droit, je ne reconnais pas d’autre

source du droit que moi-même ; ni Dieu, ni l’Etat, ni la nature, ni l’homme même avec ses

"éternels droits de l’homme", ni le droit divin, ni le droit humain. » [Ibid., p. 219 et 220]. La

seule loi valable est donc celle du ‟Moi” décommandé de toute pression institutionnelle quelle

qu’elle soit.

Page 87: Chapitre 5 - C3E

— 87 —

c) Une pâle représentation du monde, sans enthousiasme, ni prophétie

Pour Stirner, le peuple et l’Etat sont les deux grands ennemis de l’homme. « Plus libre est le

peuple, plus esclave est l’individu » [Ibid., p. 229], le peuple étant pour lui « un grand nombre

de têtes sous le même chapeau (un chapeau de prince), (…) une puissance de hasard, une force

de la nature, un ennemi, que je dois vaincre. » [Ibid., p. 244]. L’individu est alors comme pris

en étau : « Le peuple est le corps, l’Etat, l’esprit de la personne souveraine qui jusqu’ici m’a

opprimé. » [Ibid., p. 258]. Si la religion a voulu faire de l’homme un « vrai croyant », l’Etat

entend en faire un « vrai citoyen ». Les hommes actuellement ne sont donc pas libres selon

Stirner, car ils doivent être « ceci et cela ». Le philosophe semble finalement montrer qu’être

un homme libre, c’est alors être l’ennemi de tout le monde, sauf peut-être de soi-même…

Les règles aléatoires instituées par la justice sonnent le glas de la liberté individuelle car elles

n’ont pour but que d’emprisonner l’homme à l’intérieur de rets qui l’enserrent comme une

camisole le ferrait à un fou, en l’empêchant d’exercer son pouvoir sur les choses. D’autant plus

que l’appareil est conçu pour amadouer, Stirner « dénonce dans la justice, la moralité et tout

l'appareil des sentiments « chrétiens » une nouvelle police, une police morale, ayant même

origine et même but que la police de l'Etat : prohiber, refréner et immobiliser. Les veto de la

conscience s'ajoutent aux veto de la loi ; grâce à elle, la force d'autrui est sanctifiée et s'appelle

le droit, la crainte devient respect et vénération, et le chien apprend à lécher le fouet de son

maître. »69 Justice, Etat, peuple, cadenassent ainsi l’individu, qui est donc loin de s’appartenir

totalement et de ne plus dépendre de rien ni de personne70.

Or, il ne voit pas que l’homme ne se libère individuellement que s’il est en lien avec les autres,

il ne se contente que de dénoncer à grand frais mais ne propose rien, son discours ne cherche

pas construire un monde meilleur… D’ailleurs, il s’en garde bien car se serait alors imposer ses

propres vues à autrui ; la loi est toute simple selon lui : « Ma propriété » doit s’étendre jusqu’au

point où s’arrête « Ma puissance ». Pour Stirner, le monde doit rester libre, « naturel » si l’on

peut dire, l’homme doit se garder d’y dicter ses frasques ne conduisant qu’à des dérisions,

chaque individu est doté d’une puissance particulière et cela doit suffire à faire fonctionner, il

n’y a rien de plus à ajouter au monde.

Des millions d’êtres humains sont pourtant là devant lui, en chair et en os, ayant construit

ensemble des routes, des ponts, des édifices, modifié la croûte terrestre comme jamais

auparavant, mais Stirner nie la société71 ; la « force collective » dont Proudhon fait grand cas

n’a ainsi aucune signification pour lui, seules les pensées peuvent être identiques d’un homme

à l’autre :

« Non, la vie en société qui jusqu’ici fut "le but" de l’histoire est impossible. Dégageons-

nous plutôt de ses hypocrisies et reconnaissons que si nous sommes égaux comme hommes,

69 - Robert Reclaire, l’un des traducteurs et préfacier de L’unique et sa propriété. Traduction française de l’Allemand par R.

Reclaire, décembre 1899. Paris : P.V. Stock, Éditeur, 1899, 438 pages. Collection Bibliothèque sociologique, n° 23, citation p.

16 et 17 de la version électronique [2002]. 70 - Stirner ne fera jamais remarquer que l’instauration de la loi est une décision consciente, mesurée, réfléchie. 71 - Stirner et Hayek sont affublés du même aveuglement, ils ne parviennent pas à intellectualiser la totalité.

Page 88: Chapitre 5 - C3E

— 88 —

nous ne sommes pas égaux, parce que précisément nous ne sommes pas des hommes. Nous

ne sommes égaux qu’en pensée, que lorsque « nous » sommes pensée, nous ne sommes pas

égaux tels que nous sommes réellement, en chair et en os. Je suis Moi et tu es Moi, mais tu

n’es pas ce Moi pensé, ce Moi en lequel nous sommes tous égaux, qui n’est que ma pensée.

Je suis homme et tu es homme, mais « homme » n’est qu’une pensée, une généralité ; ni

moi ni toi ne pouvons être dits, nous sommes inexprimables, parce que seules les pensées

peuvent être dites et ne consistent qu’en des paroles. »

[Stirner, 2000, p. 332].

La pensée individuelle n’est rien de plus que propriété, en ce sens qu’elle est unique et

dépendante de son propriétaire ; ainsi « la vérité n’est qu’une pensée, non seulement une, mais

la pensée, qui est au-dessus de toutes les pensées, l’indestructible, la pensée même qui seule

sanctifie toutes les autres, elle en est la consécration ; elle est la pensée "absolue",

"sacrée". (…) Les vérités sont des matériaux, comme le blé ou l’ivraie ; sont-elles blé ou ivraie,

à moi d’en décider. » [Ibid., p. 376 et 377]. La vérité a donc la propriété d’être propre à chacun.

Le philosophe ne l’entend donc pas comme une confluence univoque.

L’historien des idées Henri Avron (1914-1992), probablement l’un des meilleurs connaisseurs

français de l’œuvre de Stirner offre un résumé celle-ci en en ces termes : « L'Unique est

exclusivement et seulement celui qui est complètement différent de l'autre. Seule cette

circonstance – et exclusivement cette circonstance – l'autorise à être tolérant. La tolérance ne

consiste pas en le fait de dire que nous sommes tous des hommes, mais en celui de dire que les

uns sont allemands, les autres français – et cela va en France si loin qu'il n'y a pas seulement

des Français, mais des Bretons, des Basques, des Alsaciens ; et même cela est stirnerien.

Reconnaître le différend, la différence entre nous, fonder la tolérance sur cette différence : c'est

ce qui importait pour Stirner ! »72. Stirner n’était donc au fond qu’un humaniste.

*

Ce n’est pas un monde haut en couleur, ni un hymne à la joie que nous dépeint l’auteur de

L’unique, mais un univers dépourvu de sens, triste, glacial, un monde sans cause, sans effet,

sans raison… Néanmoins la secousse qu’il inflige à son lecteur est saine car finalement, malgré

ses excès dans son éloge de l’égoïsme, son propos représente la tolérance dans son habit de plus

grand apparat.

Max Stirner n’écrit par amour pour l’humanité, non, il écrit pour donner à ses pensées une

existence dans le monde [Ibid., p. 316]. Il agit sans bruit. Il n’est cependant pas un prophète, il

a la sagesse, pourrait-on dire, de s’évertuer à rester emmurer dans les limites de sa propre pensée

et l’avenir du monde ne le préoccupe guère73. C’est dire qu’à l’inverse de Marx, Stirner est un

philosophe à l’ancienne, il se contente de contempler et de décrire le monde dans lequel il vit,

il ne cherche pas à le transformer ; à aucun moment il ne tente d’indiquer à son lecteur des

pistes à explorer en vue de faire émerger un monde meilleur.

72 - source : http://www.lsr-projekt.de/poly/fr-Henri-Arvon.html#21, page consultée le 19 août 2016. 73 - A l’inverse de Proudhon, Stirner n’est pas un visionnaire.

Page 89: Chapitre 5 - C3E

— 89 —

Stirner reviendra-t-il un jour sur le devant de la scène ? Rien n’est moins sûr, L’unique et sa

propriété est l’œuvre d’un homme étrange actif à un moment donné de l’histoire humaine, c’est

probablement ce qui en fait toute sa force et son immense et impérissable intérêt. Cela dit, il y

a là un ouvrage parfaitement indispensable à toute personne cherchant à construire sa pensée,

car on pourrait sans doute aller jusqu’à prétendre que celui qui n’a pas lu Stirner n’a pas tout

vu du monde…

Qui peut encore aujourd’hui se préoccuper d’une œuvre comme celle de Stirner ? Seuls

quelques curieux qui s’intéressent à la singularité des points de vue, à leurs particularités, ou à

l’histoire de la pensée ; car aucune loi générale n’est déductible de ses travaux, mais il est clair

que ce n’était pas le but d’un tel auteur.

C’est pourquoi à tout moment de l’histoire de l’humanité, chaque futur lecteur assidu de

L’unique, peu importe qui il est, appréciera forcément le bienfait d’un ouvrage salutaire qui

remet les idées en place.

Page 90: Chapitre 5 - C3E

— 90 —

2. Démocratie et gouvernance au sein des entreprises

Lorsque l’on s’intéresse aux évolutions sociales, au capitalisme et à l’entreprise, la démocratie

est un sujet incontournable, différents auteurs (notamment [Schumpeter, 1990], [Martin 1994],

[Ferreira, 2004], [Fleurbaey, 2006], [Lenoir, 2012b]) attestent du caractère indispensable de ce

rapprochement. D’autant qu’en matière d’entreprise, on parle alors de démocratie industrielle

et celle-ci a donné lieu au sein des firmes à des principes de cogestion, d’autogestion et de

nationalisation en vue de tenter d’autres formes moins directement fondées sur une opposition

frontale : capital / travail.

Cependant on ne saurait aborder ces sujets intriqués dans un concept démocratique sans avoir

préalablement examiner ce que ce dernier renferme. D’autant que la démocratie est souvent

associée à l’idée de liberté et d’égalité, ce qui occasionne une raison supplémentaire de

rapprocher ce concept de celui de propriété, tout autant lié à ces deux dernières notions et objet

central de ce chapitre.

2.1. Démocratie : conception, dévoiement, pathologies

Il est difficile de rechercher les origines des pratiques démocratiques en des temps reculés de

l’histoire humaine, car celles-ci ne laissent aucune trace archéologique et donc pas de preuves

tangibles de l’existence d’une telle organisation politique au sein des communautés ancestrales.

Cependant les anthropologues soutiennent que l’idée de démocratie remonterait à des temps

immémoriaux et que les premières démocraties furent de mise chez les Iroquois [Testart, 2012,

p. 11] ; cette idée ne serait donc pas née en Europe mais vraisemblablement importée — elle

est par conséquent loin d’être bornée au monde occidental. A contrario la démocratie moderne

est bien mieux identifiée et datée, puisque celle-ci surgit de ce qui est communément nommé

le « miracle grec ».

En effet la notion de démocratie moderne a pris naissance au VIIe siècle avant Jésus-Christ dans

le cœur des cités grecques. La civilisation grecque s'est construite des millénaires après les

grandes civilisations que furent celles d'Egypte, de Mésopotamie, des Khmers, des Incas,

Aztèques et Mayas... Ces populations vivaient repliées sur elles-mêmes au sein de structures

sociales se caractérisant par un ordre hiérarchique ordonné et stable. Avec le jeune monde grec

ouvert sur le monde extérieur (les grecs voyageaient beaucoup) émerge un dynamisme en

évolution continue. Les lois sociales qui régissent la vie dans la cité sont élaborées

singulièrement par chacune d'entre-elles et ces lois ne sont ni sacrées ni immuables. Elles se

discutent en permanence et sont continuellement mises à l'épreuve. Ce qui n'apporte pas

satisfaction est remodelé par des délibérations établies en commun où chacun est en droit de

participer au débat. Qui veut parler se fait connaître, qui n’a rien à dire garde le silence.

L'autorité est détenue par celui qui est à même de convaincre la communauté par le dialogue et

l'argumentation. La tradition est remise en question par la tentative de convaincre en exposant

la justesse de son point de vue en privilégiant le dialogue tout en bannissant l'agression et la

force. Il n’y a donc plus de « garant » et de « terme » ; seuls les nouveaux savoirs et

Page 91: Chapitre 5 - C3E

— 91 —

l’expérimentation donneront raison ou tort aux points de vue, au sein d’un processus lancé pour

un temps indéfini.

Il faut toutefois noter que l’expérience démocratique athénienne reste malgré tout une

exception, cependant que l’Europe entière possède probablement « un très ancien fond

démocratique » [Testart, 2012, p. 487]. Par conséquent les grecs n’ont pas « inventé » la

démocratie mais sont parvenus à en parfaire une forme particulière et à en faire un modèle

transposable dans les autres cités. L’exception européenne tient au fait que ce fond est resté

stable et a perduré, car « la démocratie est un phénomène éminemment réversible. » [Ibid.]. En

effet, toute démocratie est en permanence menacée par des puissances individuelles ou

communautaires, surtout lorsque celles-ci ne sont pas affichées mais sournoises. C’est pourquoi

« L’Europe est unique au monde pour ses traditions démocratiques. Nulle part ailleurs, en

dehors de l’époque contemporaine, on ne rencontre sur aucun continent et dans une même

tranche de temps autant de peuples différents et qui tous mettent en scène des assemblées

populaires. » ; c’est cette durabilité et cette permanence qui la rend si caractéristique [Ibid., p.

489]. Les observations montrent que les démocraties primitives gagnent du terrain sur les

ploutocraties ostentatoires, les organisations démocratiques sont plus efficaces sur un plan

évolutif, car mieux structurées politiquement et surtout militairement. Mais le point le plus

important est que les assemblées populaires évitent la stagnation en limitant le pouvoir des

puissants. Nonobstant, la grande force de ce régime est d’avoir par la suite institué la délégation

comme la destitution de ses représentants. Mais la démocratie n’est pas comme on le croit trop

souvent « le gouvernement du peuple par le peuple, mais un processus permanent de conquête

de nouveaux droits » [Lenoir 2012a, p. 1].

La démocratie que nous connaissons aujourd’hui est un héritage de ce que les grecs ont

institutionnalisé, à ceci près que, dans sa quête de perfectionnement par la mise en place

d’assemblées souveraines soumises à des décisions contraignantes, cette idée s’est dévoyée

dans son principe pour finalement aboutir à une majorité imposant sa loi à une minorité. Car il

faut rappeler que : « Au cœur de l’anthropologie démocratique athénienne se trouve en effet un

refus délibéré de toute forme de représentation »74. Ce système est donc très loin des

démocraties primitives où régnait plutôt une forme d’unanimité obtenue par consensus et

pouvant parfois faire l’objet de longues discussions. Schumpeter jugeait qu’une société

démocratique se mesurait à l’aune d’une compétition suffisamment ouverte des postes à

responsabilité offerts au sein des Etats et soumis à un contrôle populaire. Les dominants peuvent

ainsi se lancer à la conquête du pouvoir et avec la naissance de l’Etat, le développement

économique a étouffé la recherche d’un consensus.

En 1789 la démocratie française a fait un bond en avant en vertu d’une dynamique de conquête

des libertés et s’est ouvert la voie à une nouvelle forme de développement. Aujourd’hui cette

dynamique de développement de nouvelles libertés semble acquise et sans doute doit-on penser

son autolimitation, ceci afin d’éviter que (pareil à l’impôt)75 trop de libertés finissent par tuer

la liberté. Car vient un temps où il s’avère nécessaire de maîtriser, perfectionner et peaufiner ce

qui a été conquis. Qui plus est, dans cette quête, il s’agit moins aujourd’hui de viser à

74 - PHILOSOPHIE MAGAZINE, Hors-série N°30, été 2016 – Le miracle grec, p. 71. 75 - cf. à la thèse de l’économiste Arthur Laffer (né en 1940).

Page 92: Chapitre 5 - C3E

— 92 —

l’égalitarisme qu’à travailler à ce que tous les hommes aient les mêmes droits. De nos jours, le

problème revient davantage à faire cohabiter pacifiquement dans des économies développées

une multitude d’identités différentes. La visée démocratique n’est autre que la tentative de

« Libérer l’individu de sa servitude volontaire et/ou involontaire. Organiser son émancipation.

Eduquer sa conscience. Aiguiser son libre arbitre. », mais aussi « l’aider à construire du "lien"

et à apprendre à coexister avec les autres ; en d’autres termes, penser le "lien" hors de toute

aliénation ; penser le "lien" comme la continuation de la notion d’affranchissement personnel

et la cohabitation comme parachèvement de l’émancipation. » [Fleury, 2005, p. 245]. Il est

clair qu’un tel enjeu ne peut s’inscrire que sur une longue échéance. D’ailleurs comme l’avait

si bien pensé Tocqueville, l’action démocratique se révèle être un processus initiatique à la fois

personnel et collectif qui reflète « une manière d’être, de penser et de se comporter » [Ibid., p.

270] et qui évolue au cours du temps.

Au-delà de la question du « comment gouverner ? », la démocratie ne peut échapper à celle de

« qui gouverne ? ». Pour départager les individus aptes à gouverner et les projets nécessaires à

mener, des votes électifs ont été mis en place. Le philosophe Jean-Paul Sartre (1905-1980) avait

ces mots laconiques : « Elections, piège à cons ! » La formule mériterait sans doute un

commentaire approfondi, mais l'élection d'un individu ou d'un projet par une majorité

représente en quelque sorte la loi du plus fort (le plus grand nombre d'adhésions). Marshall

Shalins faisait remarquer ironiquement que « le juste n’est rien d’autre que l’intérêt du plus

fort. » [Shalins, 2009, p. 42] mais contrairement à ce qu'avait établi en son temps le célèbre

poète moraliste Jean de La Fontaine (« La raison du plus fort est toujours la meilleure »76),

scientifiquement on sait fort bien qu’une bonne réponse à une problématique n’est pas issue

d'un vote à bulletin secret, ni d’un quelconque point de vue imposé par la force. D’ailleurs

l’anthropologue Claude Lévi-Stauss (1908-2009) avait tenu à préciser que : « Il est frappant

que presque toutes les sociétés dites primitives rejettent l’idée d’un vote pris à la majorité des

voix. Elles tiennent la cohésion sociale et la bonne entente au sein du groupe pour préférable

à toute innovation. La question litigieuse est donc renvoyée autant de fois qu’il est nécessaire

pour qu’on parvienne à une décision unanime. » [Lévi-Strauss, 2011, p. 84]. D’ailleurs

l’histoire des idées montre que ce en quoi a cru la majorité de l’humanité a toujours été une

erreur, et si les scientifiques n’ont pas fait mieux, ils ont l’avantage en général d’offrir des

réponses argumentées permettant le débat en faisant avancer les problèmes ; par conséquent, la

justesse d’un point de vue a le plus souvent été l’objet d’un parcours initiatique effectué par un

individu en vue de percer un mystère du monde. Il semble plus naturel en effet d’essayer de

placer sa confiance envers ceux qui ont le mérite de se montrer capable d’affronter les

difficultés, même s’ils n’y sont que partiellement parvenus. Requérir l’avis d’un collectif et se

ranger derrière l’avis porté par la majorité sur un sujet même banal peut créer à court terme

quelques inquiétudes77. Amartya Sen s’était lui-même évertué à déconsidérer le vote et en

particulier le vote majoritaire qui selon lui n’est pas une solution pour un choix collectif, celui-

ci ne représentant qu’un moyen par défaut ; un examen raisonné offrant a fortiori une

proposition plus intéressante à expérimenter.

76 - La Fontaine Jean (de), 1668 – Fables, dixième fable du Livre I : Le loup et l’agneau. 77 - Dans les colonnes d’internet, on trouve souvent des sondages proposés aux internautes ; parfois la question suivante y est

soumise : Que feriez-vous pour lutter contre le chômage ? Les réponses sont consultables par tout public. Il faut avouer que

quelqu’un qui s’intéresse sérieusement à cette question a de drôles de surprises en consultant les réponses à un tel

questionnement finalement banalisé.

Page 93: Chapitre 5 - C3E

— 93 —

Une élection conduit ainsi à un accaparement légitime de quelques-uns eu égard à l’ensemble

de la population et c’est là que commence le dévoiement de l’idée théorique originelle (abandon

du refus de se voir représenté, que les grecs refusaient). Par ailleurs, un vote où la majorité

l’emporte donne réellement l’aspect d’une méthode simpliste et expéditive ; alors que dans des

situations complexes, une méthode pertinente n’est jamais ni grossière, ni triviale, elle est un

cheminement rare, travaillé à longueur de temps avec finesse et ingéniosité. Or, la méthodologie

de l’élection conduit manifestement à une véritable tyrannie de la majorité. Si bien que comme

parade les démocraties ont mis en œuvre des processus pour combattre ce méfait mais, dès lors,

a émergé son envers : la tyrannie des minorités ; à force de lutter contre l’une, on finit par voir

surgir l’autre face du problème. Ces tyrannies réduisent malheureusement au silence des

individus aux intentions probablement plus raisonnables et mesurées.

Le dévoiement aujourd’hui s’explicite en outre par des routines plus sournoises. Comme par

exemple, le conformisme qui s’est installé dans les formations de haut niveau qui vont fabriquer

et constituer les candidats s’affairant à devenir des représentants : « ce que fournissent les

grandes écoles, à côté d’un bagage à haut degré d’abstraction, c’est aussi une "culture", c’est-

à-dire une façon d’envisager la vie humaine conforme aux institutions des dominants de façon

que ceux qui bientôt obtiendront le pouvoir économique et politique ne puissent pas remettre

ce pouvoir en cause » dixit Henri Laborit dans la nouvelle grille. Qui plus est, leur nécessaire

appartenance à un parti politique agit, telle une formation continue, pour parfaire et entretenir

la sclérose intellectuelle et la professionnalisation de la politique caractérisée par le carriérisme

ne tend qu’à séparer le savoir de l’expérience pratique. Les médias, quant à eux, font de leurs

reportages davantage une sorte de tourisme intellectuel en effleurant les problèmes sans jamais

les approfondir. Ces façons d’opérer, en devenant des routines et en abaissant le niveau de la

culture, sapent durement l’idéal démocratique.

On évoque désormais la démocratie représentative et participative. Il est facile de comprendre

que lorsque la communauté dépasse le cadre de la cité et qu’elle croît en nombre, lorsque les

individus vivent de façon interconnectée et en réseau, il n’est pas aisé de construire un dialogue

structuré en vue d’aboutir sur une décision collégiale. C’est pourquoi, il devient alors nécessaire

d’élire des représentants à qui l’on confère un pouvoir de délégation. Mais un homme libre ne

peut jamais être le représentant d’un autre homme libre, cela entacherait sa propre liberté. Ce

serait alors exclure une grande partie des points de vue et des avis individuels pour seulement

se concentrer sur ceux d’une poignée d’individus : les représentants. Car « nous, le peuple, nous

ne gouvernons pas, nous consentons à déléguer notre pouvoir à des représentants. » [Lenoir

2012a, p. 2]. Ces derniers débattant et décidant entre eux de ce qui est bon pour autrui. Il est

clair que cela diminue grandement le nombre d’avis sur lequel il y a lieu de porter examen.

Cependant, nombre de citoyens ont ainsi le sentiment de ne plus être pris en considération,

d’autant que se faire représenter c’est souvent se soustraire à la réflexion et s’empêcher d’agir

directement. De ce fait, s’observe un retour en force de la démocratie participative afin de tenir

davantage compte d’un plus grand nombre de points de vue. Or, face aux problèmes souvent

excessivement multiples et complexes, quand ils ne sont pas pour le moins délicats, auxquels

doivent faire face les sociétés développées, se pose la question de la valeur à attribuer à l’avis

d’un profane par rapport à celui d’un initié sur un sujet considéré. Penser que tous les avis sont

Page 94: Chapitre 5 - C3E

— 94 —

équivalents relève de l’aberration et une porte peut alors s’ouvrir vers un « populisme ». Qui

plus est, la conception que l’on fait passer pour rousseauiste selon laquelle une véritable

démocratie exprime « la volonté du peuple » devient vide de sens aujourd’hui. En effet, qu’est-

ce que la volonté du peuple quand celui-ci est représenté par une multitude d’individus aux

aspirations, aux intérêts et aux savoirs de plus en plus différents ? Car « La démocratie conçue

comme autogouvernement n’a jamais existé. » [Ibid., p. 2]. Aujourd’hui cependant, la société

civile composée d’individualités éduquées et cultivées — ce qui n’était pas le cas du temps de

Proudhon78, de Rousseau, ni celui de la plèbe d’autrefois —, est tout à fait en mesure de fournir

une opinion collective savante et réfléchie. L’identité d’un peuple n’est pas une donnée stable

et encore moins unitaire, celle-ci exigeant de fait d’être régulièrement revisitée. La démocratie

en tant que processus organisationnel a ainsi probablement atteint un niveau qui réclame un

certain dépassement.

Il faut aussi revenir sur le fait que — et c’est l’une des raisons rendant incontournable ce détour

sur cette thématique au sein de ce chapitre — l’idée de démocratie est intimement liée à celle

de liberté et d’égalité, comme l’est celle de propriété. Ce lien entre les deux notions montrant

une fois encore toute la complexité de la construction sociale. Karl Popper a longuement débattu

sur ces sujets : « Car rien de mieux que de vivre une vie modeste, simple et libre dans une

société égalitaire. Il m’a fallu du temps avant de réaliser que ce n’était qu’un beau rêve ; que

la liberté importe davantage que l’égalité ; que la tentative d’instaurer l’égalité met la liberté

en danger, et que à sacrifier la liberté, on ne fait même pas régner l’égalité parmi ceux qu’on

a asservis », ce que rappelle la philosophe Cynthia Fleury — Popper cité in [Fleury, 2005, p.

237]. La visée démocratique a donc selon Popper une priorité, celle de convoiter des libertés.

On voit par-là que la démocratie contient en elle-même une composante évolutive, elle est ainsi

une force en marche qui conduit inexorablement vers la recherche incessante de formes

supérieures de contrat social. Car ce sont les idées qui gouvernent le monde et non les hommes.

Proudhon s’en était déjà parfaitement rendu compte expliquant de manière vraiment lumineuse

comment celles-ci opèrent pour construire les formes sociales :

« Mais peu à peu l’expérience donne les habitudes, et celles-ci des coutumes ; puis les

coutumes se formulent en maximes, se posent en principes, en un mot, se traduisent en lois,

auxquelles le roi, la loi vivante, est forcé de rendre hommage. Vient un temps où les

coutumes et les lois se sont si multipliées, que la volonté du prince est pour ainsi dire

enlacée par la volonté générale ; qu’en prenant la couronne il est obligé de jurer qu’il

gouvernera conformément aux coutumes et aux usages, et qu’il n’est lui-même que la

puissance exécutive d’une société dont les lois se sont faites sans lui.

(…)

A force de s’instruire et d’acquérir des idées, l’homme finit par acquérir l’idée de science,

c’est-à-dire l’idée d’un système de connaissance conforme à la réalité des choses et déduit

de l’observation. Il cherche donc la science ou le système des corps bruts, le système des

78 - On peut trouver utile de rappeler à ce sujet le point de vue de Proudhon : « Le peuple, incapable encore de juger ce qui lui

convient, applaudit également aux idées les plus opposées, dès qu’il entrevoit qu’on le flatte : il est pour lui des lois de la

pensée comme des bornes du possible ; il ne distingue pas mieux aujourd’hui un savant d’un sophiste, qu’il ne séparait

autrefois un physicien d’un sorcier. » [Proudhon, 2009, p. 125].

Page 95: Chapitre 5 - C3E

— 95 —

corps organisés, le système de l’esprit humain, le système du monde : comment ne

chercherait-il pas aussi le système de la société ? »79

[Proudhon, 2009, p. 425 et 426].

Jusqu’où cela peut-il aller sur un plan économique ? C’est ce que va annoncer clairement

l’économiste et philosophe Marc Fleurbaey dans son ouvrage Capitalisme ou démocratie ? :

« (…) la logique démocratique, poussée à son terme, aboutit au dépassement du capitalisme. »

[Fleurbaey, 2006, p. 15]. L’objectif de l’étude se resserre et comme on peut le remarquer, tout

tourne autour des mêmes sujets devenus des incontournables : emplois, entreprises, propriété,

démocratie, capitalisme... L’un n’allant pas sans l’autre, il n’est pas possible de comprendre

l’un sans avoir approfondi l’autre et l’on saisit désormais l’étendue du travail nécessaire, ne

serait-ce que pour aboutir à une première étape : une vision claire et savante, suffisamment

complète de la situation.

Discourir d’un concept qui se reformule sans cesse et faire fi de sa perspective historique, c’est

tronquer l’élément essentiel permettant sa compréhension ; de ce fait la démocratie est une

notion bien difficile à définir. Celle d’aujourd’hui n’étant plus celle d’hier, le citoyen quelque

peu profane ne peut qu’avoir certaines difficultés à en cerner la définition. Elle se distingue tout

de même aisément de la monarchie (le pouvoir entre les mains d’un seul) et de l’oligarchie

(entre les mains d’un petit nombre). Ce que l’on peut reprocher à l’état d’avancement actuel de

la démocratie, c’est qu’en mettant en avant l’individu comme personnalité autorisée — sinon

encouragée — à avoir droit de revendiquer des droits (car c’est là au fond de nos jours ce que

porte en elle l’idée de démocratie), elle fait trop souvent fi des devoirs à accomplir pour être en

mesure de pouvoir bénéficier de droits (comme si le droit était un bien qui tombe du ciel) ; car

le devoir chronologiquement passe avant le droit.

Mais la démocratie, en tant que force en marche, est avant tout expérimentation. Elle offre aussi

une autre similitude avec la science, à savoir qu’elle est une conception toujours en chantier.

Elle laisse pénétrer dans la société des idées nouvelles plus en phase avec les aspirations des

hommes face aux problèmes que rencontrent leurs sociétés. A ce titre elle est source d’un espoir

sans fin. Elle peut être vue comme la recherche d’une émancipation de la puissance individuelle

de chaque citoyen. On peut dire que la démocratie réussie quand l’environnement économique

et social met à la disposition de chacun des moyens suffisants pour être à même de maîtriser

son propre sort, et être en mesure de participer individuellement à une œuvre collective au

service de la société. De fait, pour la résumer très succinctement la formule suivante s’apprête

assez bien : « un homme, une voie », pour paraphraser la célèbre expression « un homme, une

voix ».

Si l’on considère qu’un individu frappé d’intelligence est celui qui s’efforce de mieux

comprendre le fonctionnement des éléments du monde, de mieux poser les problèmes, et que

pour leur apporter une solution : comparer, réduire, anticiper, induire, déduire, résoudre sont

79 - Aujourd’hui encore, il est souvent reproché à l’actuel Président de la République de mener la même politique que celle de

son prédécesseur, preuve en est que les hommes sont bien les prisonniers d’un système qui les gouvernent et changer les

dirigeants ne modifie rien, c’est un changement de système qui est nécessaire pour voir advenir un infléchissement.

Page 96: Chapitre 5 - C3E

— 96 —

ses maîtres mots ; mais aussi celui qui parvient à faire le lien entre les idées, les phénomènes,

déceler des correspondances que personne n’a encore vues, tout en s’imposant d’expliquer

clairement à autrui pourquoi la solution qu’il entrevoit est la clé du problème considéré, alors

on peut dire que les grecs anciens s’étaient pertinemment aperçus que la distribution de

l’intelligence chez les hommes était le fruit d’une loi qui leur échappait ouvertement. En outre,

ils avaient saisi que la confrontation d’une poignée de quidams avait peu de chance de produire

un point de vue juste concernant des problèmes délicats. Qui plus est, comme le souligne

Ludwig Von Mises « C’est un fait exact que les masses ne pensent pas. Mais c’est là

précisément la raison pour laquelle elles suivent ceux qui pensent. La direction spirituelle de

l’humanité appartient au petit nombre qui pensent par eux-mêmes (…) »80. C’est pourquoi ils

avaient probablement opté pour mettre leur confiance dans un effet multiplicateur, en mettant

en débat de façon ouverte un nombre diversifié de points de vue. Bien que les savoirs se sont

considérablement accrus depuis l’époque hellénique, leur conception de la voie à suivre pour

progresser a néanmoins conservé aujourd’hui encore un caractère qui, pour le moins, ne s’est

pas démodé.

Au cœur de l’analyse sociale, se trouvent ainsi entrecroisés deux éléments essentiels : droits de

propriété et gouvernance, fondements universels à la base de la constitution des sociétés

modernes. La propriété du capital étant le facteur déterminant dans l’agencement du mode de

gouvernance et par conséquent dans l’attribution de l’autorité décisionnelle. L’interrelation

entre ces thématiques se déclinent au niveau de l’administration des firmes et c’est ce que l’on

va dorénavant étudier.

2.2. Le modèle classique : hiérarchisation et militarisation de la firme

Au cœur des thématiques que l’on vient d’évoquer, il est nécessaire de faire entrer en jeu deux

catégories de personnalités dans l’action économique. D’une part, l’actionnaire ou le capitaliste,

entendu comme une personne qui « possède les moyens de production et en contrôle

l'emploi »81 et, d’autre part, le salarié entendu comme une personne qui perçoit un salaire en

contrepartie d’un lien de subordination consenti que vient borner un contrat.

Il est désormais convenu que ce que l’on appelle « modèle classique » correspond à l’entreprise

au sein de laquelle ceux qui détiennent les capitaux (sous forme de titre actionnarial) sont admis

comme étant les propriétaires de la firme82.

Le premier modèle d’organisation sur lequel la firme peut s’appuyer pour construire sa propre

forme d’organisation est celui de l’agencement militaire. En effet, l’organisation militaire

décomposée en soldats, petits chefs et grands chefs, ayant fait ses preuves dans toutes les

campagnes guerrières que les hommes ont pu mener dans les temps passés est un modèle tout

trouvé pour discipliner une activité économique. Le chapitre 4 qui avait montré les origines

guerrières de l’entreprise a permis d’établir ce rapprochement et de mettre en évidence la raison

80 - Von Mises cité par [Dardot, laval, 2010, p. 235]. 81 - suivant l’un des sens attribués au mot capitaliste par le TLF, entrée « capitaliste » consulté le 24 juillet 2015. 82 - ce qui dans la réalité est un fait mais qui, en droit, n’est pas théoriquement justifiable comme on l’a vu.

Page 97: Chapitre 5 - C3E

— 97 —

de la provenance de cet héritage. La hiérarchie dans les organisations humaines était déjà depuis

de longue date installée sur la base de rapports de domination institutionnalisés. Dès que des

petites structures artisanales apparaissent, le travail en équipe s’y constitue aussi sur la base

d’une hiérarchie fondée sur la connaissance et l’expérience des membres du groupe. Ce type

d’organisation militarisée va servir de base théorique au moment où l’entreprise connaît une

phase d’industrialisation. Comme le signale Masahiko Aoki lorsqu’il s’attache à étudier les

Fondements d’une analyse institutionnelle comparée : « Les économistes Coase (1937) et

Williamson en particulier considèrent que la coordination dans l’organisation est

fondamentalement hiérarchique. [Aoki, 2006, p. 131]. Il convient donc de retenir que, dans la

phase préalable à sa démocratisation, l’entreprise était administrée par un régime autoritaire.

Mais s’il s’agit d’une ‟militarisation douce” — celle-ci n’est pas aussi draconienne que ne l’est

l’armée, les acteurs désobéissants ne vont plus « au trou » —, ce style d’organisation ne faisait

pas pour autant preuve de complaisance dans les rapports que les hommes allaient devoir

entretenir entre eux.

Car qui dit hiérarchie des uns, dit soumission des autres ; et en matière d’organisation théorique

du travail, un personnage hors du commun, par son empirisme, ses capacités d’analyses et son

esprit scientifique, va faire son apparition sur la scène de l’organisation industrielle : Frederick

Winslow Taylor (1856-1915). Pour celui qui s’interroge sur ce que peut être la soumission au

sein de l’entreprise Taylor va donner un exemple suffisamment précis qui, par sa clarté se

dispense de tout commentaire, s’adressant à un ouvrier il dit : « Vous voyez cet homme… Eh

bien, vous ferez exactement ce qu’il vous demandera. Quand il vous dira de prendre une gueuse

(de fonte), vous la prendrez et la transporterez ; quand il vous dira de vous asseoir et de vous

reposer, vous vous assiérez. Vous agirez exactement ainsi pendant toute la journée. Et de plus

vous ne discuterez pas. Un ouvrier bien apprécié fait exactement ce qu’on lui dit de faire et il

ne discute pas les ordres. Comprenez-vous bien ? Quand cet homme vous dira de travailler,

vous travaillerez. Quand il vous dira de vous asseoir, vous vous assiérez, et vous n’entamerez

pas de discussion avec lui. »83 Cette organisation hiérarchisée et militarisée, aussi appelée

pyramidale, va ainsi donner naissance au « management scientifique » dont Taylor est le maître

à penser. Le travailleur n’est alors considéré que comme un strict exécutant, rien de plus. La

politique de management des hommes qu’il théorise est fondée sur l’autorité et le contrôle.

Taylor est un obsédé de l’efficacité. Il va réussir à faire de l’organisation du travail une science

et la rationalisation de cette organisation qu’il réussira à formuler méthodologiquement

parviendra à s’universaliser.

L’architecture organisationnelle fonctionne en relation avec un ensemble d’informations qui

circule de manière verticale entre le supérieur et ses subordonnés ainsi qu’un ensemble

d’informations horizontales en connexion avec les subordonnés. Celle-ci est composée de

supérieurs intermédiaires qui à leur tour sont encadrés par des supérieurs de rang plus élevé,

traitant alors les informations dans un cadre plus étendu et donnant lieu ainsi à une hiérarchie à

couches multiples. Plus l’organisation est importante, plus le nombre de subordonnés à

surveiller par un même supérieur hiérarchique augmente, tout en étant moins profond ; on

comprend dès lors la raison pour laquelle ce type d’organisation a aussi été nommé pyramidal.

83 - TAYLOR W. Frederick, 1957-1967 – La Direction scientifique des entreprises. BIBLIOTHEQUE MARABOUT, p. 99 et

100.

Page 98: Chapitre 5 - C3E

— 98 —

Il est indispensable à présent de montrer combien le monde de l’entreprise va pouvoir influencer

la société et notamment en son plus haut lieu, c’est-à-dire son gouvernement. C’est encore une

fois insister sur la complexité des avancées sociales en déterminant à quel point les idées

peuvent voyager et essaimer pour bousculer les sociétés. En effet, le tissu social profite de la

porosité des milieux dans lesquels les avancées se produisent, ainsi lorsque les idées s’avèrent

transposables, elles compénètrent différents domaines de la société. Et sur un long terme, après

avoir été dûment expérimentées, c’est chaque fois les meilleurs desseins qui, en s’adaptant au

contexte, finissent par s’imprimer pour constituer une nouvelle base en vue d’une avancée

future. Ce n’est pas dérisoire que de montrer ces liens, car si une nouvelle idée venait à faire

ses preuves comme en son temps le « management scientifique » a pu donner des fruits, alors

demeure l’espoir que les apports qui vont être amenés par cette recherche au domaine de

l’entreprise puissent influencer à une plus large échelle quelques pratiques sociales dans

d’autres domaines que celui de l’entreprise et transformer la société en profondeur.

Les ouvrages théoriques de Taylor sont traduits en français à partir de 1917 et vont avoir une

influence sur les membres du gouvernement de la France et notamment chez Léon Blum (mais

aussi « Chez Ribot en 1917, chez Flandin en 1934 ou un peu plus tard chez Michel Debré (…) »

[Roussellier, 2015, p. 413]). En effet, la nouvelle théorie du « management scientifique »

élaborée par Taylor et appliquée à l’entreprise industrielle devient une source d’inspiration pour

le monde politique. D’autant que le français, Henri Fayol (1841-1925), ingénieur civil des

mines, auteur de L'administration industrielle et générale (1916) va de la même façon avec sa

doctrine visant au maintien d’une « unité de commandement » au profit du « chef » influer sur

les gouvernants. Le modèle de l’Etat-major militaire adopté pour régenter les firmes va être

adapté au gouvernement de la France. En effet, certains y voient des similitudes entre le

gouvernement d’un pays et celui des grandes firmes, notamment au plan administratif. Fayol

fera remarquer que : « Le service technique et le service commercial sont assez bien définis ; il

n’en est pas de même du service administratif ; sa constitution et ses attributions ne sont pas

bien connues ; ses opérations ne tombent pas sous le sens ; on ne le voit ni bâtir, ni forger, ni

vendre, ni acheter… et cependant, chacun sait que s’il ne fonctionne pas bien, l’entreprise

périclite. » [Rouchy, 2012]84. Le politologue Nicolas Roussellier (né en 1963) indique très

précisément le rapprochement entre gouvernement national et entreprise : « Mais dans les deux

cas, influence "taylorienne" ou influence "fayolienne", le point essentiel est que la pensée du

pouvoir exécutif n’engage pas le choix d’un régime, monarchie ou République. Il tente

dorénavant de mobiliser une analyse scientifique du fait gouvernemental. » [Roussellier, 2015,

p. 413]. Les nouveaux savoirs issus de l’entreprise créent un nouveau style de pouvoir au niveau

gouvernemental.

Ce qu’invente Taylor est en fait un nouveau métier entre « patrons » et « ouvriers » en ouvrant

la voie à une forme inédite de commandement. L’entreprise est en train de se constituer un

corps intermédiaire entre ceux qui détiennent les capitaux et les ouvriers assujettis à la

production, tout comme le gouvernement se trouve en passe de devoir faire de même entre le

Parlement et les citoyens. Une telle similitude atteste une fois encore des formes répétitives

84 - http://www.contrepoints.org/2012/04/13/79014-henri-fayol-et-lincapacite-industrielle-de-letat-1 page consultée le 17 août

2016.

Page 99: Chapitre 5 - C3E

— 99 —

mises en œuvre par la nature dans le cursus de son évolution. Dans le domaine de l’entreprise :

« Les managers scientifiques sont appelés à modifier de fond en comble l’organisation du

travail comme les nouveaux gouvernants vont être amenés à repenser de fond en comble la

conception du pouvoir exécutif. » [Ibid., p. 414 et 415]. Fayol aura quasiment la même idée que

Taylor concernant cette intention à devoir inventer un nouveau type de pouvoir, bien

qu’essentiellement centré sur l’administration générale de l’entreprise (alors que Taylor s’était

aussi intéressé à formuler de nombreux conseils pratiques visant à améliorer la productivité des

industries modernes). La corrélation entre la façon d’envisager le pouvoir au sein de l’entreprise

et la façon d’envisager le pouvoir au sein de la nation devient flagrante. Il faut dire que plus la

taille de l’entreprise s’élève, plus la raison administrative prend de l’importance et plus la

correspondance avec l’administration d’un pays s’avère facile. Car dans une grande entreprise,

« (…), il faut savoir consacrer l’essentiel de son temps à l’activité de direction en tant que telle,

qui comprend notamment la prévoyance, l’organisation et le commandement. Il en est de même

pour la politique. » [Ibid., p. 415]. Et c’est à ce moment que la recherche d’une efficacité va

devenir nécessaire et que le monde politique va se tourner sur les savoirs et savoir-faire acquis

en entreprise ; car dès lors, autorité rime avec efficacité.

Les recherches engagées par Nicolas Roussellier mettent magistralement en lumière qu’au

début du XXe siècle, d’un côté « Au fond, la nouveauté de Taylor et de Fayol est d’avoir conçu

d’une manière autonome la question de l’organisation du travail pour la direction d’une

grande entreprise », et que de l’autre « Blum transpose l’invention du concept d’organisation

du côté du travail gouvernemental, l’idée étant que l’excellence de la méthode de travail

permettrait d’alimenter la force du pouvoir exécutif sans risquer le retour des abus et des excès

du pouvoir à l’ancienne. » [Ibid., p. 417]. Il est désormais question de redéfinir la tâche

directoriale du gouvernement et de l’organiser de manière rationnelle comme on le fait dans

l’entreprise. L’efficacité recherchée étant désormais scientifiquement démontrable. En

politique comme en entreprise, on observe un renversement dans l’ordre du pouvoir.

Ces aménagements technico-organisationnels en matière de gouvernance ont aussi un autre

avantage, c’est qu’ils dispensent les organisations d’être dans l’attente de l’homme providentiel

pour en prendre leur direction. Désormais, grâce à un savoir-faire spécifique

méthodologiquement théorisé et transmissible, appelé « management scientifique », on voit

naître une classe de « technocrates » où « l’organisation doit suppléer au génie », Léon Blum

cité in [Ibid., p. 422].

Examiner la situation avec une certaine hauteur de vue appelle à concevoir que ceux qui sont

amenés à diriger la marche de l’entreprise éprouvent le besoin de se détacher de ceux qui

détiennent les titres de propriétés ; et que ceux qui ont en main le pouvoir exécutif tiennent à se

détacher de l’emprise du Parlement, autrement-dit des représentants de la nation. Si l’on

récapitule les données établies jusqu’à présent, il est indéniable qu’une longue marche vers la

liberté est en route, où organisations comme individus tentent de se libérer des emprises qui les

enserrent afin de pouvoir agir plus librement.

Il était semble-t-il important de prouver combien les avancées politico-socio-économiques

réalisées par les entreprises sont récemment devenues des pièces maîtresses dans l’évolution

Page 100: Chapitre 5 - C3E

— 100 —

des sociétés ; attendu que l’on va suggérer par la suite que les nouveautés apportées par la SARS

ne pourront vraisemblablement qu’être amenées à modifier de fond en comble le paysage social.

L’entreprise dans sa forme classique a montré un chemin qui sera emprunté par les sociétés

modernes fondées sur le travail : celui d’un immense effort de rationalisation dans

l’organisation du travail. C’est sans doute cet élément principal qui fait qu’elle ait tant servi

d’exemple. Or, pour ce faire, tout s’est déroulé sans dialogue et sans concertation,

essentiellement mené par des méthodes à poigne en contraignant les uns à obéir aux autres.

La méthode de Taylor a fait ses preuves durant un temps mais ses principes furent souvent

appliqués par ses successeurs avec brutalité et causeront des tensions et des dysfonctionnements

dans les organisations qui déboucheront sur de violents conflits. Parce que l’évolution générale

entraîne l’évolution économique, la toile de fond change au cours du temps et lorsque les

conditions d’exercice vont se modifier, ce modèle classique va devenir plus qu’un frein : il est

la négation de la création et de l’émancipation, l’obéissance impose d’agir coûte que coûte

suivant les ordres et interdit toute initiative personnelle. Cependant, lorsque la compétitivité et

la survie des entreprises vont être appelées à se fonder sur des capacités novatrices (cf. chapitre

3), ces innovations qui toucheront toutes les dimensions de l’entreprise réclameront

l’émancipation de tous ses acteurs, le carcan classique fera alors office de croque-mort pour

l’entreprise. Par conséquent, contrainte de s’adapter au devenir du monde, l’entreprise sera

poussée à inventer de nouvelles formes organisationnelles. La soumission et l’obéissance ne

sont plus des valeurs. Il arrive un moment où les chefs sont exaspérés des anciennes méthodes

de commandement et de hiérarchie ; ils ne souhaitent plus ni commander des esclaves soumis,

ni faire jouer « le bâton et la carotte ». Ce qu’ils vont être amenés à devoir rechercher, c’est de

s’entourer de partenaires autonomes et inventifs, des locomotives du besoin et de la demande

et non des « boulets à traîner ». Tout s’élève alors d’un cran, les chefs ne sont plus de vulgaires

gardes chiourmes mais plutôt des chefs d’orchestres sachant harmoniser la trame d’une

organisation en vue d’augmenter sa performance grâce à des stratégies spécialement élaborées,

et les subordonnés sont transformés en collaborateurs entrepreneurs et participatifs au sein

d’une communauté tendue vers un objectif collectivement partagé. Dans ce cadre nouveau,

l’action gratifiante n’est plus celle qui reconnaît la soumission à une obéissance parfaite mais

celle qui reconnaît la compétence entrepreneuriale et la faculté à enrichir son entourage par sa

propre personnalité et par là-même la richesse que forme l’ensemble de la communauté. A

l’intérieur d’un paradigme complètement renouvelé, les entreprises auront à inventer elles-

mêmes le ou les modes de gouvernance en mesure de satisfaire leurs attentes, comme leurs

objectifs.

A l’époque où intervient Taylor, l’entreprise n’est plus seulement une organisation sachant

maîtriser une technique mais celle qui sait dorénavant rationaliser son organisation du travail.

Ce qui est indéniable, c’est que cette évolution a conduit à une amélioration considérable de la

production ; ce qui est regrettable, c’est que celle-ci ne fut pas construite dans le dialogue et le

partage. C’est pourquoi, cet échec va permettre à un courant humaniste de traverser l’entreprise,

envers lequel compte-tenu de ses déficiences en la matière, celui-ci ne pourra lui être que

profitable. Cette réflexion se produit à un moment où ce courant historique se réinterroge sur

ce qu’est l’homme, sur ce que sont ses besoins et sur sa situation en entreprise.

Page 101: Chapitre 5 - C3E

— 101 —

Lorsque le sociologue des organisations Philippe Bernoux se penche sur l’entreprise, il

remarque manifestement que si celle-ci s’est dernièrement ouverte sur l’extérieur (phénomène

appelé externalisation), en revanche l’entreprise subit du même coup des contraintes internes :

« La plus importante, semble-t-il, est la fin d’un certain modèle hiérarchique. » Bernoux, 2009,

p. 241]. Or, ce modèle hiérarchique et militarisé se prête à merveille à la forme de propriété qui

octroie la maîtrise du commandement de la firme à ceux qui détiennent les capitaux, il y a une

certaine cohérence entre le droit et la forme de gouvernance. Ainsi, peut-on d’ores et déjà

deviner que la fin du modèle hiérarchique va poser un nouveau problème aux firmes à l’égard

du capital qui s’est octroyé le pouvoir. Le moment est donc techniquement favorable à un

basculement.

2.3. Les autres formes : cogestion, autogestion, coopération…

Pour Proudhon, qu’il y ait des maîtres et des subordonnés est une chose répugnante dans une

société libre et démocratique, c’est pourquoi il prédisait que la « démocratie industrielle » allait

devoir remplacer la « féodalité industrielle ». Il y voyait là advenir dans des temps prochains

des organisations productives sans précédents et d’un genre nouveau. Pour lui, des associations

de coopérateurs avec des salaires échelonnés, des formations concernant les individus avec

élévation possible à tous les grades de l’emploi et le produit de la communauté propriété de

tous les participants à l’œuvre collective, pourraient faire partie des constituants d’un modèle

qui n’existe pas encore. Comme il le disait lui-même, il fallait permettre « au travail qui a

toujours obéi, de commander ; et au capital, qui a toujours commandé, d’obéir ». Proudhon

était donc un pionnier en matière de refondation entrepreneuriale en appelant à une nouvelle

forme d’unité productive, où les ouvriers devaient se dégager de l’emprise des propriétaires et

de l’Etat.

Un premier préalable a tout lieu d’être maintenant précisé : il ne faut pas confondre le droit de

propriété qui caractérise le consentement que chacun puisse faire d’un usage absolu du bien

dont il est le propriétaire (cependant conforme aux lois), et la forme de propriété qui est une

façon de distribuer les droits de propriétés.

Car il est impossible à présent de ne pas se rendre compte qu’il y a un lien de causalité entre la

forme de propriété et le régime politique de gouvernance régissant les rapports humains à

l’intérieur de l’entreprise. C’est le cadre juridique qui fonde la base concrète de ce que va

pouvoir être le type de relations au sein de la firme (hiérarchie ou coopération). En effet, lorsque

la firme se compose de propriétaires et de non-propriétaires, il advient a fortiori que les uns

prennent le contrôle sur les autres ; le contrat de subordination laissant toujours apparaître des

incomplétudes. Mais dans un autre cas de figure, théorique pour l’instant, lorsque par exemple

tous les acteurs sont propriétaires égalitaires de la firme dans laquelle ils travaillent, il ne peut

être question que d’un autocontrôle. Cette particularité concernant la forme de propriété

entraîne une responsabilité globale et partagée de chacun, non seulement par rapport à soi-

même (son propre intérêt) mais aussi à l’égard d’autrui : parer sa propre propriété revient à

parer dans un périmètre plus large celle d’autrui.

Page 102: Chapitre 5 - C3E

— 102 —

Dans une expression renouvelée se pose alors une question inédite : comment gouverner dans

le cadre d’une nouvelle forme de propriété ? Au sein d’une forme où chacun des acteurs possède

un titre équivalent au regard de la propriété, nul ne peut prendre le dessus, les rapports de

domination sont donc ‟institutionnellement” impossible à faire valoir — ‟institutionnellement”

seulement —, mais c’est déjà là un immense pas en avant, dont on peut même dire qu’il est

révolutionnaire.

L’entreprise traverse une période dans laquelle naît au sein de la société française une aspiration

collective tendant à instituer moins d’inégalité à la base, par conséquent moins d’inégalité aussi

quant à son résultat final (comme le partage du profit) ; cela tout en essayant de respecter la

diversité de potentialités des acteurs, en augmentant les responsabilités de chacun et en faisant

un pas de plus vers la liberté, la dignité humaine. Un certain humanisme atteint désormais le

domaine de l’entreprise.

Un second préalable s’impose à nouveau : que veut dire gouverner ?

2.3.1. La gouvernance : le cœur d’un débat actuel

L’approche que l’on étudie ici s’adresse à un collectif, bien entendu chacun est sollicité à se

gouverner soi-même, mais c’est là un autre sujet, attendu que la gouvernance aujourd’hui se

décline sur de multiples échelles allant de la microentreprise à la planète tout entière.

La gouvernance s’inscrit en tant que problématique particulière au sein des démocraties et

notamment depuis que l’organisation a cessé d’être synonyme de hiérarchie. C’est pourquoi,

elle trouve ici sa place dans le cursus de la recherche engagée sur les formes de propriété et leur

administration. D’autant que celle-ci tient une place importante au sein de la firme et, comme

l’ont montré Taylor et Fayol, qu’elle peut être une source de performance et de développement

économique.

La recherche se centre dorénavant sur l’idée que, dans une véritable perspective démocratique,

il y aurait intérêt à laisser davantage participer les travailleurs au contrôle de la stratégie et de

la gestion des entreprises, voire même à la désignation des dirigeants.

Le XXIe siècle se montre une période tout à fait propice à une réflexion profonde concernant la

coordination des unités de production sur des territoires organisés autour d’un Etat. En effet, en

début de ce siècle, les penseurs de la société disposent d’un constat notoire pour amorcer leurs

raisonnements et établir leurs perspectives futures : « Toutes les formes centralisées de

direction de l’économie se sont effondrées ou se sont transformées d’elles-mêmes en économies

de marché largement décentralisées (à l’exemple de la Chine et du Vietnam) » [Ferreira, 2004,

p. 12]. Masahiko Aoki consacre un ouvrage à des comparaisons entre les institutions [Aoki,

2006], aussi définit-il la gouvernance de cette façon : « Nous avons ainsi définit une

gouvernance d’entreprise comme un ensemble de contrainte auto-exécutoires qui s’imposent

aux choix des agents (notamment les investisseurs, les dirigeants et les travailleurs) actifs dans

Page 103: Chapitre 5 - C3E

— 103 —

le domaine de l’organisation et ceux qui leur sont liés ». Or, il conclut son étude de la manière

suivante : « Nous avons également suggéré qu’il pouvait y avoir des circonstances dans

lesquelles le contrôle par les actionnaires n’était pas efficace. Nous avons vu que le contrôle

par les actionnaires pouvait parfois provoquer des actes susceptibles de diminuer le bien-être

collectif et d’être inefficaces dans le contrôle ou la préservation des actifs humains. » [Ibid., p.

387 et 388]. Par conséquent d’autres formes de gouvernance que celle d’une dictature

actionnariale vont être amenées à voir le jour. A ce titre, il s’avère intéressant de récapituler les

expériences qui ont été menées aux quatre coins du monde, afin de pouvoir tirer les

conséquences d’une analyse plus globale de la situation.

2.3.2. La cogestion, un pas vers plus de démocratie

On entend par cogestion (parfois aussi appelée codétermination ou encore paritarisme) la

participation des employés aux décisions de gestion au sein des entreprises.

Loin d’être une utopie éloignée des pratiques de terrain, la cogestion trouve des applications

réelles dans l’économie. En effet, l’Allemagne pratique ce mode de gouvernance depuis 65 ans

(la première loi faisant référence à la cogestion datant de 1951 [Lepage, 1985, p. 216]). Depuis

1952, toutes les firmes allemandes de plus de 500 salariés (à l’exception des entreprises

familiales) ont obligation d’intégrer un collège d’employés élus dans leur conseil

d’administration. Au début des années 1970, Danemark, Suède, Norvège et Irlande suivront la

même voie, y compris pour des entreprises de moyenne taille.

Le dispositif allemand est probablement celui ayant été le plus loin dans cette perspective de

cogestion. Le chancelier Will Brandt (1913-1992) voyait dans cette forme synallagmatique de

prise de décision concernant un avenir entrepreneurial partagé, l’un des événements décisifs

dans la démocratisation des processus économiques. Quelques années plus tard en 2007, la

chancelière Angela Merkel renchérira : « La codétermination constitue une partie

incontournable de notre économie sociale de marché et a fait ses preuves. » [Ferreras, 2013, p.

37]. Quelle importance à donner à un tel bouleversement ? Est-ce une modification

suffisamment profonde pour prétendre changer la donne en matière de propriété ou un simple

progrès n’apportant que de modestes résultats ?

L’économiste Henri Lepage dans son ouvrage Pourquoi la propriété [Lepage, 1985] s’était

penché sur la question et avouait, en son temps, qu’il n’y avait pas eu de véritables recherches

scientifiques sur le sujet et que les quelques enquêtes d’opinion ayant été menées ne pouvaient

pas faire office de démonstration.

Si la cogestion reflète bien une poussée démocratique au sein du domaine de l’entreprise, elle

se heurte néanmoins à une contradiction. En effet, attendu qu’il y a un consentement général

sur le fait que ce soit les actionnaires ou leurs représentants qui dictent les objectifs principaux

de la firme et que le droit de propriété confère un usage absolu du bien détenu en propriété,

alors le fait que des organes représentatifs des non-propriétaires (des travailleurs) viennent

perturber la liberté d’action des actionnaires heurte la clause majeure du droit de propriété. Les

Page 104: Chapitre 5 - C3E

— 104 —

actionnaires ne sont plus entièrement libres de fixer les objectifs qui leur conviennent mais

doivent les adapter suivant les desiderata des travailleurs. En ce sens, il y a une perte d’une

partie de ce pouvoir absolu que leur confère le droit. Comme le rappelle Henri Lepage, « La

particularité du régime de la propriété privée est que le détenteur d’une ressource est celui qui

supporte l’intégralité des conséquences que les décisions prises quant à son usage ont sur sa

valeur future. » ; puis il poursuit : la cogestion « introduit un divorce entre la prise de décision

et ses conséquences. » [Ibid., p. 218]. Effectivement, si par exemple, les travailleurs

parviennent à ce que la firme adopte des stratégies qui les protègent à court terme mais feront

perdre l’entreprise à long terme, ce sont les actionnaires qui subiront cette défaillance que rien

ne pourra venir compenser85.

Finalement, « Il est donc clair que, dans de telles circonstances, ce genre de procédure introduit

effectivement une atténuation réelle des droits de propriété détenus par les actionnaires de

l’entreprise » [Ibid., p. 225 et 226]. A supposer que des incitations démocratiques permettent à

l’entreprise d’accroître ses performances globales (ce qui n’est pas encore clairement prouvé),

il aurait fallu soit modifier le droit de propriété (en le diminuant de son caractère absolu, ce qui

aurait rendu la propriété plus aléatoire), soit trouver le moyen de démocratiser la gouvernance

de l’entreprise sans contredire le droit86. Evidemment, de nombreuses entreprises fonctionnent

depuis longtemps sur ce principe mais toujours sur le fondement de relations scabreuses, celles-

ci ne formant pas un alignement harmonieux entre la pratique et le droit.

2.3.3. L’autogestion, entre tâtonnements et ruptures

a) L’idée générale

A l’intérieur de l’idée d’autogestion sommeille l’idée d’une libération : libération envers les

relations de domination qui ont animé jusqu’à présent l’essentiel des rapports humains, mais

aussi envers les structures étatiques quand elles asservissent les individus ou les organisations.

Dans l’entreprise, il est question de faire gagner en autonomie l’ensemble des travailleurs à

l’égard du pouvoir exclusif du capital financier (des actionnaires). Si cette idée d’autogestion

peut revêtir l’aspect d’un système global, c’est surtout, dans le cadre restreint de l’entreprise,

qu’elle est en train de se travailler.

L’autogestion est une formule qui consiste à envisager la gestion générale de la firme par

l’ensemble des travailleurs œuvrant en son sein et prenant en charge leurs intérêts communs87 ;

elle est « posée comme une forme institutionnelle et organisationnelle de l’entreprise (…) »

[Ferreira, 2004, p. 20]. Comme le caractérise Nathalie Ferreira ayant mené une recherche

doctorale sur le sujet : « A l’origine, l’idée d’autogestion est le fruit des luttes de travailleurs

pour l’amélioration des conditions d’existence de la classe ouvrière, pour la protection du

85 - Lorsque des salariés perdent leur emploi, ils bénéficient d’une indemnité pour perte d’emploi via les caisses de garanties.

En revanche, les actionnaires n’auront rien même s’ils ont été contraints à prendre des décisions opposées à leurs vues et si

celles-ci plombent l’entreprise, c’est bien eux qui en subiront les fâcheuses conséquences. 86 - ce que sera en mesure de faire la SARS (en admettant que l’on adopte une définition convenable du concept de démocratie). 87 - « (…) il n’existe pas, en réalité, de définition générale de l’autogestion et la diversité des conceptions de l’entreprise

autogérée chez les scientifiques est à peine moins grande que dans l’opinion publique. » Jacques Defourny cité par [Ferreira,

2004, p. 154].

Page 105: Chapitre 5 - C3E

— 105 —

travail, pour l’élargissement des droits démocratiques à l’homme dans l’entreprise à l’intérieur

de l’Etat bourgeois, pour créer un climat favorable à l’organisation et à l’éducation de la classe

ouvrière face aux excès du système capitaliste, mais surtout, pour se réapproprier le surplus

qui est en train de devenir la propriété des capitalistes entrepreneurs. » [Ibid., p. 18]. A une

époque où la misère commence à faire rage, suite à un chômage grandissant, quelques « laissés

pour compte » vont ainsi tenter de s’organiser afin de mettre en œuvre un nouveau type

d’entreprise davantage fondé sur la coopération fraternelle que sur l’autorité hiérarchique.

Globalement, c’est tout un idéal social qui émerge de cette aspiration nouvelle.

Face aux succès antérieurs de la firme hiérarchisée, l’autogestion est supposée être une utopie

ou une forme inefficace de gouvernance, appelée à dériver en technocratie ou en bureaucratie

pour maintenir sa survie.

b) Les expériences…

Dans de nombreux pays en voie de développement (Chine, Israël, Tanzanie, Pérou, Nicaragua,

Yougoslavie), des expériences significatives vont être menées dans des voies quelque peu

différentes de celles qui furent organisées au sein du monde occidental et de l’Europe de l’ouest

où était installé un collectivisme étatique, concernant les modalités organisationnelles des

unités de production.

Dans certaines unités de production et en différents lieux, des « conseils ouvriers » se mettent

sur pied dans l’optique de lutter contre des méthodes trop dictatoriales ou bureaucratiques

subies par les travailleurs au sein des firmes (cf. soviets, conseils d’usine italiens, conseils

ouvriers allemands, autogestion espagnole, révolution hongroise, etc., pour les détails voir

[Ibid., p. 39-50]).

D’une manière un peu différente, l’Afrique s’ouvre aussi par nécessité à l’autogestion — terre

où les multiples communautés rurales, adeptes d’une égalité entre les membres et d’une

solidarité à toute épreuve, avaient pour usage de prendre des décisions à l’unanimité à l’issue

de longues discussions. On se doit de remarquer qu’au sortir de la décolonisation les pouvoirs

centraux, conscients de leurs faiblesses, ne peuvent que laisser une certaine autonomie à ces

communautés rurales. Mais il est davantage question d’une nécessité politico-économique que

d’une volonté populaire et, face au conservatisme de la paysannerie, une telle idée ne gagnera

pas facilement du terrain.

On trouvera aussi des tentatives dans les pays latino-américains mais les tensions entre

« conservateurs, radicaux et développementalistes » ne favorisent pas vraiment la prolifération

d’entreprises autogérées. On aurait pu aussi évoquer l’expérience particulière des « Kiboutzims

israéliens », malheureusement les kibboutz ont progressivement disparus88 ; ou celle des

« communes populaires de Chine » ayant fait abstraction de toute propriété privée mais dont

l’institution finalement, par insuffisance de production, a dû être réaménagée. Néanmoins,

l’expérience la plus marquante et la plus révélatrice demeure celle vécue en Yougoslavie.

88 - pour les détails concernant cette expérience voir [Ferreira, 2004, p. 63-65].

Page 106: Chapitre 5 - C3E

— 106 —

c) Le modèle yougoslave

La Yougoslavie est un exemple intéressant à relater car ce pays a fait de l’autogestion la clé de

voûte de son système économique et social. En effet, c’est à partir d’une économie centralisée

par une administration d’Etat qu’en 1945, une volonté politique va instaurer la mise en place

de cellules productives autogérées. Il ne s’agit donc pas d’une poussée populaire ayant sollicitée

une autonomie dans la gestion des affaires collectives mais bien une action menée dans le cadre

d’un programme étatique. Ces cellules ne sont pas toutes confrontées aux lois du marché, car

l’Etat s’octroie le droit de fixer le prix de divers produits dans le domaine alimentaire ou dans

celui des matières premières.

Les directeurs de ces « unités économiques » vouées à être autogérées sont des fonctionnaires

publics. Ce directeur « est un organe de l’Etat dans l’entreprise, par l’intermédiaire duquel

l’Etat assume la gestion directe de l’entreprise. » [Ferreira, 2004, p. 76], mais après 1953 les

ouvriers ayant revendiqué le droit de choisir leur directeur finirent par obtenir satisfaction. « Le

directeur n’est donc plus, en principe, un fonctionnaire public, mais un membre de l’entreprise

faisant partie de son collectif. Son statut, ses conditions de travail et sa rémunération, ses

prérogatives sont définies dans chaque entreprise par les organes collégiaux de gestion et font

partie des règlements généraux spécifiques de l’entreprise. Ceci explique qu’en l’absence

d’une législation précise, les statuts du directeur varient d’une entreprise à l’autre. » [Ibid.].

Ce directeur est confronté à un « collectif de travailleurs » qui élit un « conseil ouvrier », auquel

il appartient « de prendre toutes les décisions fondamentales de l’entreprise. » [Ibid., p. 75]. En

ce qui concerne la gestion courante le conseil désigne un « comité de gestion » chargé de valider

les prises de décisions du directeur et de ses experts, formant ainsi l’appareil de direction. Ces

experts sont constitués de cadres supérieurs, cadres moyens, cadres inférieurs et de chefs

d’équipe ; une hiérarchie est donc installée et malgré l’instauration d’une certaine collégialité,

les entreprises doivent « lutter à la fois contre les séquelles de l’autorité hiérarchique et les

risques d’autorité technocratique qu’enferme l’institution de la direction des entreprises. »

[Ibid., p. 77].

Dans les faits les travaux de Nathalie Ferreira appellent à remarquer que si le directeur est

contrôlé et en principe révocable par le « conseil des travailleurs », c’est néanmoins lui qui

dirige l’entreprise. En effet, si le conseil a la possibilité de licencier un directeur, il s’avère que

ce dernier dispose d’appuis autant à l’intérieur de l’entreprise (soutiens syndicalistes), qu’à

l’extérieur (soutien des banques) et que, de ce fait, il est solidement installé dans son poste. Car

les entreprises ont en permanence besoin de crédits financiers pour fonctionner et c’est le

directeur qui possède la maîtrise des relations bancaires. Aussi les banques, par le biais des

crédits qu’elles accordent, contrôlent étroitement les entreprises et s’octroient indirectement

une influence sur leur devenir. Finalement, si en théorie le « conseil ouvrier » a tous les

pouvoirs, il reste très dépendant du capital engagé pour soutenir l’activité et se pose alors le

problème de la responsabilité des fonds prêtés. Comme le souligne Ferreira : « Le conseil

ouvrier n’est donc pas théoriquement responsable d’un capital qu’il ne possède pas, et ne

relève d’aucune instance supérieure. Le conseil de gestion n’est responsable que devant le

conseil ouvrier. Le directeur, qui a de fait les pouvoirs les plus étendus, n’a juridiquement

aucune responsabilité, n’étant lui-même pas membre du conseil ouvrier. » [Ibid., p. 78]. Il est

Page 107: Chapitre 5 - C3E

— 107 —

clair que du point de vue du droit et des responsabilités à assumer, la cohérence globale est

assez floue, pour ne pas dire décousue.

Des directeurs en cheville avec les banques, des syndicats pour assurer son maintien, cela

ressemble fort à une oligarchie, avec dans son sillage l’habituelle pyramide du pouvoir qui tend

insidieusement à s’établir : « les directeurs et les cadres sont au sommet, la masse des

travailleurs à la base, et les conseils des travailleurs en position intermédiaire. » [Ibid., p. 79].

Ainsi, cette autogestion imposée par le haut n’est pas le résultat d’une réelle motivation au sein

du monde ouvrier : « simple délégation de pouvoir, elle est vécue par les travailleurs qui en ont

été dotés, comme une simple gérance qu’on a bien voulu leur confier. Comme elle n’est pas un

droit acquis de haute lutte, mais plutôt une obligation à laquelle est soumis tout travailleur

affecté à une entreprise autogérée, l’adhésion intime et l’enthousiasme populaire lui ont

toujours fait défaut. » Henri Avron cité par Ferreira [Ibid.]. La manière dont ce système a été

mis en place fait fi des lentes motivations qui ont affecté au cours du temps l’homme au travail,

et que les psychologues et les sociologues ont parfaitement su mesurer : la possibilité de

s’élever et de progresser grâce à des efforts personnels, la mesure de la responsabilité, l’action

gratifiante, l’accomplissement et la réalisation de soi, l’ensemble baignant dans une culture

entrepreneuriale qui a, semble-t-il, fait le succès des organisations apprenantes de l’occident.

L’autogestion avait comme portée sous-jacente la découverte d’une voie nouvelle permettant

de surseoir au capitalisme occidental ainsi qu’au collectivisme étatique des pays de l’est, mais

les conditions de cette tentative louable n’avaient pas été préalablement pensées en profondeur

par des stratèges érudits, éclairés et visionnaires. Or, « Les excès de l’économie yougoslave

(gaspillage, corruption, fraudes, investissements non justifiés, endettement généralisés…), s’ils

ont paru s’accompagner momentanément d’une croissance du produit national, remettent en

cause la viabilité d’un système combinant à la fois les lois du marché et la socialisation (ou

plutôt l’étatisation) du processus de production. » [Ferreira, 2004, p. 83]. Qui plus est, confier

la responsabilité d’une entreprise à l’ensemble de ses salariés nécessite un apprentissage

préalable et une culture spécifique. Manquer de rigueur dans l’attribution de la propriété des

moyens de production ainsi que dans celle du besoin en fond de roulement nécessaire à tout

développement d’activité, autant que dans le partage des responsabilités, ne peut conduire qu’à

la banqueroute. De plus, combiner planification autoritaire et autonomie des entreprises ne peut

que créer des désordres internes. Un tel amateurisme en sciences économiques et sociales, ainsi

qu’en sciences de gestion, a fait que le succès ne fut pas au rendez-vous.

d) Le cas français

En ce qui concerne la France, où les événements de mai 1968 ont eu pour résultat de voir naître

un élan démocratique en réaction à une oppression bureautique qui commençait à s’installer,

les principaux syndicats et les partis politiques se saisissent de l’occasion pour incorporer dans

leur ligne d’action le développement du concept d’autogestion. Ceci afin d’apporter une

réponse aux mouvements anti-autoritaires, en même temps qu’une réponse à une aspiration à

la décentralisation en vogue dans les esprits. La CFDT (Confédération Française Démocratique

du Travail) par exemple, à l’issue de son 35e Congrès national de mai 1970 pose sciemment le

problème de « la contestation du capitalisme, de son développement injuste et inégalitaire, basé

Page 108: Chapitre 5 - C3E

— 108 —

sur la recherche exclusive du profit, la remise en cause de l’organisation sociale fondée sur

une hiérarchie autoritaire, traduisent une crise actuelle profonde de la société. » [Ibid., p. 52].

Il est question de confier davantage de poids aux considérations des travailleurs dans les

décisions que les entreprises ont à prendre et dans les stratégies générales à mener. Pour prendre

un autre exemple, le PS (Parti Socialiste) en 1974 lors de ses Assises condamne la technocratie,

symbole de l’autorité, prise pour responsable de la montée des inégalités et assoit son projet sur

trois piliers : « la socialisation des moyens de production, la planification démocratique et la

transformation de l’Etat. » [Ibid., p. 55]. Chacun peut ainsi juger aujourd’hui du chemin

parcouru dans chacun de ces trois domaines ; cela dit, à partir des années 1970, des

organisations autogérées vont commencer à s’insérer progressivement au milieu des entreprises

classiques pour devenir, un peu plus tard, le fer de lance d’un secteur particulier de l’économie

qui portera le nom ESS (Economie Sociale et Solidaire).

Ce que l’on peut dire aujourd’hui avec le recul, c’est que ces pays qui avaient tentés de s’écarter

de l’une ou l’autre des voies tracées par le capitalisme occidental ou le collectivisme russe, se

sont orientés vers diverses formes d’organisation autogérées probablement par manque

maturité. En effet, soit leur Etat n’était pas encore assez organisé pour instaurer l’énorme

bureaucratie nécessaire à la socialisation de moyens de production en vue de leur gestion, soit

la population dans son ensemble n’avait pas suffisamment empreint de culture entrepreneuriale

et de formations adéquates pour s’engager dans un capitalisme à l’occidental. Cela dit, toutes

ces tentatives, y compris celle du collectivisme, ont fini par tendre vers les conditions dictées

par le capitalisme, et ce malgré les problèmes désagréables qu’il pose et nonobstant les formes

variées qu’il a pu offrir.

2.3.4. La coopération ou l’anti-hiérarchie

Les pratiques coopératives représentent une longue tradition dans la majeure partie des pays

d’Europe centrale et orientale, comme « à l’instar de l’Estonie où la première société

hypothécaire coopérative fut créée dès 1802. » [Cleach et al., 2014, p. 44]. La création

progressive d’institutions spécifiques à la coopération va permettre à celle-ci de perdurer et

d’évoluer.

Ce que l’on appelle coopération a donc existé bien avant de pouvoir bénéficier d’un statut

juridique adapté (en France loi de 1947 modifiée en 1992). Bien qu’étant une idée générale,

celle-ci a su se concrétiser et s’institutionnaliser dans les rangs de la société. En effet, la

coopération dans un cadre microéconomique se caractérise essentiellement par une forme

d’organisation particulière, trouvant sa source d’inspiration chez certains penseurs du XIXe

siècle (Proudhon, Gide, Buchez, etc.). A partir des années 1970, elle va prendre une forme

juridique spécifique afin d’être clairement identifiée, se développer progressivement et

connaître un essor significatif à compter des années 1980. Cette forme spécifique prendra le

nom de SCOP (Société Coopérative Ouvrière de Production)89 laquelle repose sur une

89 - On ne présentera que quelques éléments généraux sur la SCOP, attendu que compte-tenu de l’originalité du modèle, on

établira au chapitre 7 section 5 une comparaison entre la SARS et la SCOP, ladite section servant par là-même à une étude

légitime de la SCOP.

Page 109: Chapitre 5 - C3E

— 109 —

combinaison de critères nouveaux en matière juridique, économique et sociologique. Depuis

l’année 2014, on trouve aussi des CAE (Coopérative d’Activités et d’Emploi), concept original

permettant à un porteur de projet de tester son activité dans des conditions sécurisée. Ce qui

détachent principalement ces organisations des entreprises classiques, c’est qu’elles ont pour

vocation de cultiver des valeurs telles que la démocratie, l’égalité, l’équité et la solidarité. Ces

entreprises d’un genre nouveau, au côté des mutuelles et des associations — trio caractérisé

comme étant un « troisième secteur » —, formeront une brèche au sein la sphère publique et

des entreprises classiques.

a) Les SCOP

Dans un cadre législatif, le droit français accorde une place légitime à la coopération depuis la

loi du 10 septembre 1947. Ce cadre juridique balise de quatre piliers le statut propre à la

coopération :

« 1- La double qualité d’associés et participants à l’activité d’une entreprise fonde la

personnalité des coopérateurs.

2- L’égalité des voix aux assemblées générales, indépendamment du nombre de parts

souscrites ou du volume d’activité.

3- Le partage de la fraction distribuée du profit (ou excédent de gestion) proportionnel à

l’activité, les parts sociales ne recevant qu’un intérêt limité ;

4- Le caractère impartageable des réserves par incorporation au capital ou dévolution de

l’actif net en cas de liquidation. »

[Ferreira, 2004, p. 90].

Il faut signaler que l’adhésion à une coopérative est libre, toutefois le candidat à la coopération

doit remplir certaines conditions fixées dans les statuts et faire l’objet d’un agrément. Par

ailleurs, il est possible de recourir à des « associés-investisseurs », ces derniers n’apportant que

des capitaux sans avoir de tâche fonctionnelle au sein de l’entreprise. Il est aussi possible de

confier l’administration de la coopérative à des mandataires bénévoles élus (et révocables) par

l’Assemblée générale et choisis parmi les associés. Les travailleurs impliqués dans la SCOP qui

ne sont pas associés disposent d’un contrat de travail. L’Assemblée générale élit et révoque à

tout moment les dirigeants de l’organisation et prend en dernier ressort les décisions qui

s’imposent.

Les SCOP peuvent être attachées à toutes les activités professionnelles et la loi n°78-763 du 19

juillet 1978 définit la SCOP comme suit :

« Les SCOP sont formées par des travailleurs de toutes catégories ou qualifications

professionnelles, associés pour exercer en commun leurs professions dans une entreprise

qu’ils gèrent directement ou par l’intermédiaire de mandataires désignés par et en leur

sein. »

Les coopératives sont souvent considérées à juste titre comme des entreprises autogérées. La

coopération remplaçant la hiérarchisation, celle-ci exige des acteurs une ouverture à d’autres

compétences que leur stricte spécialisation habituelle. Cela dit, on attend toujours plus de

Page 110: Chapitre 5 - C3E

— 110 —

l’opérateur et, plus la formation est étendue, plus l’individu est en mesure d’opter pour de plus

larges responsabilités. Car au plan de la gouvernance, « Les entreprises autogérées, c’est-à-

dire les coopératives de travailleurs, vont désormais apparaître comme un segment limité de

l’économie sociale, mais elles en sont la "pointe avancée", notamment en matière de

participation des travailleurs et de démocratie. » [Ferreira, 2004, p. 29]. C’est donc du point

de vue managérial et gouvernemental que des tâtonnements vont s’avérer nécessaires dans ce

modèle déviant par rapport à la norme classique (propriétaires aux commandes, force de travail

à l’exécution).

La SCOP ne représente que les prémisses d’une confusion entre la propriété des moyens de

production et le contrôle de l’entreprise par ceux qui y travaillent (autrement appelée double

qualité par le fait que certains sont à la fois salariés et actionnaires). Il faut reconnaître que les

initiatives des travailleurs en SCOP « induisent un changement profond des mentalités et des

pratiques entrepreneuriales et permettent un renouvellement du rapport de force entre capital

et travail » [Cleach et al., 2014, p. 40]. Cette dynamique a vocation à démanteler l’instauration

de « dictature actionnariale ». L’univers des SCOP incarne ainsi une épreuve empirique

vraiment intéressante, car certains économistes (Berle, Means, et al.) se sont interrogés sur

l’éventuelle supériorité des firmes dont les contrôles étaient uniquement effectués par les

propriétaires (ou leurs mandataires) et non par les travailleurs y étant eux-mêmes impliqués.

C’est aussi la raison pour laquelle on considère fréquemment l’autogestion et la coopération

comme des systèmes alternatifs au capitalisme et au collectivisme90.

Coopérer s’apprend par la pratique, en faisant, car œuvrer dans une SCOP c’est manifestement

faire de l’économie autrement, puisqu’il s’agit avant tout de rechercher « l’émancipation dans

et par le travail » et « d’expérimenter des formes collectives de travail au sein desquelles celui-

ci ne serait plus source d’assujettissement et d’exclusion » [Ibid., p. 25 et 26]. Les acteurs

entendent « travailler moins, travailler mieux et mettre du sens dans leur travail… » [Ibid., p.

29]. Mais les points de force de la coopération tiennent surtout à la globalité de son

potentiel : « L’intérêt du projet coopératif aujourd’hui est qu’il permet de revisiter les notions

de travail, de partage de la valeur, de performance et d’efficacité d’une organisation, c’est-à-

dire réinventer les bases d’un projet de société. » [Ibid., p. 120]. Une telle dynamique s’inscrit

tout à fait dans l’air du temps.

Enfin, relativement à l’emploi, il faut noter que le modèle SCOP est souvent utilisé pour

réanimer des entreprises en faillites — point non négligeable lors d’une période économique

où les dépôts de bilan s’accumulent et créent des chômeurs.

b) Les CAE

Les CAE sont des SCOP ayant la particularité d’offrir un statut « d'entrepreneur salarié »,

permettant à un porteur de projet de percevoir un salaire et de bénéficier de la couverture sociale

d'un salarié classique.

90 - on pourrait plus prudemment les considérer comme des formes embryonnaires d’alternatives à ces régimes.

Page 111: Chapitre 5 - C3E

— 111 —

La loi du 31 juillet 2014 relative à l'économie sociale et solidaire définit le cadre général de

fonctionnement d'une CAE. Le décret du 27 octobre 2015 précise les modalités d'organisation

et de fonctionnement des CAE, dont les dispositions sont en vigueur au 1er janvier 2016.

2.3.5. Les nationalisations ou l’anti-démocratie

Une autre façon de penser la gouvernance des entreprises peut aussi consister à faire participer

l’Etat au capital de celles-ci dans des proportions qui peuvent varier suivant les cas. Cette piste

caractérisant un tout autre style de gouvernance a été expérimentée depuis longue date et cet

autre moyen de concevoir la capitalisation des firmes a été nommé nationalisation.

On rappelle que Jean-Baptiste Say (1767-1832) s’était déjà rendu compte en son temps que

l’Etat était un très mauvais entrepreneur. Il faut dire qu’il avait sous les yeux des exemples

flagrants pour attester des investissements dispendieux réalisés par la puissance publique pour

soutenir certaines activités marchandes. Il prétend ainsi qu’il ne faut pas d’entreprises

publiques, tout simplement par constat que les entreprises privées font plus, mieux et vendent

à meilleur prix. Le sentiment d’iniquité qu’il éprouve à l’égard de l’injustice qui en découle,

vis-à-vis des citoyens contraints malgré eux à devoir soutenir un financement d’activités non

rentables, est très bien exprimé lorsqu’il décrit la situation de la manufacture des Gobelins :

« La manufacture de tapisserie des Gobelins, qui est entretenue par le gouvernement de

France, consomme des laines, des soies, des teintures ; elle consomme la rente de son local,

l’entretien de ses ouvriers ; toutes choses qui devraient être remboursées par ses produits,

et qui sont loin d’être une source de richesse, je ne dis pas seulement pour le gouvernement,

qui sait bien qu’il y perd, mais pour la nation tout entière, car elle est une cause toujours

subsistante de perte. »

Say, Traité d’économie politique 1803,

cité in [Histoire des pensées économiques, Tome I, 1993, p. 104]

Il n’est pas question ici d’être exhaustif, mais on peut aussi compter sur Henri Fayol pour

soutenir l’idée d’un Etat mauvais entrepreneur. En effet, Fayol publia en 1921 une étude sur la

gestion des postes, télégraphe et téléphone intitulée « L’incapacité industrielle de l’Etat : les

PTT ». Les œuvres originales de Fayol ne sont pas facilement accessibles (le nombre

d’exemplaires en circulation est restreint) et l’on s’appuie ici sur les recherches du docteur

Philippe Rouchy résumant ainsi la pensée de Fayol :

« Henri Fayol concluait dans son livre que l’entreprise des PTT était mal gérée par l’Etat,

que l’industrie privée accomplirait mieux cette tâche. Il ajoutait que, dans l’hypothèse où

il serait possible d’améliorer les performances de l’exploitation étatique d’une entreprise,

sa gestion serait toujours inférieure au privé. En conclusion finale, il concédait que l’Etat

pourrait éventuellement se borner à donner des orientations.

Page 112: Chapitre 5 - C3E

— 112 —

La question que l’on peut se poser est de savoir comment Fayol en arrivait à ces

conclusions ? Il y a un siècle, Fayol dénonçait clairement ce que certain n’oserait pas

murmurer aujourd’hui. Le premier chef d’accusation eu égard à la gestion des entreprises

d’Etat vient de leur faiblesse administrative inhérente à la collusion entre les fonctions

industrielles et les fonctions politiques de l’Etat. Il identifiait dans l’introduction de son

livre les vices de l’administration des PTT dans cinq domaines de responsabilité et

d’action : (1) le rôle du sous-secrétaire d’Etat instable et incompétent ; (2) l’absence de

programme d’action sur le long terme, (3) l’absence de bilan, (4) l’intervention abusive et

excessive des parlementaires et (5) l’absence de responsabilité. »

[Rouchy, 2012]

Rouchy détaille dans la suite de son article les cinq points à partir desquels Fayol fonde sa

critique de l’action étatique ; cela dit on n’ira pas plus loin, la question n’étant pas pour l’heure

de faire un procès concernant les politiques publiques mais d’exposer les différentes formes de

gouvernance qui s’imposent suivant la structure du capital de la firme, en tenant tout de même

à montrer brièvement leurs impasses. Car, on pourrait multiplier à demeure les dénonciations

sur les carences gestionnaires de l’Etat en matière entrepreneuriales, ainsi que le parasitisme

dont il fait preuve dans ce domaine.

Pour compléter les données sur le sujet, dès 1985, l’économiste Henri Lepage s’était penché

sur les études ayant été menée au sujet des cas de nationalisations, c’est-à-dire des entreprises

devenues plus ou moins publiques. Il tient à souligner que, s’agissant d’études sérieuses

réalisées par des économistes suisses et canadiens fondées sur différents bilans et portant sur

divers pays : « Toutes ces études confirment clairement que les firmes publiques se

caractérisent par des coûts de gestion plus élevés que leurs concurrents ou homologues privés.

Sur une cinquantaine de cas étudiés, les recherches n’en font apparaître que trois où une

entreprise publique fonctionne avec des coûts plus faibles que les entreprises privées

concurrentes du même secteur et cinq où il semble n’y avoir aucune différence. » [Lepage,

1985, p. 209]. Il est vrai qu’avoir l’Etat comme actionnaire représente un puit sans fond du

point de vue du capital. En effet, en cas de déboires économiques, l’Etat n’hésite pas à extirper

quelques deniers au contribuable pour combler les pertes et relancer l’activité. Et c’est bien ce

point qui pose un problème démocratique, car ce genre de décisions est toujours pris sans l’aval

des citoyens qui ne sont pas en mesure de statuer en fonction des causes et des conséquences.

Une fois que l’engrenage s’est effectué, pour sauver la face et souvent pour maintenir les

emplois en ces temps difficiles, les pouvoirs publics n’hésitent pas à s’engager dans les postures

irrationnelles économiquement parlant. Sa conclusion est la suivante : « Il n’en reste pas moins

qu’on dispose maintenant d’un ensemble de données suffisant pour considérer que la thèse des

économistes sur la moindre efficacité économique de la propriété publique se trouve

expérimentalement vérifiée. (…) Si la transparence est la condition première de la démocratie,

c’est exactement à l’opposé que conduit la propriété publique. » [Ibid., p. 209 et 210, 216]. La

France fera les frais de cette politique de nationalisation sous l’ère Mitterrand, et avec le recul,

on entendra l’économiste Thomas Piketty conclure : « Tout cet argent public investi dans ce

programme de nationalisation a été gâché. Cette politique était à contre-courant de la réalité

économique des pays développés. Il aurait mieux valu laisser le secteur privé se restructurer

Page 113: Chapitre 5 - C3E

— 113 —

seul et investir cet argent dans la formation et l'éducation. »91 De Say à nos jours, il y a là

suffisamment de preuves expérimentales, la question semble donc scientifiquement pouvoir

être tranchée concernant l’efficacité des nationalisations sur plan économique.

Depuis de nombreuses années divers économistes, les libéraux en particuliers, se sont insurgés

contre les entreprises étatisées ; cependant, entre les voies néfastes que l’empirie économique

a fini par indiquer et la politique économique décidée par les hommes au pouvoir, il y a là deux

façons d’agir qui peinent à se concilier.

On suppose que la crainte convulsive de disparition massive d’emplois tétanisant les individus

au pouvoir soit l’une des causes de persistance de cette politique. D’où l’intérêt de trouver un

moyen efficace de réactiver de manière significative la création d’emplois, compte-tenu que les

pistes que l’on pensait valables pour maintenir à flot l’économie s’amenuisent de jour en jour.

2.3.6. La « démocratie industrielle »

Alors que Proudhon avait déjà utilisé ce terme, on doit surtout la notion de « démocratie

industrielle » à Dominique Martin [Martin, 1994], où le sous-titre de son ouvrage — La

participation directe dans l’entreprise — est suffisamment évocateur pour comprendre la

signification de ce qu’il entend évoquer sous cette terminologie. Il ne s’agit donc pas d’étudier

comment l’encadrement va mobiliser les acteurs de l’entreprise mais quels dispositifs ou

procédures vont être mis en place afin d’engager leur véritable engagement dans l’entreprise.

En effet, à partir des année 1970 diverses expériences sont menées au sein des entreprises dans

l’optique d’augmenter l’implication de chacun au regard des perspectives qui imposent aux

firmes de devoir évoluer pour survivre. Très rapidement, on entend parler de restructuration des

tâches, cercles de qualité, mouvement autogestionnaire et de management participatif ainsi que

d’ouverture à l’expression salariale… Martin prend pour base le taylorisme qu’il considère à

juste titre comme le « point zéro de la participation », en signalant que ce modèle a enfermé

les entreprises évoluant à cette période dans une culture de la soumission ; et que celle-ci a

néanmoins généré « une contre organisation du travail » qui se manifeste par un « effort

minutieux pour miner le pouvoir de contrôle directorial et son arbitraire » Martin cité in

[Piotet, 1995, p. 559 et 560]. L’OST (Organisation Scientifique du Travail) prônée par Taylor

a tôt fait d’être critiquée par les théoriciens du développement des organisations (l’OST fut

alors jugée inefficace et déshumanisante). Mais si ces premiers théoriciens ont malgré tout

soulignés « l’antagonisme entre l’individu et l’organisation », tout en signalant l’apport

bénéfique d’un appel naissant à une participation active des travailleurs vers des domaines

autres que celui de la production, il n’en demeure pas moins que leur erreur fut de croire que

l’on pouvait évoquer une participation réelle sans changer l’opposition entre les propriétaires

du capital et la force de travail.

91 - http://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/les-tops-et-les-flops-economiques-de-mitterrand_1397015.html page

consultée le 31 août 2016.

Page 114: Chapitre 5 - C3E

— 114 —

Ce qu’entend Martin avec l’appellation « démocratie industrielle », c’est une « redistribution

du pouvoir de contrôle à tous les échelons sur les buts et les moyens de gérer les

organisations. » [Ibid., p. 561]. Il retrace le fait que lorsque la force de travail s’est vue ouvrir

une porte vers la participation, celle-ci s’est prioritairement engagée dans l’autogestion, tout en

faisant pertinemment remarquer que cette voie — que Martin appelle « l’intelligence ouvrière »

— a montré des potentialités d’inventivité considérables par rapport au modèle classique. En

effet, l’organisation taylorienne s’est trouvée incapable de surmonter l’évolution rapide de deux

phénomènes croisés : les nouveautés technologiques incessantes venant perturber le

fonctionnement rigide des marchés et les nouvelles aspirations des hommes, notamment leur

désir d’émancipation. Car le comportement des managers est jugé passéiste face aux nouvelles

contraintes induites par la modernisation, tant en ce qui concerne les produits à vendre, les

services à offrir, qu’en ce qui concerne les rapports humains. Rendre l’entreprise fonctionnelle

à ces récents enjeux devient alors une problématique à résoudre. Martin tire au clair la question

cruciale en avouant qu’un nouvel ordre n’a pourtant pas été créé ; quand bien même une

évolution positive a eu lieu, s’agissant d’une expression salariale plus ouverte ayant remplacé

le musellement de la force de travail allant de pair avec l’OST — qui nécessitait d’obéir sans

discuter. Car cette expression a été utilisée afin de « solliciter la créativité des exécutants dans

le but d’une performance accrue » [Ibid., p. 562], mais le fait est que cet avantage a été

essentiellement récupéré au bénéfice des propriétaires ; par conséquent, rien n’a encore

vraiment changé au plan de l’exploitation des uns par les autres, même si les travailleurs sont

toutefois parvenus à élargir significativement leur « espace de liberté ».

A la fin d’une période qui s’est déroulée approximativement des années 1970 aux années 2000,

on peut dire que des avancées conséquentes ont eu lieu et chacun dans cette voie y a mis du

sien. Les travailleurs se sont efforcés de cultiver leurs vertus émancipatrices, les dirigeants ainsi

que les actionnaires ont saisi tout l’intérêt de se désenclaver des rigidités de l’OST, et le

législateur a de son côté acté cette légitimité « d’introduire une certaine démocratie dans

l’entreprise (notons que cette volonté était contenue aussi dans le rapport Sudreau, rédigé à la

demande du président de la République d’alors, Valéry Giscard d’Estaing)92. » [Bernoux, 2009,

p. 232]. Ainsi les inévitables tensions entre les acteurs n’ont pas fait éclater la « cellule

entreprise » mais ont organisé sa progressive transformation intérieure.

Cependant, les problèmes ne sont pas pour autant résolus car « La difficulté vient du fait de ce

que l’apprentissage de la nouvelle pratique sociale se fait à l’intérieur de l’ancienne, de ce

qu’il faut inventer des relations différentes dans un système qui vit une certaine pratique. »

[Ibid., p. 231]. C’est pourquoi l’aventure continue et laisse place à une panoplie de nouvelles

pratiques en matière de gouvernance propre au domaine de l’entreprise.

92 - La réforme de l’entreprise – rapport du comité présidé par Pierre Sudreau (7 février 1975) et dont les termes seront repris

dans la loi Auroux. [Bernoux, 2009, p. 232]. François Bloch-Lainé (1912-2002) avait d’ores et déjà fait publier au Seuil en

1963 Pour une réforme de l’entreprise où il écrivait « dans les grandes firmes, la démocratie des sociétés anonymes est une

fiction », p. 14.

Page 115: Chapitre 5 - C3E

— 115 —

2.4. Les nouveaux modes de gouvernance en vogue

Marc Fleurbaey (né en 1961), professeur d’économie et philosophe, signale à juste titre que

« La théorie économique s’est penchée sur la viabilité des entreprises démocratiquement

gérées par leur personnel, et a abouti à des conclusions mitigées.93 » et « (…) que la démocratie

d’entreprise n’est pas une utopie lointaine, mais une tradition déjà ancienne et multiforme, qui

ne demande que des conditions favorables, à la fois économiques et politiques, pour

s’épanouir » [Fleurbaey, 2006, p. 132 et 136]. Mais d’une part, l’entreprise n’est pas la société

et, d’autre part, compte-tenu des problèmes que pose actuellement le concept de démocratie

(avec ses pathologies), il serait malvenu d’engager l’entreprise dans une voie démocratique,

cela ne ferait qu’augmenter ses contre-performances déjà bien lourdes à supporter au plan

macroéconomique (cf. chapitre 4). D’autant que la démocratie, par essence, suggère le débat et

avec la lenteur qu’il réclame, celui-ci ne convient pas au mode opératoire de l’entreprise qui,

confrontée à des aspects temporels, doit exécuter vite et bien. La démocratie est un concept

comportant de nombreux périls et il vaudrait mieux que ceux-ci n’aillent pas menacer la vie en

entreprise.

Il faut tenir compte aussi qu’une entreprise dispose de frontières, qu’elle est un espace clos qui

n’est pas ouvert à chacun et qu’en dehors de sa fonction productive enfermée dans une exigence

de rentabilité, celle-ci doit avoir la liberté de se fixer ses propres objectifs sans avoir à souffrir

de tous les avis extérieurs. De toutes les façons, ne perdureront dans une économie de marché

que les firmes qui seront soutenues de façon régulière par les consommateurs. Par conséquent

le travail de sélection éthique, écologique et humaniste des projets doit se faire en amont en

travaillant sur l’esprit des usagers qui, dans une économie de marché, possèdent la liberté de

choisir leurs objets de consommation. Un nouveau mode de gouvernance lié à l’entreprise ne

peut pas s’appareiller à l’identique de l’idée de ce que les premières citées grecques ont forgé

en tant que démocratie politique, ne serait-ce que par les impératifs de rentabilité et la

délimitation de leur domaine d’action (les entreprises n’ont pas vocation à répondre à l’intérêt

général mais seulement à un secteur de celui-ci). Un point tel que celui-ci mérite d’être mieux

éclairci et plus largement partagé car : « Le gouvernement d’entreprise diffère donc dans sa

nature du gouvernement de la société : il est nécessaire de (re)construire une autre vision de

la démocratie spécifique à l’entreprise. » [Cleach et al., 2014, p. 25]. Les pionniers ayant

soutenu la « démocratie industrielle » n’ont fait qu’ouvrir une voie, et celle-ci demande à

présent d’être aménagée de manière appropriée à la particularité de l’entreprise.

L’entreprise réclame ainsi un mode de gouvernance cohérent et performant, propre à sa fonction

et à l’air du temps. C’est chaque fois à l’issue d’un tâtonnement qu’une bonne voie se dégage

et les entreprises d’avant-garde n’ont pas attendu pour expérimenter de nouveaux modes dont

certains finiront bien par s’avérer efficace au sein des organisations contemporaines. L’idée

générale qui sous-tend l’émergence de ces nouveaux modes de gouvernance est la remise en

cause des performances des organisations pyramidales et celle des anciennes hiérarchies

fondées sur le modèle militaire, de la bureaucratie qu’elles impliquent, ainsi que de l’échec

93 - Pour une synthèse récente de la littérature théorique et empirique sur la démocratie d’entreprise, cf. G.K. Dow, Governing

the Firm. Workers’ Control in the theory and Practice, Cambridge University Press, 2003. Il existe une longue tradition d’intérêt

pour la démocratie d’entreprise chez les économistes, avec des auteurs aussi prestigieux que John Stuart Mill, Léon Walras,

James Mead ou Jacques Drèze. (note de Fleurbaey).

Page 116: Chapitre 5 - C3E

— 116 —

partiel des tentatives d’introduction de la démocratie en entreprise calquée sur la forme qu’elle

a prise dans la société actuelle.

2.4.1. Le bicamérisme économique ou « l’entreprise à deux têtes »…

Au regard de la gestion de la firme, une première idée logique vient naturellement à l’esprit

lorsque l’on cherche à remettre en cause le pouvoir prédominant des actionnaires par rapport

aux travailleurs. Il s’agit de faire en sorte que le collège des salariés puisse peser du même poids

que celui des actionnaires dans toutes les questions liées au gouvernement de l’entreprise, ou à

tout le moins que celui-ci ne soit pas en réalité fictif.

Comme on l’a vu, dirigeants et apporteurs de capitaux ont clairement saisi que « la clé de la

capacité d’innovation des entreprises se trouvent chez leurs salariés » [Ferreras, 2013, p. 35].

Mais pour les uns, toute la difficulté réside dans le fait de ne pas perdre le pouvoir sur le destin

du capital ; car s’il y a une perte plus ou moins totale de la maîtrise en ce qui concerne l’avenir

du capital apporté dans une organisation productive, alors à quoi bon investir des fonds dans de

telles conditions ? Impliquer les salariés de façon tout à fait impartiale et sans pour autant perdre

le pouvoir, telle est donc la nouvelle chimère.

De ce fait, « Aller le plus loin possible dans la cooptation du salarié comme co-contributeur à

l’entreprise, afin d’accroître sa motivation et donc de pouvoir récolter les fruits de sa plus

grande productivité » [Ibid.] pourrait fort bien dans un sens ressembler au conte du Petit

Chaperon rouge ; où les grandes dents du capital servent à mieux exploiter encore

l’emprisonnement des salariés. Confier une place aux travailleurs dans le gouvernement des

firmes, en s’abstenant de toute mascarade plus ou moins sournoise ou de tout marchandage,

réclame une certaine imagination loin de toute évidence. Il faut distinguer cette avancée de ce

qu’a pu représenter les premières formes de cogestion qui généralement se sont limitées à faire

participer les salariés aux « enjeux de gestion de la production et d’organisation du travail »

de celle, plus globale, liée « aux orientations économiques les plus stratégiques de

l’entreprise » [Ibid., p. 36]. Dans cette seconde version, les actionnaires se sont toujours

arrangés pour avoir le dernier mot (en s’octroyant quoiqu’il arrive un total de voix toujours

supérieur en cas de vote — le collège représentant les salariés ne pouvant jamais être supérieur

à celui de l’intérêt des actionnaires en cas d’arbitrage), flouant ainsi les bases d’un partage

équitable. Le capital a ainsi réussi jusqu’à présent à maintenir sa souveraineté, face aux

conquêtes graduelles des poussées démocratiques, lentes mais sûres… Mais jusque quand le

capital va-t-il pouvoir exercer sa domination ? Un basculement est-il possible ?

Car à y regarder de près les salariés ne sont parvenus qu’à « se contenter de négocier, de

marchander (bargain) les moyens de mise en œuvre d’un projet défini par les seuls apporteurs

en capital » [Ibid., p. 40]. Une démocratisation peut-elle aller jusqu’à son terme dans la sphère

économique en concevant un bicamérisme « et entrer dans le gouvernement, légitime,

raisonnable et intelligent de l’entreprise » ? [Ferreras, 2013, p. 40]. C’est là le pari d’Isabelle

Ferreras.

Page 117: Chapitre 5 - C3E

— 117 —

Appelant à une relance de l’innovation institutionnelle, ce bicamérisme économique s’explique

clairement de la façon suivante :

« L’idée du "bicamérisme économique" pour l’entreprise consiste à penser le déploiement

de la phase suivante dans l’histoire des institutions de l’entreprise : un véritable

gouvernement, institué par les deux corps constituants de l’entreprise, les apporteurs en

capital et les investisseurs en travail, réunis au travers de leurs deux chambres de

représentants élus respectifs, mobilisés par leurs rationalités spécifiques (le "point de vue"

dont parle l’accord du 11 janvier 2013), instrumentale et politique et qui se reconnaissent

comme mutuellement inévitables et indispensables. Le postulat est, qu’en effet, dans

l’entreprise capitaliste, performante économiquement et socialement à l’heure d’une

économie de service fondée sur la mobilisation des salariés, l’un ne pourra plus

sérieusement faire sans l’autre. »

[Ferreras, 2013, p. 40]

Cette voie possible semble toutefois bien périlleuse à mener, car en cas de victoire ultime de la

force de travail sur le capital (à l’issue d’un vote par exemple), rien ne saurait empêcher les

apporteurs de capitaux de retirer leur mise de fonds de l’affaire — le droit de propriété (usus)

leur donnera toujours raison ; puisqu’en dernière instance les investisseurs sont libres de

disposer comme bon leur semble de leur capital pour investir dans une autre affaire

correspondant mieux à leurs vues (pourquoi laisseraient-ils leur capital dans une organisation

allant à l’encontre de la visée stratégique dans laquelle ils croient ?)94. On ne saurait que trop

rappeler la fable déjà référencée de Jean de La Fontaine intitulée Le Loup et l’Agneau où « La

raison du plus fort est toujours la meilleure » et dont on rappelle l’issue de celui qui s’avisa

innocemment de contrarier un puissant95. Ainsi, dans la forme actuelle du droit, juridiquement,

le capital aura toujours le dernier mot.

De cette façon, l’entreprise est encore ainsi bien loin d’être véritablement réformée.

Les entreprises au demeurant, sur le plan de la gouvernance et dans le cadre où elles se situent

actuellement, sont confrontées à un certain nombre de problèmes pratiques insolubles dans un

tel paradigme. En effet, celles-ci sont frappées de quelques maladies. Pour donner des

exemples, on pourrait répertoriés ceux qui suivent comme étant principaux : les réunions

interminables, les effroyables et continuelles pertes de temps, l’ego dont certains font preuve

étouffant ainsi les initiatives d’autrui, ou les empêchements divers gênant le déroulement des

avancées nécessaires, ou encore l’incompréhension notoire entre le talent que possède une

personne et sa compétence. Tous ces points néfastes au bon déroulement d’une activité

rationnellement conduite minent l’efficacité d’une gouvernance bien appliquée.

94 - En cas de désaccord sur l’usage des fonds, il n’est pas envisageable d’imaginer contraindre les investisseurs de laisser leurs

capitaux au sein de la firme s’ils ne le désirent plus, ce serait contraire au droit de propriété qui garantit la liberté d’usage des

biens légalement détenus en propriété. Ce bicamérisme ne peut donc pas être la solution du problème. 95 - « On me l'a dit : il faut que je me venge.

Là-dessus, au fond des forêts

Le Loup l'emporte, et puis le mange,

Sans autre forme de procès. »

Page 118: Chapitre 5 - C3E

— 118 —

Cependant, au cœur de l’action de nouvelles formules concoctées par quelques inventeurs

débridés vont être testées grandeur nature au sein même des entreprises. Cela moyennant des

conditions assez originales demandant une importante prise de risque, puisque s’agit alors d’une

aventure déjà incluse dans une autre aventure, celle de l’entreprise elle-même...

2.4.2. Le management participatif

Peter Drucker avait réussi à formuler une définition très claire du management, celle qui suit :

« Le management, ce savoir utile qui permet pour la première fois à l’homme de faire travailler

de façon productive des personnes de qualification et de discipline très différentes au sein d’une

organisation, est une innovation de ce siècle. Le management a transformé la société moderne

en quelque chose d’entièrement neuf, pour lequel nous ne disposons par ailleurs d’aucune

théorie sociale ou politique : une société d’entreprises et d’organisations multiples. » [Drucker,

1985, p. 58]. Or, ce management tel qu’il a été défini peut se décliner sous différentes formes

celle dont on parle actuellement a été nommée « Management participatif ».

Ainsi sous l’appellation « Management participatif », on évoque les formes diverses de

participation des salariés au sein de l’entreprise : « Il s’agit de mobiliser les travailleurs, de

canaliser leur capacité critique au service de l’entreprise, mais aussi de légitimer les décisions

prises par la direction en soumettant leur mise en œuvre à la délibération des travailleurs. »

[Charles et Zimmerman, 2013]. Ce qui sous-entend qu’il s’agit davantage de faire accepter des

décisions prises par la direction que de confier dans ce registre une pleine autonomie aux

salariés. Cela dit, une telle ouverture peut être considérée comme « un moyen de voir ces

orientations appropriées plutôt que contestées et, ainsi, de désamorcer le conflit social. »

[Ibid.]. Alors que de manière plus concrète ce type de management invite les salariés à sortir

de leur zone de confort, de la spécialité qu’ils maîtrisent, pour s’immiscer dans le rayon de

l’audace avec prise d’initiative, sans pour autant dépasser le cadre du schéma directeur de

l’entreprise borné par une ligne de flottaison définie. Mais le point de mire reste surtout de

donner du sens au travail de chacun à l’intérieur d’un projet collectivement partagé.

2.4.3. Le principe d’« entreprise libérée »

En contrepoint de l’ère d’un management commandé, cadenassé, verrouillé style Taylor et son

OST, va désormais advenir celle d’un « management libéré ». « Ce terme, pris dans son

acception principale, signifie que l'entreprise est libérée de la pression managériale qui opère

par des directives et des contrôles. L'espace ainsi dégagé va permettre aux salariés de prendre

leur place et de s'autonomiser. » [Côte, 2016, p. 44].

On parle alors d’« entreprise libérée » ou « libérante ». De quoi s’agit-il ? Il est question « d’une

entreprise où les salariés sont libres et responsables d’entreprendre toutes les actions qu’ils

estiment être les meilleures pour l’entreprise » [Ibid., p. 9]. On évoque aussi le « management

jardiné » — terme qui fut forgé dans les années 1930 par la célèbre Mary Parker Follett (1868-

1933) pionnière en management —, où chaque salarié est en soi un espace à cultiver en passe

Page 119: Chapitre 5 - C3E

— 119 —

de donner des fruits dans le but de potentialiser au maximum l’entreprise. A l’intérieur de son

cadre de compétence chaque salarié est ainsi invité à prendre des décisions adaptées pour

lesquelles il en accepte la responsabilité. Ce mode de fonctionnement est ainsi fondé sur la

confiance, le salarié n’est alors plus vu comme une ressource mais comme une richesse.

La principale caractéristique de ce type d’entreprise tient probablement au fait que l’on y

cherche à minimiser l’institution des divers pouvoirs au profit de relations plus confraternelles

et moins hiérarchisées. Les organigrammes classiques ne sont plus des références et laissent

place à des organigrammes où les symboles utilisés pour définir les rôles sont des cercles

imbriqués et non plus des rectangles superposés formant une pyramide (inversée ou non). On

délaisse le terme « chef » ou profit de celui de « leader » et le dirigeant est considéré comme

un « homme comme un autre ».

Toutefois, on tient juste à préciser que le vocable d’« entreprise libérée » est quelque peu abusif,

car pour celui qui connaît la problématique fondamentale de l’entreprise, il s’agit là en fait

d’une entreprise faussement libérée . En effet, tant que l’on n’aura pas accordé un droit de

propriété équitable aux salariés sur ce en quoi ils œuvrent, on restera toujours quoique l’on

mette en place comme mode de management dans le cadre d’une exploitation des uns

(détenteurs des capitaux, titres de propriété) par les autres (force de travail), donc dans une

entreprise aliénante.

2.4.4. L’holacratie

Au seuil des années 2000, un certain nombre de managers sont forcés de constater que le

fonctionnement des organisations de leur temps n’a plus rien à voir avec celui du début du XXe

siècle et par conséquent les méthodes de management qui y étaient associés ne sont plus du tout

opérationnelles face aux enjeux du moment. En effet, le modèle hiérarchique vit ses dernières

heures, les organisions sont en train d’effectuer leur mutation.

C’est pourquoi contraintes d’évoluer les entreprises vont s’essayer à de nouvelles façons de

concevoir leur procédures internes du point de vue des rôles tenus par chacun des acteurs. Ainsi

l’holacratie par exemple vise à organiser la prise de décision au plus près de celui qui détient la

compétence pour prendre cette décision. Ces nouveaux processus tentent d’orchestrer un

« pilotage plus dynamique » permettant davantage d’agilité au sein de l’organisation davantage

en phase avec une évolution continue et de plus en plus rapide de l’environnement.

Par ailleurs, cette formule exige aussi que chacun exécute un travail sur soi, visant à désamorcer

un culte de l’ego au profit d’une vocation orientée vers un service direct à l’organisation elle-

même, grâce à une autorité distribuée, plutôt qu’une transmission par chaînons hiérarchisés.

L’objet étant d’éprouver au maximum la suppression des tensions diverses entre les acteurs qui

existent naturellement au sein de chaque groupe humain. Une telle méthode facilite un

ajustement constant dans un monde qui bouge en permanence, car les liens organisationnels

entre acteurs sont plus fluides, attendu que des mécanismes de délégation font office de base

Page 120: Chapitre 5 - C3E

— 120 —

de fonctionnement. Le résultat, paraît-il, est que l’entreprise y gagne en performance et que les

acteurs éprouvent davantage de bien être dans leur travail quotidien.

Bien que l’ensemble ces points fassent preuve d’une certaine importance dans la recherche

d’une forme de gouvernance moderne qui conviendrait aux entreprises contemporaines, il n’est

pas utile d’insister davantage sur ces expériences d’avant-garde ; ce qui importait était de

montrer qu’elles existent et que des tâtonnements sont en cours actuellement, démarches

néanmoins relativement peu connues des chercheurs qui s’intéressent à l’entreprise. Il est fort

probable que ces initiatives continueront de se développer et sans doute aussi s’auto-

sélectionner. Car depuis environ trente ans de management participatif porté par des

innovations actuellement en inflation, les enquêtes sociologiques montrent que le

désengagement des salariés est toujours d’actualité et même de plus en plus marqué par un

nombre croissant de salariés démobilisés, quand ce n’est pas les violences organisationnelles

qui frappent au cœur des entreprises, ce sont les risques psychosociaux qui ébranlent les

salariés. Par ailleurs, il n’y a pour l’instant aucune preuve expérimentale certifiant que ces

innovations managériales sont toutes productives, certaines ne produisant probablement aucune

efficacité.

Page 121: Chapitre 5 - C3E

— 121 —

3. Eléments pour un cadre rassembleur

Retracer la perspective historique sur une longue échelle de temps du concept de propriété, et

de son impact sur la vie des hommes, ne peut être qu’une étude nécessaire lorsque l’on souhaite

se faire une idée globale de ce qui conditionne le développement économique humain. Mais il

est par ailleurs évident qu’une telle démarche a aussi tendance à noyer l’essentiel de ce qu’il y

a lieu de retenir. C’est pourquoi, il convient désormais de mettre en lumière les composants clés

qui ont formé un creuset stabilisé sur lequel des éléments nouveaux vont pouvoir logiquement

venir s’y fonder. En effet, toute refondation ne s’effectue jamais à partir de rien, mais se réalise

sur la base d’un socle consolidé à l’intérieur duquel quelques éléments modifiés satisfont à long

terme une transformation profonde.

Reformuler une vision de l’économie (lui établir un nouveau paradigme) appelle à imaginer la

formation de nouvelles fondations institutionnelles, base probable pour un nouveau régime

économique. Nouveau régime, dont les propriétés permettraient nécessairement de relever d’un

cran la prospérité des nations parvenues à la pointe du développement économique mais qui,

pour l’heure, semblent s’enliser dans des problématiques dont elles ne viennent pas à bout :

crise de l’emploi, compteur de la dette, déficience de gouvernance, dérégulation des

écosystèmes, etc. ; telle est en finalité l’ambition globale de la thèse.

3.1. Trois anthropologues à la base du problème

Dans un esprit constructiviste, on s’attache à présent à dégager des travaux précédents les

données déterminantes permettant d’ouvrir de nouvelles perspectives à partir d’investigations

conduites au sein des recherches anthropologiques et éthologiques. On résume maintenant les

données en cherchant à croiser plus particulièrement les apports issus des domaines de

l’anthropologie économique, anthropologie sociale et de l’eutonologie.

3.1.1. La magistrale intuition de Maurice Godelier

Lors d’un entretien avec le sociologue Jean-François Bert [Bert, 2007]96, Maurice Godelier qui

est l’un des premiers à s’intéresser à l’anthropologie économique, et plus particulièrement aux

infrastructures, confie alors à Jean-François Bert l’intuition qui le traverse ; à savoir que ce n’est

pas tant l’économie, la parenté, la religion qui dictaient les principes de l’action humaine mais

« le phénomène majeur qui organisait la conduite des gens, c’était autre chose : la domination

masculine » [Ibid., p. 4]. Maurice Godelier révèle alors qu’il s’agit là pour lui d’une conviction

scientifique et existentielle. Il lui semble en effet logique que le système économique ne peut

pas justifier la constitution du système de parenté et il en arrive à formuler la conclusion

suivante : « l’économie ne pouvait pas m’expliquer la formation des sociétés. » [Ibid.], car

selon lui quelque chose de plus fondamental traversait toutes les pratiques ainsi que tous les

96 - http://leportique.revues.org/1261 page consultée le 07 août 2016.

Page 122: Chapitre 5 - C3E

— 122 —

mouvements de l’existence et en donnait leur sens. Les études de terrain qu’il a menées l’ont

conduit à mettre en avant la primauté des rapports de domination dans l’organisation des

sociétés, car ni l’économie, ni la parenté ne permettent d’inclure l’ensemble des membres dans

un réseau unique. Cette vision montrant que la domination permet d’expliquer

l’institutionnalisation des rapports de forces à l’intérieur des groupes humains est importante,

puisque ce sont de ces rapports de force que naissent les conflits d’intérêts.

Faire surgir toute l’importance des rapports de domination dans la conduite de l’action humaine

implique de recentrer l’analyse sur un élément probablement bien plus fondamental que ne

peuvent l’être des éléments comme le marché, l’argent, ou le rôle de l’Etat, auxquels on accorde

tant d’importance actuellement.

Ainsi, la transformation réelle de rapports de domination institutionnalisés peut avoir un impact

bien plus significatif sur le devenir d’une société que l’organisation ou la suppression de divers

marchés ou celui de la modération des taux d’intérêt, par exemple. Pour donner un aperçu de

ce que cela signifie concrètement et économiquement au sein de la société actuelle, avec le

capitalisme les dominants sont ceux peu nombreux qui possèdent le capital — soit les moyens

financiers pour ainsi dire. Transformer ce fait, c’est-à-dire octroyer systématiquement le prêt

d’un capital à chaque citoyen, serait donc un évènement modificateur sans précédent dans

l’histoire économique.

3.1.2. L’apport fondamental d’Alain Testart

Il faut reconnaître que l’anthropologie sociale étudiée par Alain Testart a permis de mettre en

lumière deux formes de propriété dont on parle peu mais qui, pourtant, fournissent une grille

d’analyse incontournable pour qui s’intéresse à la propriété. En effet, sans la compréhension de

la manière dont se sont constituées les propriétés usufondée et fundiaire, sans la prise de

conscience de ce que l’une et l’autre comportent comme avantages et inconvénients, il est

difficile de produire un bilan circonstancié de ce qui, potentiellement, peut se façonner au

niveau sociétal suivant la forme de propriété à laquelle se voue une communauté.

Les limites engendrées par ces formes de propriété sont très clairement identifiées par Testart,

lorsqu’il établit l’inventaire des trois types de mondes qu’a connu jusqu’à présent l’histoire

humaine. L’absence de propriété, l’adoption d’une forme, puis d’une autre, conditionnent

grandement la capacité d’évolution d’un édifice social.

On peut ainsi conclure que les travaux de recherche en anthropologie sociale démontrent que

c’est bien la forme de propriété qui détermine potentiellement le cadre d’évolution des

communautés humaines. En conséquence, l’invention d’une nouvelle forme de propriété

apparaît comme une nécessité déterminante si l’on se fixe comme ambition de faire franchir un

cap au devenir économique de l’être humain.

Page 123: Chapitre 5 - C3E

— 123 —

3.1.3. La trouvaille d’Henri Laborit

On s’est longtemps interrogé sur ce qui pouvait motiver l’être humain dans ses formes d’action,

jusqu’à ce qu’Henri Laborit parvienne à dégager un aspect comportemental que l’on peut placer

au sommet de ce qui guide globalement la conduite humaine. En effet, l’action gratifiante est

apparemment le moteur intime qui pousse une personne à orienter ses stratégies

comportementales. Sans reconnaissance par autrui d’un résultat probant concernant les actions

qu’un individu mène, il n’y aurait pas de direction déterminée dans les agissements des acteurs.

Evidemment, lorsque l’on a affaire à un tyran et que l’on veut être bien vu de lui, le

comportement à adopter n’est pas forcément bienveillant. Cela montre ainsi d’une part,

l’importance à considérer ce qu’il y a lieu de valoriser — l’adoption de valeurs est un aspect

central dans la fondation d’une société — et, d’autre part, que l’agrément d’autrui permet de

fonder une échelle déterminant la grandeur de chaque comportement. C’est le collectif qui

assure et veille à la stabilité des attitudes vertueuses.

Si l’action gratifiante est le moteur principal du comportement, il convient d’en tenir compte

et, par là-même, de chercher à orienter institutionnellement les actions positives et coopératives

étant reconnues comme telles par le groupe.

En fin de compte, en s’appuyant sur les travaux de ces trois ténors de l’anthropologie et de

l’eutonologie, il apparaît adéquat de soutenir que pour repenser en profondeur une société d’un

point de vue économique, il soit nécessaire de travailler trois axes fondamentaux : 1- la

domination (qui domine qui et quoi ?) ; 2- la forme de propriété (qui est propriétaire de quoi et

comment devient-on propriétaire ?) ; 3- l’action gratifiante déterminée par un choix de valeurs

(qu’est-ce l’on valorise ?). C’est en transformant les paramètres fondateurs de ces axes que l’on

change les bases fondamentales d’une société, d’où l’intérêt de les avoir sciemment mis en

avant.

3.2. La propriété disséquée, schématique pour une nouvelle forme de

propriété

L’ensemble de la recherche menée sur la thématique de la propriété a finalement montré, qu’au

sein du contrat social que les hommes ont décidé de passer entre eux, l’impact concernant la

façon dont est gérée la propriété a un effet décisif sur le devenir de leurs sociétés [Testart, 2012].

Suivant le type de propriété adopté, il peut ou ne pas y avoir développement de richesses, et

lorsqu’il y a un développement de richesses, celui-ci peut ou ne pas déboucher sur une

répartition équitable.

Examiner un tel concept sous ses différents aspects appelle nécessairement à décomposer celui-

ci suivant plusieurs angles d’approche. Comme pour faire le tour d’une question, on liste les

thèmes qui y ont lieu d’être approfondis. Une carte mentale permet alors de visualiser très

rapidement les points qui méritent d’être clarifiés, afin d’asseoir le concept de propriété dans

un champ cognitif plus élargi et complet.

Page 124: Chapitre 5 - C3E

— 124 —

Présentation du questionnement

Fig. x – carte mentale P1

Pour traiter ces divers thèmes, on fait appel aux savoirs ayant été établis par l’ensemble des

auteurs cités dans la thèse et l’on distille pour chacun d’entre eux les éléments permettant

d’obtenir des réponses constructivistes en vue d’une synthèse finale cohérente. Il s’agit

d’exploiter l’intégralité du travail réalisé jusqu’à présent pour éclairer le sujet.

3.2.1. La propriété de quoi ?

L’étude sur la propriété a montré que cette acception pouvait être entendue sous différentes

significations, puisque le mot « propriété » peut exprimer : « avoir la propriété de » dans le sens

de « posséder la qualité de », ou être « propriétaire de ». De manière plus précise, le terme

« propriété » s’entend dans le sens de « être propriétaire de ». Il est évident que pris dans ce

sens, cette expression peut encore s’appliquer à de nombreux objets matériels comme

immatériels. Pour réduire le champ de l’étude et le coordonner avec le cadre disciplinaire à

l’intérieur duquel s’inscrit la thèse, tout en lui donnant une certaine envergure, cette

« propriété » va être examinée au regard des moyens de production. Autrement-dit, ce que l’on

va traiter ici concerne uniquement la propriété des moyens de production.

Evoquer les moyens de production appelle au rapprochement patent avec une entité désormais

mieux connue puisque étudiée au chapitre précédent : l’entreprise. L’entreprise en tant

qu’organisation mettant en œuvre la partie concrète de la production, notamment celle

concernant les biens et les services. Il est évident qu’il n’y a pas que l’entreprise qui produit,

les laboratoires de recherche, par exemple, produisent des connaissances. Mais comme cela a

été expliqué, on retrouve par combinaison et imbrication une partie de ces connaissances

Page 125: Chapitre 5 - C3E

— 125 —

traduites en éléments tangibles au travers de ce que les entreprises produisent. Ainsi, celles-ci,

synchronisent concrètement la matérialisation de ces interconnexions.

En clair et d’un point de vue économique, on cherche à s’interroger sur la question de la

propriété de l’entreprise. Quand on évoque la propriété, il s’agit désormais de faire référence

aux moyens de production, autrement-dit à la propriété de l’entreprise.

L’objectif étant de pouvoir apporter une réponse éclairée à cette question : « à qui doit

appartenir l’entreprise ? »

3.2.2. La propriété de qui ?

Sachant désormais de quoi l’on parle — de la propriété de l’entreprise — la question qui

succède à ce préalable du « quoi » est la suivante : à qui doit appartenir l’entreprise ?

Question légitime qui n’a toutefois jamais été posée ouvertement et de manière réfléchie. Cette

question s’adresse de toute évidence aux hommes, pris en tant qu’agents économiques, sachant

qu’à ce titre ils peuvent correspondre à plusieurs catégories (salariés, actionnaires,

consommateurs, entrepreneurs, etc.). La problématique de l’appartenance des moyens de

production a été convenablement identifiée au chapitre précédent, mais compte-tenu des

problèmes qu’elle pose à ce jour, par la crise de l’entreprise qui nécessite sa refondation, elle

reste dans l’attente d’une réponse satisfaisante.

En effet, les possibilités d’attribution ne sont pas nombreuses en réalité mais à y regarder de

plus près, celles-ci n’ont pas toutes été expérimentées. Elles se réduisent à :

- l’Etat,

- un seul agent économique,

- quelques agents économiques,

- tous les agents économiques qui participent au fonctionnement opérationnel de

l’entreprise.

a) l’Etat

Il n’est pas nécessaire de revenir en détail sur le cas de la propriété collective, Proudhon et

Stirner ont suffisamment œuvré pour fournir les arguments convaincants, afin que l’on écarte

rationnellement ce type de propriété quant aux organisations productives (cf. section

précédente, paragraphe 3, alinéa b et c). Quant à J.-B. Say, il a notoirement montré avec

pertinence combien l’Etat était un bien piètre entrepreneur. Qui plus est, l’expérience du

collectivisme menée par les pays de l’Est a clairement montré ses limites ; d’autant que le doute

n’est plus permis quand on y ajoute l’expérience française des nationalisations des années 1980

qui, quelques temps plus tard, fera l’objet d’un retournement stratégique aboutissant à une

reprivatisation.

Page 126: Chapitre 5 - C3E

— 126 —

Ces connaissances accumulées permettent aujourd’hui de trancher la question et d’écarter l’Etat

de toute inquisition en tant que propriétaire au sein des entreprises. Au bout du compte, il n’y

aurait rien à gagner à confier à l’Etat tout ou partie de la propriété d’une entreprise. D’autant

que la vocation d’une entreprise est de bousculer l’ordre établi, celui de l’Etat d’instituer un

ordre, s’agissant de deux objectifs contradictoires, confondre ces deux formes d’action

collective en les entremêlant accentue manifestement les distensions.

CONCLUSION : la propriété étatique n’est pas vraiment satisfaisante en vue de produire des biens

et des services variables dans le temps.

b) des actionnaires non impliqués dans l’entreprise

Existe aussi la possibilité de distinguer une indépendance entre la propriété du fond et la force

de travail opérant dans le fonctionnement de l’organisation, c’est-à-dire reconnaître des

actionnaires ‟étrangers” comme propriétaires de l’entreprise (non impliqués dans la marche

effective de celle-ci) ; autrement dit installer une propriété fundiaire en écartant toute propriété

usufondée. Cela revient alors à instituer une distinction stricte entre capital et travail (cette

problématique a été évoquée au chapitre précédent).

CONCLUSION : l’analyse montre que la séparation stricte entre capital et travail pose à la fois

des problèmes de justice entrepreneuriale et de performance dans l’organisation

du travail. Reste à supposer par conséquent que ce fonctionnement n’est pas

optimal et qu’il peut en exister un qui lui soit transcendant.

c) un seul agent économique

Lorsque l’agent économique est seul propriétaire de l’entreprise dans laquelle il s’implique, les

problématiques d’opposition entre propriétaire et force de travail sont inexistantes, puisque

seul, l’agent fait à la fois office de travailleur et de propriétaire. Or, si cette unité admet des

avantages certains (des agents plus libres, responsables, profitant eux-mêmes des fruits de leur

propre travail, etc.), il est évident qu’avec des organisations du type mono-agent, on fait fi de

tout l’intérêt qu’apporte la « force collective » décrite par Proudhon. Une économie qui ne

comprendrait que des organisations de ce type serait en l’occurrence extrêmement limitée dans

ses potentialités. Par conséquent, un développement sous cette bannière n’est pas envisageable

si l’on vise un essor économique massif.

CONCLUSION : malgré tout l’intérêt des entreprises mono-agents, celles-ci ne peuvent ouvrir la

voie à une économie développée.

d) quelques agents économiques

Lorsque quelques-uns seulement des agents économiques impliqués dans une entreprise s’en

accaparent la propriété, il y a de facto introduction d’une différenciation entre agents, celle-ci

devenant systématiquement une source de conflit ayant pour fondement la défense d’intérêts

divergents au sein de l’organisation. Ces conflits plombent la performance de l’organisation.

Page 127: Chapitre 5 - C3E

— 127 —

Par ailleurs si l’on considère, comme le rappelle à juste titre Proudhon, les hommes égaux en

droit, pourquoi certains auraient-il un droit de propriété sur les moyens de production et pas

d’autres ?

CONCLUSION : différencier « propriétaires et non-propriétaires » au sein d’une organisation,

c’est commettre une injustice, car ce clivage ne peut être entendu comme une

solution entièrement satisfaisante dès lors que l’on considère les hommes égaux

en droit.

e) tous les agents économiques impliqués dans l’entreprise égalitairement propriétaires

Dans ce cas précis, on répond parfaitement aux attentes de Proudhon quant à la répartition de

la propriété, puisque selon lui, d’une part il faut reconnaître à tous le droit d’être propriétaire,

et, d’autre part, il lui semble nécessaire pour une question de justice sociale qu’une égalité soit

respectée. Le cas de figure où tous les agents sont propriétaires de l’entreprise à parts égales

correspond à la vision proudhonienne de la répartition de la propriété rapportée dans un cadre

productif. On ne trouve cependant jamais trace dans l’histoire économique de création de telles

organisations, excluant tout propriétaire oisif, privilège dérangeant dénoncé par Proudhon.

Statutairement, il existe un alignement des intérêts puisque propriétaires et travailleurs sont

alors confondus. Tout travailleur est propriétaire et tout propriétaire a ainsi un travail. De facto

chaque travailleur devient propriétaire de tout ou partie de la valeur qu’il crée et ne peut être

exproprié de l’aubaine, dont il devient systématiquement l’un des bénéficiaires.

CONCLUSION : ce type de distribution de la propriété, à défaut d’être idéal, apparaît comme une

voie à suivre dans le mémoire de Proudhon. Or, il n’y a jamais eu de statut

spécifique permettant la mise en œuvre expérimentale de ce type de répartition

entre capital et travail et aucune empirie n’a été conduite à une échelle

significative. Faire en sorte que l’on puisse tester un tel modèle de

fonctionnement apparaît, de fait, comme une épreuve expérimentale à déployer.

NOTA : On peut aussi concevoir d’autres types d’appartenance, par exemple en utilisant le panachage, c’est-à-

dire des organisations fondées à partir de divers partenariats : Etat, actionnaires non impliqués, agents

économiques salariés, dans des proportions aléatoires ; autrement dit, une propriété (un actionnariat) sans règles

de répartition bien définies. La collectivité n’aurait cependant rien à y gagner, car on multiplierait alors les

problèmes en augmentant le nombre des tensions du fait que chaque partie aurait à défendre des intérêts divergents.

CONCLUSION GLOBALE : la seule répartition qui pourrait apporter une pleine satisfaction

est représentée par une distribution égalitaire de la propriété

entre tous les agents économiques impliqués dans une

entreprise, en y excluant de fait les propriétaires oisifs.

Page 128: Chapitre 5 - C3E

— 128 —

3.2.3. La propriété à quelle fin ?

Proudhon a montré de façon irréprochable combien l’accès généralisé à la propriété pouvait

avoir d’influence sur le devenir social des individus et, par ricochet, sur la société toute entière.

Tant qu’il y aura deux classes l’une de propriétaires et l’autre de prolétaires, il n’y aura pas de

stabilité politique, affirme-t-il. Son idée fut alors de tenter de transformer les prolétaires en

propriétaires. Il s’agit donc là d’une transformation sociale de grande envergure. Rendre les

prolétaires propriétaires, c’est les sortir de l’exploitation directe du capitaliste oisif, leur

proposer un pas vers plus de liberté... Car pour Proudhon, et dans une certaine mesure pour

Stirner également, la propriété c’est la liberté, puisque c’est obtenir dans un domaine plus ou

moins restreint un petit espace d’autonomie et la possibilité pour l’individu d’exprimer sa

puissance. C’est aussi une façon de rendre au travailleur les fruits d’un investissement physique

et intellectuel, d’un savoir-faire qui lui est propre et qu’il a appliqué dans un domaine

spécifique.

CONCLUSION : Rendre l’homme propriétaire, c’est assurément le rendre plus libre.

3.2.4. La propriété comment ?

La question du « comment ? » est assurément une interrogation cruciale. Comment procéder

pour que chacun puisse devenir propriétaire des moyens nécessaires à la production de ce qu’il

est projeté de façonner ? Mais aussi comment s’approprier préalablement la matière à

transformer que réclame souvent toute production finale ? Comment s’adjuger le fruit d’un

travail individuel lorsque celui-ci est souvent aux prises avec des actions menées collectivement

en vue d’un produit fini ? La mutualisation des efforts engendre une « force collective » —

c’est un fait d’après Proudhon —, elle-même créant l’aubaine ; sachant que les individus ne

fournissent jamais des tâches équivalentes, comment partager équitablement l’aubaine ?

Proudhon avait songé à créer une Banque du peuple afin de soutenir pécuniairement les

prolétaires qui souhaitaient s’extirper de l’exploitation en se « mettant à leur compte », afin de

gagner en autonomie. Il avait aussi pensé à la gratuité du crédit. Cependant la gratuité du crédit

joue peu de nos jours dans le circuit productif, car d’une part, les taux d’intérêts sont

actuellement très faibles et, d’autre part, le simple coût du crédit ne représente en général qu’une

fraction minime du prix de vente. Qui plus est, les recherches en entrepreneuriat ont montré

combien l’obtention d’un mode de financement, bien qu’indispensable, n’était pas le paramètre

essentiel dans la réussite du développement d’une activité professionnelle. Le succès d’une

activité professionnelle dépend en partie du capital investi certes, mais plus que jamais des

potentialités des acteurs et d’un ensemble de conditions favorisantes (celles-ci seront détaillées

au chapitre 7).

S’il devient question d’inciter les travailleurs à devenir propriétaire du fond ainsi que du travail

apporté dans l’affaire, à petite puis à plus grande échelle, alors il est manifeste qu’un tel projet

revendique un appui collectif et démocratique. De ce fait, il est important de bien comprendre

l’enjeu que la voie imaginée par Proudhon implique au plan sociétal.

Page 129: Chapitre 5 - C3E

— 129 —

Car mener une réforme aussi radicale sollicite un engagement de toute la société. Un

assentiment collectif donc qui nécessiterait de mettre en place les éléments structurants

nécessaires à une telle visée. Cela signifie :

- un crédit quantifié et garanti par la société (un cautionnement de la puissance publique pourrait

satisfaire cette condition) et systématiquement accordé à chaque citoyen pour tout projet

professionnel individuel ou collectif,

- un cadre juridique adapté à une nouvelle forme de propriété,

- une formation spécifique en vue d’un travail entrepreneurial effectué en commun ou de façon

autonome.

Une telle mesure favoriserait l’initiative individuelle à s’insérer dans la voie du travail de

manière saine et responsable97. Dans une société fondée sur le travail qui traverse une période

où le chômage de masse devient récurrent, il en va d’un devoir de société de stimuler

efficacement la participation de chacun aux nécessités sociétales.

CONCLUSION : L’accès à la propriété pourrait se concevoir grâce à un prêt cautionné par la

puissance publique destiné à financer les activités professionnelles et auquel tout

citoyen désireux devrait pouvoir bénéficier.

3.2.5. La propriété sous quelle forme ?

Si l’on se réfère à la pratique et à ce qui a été identifié par les chercheurs, la propriété peut se

décliner sous plusieurs formes, on en distingue jusqu’à présent essentiellement quatre formes.

Deux formes la déterminent en rapport avec les liens que les individus entretiennent entre eux

à son égard (individualisation ou collectivisation de la propriété), et deux l’établissent en regard

d’elle-même (usufondée ou fundiaire, en séparant ou non l’usage du fond — dans un cas

l’usager est alors propriétaire de la chose qu’il utilise, dans l’autre il ne l’est pas).

a) individuelle ou collective ?

La propriété individuelle a-t-elle une supériorité sur la propriété collective ? Un examen peut-

il permettre de déterminer de façon globale si une forme est plus satisfaisante qu’une autre pour

vivre en société ou si les deux en coexistant permettent une combinaison plus avantageuse ?

Dans ce domaine, on peut prétendre aujourd’hui que l’expérience a parlé. Une collectivisation

complète des moyens de production a été opérée dans les pays de l’Est et s’est

incontestablement soldée par un échec du point de vue d’un développement social (cf. infra

chapitre 6 section 2). Par ailleurs, quant à savoir si l’une peut affirmer sur l’autre sa suprématie,

il suffit sans doute de se fonder sur des éléments concrets de la vie quotidienne. Le plus parlant

est probablement de se référer à une anecdote exemplaire, se reportant à des moments réels

97 - Il est curieux que l’on ait favorisé, par le biais du crédit, l’accession à la propriété de maisons individuelles (grâce à

l’ouverture massive de crédit de nombreuses habitations se sont construites et maints citoyens sont devenus propriétaires de

leur logement), mais que l’on n’ait rien fait concernant l’accession à la propriété du travail (grâce à des crédits orientés en

faveur de l’appropriation de ce que chacun produit, dans le même esprit, de nombreux emplois pourraient se construire en

faisant des individus propriétaires de leur activité). Pourtant, il semble plus logique de financer d’abord le travail, puisque c’est

par celui que l’on peut accéder à la propriété de son logement.

Page 130: Chapitre 5 - C3E

— 130 —

comme chacun peut les vivre sous une forme ou sous une autre, cela afin de rapprocher le

discours théorique de faits concrets vécus au quotidien.

ANECDOTE

L’autre jour vers midi, je rendais visite à un ami, lorsque tout d’un coup il aperçut par la

baie de son salon, un gamin qui s’enfuit avec le pain déposé sur l’appui de fenêtre par le

livreur. Mon ami le poursuit et le rattrape sans peine car il marchait maintenant

tranquillement au côté d’une fille plus âgée. Elle portait, sur le bras, une pile de journaux

gratuits qu’ils distribuaient ensemble dans les boites aux lettres du quartier. Les mains du

gamin étaient vides, le pain avait disparu. Il l’avait jeté, par-dessus le mur, dans le jardin

du voisin. Mon ami l’avait vu, le gamin ne pouvait pas nier. D’ailleurs, il restait silencieux

et résigné, attendant la suite. Cette passivité calme mon ami d’un seul coup. Puisque

visiblement ils paraissaient avoir faim, il leur proposa un vrai repas, qu’ils refusaient, et

deux doigts de morale, qu’ils étaient bien forcés d’écouter, honteux. Il les laissa alors partir

et rentra chez-lui reprendre ma compagnie que cette scène anodine venait de briser.

La télévision était allumée et on y reparlait du Crédit Lyonnais et du Gan. Ces sociétés

nationalisées étaient tenues pour responsables d’un trou financier cumulé évalué à près de

deux cents milliards de francs. Une info parmi d’autres. Contribuables à vos chéquiers !

J’observais alors que le contentement de soi, ressenti tout à l’heure par mon ami pour son

comportement aux allures d’abord guerrières puis généreuses, se transforme en honte.

Honte de lui, honte de leur honte, honte de notre société. Leur larcin avait déclenché chez

lui une forte poussée d’adrénaline. L’incurie, la gabegie, la corruption et autres vilenies

mises en avant à la télévision, ne lui avaient pas fait manquer un seul battement de cœur.

Elles lui, elles nous coûteront pourtant beaucoup plus cher que le pain qu’il avait d’ailleurs

récupéré. Pas seulement en argent. En confiance, en espoir, en courage, en désir

d’entreprendre. Quelle disproportion entre sa réaction civile pour la défense de sa propriété

individuelle et son absence de réaction citoyenne pour la défense de la propriété collective.

Il n’est sans doute guère nécessaire d’apporter plus d’éléments pour convaincre. Une telle

scène, comme il peut en exister de nombreuses variantes dès que l’on aborde ce sujet, annonce

très clairement la conclusion qui s’impose sans aucune ambiguïté : la propriété individuelle a

un impact mobilisateur bien supérieur sur l’affect de l’individu que celui que peut provoquer la

propriété collective.

b) usufondée ou fundiaire

On revient à ce propos sur les travaux de l’anthropologue A. Testart [Testart, 2012] concernant

les formes de propriété dans les sociétés primitives, car ceux-ci appellent finalement à la

remarque suivante : la propriété fundiaire est efficace, la propriété usufondée est rationnelle.

Or, chacune d’entre elles comporte au moins un inconvénient majeur : la propriété usufondée

limite grandement le développement social et la propriété fundiaire ouvre de facto la porte à

Page 131: Chapitre 5 - C3E

— 131 —

l’exploitation de l’homme par l’homme et, par-delà, à celle de la misère. Mais chacune

comporte aussi son point fort, l’usufondée semble juste, la fundiaire permet un développement

économique prodigieux. Finalement ces formes prises séparément ne permettent pas d’assurer

un avenir économique et social complètement satisfaisant. La question devient donc la

suivante : une intersection de ces deux formes de propriété est-elle imaginable afin de viser à

la fois une économie foisonnante et juste ? Autrement dit, ces formes sont-elles compatibles ou

exclusives ? Les qualités qu’elles représentent séparément peuvent-elles être unifiables et leurs

défauts s’annuler ? En résumé, il serait question de combiner une forme de propriété où les

individus peuvent être à la fois propriétaires individuels tout en bénéficiant de la ‟force

collective”, lorsque celle-ci s’impose pour une production donnée, et contraint d’user

impérativement du bien tenu en propriété. C’est-à-dire une forme rendant tout propriétaire

statutairement impliqué dans sa propriété, tout en distinguant le fond du résultat qu’occasionne

l’usage de celui-ci et excluant ceux qui n’ont pas fait usage de la chose appropriée. Si une telle

propriété parvenait à être définie et institutionnalisable, celle-ci pourrait porter le nom

de « propriété usufundiaire ».

CONCLUSION : La solution d’un problème complexe est souvent le résultat d’un savant mélange

échappant au truisme, la « propriété usufundiaire » pourrait être un objet de recherche à la fois

théorique et expérimental.

3.2.6. La propriété à combien ?

S’interroger sur ce type de question revient à étudier s’il y a lieu de limiter la taille des

entreprises issues de cette forme de propriété98, question somme toute légitime. Cela revient à

chercher une raison d’intervenir en vue d’une limite ou de proclamer une taille adéquate ? Or,

en théorie, il n’en existe a priori aucune, à tout le moins on ne voit pas ce qui pourrait

argumenter le bornage en nombre de participants. Cependant, la pratique montrerait qu’il n’y a

pas intérêt à ce que les unités excédent 200 personnes, cela afin de conserver des structures à

taille humaine99. D’autre part, les personnes qui étudient la gestion des réseaux sociaux

(contacts que l’on peut avoir sur Viadeo ou Linkedin, par exemple) ont eux aussi établi qu’au-

delà de 200 contacts, la gestion convenable des ressources devient problématique. Mais sans

doute y-a-t-il là un champ d’étude à creuser.

CONCLUSION : La meilleure réponse à cette question est sûrement l’autolimitation (voire des

unités n’excédant pas 200 associés).

3.2.7. La question du « quand » ?

L’anthropologie sociale montre qu’une modification très importante dans le style de vie des

hommes s’accompagne généralement d’une nouvelle forme de propriété. Il n’y a pas de

98 - bien que l’on soit ici très loin de l’idée du familistère ou du phalanstère, ce dernier devait comprendre une taille

approximativement fixée à 400 familles, soit 2000 personnes environ. Source :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Phalanst%C3%A8re, page consultée le 1er août 2016. 99 - cf. [Albert, 2014, p. 81].

Page 132: Chapitre 5 - C3E

— 132 —

propriété dans les sociétés de chasseurs cueilleurs [Testart, 2012, p. 273], le néolithique fait

apparaître la propriété usufondée et le développement de l’agriculture promeut la propriété

fundiaire. Ainsi tout laisse à supposer que si l’on admet que l’humanité traverse actuellement

une transformation civilisationnelle de grande importance (révolution informatique ou

numérique par exemple)100, celle-ci pourrait fort bien s’accompagner d’une nouvelle forme de

propriété encore inconnue à ce jour. Or, dans la perspective historique établie dans la section 4

du chapitre 2 de la présente thèse, il a été montré que tout donnait à impression qu’une évolution

majeure était probablement en cours au sein de l’humanité (dont la révolution informatique

n’est même qu’un élément minime) ; par conséquent le moment semble propice pour un

basculement vers un autre format de propriété et voir ainsi l’émergence d’un monde IV101 :

sociétés avec richesses et propriété usufundiaire, laquelle produirait des richesses plus

équitablement réparties.

CONCLUSION : Le XXIe siècle se montre vraisemblablement une période privilégiée pour que la

propriété gravisse dans l’histoire de l’humanité un nouvel échelon quant à sa forme.

3.2.8. La propriété « où » ?

La question a trait désormais à la localisation du lieu où une nouvelle forme de propriété aurait

des chances de voir le jour pour se théoriser, se développer puis éventuellement servir

d’inspiration pour essaimer vers d’autres territoires.

On avait fait remarquer ci-avant que les penseurs les plus éminents (Locke, Proudhon, Stirner)

au sujet de la propriété se situaient à l’intérieur d’une aire géographique plutôt restreinte et

située en Europe de l’ouest ; alors que l’on avait déjà insisté (section 4 du chapitre 2) sur le fait

que la France possédait une place privilégiée tant au niveau de la pensée économique, qu’au

niveau de l’expérimentation sociale et pouvait être vue comme une sorte de fer de lance en

matière d’évolution de la propriété. En effet, les premiers économistes furent les physiocrates

français (Petty, Quesnay, Turgot) et cette nation a abrité théoriciens et expérimentateurs hors

du commun (Fourier, Proudhon, Godin), d’autant que la France est très bien cotée au plan de la

meuropérie. Le sol français est donc de longue date un creuset riche en philosophes, théoriciens,

entrepreneurs, ce qui augmente la probabilité de voir s’échafauder la conception, la diffusion et

l’ancrage de nouvelles idées. Autre avantage de premier plan concernant la France en tant que

terreau d’émergence, les attentes ainsi que les tensions sociales sont très vives face aux

difficultés devenant insupportables et celle-ci dispose désormais par l’intermédiaire de la

présente thèse, d’une théorie moderne permettant d’initier de nouvelles pratiques en termes

d’attribution de la propriété ; d’où sa capacité incontestable à être à l’avant-garde probable des

évolutions sociétales. Puis, comme le signale l’historien Georges Soria (1914-1991), spécialiste

des révolutions : « Le peuple français semble avoir devancé de deux mille ans le reste de

l’espèce humaine. »102 Un point de vue supplémentaire non négligeable permettant ainsi à

100 - il est souvent annoncé que la révolution informatique aura dans l’histoire de l’humanité un impact aussi important que la

révolution du néolithique. 101 - en référence aux trois mondes établis jusqu’à présent par Testart (cf. infra). 102 - SORIA Georges, 1988 – Grande histoire de la Révolution française. 3 vol. BORDAS, p. 1259-1260.

Page 133: Chapitre 5 - C3E

— 133 —

l’ensemble de ces facteurs d’accréditer la thèse de considérer la France comme une terre de

prédilection à la pointe d’une révolution culturelle, base d’un changement de société103.

Hormis quelques zones où les communautés ont conservé un mode de vie ancestral, partout

dans les territoires il existe des entreprises, par conséquent partout il existe des formes de

propriété à transformer. La propriété usufundiaire aurait aussi l’avantage, par le fait qu’elle soit

usufondée, de fixer les capitaux au sein du territoire où œuvrent les acteurs, là où ils vivent.

L’ancrage territorial qu’elle impose permet de surseoir à la volatilité des capitaux, aujourd’hui

tant décriée.

CONCLUSION : La France demeure un ardent creuset en vue d’un renouvellement théorique et

d’une expérimentation pour une nouvelle forme de propriété.

Récapitulatif du questionnement

Fig. x – carte mentale P2

3.3. Des idées pour la Terre

Les grandes idées fondatrices qui cadrent d’un point de vue économique le développement des

activités humaines et permettent à l’humanité de fonder des sociétés modernes ne sont pas très

nombreuses en réalité. On pourrait en dénombrer trois ou quatre. L’une concerne directement

le nœud du problème, eu égard à l’objet de la recherche, c’est-à-dire la clé de répartition à

imputer à l’attribution des moyens de production dont dépendent les conditions générales de

l’emploi. Une autre concerne l’idée assez ancienne de démocratie dont on vient de faire le tour

et qui cherche à prendre une forme plus cohérente dans un contexte actuel en tant que mode de

gouvernance interne aux entreprises. La suivante, un peu plus récente mais concomitante à la

précédente, correspond à l’idée de république qui, de la même façon que la précédente, s’insère

dans le milieu entrepreneurial. La dernière est en rapport avec l’environnement naturel et à la

103 - de nombreux essais actuels traitent ce sujet [Rivaton, 2015], [Rückert, 2015], etc.

Page 134: Chapitre 5 - C3E

— 134 —

prise de conscience de l’impact des activités humaines sur le devenir de la Terre, elle est

couramment reprise sous le terme d’écologie. Ainsi toute idée économique nouvelle pour être

valable doit s’inscrire au cœur de cet ensemble d’idées-forces, quand bien même celles-ci sont-

elles encore dans la mouvance vers une quête de leur forme contemporaine.

3.3.1. Démocratie, république, écologie et réattribution de la propriété des moyens de

production

Dans les années 1930 Schumpeter avait mené une réflexion sur l’avenir du système économique

de son temps en imaginant son devenir possible. Il avait alors publié un grand livre en 1942

intitulé Capitalisme, socialisme et démocratie [Schumpeter, 1990]. Son titre fait référence à des

concepts majeurs qui, selon lui et vue de son époque, allaient devoir configurer la marche

prochaine du monde.

Soixante-quinze ans plus tard, si l’on souhaite réactualiser l’ambition de Schumpeter, pour

revisiter cette question du devenir du système économique, il s’avère nécessaire de remettre à

jour les concepts utiles pouvant constituer le fondement d’une réflexion. Cela explique le travail

qui précède, car cette réflexion trouve son assise sur la base des quelques idées que l’on vient

d’énoncer ci-avant.

Il n’est pas utile de revenir plus qu’on ne l’a déjà fait sur l’impact de la démocratie au sein des

structures économiques à petite (l’entreprise) comme à grande échelle (le capitalisme). Tout au

plus peut-on repréciser que l’idée de démocratie est au fond un moteur pour donner plus de

puissance à l’existence de chacun (plus de liberté au sens d’autonomie, plus de créativité,

responsabilité, connaissance et compétence), sa finalité conduit à rendre l’homme de plus en

plus libre, si tant est que cela lui soit possible.

Quant à l’idée de république on peut la résumer à une volonté qui s’évertue à vouloir aménager

une organisation sociale soustrayant un individu, comme toute structure, à pouvoir en dominer

un(e) autre, sa finalité conduit à tenter d’abolir les prises de pouvoir des un(e)s sur les autres.

Une telle volonté trace un chemin vers la liberté et rejoint de ce fait par entrelacs l’idée de

démocratie. Comme le signale Sophie Guérard de Latour dans l’introduction d’un article

recensant l’ouvrage de Thierry Ménessier : « La République jouit du statut de référence

incontournable dans le vocabulaire politique français. Par-delà la diversité des opinions et des

choix politiques, elle fonde l’identité civique des Français au sens où elle incarne une certaine

idée de la démocratie, celle qui a su imposer les principes de liberté, d’égalité et de fraternité

au terme d’une histoire nationale particulièrement mouvementée. »104. Selon Méssenier, à

l’identique de la démocratie, la république est un « projet d’avenir » et cherche aussi par

conséquent à s’actualiser vers une forme adaptée aux conditions du moment, tout en y

respectant l’esprit central qui est parvenu jusqu’à présent à s’y construire en son sein.

104 MENISSIER Thierry, 2011 – La liberté des contemporains. Pourquoi faut-il rénover la république. PRESSES

UNIVERSITAIRES DE GRENOBLE. http://www.laviedesidees.fr/La-Republique-un-projet-d-avenir.html article consulté le

4 septembre 2016, p. 1.

Page 135: Chapitre 5 - C3E

— 135 —

L’idée de république est évoquée ici dans le contexte de l’emploi, car cette conjonction n’est

pas neuve, déjà en 1830 la « république sociale » s’attachait à « faire descendre la République

dans l’atelier » car ce fut l’époque où il fallait briser la féodalité qui officiait dans les

établissements productifs d’alors [Dardot, Laval, 2014, p. 490]. En effet, le journaliste Marc

Sangnier (1873-1950) avait signalé à juste titre que : « on ne peut avoir la république dans la

société et la monarchie dans l’entreprise. » [Ibid., p. 490]. Dardot et Laval ajoutant que : « Les

salariés, quant à eux, qui mettent pourtant en commun leur qualification, leur savoir et leur

"industrie", ne sont propriétaires de rien, ils n’ont aucun titre de propriété et aucun droit

d’appropriation des résultats de l’action commune. Ils sont simplement soumis à la domination

des propriétaires du capital auxquels ils ont loué leur force de travail. » [Ibid., p. 490]. C’est

bien là le nœud du problème, le verrou qu’il reste à faire sauter. Les esprits les plus perspicaces

ont donc cerné convenablement le prochain pas à effectuer pour accentuer l’espace de liberté

dans les actions économiques que les hommes ont à mener, mais la question délicate qui

subsiste reste celle du « comment faire sauter ce verrou ? ».

Il est désormais impossible de nier les liens existants par réaction en chaîne entre démocratie,

république, entreprise et emploi et que, par conséquent, il serait mal venu de faire l’impasse

d’étudier ces questions si l’on souhaite traiter convenablement le problème de l’emploi. Il

resterait à exposer le cadre écologique du problème économique mais sans doute peut-on s’en

dispenser car, bien qu’il demeure important, il n’est pas un point de blocage relativement au

développement de l’emploi puisqu’il concerne plutôt la nature des activités (le « que faire ? »

étant indépendant du « comment faire ? »). En effet, les difficultés concernant le travail et

l’emploi ont nettement précédé la prise de conscience de la problématique de l’impact des

activités humaines sur la nature.

3.3.2. De l’ordre dans l’entreprise : une double révolution

Le chapitre précédent a abondamment montré combien une vision de l’entreprise établie sur la

base d’un tri-bloc pouvait engendrer de problèmes. Il n’est donc plus nécessaire de fournir

davantage d’arguments pour montrer l’indispensable révolution extérieure (conceptuelle, donc

venant du dehors) qui attend l’entreprise si l’on souhaite lui donner une nouvelle forme

architecturale, afin de surseoir aux difficultés insurmontables ainsi posées par le tri-bloc.

De la même façon, les difficultés liées à la gouvernance ont démontré la nécessité d’une

révolution intérieure à l’entreprise, afin de lui fournir un cadre gouvernemental moderne adapté

à des conditions contemporaines d’exercice.

Les deux transformations mises ensemble donnent lieu à une double révolution, à la fois

intérieure et extérieure. C’est ce qui attend indiscutablement l’entreprise si l’on espère la

remettre sur pieds, la moderniser, voir la refonder pour utiliser le terme qui conviendrait le

mieux à ce qu’il y a lieu de considérer. C’est de toute évidence la seule façon de répondre à la

crise totale que traverse le monde entrepreneurial d’aujourd’hui.

Page 136: Chapitre 5 - C3E

— 136 —

Dans la mesure où l’on se fixe l’ambition de réactiver de façon assurée les processus de création

d’emplois, il y a là tout un travail global de re-conceptualisation qui devient donc absolument

nécessaire en vue d’effectuer une véritable refondation de l’entreprise. Il n’est donc pas

question de demi-mesure, il s’agit bien d’un travail sur la totalité de l’objet en lui-même pour

parvenir à une transformation intégrale qui déboucherait sur une forme inédite et moderne de

l’entreprise.

3.4. Unification paradigmatique pour un rebond économique

Lorsque l’on observe l’histoire humaine sur toute son étendue, de son origine jusqu’à nos jours,

on peut y voir, sous-tendue, une certaine logique et pas forcément une histoire abracadabrante.

C’est le rôle de la science de dégager les lois générales qui structurent le monde, bien que son

fonctionnement reste toujours de plus en plus mystérieux aux yeux des scientifiques avertis. On

cherche désormais à bâtir un socle à partir des idées-forces que l’on a fait ressortir dans le

paragraphe précédent.

3.4.1. De l’origine au contexte contemporain

Que l’on regarde les choses de près ou de loin, on s’aperçoit qu’il y a concordance à différentes

échelles d’un certain nombre de rouages qui évoluent dans le même sens en vue d’aboutir à une

transformation majeure, assez imminente, dans le fonctionnement du système économique ;

point que l’on s’est efforcé de faire apparaître jusqu’à présent, tout en tenant à préciser que cette

transformation ne deviendrait visible qu’à long terme. Il est par ailleurs évident que, d’un autre

côté, les résistances au changement sont énormes. Cependant, tout laisse à penser qu’un

basculement vers un autre cadre mental pourrait se produire et donner lieu, dans le domaine

économique, à un changement de paradigme.

a) La propriété et la démocratie comme actes élévateurs et libérateurs

Ne rien posséder, ne tenir à rien, vivre au jour le jour, ne rien avoir à mettre en garantie, c’est

minimiser la sûreté d’une des dimensions de la vie en société. Etre propriétaire, c’est franchir

un cap, c’est se constituer un socle par-delà lequel on n’est plus sans rien, c’est d’ailleurs avoir

quelque chose à perdre et comme le disait en son temps Proudhon : « C’est encore la propriété

qui aujourd’hui soutient le moral de notre société, et met une barrière à la dissolution

incessante de l’agiotage » [Proudhon, 2016, p. 155]. Car, en fin de compte, devenir

propriétaire, c’est à long terme s’extirper du joug, c’est travailler désormais pour soi avec la

possibilité de jouir des fruits de son propre travail et de pouvoir éventuellement négocier ou

transmettre un patrimoine (usus, fructus, abusus).

Si l’absence de propriété ne nivelle pas spécialement les hommes vers le bas, elle est néanmoins

un frein à toute expansion économique. L’absence de propriété pourrait même inciter à la

paresse et à l’oisiveté en empêchant tout désir, toute ambition de développement. Il est fort

probable que le communisme des temps primitifs, en allant à l’encontre d’une évolution plus

Page 137: Chapitre 5 - C3E

— 137 —

ouverte, a fini par disparaître pour laisser uniquement la place à un ordre social échafaudé de

manière plus complexe, plus élevé donc plus évolué.

Dans l’esprit du communisme, toute production humaine, et en particulier la production

individuelle, doit appartenir de façon indivisible à la communauté. Or, en l’absence d’une

certaine conservation individuelle de ce que chacun produit personnellement, il est clair qu’une

telle répartition finit par tourner d’une manière ou d’une autre en une forme d’assujettissement.

En effet, non seulement le travailleur devient ainsi l’esclave de l’oisif, mais son action est noyée

de manière indiscernable dans une totalité : l’œuvre collective. La force autodestructrice de ce

modèle provient de ce qu’elle incite les imprévoyants à ne vivre qu’aux crochets des économes.

De la même façon, mais dans une moindre mesure, on retrouve approximativement de nos jours

la même problématique dans l’économie française. Il existe actuellement une prise de

conscience des méfaits qu’un Etat Providence peut engendrer eu égard aux comportements des

individus : ceux qui n’ont pas de revenus ont fini par exiger d’être nourris, logés et soignés par

ceux qui s’évertuent à en obtenir un. Face à cette solidarité sociale, un modèle plus libéral

conduit à un désœuvrement communautaire tout autant problématique, telle est l’impasse

actuelle.

La solution pourrait alors venir d’une incitation envers un acte élévateur. La création d’une

opportunité entrepreneuriale, afin que chacun puisse avoir les moyens de se libérer d’entraves

sociales ou d’assujettissements particuliers propres à chacun d’entre nous, et qui pourrait

constituer une occasion de créer une économie plus juste. Tant que les travailleurs seront

dominés in fine par les représentants du capital, par un Etat trop dispendieux et qu’ils seront

esclaves des apathiques, il ne pourra pas y avoir de société ouverte et libre.

La propriété privée a incontestablement montré qu’elle fut une bonne voie pour élever les

conditions de survie des individus. Sans compter que « Nul n’est plus fort de caractère, plus

prévoyant, plus persévérant que le propriétaire. » et que « (…) ainsi, la propriété ajoute à l’être

humain, l’élève en force et en dignité » [Proudhon, 2016, p. 155 et 156]. Une fois que cette voie

fut découverte, une justice a pu s’établir et des lois furent élaborées pour asseoir la propriété

privée dans les mœurs et lui accorder toute la protection qu’elle mérite en vue d’un

développement plus collectif.

L’appropriation s’est massivement concrétisée en premier lieu par le biais de la terre, le

territoire a fini par appartenir à ceux qui surent l’entourer d’une barrière (les enclosures des

temps modernes), afin de le faire fructifier et lorsque l’idée d’une propriété fundiaire apparût

les propriétaires fonciers purent percevoir des loyers en échange de l’usage de leurs terres. La

terre devint alors une source de revenus, ce qui a libéré le capital en lui permettant d’être affecté

indifféremment dans d’autres activités que l’agriculture. Mieux encore, la terre devint

réellement négociable, en faisant l’objet d’une vente, elle permet la récupération d’un capital.

Ce dernier, par transfert, est devenu encore plus mobile vers d’autres types d’investissements,

ce qui fut là le début d’un développement économique véritablement fulgurant.

Page 138: Chapitre 5 - C3E

— 138 —

En effet, relativement au cas des réserves foncières, Proudhon est conscient des limites de la

propriété : « La terre exploitable est renfermée dans d’étroites limites » [Proudhon, 2016, p.

161], mais une fois que le foncier devient négociable et peut se transformer en capital : « Toute

formation de capital équivaut donc pour nous à la conquête d’un terrain ; or, le propriétaire,

comme chef d’expédition, est le premier qui profite l’aventure. » [Ibid.]. A l’époque de

Proudhon, l’entreprise moderne commence à faire son apparition, celle-ci naît en priorité du

mariage entre projets et capitaux et contribue à élargir l’avenir de la propriété, base d’un

développement économique. Cela l’amène à constater que pour le bienfait de l’économie :

« (…) la grande majorité des rentes est employée à de nouvelles exploitations. » ; il cite que la

France grâce à son épargne collective va dépenser deux milliards en aménagement de canaux

et de chemins de fer, car c’est comme si, dit-il, elle agrandissait son territoire. Il faut entendre

par là qu’en déployant son économie, elle accroît ainsi son développement en capital, donc ses

possibilités d’expansion de la propriété non liées au territoire. Proudhon insiste par ailleurs sur

le caractère moteur de la propriété à l’égard du développement économique, par le côté limité

de sa conservation. Car tout propriétaire indolent, s’il n’épargne pas ou ne réinvestit pas, se met

lui-même en danger : « (…) bientôt il emprunte, il s’endette, il perd la propriété, et tombe à son

tour dans la misère. La Providence outragée se venge à la fin d’une manière cruelle. »

[Proudhon, 2016, p. 161].

On peut ainsi remarquer combien la propriété privée fut à l’origine de la libération de l’homme

à l’égard de lui-même d’abord — le travailleur s’émancipe de l’indolent —, puis de la terre —

la culture assénée permet de multiplier les rendements —, ensuite du capital qui permet le

développement d’activités multiples. Si Proudhon assure que « les travailleurs se trouvent

éliminés du sol » et que « la propriété est la dépopulation de la terre » [Proudhon, 2016, p.

168], ça n’est que pour les orienter vers d’autres potentialités qui s’offrent à eux et qu’il

convient de faire bonifier. La prépondérance de la propriété privée vit alors son avènement

définitif lorsque l’échec de la propriété collective fut avéré, c’est à dire vers la fin du XXe siècle.

Les éléments naturels — les forces invisibles de la nature —, conditionnant les activités

humaines ont donc pris leur temps mais ils ont su indiscutablement faire émerger la forme de

propriété la plus adéquate pour un développement social efficace et générateur d’ordre, de lois,

de droits civils et de paix…

Il est évident que cette forme de propriété a aussi joué un grand rôle dans la stabilité économique

des temps présents, même si l’impression actuelle d’un chaos demeure. Celui qui s’attache à

observer avec assiduité les phénomènes évolutifs remarque que les grandes avancées en matière

d’évolution se jouent toujours à la frontière de l’ordre et du désordre [Heudin, 1998].

Cependant, en matière de finition, l’évolution met toujours du temps pour peaufiner ce qu’elle

a créée. N’importe quel artiste sait très bien que les finitions demandent toujours plus de

délicatesse et de raffinement que les grandes lignes qui définissent l’œuvre en elle-même.

Si une solution possible, comme l’est la propriété collective, a été expérimentée et n’a pas été

retenue, c’est que ce n’est pas la bonne piste pour que l’humanité accède à un niveau supérieur

d’organisation. De ce fait la probabilité est assez forte pour qu’il n’y ait plus de retour en arrière

concernant cette forme de propriété. Proudhon a vu juste, la solution vers moins d’arbitraire se

situe en avant, en retravaillant la forme élue de manière plus fine et plus subtile. Les inégalités

Page 139: Chapitre 5 - C3E

— 139 —

quant à la répartition des richesses ne proviennent pas de la propriété privée en elle-même, mais

de la manière dont chacun peut y avoir accès par son travail et son capital.

Les sociétés modernes bénéficient sans conteste d’un confort social global bien supérieur à tous

les ordres sociaux qui vécurent dans le passé. La mouvance actuelle n’est qu’un état

bouillonnant destiné à faire ressortir le nectar nécessaire pour l’avènement d’un monde encore

meilleur. Dans ce brasier d'idées, donc, où règne création, destruction, compétition,

coopération, hybridation, des forces invisibles sont à l’œuvre afin de structurer et de redessiner

le nouveau contour d’un système en cours d’adaptation et en vue d’une harmonisation où

régnerait de moindres souffrances sociales.

La démocratie est souvent associée comme la propriété à la liberté et à l’égalité. Le mode

démocratique impose que pour qu’une option soit adoptée, il y ait agrément d’une majorité. Or,

pour ce faire, cela contraint à engager d’importants moyens dissuasifs ou, au mieux,

pédagogiques pour convaincre la majeure partie de la communauté à se positionner en faveur

d’une décision. On voit par là même que n’importe quelle idée farfelue peut difficilement

convaincre un groupe élargi. Au plus une population est éduquée, cultivée, formée, au plus les

idées doivent être soignées et convenablement argumentées. La démocratie représentative a

échoué, la démocratie participative s’enlise. Ces modes de gouvernance ne sont pas adaptés à

l’entreprise. Il n’est pas non plus question d’aristocratie, le meilleur ne veut rien dire dans un

monde entrepreneurial complexe truffé d’aléas. Celui ou ceux qui ont aptitude à décider dans

l’entreprise sont ceux qui détiennent la compétence. Or, la compétence caractérise les individus

de manière démocratique, car elle ne dépend ni de la classe sociale, ni du genre, ni de la

profession, ni d’un quelconque attribut génétique ou de n’importe quelle autre circonstance

sociale fortuite, mais découle d’aptitudes intellectuelles requises, d’indépendance d’esprit et

représente cette combinaison de qualités rares que sont le zèle, l’intelligence, l’expérience

pratique et qui peuvent être détenues par toute personne faisant l’effort de les acquérir. La voie

nouvelle à suivre pourrait donc être celle d’une « démocratie de la compétence ». Il reste

évidemment à savoir comment les décisions nécessaires à prendre en entreprise peuvent être

confiées à des agents qui en ont la compétence, mais ça n’est pas le propos ici. Ce qui importe

c’est de comprendre que se tient là le principe véritable d’une autonomie dans le travail, car un

tel principe est source d’initiative et de responsabilisation à l’égard des agents.

b) Le mystère de la propriété

Pourquoi en des temps immémoriaux les premiers hommes se faisaient-ils enterrés par leurs

congénères en compagnie de quelques-uns de leurs effets personnels, ainsi que de leurs

amulettes — autrement dit, avec leurs propriétés individuelles ? Probablement parce que pour

effectuer « leur grand voyage », comme ils se l’imaginaient à l’époque, ils ressentaient le besoin

de conserver leurs acquis du monde présent, afin de ne pas repartir de rien dans leur vie suivante.

Mais ce qui semble plus curieux encore, c’est le fait — et l’on revient une fois encore sur ce

même exemple — que lorsqu’un individu marquait d’un signe l’arbre dont il avait le premier

repéré les fruits mûrs, il y eut un accord tacite au sein du groupe et, bien que l’on suppose qu’il

n’y eut pas de police en ces temps reculés, les anthropologues rapportent que personne ne

Page 140: Chapitre 5 - C3E

— 140 —

songeait alors à prendre les fruits qui appartenait ainsi de bon droit au premier. On explique ici

le choix de la citation de Leucippe, mise en exergue du présent chapitre105 ; il doit bien y avoir

une raison de fond à un tel fait mais on l’ignore encore apparemment. On dirait que tout a été

conçu en arrière-plan afin que la propriété acquiert ses lettres de noblesse. L’acceptation

implicite de la propriété d’une chose par autrui demeure un mystère. Elle est cependant la source

vertueuse d’un lent et prodigieux développement économique. Peut-être y avait-il déjà-là, dès

l’origine, pré-imprimé, le respect de la personnalité d’autrui et l’acceptation du vainqueur dans

une compétition à la loyale en vue de la recherche de moyens de subsistance ?

Comme on l’a vu, une partie de l’ensemble du monde animal est lui-même affecté par une

certaine conscience de la propriété. La notion de territoire est fortement ancrée chez certains

d’entre eux, Panthera leo (le lion) et Canis lupus (le loup), par exemple, défendent férocement

leur domaine à l’aide de leurs crocs. Quant Panthera leo marque les frontières de son territoire,

il indique clairement qu’il y a défense de pénétrer dans la zone. Homo sapiens, lui, va défendre

sa propriété par l’esprit, en créant un cadre juridique spécifique aussi bien invisible à l’œil

qu’aux autres sens mais qui tiendra, avec autant d’efficacité sinon plus, le même rôle que les

crocs. Cette infrastructure juridique intangible et abstraite s’est construite lentement mais

sûrement, assez inconsciemment peut-être, et bien qu’elle fût réelle, celle-ci demeure plus ou

moins cachée dans les tréfonds des lois et des règles établies au long cours.

Cependant, l’attrait vers la possession d’un bien n’est que la partie émergée du problème de la

propriété : « La partie immergée, elle, est un processus complexe imaginé par l’homme pour

transformer les biens et le travail en capital. » [de Soto, 2005, p. 17 et 18]. Si la notion de

propriété ne se voit pas, ne se touche pas physiquement, elle se mesure à ses effets. Comme le

fait savoir l’économiste Hernando de Soto (né en 1941) : « La propriété n’est alors pas un

simple bout de papier, mais un outil médiateur qui capte et emmagasine l’essentiel de ce qui

est nécessaire pour faire fonctionner une économie de marché. » [de Soto, 2005, p. 79]. De la

même façon, plusieurs économistes dont Schumpeter — mais surtout les allemands Gunnar

Heinsohn et Otto Steiger ainsi qu’Harold Demsetz — conviennent que le capitalisme s’est

fondé à partir des droits de propriété et que ces derniers permettent d’assurer la garantie de la

création monétaire (c’est d’abord la propriété ensuite l’argent). Pourtant, en 1998 le journaliste

économique Tom Bethell (né en 1940) ajoutera à cela que : « jamais les nombreux bienfaits des

régimes économiques de propriété privés n’ont été convenablement analysés. » [de Soto, 2005,

p. 81], ce qui, aujourd’hui encore et malgré les travaux de Masahiko Aoki [Aoki, 2006], se

justifie pleinement.

On prétend souvent que le capitalisme domine la planète entière, mais lorsque l’on observe le

développement économique aux quatre coins du monde, on s’aperçoit que les espaces qui

jouissent d’un droit de propriété solidement établi sont loin de recouvrir l’ensemble de terres

occupées par les hommes. Du reste, le nombre d’agents économiques pouvant effectivement

évoluer en bénéficiant de ces conditions particulières est, somme toute, relativement limité. De

Soto qualifie ce phénomène de ‟cloche de verre” et faisant du « capitalisme un club privé,

ouvert à seulement à un petit nombre de privilégiés » où celui-ci exaspère « les milliards de

105 - Rappel de la citation : « Aucune chose ne devient sans cause, mais tout est l’objet d’une raison, et sous la contrainte de la

nécessité. »

Page 141: Chapitre 5 - C3E

— 141 —

gens qui, du dehors observent ce qui s’y passe. » [de Soto, 2005, p. 83 et 85]. C’est sans parler

évidemment des problèmes que le capitalisme pose à l’intérieur des espaces qui l’ont adopté.

En effet, dans de nombreux pays ce n’est pas qu’il n’y a pas de richesses, de capital à faire

fructifier, de terres à labourer ou d’entreprises à développer mais « ce sont des maisons bâties

sur des terrains sans titres de propriété bien certain, des entreprises non déclarées à la

responsabilité mal définie, des industries installées hors des financiers et des investisseurs.

Faute de documents désignant nettement leur propriétaire, ces possessions ne peuvent être

directement transformées en capital, elles ne peuvent être vendues en dehors de petits cercles

locaux où les gens se connaissent et se font confiance, elles ne peuvent servir à garantir des

emprunts, elles ne peuvent servir d’apport en nature lors d’un investissement. » [de Soto, 2005,

p. 15]. A contrario, à l’intérieur des frontières des pays occidentaux, qu’il s’agisse d’un terrain,

d’un bâtiment, de machines-outils ou d’un stock quelconque, à chaque bien est assujetti un titre

de propriété établi en bonne et due forme, permettant l’identification précise du bien en

question. Ces titres peuvent ainsi servir soit à rendre le bien facilement commercialisable ou à

garantir des demandes de crédits. Tandis que dans le cas exposé précédemment « Les habitants

pauvres de ces pays, c’est-à-dire la majorité écrasante de la population, possèdent quelque

chose mais il leur manque un processus qui servirait à représenter ce quelque chose et à créer

du capital. Ils ont des maisons et pas de titres, des récoltes mais pas de bail, des entreprises

mais pas d’inscription au registre du commerce. » [de Soto, 2005, p. 16]. On comprend dès

lors le long chemin qu’il reste encore à parcourir pour ces pays avant d’atteindre une économie

florissante. Mais la voie est connue, le fait est qu’il reste néanmoins à s’y engager.

Si la propriété permet aux sociétés humaines le développement de richesses, et l’on ne peut nier

les bienfaits du confort que les richesses actuelles apportent à une partie de l’humanité, alors la

propriété doit être considérée comme quelque chose de profitable. Un constat indiscutable est

désormais établi, la propriété c’est l’envol vers la prospérité... Cependant — et en dehors du

fait qu’un droit de propriété n’est pas établi partout avec la même rigueur administrative —, il

est alors légitime de se demander pourquoi l’appropriation d’une terre ou d’un bien pose

problème ?

Car l’appropriation, la propriété privée qui, a fortiori, exclut l’autre, relève d’un principe assez

étonnant. D’un côté le fait d’exclure autrui ne peut qu’occasionner un embarras moral chez un

individu animé d’un certain sens de l’éthique, de l’autre cette exclusion a montré bien des

avantages en vertu d’un développement économique. Les explications concernant ces avantages

sont convaincantes et n’appellent pas à de véritables mises en cause, et nul ne saurait s’opposer

au développement économique lorsqu’il s’effectue pour le bien-être de l’humanité à l’intérieur

d’un cadre éthique et écologique. Par conséquent, il demeure un mystère dans la recherche

d’une explication cohérente du monde visant à unir des principes bienfaisants : comment un

principe qui, à la base, peut moralement déranger, peut-il être finalement amené à promettre la

production d’un monde juste et équitable ?

On suggère de partir d’une scène de la vie courante pour illustrer une explication possible

permettant une moindre contradiction. Lors d’un voyage en avion, par exemple, et juste avant

le décollage de l’appareil, les hôtesses de l’air ne manquent jamais de rappeler les règles de

Page 142: Chapitre 5 - C3E

— 142 —

survie, dont la suivante : « Mettez d’abord votre masque à oxygène avant d’aider les autres à

mettre le leur » ; le primatologue Frans de Waal rappelant lui que : « L’altruisme exige que

nous commencions par prendre soin de nous (…) » [De waal, 2013, p. 45]. Stirner avait de son

côté montrer que l’égoïsme poussé à l’extrême (absolu) est la forme suprême de l’altruisme.

Prendre soin de soi est souvent considéré comme le premier acte fondateur de l’altruisme, « (…)

le moi doit être nourri avant de prendre soin des autres » [De waal, 2013, p. 78]. C’est pourquoi

il serait somme toute assez cohérent d’envisager l’appropriation comme un acte d’altruisme.

En outre, peut-on voir en celle-ci, de façon plus globale, la base d’une combinaison complexe

d’altruisme, de volonté de puissance, de besoin vital de survie. De ce fait, un acte d’altruisme

au déclenchement d’une appropriation personnelle expliquerait bien mieux qu’une économie

construite sur l’étoffe de la propriété puisse aboutir en finalité à un monde plus juste.

Par moult aperçus on saurait exposer que la propriété reste un mystère, même encore

aujourd’hui. Dès son époque, Proudhon le savait même s’il s’en expliquait au travers d’un

exemple curieux, relatif à la mise en ménage des deux sexes, qu’il convient de replacer dans

son contexte pour mieux le saisir106 : « (…) de toutes les institutions humaines la plus étonnante,

naît, par un inconcevable prodige, la propriété, la division du patrimoine commun en

souverainetés individuelles. » [Proudhon, 2016, p. 156] ; l’union mystique de deux tâches : le

travail pour un revenu (pour l’homme) et la dépense en vue de consommer (pour la femme).

Il reste encore à examiner le mystère concernant l’autre sens de la propriété, car comme l’a dit

Proudhon celle-ci a deux sens. On rappelle que le second sens désigne la qualité en tant que

propriété d’une chose ou d’un objet, et dans ce cadre ce qui reste le plus mystérieux est l’aubaine

(pourquoi la force collective produit-elle l’aubaine ?). Rechercher les causes de l’aubaine

revient à expliquer l’apparition des causes des propriété émergentes dans la nature… Or, on

n’en est encore bien loin, sans ses ontologiques propriétés émergentes la vie n’aurait

probablement pas pu apparaître et elle ne serait pas ce qu’elle est sans un tel type de propriété.

En tous cas cela reste un mystère… « Tout est mystérieux et surnaturel dans la collation du

droit d’aubaine. » [Proudhon, 2009, p. 289], et les explications à ce sujet manquent encore

notoirement.

3.4.2. Eléments fondateurs

A l’issu de ce corpus explicatif que l’on vient de présenter, il convient de résumer clairement

l’idée déterminant de ce que l’on envisage de proposer au regard de la thématique centrale de

la thèse, c’est-à-dire le contenu de l’hypothèse permettant la réactivation des processus de

création d’emplois. Le raisonnement s’articule autour des quelques points exposés ci-après et

son principe est le suivant : ayant connaissance des lois actuelles qui ont servi à la construction

de l’histoire humaine (que l’on déduit de l’observation), on tente d’en deviner la logique qui les

sous-tend. On peut ainsi en poursuivant cette logique de construction deviner les éléments futurs

correspondant au prolongement de ces lois qui peuvent potentiellement se succéder. Ce faisant,

106 - Proudhon faisait référence au mariage, il considérait qu’à un moment donné la femme devint la « propriété individuelle »

de l’homme, et que le mariage avait institutionnalisé cette forme en opposition à certaines collectivités ancestrales où les

femmes étaient propriété de la communauté.

Page 143: Chapitre 5 - C3E

— 143 —

il est possible pour l’homme de choisir un chemin privilégié et d’en assurer sa mise en œuvre.

Ainsi, si l’on a l’impression que l’homme est libre, compte-tenu que les bons choix ne sont pas

nombreux et que le meilleur est unique — et que forcément à un moment ou un autre le meilleur

va surgir et par définition il va perdurer —, le monde peut être considéré comme déterminé.

On a montré précédemment que la création d’emploi ne pouvait provenir que du monde de

l’entreprise et notamment des TPE-PME-PMI, attendu que GE françaises ne créent

pratiquement pas d’emploi à l’intérieur des frontières nationales — les sphères de l’Etat ainsi

que les autres organisations (ONG, mutuelles, associations, etc.) ne pouvant pas être

considérées dans les temps présents comme grandes pourvoyeuses d’emplois.

A y regarder de près, on a établi que les petites et grandes entreprises sont confrontées à une

crise totale et la résolution de cette crise appelle à une refondation de l’entreprise elle-même. Il

restait à définir les bases de cette refondation ainsi que les éléments qui pourraient permettre le

renouvellement complet de ce type d’organisation.

Il est donc question de formuler une combinaison complexe de trois idées fondatrices en matière

entrepreneuriale. Il s’agirait de proposer une façon inédite de réattribution des moyens de

production ainsi que trouver un mode de management interne à l’entreprise qui intègrerait des

formes renouvelées de l’idée de démocratie et de république adaptées au siècle à venir.

Cette nouvelle forme d’entreprise, en s’installant concrètement dans l’économie et en se

multipliant, permettrait d’institutionnaliser un nouveau régime économique dont la définition

fera l’objet du chapitre suivant. On démontrera au chapitre d’après pourquoi cette nouvelle

forme est en mesure d’engendrer des capacités créatrices d’emplois bien supérieures aux

actuelles entreprises vieillissantes.

Ce nouveau régime économique devrait permettre de reconsidérer le cadre scientifique de la

discipline, autrement dit d’instaurer un nouveau paradigme en économie.

Page 144: Chapitre 5 - C3E

— 144 —

Table des matières

1. De la propriété ........................................................................................................................ 4

1.1. Appropriation : entre origine biologique et volonté de puissance ................................. 5

1.1.1. De la cause animale à celle de l’homme .................................................................. 6

1.1.2. Nature humaine et comportement .......................................................................... 11

a) L’impossible quête concernant la nature humaine ................................................... 11

b) A recherche de la notion de comportement dominant ............................................. 16

1.1.3. Homo-economicus, propriétaire égoïste et dominateur ? pas pour toujours… ...... 19

1.2. De l’appropriation des territoires à celle des moyens de production ........................... 22

1.2.1. Propriété et richesse du paléolithique supérieur au néolithique ............................. 23

1.2.2. Du monde féodal au monde « censé ».................................................................... 27

1.2.3. De la coutume à l’institution du droit..................................................................... 28

1.2.4. La propriété comme assise du développement économique .................................. 30

a) De l’usufondé au fundiaire ....................................................................................... 30

b) De la misère aux pauvretés… .................................................................................. 32

1.2.5. Glissement et transfert de l’idée d’enclosure, de la terre au capital ....................... 33

a) De la propriété privée aux ‟enclosures” ................................................................... 33

b) De la terre au capital ................................................................................................ 37

c) Penser le commun et les formes alternatives d’entreprises… .................................. 39

1.3. Les penseurs de la propriété : « Du tour de force à l’infréquentable et l’indigeste… »

.............................................................................................................................................. 40

1.3.1. De la praxis à la philosophie .................................................................................. 40

1.3.2. Le tour de force de John Locke .............................................................................. 41

1.3.3. L’insurrection de Proudhon .................................................................................... 46

a) La vision particulière de Proudhon au sujet de la propriété ..................................... 49

b) Proudhon, Marx : les frères ennemis de l’évolution sociale .................................... 57

c) Proudhon émergentiste et précurseur multiple ......................................................... 63

d) 1840 : Tout ça pour ça… Le pari réussi mais perdu ? ............................................. 73

1.3.4. La charge de Stirner ............................................................................................... 80

a) Max, l’homme qui dérange ...................................................................................... 82

b) L’ingouvernable Stirner ........................................................................................... 83

c) Une pâle représentation du monde, sans enthousiasme, ni prophétie ...................... 87

2. Démocratie et gouvernance au sein des entreprises ............................................................. 90

2.1. Démocratie : conception, dévoiement, pathologies....................................................... 90

2.2. Le modèle classique : hiérarchisation et militarisation de la firme ............................... 96

2.3. Les autres formes : cogestion, autogestion, coopération… ......................................... 101

2.3.1. La gouvernance : le cœur d’un débat actuel ......................................................... 102

2.3.2. La cogestion, un pas vers plus de démocratie ...................................................... 103

2.3.3. L’autogestion, entre tâtonnements et ruptures ..................................................... 104

a) L’idée générale ....................................................................................................... 104

b) Les expériences… .................................................................................................. 105

c) Le modèle yougoslave ............................................................................................ 106

d) Le cas français ........................................................................................................ 107

2.3.4. La coopération ou l’anti-hiérarchie ...................................................................... 108

Page 145: Chapitre 5 - C3E

— 145 —

a) Les SCOP ............................................................................................................... 109

b) Les CAE ................................................................................................................. 110

2.3.5. Les nationalisations ou l’anti-démocratie ............................................................ 111

2.3.6. La « démocratie industrielle » ............................................................................. 113

2.4. Les nouveaux modes de gouvernance en vogue ......................................................... 115

2.4.1. Le bicamérisme économique ou « l’entreprise à deux têtes »…......................... 116

2.4.2. Le management participatif .................................................................................. 118

2.4.3. Le principe d’« entreprise libérée »...................................................................... 118

2.4.4. L’holacratie .......................................................................................................... 119

3. Eléments pour un cadre rassembleur .................................................................................. 121

3.1. Trois anthropologues à la base du problème ............................................................... 121

3.1.1. La magistrale intuition de Maurice Godelier ....................................................... 121

3.1.2. L’apport fondamental d’Alain Testart.................................................................. 122

3.1.3. La trouvaille d’Henri Laborit ............................................................................... 123

3.2. La propriété disséquée, schématique pour une nouvelle forme de propriété .............. 123

3.2.1. La propriété de quoi ?........................................................................................... 124

3.2.2. La propriété de qui ?............................................................................................. 125

a) l’Etat ....................................................................................................................... 125

b) des actionnaires non impliqués dans l’entreprise ................................................... 126

c) un seul agent économique ...................................................................................... 126

d) quelques agents économiques ................................................................................ 126

e) tous les agents économiques impliqués dans l’entreprise égalitairement propriétaires

.................................................................................................................................... 127

3.2.3. La propriété à quelle fin ? .................................................................................... 128

3.2.4. La propriété comment ?........................................................................................ 128

3.2.5. La propriété sous quelle forme ? .......................................................................... 129

a) individuelle ou collective ? .................................................................................... 129

b) usufondée ou fundiaire ........................................................................................... 130

3.2.6. La propriété à combien ? ...................................................................................... 131

3.2.7. La question du « quand » ?................................................................................... 131

3.2.8. La propriété « où » ? ............................................................................................ 132

3.3. Des idées pour la Terre ................................................................................................ 133

3.3.1. Démocratie, république, écologie et réattribution de la propriété des moyens de

production....................................................................................................................... 134

3.3.2. De l’ordre dans l’entreprise : une double révolution............................................ 135

3.4. Unification paradigmatique pour un rebond économique ........................................... 136

3.4.1. De l’origine au contexte contemporain ................................................................ 136

a) La propriété et la démocratie comme actes élévateurs et libérateurs ..................... 136

b) Le mystère de la propriété ...................................................................................... 139

3.4.2. Eléments fondateurs ............................................................................................. 142