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DERNIERS REMORDS AVANT L’OUBLI Jean-Luc Lagarce HÉLÈNE. - Je mentais. Je mentais, peut-être ai-je toujours menti, je ne sais pas, c’est possible. Peut-être ce n’est pas très agréable à entendre, mais lorsque je vous revis, là, aujourd’hui, peut-être ai-je compris ça, au moins ça: je mentais, tout le temps, tellement. J’avais oublié ou je ne me l’étais jamais avoué. Je l’admets en souriant, tu as vu ça, je souris en avouant, un peu garce, l’idée que vous avez de moi, mon sourire légèrement triste pourtant, toujours un peu mélancolique, vous l’aimiez tant, oh comme vous l’aimiez ! Vous le répétiez sans cesse. Cette manière qu’a mon visage de ne jamais rien réclamer. Je mentais. Qu’est-ce que cela fait aujourd’hui ? Cela peut faire un tout petit peu mal, c’est la seule raison, ne croyez-vous pas ? J’ai commencé à mentir, je ne me souviens plus, il n’y a pas eu un jour spécial, ce ne fut pas une décision précise, organisée, j’ai commencé à mentir « comme ça », une fois en passant, sur un petit détail, pour avoir la paix, ne pas m’expliquer, en finir sur une chose minuscule, me débarrasser. Avoir la paix, exactement cela, la tranquillité et la paix : avoir moins peur de la vie avec vous ; il suffisait dès lors d’enchaîner les mensonges les uns après les autres, ne pas se tromper, avec intelligence, prendre garde aux ridicules trahisons et vivre ainsi, sans problèmes. M’arranger.

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DERNIERS REMORDS AVANT L’OUBLI

Jean-Luc Lagarce

HÉLÈNE. - Je mentais.

Je mentais, peut-être ai-je toujours menti, je ne sais pas, c’est possible. Peut-être ce n’est pas

très agréable à entendre, mais lorsque je vous revis, là, aujourd’hui, peut-être ai-je

compris ça, au moins ça: je mentais, tout le temps, tellement. J’avais oublié ou je ne

me l’étais jamais avoué. Je l’admets en souriant, tu as vu ça, je souris en avouant, un

peu garce, l’idée que vous avez de moi, mon sourire légèrement triste pourtant,

toujours un peu mélancolique, vous l’aimiez tant, oh comme vous l’aimiez ! Vous le

répétiez sans cesse.

Cette manière qu’a mon visage de ne jamais rien réclamer.

Je mentais.

Qu’est-ce que cela fait aujourd’hui ?

Cela peut faire un tout petit peu mal, c’est la seule raison, ne croyez-vous pas ?

J’ai commencé à mentir, je ne me souviens plus, il n’y a pas eu un jour spécial, ce ne fut pas

une décision précise, organisée, j’ai commencé à mentir « comme ça », une fois en

passant, sur un petit détail, pour avoir la paix, ne pas m’expliquer, en finir sur une

chose minuscule, me débarrasser.

Avoir la paix, exactement cela, la tranquillité et la paix : avoir moins peur de la vie avec vous

; il suffisait dès lors d’enchaîner les mensonges les uns après les autres, ne pas se

tromper, avec intelligence, prendre garde aux ridicules trahisons et vivre ainsi, sans

problèmes.

M’arranger.

Vous êtes tellement compliqués, il faut toujours une réponse à tout. Se taire ce n’était pas

possible, d’autres questions encore : Pourquoi ne parles-tu pas ? Ce n’était pas

possible, admissible et la guerre avec vous, dire les choses, avec violence, je ne crois

pas que j’aurais eu la force.

Vous ne cessiez de m’interroger, me demander des nouvelles de mon corps, ma tête, est-ce

que je vous aimais, et chacun plus que l’autre, cela n’en finissait pas.

M’enfuir. Fuir. Cela encore aurait pu être une solution, vous abandonner. Je ne sais pas. Vous

ne l’auriez pas compris et vous auriez été si tristes, ensemble. Mon temps, ma vie - un

bien grand mot - alors je l’ai organisée autrement, je me suis mise à exister autrement -

vous ne le saviez pas, vous n’écoutez jamais -, en secret à vos côtés.

Je vous trompais aussi, si c’est ce que vous voulez entendre. C’est l’ expression qu’on

emploie. D’autres hommes de temps à autre, et certains avec une infinie tendresse.

Mais ce n’est pas l’essentiel, pas plus important que de vous répondre oui lorsque je

pensais non. J’ai été paisible, alors. Et vous étiez rassurés. Je me suis mise à sourire,

moins mélancolique, j’en parlais tout à l’heure.

Encore un mot.

Ce qu’il faut savoir et ce qu’il faut ajouter: bien évidemment, je ne vous aimais plus.

Et aussi : lorsque je te quittai pour partir avec lui, lorsque j’abandonnai l’un pour l’autre, je

n’avais pas choisi, je n’en aimais pas l’un plus que l’autre.

PIERRE. - Tu te débarrassais d’au moins un.

PAUL. - Ce n’est pas ce qu’elle a dit.

HÉLÈNE. - C’est ce que j’ai voulu dire.