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Bruno Lautier Pierre Salama De l'histoire de la pauvreté en Europe à la pauvreté dans le Tiers Monde In: Tiers-Monde. 1995, tome 36 n°142. pp. 245-255. Citer ce document / Cite this document : Lautier Bruno, Salama Pierre. De l'histoire de la pauvreté en Europe à la pauvreté dans le Tiers Monde . In: Tiers-Monde. 1995, tome 36 n°142. pp. 245-255. doi : 10.3406/tiers.1995.5761 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/tiers_0040-7356_1995_num_36_142_5761

De l'histoire de la pauvreté en Europe à la pauvreté …commonweb.unifr.ch/artsdean/pub/gestens/f/as/files/4760/45779... · de Pierre Salama et Jacques Valier, de Jean-Pierre Lachaud,

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Bruno LautierPierre Salama

De l'histoire de la pauvreté en Europe à la pauvreté dans leTiers MondeIn: Tiers-Monde. 1995, tome 36 n°142. pp. 245-255.

Citer ce document / Cite this document :

Lautier Bruno, Salama Pierre. De l'histoire de la pauvreté en Europe à la pauvreté dans le Tiers Monde . In: Tiers-Monde. 1995,tome 36 n°142. pp. 245-255.

doi : 10.3406/tiers.1995.5761

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/tiers_0040-7356_1995_num_36_142_5761

DE L'HISTOIRE DE LA PAUVRETÉ

EN EUROPE

A LA PAUVRETÉ DANS LE TIERS MONDE

par Bruno Lautier et Pierre Salama

Pourquoi tant de violence contre les faibles, au nom du droit, et tant de justice contre les puissants, au nom de l'impunité ?

Carlos Fuentes, écrivain1.

Après un demi-siècle de développement, la pauvreté dans le Tiers Monde est revenue sur le devant de la scène. Signe que la société toute entière échoue dans son projet, la pauvreté ne revient au centre du discours politique que dans des moments de crise intense, quand il est avéré que le progrès social non seulement a ses laissés pour compte, mais engendre la pauvreté. La première moitié des années 1990 est particulière en ceci qu'elle est marquée par la conjonction entre le martèlement de la dénonciation de la pauvreté dans le Tiers Monde (lutter contre elle est le premier objectif de la Banque mondiale, et le « droit d'ingérence humanitaire » s'impose peu à peu comme une évidence), et la mise en exergue de l'exclusion dans les pays développés. On pourrait voir dans ce double phénomène l'effet d'une sorte d'accident de parcours qui aurait atteint les pays du Nord comme ceux du Sud : les effets d'un ajustement structurel d'autant plus douloureux qu'il a été retardé d'un côté, une croissance durablement ralentie et destructrice d'emplois de l'autre. Mais une telle vision ne convainc pas entièrement ; d'une part, et la majorité des articles de ce numéro de Tiers Monde est consacrée à ce thème, la pauvreté dans les pays en développement ne peut être réduite à une conséquence de l'ajustement, à tel point que la reprise d'une croissance forte, nourrie d'une libéralisation de l'ensemble des

1 . La Jornada, dans Courrier international. n° 225, 1995. Revue Tiers Monde, t. XXXVI, n° 142, avril-juin 1995

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marchés, ne l'entamerait que marginalement (voir l'article de Pierre Salama). D'autre part, l'exclusion sociale dans les pays développés, même si elle est devenue une caractéristique structurelle de ceux-ci, n'est pas assimilable à la pauvreté, bien que les deux concepts soient proches.

Les débats sur la pauvreté menés dans les organisations internationales évacuent généralement la question de sa définition, au profit de son repérage et de sa mesure, préalables à l'invention de solutions techniques. Ces débats posent plusieurs questions essentielles, discutées dans ce numéro de Tiers-Monde : la question du repérage et de la mesure de la pauvreté, et de son évolution dans la période récente (voir les articles de Pierre Salama et Jacques Valier, de Jean-Pierre Lachaud, d'Alberto Minujin et Nestor Lopez) ; celle de la pertinence des instruments de politique économique — et de leurs referents théoriques — dans la lutte contre la pauvreté (voir l'article d'Alain Zantman) ; et celle de la carac- térisation des pauvres, en termes de comportements ou de trajectoires (voir l'article d'Alain Marie), comme l'avait fait la sociologie américaine des années 1960, du temps de la « guerre contre la pauvreté ». Mais ces débats actuels laissent une question majeure en suspens, celle de la nature de la pauvreté, du rôle qu'elle joue dans la reproduction des sociétés. Sa résurgence ne peut être vue comme un accident de l'histoire, périodiquement répété ; elle est une nécessité à laquelle on n'a historiquement échappé que lorsqu'on l'a prise, précisément, pour une donnée structurelle (voir l'article de Bruno Lautier) — faute de quoi la réitération de la dénonciation de la pauvreté finit par engendrer une « lassitude » (voir l'article d'Isabelle Milbert) qui légitime le maintien de la primauté accordée à la politique économique. Et c'est de ce point de vue qu'un regard rétrospectif sur l'histoire politique de la pauvreté en Europe peut nous apprendre beaucoup sur ce que peut être la pauvreté actuelle dans le Tiers Monde.

Le recours à l'histoire permet en effet de montrer que la pensée de la pauvreté s'organise autour de trois questions, interdépendantes, qui sont les préalables à toute politique de lutte contre la pauvreté : à quoi servent les pauvres ? à quoi sert la pauvreté ? que faire des pauvres ? Depuis la fin du Moyen Age, cette triple question est posée termes politiques, opérationnels : de combien de pauvres avons-nous besoin ? Combien pouvons-nous (politiquement et éthiquement) en supporter ? Quel est le coût (politique et économique) du passage de l'une à l'autre de ces deux limites ?

Tout au long du Moyen Age, la fonction des pauvres est définie en termes religieux. Selon Geremek, la formule devenue classique qu'on lit dans la Vie de saint Eloi : « Dieu aurait pu rendre tous les hommes riches mais il a voulu qu'il y ait des pauvres dans ce monde pour que les

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riches puissent ainsi racheter leurs péchés » résume l'essentiel de la théorie médiévale de l'Eglise en matière de pauvreté1. Le mouvement de laïcisation de la pauvreté, c'est-à-dire son traitement politique, émerge au xvie siècle. Il apparaît alors que la pauvreté urbaine est d'une autre nature que la pauvreté rurale, et que la question de la lutte contre la pauvreté n'est pas réductible à celle de l'aumône. Cette apparition d'une nouvelle façon de voir les pauvres, le régime « moderne » des politiques de la pauvreté, est particulièrement visible dans la loi promulguée par le conseil municipal d'Ypres (alors une des principales villes industrielles du monde), en 1525, la première qui fait de la pauvreté un problème d'Etat, et centre la politique sur un partage entre « bons » et « mauvais » pauvres2. Cette question est centrale durant tout le xvie siècle, et toutes les législations (de l'édit de Charles Quint de 1531 à la loi du Parlement de Paris de 1535 ou aux lois anglaises de 1597) jouent sur la dualité de « la potence » et de « la pitié », prévoyant la peine de mort pour les mendiants, et parallèlement l'obligation de constituer des « fonds d'assistance aux pauvres », sur une base fiscale.

On commence alors à définir économiquement les pauvres, et à les compter, au niveau municipal au XVIe siècle, au niveau national au siècle suivant, d'une façon qui n'a guère varié depuis trois siècles3. Le comptage des pauvres est d'abord une affaire de politique (l'établissement de registres fiscaux n'étant qu'un objectif secondaire) : il a pour fonction première de séparer les bons et les mauvais pauvres. Pour les premiers, on peut ainsi calculer la quantité de subsides à distribuer et d'emplois dans les travaux publics à créer. Pour les seconds (qui sont souvent définis comme des « pauvres étrangers », immigrants chassés de la campagne par la disette), on met en place des corps de fonctionnaires chargés de les expulser (les « chasse-coquins ») et de réprimer les récalcitrants.

Cette période d'instauration d'une nouvelle politique des pauvres se clôturera avec la création de l'Hôpital général en 1656. Les aspects répressifs des politiques menées l'emportent nettement, dans cette période, sur les aspects assistantiels ou caritatifs. Les débats seront longtemps vifs entre les partisans de l'ancienne et de la nouvelle conception

1 . B. Geremek, p. 9. 2 . Les principes de cette politique sociale sont « l'interdiction de mendicité publique, l'assistance orga

nisée à l'intention des "véritables pauvres", la chasse aux vagabonds, la création d'une caisse pour financer les frais de l'administration. Mais ce qui est essentiel, c'est que la ville assume toute la responsabilité de l'organisation de l'assistance publique. Celle-ci est confiée aux fonctionnaires nommés à cet effet, qui doivent être "comme des parents pour les pauvres" » (B. Geremek, op. cit., p. 185).

3. Peter Laslett (1969, p. 36) cite G. King (Natural and Political Observations écrit en 1696) pour qui, sur 5 millions et demi d'habitants, en 1688, l'Angleterre compte 1 300 000 paysans pauvres, 30 000 vagabonds, et 1 125 000 salariés qui n'arrivent pas à subvenir, avec leur salaire, à leurs besoins, soit au total 47 % de la population. Vauban, animé par des préoccupations fiscales (cf. sur ce point B. Geremek, 1987, p. 139 et 156), estime à 40 % la proportion de pauvres en France en 1707.

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de la pauvreté1 ; mais ce débat porte essentiellement sur la question de la laïcisation des institutions de charité, pas sur la nécessité, admise par tous, d'une politique de la pauvreté.

Les Révolutions de 1789 et 1848 vont provoquer une rupture dans le traitement de la pauvreté. Cette rupture porte plus sur la façon dont on la pense que sur les méthodes d'action sur elle ; ce qui apparaît est « une nouvelle rationalité politique du phénomène de la pauvreté, qui répondait au moins autant à un problème de gouvernement qu'à un problème de misère »2. Ce « problème de gouvernement » ne procède pas d'abord d'un souci humaniste pour les pauvres, ou d'un danger particulier qu'ils représentent, mais de la contradiction entre le principe républicain et le fait social : « En dépit de leur misère, les pauvres ne peuvent pas ne pas être égaux, puisqu'ils participent du même statut juridique que tous les autres citoyens. Déjà au niveau formel de l'égalité donc, l'impossibilité d'en exclure les pauvres fait de la misère dans l'ordre libéral un problème de toute autre nature par rapport à la vieille question de la mendicité. En particulier, cela rend caduc le régime de tutelle dans lequel étaient maintenus les mendiants. Il faut désormais penser une voie d'accès des pauvres au droit. »3

La question nouvellement posée de la pauvreté est à l'origine même de l'idée de « social », d'une rationalité des faits sociaux qui n'est ni économique, ni juridique. Cette rationalité est à la base d'un nouvel art du gouvernement, gouverner étant entendu au sens ď « agir en sorte de structurer le champ d'action possible d'autrui »4. « Gouverner la misère », et non pas seulement mettre en place des mécanismes d'assistance et de répression, devient une exigence, du fait que le libéralisme classique apparaît immédiatement inapplicable : il serait en contradiction avec la démocratie, en ce qu'il empêche les pauvres d'être en condition de jouir de leurs droits naturels. Gouverner la misère, ce n'est pas l'éliminer ; c'est avant tout constituer un champ, « le social », dans lequel les pauvres pourront exister, agir librement, mais à l'intérieur de leur relation au pouvoir. Le social, et les « politiques sociales » apparaissent comme une stratégie de dépolitisation des inégalités, une façon de les traiter en termes d'organisation et de techniques, et non de pouvoir et de droits politiques.

On comprend pourquoi la question de la pauvreté est dès lors intimement liée à celle de la citoyenneté. Dans le registre de la citoyenneté,

1. Le plus célèbre de ces débats ayant opposé, au sein de l'Université de Salamanque dans les années 1540, Domingo de Soto et Juan de Medina. Mais, comme le dit à nouveau Geremek (p. 255), « la politique sociale ne peut pas se permettre d'osciller entre deux prises de position contradictoires, et doit adopter des solutions allant, toutes, dans le même sens ».

2. G. Procacci, 1993, p. 14. 3. Id., p. 16. 4. M. Foucault, 1985, p. 312-313.

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du « civisme », l'inégalité n'a pas lieu d'être1. Mais cela pose la question de savoir si le droit naturel à la citoyenneté confère immédiatement des droits politiques, particulièrement le droit à la représentation politique. Sieyès, on le sait, répondit par la distinction entre « citoyens actifs » et « citoyens passifs », définis comme tels sur la base de leur fonction sociale. D'où le problème, qui agitera les trois quarts du XIXe siècle : quelle peut être la fonction sociale des pauvres ? Si celle-ci n'est pas définissable, car la définir supposerait que puisse être mis en pratique le droit au travail pour les pauvres2, on se heurte à une indétermination majeure : les pauvres sont des citoyens, car la citoyenneté — vue comme droit naturel — ne souffre nulle exception ; mais la citoyenneté « n'est pas en mesure de produire les critères pratiques permettant de régler leur accès aux droits positifs, ni de justifier leur exclusion »3.

Cette indétermination ne sera pas réglée pendant la révolution de 1789 ; elle ne le sera pas non plus, au moins au niveau des principes, tout au long du XIXe siècle. Mais elle le sera pratiquement à travers la naissance d'une extraordinaire technologie du gouvernement des pauvres, particulièrement dans ce qu'on a nommé Г « économie sociale » et « la philanthropie ». Développer cette question sort bien sûr du cadre de cet article ; nous en retiendrons seulement trois points forts :

— Le premier est que la misère, forme ultime de la pauvreté, est un signe, un symptôme, non d'elle-même, mais de la maladie du corps social tout entier. Au-delà de l'impératif strictement médical que représente la guérison de la misère (éviter que les épidémies se propagent chez les nantis), son étude mène à cette conclusion selon laquelle « l'économique n'était pas en mesure d'assurer à lui seul la paix sociale »4. Il faut distinguer une misère « malsaine » et une pauvreté « normale », chacune ayant un mode de traitement spécifique. La première, celle sur laquelle porte l'action des hygiénistes, doit être traitée comme une épidémie, éradiquée. La seconde ne sera pas éliminée, mais désarmorcée du fait même que la première aura disparu5.

1 . « Les avantages par lesquels les citoyens different entre eux sont au-delà du caractère de citoyen. Les inégalités de propriété et d'industrie sont comme les inégalités d'âge, de sexe, de taille, etc. Elles ne dénaturent point l'égalité du civisme », écrivait Sieyès (1789, rééd. 1982, p. 88).

2. Dont l'échec des Ateliers nationaux de 1848 montrera l'impossibilité. 3. G. Procacci, op. cit., p. 86. 4. G. Procacci, op. cit., p. 206. 5. « On décréterait en vain qu'il ne doit plus y avoir de pauvres dans un Etat », écrivait Gérando

en 1839 (J.-B. de Gérando, 1839, t. 2, p. 513). Marbeau, lui, écrivait : « II y aura toujours des riches et des pauvres. Mais dans un Etat bien gouverné la pauvreté ne doit pas dégénérer en misère (...) il importe aux riches presque autant qu'aux pauvres qu'il en soit ainsi » (J. B. F. Marbeau, 1847, p. 20). Quant à Cherbu- liez, il écrivait qu'il fallait s'efforcer de « refouler la misère physique dans ses limites normales (...) quand on serait arrivé là, on aurait vaincu le paupérisme ; il ne resterait plus que des pauvres, c'est-à-dire une certaine somme de misère accidentelle » (A. Cherbuliez, 1853, p. 121).

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— Le second est la distinction entre le « bon pauvre », ou « pauvre honteux », et le « mauvais pauvre », celui qui relève du « paupérisme ». « Le bon pauvre est honnête, respectueux, reconnaissant et résigné (...) Les bons pauvres en général sont ceux qu'on appelle les pauvres honteux »' ; dans le cas du paupérisme, le pauvre réclame le respect de droits et prétend à des secours, « à l'assistance légale. Or les économistes sociaux ne cessent précisément de proclamer qu'il faut à tout prix éviter d'analyser la misère sociale dans le registre du droit »2. Cette distinction était déjà au cœur du régime antérieur de gestion de la pauvreté, mais elle change de sens du fait qu'on se trouve dans une société marquée à la fois par le libéralisme économique et le libéralisme démocratique3. Avant 1789, il existe des pauvres que l'on peut sauver et des pauvres qu'il faut punir ; après il existe une pauvreté inévitable qu'il faut gérer, et un paupérisme appuyé sur l'idée de droits revendiqués par les pauvres, qui représente un véritable danger social. La première tactique est donc de séparer ces deux catégories, pour souder la première aux classes dominantes4. La seconde est d'affiner la connaissance qu'on a de ces deux catégories, de les décomposer, d'évaluer quelle proportion des pauvres est susceptible de passer de l'une à l'autre catégorie : Charles Booth, durant les quinze dernières années du XIXe siècle, invente le concept de « ligne de pauvreté », décompose la population de l'East End en huit « classes », et y découvre 35 % de pauvres5. La troisième est de mettre en place une combinaison d'instruments (assistance, moralisa- tion, hygiénisation...) propre à chaque sous-catégorie de pauvres ; bref, d'inventer la « politique sociale ».

— Le troisième point fort de ce régime de « gouvernement de la misère » est que « s'il est vrai que l'assistance est un devoir de la société, à ce devoir ne correspond, fait exceptionnel et paradoxal, aucun droit du citoyen »6. L'assistance se différencie de l'aumône essentiellement sur deux points : d'une part, elle répond à des conditions strictement définies, à des règles fixes. Elle ne saurait donc être un droit individuel, mais

1. J. B. F. Marbeau, op. cit., p. 25-26. 2. G. Procacci, op. cit., p. 210. 3 . « Dans une société égalitaire, le hasard seulement fait que les uns, plutôt que les autres, se retrouvent

du côté de l'insuffisant plutôt que de celui du superflu. La pauvreté fait donc figure de l'un des risques inhérents au processus de développement typique de la modernité, qui induit inévitablement une polarisation des ressources. Dans ce risque qu'elle représente réside son innocence. Le pauvre honteux, qui personnifie le "risque de pauvreté" accompagne en contre-chant l'expansion de la richesse, mais ne saurait se poser en sujet d'aucun droit puisqu'il ne revendique pas d'exister en tant que pauvre » (G. Procacci, op. cit., p. 209).

4. Il s'agit, dit F. Barret-Ducrocq à propos de l'action de la Charity Organisation Society de Londres, dans les années 1870, de chercher « à marginaliser les éléments immoraux des classes laborieuses, à les isoler toujours davantage, afin de souder contre eux les parties saines, et de les rapprocher des classes dominantes en une communauté d'intérêts » (F. Barret-Ducrocq, 1991, p. 203).

5. Au terme d'une enquête de 17 tomes !, cité par Ch. Booth, 3e éd., 1902-1903, op. cit., p. 221. 6. G. Procacci, op. cit., p. 229.

De la pauvreté en Europe à la pauvreté dans le Tiers Monde 251

un droit lié à l'appartenance à une catégorie, appartenance que le pauvre ne peut ni maîtriser ni revendiquer. D'autre part, cette assistance est, autant que possible, en nature (et non en argent) pour qu'on soit sûr qu'elle est effectivement utilisée à ce dont le pauvre a besoin. L'infantili- sation du pauvre légitime le fait qu'à la fois il ait des droits (il est malgré tout citoyen) et n'ait pas le droit de peser sur la façon dont ces droits sont mis en œuvre.

L'apparition du « Welfare State » — ou de PEtat-providence — européen1 reléguera la question du traitement politique de la pauvreté au second plan jusqu'aux années 1980. Cela ne signifie évidemment pas qu'il y ait, dès la Seconde Guerre mondiale finie, une opulence partagée par tous. Les indicateurs de niveau de consommation (alimentation, logement, habillement, loisirs, etc.) montrent bien que l'ouvrier spécialisé allemand, anglais ou français des années 1950 serait considéré comme « pauvre » de nos jours, si la pauvreté était seulement une affaire de niveau de vie ; pauvre, mais pas exclu : il participe d'un projet social commun et jouit de droits sociaux qui sont autant de droits à la couverture des risques. Derrière la technologie assurantielle, et la couverture des risques particuliers (accident, maladie, vieillesse...), l'Etat-provi- dence se définit comme l'agent de l'élimination du risque qui synthétise tous les autres : le risque de tomber dans la pauvreté. Beaucoup plus qu'un rôle de redistribution intercatégorielle des revenus, la vocation initiale de l'Etat-providence généralisé (à la fin des années 1940) est l'élimination d'un privilège : le privilège de la sécurité. Et, par là même, la question de la pauvreté perd son rang de problème majeur de gouvernement, pour n'être plus qu'un objet de techniques de gestion sociale.

Ces techniques de gestion sociale sont conçues pour gérer des cas particuliers, ceux qui échappent aux mécanismes intégrateurs de l'Etat-providence. Et, pendant plus de trente ans, cette gestion intégratrice du social parviendra à contenir le problème de la pauvreté, et à l'évacuer de l'imaginaire politique. Mais, avec le tournant libéral des années 1980, l'apparition d'un chômage durable et massif et l'apparition d'individus exclus des droits sociaux, cette logique constamment réintégratrice trouve ses limites. D'une logique centripète de réincorporation dans le champ de l'Etat-providence, on passe à une logique de gestion de l'exclusion sociale2.

1 . On connaît en France les travaux sur cette question de Hatzfeld, Donzelot, Ewald... Mais il existe aussi une très abondante littérature anglaise, allemande, américaine, suédoise (Titmuss, Flora, Esping- Andersen, etc.). Pour un bref survey, cf. B. Lautier, 1995.

2. « On passe ainsi d'une politique d'Etat visant à agir sur les structures mêmes de la distribution à une politique visant simplement à corriger les effets de la distribution inégale des ressources en capital économique et culturel, c'est-à-dire à une charité d'Etat destinée, comme au bon vieux temps de la philanthropie religieuse, aux "pauvres méritants" », Pierre Bourdieu, La démission de l'Etat, in P. Bourdieu (sous la direction de), 1993, p. 223.

252 Bruno Lautier et Pierre Salama

La situation de crise économique en Europe engendre alors, depuis le milieu des années 1980, une substitution sémantique significative : on ne parle plus de « pauvres », mais « d'exclus »', par définition atomisés, alors que les pauvres font masse. Si le terme « d'exclus » a tant de succès, ce n'est pas seulement un effet de Peuphémisation par le langage administratif. C'est d'abord parce qu'ils sont effectivement exclus d'une société qui a voulu se donner à voir comme homogène2. On ne peut parler d'exclusion qu'en partant du présupposé de l'Etat-providence, alors qu'on parle de pauvreté (comme problème politique majeur) à partir du présupposé de son absence. Ce qui fait que la lutte contre l'exclusion ne peut, en fin de compte, que se réduire à une politique de réinsertion, centrée sur la réintégration dans l'emploi3. Mais on ne peut alors qu'être sceptique devant cette façon de renvoyer la balle dans le camp des gestionnaires de la macro-économie, puisque toute politique volontariste de création massive d'emplois est a priori décrétée utopique et irresponsable. En d'autres termes, le remplacement de « pauvreté » par « exclusion » a bien le sens d'un renoncement : nos sociétés peuvent vivre avec des pauvres, nommés « exclus », pourvu qu'ils ne constituent pas une pauvreté.

De ce bref panorama de l'histoire européenne, on peut tirer quelques enseignements en ce qui concerne la pensée de la pauvreté dans le Tiers Monde contemporain.

— Le premier concerne le rapport entre pauvreté et démocratisation. La gestion politique de la pauvreté, les discours sur les pauvres, se modifient considérablement dès lors que ces derniers sont pourvus de droits politiques. La question des droits politiques a fait, dans l'Europe du siècle dernier, inévitablement émerger celle des droits sociaux ; qui peut donner lieu à plusieurs réponses différentes, tant en termes institutionnels qu'en termes de pratiques politiques. Ces droits peuvent être plus ou moins étendus, plus ou moins conditionnels, mais on peut affirmer que, globalement, l'avancée de la démocratie dans les pays du Nord est allée de pair avec la généralisation et la dépersonnalisation des droits sociaux.

La mise en avant de la question de la pauvreté dans les pays du Tiers Monde présente une analogie avec celle de l'Europe du siècle dernier en ceci que la question posée est également : comment peut-on être pauvre

1 . La citation de Bourdieu se poursuit ainsi : « Les formes nouvelles que revêt l'action de l'Etat contribuent ainsi, avec l'affaiblissement du syndicalisme et des instances mobilisatrices, à la transformation du peuple (potentiellement) mobilisé en un agrégat hétérogène de pauvres atomisés, ď "exclus" comme les appelle le discours officiel, que l'on évoque surtout (sinon exclusivement) lorsqu'ils "posent des problèmes" ou pour rappeler aux "nantis" le privilège que constitue la possession d'un emploi permanent. »

2. Cf. P. Rosanvallon, 1995, p. 204 : « Les exclus ne constituent pas un ordre, une classe ou un corps. Ils indiquent plutôt un manque, une faille du tissu social. »

3. Cf. Rosanvallon, op. cit., p. 188 sq.

De la pauvreté en Europe à la pauvreté dans le Tiers Monde 253

et citoyen ? Mais la réponse donnée est fondamentalement différente ; l'Etat-providence (quand il a pu exister à l'état embryonnaire) est dénoncé comme facteur d'apparition de privilèges et, de toutes façons, comme a priori impossible à mettre en place. Les mesures assistantielles qui sont mises en œuvre sont le support principal du clientélisme, et la version qu'en promeuvent les institutions internationales, les « politiques sociales ciblées », ne leur ôtent en rien ce caractère. La question de la pauvreté débouche alors sur celle de la production d'une allégeance politique des pauvres, obstacle à une démocratisation qui a pourtant porté cette question sur le devant de la scène.

— Le second enseignement de ce détour historique est que, dans les débats sur la pauvreté, il n'est jamais question d'agir directement sur les revenus primaires. Si l'on constate que la pauvreté s'accroît dans les périodes de crise (comme celle de la fin des années 1840), la redistribution ne saurait y porter remède pour autant. Dès cette époque, l'argument libéral concernant la supériorité éthique de la « justice productive » sur la « justice distributive » joue un grand rôle : même si les pauvres n'en sont pas conscients, la justice productive est la plus efficace pour éradiquer la pauvreté, eradication qu'il ne faut pas confondre avec l'amélioration de la situation des pauvres. Mais cet argument est toujours — dans la littérature de la philanthropie du siècle dernier — accompagné d'un autre, proprement politique : toute redistribution mène à ce que les subsides apparaissent aux pauvres comme un droit, et que cela les rend insolents et dangereux. Certes, il est nécessaire de mettre les pauvres en condition d'être des citoyens (ce qui justifie qu'on les aide) ; mais cette citoyenneté des pauvres est contradictoire avec la contestation de ce qui la fonde, les droits naturels (dont la propriété) que l'action sur les revenus primaires attaque de front. Si l'aide aux citoyens pauvres est un devoir de la nation, elle n'est jamais un devoir des citoyens riches, dont le devoir est d'abord de « faire marcher » l'économie.

Le refus de la redistribution des revenus primaires et l'affirmation du primat de la «justice productive » sont répétés, martelés à propos du Tiers Monde, en particulier par la Banque mondiale. Mais ils deviennent politiquement intenables, car les effets sociaux de la justice productive — à supposer qu'on adhère à ce discours — ne se font toujours sentir que trop tard par rapport aux contraintes politiques. La réforme fiscale est alors le préalable à toute politique de la pauvreté, même purement assistantielle, puisque l'autofinancement des politiques sociales (particulièrement sur la base de cotisations liées au salaire) est éliminé d'emblée. La rhétorique (néo-)libérale rencontre alors des limites pratiques, mais elle y trouve paradoxalement le moyen de s'y ressourcer : si la pauvreté n'a pas été éliminée, c'est parce que l'on n'a pas été assez libéral.

254 Bruno Lautier et Pierre Salama

— Le troisième enseignement est que dans les débats sur la pauvreté au siècle dernier, un acteur est singulièrement absent : les pauvres eux- mêmes. Le thème de la pauvreté est d'abord le rabattement, dans l'ordre social, de préoccupations ou de fantasmes moralistes, hygiénistes, voire totalitaires, d'intellectuels, philanthropes, prêtres et dames de charité, rabattement fort éloigné des préoccupations des pauvres eux-mêmes. Ces derniers luttaient pour leurs salaires (quand ils étaient salariés) ou pour obtenir du travail, dénonçaient la vie chère, formaient des sociétés de secours mutuel etc. Us avaient aussi parfois de tout autres préoccupations : la poésie, la musique, le rêve utopique1. Mais ils ne se définissaient pas comme pauvres, car ils savaient bien que le vrai pauvre est « honteux » ; et ils ne l'étaient pas. D'où cette inquiétude des commentateurs sur l'incapacité des pauvres à comprendre ce qu'ils sont et à formuler la volonté de s'en sortir. On retrouve cette inquiétude chez les sociologues nord-américains des années 1960, mettant en lumière le « cercle vicieux de la pauvreté »2 qui fait que le pauvre semble se complaire dans son état, accepter les aides sans pour autant se réformer.

Sur ce point, la situation contemporaine du Tiers Monde marque, en bien des lieux, une profonde différence. De plus en plus, lors des émeutes de la faim, des « invasions » de terrain, des réclamations d'équipements collectifs, les pauvres revendiquent leur pauvreté. Certes, cela ne suffit pas pour les constituer en acteur social, et encore moins pour permettre leur représentation politique. Mais cela a permis la formation d'un consensus — incluant les libéraux — au moins sur un point : il est désormais impossible de soutenir que la racine du problème de la pauvreté réside chez les pauvres eux-mêmes. Il a fallu plus d'un siècle pour que s'impose une idée apparemment aussi évidente, ce qui mène à la conjecture un peu pessimiste selon laquelle le chemin de la lutte contre la pauvreté est encore long.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Seuil. Cherbuliez Antoine (1853), Etude sur les causes de la misère, tant morale que

physique, et sur les moyens d'y porter remède, Paris.

1. Cf. J. Rancière, 1981. 2. Cf. B. Gazier, 1981, chap. 4.

De la pauvreté en Europe à la pauvreté dans le Tiers Monde 255

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