82
Chapitre 7 Histoire de la pensée économique 1. La pensée économique pré-classique 1.1 Le mercantilisme : la naissance de l’économie politique Document 1 : De la condamnation antique des activités marchandes à leur réhabilitation à la renaissance La distinction entre économie et chrématisitique chez Aristote est une opposition entre des activités économiques naturelles, car orientées par la recherche de la satisfaction des besoins (oïkonomia, les lois qui règlent le fonctionnement de la maison) et des activités (…) animées par la recherche du profit pour lui-même. L’art d’acquérir des richesses, qui est celui du marchand (« kapelos »), est condamnable car non borné : le désir d’accumulation est présenté comme insatiable et donc dangereux pour la communauté. L’économie est au service de la communauté, elle est condamnable si elle s’autonomise et ce faisant perd son sens. Jusqu’à la Renaissance, cette distinction s’impose. Dans la pensée théologique du Moyen Âge, l’économie est d’abord vue comme une chrématistique, une activité immorale que la loi doit contraindre à respecter les principes de justice. Les activités économiques sont contrôlées et encadrées au sein de l’organisation domaniale de l’économie féodale. Les activités financières, comme le prêt à intérêt, sont condamnées moralement par la religion catholique (et musulmane). Depuis le 16 ème siècle en revanche, l’économie se libère de la morale au nom de l’individualisme et de l’efficacité. L’économique va construire une idéologie qui va libérer l’économie des soupçons qui pesaient sur elle jusqu’alors. Le point de départ est la doctrine mercantiliste et le point d’arrivée est la pensée des économistes classiques. Durant cette période, l’économie est passée de l’immoralité à l’amoralité 1 : de la condamnation de l’économie au nom de la morale à la condamnation de la morale au nom de l’économie. L’œuvre des mercantilistes vis-à-vis de la morale est la justification de la chrématistique. Les auteurs mercantilistes se caractérisent a posteriori par leur place dans la transition entre le monde féodal et le monde industriel : ils abandonnent la critique féodale des activités marchandes sur une base morale, mais sont incapables de penser l’économie sur ses bases réelles. Selon les mercantilistes, la puissance d’un Etat dépend de la puissance économique du pays à laquelle est liée sa capacité à lever et entretenir une armée. La puissance économique repose sur la monnaie (ce sont les quantités d’or et d’argent qui circulent dans le royaume) qui peut être amassée dans le cadre du commerce international (un excédent commercial permet l’accumulation de métaux précieux). En conséquence, le commerce, surtout international, doit être soutenu par l’Etat (soutien au développement du commerce au long cours, aux exportations, protectionnisme et limitation des importations). Ainsi se ESH ECE1 Camille Vernet Nicolas Danglade 2017-2018 1

Chapitre 7 HPE - Web viewLes mercantilistes anglais veulent bien importer, à condition qu’ils exportent davantage encore, et transportent le plus possible. Leur but,

  • Upload
    vutruc

  • View
    217

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Chapitre 7

Histoire de la pense conomique

1. La pense conomique pr-classique

1.1 Le mercantilisme: la naissance de lconomie politique

Document 1: De la condamnation antique des activits marchandes leur rhabilitation la renaissance

La distinction entre conomie et chrmatisitique chez Aristote est une opposition entre des activits conomiques naturelles, car orientes par la recherche de la satisfaction des besoins (okonomia, les lois qui rglent le fonctionnement de la maison) et des activits () animes par la recherche du profit pour lui-mme. Lart dacqurir des richesses, qui est celui du marchand (kapelos), est condamnable car non born: le dsir daccumulation est prsent comme insatiable et donc dangereux pour la communaut. Lconomie est au service de la communaut, elle est condamnable si elle sautonomise et ce faisant perd son sens.

Jusqu la Renaissance, cette distinction simpose. Dans la pense thologique du Moyen ge, lconomie est dabord vue comme une chrmatistique, une activit immorale que la loi doit contraindre respecter les principes de justice. Les activits conomiques sont contrles et encadres au sein de lorganisation domaniale de lconomie fodale. Les activits financires, comme le prt intrt, sont condamnes moralement par la religion catholique (et musulmane).

Depuis le 16me sicle en revanche, lconomie se libre de la morale au nom de lindividualisme et de lefficacit. Lconomique va construire une idologie qui va librer lconomie des soupons qui pesaient sur elle jusqualors. Le point de dpart est la doctrine mercantiliste et le point darrive est la pense des conomistes classiques. Durant cette priode, lconomie est passe de limmoralit lamoralit1: de la condamnation de lconomie au nom de la morale la condamnation de la morale au nom de lconomie.

Luvre des mercantilistes vis--vis de la morale est la justification de la chrmatistique. Les auteurs mercantilistes se caractrisent a posteriori par leur place dans la transition entre le monde fodal et le monde industriel: ils abandonnent la critique fodale des activits marchandes sur une base morale, mais sont incapables de penser lconomie sur ses bases relles. Selon les mercantilistes, la puissance dun Etat dpend de la puissance conomique du pays laquelle est lie sa capacit lever et entretenir une arme. La puissance conomique repose sur la monnaie (ce sont les quantits dor et dargent qui circulent dans le royaume) qui peut tre amasse dans le cadre du commerce international (un excdent commercial permet laccumulation de mtaux prcieux). En consquence, le commerce, surtout international, doit tre soutenu par lEtat (soutien au dveloppement du commerce au long cours, aux exportations, protectionnisme et limitation des importations). Ainsi se dveloppe une approche pragmatique de lconomie, la timide dfense dune activit vulgaire mais utile au prince. Lconomie abandonne la rfrence aristotlicienne au bien public et devient un art au service du prince. La monnaie, le profit, lactivit marchande sont justifies non au nom de la morale mais de lefficacit.

1Indiffrence envers la moralit

Pierre-Andr Corpron et alii, Economie, sociologie et histoire du monde contemporain, Bral, 2013

Document 2: Les sicles du mercantilisme

Les sicles du mercantilisme sont placs sous le signe des grandes dcouvertes. Des voyages et des conqutes, lAmrique, la route du Cap, le tour du monde, voil ce quils voquent tout dabord. Le vritable pre de lconomie politique, ce nest pas Montchrtien, ce nest pas Quesnay, ce nest pas A.Smith, cest Christophe Colomb. Le continent occidental, cela signifie dabord largent du Mexique, lor du Prou. En cent ans, le stock de mtaux prcieux sur lequel avait vcu le moyen ge se trouve multipli par huit. Sous la pression dun tel afflux, les prix entrent dans la danse: cest la rvolution des prix. Les sereines et traditionnelles doctrines de modration, les menues rglementations anciennes ne sont que des digues puriles pour contenir le trafic dchan. Partout le type du marchand, audacieux, optimiste, aventurier, surgit de terre. Il approche le sceptre, et manie les rnes du gouvernement. Il prend la plume, et limprimerie rpand la nouvelle conception de la vie quil apporte: ardente, optimiste, cruelle. A un idal de bonheur et de paix succde une mentalit de lutte pour la vie, de soif de succs, de richesse, de puissance. A un monde essentiellement rural et artisanal, un monde manufacturier et commerant. A une civilisation surtout continentale, une civilisation maritime. Les vaisseaux envahissent la mer et locan; des flottes immenses et sentredtruisent; pendant deux sicles lEspagne, la Hollande, la France et enfin lAngleterre mneront pour la suprmatie maritime une lutte dont Trafalgar dira le dernier mot. Notre priode est encore celle de la Renaissance, et de la rforme. Avec la Renaissance remonte la surface la notion impriale romaine dun Etat fort, autoritaire, arm dune puissante machine administrative au moyen de laquelle il contrle tout lintrieur et dune forte arme sur laquelle il compte pour stendre lextrieur. () Partout, dans lEurope chrtienne disloque spirituellement, et politiquement, tandis que Machiavel crit Le Prince, les Etats affirment leur indpendance et leur volont de domination. () La Renaissance, cest encore un renouveau dattention pour les aspects profanes de la vie, et tandis que lon quitte les champs pour les manufactures, les armes et les marines une sorte de retour la plante Terre, aprs des sicles vcus les yeux au Ciel. Cest une affirmation de lHomme contre Dieu; une explosion du volontarisme. () Quant la Rforme, dirons-nous () que Calvin a invent le capitalisme? () En Angleterre, lun des rsultats principaux de la Rforme fut de dvelopper la lecture de lAncien Testament. Le juste sy voit promettre longue vie et prosprit. Aux quakers et aux puritains, le succs conomique apparatra comme un signe de llection divine. () Avec eux, lasctisme des affaires, lpargne du bourgeois, laustre calcul du comptable, la vie sans loisirs et le persvrant labeur du patron prendront une saveur chrtienne.

D.Villey et C.Nme Petite histoire des grandes doctrines conomiques, Litec, 1992

Document 3: Les thmes communs aux diffrents mercantilismes nationaux

(Les diffrents mercantilismes nationaux) dveloppent trois thme communs: la primaut de la richesse montaire, la balance du commerce et la rglementation dans lindustrie et du commerce extrieur.

Le chrysdonisme est la croyance selon laquelle la richesse consiste uniquement en mtaux prcieux. Quel que soit le mercantilisme, il faut accumuler de la monnaie: pour se procurer davantage de biens, pour accrotre la production et favoriser la circulation des biens et services (la mtaphore organiciste de la circulation sanguine est souvent utilise), et pour investir dans le commerce (Angleterre) ou lindustrie (France).

La notion de balance du commerce merge en 1614 chez Serra (des biens et des services), puis chez Thomas Mun en 1621 (). La balance du commerce doit permettre dvaluer lexcdent commercial recherch, notamment par le commerce de rexportation: selon Mun, une sortie dor pour importer le coton brut dInde permet dexporter des cotonnades pour une valeur cinq fois suprieure.

La rglementation dans le commerce et lindustrie est trs prsente parce que le commerce international est envisag comme un jeu somme nulle (). Le libre-change, tout du moins au sens o nous lentendons aujourdhui est banni. Lexpression que lon croise dans les crits mercantilistes, signifie au contraire lobtention de monopoles, cest--dire de privilges, ceux des grandes compagnies de commerce anglaises et franaises (face aux hollandaises) en premier lieu. La France souhaite dvelopper des manufactures royales labri du protectionnisme: les droits de douane slvent de 5 % vers 1620 20 % vers 1720.

Pierre-Andr Corpron et alii, Economie, sociologie et histoire du monde contemporain, Bral, 2013

Document 4: La diversit des mercantilismes nationaux en Europe

Le bullionisme espagnol Cest premirement l ou lor aborde lEurope au Portugal, En Espagne que lon a subi la magie des mtaux, et que lon a fait de leur accumulation le but suprme de lactivit des individus comme de la politique des princes. () Tout le problme, pour lEspagne, va consister conserver chez elle lor quelle importe de ses colonies doutre-ocan, lempcher de fuir hors des frontires, et de se rpandre parmi les autres pays dEurope. Do la politique que lon a appel bullioniste (de langlais bullion = lingot) et qui est une politique de protectionnisme montaire direct et dfensif: interdiction des sorties dor; obligation pour les exportateurs espagnols de rapatrier leurs crances, et, pour les importateurs trangers de marchandises espagnoles, de dpenser les leurs en Espagne; survaluations artificielles des monnaies trangres pour les attirer en Espagne. Ces diverses mesures bullionistes sont prnes par les auteurs (Orthiz) et mises en uvre par les gouvernements. () Dans les faits, la politique bullioniste donne lieu une rglementation minutieuse, et extrmement dsordonne; car labondance dor engendrait un niveau lev des prix, et les gouvernements, ignorants de la thorie quantitative de la monnaie, ne saisissaient pas le lien qui unissait les deux phnomnes. Les mesures prises pour empcher les prix de monter se mlaient aux mesures prises pour retenir lor, avec une inextricable incohrence. LEtat intervenait tort et travers, dans tous les sens. Le rsultat fut la hausse des prix, la paralysie du commerce extrieur, la misre gnrale. Lafflux excessif de lor amricain, et la politique bullioniste qui la retenu de scouler ltranger sont lorigine du dclin conomique de lEspagne.

Le mercantiliste industrialiste et tatiste franais A cette poque, les mtaux prcieux du Nouveau-Monde proviennent exclusivement des colonies espagnoles et portugaises. Les pays autr