20
Pierre-Alexis Delhaye 1

Communication_Image_Comics_-_Analyse_du.pdf

Embed Size (px)

Citation preview

Pierre-Alexis Delhaye 1

Image Comics : Analyse d'un succès de l'indépendance de la

bande-dessinée américaine.

Introduction

Le but de cette communication est de comprendre comment peut-être vécue et

revendiquée la notion d'indépendance dans l'industrie culturelle du comics, marché de

niche de l'édition nord-américaine, par l'étude de cas d'un éditeur marqué comme

indépendant, ou indie, Image Comics. Nous aborderons ce qui motive la prise

d'indépendance des auteurs / fondateurs de l'éditeur, puis ce qui est spécifique à la notion

d'indépendance telle qu'elle s'applique dans le monde éditorial du comics en Amérique du

Nord, afin d'expliquer le succès commercial et critique d'Image Comics. Nos sources pour

cette analyse ont été l'interview de Todd McFarlane par Gary Groth publiée dans le

Comics Journal n°152 d'août 1992, le recueil d'interviews menées par George Khoury

publié en 2007 chez TwoMorrows Publishing intitulé Image comics : The Road to

Independance, une interview d'Eric Stephenson, l'éditeur actuel d'Image Central, réalisée

en 2008 par Matt Brady, la retranscription d'une rencontre des partenaires / fondateurs

organisée pour les 20 ans de l'éditeur à l'Image Expo de 2012, ainsi qu'une série

d'interviews réalisées par Jason Sacks à cette occasion.

La revendication d'indépendance dans le secteur du comics participe d'un

mouvement culturel plus global allant dans ce sens, en réaction au mouvement de

concentration mondial de l'industrie du livre. Les années 1980 marquent le développement

et le succès des éditeurs de comics indépendants aux États-Unis, à l'exemple de Dark

Horse. Les petites structures se multiplient, et pour la plupart disparaissent presque aussi

vite, dans une situation de pré-crise spéculative. Image Comics est fondée en 1992 par

Rob Liefeld, Todd McFarlane, Jim Lee, Jim Valentino, Erik Larsen, Whilce Portacio et

Marc Silvestri, sept artistes qui démissionnent de Marvel. Image Comics est aujourd'hui le

troisième éditeur de l'industrie du comics, avec 10% du marché1, derrière Marvel et DC

Comics, qui réalisent environ deux tiers des ventes, en volume comme en valeurs.

1 Chiffres communiqués par Diamond Comics pour le mois d'avril 2015.

Pierre-Alexis Delhaye 2

Les raisons de la prise d'indépendance.

La volonté de liberté artistique comme motif de la prise d'indépendance, motif

souvent mis en avant dans les cas d'indépendance culturelle, doit être relativisée. Si cette

volonté existe bien, elle est très variable selon les fondateurs d'Image Comics. Les

principaux instigateurs du départ de Marvel, Rob Liefeld, Todd McFarlane, et Jim Lee,

avaient déjà une liberté artistique hors normes dans le monde du comics. Todd McFarlane,

lorsqu'il se voit confier le nouveau titre Spider-Man, réussit à en être à la fois le scénariste

et le dessinateur, cas de figure qui n'est certes pas inédit, mais qui reste relativement rare.

Le degré de liberté artistique offert à McFarlane sur cette série n'est toutefois pas suffisant

pour lui. Il déclare que « dès le début, […] c'était un combat »2 pour pouvoir écrire et

dessiner la série à sa façon, et non à la manière d'un artiste l'ayant précédé chez l'éditeur.

« [Les éditeurs] pensaient que je ne voulais pas dessiner comme John Romita

parce que je le détestais. C'est plutôt le contraire. Je n'étais pas assez stupide

pour essayer de l'imiter […]. Je ne voulais pas rentrer dans l'histoire comme un

bon imitateur de John Romita. […] Ils m'ont pris pour un putain de rebelle. […]

Les ventes ont augmenté, et c'est la seule chose qui m'a sauvé dans ce

combat. »3

Il justifie le besoin de liberté artistique, qui contribue à la prise d'indépendance, comme

étant une nécessité pour développer son propre style, en dehors de toute imitation. Par

ailleurs, l'auto-censure de Marvel, que les éditeurs imposent aux artistes pour respecter

les règles de la Comics Code Authority, entrave également la liberté artistique de

McFarlane4. Du côté des éditeurs, mais aussi d'une partie de la presse spécialisée et du

lectorat, ce besoin d'indépendance est très rapidement associé à une forme de rébellion,

surtout dans les cas de Todd McFarlane et Rob Liefeld. Jim Valentino, qui a commencé sa

carrière dans le comics underground, voit sa participation à Image Comics comme la suite

logique de sa carrière5, sans qu'il ne se place en opposition complète au système des

éditeurs mainstream, comme Erik Larsen6 :

2 Gary Groth, « '' … That's the Spice of Life, Bud '' : The Todd McFarlane Interview » in The Comics Journal n°152, août 1992. Notre traduction.

3 Idem.4 George Khoury, Image Comics : The Road to Independance, TwoMorrows Publishing, 2007. Page 72.5 Jason Sacks, « Jim Valentino : Broadening the Base and Raising the Bar », Comics Bulletin, 17 avril 2012 [en ligne].6 George Khoury, op. cit. Page 27.

Pierre-Alexis Delhaye 3

« Être mon propre capitaine suivait le cours naturel des événements pour moi.

Ce n'était pas contre Marvel, c'était surtout pour le comics. C'était plus logique

de m'investir pour moi-même. »7

Pour Rob Liefeld8, la prise d'indépendance est également motivée par un acte qui va à

l'encontre de sa liberté artistique. Peu de temps avant la fondation d'Image Comics,

l'auteur avait fait paraître une publicité pour une potentielle série appelée Executioners.

Très rapidement, l'équipe juridique de Marvel, son principal employeur, lui envoie une

procédure de cease and desist. Cette affaire marque le début des discussions avec

d'autres artistes pour former ce qui allait devenir Image Comics. Selon Marc Silvestri, la

question de la liberté artistique dépasse la problématique de la propriété de la création, il

s'agit aussi du pouvoir associé à la liberté artistique et éditoriale.

« Marvel Comics n'auraient jamais publié Savage Dragon. Ils ne l'auraient pas

fait. Même si tu leur avais donné, ils ne l'auraient pas publié. Parce que c'est

une vision unique que tu [Erik Larsen] es le seul à pouvoir construire. Et jamais

ils n'auraient donné ce genre de pouvoir à quelqu'un, surtout à cette époque

là. »9

Image Comics est la réponse à un système qui semble contradictoire aux auteurs. Leur

passage chez Marvel montre que les artistes deviennent aussi importants, voire plus, que

les licences, ce qui devrait, selon eux, ré-orienter la politique éditoriale des éditeurs

mainstream.

Un des motifs principaux de la prise d'indépendance des fondateurs d'Image est la

considération de la sphère éditoriale pour les auteurs, non seulement en tant qu'artistes,

mais aussi sur le plan humain. Interrogé sur les raisons données pour justifier leur départ

lors de la réunion organisée entre les fondateurs d'Image et les éditeurs de Marvel,

McFarlane déclare que ces derniers « ont perdu de vue, à cause de leur structure

d'entreprise, le fait que ce sont des hommes en chair et en os qui font leurs comics. […] Ils

nous ont perdus de vue, nous, les véritables créateurs. »10 Cette opposition à la gestion

7 Jason Sacks, « Jim Valentino : Broadening the Base and Raising the Bar », Comics Bulletin, 17 avril 2012 [en ligne].8 Jason Sacks, « Image Comics 20th Anniversary Panel : Plain, Stupid, Insanity », Comics Bulletin, 23 avril 2012 [en

ligne].9 Idem.10 Gary Groth, op. cit. Notre traduction.

Pierre-Alexis Delhaye 4

humaine des éditeurs du Big Two émerge en partie d'un contexte juridique particulier,

présent dans le monde des comics depuis les années 1970, avec les procès intentés par

certains grands créateurs au Big Two11. La prise d'indépendance des fondateurs d'Image

Comics participe d'une forme de lutte plus globale pour les droits des artistes de

l'industrie, fait reconnu par McFarlane lorsqu'il déclare : « Je me fiche d'avoir quoi que ce

soit, du moment qu'il y a des changements dans l'industrie. »12 Il s'agirait de donner aux

auteurs la place à laquelle ils peuvent légitimement prétendre, selon McFarlane.

« Tous les artistes ont une raison de faire ce qu'ils font. Je ne dis pas que nous

avons la bonne réponse, je dis juste que nous avons une opinion. Et il semble

bizarre que [les éditeurs] ne nous la demande jamais, sachant que tout leur

mode de fonctionnement est basé sur les hommes qui le font tourner. »13

Jim Valentino s'accorde sur ce point avec McFarlane. Pour lui, il y avait chez Marvel « un

manque de respect certain »14 qui a joué dans sa prise d'indépendance. Cette notion de

respect humain s'étend également, pour lui, au respect des droits sur la création15. Si

l'idée d'une opposition formelle au système mainstream existe pour les fondateurs, c'est

sur ce point en particulier, comme le fait remarquer Todd McFarlane à propos de la

réunion qu'ont eue les fondateurs avec les éditeurs de DC Comics : « Ils allaient nous dire

comment vivre nos vies sans jamais nous avoir demandé comment nous pensions que

nos vies devraient être. »16

Souvent associés à des valeurs idéologiques proches du marxisme, nombre

d'éditeurs indépendants présentent des rapports complexes à l'argent, à la fois nécessaire

à la diffusion de leurs valeurs mais qui ne doit jamais devenir un but17. On ne retrouve pas

ce rejet chez les fondateurs d'Image Comics. Au contraire, ils sont assimilés à des rock

stars dans les années 1990, au moment de leur départ de chez Marvel et de leurs

11 En 1978, Jerry Siegel et Joe Shuster remporte leur procès face à DC Comics, qui doit les reconnaître officiellement comme créateurs de Superman. En 1986, un conflit éclate entre Jack Kirby et Marvel, qui refuse de lui rendre ses planches originales.

12 Gary Groth, op. cit. Notre traduction.13 Idem.14 Jason Sacks, « Jim Valentino : Broadening the Base and Raising the Bar », Comics Bulletin, 17 avril 2012 [en ligne].

Notre traduction.15 Idem.16 Jason Sacks, « Image Comics 20th Anniversary Panel : Plain, Stupid, Insanity », Comics Bulletin, 23 avril 2012 [en

ligne]. Notre traduction.17 Sophie Noël, « Indépendance et édition politique en Grande Bretagne. Le cas de quelques éditeurs '' engagés ''. » in

Communication & Langages n°170, décembre 2011, pages 73-85.

Pierre-Alexis Delhaye 5

premiers succès18. Il existe toutefois une forme de désintéressement dans le

fonctionnement de l'éditeur, puisque la volonté de ne pas s'accaparer les droits sur

l’œuvre publiée est revendiquée. Par ailleurs, la volonté d'augmenter leurs revenus ne

constituent pas un motif de la prise d'indépendance pour les fondateurs. S'ils veulent

effectivement une répartition plus juste des royalties, c'est surtout sur le plan du mérite

qu'ils la justifient. Todd McFarlane déclare :

« Je gagnais beaucoup d'argent. En réalité, j'en gagnais plus que n'importe qui,

donc ce n'était pas pour l'argent. […] J'étais prêt à partir et gagner peu, et j'étais

prêt à sauter le pas ; couper les ponts avec Marvel et DC, me consacrer à cette

nouvelle idée et prendre ce qui venait. »19.

La prise d'indépendance par la fondation d'un nouvel éditeur n'est pas sans

conséquence sur la pratique artistique, plus précisément sur son intensité. Christian Robin

remarque que « l'indépendance capitalistique devient souvent fort consommatrice de

temps pour l'éditeur dirigeant »20, et nous pouvons le constater dans le cas d'Image

Comics. Les fondateurs, avant tout artistes, sont progressivement plus accaparés par

leurs tâches de gestionnaires, délaissant la création, ce qui a deux conséquences

importantes. La première est le retard accumulé par les séries dessinées par les

fondateurs, avec à terme un impact sur les ventes et le renforcement de la structure

éditoriale pour y remédier. La seconde est l'emploi d'artistes sous les conditions du work-

for-hire, très rapidement après la fondation d'Image Comics, montrant à cette occasion le

vieillissement rapide des structures indépendantes et de leur volonté de changement.

Dans les deux cas, nous constatons une remise en cause de ce qui ont été les motifs de

la prise d'indépendance. Par ailleurs, ce motif a été, selon Jim Valentino, la raison du refus

de certains auteurs de participer à la création d'Image Comics, simplement parce qu'ils ne

voulaient ou ne savaient pas prendre un rôle de gestionnaire21.

Pour les fondateurs, et particulièrement Todd McFarlane, la notion d'indépendance

doit s'appliquer non seulement à l'éditeur, mais aussi à l'artiste. McFarlane prône une

indépendance artistique totale, y compris par rapport aux scénaristes, ce qu'il présente

18 Jason Sacks, « Todd McFarlane : No More Spaghetti Webbing », Comics Bulletin, 19 avril 2012 [en ligne].19 Idem.20 Christian Robin, « La notion d'indépendance éditoriale. Aspects financiers, organisationnels et commerciaux. » in

Communication & Langages n°156, juin 2008, page 59.21 Jason Sacks, « Jim Valentino : Broadening the Base and Raising the Bar », Comics Bulletin, 17 avril 2012 [en ligne].

Pierre-Alexis Delhaye 6

comme un argument pour convaincre d'autres artistes de rejoindre Image Comics

« […] Je leur ai juste dit, vire ton scénariste […]. Prends les rênes … Il y a

quelques équipes qui ont fonctionné au fil des années, mais je trouve que […]

moins tu as de gens sur ton chemin, moins tu as de problèmes. »22

Dans cette conception de la façon de faire des comics, McFarlane va jusqu'à préférer

l'indépendance de l'artiste à la qualité de la production, déclarant

« Je ne me suis pas laissé arrêté par une petite chose comme le fait de ne pas

être capable d'écrire, donc je ne vois pas pourquoi ça devrait être un problème

[pour les autres artistes]. »23

Pour ce membre fondateur d'Image Comics, le caractère, la manière de travailler, est un

motif de la prise d'indépendance, il déclare qu'il « n'aime juste pas abandonner le contrôle

de ce [qu'il] fait »24, et c'est aussi ce qui justifie sa volonté d'offrir aux artistes une autre

possibilité que les équipes formées par les éditeurs mainstream.

Analyser la prise d'indépendance qui mène à la fondation d'Image aujourd'hui

implique de se confronter à une mémoire particulière, où certains souvenirs sont,

consciemment ou non, retravaillés par les témoins. Pour Marc Silvestri, il y a un aspect

légendaire dans la prise d'indépendance, qu'il exploite lorsqu'il la raconte : « C'était l'Ouest

sauvage, et nous étions des portes-flingues. Si Marvel était le shérif de la ville, nous étions

les mecs avec des chapeaux noirs arrivant pour tuer le shérif. »25 La mémoire laissée par

Image Comics semble importante pour certains des fondateurs, on le voit pour Silvestri :

« L'histoire racontera Image Comics de deux manières, et l'une d'elle sera la

manière marrante, sur les sept fous qui avaient ces réunions légendaires et

globalement vraies où nous nous sautions à la gorge, parce qu'Image a

fonctionné grâce à ses dysfonctionnements. C'est comme ça qu'Image était

structuré et c'est pour ça que ça a changé les choses. C'est parce que nous

n'avions pas de structure d'entreprise. C'était littéralement une bande de mecs

22 Gary Groth, op. cit.23 Idem. Notre traduction.24 Idem. Notre traduction.25 Jason Sacks, « Marc Silvestri : Image Shot the Sherriff », Comics Bulletin, 16 avril 2012 [en ligne]. Notre

traduction.

Pierre-Alexis Delhaye 7

dans une pièce en train de se taper dessus. Enfin, pas littéralement. »26

C'est le cas pour Todd McFarlane, qui se rappelle en 2012 qu'une des premières

questions posées lors des discussions qui allaient mener à la fondation de l'éditeur était

de savoir quel impact pourrait avoir la prise d'indépendance d'une poignée d'artistes27.

Marc Silvestri perçoit ce moment comme celui d'une révolution, un moment court qui

change les choses et qui influence encore le fonctionnement de l'industrie du comics28.

Quelle notion d'indépendance pour Image Comics ?

L'indépendance, pour Image Comics, est une marque de fabrique. Si elle n'est pas

revendiquée en tant que telle par les fondateurs, qui n'utilisent jamais le mot dans les

interviews que nous avons analysées, on peut néanmoins en trouver les critères

définitoires. La notion d'indépendance éditoriale est habituellement définie par les critères

d'indépendance financière, intellectuelle et commerciale29. Cette définition, qui reprend

partiellement celle de L'alliance des éditeurs indépendants30, peut-elle s'appliquer à Image

Comics ? La principale particularité d'Image Comics, lors de sa fondation, est l'utilisation

d'une politique de creator-owned systématique. Lorsqu'un auteur de comics crée un

personnage, tant sur le plan scénaristique que graphique, chez un des deux éditeurs

mainstream, celui-ci appartient en règle générale à l'éditeur. C'est le principe du work-for-

hire, utilisé depuis la fin des années 1930 et l’émergence même de l'industrie du comics

aux États-Unis. Nous l'avons vu, les droits sur la création constituent une des motivations

de la prise d'indépendance des fondateurs d'Image Comics. Le principe fondateur de

l'éditeur est alors de ne posséder aucun droit, excepté ceux attenants aux nom et logo de

l'entreprise. Ce modèle différent, voire subversif, pilier de l'indépendance économique de

l'éditeur, est mis en œuvre dès les prémices de sa fondation. Au début des années 1990,

ce modèle est rare dans les comics artistiquement proches du mainstream, et relève plus

du secteur du comix underground. La définition de l'indépendance par les fondateurs

26 Idem. Notre traduction.27 Jason Sacks, « Todd McFarlane : No More Spaghetti Webbing », Comics Bulletin, 19 avril 2012 [en ligne]. Notre

traduction.28 Jason Sacks, « Image Comics 20th Anniversary Panel : Plain, Stupid, Insanity », Comics Bulletin, 23 avril 2012 [en

ligne]. Il est toutefois inexact de parler de révolution, puisque le régime du comics mainstream n'a pas fondamentalement changé avec la fondation d'Image Comics.

29 Christian Robin, op. cit.30 Nous remarquerons toutefois la faible présence des éditeurs nord-américains dans cette organisation qui se veut

internationale. Doit-on supposer le contexte politico-économique nord-américain comme principale raison de cette absence ?

Pierre-Alexis Delhaye 8

d'Image Comics passe par l'offre d'une alternative au modèle économique du mainstream,

ce que Jim Valentino revendique toujours :

« Tout le monde a le choix. Vous pouvez travailler pour une de ces compagnies

[Marvel ou DC] et avoir un salaire assuré, et quelqu'un d'autre se chargera de la

production, des modifications, de la publicité et tout ça, ou vous pouvez faire le

choix de tout posséder et de tout faire vous-même. Et le truc, c'est qu'il n'y a

aucune garantie, vous pouvez échouer misérablement ou connaître un succès

spectaculaire. »31

L'opposition au modèle du work-for-hire, si elle existe bien, a souvent été montrée et

perçue comme un combat relevant de l'idéologie, or les interviews analysées montrent

que c'est une vision trop simpliste. Image Comics n'est pas une cause politique.

L'engagement des fondateurs pour le creator-owned n'est pas idéologique. Il semble plutôt

financier pour Jim Lee, artistique et éditorial pour Erik Larsen et Todd McFarlane. Ce

dernier, dans son projet de rendre sa création, Spawn, iconique, en la confiant à des

artistes renommés, va même à l'encontre du principe de creator-owned32. L'indépendance

d'Image Comics par le système du creator-owned, perçu comme exception, ne peut avoir

de sens que dans le marché nord-américain, où la norme est bien que le créateur ne soit

pas le propriétaire de sa création. Les valeurs défendues par les fondateurs d'Image

Comics se traduisent contractuellement pour les créateurs, mais très peu sur les

contenus, particulièrement ceux publiés durant les premières années de l'éditeur. Sur le

plan de l'indépendance intellectuelle, Image Comics semble très éloigné des critères

établis par Gille Colleu, selon qui les éditeurs indépendants, pour mériter ce label, doivent

être militants, revendicatifs dans leur production, et ne pas faire preuve d'opportunisme

économique pour le profit33. L'inadéquation du cas d'Image Comics prouve encore une fois

la relativité de la notion d'indépendance au contexte politique, économique et culturel dans

lequel s'inscrit l'éditeur. Sur le plan économique, l'indépendance d'Image Comics pourrait

être rapprochée des besoins des éditeurs indépendants de Grande-Bretagne tels que

décrits par Sophie Noël. Dans un environnement structurel basé sur une politique libérale,

« l'indépendance économique est […] un pré-requis à l'indépendance dans toutes ses

31 Jason Sacks, « Jim Valentino : Broadening the Base and Raising the Bar », Comics Bulletin, 17 avril 2012 [en ligne].32 George Khoury, op. cit.33 Gilles Colleu, Éditeurs indépendants : de l'âge de raison vers l'offensive ?, Alliance des éditeurs indépendants,

2006.

Pierre-Alexis Delhaye 9

acceptions »34, et ce quelle que puisse être l'orientation politique, lorsqu'il y en a une.

L'aspect organisationnel est étroitement lié à la pratique de l'indépendance, et

Image Comics présente une forme d'organisation très spécifique. En se délestant de ce

qu'ils percevaient comme un poids éditorial, les fondateurs ont décidé que personne ne

pourrait avoir un droit de regard sur le contenu de leurs publications. Une organisation en

studios indépendants les uns des autres, à l'intérieur de la structure commune qu'était

Image Comics, s'est alors mise en place, que Todd McFarlane justifie par le fait que « les

partenariats ne fonctionnent pas dans les affaires et je ne vois pas comment ils pourraient

fonctionner sur la durée dans l'industrie du comics non plus »35. Cette forme

organisationnelle rejoint l'idée de Christian Robin selon laquelle « l'indépendance

supposerait […] un lien direct entre la personne qui dirige l'activité éditoriale et les livres

publiés »36. La question d'une taille limite à la structure éditoriale indépendante serait alors

secondaire, puisque la structure à prendre en compte serait le studio, et non plus

l'ensemble de l'éditeur. Par ailleurs, nous pouvons répondre à la question de

l'interdépendance de ces studios et de leurs fondateurs par le constat qu'il a été possible

pour Jim Lee de revendre son studio, WildStorm, à l'éditeur mainstream DC Comics en

1998, sans que cela ait de conséquence pour Image Comics ou qu'il y ait contradiction

avec la notion d'indépendance qui s'exerce chez l'éditeur37. Dans cette organisation, la

place de l'éditeur-en-chef d'Image Central est un point essentiel. La charge de cette partie

de l'éditeur est à la fois d'éditer les titres ne faisant pas partie d'un studio et de s'occuper

des parties techniques et commerciales de tous les ouvrages d'Image Comics. Selon Eric

Stephenson, qui occupe ce poste depuis 2008, le fait de donner le contrôle d'Image

Central à une personne n'appartenant pas au groupe des fondateurs est une manière

d'assurer l'équilibre entre les studios.

« Jim Valentino a été le premier des fondateurs à devenir éditeur, et ça a

changé la dynamique. Avant cela, il y avait une sorte d'intermédiaire [lorsque

Tony Lobitio puis Larry Marder occupaient un poste équivalent], et pour le

meilleur ou pour le pire, quand Valentino est devenu éditeur, ce n'était plus le

cas. Image est un partenariat entre les fondateurs, et il était – et reste – une

partie de ça. Je pense que ça rendait le travail différent, à la fois pour Jim

34 Sophie Noël, op. cit.35 Gary Groth, op. cit. Notre traduction.36 Christian Robin, op. cit. Page 54.37 George Khoury, op. cit. Page 61.

Pierre-Alexis Delhaye 10

[Valentino] et après lui, Erik [Larsen, son successeur]. »38

La position de l'éditeur est délicate, puisqu'il est le garant de l'équilibre entre les studios,

sans toutefois pouvoir remettre en cause l'indépendance des fondateurs. Cette

organisation en studio peut également favoriser un travail de découverte et de formation

de nouveaux talents, élément manquant dans l'indépendance des artistes édités par

Image Comics. En effet, que ce soit pour les fondateurs ou pour la majorité des artistes les

ayant rejoints par la suite, les éditeurs mainstream ont été indispensables pour entrer dans

le monde du comics professionnel, ce que Todd McFarlane ne percevait pas comme étant

un défaut, au contraire du critique Gary Groth39. Toutefois, McFarlane considérait dès 1992

que les nouveaux artistes ne devraient plus avoir à se battre pour imposer un style

différent, mais qu'au contraire, celui-ci devrait être apprécié et recherché par les éditeurs 40.

Pour Whilce Portacio, posséder son propre studio est un moyen de remplir ce qui est une

des missions accompagnant la prise d'indépendance, la responsabilité d'être un auteur

reconnu dans le monde du comics et donc d'aider de nouveau auteurs à se former puis à

être édité de manière viable. Erik Larsen voit dans Image Comics une forme

d'organisation du secteur indépendant qui favorise l'émergence de nouveaux créateurs,

citant en exemple Robert Kirkman ou Jonathan Hickman41.

Nous notons pour l'indépendance sur le plan commercial une diversité des

situations, allant de la volonté d'indépendance radicale impliquant la maîtrise de la

commercialisation à une situation d'indépendance assumant l'absence de contrôle sur ce

point42. L'indépendance commerciale dans l'industrie du comics est très rare, et le plus

souvent limitée au comics underground, majoritairement auto-édité et distribué par les

auteurs eux-mêmes. Image Comics n'échappe pas à cette règle, sans que cela semble

remettre en cause l'idée d'indépendance pour les fondateurs. L'accord d'exclusivité établi

entre Image Comics et Diamond, distributeur principal de l'industrie du comics aux États-

Unis, illustre bien l'acceptation et même la participation à cette situation. Cette pratique

montre toutefois une limite à l'indépendance des auteurs. L'édition d'un comics par Image

implique d'accepter l'impossibilité d'un autre système de distribution. Toutefois, le créateur

d'une série, en conservant la propriété de son œuvre, reste libre dans la vente des droits

38 Matt Brady, « Eric Stephenson : Talking to the New Image Publisher », Newsarama, 09 juillet 2008 [en ligne].39 Gary Groth, op. cit.40 Idem.41 Jason Sacks, « Erik Larsen : It Seemed Like a Good Idea at the Time », Comics Bulletin, 20 avril 2012 [en ligne].42 Bertrand Legendre, « L'indépendance éditoriale » in Communication & Langages n°156, juin 2008, page 34.

Pierre-Alexis Delhaye 11

d'adaptation à l'international. Il n'y a pas de licence globale accordée par Image Comics à

un éditeur étranger pour l'adaptation de ses publications, au contraire de Marvel ou de DC

Comics. Chaque accord est négocié directement entre les créateurs et les éditeurs.

Les changements apportés par Image Comics dans l'industrie semblent rendre son

histoire polémique, et la notion d'indépendance mise en œuvre par l'éditeur semble être sa

première caractéristique remise en cause par ses détracteurs. Si certains artistes

dénigrent l’œuvre des fondateurs très rapidement, certains collaborateurs affichent

également leur déception. Pour Steve Oliff, coloriste de la plupart des séries Image

Comics durant les premières années de l'éditeur, il y a une certaine forme de trahison de

l'indépendance. Si son principal employeur, Todd McFarlane, offrait un très bon salaire, le

coloriste restait un employé sous le régime du work-for-hire, et n'a jamais reçu de royalties

pour son travail sur la série Spawn43. De la même manière, le fait qu'Image Comics

reproduise les mêmes codes et les mêmes techniques commerciales que les éditeurs

mainstream a eu, selon Brian Michael Bendis, un impact néfaste sur le comics en tant

qu'art. La création indépendante telle que perçue par le scénariste semble entrer en

contradiction avec celle d'Image Comics44.

Succès commercial, succès critique.

En nous basant uniquement sur le contenu des publications Image Comics et leurs

chiffres de vente, nous pouvons définir chez Image Comics deux phases qui ont chacune

connu le succès d'une manière différente.

La première phase, celle des fondateurs, connaît un succès retentissant sur le plan

commercial, établissant des records de vente encore inégalés dans le secteur

indépendant. Cette première phase est aussi celle des excès sur le plan personnel pour

les fondateurs, qui sont perçus comme des stars, et sur le plan artistique, avec des retards

de publication là-aussi inégalés45 et un style Image Comics reposant sur des dessins

toujours plus impressionnants et des scénarios toujours plus anecdotiques. Si l'existence

même de ce style propre à l'éditeur sur le plan artistique est discutable, celui-ci est

toutefois perçu comme bien réel par le lectorat. Le succès commercial n'est pas explicable

43 George Khoury, op. cit. Page 184.44 Ibid. Page 252.45 Les interviews analysées de Jim Valentino, Erik Larsen et Eric Stephenson, les trois derniers éditeurs successifs

d'Image Central, montrent toutes que ce problème récurent a été le plus important à traiter.

Pierre-Alexis Delhaye 12

par la diversité nouvelle offerte par les comics de l'éditeur, qui sont extrêmement similaires

aux publications mainstream. Image Comics, dans cette première phase, édite

principalement des séries super-héroïques, reprenant les codes du genre, que les

fondateurs avaient eux-mêmes enrichis lors de leurs travaux chez Marvel. Whilce Portacio

le reconnaît, « dès le début, […] nous allions faire ce que nous faisions chez les éditeurs

mainstream »46. Il n'y a pas de volonté réelle de produire un contenu différent, et si une

esthétique marquée existe bien chez l'éditeur, elle ne s'oppose pas réellement à

l'esthétique des comics mainstream. Ces faits sont d'ailleurs assumés par Todd McFarlane

en 1992 :

« Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas faire exactement les même comics

avec un autre éditeur, qui serait Image ? J'aime faire des comics de super-

héros. Simplement parce que Marvel et DC font ces comics, je ne devrais pas

être obligé de rester coincé avec ces deux entreprises. »47

Le but de McFarlane n'est pas tant le renouveau artistique dans l'industrie que sa propre

liberté éditoriale. Cela n'empêche pas Steve Geppi, le fondateur du distributeur Diamond,

de comparer la fondation d'Image à une Renaissance à l'échelle de l'industrie du comics 48.

Offrir la même chose que les éditeurs mainstream de manière indépendante est une autre

forme de l'indépendance pour McFarlane, une manière de rejeter une certaine vision

intellectualisante de la narration graphique, produite par le milieu underground, et

symbolisant un autre manque de liberté49. En choisissant de ne pas faire ce que la critique

pouvait attendre d'eux, les fondateurs d'Image ne renouvellent pas le contenu de leurs

comics, mais la forme de leur indépendance, ce qui est difficilement compréhensible par la

presse50. Dans cette phase, McFarlane n'accepte de changer sa production que pour le

lectorat. Le succès auprès de celui-ci est son mètre étalon, et « si [il] doit faire quelque

changement que ce soit, c'est à partir du courrier des lecteurs »51. La seule perte partielle

de son indépendance artistique a pour but de contenter les attentes de son public.

La première phase est celle d'une indépendance en crise, où les artistes devenus

éditeurs tendent à reproduire les schémas conventionnels du comics mainstream, dans

46 Jason Sacks, « Whilce Portacio : I'm the Artist Guy », Comics Bulletin, 18 avril 2012 [en ligne].47 Gary Groth, op. cit.48 George Khoury, op. cit. Page 170.49 Gary Groth, op. cit.50 George Khoury, op. cit. Page 146.51 Gary Groth, op. cit. Notre traduction.

Pierre-Alexis Delhaye 13

les contenus, et même dans le modèle économique, avec l'utilisation du système work-for-

hire, bien que celle-ci reste rare. La première année d'existence d'Image Comics se fait

même en collaboration avec Malibu, éditeur chargé des aspects techniques de l'édition

des premiers comics réalisés par les fondateurs52. Définir l'indépendance d'Image Comics

durant cette période pose problème, car on ne peut le faire sur le volume édité ou sur les

ventes. Dans cette phase, Image Comics est même brièvement le deuxième éditeur en

volume, dépassant DC Comics, comme le rappellent à leur façon Todd McFarlane, Marc

Silvestri et Rob Liefeld :

« McFarlane : Nous avons dépassé DC Comics.

Silvestri : Avec sept comics.

Liefeld : Vous ne pouvez même pas faire tous les doigts de vos deux mains :

juste sept. Et nous étions le deuxième éditeur de comics dans le monde. »53

L'indépendance durant cette période est perçue par les artistes comme une absence de

cadre, assez peu favorable sur le plan artistique, à quelques exceptions près. Sur le plan

commercial toutefois, cette période est celle du développement d'un modèle éditorial

propre à Image Comics, avec la mise en avant des créateurs plutôt que des licences, et

une utilisation plus judicieuse de la publicité et des systèmes de previews des

distributeurs. La fin de cette première phase est difficilement délimitée car progressive, en

partie à cause de la crise qui touche le secteur du comics dans la seconde moitié de la

décennie 1990. Le passage à une indépendance plus complète pourrait être marqué par

le départ de certains fondateurs d'Image Comics, qui a permis de montrer que l'éditeur

était viable par lui-même, indépendant de toute individualité. En 1996 et 1997, Rob Liefeld

travaille à nouveau pour Marvel, organisant, avec Jim Lee, le cross-over Heroes Reborn.

Si cela constitue un abandon temporaire de leur indépendance, c'est aussi une

opportunité pour Image Comics. Ces départs engendrent un processus de remplacement,

les comics du fondateur partant devant être remplacés par d'autres publications pour

conserver un nombre de sorties stable. Ce processus a fait émerger de nouveaux talents,

52 George Khoury, op. cit. Page 29.53 Jason Sacks, « Image Comics 20th Anniversary Panel : Plain, Stupid, Insanity », Comics Bulletin, 23 avril 2012 [en

ligne].

Pierre-Alexis Delhaye 14

de plus en plus indépendants du genre super-héroïque et du supposé style Image Comics.

Une seconde phase est perceptible avec la forte diversification des contenus sur le

plan artistique. Elle est la résultante d'une professionnalisation des fondateurs sur le plan

de la gestion éditoriale, nécessaire à la pérennisation de l'activité, marquée par l'arrivée de

Jim Valentino en tant qu'éditeur-en-chef d'Image Central en 199954, puis son

remplacement par Erik Larsen en 2004. Jim Valentino décrit cette diversité comme étant

l'atout majeur d'Image Comics :

« Ce n'est pas une ligne éditoriale destinée à attirer un type de lecteur, comme

Marvel. C'est d'une certaine manière l'anti-Marvel, si vous voulez. Non pas qu'il

y ait quelque chose de mal avec Marvel, mais ils ont ce genre très spécifique de

comics, et la plupart des lecteurs de Marvel vont lire toute la ligne […]. Image

est l'exact opposé de ça, toutes les publications d'Image n'attireront pas le

même lecteur. Mais chaque lecteur doit pouvoir trouver au moins un comics

dans notre ligne qu'il peut suivre et apprécier, et je pense que c'est plus

cool. »55

Ses cinq années à la tête d'Image Central constituent une forme de transition entre la

première et la seconde phase56. Le début symbolique de cette phase, en nous basant sur

le contenu, pourrait être le premier numéro de la série Walking Dead en 2004, qui offre à

Image Comics un de ses succès les plus durables et renouvelle par la même occasion le

genre horrifique dans le comics. Conformément à la vision des fondateurs, Image Comics

est une possibilité crédible pour les auteurs de comics voulant sortir du système

mainstream. L'indépendance artistique et éditoriale clairement établie dans cette seconde

phase n'est toutefois pas une entrave à l'utilisation de certaines méthodes des industries

culturelles mainstream. Là encore, l'exemple du comics Walking Dead et de sa série

télévisée adaptée nous est utile. L'adaptation, qui connaît un important succès

commercial, appartient bien à la partie mainstream de son industrie. Elle s'illustre par une

très faible prise de risques artistiques, la sacralisation de certains personnages, en

opposition au comics, dont l'un des principaux intérêts est bien la potentielle disparition

subite de n'importe quel personnage.

54 George Khoury, op. cit. Page 137.55 Jason Sacks, « Jim Valentino : Broadening the Base and Raising the Bar », Comics Bulletin, 17 avril 2012 [en ligne].56 George Khoury, op. cit. Page 130.

Pierre-Alexis Delhaye 15

Sur le plan éditorial, cette phase est celle d'une professionnalisation accentuée.

Eric Stephenson, remplaçant d'Erik Larsen en 2008, décrit sa tâche comme étant celle

d'un éditeur-en-chef conventionnel :

« Déterminer quels titres nous publions est la partie la plus essentielle de la

tâche. Maintenir la communication avec les créateurs, avec les fondateurs et

avec nos autres partenaires d'affaire est important également, et il y a une

équipe à gérer, évidemment. »57

Un rapprochement à la littérature également fait par Whilce Portacio dans sa comparaison

de l'indépendance des auteurs par rapport à l'éditeur : « Vous n'entendez pas dire que

Stephen King ou William Gibson crient sur tous les toits que les éditeurs sont des tyrans.

Vous voyez, ils vont simplement trouver un autre éditeur. »58 Le besoin d'un éditeur sérieux

et occupant réellement son poste s'est accentué au cours de cette seconde phase, en

raison du développement d'Image Central, aujourd'hui la partie la plus importante de

l'éditeur avec le studio Skybound de Robert Kirkman. Image Central est responsable de

certains des succès les plus importants de l'éditeur, qu'ils soient critiques ou commerciaux,

notamment en raison de la diversité de son offre. La diversification artistique, imposée par

une indépendance complète de l'éditeur, y compris par rapport au style de ses fondateurs,

fait qu'il n'y a pas ou plus de style Image Comics. La notion d'indépendance pose ici une

autre question, celle de l'identité de l'éditeur. À cette question, Eric Stephenson répond

que la diversité artistique est précisément ce qui fait l'identité d'Image Comics :

« Nous sommes le premier éditeur de comics en creator-owned. En terme

d'identité, je ne pense pas que ça soit difficile à comprendre. Image suit le

modèle des éditeurs traditionnels, plus que celui des autres éditeurs de comics.

Nous faisons beaucoup de choses différentes. Nous ne nous reposons pas sur

les super-héros ou sur les licences ou quoique puissent faire les autres. Nous

sommes différents de tous les autres. »59

La prise d'indépendance de l'éditeur, en particulier de sa partie Image Central, de

l'influence des fondateurs est un fait assumé de l'éditeur-en-chef actuel, même s'il

57 Matt Brady, op. cit.58 Jason Sacks, « Whilce Portacio : I'm the Artist Guy », Comics Bulletin, 18 avril 2012 [en ligne].59 Matt Brady, op. cit.

Pierre-Alexis Delhaye 16

considère que

« [les fondateurs] devraient être plus impliqués. Ils devraient faire plus de

comics. […] Ils ont lancé un mouvement avec Image, et je pense que ce

mouvement est plus fort avec leur participation. »60

Whilce Portacio tire une certaine fierté de cette nouvelle indépendance prise par Image

Comics :

« Ce n'est pas que nous pourrions partir, nous les fondateurs, mais nous

pouvons pousser un soupir de soulagement maintenant que la plus grosse

partie du travail est faite, au moins pour nous. Image continuera, et ses

fondations sont solides. Peu importe ce qui nous arrive, Image continuera. »61

Les différentes phases de l'évolution d'Image Comics interrogent de manières

différentes le rapport de dépendance à une grosse structure éditoriale, qualifiée de

mainstream dans le cadre de l'industrie du comics. La première phase semble montrer la

nécessité d'une structure éditoriale forte pour gérer la création, en particulier la tentative

de fonder une continuité commune avec l'Image Universe, ainsi que la diffusion régulière,

problème récurrent et coûteux de l'éditeur62. Par ailleurs, cette première phase nous

montre aussi le cas d'une structure culturelle nouvelle, qualifiée d'indépendante, qui

n'apporte aucune diversité culturelle dans son champs, prouvant, s'il le faut, que les deux

concepts peuvent et doivent être dissociés dans l'analyse. Image Comics contribue au

contraire à la saturation de l'offre qui touche le comics dans les années 1990, dont la

survie sur la spéculation des collectionneurs et la prise de contrôle par les éditeurs

mainstream du second marché finit par s'effondrer, entraînant une chute des ventes et une

forte réduction du réseau de vente, par la disparition de nombre de libraires spécialisés63.

Malgré son indépendance, Image Comics n'a jamais pu s'isoler de l'économie de

l'industrie.

60 Idem.61 Jason Sacks, « Whilce Portacio : I'm the Artist Guy », Comics Bulletin, 18 avril 2012 [en ligne].62 Au-delà de 90 jours de retard, les pré-commandes peuvent être annulées chez le diffuseur, ce qui a tendance à les

faire baisser drastiquement et à entraîner une perte financière.63 Jean-Paul Gabilliet, Of Comics and Men : A Cultural History of American Comic Books, University Press of

Mississippi, 2010. Page 146.

Pierre-Alexis Delhaye 17

Conclusion

La création indépendante dans le comics est une lutte commerciale importante pour

le Big Two, Marvel et DC Comics. Le succès actuel des comics indépendants les

encourage à permettre plus d'audace dans les genres et les styles de leurs auteurs, à

l'exemple de la série Hawkeye (2012)64 chez Marvel, scénarisée par Matt Fraction,

également créateur des succès Sex Criminals et Casanova chez Image Comics. Ce

phénomène n'est pas nouveau, la création du label Vertigo chez DC Comics en 1993 était

déjà une forme de réaction au succès des comics indépendants, notamment ceux de Dark

Horse, au ton plus sombre. Si l'existence d'une esthétique indépendante est difficile à

établir ou à infirmer, en raison de la diversité et du nombre conséquent d'auteurs, la

subdivision indépendante de l'industrie du comics est bien réelle économiquement. Peut-

être que le style indépendant ne se trouve justement que dans cette liberté et cette

diversité renouvelée de l'industrie.

La notion d'indépendance est aussi un élément commercial pour Image Comics,

une forme de positionnement en opposition aux éditeurs mainstream pour se placer sous

une « marque ombrelle »65 et ainsi faire la promotion d'un contenu très similaire, au moins

dans la première phase, par des moyens différents. L'indépendance d'Image Comics,

mise en avant par les médias spécialisés, serait donc un usage labellisant de cette

notion66, usage qui reste dans l'édition française67. Cet usage se trouve renforcé par le fait

que DC Comics appartienne de longue date au groupe Warner et par l'achat de Marvel par

la Walt Disney Company en 2009. Cet usage de la notion d'indépendance est aussi ce qui

fait la différence avec son concurrent et prédécesseur, Dark Horse, dont certaines des

publications principales sont liées à des licences trans-médiatiques fortes (Star Wars,

Buffy, …), ce qui l'éloigne de l'indépendance perçue par le lectorat.

64 Eisner Award 2013 de la meilleure équipe créative, Eisner Award 2013 et 2014 du meilleur artiste de couverture pour David Aja, Eisner Award 2014 du meilleur épisode pour le n°11, par Matt Fraction et David Aja. Outre le succès de la série, cet exemple montre qu'autoriser un ton proche des comics indépendants est aussi un moyen pour Marvel de récupérer le succès critique.

65 Christian Robin, op. cit. Page 62. Le terme est d'ailleurs utilisé, dans un sens légèrement différent, par Jim Valentino. Jason Sacks, « Jim Valentino : Broadening the Base and Raising the Bar », Comics Bulletin, 17 avril 2012 [en ligne].

66 Bertrand Legendre, op. cit. Page 34.67 Urban Comics, filiale du groupe Dargaud, qui édite certaines publications d'Image Comics pour le marché

francophone, le fait dans la collection « Urban Indies ».

Pierre-Alexis Delhaye 18

Bibliographie

Gilles Colleu, Éditeurs indépendants : de l'âge de raison vers l'offensive ?, Alliance des

éditeurs indépendants, 2006.

Jean-Paul Gabilliet, Of Comics and Men : A Cultural History of American Comic Books,

University Press of Mississippi, 2010.

Bertrand Legendre, « L'indépendance éditoriale » in Communication & Langages n°156,

juin 2008, page 33-35.

Bertrand Legendre, « L'indépendance éditoriale : approches internationales » in

Communication & Langages n°170, décembre 2011, pages 73-85.

Sophie Noël, « Indépendance et édition politique en Grande Bretagne. Le cas de quelques

éditeurs '' engagés ''. » in Communication & Langages n°170, décembre 2011, pages

73-85.

Christian Robin, « La notion d'indépendance éditoriale. Aspects financiers,

organisationnels et commerciaux. » in Communication & Langages n°156, juin 2008,

pages 53-62.

Sources

Matt Brady, « Eric Stephenson : Talking to the New Image Publisher », Newsarama, 09

juillet 2008 [en ligne].

Gary Groth, « '' … That's the Spice of Life, Bud '' : The Todd McFarlane Interview » in The

Comics Journal n°152, août 1992.

George Khoury, Image Comics : The Road to Independance, TwoMorrows Publishing,

2007.

Jason Sacks, « Marc Silvestri : Image Shot the Sherriff », Comics Bulletin, 16 avril 2012

[en ligne].

Pierre-Alexis Delhaye 19

Jason Sacks, « Jim Valentino : Broadening the Base and Raising the Bar », Comics

Bulletin, 17 avril 2012 [en ligne].

Jason Sacks, « Whilce Portacio : I'm the Artist Guy », Comics Bulletin, 18 avril 2012 [en

ligne].

Jason Sacks, « Todd McFarlane : No More Spaghetti Webbing », Comics Bulletin, 19 avril

2012 [en ligne]. Notre traduction.

Jason Sacks, « Erik Larsen : It Seemed Like a Good Idea at the Time », Comics Bulletin,

20 avril 2012 [en ligne].

Jason Sacks, « Image Comics 20th Anniversary Panel : Plain, Stupid, Insanity », Comics

Bulletin, 23 avril 2012 [en ligne]. Notre traduction.

Pierre-Alexis Delhaye 20