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Compagnie de Jésus430. Études [de théologie, de philosophie et d'histoire]. 1998.
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Revue des livresGuy PETITDEMANGE
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Publicité MONIQUE BELLAS
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^r^ Président, directeur de la publication André Costeséditions Publié avec le concours du Centre National du Livre
ETVDES 14, RUE d' Assas 75006 PARIS Tél. 01 44 39 48 48 ABONNEMENTS 01 44 39 48 04
LE N° 60 F (ÉTRANGER67 F) NUMÉROSANCIENSMEMETARIF ABONNEMENTS(VOIRDERNIEREPAGE)
E-mail [email protected] Site http:perso.wanadoo.fr/assas-editions
ÉTVDES__^m^jQQ^
( j^> ) 725 Panorama de crise en Asie Sophie BOISSEAUDUROCHER
PERSPECTIVES'Lacrise asiatique n'est pas une simple crise monétaire. C'est la crise d'un
P ERS P ECT1Vj modèle économique et la remise en cause d'un certain schéma socio-poli-
S U R tique. De quoi raviver les questions de sens face à la croissance, la moder-
LIE MONDE nité et la mondialisation.
739 Kosovo la guerre inévitable? JEAN-ARNAULTDÉRENS
Les événements tragiques qui ensanglantent le Kosovo ont signé l'échec
de la politique de résistance non violente menée depuis 1992. Sans doute
la phase finale de l'éclatement de l'ex-Yougoslavie.Un moment décisif de
la guerre des Balkans.
(S) 751 L'obligation de soins MARIE-CLAUDEIIUDONu> 751 L'obligation de soins marie-Claude hudon
SOCIÉTÉTraumatisée par les agressions sexuelles, la société exige de la justice une
prévention efficace, à laquelle parait répondre l'obligation de soins. Le
médecin se trouve alors en première ligne, dans un rôle qu'il ne peutendosser sans vigilance.
763 Le baccalauréat au pluriel DANIELBLOCH
En 1985, J.-P.Chevènement proposait l'objectif de 80 de jeunes au
niveau bac pour l'an 2000. Il s'agissait de tenter de sortir d'une société
duale, minorité privilégiée et formation longue d'un côté, majorité et
courte formation professionnelle de l'autre. Où en est-on?
f p )775 Qu'est 68 devenu ?
Mais. Mai (H. MADELIN)Paris-Prague (P.GRÉMION)Le mal court. LeFIGURES j bien aussi (F.LECORRE) Un père de 68 Marcuse (J.-L.Schlecei.) La
LIBRES i non-génération (B. GuicuE).
£} Plaidoyer pour une nouvelle rhétorique Philippebreton
Ledébat public est soumis à toutes sortes de manipulations. Lesprotago-Es sA j nistes eux-mêmes n'en sont pas toujours conscients, mais les dégâts sont
réels. D'où l'urgence de refondre les normes de la parole dans l'espace
public etdefaireémergerune nouvellerhétorique.
JUIN 1998 8
iv 803 Edith Stein, l'histoire en secret MARGUERITELÉNA
RELIGIONS ET « Ne nous hâtons pas de poser sur Edith Stein une étiquette, fût-elle en
forme d'auréole. Laissons-nous mener en ce lieu de la Croix, gond etSPIRITUALITES
pierre d'achoppement de l'histoire universelle comme de nos histoires
singulières. »
8177 L'unification de l'Europe
et le rôle de l'Eglise hans PETERKOLVENBACH
Les Eglises n'ont pas à définir les formes politiques de l'Europe de
demain. Mais elles sont conscientes que la détermination à vivre en
Europe d'une façon européenne fait partie de leur responsabilité, au nom
del'Evangile.
/l 827 Le GRM ou l'invention du son Jean-François pioud
ARTS E T A peine âgé de 50 ans, le Groupe de Recherches Musicales vient d'entrer
dans l'histoire. Mais qu'est ce GRM, inventeur et conteur de l'aventure deLITTERATURE la musique concrète, devenue électroacoustique puis acousmatique ?
835 Carnet de théâtre JEANMAMBRINO
Rodogune,de CORNEILLELeRégisseurde la Chrétienté, de Sebastian BARRY.
839 Expositions Laurent Wolf
EugèneDelacroix
843 Cinéma JEANCollet, XAVIERLARDOUX
Sitcom, de François Ozon Des hommes d'influence, de BarryLevinson.
849 Notes de lecture
PHILIPPECHEVALLIER:Kerouacen passant.
852 Revue des livres
DANSLEPROCHAINNUMÉRO
Pérou 98 L'Edit de Nantes
La grandeur de Schubert
P~CQ~T~Q ~89i ôoOCAfoCO avrilmai1998
DEBAT
COMMENTVA
LACOMMUNAUTÉJUIVEDEFRANCE?
J L'EMPLOI,HENRIGUAINO jDIAGNOSTIC
I LEMALFRANÇAIS,ALAINTOURAINE)1
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RECHERCHE,TECHNOLOGIE
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L'EUROPEINEXISTANTE,JACQUESANDRÉANI
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LarevuePassages estvendueen kiosque,dans certaineslibrairieset surabonnement.Prix
au numéro 35 F.Prixde l'abonnement 350 Fpour 10numéros.Pourtousrenseignements,contacterla revuePassages au 17, rue Simone-Weil,7501 Paris.Tel 01 45 86 30 02.
Fax: 01 44 23 98 24. Internet http:www.pariserve.tm. fr./passages/
Etudes • 14, rue d'Assas 75006 Paris Juin 1998 • N" 3886
1
Panorama de crise en Asie
SOPHIE BOISSEAU DU ROCHER
tale nous surprenait, nous émerveillait, nous inquiétait. Le
monde assistait, en temps réel, à la transformation de tout
un continent; à la fois admiratif et perplexe, l'observateur
s'interrogeait sur les ressorts de cette croissance'. Il s'agis-sait de comprendre les multiples processus en cours, de les
saisir dans leurs perspectives, mais aussi dans leurs contra-
dictions. Dans cette effervescence,il était difficile de distin-
guer ce qui relevait de la tendance lourde, du discours
idéologique ou de la manipulation politique. En outre,
l'Asiebousculait les certitudes universalistes d'un Occident
secoué par la propre crise de ses valeurs et de son modèle.
L'Extrême-Orient deviendrait-il le nouveau centre du
monde que prédisaient les plus audacieux au début du
siècle? Quelles conséquences ce déplacement de puissance
pourrait-il avoir sur notre positionnement?Lespremiers signes de la crise entre le printemps et
le début de l'été 1997 ont été perçus comme un soulage-ment le modèle n'était pas si parfait, ni infaillible. Les
1. Banque mondiale, The
East Asia Miracle Econo-
mic Growth and Public
Poliçy,Washington, 1993.
Jon Woronoff, Asia'sMiracle Economies,Sharpe,Armonk, 1992. Jean-Luc
Domenach, LAsieen dan-
ger, Fayard, 1998.
PERSPECTIVES SUR LE MONDE
Ces dernières années, l'Asieorien-
(F)
approximations d'une analyse trop simpliste sur cet espace
émergent sont apparues dans toutes leurs limites et les pre-
mières réactions, maladroites, des dirigeants du Sud-Est
asiatique ont alimenté ce sentiment. Sur le moment, les
difficultés asiatiques ont rassuré ceux qui s'étaient laissés
convaincre du déclin européen', comme si les enjeux et
équilibres économiques, voire politiques et sociétaux,
étaient à somme nulle. Dans un second temps, la conta-
gion géographique et dimensionnelle de la crise a alerté, en
donnant la mesure des interdépendances 3. Le modèle
européen avait finalement peut-être de beaux jours devant
lui, mais celui-ci allait être troublé par les engagements pris
en Asie. Aujourd'hui, la tentation est forte de faire rétrogra-
der cette Asie il y a encore peu triomphante au rang qu'elle
occupait il y a vingt ans.
La crise asiatique n'est pas une simple crise moné-
taire. C'est la crise d'un modèle économique et la remise en
cause brutale mais peut-être utile d'un certain schéma
socio-politique. L'expérience qu'ont vécue les sociétés asia-
tiques ces trente dernières années est à la fois remarquable,
décapante et sans précédent dans l'histoire de l'humanité.
Pour bien mesurer les transformations en cours et leur
amplitude, on peut les comparer avec celles que notre pays
a connues entre la révolution de 1789 et la première guerre
mondiale, pour le meilleur certes, mais aussi pour le plus
difficile, voire le moins supportable. Ce qui signifierait que
la crise actuelle, qui devient une crise de sens ou téléolo-
gique, nous concerne aussi. Parce que, même si les pro-
blèmes se posent en des termes différents, ils aboutissent
au même questionnement sur la croissance, la (post)
modernité et la place assignée à l'homme dans ces enjeux
de pouvoir à l'échelle mondiale.
Les multiples aspects de la crise
Même si certains signes avant-coureurs alertaient sur
la précarité des fondements de la croissance (le FMI avait
sensibilisé les autorités thaïes depuis 1995), la crise a vrai-
ment débuté en Thaïlande au printemps 1997, lorsque les
premières atteintes contre le baht thaïlandais affaiblissent
le système financier et monétaire. Au départ, donc, la crise
est financière. La libéralisation de la fin des années 1980
avait entraîné un flux de capitaux étrangers, notamment
japonais. Cette masse d'argent, peu contrôlée, a provoqué
2. Odon Vallet La vicroire
desdragons l'Asieva-t-elle
dominer l'Europe? Armand
Colin, 1997. Thierry de
Montbrial, Les leçonsd'Asie », Revue des deux
Mondes, février 1995,
p. 40.
3. L'Union européennneest, de loin, le premiercréancier des pays d'Asie,avec 345 milliards de cré-
dits bancaires (contre 250
pour le lapon et 45 pourles Etats-Unis).
4. Daniel Besson et Marc
Lantéri, ANSEA la décen-
nie prodigieuse. Essai sur le
développement en Asie du
Sud-Est, La Documenta-
tion Française, 1994.
une forte poussée spéculative et un creusement du déficit
de la balance des paiements courants. La hausse du dollar,
sur lequel était indexé le baht thaïlandais, a surenchéri le
prix des exportations quand déjà les marchés extérieurs
devenaient plus frileux (notamment pour les produits élec-
troniques) et que les produits locaux subissaient la concur-
rence des voisins (entre 1990 et 1996, les exportationschinoises ont été multipliées par 2,8). Lespremiers retraits
massifs de capitaux ont commencé début juillet (le fameux
fonds de pension de Georges Soros a effectivement réagi le
premier), aussitôt suivis par d'autres, qui ont provoqué le
phénomène de panique que l'on sait. En dépit des initia-
tives,fort coûteuses, du gouvernement du Premier ministre
Chavalit pour soutenir la monnaie nationale, le baht a été
dévalué de 30 pour le seul mois de juillet 1997. Dans le
même temps, les autres pays de la région sont touchés
Malaisie, Philippines, Indonésie, même Singapour (qui ne
partage pourtant pas les faiblesses de ses voisins corrup-
tion, opacité des procédures, détérioration des instances de
régulation et/ou endettement) connaissent une chute de
leur monnaie. La roupie indonésienne perdra sur sept mois
70 de sa valeur et le dollar singapourien 20 Mais la
crise prendra une autre ampleur quand elle atteindra la
Corée du Sud à la fin du mois d'août. La contagion du
modèle coréen viendra déstabiliser plus profondément nos
certitudes. Considérée comme la onzième puissance éco-
nomique mondiale, la Corée du Sud, dernier membre
admis à l'OCDE en 1994, affiche des déséquilibres inquié-
tants, masqués jusqu'ici par la collusion entre milieux
d'affaires et milieux politiques. Lastratégie de mondialisa-
tion des chaebols(les grands groupes coréens) a coûté très
cher et conduit le pays à un surendettement abyssal qui
provoque un état de banqueroute.A ce stade-là, la crise est vraiment perçue comme
une remise en cause des modèles asiatiques de développe-ment. Qu'il s'agisse du modèle coréen ou du modèle
ASEAN', les experts sont prompts à dénoncer les abus des
grands conglomérats, la collusion des élites, l'absence de
visibilité financière et la manipulation des comptes, la spé-culation ou encore l'insuffisante remontée de la gammeindustrielle, due au manque d'investissements dans la
recherche et l'éducation. Les scandales qui atteignent le
Japon à l'automne (le ministre des Finances est contraint à
la démission) font craindre une déstabilisation du système
5. Etats, politiques
publiques et développe-ment en Asie », Cahier du
CEMDEV, n' 23, novem-
bre 1995.
financier international. La crise devient économique et l'on
redoute une dépression généralisée. Le thème est débattu
lors du Forum de Davos, en janvier 1998. Certains évo-
quent une crise d'ajustement à la mondialisation.
Les potions amères préconisées par le Fonds Moné-
taire International posent précisément la question de
l'ajustement. Mais de quoi parle-t-on? De l'ajustement aux
normes libérales réclamé à grands cris par les Américains,
qui n'ont pas réussi à pénétrer les marchés régionaux
comme ils l'auraient souhaité. Dès lors, les initiatives du
FMI pour assainir les systèmes locaux sont perçues comme
des tentatives d'ingérence et la crise s'élargit progressive-
ment au domaine politique.
Ce que dit le Fonds Monétaire International, c'est
que les problèmes du développement dans les pays émer-
gents d'Asie ont été amplifiés par une mauvaise gestion,
due à l'indigence des élites, au « copinage » et au népotis-
me. La course à l'enrichissement et la perspective de profits
rapides ont encouragé la spéculation, les prêts bancaires
douteux, les pratiques fallacieuses et les prébendes à toutes
les échelles de la société, y compris en haut lieu. Ce qui
signifie que les classes dirigeantes, qui ont profité pas
toujours très discrètement de cette vague porteuse (la
fortune de la famille Suharto est estimée à 100 milliards de
francs), sont directement mises en cause. Ce que révèle
cette crise, c'est que les origines des difficultés que traver-
sent les pays d'Asie depuis près de six mois ne sont pas seu-
lement financières, économiques, mais d'abord politiques,
voire socio-politiques. Ce qui, jusque-là, était perçu
comme une force, le « partenariat » entre les acteurs publics
et privés 5, est dorénavant interprété comme l'obstacle
majeur à la reprise.
La contestation sociétale
Le fait nouveau, qui mérite une analyse très atten-
tive, concerne l'attitude des populations qui, actuellement,
supportent plus difficilement cette collusion. Après en
avoir bénéficié, après avoir accepté les effets induits du sys-
tème, les sociétés asiatiques, du lapon à l'Indonésie, en
mesurent le coût et plaident activement pour des change-
ments plus radicaux. On assiste à une véritable crise de
confiance à l'égard des dirigeants, qui ont bercé en quelque
sorte les populations d'illusions tragiques en manipulant
les chiffres et les réalités. Le retard à prendre les mesures
nécessaires, la maladresse des propos de certains quifont chuter un peu plus les cours ou l'incertitude d'auto-
rités discréditées et incompétentes, ont accentué le malaise.
Quand on a personnellement placé son épargne à la
bourse, on devient plus exigeant sur la qualité de l'environ-
nement politico-économique et, surtout, on demande des
comptes. Dès lors, les sociétés détiennent un pouvoir de
contestation réel; aujourd'hui, elles insistent sur une
réforme du système, puisque celui-ci n'est plus compatibleavec la croissance et, secondairement, avec les exigences de
la globalisation. On a donc là les indices d'une fracture
entre la société et le monde politique susceptible de para-
lyser un peu plus la reprise économique. Pour que la crise
trouve un terme, il faut entreprendre une réforme significa-tive des institutions politiques vers plus de transparence,moins de corruption et une autonomie des grands acteurs
financiers, comme les banques centrales. Cette attente vers
une refonte structurelle de ce qu'on pourrait qualifier de
capitalisme d'Etat se retrouve à travers tout le continent et
même dans des pays jusqu'ici à peu près épargnés, tels quele Viêt-nam ou la Chine populaire.
Si la demande n'est pas prise en compte, on risquedes dérapages violents dans des pays qui voient leur taux
de chômage croître de manière inquiétante (déjà près de
18 de la population active en Indonésie); en outre, la
baisse des salaires et le déclassement des travailleurs quali-fiés sont également préoccupants. Il y a là un terreau favo-
rable à toutes sortes d'idéologies, que le succès et la
prospérité avaient diluées et neutralisées. D'ailleurs, les pro-testations sont instructives des risques possibles pogromesà l'égard des communautés chinoises (en Malaisie et en
Indonésie), revendications sécessionnistes (aux Philippineset en Indonésie), radicalisation du discours islamiste (enMalaisie et en Indonésie), manifestations estudiantines
pro-démocratiques (en Corée du Sud et en Thaïlande). Les
incidents ont été contenus pour l'instant, mais les vraies
difficultés sont à venir sans des réformes rapides, il y a
fort à parier que les scènes de mécontentement auxquelleson a assisté ces derniers mois se répéteront, avec encore
plus de violence. Toute la difficulté va consister à gérer et
régler simultanément ces trois crises cumulées, écono-
miques, politiques et sociétales. D'où l'importance cruciale
de dirigeants compétents et visionnaires.
La tourmente boursière a joué le rôle d'un détona-
teur de questionnement latent qui ne concerne pas la seule
Asie. La manière dont ce questionnement sera abordé et
débattu devrait nous renseigner sur les vraies réserves de la
région, c'est-à-dire ses réserves humaines.
Interrogations
Ces trente dernières années, l'Asie orientale a connu,
on l'a dit, des changements vertigineux. Elle est entrée dans
l'ère du progrès et de la modernité; les sociétés ont joué le
jeu (elles ont été, à ce titre, les meilleurs partenaires des
gouvernements), mais elle ont aussi été touchées par le
virus de la vanité. On s'interrogeait pour savoir comment le
marché thaïlandais était devenu un des premiers marchés à
l'exportation de Mercedes; on plaisantait sur ces chauffeurs
de taxi, à Canton ou à Shanghai, qui jouaient à la bourse
en racontant leurs bons coups, le temps de la course, et
incitaient à les imiter; on regardait les Tours Petronas, les
plus hautes du monde (452 mètres), grimper dans le ciel
de Kuala-Lumpur; on s'inquiétait du dernier mot d'ordre
des entreprises coréennes, To go global, qui s'intéressaient à
nos marchés traditionnels (l'affaire Daewoo-Thomson a
suscité suffisamment d'agitation en France). Les projets les
moins raisonnables se succédaient. Le pari était de taille,
mais particulièrement stimulant pour la consolidation du
nationalisme, voire du régionalisme consolider le déve-
loppement avant que les failles n'apparaissent comme trop
paralysantes. Sur le coup, la réussite de cette ambition jus-
tifiait qu'on ferme les yeux sur les écarts les plus visibles et
qu'on s'en tienne aux seuls indicateurs économiques.
La dégradation de l'environnement constitue, à ce
titre, une atteinte irrémédiable à la qualité de la vie. Bang-
kok, Djakarta, Manille, Séoul accumulent des embou-
teillages et des taux de pollution urbaine alarmants; Taipei
et Shanghai ne sont pas mieux placées dans la course à la
dégradation du cadre de vie. La déforestation a des consé-
quences dramatiques sur les équilibres écologiques d'Asie
du Sud-Est. Les feux de l'été dernier en Indonésie symboli-
sent cet aveuglement général; à Bornéo, à Sumatra, à Sin-
gapour, en Malaisie et jusqu'au sud de la Thaïlande, on
allumait ses phares de voiture en pleine journée et les
enfants se rendaient à l'école avec un mouchoir devant la
bouche. Entre juin et décembre 1997, plus d'un million
6. David Camroux et Jean-Luc Domenach, L'Asie
retrouvée,Le Seuil, 1997.
d'hectares de forêts, parmi les plus anciennes et les plusriches de la planète, se sont consumés. Personne n'a écouté
ceux qui prévenaient, encore récemment, des dangers de
promouvoir à une échelle industrielle des pratiques déjà
pas toujours supportables au niveau artisanal. Lescompa-
gnies pétrolières, les industries du bois, les fonctionnaires
intéressés ont eu raison des arguments écologiques « au
nom du développement ». L'ampleur des dégâts, liés aux
difficultés économiques, permet enfin à tout un chacun de
poser la question essentielle de quel développement vou-
lons-nous ? A quel horizon d'attente pouvons-nous pré-tendre ?
Une spécificité asiatique?
Une première ébauche de réponse avait déjà été
apportée au début des années 1990, quand, à la suite des
pressions occidentales pour la démocratisation des scènes
politiques intérieures et le respect des droits de l'Homme,
certains dirigeants (les Premiers ministres de Singapour et
de Malaisie, Lee Kuan Yewet Mohamad Mahathir) avaient
émis le fameux discours sur les « valeurs asiatiques »Le
discours revendiquait des qualités propres aux Asiatiques
(respect des autres dans un esprit de tolérance, sens de la
famille et de la communauté, éducation, travail), sur les-
quelles les ordres politiques pouvaient fonctionner, afin de
leur permettre de « ne plus subir la tyrannie des valeurs de
l'Occident, ses menaces continuelles (suspension de l'aide,
boycottages commerciaux. ) et les humiliations qu'il
inflige en s'accrochant à ses dernières illusions de grandeurou ses oripeaux de puissance » (selon les termes de Maha-
thir). D'ailleurs, font remarquer les tenants de cette doc-
trine, c'est parce que l'Occident a négligé ces valeurs de
base qu'on assiste aujourd'hui à la déliquescence de son
éthique et à l'individualisation des tissus sociétaux. Quelintérêt auraient les pays d'Asie à suivre les conseils d'Etats
sur le déclin? Ce n'est pas de ce développement-là quenous voulons, puisqu'il aboutirait aux mêmes maux queceux observés dans les pays occidentaux. En critiquant les
impasses du tout-économique sur les sociétés, les valeurs
asiatiques exerçaient des effets intégrateurs sur des
constructions stato-nationales fragiles. Lediscours avait, on
le voit, des relents trop politiques pour être tout à fait
authentique; toutefois, même s'il n'y répondait pas, il
posait déjà les bonnes questions et nous imposait une
réflexion sur l'universalité, pas toujours désintéressée, de
nos principes. Le débat n'est pas clos et il rebondit, alors
que l'Asie est en position de faiblesse. A quel compromis et
à quelles recompositions assistons-nous ? L'Asie a-t-elle
encore des réserves pour défendre sa prétendue spécificité?
Les recompositions politiques en cours
L'Asie n'est pas un ensemble homogène, comme le
rappellent les processus à l'oeuvre. Les différences dans la
gestion des crises illustrent à quel point, d'ailleurs, il est
aussi simpliste de parler d'une Asie que d'un Occident. Il est
même fort possible qu'aux clivages traditionnels (religieux,
culturels, géographiques), on soit obligé de superposer de
nouvelles lignes d'analyse qui prendraient en compte les
tendances lourdes qu'on observe actuellement.
Sur le plan politique, par exemple, on distingue clai-
rement plusieurs orientations. On peut passer rapidement
sur ceux qui n'ont pas été touchés par les récentes turbu-
lences parce qu'ils n'étaient pas suffisamment exposés le
Viêtnam, le Laos et, évidemment, la Corée du Nord, trois
Etats dont les directions communistes auront des comptes
à rendre, mais d'un autre ordre. Reste deux tendances avec,
entre elles, des nuances. La première, celle du changement
vers une vraie ouverture politique, est illustrée par la Corée
du Sud. Alors que le pays traversait l'épreuve la plus grave
depuis la guerre de Corée (1951-1953) et subissait une
humiliation nationale avec la révélation des pratiques falla-
cieuses des chaebols, fleurons de l'économie sud-coréenne,
les électeurs n'ont pas cédé à la panique et au discours
démagogique; ils ont opté, le 18 décembre 1997, pour un
président symbolique, Kim Dae Jung. Ancien dissident qui
a lutté pendant plus de vingt ans contre la dictature mili-
taire, Kim est devenu une figure emblématique de la scène
politique nationale. Le fait que la population, en dépit de
son désarroi financier mais aussi moral ait choisi
(avec 40,3 des suffrages) cet homme plutôt qu'un tech-
nocrate ou un représentant de parti traditionnel, est signifi-catif du processus de maturation politique en cours. D'une
part, l'électorat est convaincu que les méthodes employées
jusqu'ici ne sont plus adaptées aux nouveaux enjeux (unretour en arrière ne ferait donc qu'amplifier les difficultés);
d'autre part, il réalise combien le système a besoin d'être
rénové en profondeur (la dynamique progressiste,bien que
plus risquée, est préférée au statu quo).On est vraiment ici au cœur d'une transition décisi-
ve, qui devrait conduire, à terme, à une autonomisation du
champ politique par rapport à la sphère économique. Les
hommes nouveaux qui accèdent au pouvoir devraient avoir
plus de courage politique et de légitimité que leurs prédé-cesseurs pour engager les réformes, si ce n'est pour la seule
raison qu'ils n'ont pas d'intérêts personnels au maintien
du système.EnThaïlande aussi, on assiste à des changements de
fond dans les recompositions d'acteurs, passés inaperçus.C'est en effet au cœur de la crise que l'évolution s'est pro-duite. Elu en novembre 1996, au terme d'élections particu-lièrement corrompues, le Premier ministre Chavalit,
général de l'armée de terre, réalise la fragilité de son pou-voir, basé sur une coalition hétéroclite. Il entame donc,
courant octobre, des négociations avec l'armée pourdéclarer la loi martiale, afin de « remettre la Thaïlande sur
des rails ». Mais la pression populaire aura raison de cette
option rétrograde. Chavalit sera contraint de démissionner
et Chuan Leek Pai est nommé à son poste, le 9 novembre
1997 (il avait déjà occupé cette fonction entre 1992 et
1995, à la suite de la tentative de coup d'Etat des mili-
taires). Une nouvelle constitution est votée, qui garantit
que « les droits et les libertés des individus doivent être
protégés par les institutions ».
Dans le cas thaïlandais comme dans le cas coréen,on assiste donc à une redistribution des rôles et à un
apprentissage de principes nouveaux, révélateurs d'une
évolution profonde. Alors que, dans ces deux pays, l'armée
a occupé une fonction prépondérante ces trente dernières
années, elle n'apparaît plus comme l'acteur politique
capable de résoudre les problèmes auxquels sont confron-
tés ces pays et de conduire les ajustements nécessaires; la
même constatation peut d'ailleurs être formulée à l'égarddes partis politiques traditionnels, qui ont assuré le déve-
loppement politique et économique. Aux Philippinesencore, l'opinion publique a contraint le président Ramos
à ne pas briguer un second mandat, comme la constitution
l'y oblige. S'il reste difficile d'évaluer le degré de bascule-
ment des jeux politiques (complet ou transitoire?), on
peut toutefois affirmer que les choix des sociétés civiles
7. leffrey Sachs, « IMF
Orthodoxy isn't whata!
Southeast Asia needs »,Herald Tribune,4 novem-bre 1997.
évoluent de manière irréversible et marquent l'acquisition
d'une nouvelle conscience politique.
La seconde tendance à l'œuvre semble beaucoup
plus préoccupante. Entre la Birmanie et l'Indonésie, voire le
Cambodge, on assiste à un raidissement des régimes poli-
tiques « archaïques » qui n'augure pas des jours meilleurs
pour les sociétés concernées. Le président Suharto, réélu en
mars 1998 pour un T mandat par une Chambre qu'il avait
en partie nommée, a présenté son nouveau cabinet, qui
impose sur le devant de la scène politique des figures trop
connues (le vice-président Habibie est considéré comme
l'un des responsables de la mauvaise gestion gouverne-
mentale ayant dirigé des projets faramineux; sa fille, Tutuk,
paraît plus motivée par le goût du pouvoir que du bien
commun) et peu enclines à des changements structurels.
En Birmanie, d'où la junte militaire observe attentivement
l'évolution indonésienne, les progrès sont négligeables. Au
nom de l'unité nationale, ces régimes privent les citoyens
de libertés fondamentales. L'opposition est muselée, les
moyens d'expression sous contrôle, et l'on ne voit pas de
quelle façon les situations vont se débloquer. Entre des
acteurs qui s'accrochent au pouvoir et au maintien de leurs
privilèges et des minorités plus structurées et vindicatives,
la marge de manœuvre est étroite.
Enjeux de la mondialisation économique
A ces clivages politiques en cours de formation cor-
respondent des clivages économiques entre ceux qui accep-
tent, de gré ou de force, les mesures de restructuration et
ceux qui les refusent. Le débat est, au-delà des arguments
techniques pour ou contre le FMI (débat qui se développe
jusqu'aux Etats-Unis) beaucoup plus sensible, puisqu'il
porte sur l'ouverture à la globalisation et la gestion natio-
nale de celle-ci. Jusqu'ici c'est-à-dire jusqu'à la crise
on pourrait schématiser en rappelant que l'Asie orientale
profitait largement des circuits mondiaux (elle a accueilli
40 des investissements internationaux en 1996) ainsi
que des marchés extérieurs, mais qu'elle n'a pas beaucoup
fait profiter le « monde » de ses marchés par la mise en
place de toute une série de barrières protectionnistes. Il a
donc été possible de se développer grâce aux circuits mon-
diaux, tout en se protégeant partiellement d'une pénétra-
tion extérieure massive. L'enjeu des prochaines années est
8. Masahiko Ishizuka,« Crisis shaking Asia to its
core values », Nikkei
Weekly, 22 décembre
19'J7.
de taille puisque, on en conviendra, la mondialisation posedes problèmes identitaires que les entreprises américaines
refusent de considérer. Accepter les mesures du FMI, c'est
changer les règles du jeu (qui reposent parfois sur de fra-
giles équilibres ethniques pour préserver la stabilité natio-
nale) c'est aussi se plier aux normes internationales, ouvrir
la porte à toutes sortes d'influences et prendre un vrai
risque sur le sens des projets nationaux, très sensibles en
Extrême-Orient. Même dans les pays les plus réceptifs, les
critiques contre le FMIet les Etats-Unis se multiplient (lesinvestisseurs et multinationales, particulièrement attentifs
aux entreprises qui vont devoir être recapitalisées, sont
considérés par les populations locales comme des préda-
teurs), et les termes de dignité nationale, d'humiliation et
d'honneur reviennent plus souvent. Il est trop facile, affir-
ment les populations interrogées, de blâmer et d'accuser ce
qu'on a célébré et avec quel enthousiasmes Mais
s'opposer aux remèdes préconisés comme le fait l'Indoné-
sie, au nom d'un « refus des ingérences et diktats exté-
rieurs »ou d'un hypothétique « complot », c'est prendre le
risque de s'isoler et d'accumuler du retard pour opérer ces
mutations; c'est entrer dans des rapports de force d'une
tout autre ampleur. Cette crise entraînera donc aussi des
recompositions sur la place du monde en Asie et de l'Asie
dans le monde.
Recompositions internationales
Sur ce terrain, l'alternative est apparemment simple,mais les divers jeux d'alliance pourraient déboucher sur des
équilibres plus subtils. Forceest d'abord de constater qu'unseul pays a été épargné par les turbulences actuelles la
Chine, pour différentes raisons qui n'ont rien à voir avec
la compétence des autorités, mais plutôt à cause d'une
insertion plus limitée dans les circuits internationaux, la
faiblesse de sa capitalisation boursière et l'absence de
convertibilité de sa monnaie s'en sort plutôt bien.
Sollicitée,la Chine accroît sesmoyens d'influence sur
la zone et agite le spectre d'une éventuelle dévaluation
monétaire que ses voisins redoutent (la dévaluation de
1994 avait déjà exercéde lourdes pressions concurrentielles
sur les économies régionales). Pékin est aussi en positionde force sur le terrain diplomatique, puisque les Etats-Unis,comme l'Union européenne, souhaitent renforcer les liens
9. Fred Bergsten, « La
crise monétaire en Asie
les solutions proposées »,
Politique Etrangère, hiver
1997-1998, p. 597.
10. Sophie Boisseau du
Rocher, L'ASEAN et la
construction régionale en
Asie du Sud-Est, L'Har-
mattan, coli, Logiques
politiques, 1998.
11 Michael Richardson,« Crisis prompts Asia'sLeaders to bend », Inter-
national Herald Tribune,9 janvier 1998.
avec le nouveau Premier ministre, Zhu Rongji. Enfin,
comme toujours, les ambitions sécuritaires de la Chine
marquent le rythme dans la région; au mieux peut-on
tenter de dissuader les autorités chinoises de se lancer dans
ce genre d'aventure.
Le Japon, de son côté, est actuellement dans une
passe difficile; certains lui reprochent de ne pas avoir entre-
pris les réformes qui s'imposaient, alors que ses responsa-
bilités de « locomotive régionale » devaient l'y obliger. En
outre, le Japon n'a toujours pas trouvé sa place entre un
allié américain de plus en plus inconfortable et la préfé-
rence régionale. Qu'il balance vers l'une ou l'autre option,
et immédiatement des reproches lui sont adressés. Ainsi,
au milieu de la tourmente monétaire, Tokyo a proposé la
création d'un Fonds Monétaire Asiatique, pour soutenir la
reprise et prévenir de futures perturbations. Les Américains,
inquiets de l'autonomisation d'une zone qui fonctionne-
rait sur des principes qu'ils n'auraient pas édictés, ont aus-
sitôt dénoncé l'initiative, afin de ne pas « dresser une
barrière au milieu du Pacifique » En revanche, ils ont pro-
posé que le FMA soit placé sous l'égide de l'APEC (dont ils
sont membres actifs).
Enfin, l'Association des Nations de l'Asie du Sud-Est
(ASEAN) subit le double contrecoup de la crise et de l'élar-
gissement à la Birmanie et au Laos, en juillet 1997.
Affaiblie par ces échéances à assimiler, l'ASEAN est beau-
coup moins active et exposée qu'elle ne l'était ces cinq der-
nières années. Alors qu'elle a été conçue comme le
faire-valoir des Etats d'Asie du Sud-Est et des régimes qui
les incarnaient 10,elle risque aussi d'être atteinte par les
divergences d'orientation politique évoquées plus haut.
La question qui se pose à présent est de savoir sur
quelles bases va se redéployer le jeu régional et si la pression
exercée actuellement par les Etats-Unis pourrait servir
d'« antagonisme mobilisateur » pour resserrer les rangs
d'une région éprouvée. L'hypothèse de la carte régionale
susceptible de permettre une meilleure résistance aux pres-
sions et subordinations extérieures n'est pas à écarter"; les
pistes sont déjà bien tracées, tant dans le domaine écono-
mique (East Asia Economic Caucus, zone de Libre-Echange,
ASEAN), que politique (rencontres au sommet des diri-
geants après le sommet annuel de l'ASEAN) ou sécuritaire
(ASEAN Regional Forum). Force est néanmoins d'admettre
que, dans ce schéma, la Chine détient le rôle central.
Rien n'est plus périlleux que d'entreprendre des
réformes et des changements dans une atmosphère de crise
et de perte de confiance, surtout quand ceux-ci sont forte-
ment insufflés de l'extérieur entre les règles du capitalismeinternational et les traditions asiatiques, le chemin est
encore long. Il n'a d'ailleurs pas débuté avec la dernière
crise, si l'on se souvient des affrontements militaires quiont marqué les relations entre l'Asieet les puissances occi-
dentales au xix*siècle.
Lacrise peut avoir des vertus thérapeutiques en per-mettant aux hommes de réagir sur les dérives d'une course
à la croissance, de rétablir le cap entre emprunt et tradi-
tion, de retrouver le sens d'un « vivre ensemble ». Elle
pourrait donc permettre de sortir du malaise provoqué parune prospérité débridée en engageant une réflexion- de
fond sur l'avenir collectif, national et régional. Pragma-
tiques, les Asiatiques vont se fondre dans la constitution
du nouvel « homme mondial »,tout en étant très attentifs à
ne pas dissoudre leurs multiples identités d'Asiatiques;c'est peut-être dans ce nouveau défi, qui valorisera le jeuinteractif entre les Etats et la région, que l'Extrême-Orient
se (re)constituera. A moyen terme, si elle réussit à tenir les
échéances qui la placent dans l'insécurité immédiate, l'Asie
orientale pourrait valoriser ses atouts dans l'espacemondial.
SOPHIEBOISSEAUDUROCHER
(p)
Etudes • 14.rue d'Assas 75006 Paris Juin 1998 • N° 3886
1
Kosovo la guerre inévitable ?
JEAN-ARNAULT Dérens S
Les massacresdu début du mois de mars ont brusque-mentbraquélesprojecteursde l'actualitésur le Kosovo.Lequoti-dien de cette province méridionale de la Serbie est pourtant
marqué par une répressionininterrompue,qui a fait des cen-
tainesde mortsdepuisla suppressiondu statut d'autonomieet la
miseen placed'un régimed'exception,en 1989-1990.
LES ALBANAIS,sous l'impulsiond'Ibrahim Rugova, avaient répondu à la violence de l'Etat
serbe par une stratégie de « résistance non violente »,
concrétisée notamment par la proclamation symboliqued'une « République de Kosovë » en 1992, mais les événe-
ments tragiques qui ensanglantent le Kosovo soulignentaussi l'échec de cette stratégie, qui n'a pas permis de débou-
cher sur un règlement politique de la crise. Ledébut de la
phase finale de l'éclatement de l'ex-Fédération yougoslaveet, plus largement, d'un nouvel acte décisif de la guerre
des Balkans est en train de se jouer.
Des positions inconciliables
Depuis les massacres du début mars 1998, feignantd'obéir aux injonctions de la communauté internationale,
les autorités serbes et yougoslaves ont multiplié les tenta-
tives de discussion avec les dirigeants albanais, qui ont
refusécespropositions. Lamanœuvre était habile, du pointde vue serbe, afin de disqualifier « l'intransigeance » alba-
naise, mais les propositions faites n'étaient que des leurres.
Il est en effet impossible pour les Albanais d'entamer des
pourparlers avec des représentants de la seule Républiquede Serbie,pourparlers prenant comme présupposé le main-
tien de l'appartenance du Kosovoà la Serbie,position una-
nime de la classe politique serbe. LesAlbanais exigent des
discussions avecdes représentants de la Fédération yougo-slave et de la communauté internationale. Ils sont en
quelque sorte « prisonniers » de la proclamation unila-
térale d'indépendance, en 1992, de la « République de
Kosovë »; comment, après celle-ci, négocier un simplestatut d'autonomie? Lespositions albanaises et serbes sem-
blent donc parfaitement inconciliables. La seule porte de
sortie pourrait se trouver dans la négociation d'un statut
spécial pour le Kosovo,non plus au sein de la Serbie, mais
de la Fédération yougoslave. C'est la solution de compro-mis que suggèrent aussi bien le Premier ministre albanais,
Fatos Nano, que le président démocrate du Monténégro,Milo Djukanovic, et qui pourrait avoir l'aval de la commu-
nauté internationale, qui s'est toujours opposée à l'option
jugée « irréaliste » d'une indépendance du Kosovo,en crai-
gnant les conséquences régionales qu'aurait un nouvel
éclatement de ce qui reste de la Yougoslavie.
Lenationalisme serbe contemporain a été réactivé à
partir de la question du Kosovo,depuis le Mémorandumde
l'Académie des sciences et des arts de Serbie, en 1986,
jusqu'au discours de Slobodan Milosevicdans la plaine de
Kosovo Polje, le 28 juin 1989. L'Académie reprend les
poncifs du nationalisme sur le thème du Kosovo« berceau
de la nation serbe » et dénonce le « nettoyage ethnique »
dont auraient été victimes les Serbes. Beaucoup de Serbes
ont quitté le Kosovo depuis 1945, car il s'agit de la régionla plus déshéritée de la Fédération yougoslave, tandis quelesAlbanais bénéficient d'une très grande vitalité démogra-
1. La Grèce s'oppose à
l'usage du nom « Macé-
doine » pour désigner un
État slave, et a réussi à
imposer que le pays
s'appelle Former Yugosla-via's Republicof Macedonia
(FYROM). La Macédoine
est cependant bien plusmenacée par la convoitise
bulgare, qui considère les
Macédoniens comme des« Bulgares de l'Ouest ».
2. Lire Michel Roux, Les
Albanais en Yougoslavie.Minorité nationale, terri-
toire et développement,Maison des Sciences de
l'Homme, 1992.
phique. Ainsi, l'équilibre entre les deux populations n'a
cesséde s'infléchir en faveur des Albanais, qui représentent
aujourd'hui plus de 90 de la population totale de la pro-
vince, malgré leur forte émigration vers l'Allemagne ou la
Suisse. C'est au Kosovo que Slobodan Milosevic va
reprendre ces thèmes à son compte et réaliser sa conver-
sion du communisme au nationalisme. Dès cette période,la région va être en proie à une répression féroce, qui abou-
tira à la suppression de l'autonomie par un décret du Parle-
ment de Serbie, le 5 juillet 1990. Dans ce contexte
d'extrême tension, les Albanais du Kosovo pouvaient esti-
mer à bon droit n'avoir pas été consultés sur les conditions
d'éclatement de la Fédération socialiste de Yougoslavie.De
même, ils n'ont jamais été consultés sur leur appartenance à
la nouvelle Fédération yougoslave, créée en 1992 seuls les
Monténégrins se sont prononcés à ce sujet par référendum,
en février 1992. LesAlbanais estiment que le cadre de droit
qui était le leur a été brisé sans consultation et qu'ils étaient
donc en droit de proclamer l'indépendance du Kosovo.
Une histoire tragique
« Nous avons laissé échapper une occasion de réglerla question albanaise dans son ensemble en 1989-1991,lors de l'éclatement de la Fédération yougoslave; nous
devons saisir la nouvelle possibilité d'un règlement global
qui se présente aujourd'hui », explique Arbër Xhaferi, le
président du Parti démocratique albanais (PDSH) de Macé-
doine. LesAlbanais représentent de 24 (chiffre officiel
du recensement de 1994) à 40 de la population de la
République voisine de Macédoine (FYROM).Ce peuple-a ment albanais est très fortement concentré à l'ouest de la
République, le long des frontières avec le Kosovo et lAl-
à banie. Comment pourrait-on donc penser qu'une indépen-* dance du Kosovo n'entraînerait pas immédiatement desa réactions en Macédoine, pouvant aller jusqu'à l'éclatement
s et à la disparition de ce pays' ? Il faut surtout comprendree que l'on aurait dû trouver des solutions globales au pro-
s blème albanais en ex-Yougoslavie'. L'aire de peuplementalbanais fut autrefois bien plus vaste qu'elle ne l'est actuel-
« lement. L'expansion serbe vers le sud, après le Congrès de
il Berlin (1878) et la première guerre balkanique (1912), s'est
faite en massacrant et en chassant un grand nombre
d'Albanais, anciens protégés de l'Empire turc ottoman. Des
régions du sud de la Serbie, comme la Toplica, étaient
majoritairement albanaises au XIXesiècle, et la concentra-
tion actuelle du peuplement albanais est le résultat de ce
premier « nettoyage ethnique »3. Par contraste, l'expansion
|it
territoriale du Monténégro sous le règne du roi Nikola
r (1860-1921) ne s'est accompagnée d'aucun massacre ni
'] déplacement de population, ce qui explique que les Alba-
nais puissent sans difficulté se considérer comme citoyens
du Monténégro.
Le peuple albanais a sûrement été la principale dupe
du règlement des guerres balkaniques et des deux guerres
mondiales. A partir de 1912, n'a été reconnu un État
albanais que sur une petite portion du territoire habité par
des Albanais, et cette situation a été entérinée par la créa-
tion du Royaume « yougoslave », au sortir de la première
guerre mondiale. Cette première Yougoslavie, grand-serbe
et centralisée, a tenté une politique de colonisation du
Kosovo, qui a entraîné l'exil de beaucoup d'Albanais.
Durant la seconde guerre mondiale, l'intelligence politique
de Tito fut de relier la lutte de libération antifasciste à un
projet de création d'un État fédéral garantissant les droits
de tous les peuples qui y vivaient. Ce projet débordait des
frontières de l'État yougoslave d'avant-guerre, pour s'étendre
à l'échelle des Balkans entiers. Très vite, les rivalités entre les
trois chefs communistes, Tito, le bulgare Dimitrov et l'Alba-
nais Enver Hoxha, le rendirent caduc, et la rupture Tito-
Staline de 1948 offrit une légitimation idéologique de
l'abandon de ce rêve balkanique. La coupure entre les Alba-
nais de Yougoslavie et leurs frères de la « mère-patrie »
étant entérinée; il fallait définir leur statut dans le cadre du
nouvel État yougoslave.
Le « narodnost » albanais
Le constitutionnalisme yougoslave distinguait les
« peuples constitutifs » (narodi) des « nationalités » (narod-
nosti) et des « minorités nationales » (nacionalnosti ou
nacionalne manjine) les « peuples » étaient « peuples consti-
tutifs » de la Fédération et disposaient de « foyers natio-
» naux », une ou plusieurs Républiques fédérées et pour
fy être « peuple constitutif », il fallait ne pas pouvoir avoir
d'État extra-yougoslave de référence indépendamment de
leur nombre, les Italiens, les Hongrois et les Albanais ne
3. Lire Rexhep Qosja, La
question albanaise, traduit
de l'albanais par Christian
Gut Fayard, 1995; et, sur
la politique du ministre
serbe Ilija Garasanin,David MacKenzie, IHjaGarasanin Balkan Bis-
marck, New York, Colum-
bia University Press,
1985.
4. Par exemple, la Slové-
nie était le « foyer natio-
nal » du peuple slovène,la Bosnie-Herzégovineétait le « foyer national »
des trois « peuples consti-
tutifs » de la Fédération yvivant les Musulmans,les Serbes et les Croates,etc.
pouvaient pas prétendre à ce statut de « peuple consti-
tutif », mais seulement à celui de narodnost. La situation
évolua considérablement avec la Constitution « confédéra-
liste » de 1974, puisque les deux régions autonomes (auto-nomske pokrajine) de Voïvodine et du Kosovo se virent
reconnaître un statut quasi républicain.
Lacote était mal taillée et suscitait insatisfactions de
toute part les Albanais du Kosovo étaient privés du pres-
tige symbolique d'une République, mais le Kosovo était
une entité fédérale députant directement au Parlement
fédéral et à la présidence collégiale de la Fédération après la
mort de Josip BrozTito en 1980, tout en continuant à faire
partie de la République de Serbie et en déléguant, à ce titre,
des députés au Parlement de Serbie. Lesnationalistes serbes
pouvaient, non sans quelques arguments logiques, dénon-
cer la situation la Serbie n'avait aucune prise sur la vie poli-
tique de la province, alors que celle-ci, par le biais de ses
députés, continuait de peser sur les destinées de sa Répu-
blique de rattachement.
Cette contradiction constitutionnelle allait se révéler
source de tragiques malentendus, lors de l'éclatement de la
Fédération. La commission Badinter, chargée, à l'automne
1991, par l'Union européenne, de définir les conditions
d'accès à l'indépendance des Républiques issuesde la Fédé-
ration, s'en tint à ce qui devenait la jurisprudence interna-
tionale sur la succession des États fédéraux, en faisant des
frontièresdes Républiques fédérées,et d'elles seules, les fron-
tières internationales d'États appelés à l'indépendance. Rien
ne pouvait être envisagé, dans ce cadre, ni pour le Kosovo
ni, plus largement, pour le peuple albanais, présent égale-ment dans les Républiques du Monténégro et de Macédoine.
Al'inverse, les Albanais pouvaient avancer deux argu-ments qui n'ont pas été pris en compte le peuple albanais
le narodnostalbanais était, numériquement parlant,avec trois millions de citoyens, le troisième peuple de la
Fédération, après les Serbeset les Croates, et le Kosovoétait,
depuis 1974, une entité fédérale, quasiment au même titre
que les Républiques fédérées. Le fait est que les Albanais
ont été les grands oubliés de l'éclatement de la Fédération
yougoslave alors qu'un terrible régime d'apartheid se met-
tait en place à leur encontre au Kosovo, ils perdaient en
Macédoine leur statut de narodnost, en devenant une
simple « minorité nationale », puisque la nouvelle Consti-
tution de la République indépendante définit la Macédoine
comme l'État national des seuls Macédoniens.
Une société parallèle
La réaction albanaise s'est traduite par l'expérience
extraordinaire de la mise en place d'une société « paral-
lèle », prenant en charge tous les aspects de la vie sociale,
depuis la scolarisation systématique des enfants dans les
écoles « clandestines » en langue albanaise, jusqu'à la mise
en place d'un système de santé et le développement d'une
économie privée, répondant au licenciement de tous les
Albanais des emplois publics. Cette expérience, menée
dans un contexte de répression ininterrompue, n'a pour-
tant pas permis de dégager de réponses politiques à la crise
du Kosovo. Dix ans après le début des troubles au Kosovo,
six ans après la proclamation de la « République de
Kosovë », aucun espoir de règlement politique négocié ne
s'est jamais présenté. L'expérience amorcée par Ibrahim
Rugova, président de la Ligue démocratique de Kosovë
(LDK) et de la « République de Kosovë », a permis la survie
dans des conditions extrêmement difficiles, mais n'a-t-elle
pas, par un effet pervers, bloqué tout perspective de règle-
ment politique?
Du moment que le cadre constitutionnel de 1974
éclatait, soit l'on choisissait, comme Ibrahim Rugova, de
considérer les frontières de la région comme pouvant se
transformer en frontières d'État de la même manière
que celles des Républiques fédérées, option rejetée par la
communauté internationale soit l'on devait appré-
hender le problème albanais dans sa globalité. La stratégie
d'Ibrahim Rugova alliait résistance non violente à l'intérieur
et volonté permanente d'internationaliser le problème, en
pensant qu'une solution ne pourrait venir que d'une inter-
vention résolue de la communauté internationale en Ser-
bie. Le « réalisme » supposé d'Ibrahim Rugova consistait à
réclamer une solution pour le seul Kosovo, sans tenir
compte de la situation des Albanais de Macédoine.
L'intervention internationale s'est toujours fait
attendre, la guerre de Bosnie ayant l'effet pervers d'esca-
moter le problème du Kosovo; et la question du Kosovo
n'a connu qu'un long pourrissement depuis 1992. Les
Accords de Dayton, en ouvrant la voie à un règlement du
conflit bosniaque, ont remis le Kosovo au premier plan,mais dans une situation politique notablement différente.
Slobodan Milosevic a vu consacrer son rôle de garant de la
stabilité balkanique, en tant que cosignataire des accords de
Dayton. Le chantage de M. Milosevic, sur le thème « C'est
moi ou le chaos »,a parfaitement réussi, mais la détériora-
tion de la situation à l'intérieur même de la province, où
les Albanais semblent être allés à l'extrême de leur capacitéde résistance, oblige à remettre en cause le statu quo. La
mise en place d'une société parallèle ne peut pas être une
fin en soi, hormis, peut-être, pour une poignée de prévari-cateurs accrochés aux subsides de l'impôt volontaire versé
par les Albanais à la « République de Kosovë». La scène
politique albanaise connaît de profonds bouleversements,
malgré l'apparent unanimisme des élections clandestines
du 22 mars 1998. La présidente du Parti social-démocrate
du Kosovo,LuljetaPula-Beqiri,dénonce « la politique anti-
nationale du président Rugova»,et une nouvelle LDKvient
de voir le jour, sous la présidence de l'écrivain Rexhep
Qosja. Elle regroupe les minoritaires du parti d'Ibrahim
Rugova, exclus des instances dirigeantes au début mars,
regroupés autour d'Hydajet Hyseni Plus largement, l'his-
toire vient aujourd'hui solder les comptes d'une questionalbanaise toujours irrésolue dans les Balkans. L'optiond'une indépendance du Kosovon'a jamais été sérieusement
défendue que comme étape vers l'unification nationale
albanaise6, et l'impasse à laquelle aboutit la stratégie non
violente d'Ibrahim Rugovaoblige à repenser le problème.
5. Agencia e Pavarur Infor-mative, 17 avril 1998.
6. Lire Adil Jakuzi, Two
Albanian States and the
National Unification, Pri-
shtina, Institute of Eco-
nomies, 1996.
L'armée de libération
Ladonne politique a été profondément bouleversée
par l'apparition récente de l'Arméede libération du Kosovo
(UCK). Depuis plusieurs années déjà, des milliers d'Al-
banais ont été interpellés par la police, emprisonnés, tortu-
rés, voire officiellement condamnés pour appartenance à
cette organisation terroriste. Cependant, rien n'était moins
sûr que son existence, et il semble plutôt que l'accusation
d'appartenir à l'UCK, comme celle de détenir des armes,était un moyen pour le régime de maintenir la pression sur
les Albanais. Ce n'est qu'à la fin de novembre 1997 qu'un
commando de l'UCK est apparu en plein jour, lors des
obsèques d'un enseignant assassiné par la police'.Les 28
février et 1" mars 1998, les unités spéciales de la police,
appuyées par les groupes paramilitaires serbes, lançaient
des assauts meurtriers contre les villages de Prekaz, Qirez et
Likoshanë, au cœur de la petite région de la Drenica. Le
bilan des massacres s'élève à plus de cent morts, mais les
forces serbes ont aussi essuyé des pertes, dont l'importance
est tenue secrète. Depuis, la Drenica est toujours en état de
siège, et si l'on compte près de 20 000 déplacés, des villages
comme Llaushë continuent à résister militairement, six
semaines après le début des opérations. En vérité, la
Drenica était soumise à un blocage militaro-policier de
plus en plus lourd depuis l'été 1997 était-elle donc un
bastion de l'UCK?
En juillet 1997, une dizaine d'Albanais de la Drenica
ont été condamnés à de très lourdes peines de prison pour
appartenance à l'UCK, dont Adem Jashari, présenté comme
le chef de cette organisation. Tous appartiennent à des
clans puissants et alliés entre eux. Les enquêteurs serbes
semblent avoir utilisé les réseaux familiaux et claniques des
Albanais pour essayer de reconstituer un possible organi-
gramme de cette organisation. Les archives du Comité de
défense des droits de l'Homme de Pristina laissent appa-
raître une répression centrée sur quelques familles de la
Drenica les Gashi, les Geci, les Morena, les Kadriu8. 8.Ilest
possible que ces familles aient effectivement participé à
l'UCK, mais les Serbes n'ont pas choisi au hasard de
démanteler ces réseaux « terroristes » dans cette petite
région. Située au coeur du Kosovo, la Drenica est riche
d'une longue tradition de résistance à l'ennemi serbe et
yougoslave, notamment durant la seconde guerre mon-
diale, et d'une forte charge symbolique, aussi bien aux yeux
des Serbes qu'à ceux des Albanais.
Etrangement, hormis la condamnation d'Adem, qui
continuait à vivre caché près de son village de Prekaz, les
Jashari semblent ne pas avoir été touchés par le harcèle-
ment policier, qui s'intensifie à partir de l'été 1997. La
famille Jashari avait pourtant de quoi se faire remarquer. A
la fin de la seconde guerre mondiale, elle fut l'une des der-
nières familles à déposer les armes, après avoir combattu
les Partisans et le régime de Tito jusqu'à la fin de 1946. Il
7. Lire Marie-FrançoiseAllain, « Visages multiplesde l'Armée de l'ombre »,Le Monde Diplomatique,avril 1998.
8. Bulletin of Coundl forthe Défense of Human
Rights and Freedomsin Pri-
shtina, VII/4 (juillet 1997)
etVII/5 (novembre 1997).
semble que le chef du clan, Shaban Murat, n'ait jamaiscaché non plus le peu de bien qu'il pensait de la stratégienon violente d'Ibrahim Rugova.A simple titre d'hypothèse,on peut imaginer que la police, sachant les Jashari soudés
et déterminés, n'avait aucun espoir de les faire parler ni de
les « retourner ». Bien mieux, elle a laissé Adem Jashari se
volatiliser dans la nature après sa condamnation, afin de
monter le piège qu'elle ourdissait dans la Drenica.
La Drenica, foyer de rébellion
Lesstructures sociales traditionnelles ont été particu-lièrement bien conservées dans le Kosovo, et plus encore
en Drenica. La structure essentielle est constituée par le
clan familial, que l'on désigne du mot d'origine turque,
mahala, et que l'on traduit bien abusivement par « famille »,
alors qu'il désigne d'abord un territoire clanique. Chaquemahala est subdivisé en branches se raccrochant à un
même chef; par exemple, à Prekaz, on trouvait, entre
autres, des Islami Jashari ou des Murati Jashari le vieux
Shaban Murat Jashari et ses fils, Adem et Hamzë, apparte-naient à cette dernière branche. Une même branche vit
communément dans une même « maison », plutôt une
forteresse familiale, renfermant derrière ses murs plusieursmaisons d'habitation et pouvant compter au total une cen-
taine d'habitants. De plus, le « village », qui compte
plusieurs milliers d'habitants sur un territoire parfaitementet très anciennement délimité, est constitué de l'union d'un
petit nombre de mahale, toujours moins d'une dizaine, à
Prekaz trois seulement les lashari, les Lushtaku et les
Kadriu. Les règles très strictes d'exogamie empêchent de se
marier entre descendants des différentes mahaled'un même
village, car toutes les mahaledu village estiment descendre
d'un ancêtre commun. On doit donc passer alliance avec
une mahala d'un autre village. Il est, par exemple, intéres-
sant de noter que les Jashari de Prekaz passaient fréquem-ment alliance avec les Geci de Llaushë voilà unies deux
des familles supposées constituer le « noyaudur » del'UCK.
Une organisation clanique
« L'UCKa été créée en Allemagne », affirment des
Albanais qui s'en disent membres; et de jeunes émigrés
économiques de la Drenica ont participé à cette création. Il
s'agit donc probablement d'une organisation encore
modeste, qui a choisi d'utiliser les structures traditionnelles
de la société et l'engagement de quelques clans pourallumer un focoguévariste dans la Drenica, Lapolice serbe
a laissé faire dans un premier temps, pour mieux circons-
crire l'incendie, avant de tenter d'écraser d'un coup cette
rébellion par les massacres du début de mars. La police a
aussi joué des structures claniques. Lorsque la répressions'abat systématiquement sur la famille Jashari de Prekaz et
les clans alliés d'autres villages,mais qu'elle épargne l'autre
grande famille de Prekaz, les Lushtaku, le pouvoir essaie
nettement de créer un antagonisme entre ces deux clans,
peut-être d'utiliser une rivalitépréexistante. LesAlbanais ne
sont pas dupes de cette stratégie « Les lashari ou les
Ahmeti de Likoshanë étaient riches et puissants; en s'atta-
quant à eux, la police essaie de nous diviser »,note lucide-
ment un combattant. La société albanaise du Kosovo est
toujours régie par la bessa,la parole donnée selon les règlestrès anciennes du kanun, dont la trahison ouvre le méca-
nisme de la vendetta.L'expériencede la résistance non vio-
lente des années 90 a été rendue possible par une campagne
générale de pardon et de réconciliation, initiée par un intel-
lectuel catholique albanais, Anton Ceta, mais beaucoupd'indices laissent croire que la vendetta commence à
reprendre ses droits.
Un piège mortel
Au bout du compte, la Drenica prend de plus en
plus l'aspect d'un piège aux multiples victimes. Piègemortel et tragique, bien sûr, pour la centaine d'Albanais
assassinésdepuis le début des opérations et pour les 20000
déplacés; piège pour l'UCK, qui a perdu quelques-uns de
ses militants, tel Adem Jashari; piège encore pour les
quelques centaines ou milliers d'hommes qui continuent
de résister et de défendre leur village; mais piège aussi pourSlobodan Milosevic et Ibrahim Rugova. La situation en
Drenica est une situation de guerre qui, en tant que telle,ne peut connaître d'issue que militaire. Si le pouvoir serbe
obéissait aux timides injonctions du Groupe de contact sur
l'ex-Yougoslaviede « retirer les forces spéciales », un tel
retrait serait perçu par l'opinion albanaise comme une vic-
toire sur les forces serbes, avec les conséquences que l'on
peut imaginer. A titre d'hypothèse, il n'est pas certain que
l'option non violente d'Ibrahim Rugovarésisterait à un tel
scénario. Si, au contraire, le pouvoir se décidait à réduire
réellement la région, il devrait déployer des moyens mili-
taires de bien plus grande ampleur encore; il devrait aussi
accepter d'encaisser de lourdes pertes; et la fin héroïquedes combattants de la Drenica risquerait plutôt de galva-niser l'ardeur des Albanais. Les Jashari sont déjà devenus
des héros nationaux et, de région martyre, la Drenica est de
plus en plus perçue dans l'imaginaire albanais comme une
région résistante et combattante.
Le plus probable est d'envisager un siège de longuedurée de la région, ce qui ne serait certes pas pour effrayerSlobodan Milosevic; mais chaque jour qui passe est perçu
par les Albanais comme un jour de résistance, et le temps
joue à l'encontre de toute solution négociée. Lescombats
du mois d'avril, près de la frontière albanaise, sur le terri-
toire des communes de Decan et Djakouica, montrent,
hélas, que la situation de la Drenica est en train de gagnertout le Kosovo.L'UCKest de plus en train de reprendre des
forces et de se restructurer. De jeunes Kosovars issus de la
diaspora se forment déjà dans des camps d'entraînement
au nord de l'Albanie. Après la Drenica, l'UCK va-t-elle
choisir de porter la guerre dans une autre région du Kosovo,
d'allumer un second focode guérilla? Pour Arbër Xhaferi
« LesBosniaques n'avaient pas choisi la guerre et n'y étaient
pas préparés, les Albanais non plus ne l'ont pas voulue,mais s'il n'y a pas d'autre issue, autant s'y préparer. » Cette
guerre sera bien différente de celle de Bosnie, non pas un
massacre de civils suivi d'une longue guerre de positionssur des fronts statiques, mais une guerre mouvante de gué-rilla, une guerre qui durera longtemps et qui ne pourra pasêtre circonscrite aux frontières étroites du Kosovo.
Jean-Arnault DÉRENS
Agrégé d'Histoire
CollaborateurduMondeDiplomatiqueavril1998
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Hors-série 178, mai 1998
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Hors-série178,mai1998F
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revue Christus propose une sélection de 20 articles publiés dans ses
numéros se disposer à l'Esprit Saint, écouter la Parole, prier avec toute
sa vie, garder l'union à Dieu. Des pistes pour persévérerou recommencer.
J.-P.BARDE,saintBERNARD,J. Buhaqiar,J. BuISSON,J.-P.DECAUSSADE,P.DEClormère,A.Demousver,D.DESOOCHES,J-C.DHÔTEL,J. DORÉ,P.Emonet,C.FuPO,M.Giuuani,M.Gorki,J. Guillet,G.HERBERT,L.DELAPuente,L.Leloir,
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Etudes • 14, rue d'Assas 75006 Paris Juin 1998 • N" 3886
SOCIÉTÉ
L'obligation de soins
Quelle légitimité
pour la prévention des actes de pédophilie ?
MARIE-CLAUDE HUDON ET COLLABORATEURS
LA PÉDOPHILIEest un sujet d'actua-
lité dans tous les pays occidentaux. Les parents et la société
dans son ensemble craignent pour leurs enfants. On assiste
à une forte mobilisation, que ce soit des pouvoirs publics
ou d'associations de toutes sortes. La France est particuliè-
rement active dans la lutte contre ce que plusieurs consi-
dèrent comme un nouveau fléau. C'est ainsi que le ministre
de la Justice, Jacques Toubon, avait déposé en janvier 1997
un projet de loi portant, notamment, sur les atteintes
sexuelles commises sur mineurs'. Ce projet de loi a été
repris, avec quelques modifications, par le nouveau
ministre de la Justice, Elisabeth Guigou2.
Ces projets instaurent tous deux un mécanisme de
suivi visant à prévenir la récidive des agresseurs sexuels de
mineurs'. Le premier prévoyait une obligation de soins,
sous forme d'une peine thérapeutique. Il a soulevé de vives
controverses d'ordre éthique et épistémologique au sein du
milieu médical. Cette obligation demeure, sans être généra-
1.Projet de loi renforçant la
prévention et la répressiondes atteintes sexuelles com-
mises sur les mineurs et des
infractions portant atteinte
à la dignité de la personne,29 janvier 1997.
2. Projet de loi relatif à la
prévention et à la répressiondes infractions sexuelles
ainsi qu'à la protection des
mineurs, aoùt 1997, dépo-sé le 03.09.97.
3. Cet article est inspiréd'un mémoire portant sur
le projet de loi de janvier1997 et produit dans le
cadre d'un diplômed'études avancées (DEA)
d'éthique médicale et bio-
logique Marie-Claude
Hudon, Éthique et peine de
suivi médico-social. Percep-tion éthique, par des psy-chiatres pratiquant et ne
pratiquant pas auprès
d'agresseurs sexuels,du Pro-
jet de loi renforçant la pré-
lisée, dans le second projet. Nous présenterons deux des
problèmes posés, avant d'étudier, d'après les résultats d'une
enquête, la perception qu'en ont certains psychiatres exer-
çant auprès d'agresseurs sexuels. Nous verrons en termi-
nant que cette perception peut être représentative de celle
de la société et comporte certains dangers.
Le projet de loi de janvier 1997
Ce projet de loi prévoyait, par un mécanisme
nommé « peine de suivi médico-social », une obligation de
soins applicable aux auteurs de crimes ou de délits de
nature sexuelle. Cette peine vise essentiellement à prévenir
la récidive'.
La définition de la peine de suivi médico-social est
la suivante
[.] l'obligation pour le condamné de se soumettre, sous le
contrôledu juge de l'applicationdespeineset descomitésde probation,
pendant une durée fixée par la juridiction dejugement, à des mesures
de surveillanceet d'assistancecomportant,notamment, une injonctionde soins.En casd'inobservationde cetteinjonctionde soins ainsi quedesautres obligationsrésultant de la peinede suivi médico-social le
condamné devra subir un emprisonnementdont la durée maximum
aura égalementétéfixée, dès le prononcéde la peine,par la juridiction
de jugements.
Comme l'indique la définition, la durée maximale
du traitement est prévue. Elle est de cinq ans dans le cas
d'un délit, de dix ans dans le cas d'un crime. La durée
maximale de l'emprisonnement sanctionnant le non-
respect des obligations est de deux ans pour un délit, de
cinq ans pour un crime. La peine de suivi médico-social est
encourue pour l'ensemble des agressions sexuelles et entre
en vigueur lors de la libération du condamné.
Le médecin traitant est habilité, sans que puissent
lui être opposées les dispositions relatives au secret mé-
dical, à informer sans délai le juge d'application des peines
ou l'agent de probation de la cessation du traitement ou
des difficultés survenues dans son exécution. Mentionnons
qu'il ne s'agit pas d'une obligation, mais d'une possibilité
laissée à la conscience du médecin traitant6. Il est possible
pour ce dernier, s'il décide de briser le secret médical, de
vention et la répressiondes
atteintes sexuellescommises
sur les mineurset des infrac-lions portant atteinte à la
dignité de la personne,Laboratoire d'éthique mé-
dicale et de santé publi-
que, Université René-
Descartes (Paris-V), 1997,146 pages.
4. Op. cit., p. 4.
5. Ibid., p. 5.
6. Ibid., p. 11.
7. Ibid., p. 11.
8. Ibid., p. 12.
s'adresser au médecin coordonnateur, antérieurement dési-
gné, plutôt qu'au juge. C'est alors ce médecin qui prévientle juge de l'application des peines.
Le médecin traitant peut s'adjoindre d'autres mé-
decins psychiatres ou psychologues et solliciter les conseils
ou l'intervention du médecin coordonnateur'. En dernier
lieu, il est indiqué dans l'exposé des motifs (ce paragraphen'étant pas repris dans le projet de loi) que le médecin trai-
tant peut administrer des produits anti-androgènes à cer-
taines conditions. Ainsi
[.] en casde prescriptionpar le médecintraitantd'une thé-
rapieassociantl'administrationdeproduitsanti-androgènes,cedernier
devra,enliaison,lecaséchéant,avecle médecincoordonnateur,éclai-rerlecondamnésurlesconséquencesdutraitement.Danslamesuredu
possible,un délaidevraêtre laisséau condamnéentrele momentdu
premierentretien,aucoursduquell'informationauraétédélivrée,et ledébutéventueldel'administrationdu produit,délaipendantlequellecondamnépourraêtrereçuparlejugedel'applicationdespeines'.
Trois critiques principales ont été soulevées. L'idée
d'une « peine thérapeutique » est-elle acceptable? Le corpsmédical peut-il accepter l'idée d'un traitement comme
sanction ? 11s'agit là d'un nouveau concept juridique,médical et social. Il n'est pas sans conséquence sur la com-
préhension, par le corps social et politique, du rôle de la
médecine. La deuxième critique est d'ordre épistémolo-
gique et scientifique. Elle porte sur la validation réelle de
l'efficacité des traitements médicamenteux pour prévenir la
récidive de la criminalité sexuelle. En l'état actuel, l'effica-
cité des traitements médicamenteux, couramment appelés« castration chimique », n'a pas été véritablement démon-
trée. A ce titre, l'emploi de ces médicaments relève de la
recherche biomédicale. Que signifie, dès lors, l'institution-
nalisation de cette possibilité encore à l'état de recherche?
La dernière critique, enfin, porte sur la difficulté d'une
expertise permettant de s'assurer d'un usage adapté et jus-tifié de ces traitements.
Le projet d'août 1997
Ce projet de loi s'applique, lui aussi, aux auteurs de
crimes ou de délits de nature sexuelle et vise la préventionde la récidive. Il prévoit
9. Op. cit., p. 2.
[.] l'obligation pour le condamné de se soumettre, sous le
contrôledu jugede l'applicationdespeineset descomitésde probation,
pendant une duréefixée par la juridiction de jugement, à des mesures
de surveillanceet d'assistancedestinéesà prévenir la récidive.En cas
d'inobservation de ses obligations, le condamné sera passible d'un
emprisonnementdont la durée maximumaura égalementété fixée,dès
leprononcéde la peine,par la juridiction dejugement'.
S'il reprend, dans ses grandes lignes, le précédent
projet, il tient compte de différentes critiques formulées à
son propos. La notion de « peine thérapeutique » a été sup-
primée et remplacée par celle de « suivi socio-judiciaire ».
La médecine n'apparaît plus comme la solution idéale et
miraculeuse, mais comme un partenaire possible au sein
d'un ensemble de mesures de prévention. Il est dit, à
l'article 131-36-2, que « le suivi socio-judiciaire peut com-
prendre une injonction de soins ».
L'injonction de soins par voie médicamenteuse
apparaît donc comme une possibilité, parmi d'autres, du
suivi socio-judiciaire, soumise à une évaluation (expertise)
préalable. Le nouveau texte évite ainsi la systématisation et
la généralisation des traitements médicamenteux. Cette dif-
férence importante, signe d'une réelle prise en compte des
doutes et remarques de nombreux médecins, tend à éviter
de transformer systématiquement la criminalité sexuelle en
maladie et écarte la tentation d'une médicalisation de
toutes les déviances sexuelles. Plus prudent, ce nouveau
texte ne s'inscrit pas d'emblée dans une logique de médica-
lisation, sans totalement y renoncer, mais dans une logique
de prévention sociale par des mesures d'assistance, de sur-
veillance et donc de responsabilisation.
Le condamné devra « s'abstenir de paraître en tout
lieu ou toute catégorie de lieux spécialement désignée,
notamment des lieux accueillant habituellement des
mineurs; s'abstenir de fréquenter ou d'entrer en relation
avec certaines personnes ou certaines catégories de per-
sonnes, notamment des mineurs, à l'exception, le cas
échéant, de ceux désignés par la juridiction; ne pas exercer
une activité professionnelle ou bénévole impliquant un
contact habituel avec des mineurs » (art. 763-2). Ces
mesures, également prévues dans le précédent projet, appa-
raissent néanmoins comme la solution privilégiée pour la
majorité des cas. Ce projet semble plus orienté vers une
prise en charge par l'ensemble du corps social du problème
de la criminalité sexuelle sur des mineurs, que vers l'idée
d'une prise en charge médicale des déviances sexuelles.
Cependant, le premier projet de loi a spécialement
retenu notre attention, l'obligation de soins qu'il instaurait
(et qui a été partiellement maintenue dans le second projet)
posant de nombreux problèmes d'ordre éthique. Peut-on
valider l'obligation de soins par l'expérience praticienne
médicale et par une discussion d'ordre éthique ? Les ques-
tions peuvent être posées à deux niveaux au niveau du
« pourquoi » d'une telle mesure, donc de sa légitimité; au
niveau du « comment », donc de son application. Seules les
questions touchant à la légitimité de l'obligation de soins
seront étudiées ici.
Questions d'éthique
L'agression sexuelle, attentat à l'intégrité du corps
élément fort du code civil, souligné par une des « lois de
bioéthique » de juillet 1994 est un acte qui nie la per-
sonne dans toutes ses dimensions, y compris psychique et
spirituelle. C'est un geste qui porte atteinte aux principales
valeurs humaines et bafoue la dignité intrinsèque de l'être
humain.
Il apparaît cependant que les mesures mises en place
afin de tenter de lutter contre de tels actes posent, elles
aussi, des problèmes éthiques. Sans doute découlent-elles
d'objectifs louables, nul ne saurait prétendre le contraire.
Elles s'appliquent cependant à des êtres humains qui,
malgré les actes qu'ils ont commis, demeurent des
personnes et doivent être considérées comme telles. Leur
dignité ne saurait être déniée sur fond inconscient de
vengeance et d'agressivité; c'est un enseignement majeur
de notre culture. Les mesures proposées doivent donc être
exemptes, dans les limites du possible, d'accrocs aux
grandes règles éthiques. Ce n'est pas simple. Le projet de
loi que nous avons étudié en comporte plusieurs. Nous
n'en avons retenu ici que quelques-uns.
La première de ces questions repose sur le fait que le
« statut » de la délinquance sexuelle est loin d'être défini.
10. Projet de loi de jan-
vier 1997, p. 3.
11.Ministère du Travail et
des Affaires sociales et
Ministère de la Justice,
groupe de travail, Traite-
ment et suivi médical des
auteurs de délits et crimes
sexuels, 1995, p. 18.
12. Alain Letuve, Une
loi d'exception. fort
symptomatique. Les psy-
chologues en sont
exclus Dieu merci »,
Psychologueset psychologies.Le Bulletin du Syndicatnational des psychologues,a' 135, 1997, p. 33.
13. Comité consultatif
national d'éthique pourles sciences de la vie et de
la santé recommanda-tions sur un projet de loi
« renforçant la préventionet la répression des
atteintes sexuelles contre
les mineurs », n° 51, 20
décembre 1996, p. 5.
14. Isidore Pelc, « Con-
trôle comportemental »,dans Gilbert Hottois et
Marie-Hélène Parizeau,
dir., Les mots de la bio-
éthique. Un vocabulaire
encyclopédique, Bruxelles,
De Boeck-Wesmaël, 1993,
p. 99-100.
La délinquance sexuelle relève pour partie, de l'avis de plu-
sieurs, de l'ordre social, et non pas uniquement de l'ordre
médical. Si l'on affirme que les agresseurs sexuels doivent
être traités, c'est qu'ils sont malades. Or, il est loin d'être
établi avec certitude que les délinquants sexuels sont
atteints de maladie mentale. Au mieux, on allègue, comme
t dans le projet de loi, qu'ils souffrent de troubles psy-t
chiques10. Un rapport gouvernemental antérieur argu-
mente, pour sa part, qu'il faut bien qu'ils aient un « trouble
quelque part » pour rechercher ce plaisir qui se situe en
dehors des normes Un psychologue opposé au projet de
loi rapporte les paroles d'un psychiatre et écrit
t [Cetexte] réussità faire en sorteque la catégoriedesagresseurs
sexuels[hétérogène s'il en est] puisseêtre assimiléeà des« malades»
par le seulfait que la causede leursactesest le résultatd'une contrainte
échappantà leur volonté[.]11.
r Le Comité consultatif national d'éthique pour les
sciences de la vie et de la santé (ci-après CCNE) adopte,
de son côté, une solution qui paraît facile « Pas question
non plus de trancher par une affirmation simplificatrice le
débat de savoir si les délinquants sexuels sont malades ou
non, car, en réalité, tout existe »".
Du mal à la maladie
N'est-il pas contestable de ne pas trancher et d'affir-
mer en même temps qu'il faut soumettre les agresseurs
sexuels à un traitement médical ? Comme l'écrit Isidore
Pelc, psychiatre
[.] une thérapeutique ne peut être envisagéeque lorsque le
comportementposeproblèmeà l'individu lui-même et engendre une
souffrancepersonnelle; il faut que les problèmess'inscrivent dans le
cadre de troublespathologiquesconnus [.] L'inadaptationaux valeurs
morales,sociales,religieuses,politiquesou autres,ne peutjamais être en
soi considéréecomme une maladie mentale et conduire à un quel-
conquetraitement".
L'idée d'appeler la médecine à la rescousse lorsqu'ilil
est établi que le système judiciaire a failli à l'une de ses
tâches, soit la prévention de la récidive, est inquiétante. On
utilise alors la médecine comme « va-tout », en désespoir
de cause. Nous assistons à une médicalisation grandissante
15. Marc Grassin et al.,« Pour une réflexion
éthique multidisciplinairedans les propositionsmédicales renforçant la
prévention et la répres-sion des atteintes sexuel-
les contre les mineurs »,
1 997, L'Ethique en mouve-
ment, C. Hervé Ed., L'Har-
mattan, Cahier n° 2,
p. 67-73.
16. Association Pratiquesde la Folie, Pétition rejetant
l'obligation de soins parmesure judiciaire, 12 mars
1997, p. 1.
17. 7.Valérie Marange,« Bêtes de promesses,bêtes de mensonges?Punition et prévention »,La RevueAgora. Éthique,Médecine,Société,n° 30,printemps 1994, p. 57.
de plusieurs des aspects de la société qui dérangent, qui
n'entrent pas dans les normes. Comme l'écrit un groupe
d'auteurs
Cet enthousiasmedébordant, confus et non critique, voit dans
le thérapeutiquela possibilitédeguérir une sociétémalade.La médecine
mais s'agit-il encored'une médecine? deviendrait l'organe d'un
contrôlecomportementaltotal ou partiel sur l'individu déviant".
Le mal est aujourd'hui associé à la maladie. Cela
peut paraître rassurant
Hest insupportablede penserqu'un hommepuisseen arriver là
[.] Alorsvient le qualificatifde maladie il faut que ces êtres soient
malades pour faire de telles choses [.] On peut comprendrequ'une
telle hypothèseait quelquechosede rassurant, puisqu'ellesemblelaisser
intacte l'essencede l'humanité, saine. Mais, surtout, elle laisse espérer
que de telles aberrations puissent être vaincues avec les progrèsde la
science,et lesrécidivesprévenues16.tr
On retrouve dans cette situation le vieux problème
du normal et du pathologique. On considère que les actes
des agresseurs sexuels sont si terribles que ceux qui les
posent ne peuvent qu'être malades. Il faut donc, pour
éviter qu'ils ne posent à nouveau des gestes semblables, les
guérir, les rendre « normaux ». On impose un soin, qu'on
nomme « peine ». Comme le dit Valérie Marange « Emerge
un nouvel art de punir qui ne prescrira plus seulement des
sensations insupportables, mais un traitement pour une
normalisation possible [.]. Rendre bon le méchant est
l'objectif»17.
Le médecin auxiliaire de justice
Un autre problème, souvent soulevé par les méde-
cins, est intimement lié à celui-ci. Il découle du fait d'asso-
cier le traitement à une peine, ce qui donne au médecin un
rôle d'« auxiliaire de justice ». La « mission » de la médecine
et de celui qui la pratique est de soulager une personne
souffrante et non pas d'être répressive. Or, comme nous
l'avons vu, il n'est pas établi que les agresseurs sexuels res-
sentent une quelconque souffrance de ce qui est communé-
ment appelé leurs « troubles de comportement ou de la
personnalité ». La médecine a ici comme rôle de modifier le
18. F.Petitjean et Bernard
Cordier, « Déontologie et
psychiatrie », Encyclopédiemédicale et chirurgicale,Paris, Psychiatrie, 37061
A-10, 1991, p. 3.
19. Comité consultatif
national d'éthique, op.cit., p. 8.
20. Association Pratiquesde la Folie, op. cit., p. 1.
21. Hans Jonas, Le Princi-
pe responsabilité. Une
éthique pour la civilisation
technologique,Cerf, 1993,
p. 41.
comportement de quelqu'un non pas dans le but de l'aider,
mais de protéger des tiers qui sont potentiellement en
danger, forçant ainsi le médecin à contrevenir à l'une de ses
obligations « [.] le médecin doit ne désirer guérir
le patient que pour ce patient, pour le compte de ce
patient »". Il n'est question nulle part, dans le projet de loi
bien que le CCNE ait semblé lire cet objectif de soi-
gner les agresseurs sexuels pour leur bénéfice personnel. Le
CCNE va même jusqu'à dire qu'on ne saurait se contenter
de l'effet éventuel de soulagement de la souffrance que les
psychothérapies peuvent apporter au délinquant Le sou-
lagement de la souffrance du délinquant ne représente donc
pas, pour le CCNE, un objectif suffisant. D'autres effets, aux
bénéfices possibles de tiers, sont attendus des traitements.
L'association Pratiques de la Folie résume plusieurs
de ces aspects
Quand bienmêmeil serait avéréquecesactessoientdéterminés
par une maladie, quand bien même des thérapeutiques efficacesseraientdisponiblesqui préviendraientà coupsûr touterécidive,l'impo-sitiond'un soin au nom d'une peine est un pasfranchi dont la gravitéestextrême.A l'inhumanité desactescriminelsviendraitainsi répondreune contraintequi met l'humain en péril. [.] On ne sauraitfaire argu-ment de la monstruositédesactespour légitimerdescontrainteshorsdu
droit commun. [.] Pour la médecine,l'impératifest de soigner,non de
punir ou de maintenir l'ordre. Si le médecindevenait ainsi exécutant
d'une décisiondejustice, il faudrait craindrelepire.Si le médecin,faceà une personnequi refuse les soins, était en droit de passer outre, au
nom d'un bien social, et pouvait le soumettreà toute mesure que la
science met à sa disposition, alors nous nous dirigerions vers « le
meilleurdes mondes». Un mondeoù la questionde ce qui est humain,
refusant de s'instruire de l'existencedesactes monstrueux,qu'ils soient
l'affaired'une nation, d'un groupeou d'un individu,serait rabattue sur
la constructionimaginaired'une personneparfaite. [. Unesociétéquiconstruitses idéaux à coup d'êtres parfaits ne peut qu'être une société
menacéede devenir elle-mêmemonstrueuseen ouvrant plus ou moins
insidieusement les portes du tri et de l'élimination d'une partie des
siens".
On voit donc, en résumé, que le rôle des médecins
passe du soulagement du patient au soulagement de la
société21. Même en admettant que nous acceptions le prin-
cipe de soins appliqués à un individu mais destinés à la
collectivité, peut-on demander aux médecins de jouer ce
rôle de protecteurs du citoyen ?
La perception des psychiatres
Nous avons voulu connaître, sur ces questions
concernant l'obligation de soins, l'opinion de psychiatres
exerçant auprès d'agresseurs sexuels (en prison, dans le
cadre d'une libération conditionnelle, ou en soins ambula-
toires volontaires). Certains d'entre eux ont d'ailleurs parti-
cipé aux discussions préparatoires du projet de loi de
janvier 1997.
Cette opinion a été recueillie par une enquête sur le
terrain. La méthode de l'entretien semi-dirigé a été retenue.
L'entretien portait sur tous les problèmes éthiques soulevés
par le premier projet de loi.
Ces psychiatres ont été choisis au hasard, sur une
liste précédemment établie, et contactés par téléphone. Les
huit premiers ont accepté une rencontre. Sept ont finale-
ment été rencontrés. Deux sont des femmes, trois prati-
quent en milieu carcéral, et la moyenne du nombre
d'années d'expérience est de dix-sept ans. Tous consacrent
la majeure partie de leur temps de travail à des agresseurs
sexuels. Les entretiens ont duré en moyenne trente-quatre
minutes. Les mêmes questions ont été lues, dans le même
ordre, à tous les praticiens.
Il apparaît que les psychiatres rencontrés approuvent
ou du moins ne rejettent pas le projet de loi et la
peine de suivi médico-social qu'il institue. La plupart lais-
sent entrevoir, au fil de leurs réponses, courtes sur ce sujet,
qu'ils perçoivent les problèmes éthiques comme « théo-
riques ». Très peu sont mentionnés spontanément. Ces psy-
chiatres sont animés par un grand désir d'agir et ils croient
fortement au bien-fondé de leurs actions.
Le premier problème d'ordre éthique identifié précé-
demment porte sur le fait que le « statut » de la délin-
quance sexuelle n'est pas défini. Le débat visant à établir si
ce problème est d'ordre social ou médical est loin d'être
clos. Les réponses des psychiatres interviewés sont cepen-
dant claires et quasi unanimes. Il semble, selon eux, que les
délinquants sexuels ne soient pas des malades mentaux, au
sens de la loi, les exonérant de leur responsabilité pénale.
Ils souffrent cependant de quelque chose de « pas nor-
mal », de troubles de comportement ou de la personnalité.
En fait, il semble que les agresseurs sexuels soient atteints
d'un état pathologique qui, bien que difficile à définir,
nécessite des soins.
L'analyse globale des réponses et des attitudes des
psychiatres rencontrés révèle qu'ils ne remettent aucune-
ment en question la pertinence et la nécessité des soins
prodigués aux agresseurs sexuels. Tous semblent considérer
que la prise en charge médicale de ces derniers est souhai-
table. La question de la médicalisation grandissante de
toutes les sphères de la société n'est soulevée que par une
seule personne, qui s'inquiète de ce que le psychiatre soit
appelé « au lit de la société ». Les craintes soulevées par
l'association Pratiques de la Folie, en ce qui a trait à la
médicalisation de tous les aspects de la société et aux dan-
gers de glissement vers la recherche d'une société composée
d'êtres parfaits, ne préoccupent donc pas, du moins pas
spontanément, la très grande majorité des psychiatres
rencontrés.
La médecine et le corps social
Ils estiment, par ailleurs, que l'obligation de soins
n'est pas nouvelle et qu'elle ne place pas le médecin dans
une logique de sanction. L'obligation de soins leur paraît
acceptable. Ils indiquent qu'ils ne vivent pas, dans leur pra-
tique, la situation d'obligation de soins comme une sanc-
tion. De toute façon, à leur avis, un traitement n'est pas
une sanction. Un des psychiatres déclare qu'il est possible
d'être à la fois dans une logique de sanction sociale et de
traitement. On peut affirmer que ce rôle n'inquiète pas les
psychiatres rencontrés. Ils tiennent pour acquis que leur
rôle est de prendre soin de ceux dont personne ne veut. La
prise en charge des agresseurs sexuels par les médecins leur
paraît même souhaitable. Ces psychiatres traitent déjà quo-
tidiennement ces gens que tous rejettent et que la société
regarde avec horreur. Le projet de loi ne leur impose rien de
nouveau. Ils ont, en effet, déjà accepté cette « clientèle », de
même que ce travail et l'idéologie qui lui est associée.
Il apparaît que ces psychiatres sont favorables à
l'injonction de soins. Ils acceptent et jugent légitime le rôle
de gardiens de l'ordre public que leur donne la société.
Une telle conclusion porte à réfléchir, et ce d'autant plus
que la perception de ces médecins, que nous n'avons aucu-
nement l'intention de juger, semble représenter celle de la
population. Cette dernière, soudainement consciente de
l'urgence d'agir, afin de contrer ces gestes inadmissibles,
semble désireuse d'appeler « la Science comme alternative
à une anomie et la médecine comme garde-fou final à tous
les débordements »22.
Une solution rassurante ?
Lamédecine doit-elle répondre à l'attente du public,ou bien se doit-elle, au nom de sa responsabilité, de rester
vigilante sur les rôles que le corps social lui confère ? La
médecine peut-elle accepter de prendre en charge les espé-rances d'une société déroutée devant l'horreur sans la
tromper? Devant la souffrance, la violence et la peur, la
société impuissante cherche des solutions. La médecine
apparaît assez facilement comme la solution rassurante,
parce que supposée efficace. Les progrès et les succès aux-
quels elle nous a habitués ont instauré une confiance forte,mais peut-être aveugle dans son pouvoir. Cependant, cette
extension de son activité à des domaines autres que la
maladie proprement dite ne présente-t-elle pas des risques
pour le corps social? D'une part, celui du constat amer
qu'elle ne permettra jamais, en vérité, la suppression de la
violence; d'autre part, celui de la médicalisation forcée de
problèmes dont les causes ne relèvent pas directement de
la maladie. Sommes-nous vraiment prêts, en tant que
citoyens, à donner ce nouveau rôle à la médecine? En fait,est-il légitime comme le demandait Paul Ricœur lors
d'une conférence, en février 1997, au Laboratoire d'éthiquemédicale de Necker, dans le cadre de la formation docto-
rale que dirige Christian Hervé de « traiter la maladie
(nous pourrions dire le mal) non plus pour la souffrance
qu'elle engendre, mais pour le risque qu'elle représente »?
Concluons en disant que les actions des pouvoirs
publics visant la prévention des agressions sexuelles et de
la récidive doivent être scrupuleusement examinées. Elles
découlent, bien sûr, d'objectifs impérieux. Les mesures
adoptées ne sauraient cependant n'être qu'une réponse à la
demande angoissée du public. Il est ainsi nécessaire de
prendre garde au désir grandissant de ce dernier d'agir
après les faits en exigeant la « guérison des agresseurssexuels. La prise en charge de ceux-ci par la médecine est
susceptible d'entraîner un glissement vers la qualificationde « malades des déviants de tous genres. La médecine ne
devrait sous aucun prétexte supporter l'entière charge de
l'éradication, bien utopique d'ailleurs, de la violence et du
mal.
M. C. Hudon* G. DURAND*, C. Hervé",
M. GRASSIN°, F. POCHARD0
DESS de Bioéthique, Université de Montréal, Québec.°
Laboratoire d'éthique médicale et de santé publique de la Faculté Necker-Enfants-
Malades. Université Paris/René-Descanes, 156, rue de Vaugirard 75730 Paris Cedex
15.
~j~ Revue mensuelle
/> pHKttl?; i^i}de prospective
dede prospective
Mars 1998, n°229
Thaïlande, une crise salutaire ? SophieBoisseaudu Rocher
Prospective urbaine, ThérèseSpector
Actualité du défi américain, MichelAlbert
Avril 1 998, n°230
Mondialisation et gouvernance, Kimon Valaskakis
Quatre scénarios sur les services financiers
Éric Brat, Philippe Collombel,Laurent Gatignol
Controverse sur le capitalisme, Paul Krugman
TF Futûriblos BSrruo do Voronno 75341 Pa ri» codex O7 France'1
MTéli (33) 01 42 22 63 10 Fax (33) 01 42 22 65 54 • revueôf uturibles.com .•Prix du numéro (port inclus) France 73FF Autres pays/DOM TOM 78FF
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&
Etudes • 14.rue d'Assas 75006 Paris Juin 1998 • N° 3886
1
Le baccalauréat au pluriel
Daniel BLOCH H
LA QUESTIONse pose aujourd'hui de savoir
si, véritablement, l'allongement de la durée de la scolarisation,
amenant la majorité des jeunes au baccalauréat, a bien conduit à
une plus grande fluidité sociale (1)*, et pourquoi la montée en
puissance du baccalauréat semble, depuis trois ans, s'être enrayée
(2), en dépit des itinéraires de plus en plus diversifiés qui ont été
conçus pour l'acquérir.Il est vrai que l'éducation secondaire ne peut plus donner
des « clartés sur tout ». Face aux progrès des connaissances, à
l'apparition de sciences nouvelles, à la nécessité d'introduire des
notions pratiques et un commencement de formation profession-nelle, il a fallu choisir et varier les degrésd'approfondissement (3).C'est ainsi qu'ont été distingués, depuis la fin du siècle dernier,
des parcours scolaires conduisant aux baccalauréats classique et
moderne, puis aux baccalauréats de philosophie, de mathéma-
tiques élémentaires et de sciences expérimentales; plus tard, aux
diverses séries du baccalauréat général; enfin, au baccalauréat
technologique et au baccalauréat professionnel.
Tous les chiffres entre parenthèses renvoient à la bibliographie, en fin d'article.
Un jeune sur cent à peine réussit à devenir bachelier en
1900, un sur vingt en 1950. Puis le rythme de croissance s'accé-
lère. En 1985, trois jeunes sur dix sortent du lycée munis du
baccalauréat; ils sont aujourd'hui environ 470000, soit plus de
trois sur cinq. Le nombre de diplômes délivrés chaque année s'est
ainsi autant accru de 1985 à 1995 que de 1900 à 1985. Cette évo-
lution marquée, à la fois, par la diversification des matières
principales et une progression du nombre de bacheliers s'est
heurtée au sentiment qu'elle masquait une résignation à la baisse
du « niveau » de l'examen. Il est vrai que la conception originelle
de notre éducation secondaire remonte à une époque où la for-
tune était rare et se faisait par la cour et les salons, et où la chance
de s'élever et de prendre rang reposait sur la noblesse d'une éru-
dition fondée sur les textes grecs et latins. L'éducation laissait peu
de place aux langues et littératures « modernes » ou aux savoirs et
compétences « scientifiques » ou « techniques ». Et la société
accordait de considérables privilèges à ceux qui, en petit nombre,
avaient le baccalauréat (3).
L'augmentation du nombre de bacheliers a résulté, pour
une part, du sentiment que le baccalauréat devenait une condi-
tion nécessaire pour l'accès à la plupart des emplois (4). De fait,
celui qui possède le baccalauréat trouve plus facilement du travail
que le titulaire d'un Certificat d'Aptitude Professionnelle (CAP)
ou d'un Brevet d'Etudes Professionnelles (BEP), dont la prépa-
ration nécessite des études moins longues, même si les titulaires
d'un CAP ou d'un BEP sont privilégiés par rapport à ceux qui ne
possèdent aucun diplôme. Actuellement, le diplôme ne garantit
pas l'accès à l'emploi, mais l'absence de diplôme le rend presque
inaccessible.
Il s'est agi aussi, en mettant en avant l'objectif de « 80 de
jeunes au niveau du baccalauréat à l'an 2000 » (4) (ce qu'a fait
Jean-Pierre Chevènement en 1985), de tenter de sortir d'une
société duale comportant, d'un côté une minorité privilégiée
ayant accès à une formation longue, de l'autre une majorité ne
pouvant bénéficier que d'une courte formation professionnelle.
Moins de redoublements et moins d'échecs
Traditionnellement, le ministère de l'Education Nationale
mesure les connaissances acquises par la classe atteinte dans la
scolarité, plutôt que par le fait de réussir ou non à un examen. Le
nombre des élèves considérés comme atteignant le niveau du bac-
calauréat est, de ce fait, supérieur à celui de ceux qui l'obtiennent
effectivement. L'objectif affiché pour l'an 2000 de « 80 d'une
classe d'âge au niveau du baccalauréat » se traduisait, en 1985
compte tenu des taux de réussite au baccalauréat observés à cette
époque en « 66 de la classe d'âge avec le baccalauréat ».Si la
proportion de jeunes obtenant le baccalauréat est actuellement
très voisine de celle qui correspondait à l'objectif désigné en
1985, la proportion de jeunes considérés comme atteignant le
niveau du baccalauréat est inférieure à celle qui était envisagée.Ellen'est, en effet, que de 70 et non de 80
C'est que le taux de réussite aux épreuves du baccalauréat
s'est nettement accru, permettant d'avoir autant de bacheliers que
prévu, en dépit de ce que le nombre de candidats n'a pas aug-menté autant qu'il était imaginé. Le taux de réussite au baccalau-
réat général, par exemple, était de 20 à la fin du siècle dernier
(3). Ce pourcentage est passé à 65 au début des années 80. Il
dépasse actuellement 75
Lorsque le taux de réussite au baccalauréat est, comme
aujourd'hui, proche de 75 cela ne signifie pas que 25 des
candidats sortent du lycéesans le baccalauréat. En effet, la plupartde ceux qui échouent au baccalauréat redoublent la classe de ter-
minale pour se représenter à l'examen l'année suivante. Ce sont
finalement près de 95 des candidats qui l'obtiennent en une ou
deux années. Ladifférence entre le nombre de lycéensqui « attei-
gnent le niveau » du baccalauréat et le nombre de ceux quil'« obtiennent » est fort réduite.
L'organisation du baccalauréat est très coûteuse en temps et
en énergie. L'importance du nombre de candidats comme le taux
de réussite plaident en faveur d'une simplification des épreuves de
l'examen, voire de sa transformation plus complète, en prenanten compte plus largement, par exemple, les résultats obtenus en
cours d'année. Des évolutions importantes sont peu probablesdans un proche avenir, tant le concept de diplôme national est
ancré dans notre culture, et parce que le baccalauréat constitue
un élément essentiel pour la régulation des contenus et du niveau
des études au lycée.De fait, les bacheliers sont, en moyenne, de plus en plus
« jeunes », en raison de la diminution des redoublements sur
toute la durée de la scolarité. Il y a dix ans, en ce qui concerne le
baccalauréat général, 50 des élèves étaient « à l'heure »,c'est-à-
dire se retrouvaient en terminale à 17 ans, l'âge théorique corres-
pondant à une scolarité globale, sans redoublement. Ils sont
désormais 60 dans ce cas.
Le baccalauréat professionnel
En proposant à J.-P. Chevènement, en janvier 1985, la créa-
tion d'un baccalauréat professionnel préparé en deux années
d'études au-delà du BEP, avec, en alternance, des périodes en
entreprise et des périodes en lycée professionnel (4), j'avais le des-
sein de mettre en avant un diplôme utile pour les entreprises et
ceux qui le détiendraient, mais aussi de réhabiliter et de conso-
lider l'enseignement professionnel, trop souvent considéré
comme la voie des jeunes en échec scolaire. Il est vrai que ce bac-
calauréat nécessite quatre années d'études à l'issue du collège,
avec, à mi-chemin, le passage du BEP, alors qu'il en suffit de trois
pour les baccalauréats technologiques et généraux. Par ailleurs,
les jeunes qui le préparent sont souvent « en retard ». Le nombre
de lycéens professionnels « à l'heure », à savoir 12 est bien
inférieur à celui des lycéens des classes de terminales générales.
Les collégiens qui, après la classe de troisième, s'orientent ou sont
orientés vers la « filière professionnelle », ont connu plus souvent
des scolarités difficiles.
Il faut dire aussi que le baccalauréat professionnel est
d'abord le baccalauréat des enfants des familles socialement les
moins favorisées. Si 4 seulement des enfants des familles rele-
vant des classes sociales les plus favorisées sont en terminale pro-
fessionnelle (alors que 80 de leurs enfants sont en terminale
générale et que, pratiquement, tous arrivent en classe terminale),
il n'en est pas de même pour les enfants dont les parents relèvent
des catégories les moins favorisées une faible proportion accède
en classe de terminale des lycées et, parmi eux, une minorité seu-
lement en terminale générale.
Dans le jeu des inégalités
Dès l'école élémentaire, les jeux sont inégaux, avec des dif-
férences de niveaux scolaires moyens, au cours élémentaire et à
l'entrée en sixième, de deux à trois points sur vingt, aussi bien en
français qu'en mathématiques. Amener 80 de la classe d'âge au
« niveau du baccalauréat » ne pouvait être envisagé qu'en prenant
fermement appui sur ce nouveau baccalauréat. Le baccalauréat
professionnel est désormais obtenu par près de 10 des jeunes.
En dépit de son poids encore limité, il a, à lui seul, contribué
pour plus de la moitié à la croissance du nombre de bacheliers au
cours de cette décennie.
La préparation du BEPau sein des Centres de Formation
d'Apprentis se développe rapidement, en « concurrence » avecles
Lycéesprofessionnels. Le taux de poursuite d'études au-delà du
BEPvers le baccalauréat étant inférieur en Centre de Formation
d'Apprentis à ce qu'il est en Lycéeprofessionnel, il en résulte
(peut-être pour un temps seulement) une moindre croissance du
nombre des bacheliers technologiques et surtout professionnels,et une stagnation, voire une légère régression, depuis 1995, du
nombre total des bacheliers.
Dans un contexte difficile, le comportement des bacheliers
professionnels à l'entrée sur le marché du travail demeure hono-
rable, équivalent à celui des titulaires d'un brevet de technicien
supérieur, et en tout cas plus satisfaisant que celui des diplômésd'un CAP ou d'un BEP.Le baccalauréat professionnel autorise
l'accès aux enseignements supérieurs, puisqu'il s'agit d'un bacca-
lauréat, faute de quoi il pourrait voir tarir rapidement ses sources
de recrutement. Le taux de poursuite d'études à temps plein des
bacheliers professionnels est cependant limité, voisin de 15
depuis 1990. Ces études s'effectuent majoritairement au sein des
sections de techniciens supérieurs de lycée (STS)dans le cadre de
la préparation d'un brevet de technicien supérieur (BTS).
Le baccalauréat technologique
Lebaccalauréat technologique est choisi par près de 20
des jeunes. Il est situé, en ce qui concerne les catégories socio-pro-fessionnelles de leurs parents, en position intermédiaire entre le
baccalauréat général et le baccalauréat professionnel. C'est ainsi
qu'il concerne 17 seulement des enfants relevant, par la situa-
tion du chef de famille, des catégories socio-professionnelles les
plus favorisées, mais 35 des enfants des familles les moins
favorisées. Il constitue un baccalauréat « intermédiaire » aussi en
termes de réussite dans le parcours scolaire qui y conduit. Il n'y a
cependant que 20 d'élèves « à l'heure » en terminale. La très
grande majorité (85 %) des bacheliers technologiques poursui-vent leurs études (2) essentiellement en section de Techniciens
supérieurs dans un Lycéeou en Institut Universitaire de Techno-
logie à l'Université.
Ce sont les sections de Techniciens supérieurs (STS)quiintéressent d'abord les bacheliers technologiques. Plus préci-sément, 60 d'entre eux souhaitent entreprendre des études en
STSet 45 voient leur voeusatisfait. Avec15 de voeux,les Ins-
tituts Universitaires de Technologie (IUT) paraissent moins attrac-
tifs 10 des bacheliers technologiques entrent en IUT,avec un
taux de satisfaction analogue à celui observé pour les bacheliers
des séries générales. Si les bacheliers des séries générales sont deux
fois plus nombreux en IUT que ceux des séries technologiques,
c'est simplement parce qu'ils sont deux fois plus nombreux à être
candidats. Les IUT ne préfèrent pas les bacheliers des séries géné-
rales à ceux des séries technologiques (5).
S'inscrire en premier cycle à l'Université constitue le premier
voeu de 10 seulement des bacheliers technologiques (5). Ils sont
néanmoins environ 20 à s'y retrouver, faute de suite favorable à
leur demande d'inscription en STS ou en IUT. Mais les bacheliers
technologiques ne constituent qu'à peine plus de 10 des bache-
liers entrant dans un premier cycle universitaire. Etant pour la plu-
part des bacheliers des séries technologiques tertiaires, ils
choisissent d'abord les premiers cycles de sciences humaines ou du
secteur de l'administration économique ou sociale. L'écart entre le
type de connaissances acquises par les bacheliers des séries techno-
logiques et la base conceptuelle exigée pour tirer profit des ensei-
gnements des premiers cycles universitaires conduit à ce que la très
grande majorité d'entre eux n'obtient pas le diplôme.
Le baccalauréat général
C'est le baccalauréat du tiers des jeunes en âge de le passer.
Il est d'abord le baccalauréat des enfants des familles les plus
favorisées, mais aussi, désormais, majoritairement, celui des
enfants des catégories intermédiaires. Selon les données recueil-
lies dans la Région Rhône-Alpes, un tiers des élèves des terminales
générales souhaitent entreprendre des études supérieures courtes,
notamment technologiques ou paramédicales, et les deux tiers
envisagent de se diriger vers des études supérieures longues (5).
La majorité des voeux d'orientation vers l'enseignement
supérieur court est satisfaite. Si 10 des élèves des séries géné-
rales souhaitent être admis en STS, 7 des bacheliers y sont
effectivement accueillis. De même, si 15 des élèves des classes
terminales générales aspirent à entrer en IUT, 10 des bacheliers
y sont admis, mais avec un taux de sélectivité variant considéra-
blement selon les spécialités considérées. L'analyse des notes
obtenues en contrôle continu dans les classes terminales des
lycées ou au baccalauréat établit sur l'exemple des premiers
cycles scientifiques et des formations en FUTdu secteur industriel
de Grenoble que les étudiants inscrits en IUT ont, dans ce
secteur, des notes inférieures en moyenne à celles des bacheliers
inscrits en premier cycle à l'Université (6), y compris lorsque l'on
exclut de ce décompte les étudiants du premier cycle scientifique
simultanément inscrits en classe préparatoire aux grandes écoles
scientifiques. Laplupart des bacheliers inscrits en DEUG auraient
été admis en IUT, compte tenu de leur niveau scolaire, s'ils
l'avaient souhaité. Nous sommes loin de l'image de l'Université
qui accueillerait en gémissant dans des DEUG-fondrières les
bacheliers rejetés par les IUT.
Il n'en demeure pas moins que sont inscrits en premier
cycleuniversitaire un petit nombre de bacheliers refusés à ['entrée
dans une formation supérieure courte et qui, pour la plupart,n'ont pas le niveau suffisant pour réussir en premier cycleuniver-
sitaire. Les expériences conduites à Grenoble montrent que les
deux tiers d'entre eux sont susceptibles d'obtenir le diplôme de
l'IUT (6).La majorité des « meilleurs » bacheliers est accueillie dans
les classes préparatoires, qu'il s'agissedes classespréparatoires aux
grandes écoles ou des classes préparant aux concours d'entrée aux
formations de la santé. Les classes préparatoires sont choisies
selon une logique scolaire, pour acquérir dans de bonnes condi-
tions de nouvelles connaissances, pour approfondir diverses
matières, avec la perspective de débouchés de qualité, même si
ces bacheliers redoutent, avec raison, que ces études ne leur
laissent pas le temps de faire autre chose (5). S'il n'y a pas de
numerus clausus pour l'entrée dans les classes préparatoires à
l'enseignement médical à l'Université, il en existe un pour les
classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE). Alors que 15
des élèves de terminale souhaitent s'inscrire en CPGEou en écoles
à classes préparatoires intégrées, 10 des bacheliers s'y retrou-
vent réellement (5). Le taux de sélectivité est ainsi relativement
modeste et le niveau d'exigence pour l'entrée dans les classes pré-
paratoires des lycées les moins prestigieux est désormais limité.
Le DEUG, quant à lui, apparaît aux bacheliers des séries
générales comme la filière du développement personnel, de
l'apprentissage de l'autonomie, mais son image est ternie par les
classes surpeuplées et des perspectives professionnelles insuffi-
samment claires (5). Néanmoins, plus des deux tiers des bache-
liers généraux inscrits en premier cycle à l'Université le sont parce
qu'il s'agit là de leur premier choix. Ils ne sont donc pas « malgréeux à l'Université.
L'inégalité entre les filles et les garçons
Depuis le début de ce siècle,les jeunes filles sont gagnantesdans l'accès au lycéepuis, au-delà, aux enseignements supérieurs.En 1996, 67 des filles contre 55 des garçons de la génération
en âgede passer le baccalauréat ont obtenu ce diplôme. Mais elles
sont minoritaires en série scientifique du baccalauréat général
(45 %), comme dans les séries industrielles des baccalauréats
technologiques (12 %) et professionnels (10 %). Elles ne consti-
tuent que le quart des élèvesdes classespréparatoires aux grandesécoles scientifiques, 40 de ceux des premiers cycles scienti-
fiques, avec,en conséquence, des modes et des secteurs de pour-suite d'études différenciés et des perspectives professionnellesdistinctes. Si l'on examine le niveau des connaissances atteint parles élèvesen cours élémentaire et à l'entrée en sixième,on constate
que si les filles sont meilleures que les garçons en français, elles
sont à égalité en mathématiques. Rien donc ne justifie qu'ellessoient écartées des filières scientifiques ou industrielles, ni
qu'elles restent deux fois plus longtemps que les garçons à la
recherche de leur premier emploi. Ellessont aussi deux fois plusnombreuses que les jeunes gens à connaître un chômage de
longue durée et trouvent plus rarement des emplois correspon-dant à leur formation.
Une démocratisation à pas comptés
Ainsi, les parcours scolaires et universitaires des jeunes dif-
fèrent selon qu'il s'agit de filles ou de garçons et selon les catégo-ries socio-professionnelles auxquelles appartient le chef de
famille. Laproportion d'enfants des catégories les plus favorisées
est respectivement de 50 en classe préparatoire, 46 en troi-
sième cycle,32 en premier cycle,26 en IUT 14 en Section
Techniciens Supérieurs (STS),alors que la proportion d'enfants
provenant des catégories les moins favorisées (les plus nom-
breuses) suit une progression strictement opposée, avec 24 en
classe préparatoire et en troisième cycle,35 en premier cycle,37 en IUTet 56 en STS.
Lahausse considérable du niveau de formation avecdes
enfants davantage diplômés que leurs parents, une ouverture de
l'enseignement supérieur à une plus grande proportion de jeunesissus des milieux les plus défavoriséset une forte montée en puis-sance des jeunes issus des catégories intermédiaires laissedonc
encore place à beaucoup d'inégalités. Il serait cependant grave-ment inexact d'en déduire que l'élargissement de la scolarisation
et l'accèsd'un plus grand nombre au baccalauréat ont laissé telles
quelles les inégalités sociales. Certes, les enfants d'ouvriers ou
d'employés ont, aujourd'hui comme hier, plus de chances de se
retrouver ouvriers ou employés à l'issue de leur scolarité que les
enfants de cadres supérieurs. Certes, les enfants des parents les
plus diplômés ont plus de chances d'être davantage diplômés queles enfants de parents moins diplômés. Mais la croissance de la
formation a permis de modifier considérablement la composition
socio-professionnelle de la nation, avecune proportion d'ouvriers
et d'employés en forte baisse et une proportion de cadres inter-
médiaires et supérieurs en forte hausse, qui traduit, là encore, les
indéniables progrès induits par l'éducation.
Si l'âge de fin des études supérieures n'a que très peu
changé, par contre, la durée de la scolarité obligatoire s'est accrue,
et même si l'âge de la scolarité obligatoire n'est que de 16 ans, de
fait 85 des jeunes sont encore scolarisés à 18 ans et 60 à 20
ans, ce qui conduit à une considérable poussée du niveau de for-
mation et de qualification. Ainsi, année après année, le niveau
des conscrits est en hausse. Il n'en demeure pas moins que beau-
coup d'indicateurs qui étaient au vert sont depuis deux ans à
l'orange. Comme nous l'avons déjà signalé, la proportion de
bacheliers n'augmente plus et affiche même une légère tendance à
la baisse, cependant que le développement de l'apprentissageconduit à des sorties plus précoces de la formation profession-
nelle, avec des diplômes moins performants sur le marché du
travail que le baccalauréat professionnel. Et l'orientation des
jeunes filles vers l'enseignement scientifique ou technologique et
professionnel du secteur industriel ne progresse pas.
Un second souffle?
A quelles conditions le système éducatif pourrait-il trouver
un second souffle?
Tout se joue, ou presque, dans l'enseignement primairedès le cours élémentaire, les différences d'origine familiale, géo-
graphique, sociale, culturelle, marquent de leur empreinte les
résultats scolaires. Même si l'école ne peut effacer les différences,
elle a la possibilité de les réduire, en consacrant davantaged'efforts à ceux qui sont le plus en difficulté.
Il y a ensuite les collèges qui, trop souvent, prennent acte
des différences de niveau des élèves,en mettant en place des choix
d'options ou de langues vivantes dont la signification n'est évi-
dente que pour les initiés. Ici aussi, il faut développer les soutiens
spécifiques et mieux informer, en transformant la résignation de
certaines familles en plus d'ambition pour leurs enfants.
Le lycée doit également poursuivre sur la voie d'une égale
dignité entre les séries générales, technologiques et profession-
nelles du baccalauréat; tout en préservant leur spécificité, il doit
davantage métisser les cultures des divers ordres d'enseignement.Il faut pouvoir préparer plus souvent, au sein d'un même lycée(et
pas seulement dans les banlieues), les baccalauréats général et
technologique; et disposer dans un même lieu des préparationsaux baccalauréats technologique et professionnel, quelquefoisavec les mêmes enseignants, ce qui contribuerait à sortir l'ensei-
gnement professionnel de son isolement (4).
La technologie n'est plus synonyme de cambouis et
d'efforts physiques. La politique d'information et de communi-
cation, lancée avec force à la fin des années 80, afin d'orienter
davantage de filles vers les filières scientifiques et technologiques,
qui avait commencé à porter ses fruits, a été abandonnée. Il faut
lui redonner vie.
Il est profondément anormal que des bacheliers qui sou-
haitent entreprendre des études supérieures technologiquescourtes ne puissent le faire et soient conduits à s'inscrire, contre
leur souhait et avec une chance réduite de succès, dans un cycle
plus long et plus difficile. Ainsi, 30 des bacheliers entrant en
premier cycleen scienceshumaines et 20 des étudiants entrant
en premier cycle en lettres ou en sciences auraient préféré s'ins-
crire en STSou en IUT (5). Cependant, le taux de sélectivité des
formations technologiques courtes, STSdans les lycées et IUT à
l'Université, a fortement décru, en raison de la baisse d'attractivité
de ces formations et de l'augmentation des capacités d'accueil.
Une croissance nouvelle mais mesurée de cette capacité d'accueil
en STSet en IUT,en favorisant les filières les plus ouvertes sur
l'emploi, devrait permettre aux bacheliers des séries générale et
technologique qui le souhaitent de s'inscrire dans une formation
supérieure courte.
Quant aux premiers cyclesdes universités, ils fonctionnent
mieux qu'on ne le dit. Il n'en demeure pas moins qu'un effort
significatif reste à accomplir, afin d'obtenir de plus petits groupesen première année des enseignements expérimentaux davantage
développés et des conditions de travail améliorées pour les étu-
diants et les professeurs. Une organisation pédagogique nouvelle
devrait permettre non seulement de participer à l'élaboration
d'un projet professionnel pour ceux qui n'en auraient pas encore,
mais, au-delà, elle devrait les rendre davantage aptes à proposerdès le premier cycle,pour ceux qui ont déjà un projet, des forma-
tions leur permettant de le réaliser plus rapidement. Tout cela
implique quelques moyens financiers un étudiant en premier
cycle à l'Université coûte deux fois moins à l'Etat qu'un étudiant
relevant des formations technologiques supérieures courtes ou
des classes préparatoires aux grandes écoles. Il nous faut aussi une
Université davantage attentive aux bacheliers et plus confiante en
elle-même; et, ici comme ailleurs, une action inscrite dans la
durée, car, en matière de formation, le temps se mesure non en
mois ou en années, mais à l'échelle de générations.
DANIELBLOCH
Recteur de l'Académie de Nantes
Chancelier des Universités
BIBLIOGRAPHIE
1. D. Goux et E. MAURIN,Econome et Statistiques,306, 13, 1997.
2. Lesdonnées statistiques nationales concernant le système éducatif proviennentdes travaux de la Direction de l'Evaluation et de la Prospective. Ministère de l'Edu-
cation Nationale.
3. E. BouïMY,Le Baccalauréatet l'enseignementsecondaire,A. Colin.
4. D. BLOCH
MissionEducation-Entreprises,1984-1985. Pour une stratégieconvergentedu système
éducatifet desentreprises,La Documentation Française, 2*éd., 1988.
Haut-ComitéEducation-Economie.Quel systèmeéducatif pourla sociétéde l'an 2000 ?
La Documentation Française, 1988.
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-Goabf)ndpurpo!eso/f!~hereduc<!tton in the2]*century, Jessica KingsleyEdit., 1966.
5. Lesdonnées académiques proviennent des travaux réalisés par les ServicesAca-
démiques de Grenobte et de Lyon, ainsi que par l'Observatoire Universitaire
Régional Rhône-Alpes de l'Insertion Professionnelle.
6. D. BLOCHet E. JANEAU,à paraître.
Etudes M, rued'Assas 75006 Paris Juin !998 ? 3886
1
Mais. Mai.
HEMR) MADEDN N
Les historiensn'ont pas fini de
débattre pour savoir quellessont les
causes qui permettent de fournir
quelques explications au soudain
embrasement de la France en mai
~96S. On invoquetour à tour une
crisedans une universitépeu apte à
faire face à la massificationde ses
effectifs;unedécélérationdela crois-
sance liée à un plan d'austérité
imposé à la nation; l'usure de la
figure charismatiquedu Général de
Gaulle. Celui-cicontinuait d'être le
père, mais il avait cessé d'être le
héros des années de Londres, des
débuts de la V' République, de la
guerre d~~ene. Les « trente glo-rieuses » battaient leur plein et
l'ascenseursocial fonctionnaitcorrec-
tement. Les enfants des nantis se
QU'EST SOIXANTE-HUIT DEVENU?
FtCURES LIBRES ~~S
~7~
&MN~
rebellaient-ils contre ce que la
consommation de masse qui se
répandait imposed'uniformité et de
conformisme? Maurice Clavel a
parlé à ce sujet du retour du refoulé,d'un refusjuvénilede se coulerdans
la médiocrité épaisse du confor-misme. Il a mêmesalué Mai ]968
comme une « insurrection de
l'Esprit». En écho, il répondaitaux
proposétonnantsd'un journalistedu
Monde, Pierre Viansson-Ponté.
Celui-ci, quelques semaines avant
l'événement,n'avait-il pas porté un
diagnostic sévère « La France
~~nnute x Plussceptique,maisavec
une grande ampleur de perception,
RaymondAron a vu en Mai J96~
un « psychodramecollectifqui res-
sembleraità celuide la révolutionde
1848 que Tocquevilleavait vu se
jouer soussesyeux.
Bref, il n'est pas de clé unique
pour expliquerle pourquoide cette
soudaineaccélérationdu mouvement
browniendans une nation. Ce quiestsûr, en tout cas, c'est que c'est la
dernièrefois que la jeunessede notre
pays, numériquementencoreforte,
pouvaitcriersa différence.Car cefutune agitation d'abord estudiantine
qui, en entraînant dans sa fusionune partie de la jeunesse, tel un
incendiede pinède,a mispeu à peule feu aux poudresdans la nation.
Car la pannesocialeet lagrèvegéné-rale sont postérieuresà une efferves-cence étudiante. Les syndicats se
mettent à suivre, faute de pouvoircontrôlerle mouvement.Cohn Ben-
dit, en tête d'un cortègemonstre,le13 mai, déclarele soir même « Ce
qui m'a plu aujourd'hui,c'estqueles
crapulesstaliniennesétaientderrière
nousdansle cortège».La CGTdéfi-lant derrière une foule étudiante,c'est en effet une première depuis
qu'existentune CGTet un PC. C'est
leXX'sièclequi revendiqueà l'envers
sousnosyeux!~usquaMXaccordsde
Grenelle,le flou est manifesteégale-ment dans les délibérations et les
décisionsdu pouvoir;l'oppositionne
parvientpas,de soncôté,à récupérerun mouvementqu'ellene réussitpasà biensaisirdans sescomposanteset
sesintentions.Avantque nes'engagela négociation sociale globale du
25 mai, les acteursofficielsde tous
bords (partis, syndicats,hauts fonc-
tionnaires), habitués jusque-là à
régler les figures du ballet officiel,
par delà les oppositionsrituelles,se
trouvent désemparés.D'autant que
l'informationtélévisuelle,« voixde la
France va peu à peu s'éteindreet
cesserde parler à caused'une grève
qui commencedèsle 15 mai.
Lajeunessene se contentepasde
parler et de provoquerdans ce mou-
vementinédit; ellefait surtoutentrer
le débat international dans le jeunational. C'est l'époquede la guerredu Viêt-nam,petit paysqui montre
sescapacitésde résistancecontre la
forcebrutaleet malhabiledesAméri-
cains. David contre Goliath la
« pureté révolutionnairecontreles
nantis! C'est d'ailleurs pour cette
raison que les campus du monde
entiers'agitent.AvantNanterreet la
Sorbonne,il y eut Berkeleyet Tokyo.Leprestigede Che Guevaraest alors
à sonzénith.A sa suite,desactivistes
rêventde construirepartoutdans les
zones fragiles de la planète des
«foyers» de rébellion,« millepetitsViêt-nam », afin de débusquer les
injusticeset lesviolencesdespouvoirscoloniauxen place,jugés tous tyran-
niques.Derrièrele décorde la scène
parisienne, se profile l'ombrede la
Chine supposéerévolutionnaire,quilutte contre les deux « superpuis-sances» qu'ellemet à peu prèsdans
le même sac. Les Etats-Unis et
l'URSSsont vilipendés,lespremiersà causede leur impérialismeécono-
miqueet de l'unidimensionnalitéde
leursvisées,la secondeparcequ'ellea trahi le socialismequ'elle prétendincarneretque l'utopiequ'elleportaita dégénéré en système bureaucra-
tique un bloc« militaro-industriel»
installé à Washingtonet la dégéné-rescenceen marcheà Moscou,frap-
pée par « la maladie infantile du
communisme».
La Chine, au nom de théories
révolutionnairesqu'elle est censée
avoir pratiquées chez elle, théorise
une nouvellemanièrede conquérirle
pouvoir.Ne plusattaquer lescentres,maisoccuperlespériphéries.Devant
le nombreet la dispersiondes masses
prolétairesdans les immensescam-
pagnesde la planète, les paysriches
sont comme des villes concentrées,
desforteressesfragiles.Quand le tiers
monde sera conscient de sa force,sousla houlettechinoise,alors il per-mettra l'effondrement des métro-
poles, riches mais coupéesde leurs
sourcesd'approvisionnement.Vien-
dra la saison des fruits longtempsmûrisau seinde rébellionsencadrées
par une internationaleau cœurenfin
rouge. L'URSS, elle, est dénoncée
pour son hypocrisie elle s'opposeverbalement aux Etats-Unis, mais,dans lesfaits, pratique la coexistence
pacifique; le téléphonerougesert à
prévenirles menaceset à enrayerles
fièvres naissantes. La France et la
Grande-Bretagne n'ont-elles passubi, douze ans auparavant, une
humiliation terribleen voulant lan-
cer l'expédition de Suez? Dans les
faits, ce fut le dernier reflet de leur
gloire d'antan. Car les deux super-
puissancesse sont alors alliéespour
stoppernet ces velléitésbelliqueusescontrel'Egypteet le mondearabe.
Le triangle Etats-Unis/URSS/Chineestaujourd'hui tout autre. Les
Etats-Unisconserventleurrô!eimpé-rial, l'URSSs'est effondréeet se veut
démocratique,la Chine rêved'entrer
dans legroupedes trèsgrands,même
si c'estau détrimentdu tiersmonde.
Mais le triangle,à l'époque,projetteson ombre sur la France de J968.
Lesgaullistes~ut dominent à Pans
ont partie liéeavecle monde libéral
qu'incarne Washington.Lecentrede
référencedes communistesest Mos-
cou.Biendesgauchistesqui s'agitentont pourPékin lesyeuxde Chimène.
Le spectresocio-politiqueformé des
gaullistes, des communistes et des
gauchistesest la traduction hexago-nale d'un mondeà trois dimensions
Etat~-UnM/URSS/Chtne.Onle voit
bien avec la trouvaille géniale de
GeorgesPompidou, théâtraliséeparle Généralde Gaulle.Elle a consisté
à ramenerchacunsur le terraindela
légalitépar l'annonced'une dissolu-
tion de l'Assembléeef convocation
à des électionslégislatives.Lesgau-chistes ne peuvent que dénoncer
dans ce recours aux électeurs une
« trahison »; ils feront les frais de
l'opération.Lescommunistes,croyanttirer les marrons du feu, acceptentd'emblée le recours aux urnes. En
franchissant ainsi le Rubicon, ils
dévoilentce qu'ils sont devenus,un
parti soucieuxde légitimation,léga-liste finalement; dans son souci de
comptabiliserses voix, il a cesséde
croireen ce grand soir, qui signifie-rait la prise du pouvoirpar l'insur-
rection des masses.Il est vrai que
Georges Pompidou réussit à fairecroire à de bons contingentsd'élec-
teurs apeurés que les communistes
sont de dangereuxrévolutionnaires,
semblablesen touspointsà cesgau-chistes~ut~èfnentla zizaniepartout,brûlent des voitures à qui mieux
mieux et sont d'incorrigiblesrouges
~ut ne pensent qu'à la subversion
généralisée.Aux élections de juin 1968, la
droiteva remporterune victoireécla-
tante, comme elle n'en a jamais
connue depuis le début de la V Répu-
blique. Mais le Général de Gaulle
abandonne le pouvoir un an plus
tard, les réformes deviennent diffi-
ciles, une droite extrême se réveille et
veut en découdre. Lesfruits amers de
1981, 1997 et 1998 ont été ense-
mencés à cette époque. Le commu-
nisme, lui aussi, entame une phase
de déclin, que la régénérescence du
Parti socialiste et l'alternance réussie
de 1981 ne vont faire qu'accélérer.
Quant aux gauchistes, ils ren-
trent dans l'ombre. Mais ils ont
accompli une mission essentielle, qui
était de pousser sur leur droite un PC
qui prétendait avec succès au mono-
pole révolutionnaire depuis 1920.
Par leur action, ils ont ouvert, en
réaction, de nouveaux espaces pour
un socialisme réformiste; ils ont
obligé les communistes à mettre leurs
actes en conformité avec leurs pra-
Paris-Prague
PIERRE GRÉMION
Deux villes, deux moments de
l'année J 965 Mai 68, Printemps de
Prague. Associations,formules, clichés
se bousculent en rafales. Cependant,
trente ans plus tard, le Printemps de
Prague appartient à !'HMtofre, tandis
que Mai 68 n'est toujours pas sorti
tiques, finalement peu subversives.
On le voit mieuxquand on regardele paysagepolitique d'aujourd'hui.Uneagitationtropfébrilea engendréde la peur dans une Francevieillis-
sante. Mais cela a finalementfavo-riséunegaucheplussocial-démocrate
que socialiste.Lesgaullisteset leurs
alliés tardent à trouverde nouvelles
parades. Mais cettegauche et cette
droite, parce qu'elles veulentréfor-
mer, sont confrontéeschacuneà la
concurrenced'une extrême-gaucheet
d'une extrême-droite, signe d'un
mal-être persistant du corps poli-
tique. Quant aux contemporainsde
Mai ~6S qui ont plongé avec
ardeurdans le feudela contestation,ils se sentent un peu comme« cette
génération perverse dont parle
l'Evangile.A moinsqu'ils n'aient le
couragede s'interrogerrétrospective-ment, comme Guy Coq « Quem'est-ildoncamt~e?»
du registre de la commémoration.
Ainsi le regard croisé jeté sur ces
deux moments de l'année J968
dépend-il de la relation établie entre
Histoire et commémoration.
Le Printemps de Prague bascule
du côté de <'HMtOtreavec ce premier
semestreinoubliablede l'année 1990
et la liberté retrouvéeen Tchécoslo-
vaquie.Quoiqueloinde nousaujour-d'hui, ces quelques mois de grâce
ponctuéspar les Méditations d'été
du président Havel ont le goût des
accomplissements.C'estalorsquel'on
peutse retournerversle passé, l'ana-
lyser,le comprendreet l'intégrer.Toutautre est le rituel décennal
de la commémoration des mois de
mai et juin 968 à l'enseigne de
« Mai 68? à Paris. Chacune de ces
commémorationsressembleà un jeude cartes enfantin la pioche.
Chaquejoueur va au tas cherchersa
carte.Curieusement,cesont toujoursles bonnes cartes qui sortent et
jamais les mauvaises les slogans
indignes~«Grappin = nazi = SS»)ou stupides ~« CRS-SS », « Il est
interdit d'interdire »); les naufrageset les innombrables épaves laissées
sur lecarreau; lesectarismepolitique
forcené,mué enfanatismeanti-insti-
tutionnel nihiliste. Le jeu n'est passeulementenfantin, il est truqué.
Du mouvementsocialde grande
ampleur que la France connaît en
mai-juin J968, les commémorations
de Mai 68 ne retiennent rien, car
« Mai 68 » est précisémentconstruit
pour l'évacuer.Analyser en profon-deur ce mécanismepermettrait sans
doute d'éclairer le rapport étrange
que la « génération68 » (aux com-
mandes aujourd'hui dans l'édition,
la politique, les médias) entretient
avec la sociétéfrançaise. La société
française ne l'a pas suivie dans la
révolution. La sociétéfrançaise l'a
déçue. Plus tard, la génération 68
portera le deuil de la révolution(onle sait et elle l'a fait savoir) en déve-
loppant des rapportsperversavecla
société (on le sait moins et elle l'a
moinsfait savoir).En J96~ à Prague,la révolution
n'est pas à l'ordre du jour ni dra-
peaux rouges,ni drapeaux noirs. La
Tchécoslovaquieest alors le sièged'un nouveauprocessus un mouve-
ment de réforme renvoyant aux
orientations révisionnistes qui tra-
vaillentle parti communistetchéco-
slovaque et un mouvement de
renouveauqui dépassede beaucouple cadre d'un communismeassoupli
pour exprimerla renaissance cultu-
relle et civiquede la Nation. Mais
ces deux processusse déploientsous
contrainte l'épée de Damoclèsque
représentel'Union Soviétique.C'est
pourquoi ils ne peuvent converger
que partiellement,à traversun lan-
gage codé. Le Printemps de Praguetendaitversla réalisationd'un plura-lisme imparfait, mais même ce plu-ralisme imparfait était intolérable
pour l'URSS. L'intervention des
forcesarméescomportaitune leçonle communismeétait irréformableet
le révisionnismeune impasse.Mais
le renouveau, lui, ne fut ni vain ni
oublié.11devaitretrouverune articu-
lation nationale et internationale
avecla Charte 77.
C'est l'arrivée des chars quinimbe a posteriori le Printempsde
Praguedu halode l'utopieassassinée
et qui soude le boulevard Saint-
Michelà la placeWinceslas.Mais la
vérité historique est tout autre. Les
jeunes révolutionnaires parisienstiennent en piètre estime tous ces
Tchèquesqui ne sontque des techno-
cratescherchant à rejoindreau plusvite le capitalisme. A l'automne
J967, François Mitterrand a rencon-
tré non pas Dubcek mais Novotny
pendant un quart de siècle, il ne ces-
sera de jouer à contre-emploi face
aux évolutions de l'Est européen.
Non seulement les communistes
français ne veulent rien entendre du
renouveau, mais ils se méfient du
révisionnisme et des révisionnistes,
qu'ils abandonnent même à la
répression.
En ~968, les rapports entre
Prague et Paris sont à placer non sous
le signe de la convergence, mais sous
celui des malentendus. Paris réin-
vente les soviets et reproche à Prague
de faire le lit de la société de consom-
mation. Prague cherche péniblement
à se réapproprier un héritage consti-
tutionnaliste, Paris fantasme sur
l'autogestion intégrale. Prague veut
réintégrer l'Europe et sa culture, tan-
dis que Paris ignore l'Europe et
reporte ses espoirs sur les révolutions
paysannes du tiers monde.
Le mal court. Le bien aussi
FRANÇOISE LE CORRE
De mai à juin, un mois à
peine.Unebrèche.Maisau centre,il
y eut la parole,«priseet r~pn~?. A
elle seule,une telleaffirmationten-
drait à écartertoutepossibilitéde ne
voir dans ce printemps subversif
qu'un accidentoubliéou une fièvre
La révolution politique avortée à
Paris débouche sur un « révolution-
nement » culturel général. Il faudra
traverser cela avec plus ou moins de
bonheur, plus ou moins de casse, plus
ou moins d'élégance. C'est la vie.
Rapporté à J'HMtOtrg,Mai 68 désta-
bilise et disqualifie les acteurs et les
mécanismes institutionnels du
redressement ~rancaH forgé à partir
de la défaite. C'est tout un mode
d'action collectif qui s'effondre et
peut-être, plus secrètement, une rela-
tion à l'action collective qui s'efface.
On retiendra encore le véritable
désastre éducatif engendré par le
révolutionnement culturel, produit
de la révolution avortée.
« Vichy », les « trente glo-
rieuses », « Mai 68 », c'est aujour-
d'hui le fonds de commerce du
décrochez-moi-ça ~ranc~M on peut
s'y fournir en solde à pas cher. Qu'il
nous soit au moins permis d'aller
faire notre marché ailleurs.
vite guérie. De ce qu'il fasse figure
désormais d'épiphénomène dérisoire,
qu'il soit permis de dire ici quelque
inconsolable.
« Entre la violence et le chant »,
devait dire, à chaud, Michel de
Certeau. Contre l'ordre établi, les
institutions,lespouvoirsen place,les
savoirs avérés. Représentationscontestéesparce que non représenta-tives.Riend'étonnantjusque-là, c'est
le propre des crises. A cela près
qu'aucun projet de substitution ne
paraissait chercherà prendre corps,et qu'on pouvait n'en voir que laradicalitédestructrice.Beaucoups'en
tinrent là, évacuant du même coupce que le symptôme révélait, tout
autant que les valeursqu'il mettait
en évidence.
Ce qui se soulevait subitement
jouait le mouvementcontre l'immo-
bilité, la liberté contre l'empêche-
ment, le spontanécontre le répressif.Unefoiscasséeslesstructures sédi-
mentation, fossilisation, glacisla vie, la vraie, celle qui paraissait
étouffée,surgirait, délivrée. « Sous
les pavés,la plage l'image était
doublement symboliquepuisqu'elle
certifiaitaussicettepoétiqueneuveet
partagée que d'aucuns énonçaient.Mais les langages articulés sau-
raient-ilssurgirdestablesrases? Plu-
sieursgroupespuisèrentdans le fondsde cultures d'importation, de la
Chine à Cuba, des langages et
images révolutionnaires qui n'y
gagnaient guère en force de convic-
tion et y perdaient beaucoupen cre-
dibilité.
Sous-jacent,!'ar<!nca)'tun vita-
lisme sans le nom qui, pêle-mêle,réhabilitait le plaisiret les bergeries,condamnaitles choses ~Ah Perceret la consommation, et rendait à
chaque groupe comme à chaqueindividu l'horizonlarge ouvertpoursa propre parole. Fini le principed'autorité, qui ne pouvaitêtreque de
confiscation.Se trouvait ainsi ren-
voyédans l'ombre tout ce que des
sièclesavaient pu ajouter à la somp-tueusenature. Uneformede soupçonradical minerait désormaiset pourdes lustrestout ce qui, de près ou de
loin,s'apparenteà la culture.Désen-
combrée, la poésie retrouverait ses
sourcesdans un mondeoù il devien-
drait enfinpossiblede «faire l'amour
et pas la guerre », commeon devait
le dire un peu plus tard. Une récon-
ciliationrêvéede l'innocenceet de la
vie.
La légitimitéde la paroie Liée
au seul fait d'exister. Conséquenceinéluctable touteparoleéquivaut à
touteautre, a pareillementle droitde
s'inscrire,de trouverses espaces,ses
murs et le lieu de son cri. loutes les
communautés et tous les âges. Le
culte et l'inculte, égalementdignes.
L'enseignementen fut durablement
marqué, qui parfoisse mit conscien-
cieusement à l'école de l'enfant,révolutioncoperniciennes'il en fûton mit quelque trente ans à réviser
certains de ces excès, comme à
s'apercevoir, estourbi, malgré les
avertissements prémonitoires d'un
Marcuse, qu'on pouvait parler de« la tyranniedu plaisir».
Cegrand bain de légitimitérécu-
pérée sur les maîtres, les doctes, les
hiérarchies et les conventions,pou-vait-il échapper aux contradictions,dès lors qu'il se trouvait couplé à
cette idéologiede l'existentiel,de la
nature, de l'innocence? Comme
devait le dire lankelévitch dans Le
pur et l'impur, innocence et
consciencene peuventêtre répartiessur la mêmetête.Etsi l'on est fortde
ses droits, on l'est aussi assez poursavoirque, de touteparolecommise,
on peut n'être que le locuteur sans
êtreforcémentl'auteur. Là se fait le
partage. La parole signifiante, en
effet, se paie, et parfois cher, dans
une élaborationpossiblementdiffi-cile.C'est affaire de liberté,de tra-
vail et de vérité sur l'ensemble de
l'existence. Une tâche à laquellel'autreest tneMfabtementet intérieu-
rement associé,destinataireet hon-
zon de la parole conquise. Une
conquête sur sot-Même avant de
l'être sur les autres. Sans compter
que, quoi qu'on fasse, trouver les
mots pour le dire est un acte émi-
nemmentculturel,quand bienmême
il estpersonnel.Aurait-onretroufelà l'expérience
de la véritablemaîtriseet une appré-hension restauréede l'autorité (ensonsensoriginelque lui vaut la raci-
ne auctor quifait grandir), qu'onaurait sans douteaccompliune véri-
table et féconde révolution. On se
prend à rêver de ce qu'aurait pudevenir le discours politique ainsi
refondédans une société « conver-
tie ». Mais, ni du côté de ceux qui
prirent la parole,ni du côtéde ceux
qui la reprirent,le prix ne fut payé.Lesrévolutionsde cet ordresont obs-
cures, elles touchent à l'intime en
même tempsqu'au public, au privécommeau collectif.Ellesfont appelà
un courage décisif, certainement
moinsattractifque les miroitements
du plaisir ou la proximitédes pou-voirs. L'Histoire retiendra-t-elle
jamaisquelquechosede cescombats
qu'elledésignecommedes lieuxpos-sibles,troprarementoccupes
Il y eut une apparentesortie de
crise, comme une plaie referméeavantd'êtresaine.Depuistrenteans,
pour lesuns commepour les autres,
faute d'avoirlu cequi s'annonçait et
d'en avoirtiré lesconséquences,« le
mal court sousles colmatages,les
maquillagesou les refondationsfic-tives.Il y eut, surle long terme,des
aménagements,des imprégnations,une digestionlenteet une résorptiond'intuitionsqui eussentpu êtresalu-
taires. Mais les soixante-huitards,
commeleursadversaires,trèsoccupésà se fournir de leurs positions des
figures historiques satisfaisantes,
s'enfermèrent dans leurs justifica-tions (parfoissavammentdéguiséesen contritions), leurs ressassements
et la peurdela différence.Une étape
supplémentaire, peut-être, dans le
processusde longue maladie queNietzsche décelait dans la société
moderne,avecson syndromed'épui-sement. GeorgesMorel le rappelaitdans un article d'Etudes, intitulé
« Nietzsche et la crise »(octobre
1968). En quels autres temps quenos années 97-98 vit-on paraîtreautant d'ouvrages,ycomprisphiloso-
phiques,sur lafatigue?Une très grande fatigue et un
désintérêt général les structures
politiquesde représentations'avèrent
tragiquementvides,et cen'estpas un
hasard si un fascisme« naturalisé»
a pu faire une percéeau sein même
d'instancesdémocratiquesqui n'ont
peut-êtreplusde représentativesquele nom et la forme. Ce qui est à
craindre, c'est que la secousse de
mai 1998 ne soit vite enfouiesous
l'obscènebonneconsciencede résis-
tants à boncomptequi, forts de leur
seule indignation, refuseraient de
prendreen charge la questionposée.Ou, pire,que cette réaction, en son
fond indispensableet salutaire, ne
soit une excitationmomentanément
bienvenuedans un océan d'impuis-sance.
Pour sa part, l'Université, écla-
tée, continue de fasciner. Les étu-
diants s'y bousculent à l'entrée,situationparadoxalepuisque,dansle
même temps, on découvreque plus
guère ne croient à l'enseignement
dispensé. La question est moins
désormais de savoir ce qu'on va y
faire que d'« intégrer », tandis quel'autoritédespetitsmaîtresse réfugiedans des secteurs de plus en plusétroits comme en autant de zones
inexpugnables.Lesinstitutionsecclé-
sialestiennent encore,désertéessou-
vent, sans plus être attaquées. Les
voix y résonnent, mais ne portent
guère. De ces lieux à forte charge
symbolique,touteune sociétése retire
Un « père » de 68 Marcuse
JEAN-LoUIS SCHLEGEL
On ne le lit plus guère, ou si
peu. A-t-iljamais été vraiment lu ?
Dans lesannées 60, il a pourtant eu
ses incontestablesheuresde gloireet
d'adulation. Une génération qui
s'était fait une spécialitédu rejetvio-
lent des pèresen a fait Mnpèrede sa
sur la pointe des pieds.Lesgrandesaventureshumaines,la foi, lesavoir,
la politique, trouveront-elles leurs
lieux, leurs échos, et l'espace du
désir?<'
On veut le croire le mal court,le bien aussi, comme toujours.Cer-
tains paientle prixfort. Hors publi-cité. Depuis trente ans, convaincue
de cedroit pour tousà la parole,une
armée des ombres se porte aux
lieux que notre société ignoreà moins qu'elle n'en parle trop ou
mal une arméed'enseignants,tra-
vailleurssociaux, éducateursspécia-
lisés,entre autres.Pour lesoubliés.
Il arrive que les muetsparlent et
que les sourdsentendent. Face à la
parolepubliquesinistrée,ce n'estpasune consolation,maisc'est une espé-rance. La parolevéritablene se tient
jamais qu'entre miracleet désastre.
révolution,et il a alorsjoué le jeu de
cette séduction et de cet hommage
ambigus. Dès J965, quand il lui
rend un « anti-hommage» pour son
soixante-dixièmeanniversaire,JürgenHabermas, continuateur austère et
rigoureux de l'Ecole de Francfort
dont Marcuse avait été membre,
écrit « je nereconnaisplusenelle
~'tmage qu'il donne de lui comme
idolede la jeune gauche] l'homme
sincèreet courageuxdont j'admiraisl'immunité à l'égard du fauxsuccès.»
Habermas, comme Horkheimer
et Adorno,les fondateurs de l'Ecole
de Francfort, lui reprochent
d'approuversans réserveles révoltes
étudiantes,de justifier le refuspourle refusoule «grand refus», qui ne
s'embarrasseplus d'analysespréciseset de raisonsargumentées.Ne va-t-il
pasjusqu'àjustifier la violence?Une
phrasede lui fait florèsen 1967-68
« Si elles(les minoritésoppriméeset
écrasées]usent de violence,ce n'est
pas pour inaugurer une nouvelle
chaînede violence,mais pour briser
cellequi existe.Commeon veut les
abattre, elles savent ce qu'elles ris-
quent,et ~)ellessontdécidéesà assu-
mer ce risque, nulle tiercepersonne,et moinsque toute autre l'éducateur
ou l'intellectuel,n'a le droit de leur
prêcher l'abstention. » Bourdieune
dit pas autre choseaujourd'hui, la
gauche de la gauche l'applaudit, et
l'ambiguïtédemeure.
Tout est dans le mot « oppres-sion ». Quand l'injustice n'est pas
manifeste (sous-entendu, pourHabermas,en 1968 ellen'a pas,en
toutcas,l'évidenceque luiprêtent les
étudiants occidentauxqui profitentdes « trente glorieuses»), comment
justifier l'action violente? Et com-
ment arrêter chatne de la
violence? Comment éviter que larévolteet la révolutionne se retour-
nent et produisent, comme si sou-
vent, sinon toujours,le pire ou pire
qu'avant? La vulgarité et la grossiè-
reté des révoltés, qui frappèrent Hor-
kheimer et précipitèrent, dit-on, la
mort d~dorno, ne sont pas rassu-
rantes à cet égard. En « oubliant »
ces questions essentielles, pourtant
remuées par lui-même depuis des
années, Marcuse aurait, à en croire
Habermas, dénié et trahi son passé,
l'effort de la Théorie Critique, pour
penser avec la Raison les rapports de
domination et tout le passif des rap-
ports sociaux.
Marcuse lui aurait déclaré, un
jour, en montrant du doigt « l'éten-
due suggestive de l'océan tranquille »
CrOc~n Pacifique vu depuis la côte
Ouest) « Comment peut-il y avoir
encore des gens qui nient l'existence
des td~ ? Ne se mettait-il pas à
nier, justement, l'existence des idées
au profit d'un activisme révolution-
naire qui se faisait gloire d'une
« négation indéterminée et dange-
reuse, celle du grand refus ? Dans
Raison et révolution (traduit en
J96N mais écrit en 1941), il écrivait
encore, d'une phrase lapidaire, cette
véritable charte de l'Ecole de Franc-
fort « La Théorie doit préserver la
vérité, même ~f la pratique révolu-
tionnaire dévie de son droit chemin.
La pratique doit suivre la vérité, non
l'inverse. »
Mais le lisait-on, l'a-t-on lu ? A-
t-il écrit ce qu'on lui a fait dire? En
68, la pratique et la mise en ŒUtvg
de l'utopie ont précédé les analyses et
les synthèses de la vérité. C'était leur
faiblesse, on l'a vu très vite, mais
c'était aussi leur vérité, finalement,
car sans l'impatience de ce passage à
l'acte impensé et parfois insensé, il
n'y aurait jamais de rupture dans le
mur opaque de l'espaceet du tempssocial,verrouilléscommeils l'étaient
et le sont toujours par l'Etat
moderne et le poids de toutes les
contraintes imaginables. Plus criti-
quableset dangereusessont les idéo-
logiesde la ruptureet les théories(oules théologies)de la révolutionécha-
faudées après coup. Mais comment
éviterde sejustifier,d'intellectualiser
et de rationaliser le désir d'utopie?
/'emp!o!'eà desseincette expression,où se rejoignent inextricablementle
malaise personnel et la volonté de
réalisationcollective.
Car c'est à cette croiséedu désir
individuelet du devenirsocialqu'ontrouve Marcuse.Il posait, au fond,une bonne question que devient
Eros le bonheur amoureux et
se~ue! dans la civilisation quiavance et dans une société où les
autres besoins seraient progressive-ment comblés, une société, par
exemple,qui répondrait de plus en
plus aux MBuxde Marx? Ce dernier
n'a pasposécettequestion.Implicite-ment, pour lui, le bonheurdans une
sociétédes hommesréconciliésentre
eux et avec la nature serait aussi
celui du désir sexuel et amoureux
comblé.C'en serait fini de la domi-
nation et de l'exploitationsexuelles,
lesrelationsentre femmeset hommes
seraient devenues harmonieuses.
Marx était éloignéde tout modèlede
liberté ou permissivité sexuelles,
commede ceux prônéspar certains
communismesutopiquesou de celui
des îles Trobriands, cette société
matriarcaleparadisiaquedécriteplustard par l'ethnologue Malinowski
(une description d'ailleurs contes-
tée). Marx aurait probablement
approuvéLénineréfutant l'idée que,dans la sociétécommuniste,s'aimer
est aussifacile que de boireun verre
d'eau. Pour Lénine, « l'amour
requiertdeuxpersonneset peut avoir
pour résultat une troisièmevie.Cela
entraîne un intérêt social,un devoir
enversla société», et doncdes bornes
au librejeu despulsionsamoureuses.
Pourtant, le dépassementrelatifde la pénurie matérielle dans les
sociétés de consommation pose la
questionde la répressiond'Eros. Les
sociétésmodernesproductivistessont
certessoumisesau « principede ren-
dement », mais,à l'âge de l'automa-
tion, la productivité a atteint des
niveaux tels, que les individus ne
supportent plus d'être bridés dans
leurspulsionssexuelles.Ils veulentle
bonheur-liberté en tous domaines.
Marcuse s'inscrit dans ce rêve ou
cette utopie. En cela, il est /!k de
Freud. Pourtant, ~t l'on se tourne
versFreud, lecomptene semblepas yêtre, bienau contraire.Car celuiquiétait pourtant honni par les tenants
de la vieillemoralepour son « pan-sexualisme», est jugésévèrementparlespartisansde la libertésexuelleilli-
mitée. Sa faute majeure? U a par-
tagé lespréjugésde la vieilleculture
bourgeoisede son temps.Pire il en
fait la théoriepour lestransformeren
un fait de nature, universel, par
conséquent.Pour que la civilisation
progresse,nefaut-il pas, à l'en croire,briderlespulsionssexuelles,y renon-
cer temporairement, dériver leur
énergieversdesactivitéssocialement
utiles économiques,sociales,intel-
lectuelles,artistiques? N'a-t-il pasinventé l'idée, très rassurante,d'une
sublimation des instincts? N'a-t-il
pas,en outre,ému l'idéed'une « pul-sion de mort, conjointeet opposéeà
la pulsionsexuelle,qui tendà renou-
velerla vie»?
Eros et civilisation, paru en.
mai 68, développeprécisémentcette
critique du maître de Vienne,une
critique extrêmement nuancée,
cependant.Marcusene récuseaucu-
nement l'instinctde mort, maisesti-
me queThanatos, commeEros, est
conditionnépar la surrépressionquia régnéjusqu'à présent dans une
civilisation moins répressive, les
forces de la vie l'emporteraient.« Eros, libéré de la surrépression,serait renforcé et, ainsi renforcé,absorberaiten quelquesortel'objectifde l'instinct de mort. La valeur
instinctuellede la mort serait modi-
fiée.» Les« revendicationsutopiquesde rtma~tnatton ~ont capables
d'imprimer un nouveau cours, de« réconcilierprincipe de plaisir et
principe de réalité ». Nietzscheest
évoquéplus d'unefois dans ce livre.
MaispourNietzsche,ne serait-cepasvivre intensément, dépenser la vie
jusqu'à en mourir?
Les lecteursdes années 68 n'ont
pas toujours bien lu Marcuse. Ils
avaient besoind'un maître (Lacan« Comme révolutionnaires, vous
aspirezà un maître. Vousl'aurez x~ou d'une caution intellectuellepour
affirmerque touteentraveà la jouis-sance n'est que préjugébourgeoiset
répressioncapitaliste.Ils ont parfois
fait de lui le chantre de la libération
sexuelle,cequesesécritsnejustifient
guère.Il restefoncièrementfidèle à
Freud, y comprisà sa « pulsionde
mort », mais, contrairement à lui,contrairementaussià sescollèguesde
l'Ecolede Francfort, il déploieune
utopie optimiste de la civilisation,
avec une écriture militante. Il
assumele risque lié à la formula-tion directe d'une intention », dit
Habermasdans son langage~tparti-culier.D'où sonsuccès.
Maisd'où aussi le succèspresque
équivalentde WilhelmReich,levéri-
table héraut du « jouir sans
entraves », avec qui Marcusea été
trop souventet injustementassocié.
Reich, adversaire irréductible de
Freud,à ~ut il reprochede « plongersa sonde » dansle langage,défend« l'expressiondu corpsqui n'a pasbesoinde paroles». Une telledésym-bolisationde la sexualitén'a rien à
voir avec les théories de Marcuse.
Pourtant, dans les sociétéspermis-sivespostmodernes,c'est elle qui a
largementtriomphé.Marcuseaurait
parlé de « désublimationrépressivex
pourdésignercettelibérationsexuelle
qui ne sublimeplus rien et accepte
finalement, sans broncher,la surré-
pression du « principe de rende-
ment dans la vie sociale et
économique.Il a privilégiéle principede plai-
sir par rapportau principede réalité,
qui ne relève pas, selon lui, de la
nature, mais de l'histoire et de la
culture; il dépenddoncde nousde le
changer. Mais, tout en critiquantFreud, il n'a nié ni la nécessitéd'un
certainrenoncementaux pulsions,ni
la symbolisation, proprement hu-
maine, de la sexualité. On peutencorele lireavecprofitaujourd'hui,car cequ'il dit, loindes trivialitésde
Reich,donne vraimentà pensersur
les liens entre sexualitéet sociétéet
sur l'utopied'une sociétémeilleure.
La non-génération
BRUNO GUIGUE
ils eurent vingtans en 68. Nous
avonsfêté notre vingtièmeanniver-
saire en 81. Issusdes nocesextrava-
gantesdeMarx et Freud, ils faisaientéclater leur surmoi en grimpant sur
les barricadesd'une révolutionima-
ginaire. Nous voulions,nous, chan-
ger la vie par la voiedes urnes. Ils
voulaient incendier le monde avec
des motsde poète.Nous espérionsle
transformer avec des réformes de
structure. Ils réclamaientle droit de
jouir sans entraves. Nous revendi-
quions du travail pour tous. Ils pro-clamaient l'interdiction d'interdire.
Nous réclamionsla suppressiondu
laisser-fairecher aux ultra-libéraux.
Ils faisaient l'apologie d'un indivi-
dualismeérigéen art de vivre.Nous
reprochionsà lasociétélibéraleavan-
cée son culte de l'individu. Leur
modèle,c'était le spontanéismerévo-
lutionnaire, qu'ils interprétaientsur
le mode parodiquedansles amphi-théâtres de la Sorbonne. Notre
emblèmeà nous,c'était la forcetran-
quille d'un slogan publicitaire. Ils
s'adonnèrent à l'ivresse métaphy-
sique d'un Grand Soir estudiantin
qui fut commeune adolescencepro-
longée.Nous fûmes, nous, sevrésde
nos illusions avant même d'avoir
atteint l'âge adulte. Notre Cohn-
Bendit à nous, c'était un politicien
madréde la 7V Républiqueconverti
au socialismeà un âge où d'autres
prennent leur retraite. Nos barri-
cades,c'étaient des bureauxde vote.
Notrepart!, la vieilleSFIO rafistolée
pour les besoinsde la cause.Enfants
gâtés du baby boom, ilsformaientla casteinsouciantedesprivilégiésde
la croissance.Rejetonsdes « trente
glorieuses», ils bénéficiaientd'une
richessepour laquelle ils affectaientle plus profond mépris, faute sans
doute d'en voir le caractère uniquedans l'Histoire. Ces nantis de la
prospérité occidentale étaient les
héritiersd'une génération meurtrie,cellede la SecondeGuerremondiale.
En avaient-ilsseulementconscience?
Nul ne le sait. Mais ils agissaientcommesi la chance accordéeà leur
génération leur conférait le droit
inaliénablede vomir leurs aînés. La
société qui les accueillait en leur
sein, ils la maudissaient commeun
adolescentboudeurrejettel'affectiond'une mère envahissante.Mais, au
mêmemoment,la sécuritédu lende-
main leurpermettaitde donner libre
courstous lesexcès.Dès lorsqu'ilsdemeuraient verbaux, qui se serait
souciéd'une telleeffervescencejuvé-nile? Aprèstout, on leur pardonne-rait aisément leur effronterie,
puisqu'ellene portait à conséquence
ni pour eu~-mêmes, ni pour les
autres.
Nous n'eûmes pas l'occasion,
quant à nous,de goûterceprivilège.Non que le sort qui nous était im-
parti en cesannées 80 eut été impi-
toyable. Mais si nos ambitions
n'étaient pas moins pures, elles
étaient forcément plus prosaïques.Nous n'étions pas assez naifs pour
confondre François Mitterrand et
LéonT)'oM~.Nous aspirionségale-ment à des changementsradicaux,
tout en sachant qu'ilsétaient impos-sibles.Notre révolte? Entre le prin-
cipe de plaisir et le principe de
réalité, elle dut très vite choisirson
camp.L'emphaserhétoriquene nous
était pas inconnue,et nous n'avons
pas répugné,nous non plus, à nous
soûlerd'idéologie.Lecaliceenivrant
des lendemains qui chantent, nous
l'avonsbu jusqu'à la lie. On se sou-
vient encore de ceux qui voulaient
rompreavec le capitalismeen trois
semaines et faire tomber les têtes
récalcitrantes.Mais avons-nouscru
un seul instant à ces billevesées?
L'eussions-nousfait que la réalitése
fût chargée de nous déniaiser. Si
nousavonsfeint de croireà la fable,c'est en raison des vertus mobilisa-
tricesque nous lui prêtionsgénéreu-sement. Ce fut au demeurant notre
principaleerreur avoirtransposéen
ces temps de crise profondele lan-
gage qui convenait aux prospérités
insatisfaites.Aveuglesaux mutations
en cours, nous n'avons pas perçuimmédiatement l'inadéquation de
nos schéma.!de pensée.Mais l'his-
toire ne nous a pas autorisé bien
longtempsà perpétuercetteméprise,et la désillusion fut d'autant plus
brutale. Certes, la France a connu
desmomentsplusdramatiques.Mais
la crisedesannées80 a cecideparti-culierqu'elleconstituedepuislorsun
horizonindépassable.La vérité,c'est
donc que notre génération a été
promptement rattrapée par le réel.
Cen'estpas la révolution~ut estper-manente, c'est la crise. Et notre
avenirs'est inscrit,d'emblée,dans le
trounoir de nosespérancesdéfaites.Lessoixante-huitards? Ceuxque
nousconnaissonssontdevenuspubli-
citaires,journalistesoupoliticiens.Ils
ne sont pas moins conformistesqueles autres, mais ils ne sont pas plus
cyniques. La communication est
devenue leur métier parce qu'elleétait leur vocation.Ets'ilsont réussi,
c'estqu'ils ont tôtfait l'apprentissagedu verbe, bénéficiant d'une libéra-
tion de la parole qui demeure
l'acquis essentielde la période.Les
orateurs prolixes des Assemblées
générales estudiantines ont excellé
dans le domainede prédilectionquiétait le leur le mondedesformes.Faut-il leur en faire grief? A défautd'un mondenouveau,toutecetteagi-tation aura du moinsaccouchéd'un
style.A défautd'une politique,d'une
esthétique.Et faute de réaliserune
grande ambition collective,Mai 68
aura été le creusetd'ambitionsindi-
viduellesqui n'en sontpas illégitimes
pour autant. Je dirai même grandbien leur fasse. Mais nous avons,
nous, le droit de ne pas nous sentir
concernés.Car le récit de la gesteétudiantede nos aînésnousconvieà
une nostalgiepar procurationinapteà nousfaire vibrer.Quels quesoient
leseffortsque nousconsentionspouren humer l'atmosphère,il exhaleun
parfum d'étrangetéquifait sonchar-
me, mais ne lui confèreaucun pres-
tige.Enigmatiqueet lointain, 68 est
pour ma génération un non-événe-
ment par excellence nousn'y étions
pas, et n'en éprouvonsaucun regret.Entre lui et nous,il n'est pas defilia-tion qui tienne, ni de reconnaissance
de dette possible nous sommes la
non-génération. L'extravagance de
cette révolutionpour rire nous laisse
rétrospectivementfroids. Convenons-
en la célébrationde ce trentenaire
ne suscitechez nom qu'une indiffé-rence légèrement teintée d'ironie.
Mais ce n'est pas seulement parce
que l'événement s'est déroulé sans
nom et n'a aucune résonanceaffec-tive.C'estsurtoutparcequ'il nousest
inappropriable, et parce que notre
époque appelle des révoltes plusmatures.
Centre Départementdu développement
Georges-Pompidou culturel
Table ronde:
A quoi servent les revues, aujourd'hui ?
Lundi 15 juin 1998, à 19 h 30
Tipi/piazza
Organisé avec l'Association Ent'ra~ La Revue des Revues
et la collaboration de J7MEC.
avec:
Lothar BAIER,Olivier CoRpET,Antonin LiEHM,le Père Henri MADEUN,
Michel SuRY~
Les revues vivent, nul ne l'ignore, une existence toujours précaire et
menacée. En France, par exempte, les revues sont loin de bénéficier des
tirages et de l'audience qui étaient les leurs au lendemain de la
Libération quand les grands médias se faisaient naturellement l'écho
de leurs audaces ou de leurs querelles.
Pourtant, malgré les difficultés, le monde des revues demeure le lieu
d'élection des forces vives de la culture, l'instrument de prédilection de
la création littéraire et de la diffusion des idées.
Entréelibredanslamesuredesplacesdisponibles
Pour toutes informations
au Centre Georges-Pompidou 01 44 78 42 40
à Ent'revues 01 47 03 40 03
Etudes M. rue d'Assis 75006 Pari! Juin )996 ? 3886
PHILIPPE BRETON
Plaidoyer
pour une nouvelle rhétorique
Lesnormesduconvaincredans l'espace public
N
Cet article pose la question de la pertinence de l'existencede
normesdu débat dans l'espacepublic,dans un contexteoù les manipu-
lations dela parolesont nombreuses,en tousdomaines. Il est l'occasion
de rappelerque la disparitionde la rhétorique commedisciplinea privé
notre cultured'un creuset,justement, de tellesnormes,c'est-à-dired'un
lieu où i'ethtque et les techniques,dans le champ de la parole et de la
communication,pouvaientêtre confrontées.
entend ici par débat dans l'espace public. Nos sociétés
démocratiques occidentales organisent en leur centre, dans
la reproduction de la geste grecque, un espace public per-
manent où se rencontrent les idées et les hommes, en
dehors de leurs structures de vie habituelles, notamment
privées et familiales. Toutes sortes de questions et de pro-
positions y sont discutées, d'ordre politique, social, com-
mercial. On cherche à se convaincre mutuellement aussi
bien de partager des valeurs que d'adopter des comporte-
ESSÀ)1
PRÉCISONStout d'abord ce que l'on
ments. C'est le monde de la politique, des débats de
société, de la publicité et de la communication. Lesdébats
y sont menés essentiellement sur deux registres discursifs,l'un consacré à l'information, l'autre au convaincre. Les
médias ont pris une place progressivement importante,voire dominante, dans ce vaste forum permanent. Ils ten-
dent à acquérir le monopole de la circulation des énoncés
visant à informer et à convaincre.
Les éléments de ce décor, bien connu par ailleurs,étant posés, nous pouvons revenir à notre question princi-
pale, celle des normes. L'obstacle à toute réflexion sur ce
point concerne la pertinence même de cette question. Elle
est déniée par ceux qui considèrent que toute norme dans
ce domaine constitue une limitation intolérable par rap-
port à un idéal de l'espace public où la parole circulerait
sans aucun frein.
Pouvoir tout dire ?
Un espace public démocratique serait un lieu où,
par définition, on pourrait et devrait pouvoir tout dire et de
n'importe quelle façon. La liberté d'expression la plusabsolue serait la norme ou, plutôt, elle serait l'antinorme
par excellence. La déontologie médiatique s'arc-boute sur
cette exigence d'une liberté d'expression absolue, dont la
moindre exception menacerait l'ensemble du système.L'alternative est la suivante ou l'on est en faveur de la
liberté d'expression (donc sans limite), ou l'on est du côté
de ceux qui veulent la limiter, l'asservir,bref, du côté des
dictatures et des régimes non démocratiques.Le tout s'appuie sur une valeur-clé du monde
moderne la transparence. Au nom de cette valeur, tout
doit pouvoir être su et dit. La primauté de cette valeur
s'accompagne d'une extension de la sphère publique qui
gagne sur le domaine privé, dont des pans entiers doivent
désormais être accessibles au regard public, au nom du
droit à l'information conçu comme sans limite.
Dans l'esprit de ceux qui en sont les promoteurs les
plus ardents, la liberté d'expression serait menacée à l'inté-
rieur même des démocraties au moins dans trois
domaines la régulation du langage par l'implicite du poli-
tiquementcorrect;l'existence de groupes sociauxcomme les
sectes; la volonté toujours aux aguets des Etats de s'ingérerdans le travail des médias.
Lepolitiquement correct, réalité nord-américaine parailleurs assez insaisissable, constituerait une sorte de policedu langage et surtout du lexique, contraignant normative-
ment à renoncer à certains termes et à en utiliser d'autres
(ainsi, on ne parlerait plus des hommes mais des hommes
et des femmes, pour que le mot ne soit plus le vecteur d'un
sexisme inégalitaire). Les sectes constitueraient autant de
lieux publics où l'individu serait privé de liberté d'expres-
sion, conditionné psychologiquement dans sa liberté de
pensée et contraint de voir le monde autrement qu'il n'est.
Enfin, les gouvernements et les Etats seraient en permanen-ce tentés d'utiliser leur pouvoir régalien pour imposer une
limitation de la totale liberté d'expression que garantissentles médias. L'ingérenceconstituerait ici une menace perma-
nente, qui n'attend que l'occasion pour s'actualiser.
L'irruption des nouvelles technologies de communi-
cation et de réseaux a prolongé les débats sur ces questions.Certaines facilités techniques, comme la circulation trans-
frontières des informations via Internet, ont été utilisées
pour renforcer le point de vue qui valorise une totale
liberté d'expression par delà les frontières et les législationsdes Etats. Lediscours d'accompagnement et de valorisation
des nouvelles technologies de communication est l'un des
principaux vecteurs qui privilégient le libéralisme le plustotal dans la circulation de la parole.
En résumé, la doxaen matière de parole dans l'espace
public est que celle-ci doit être totalement libre, au risquene pas l'être du tout. Dans ce domaine, comme dans
d'autres, il est donc interdit d'interdire. Aucune norme ne
régulerait la parole, et la situation actuelle y compris la
volonté de supprimer les trois exceptions notées plus haut
(le langage politiquement correct, les pratiques des sectes
et la menace de la censure étatique) devrait être main-
tenue en l'état.
Le propos de cet article est de montrer, d'une part,
que ce point de vue est étonnamment abstrait, car, dans la
réalité, la parole, comme sa circulation dans l'espace
public, est réglée par un jeu de normes implicites et de
contraintes fortes, et, d'autre part, qu'un tel point de vue
celui qui privilégie la liberté d'expression, au détriment
d'autres libertés tout aussi fondamentales porte peut-être, paradoxalement, une menace sur la liberté de parole
qui est au fondement de nos démocraties.
Les normes de la liberté d'expression
Il est difficile de soutenir qu'il n'y a pas de normes
dans l'espace public du point de vue de la parole. La plu-
part des législations dans les pays occidentaux limitent la
liberté d'expression dans un certain nombre de cas, qui,
tout en étant bien précis, n'en rejaillissent pas moins sur
l'ensemble des débats. En France, la loi dite loi Gayssot, du
nom du député communiste, maintenant ministre, qui l'a
rédigée et proposée, réprime, entre autres, tout propos dit
révisionniste. Dire dans l'espace public que les camps
d'extermination n'ont pas existé pendant la dernière guerre,
que ces camps étaient, par exemple, de simples camps de
détention ou de travail, ou que les chambres à gaz n'ont
jamais existé, est une parole qui rend son auteur passible
d'une inculpation et d'une condamnation. De même pourles propos ouvertement racistes et xénophobes. Rappelons
que l'adoption de cette loi n'a pas été simple et a suscité de
nombreuses résistances au nom de la liberté d'expression.
Certains sites sur Internet, appartenant pourtant à des per-
sonnes peu suspectes de sympathie avec de telles idées,
abritent volontairement des messages révisionnistes, afin
que cette liberté soit garantie d'un contexte de censure.
Ces bornes de la parole ne sont pas négligeables, car
on peut supposer que, si elles n'existaient pas, un certain
nombre de débats politiques seraient de nature différente.
Elles obligent ceux qui souhaitent les franchir à des contor-
sions linguistiques peu pratiques, comme, par exemple,
l'affirmation que les camps, et tout ce qui s'y passait, étaient
un « point de détail » dans l'ensemble du conflit, ce qui
conduit à nier qu'il s'y soit déroulé quelque chose d'impor-
tant. Encore peut-on considérer, dans ce cas, que ce propos,
par extension, peut tomber sous le coup de la loi Gayssot.
Impossible, également, de diffamer autrui sans que
la justice risque de s'en prendre à ceux qui se livrent à un
tel exercice. Ainsi, croyant, au nom de la liberté d'expres-
sion, pouvoir faire d'une simple hypothèse une affirma-
tion, les deux journalistes ayant soutenu que deux anciens
ministres avaient commandité l'assassinat du député Yann
Piat, se sont retrouvés face à la justice et leur livre fut em-
pêché de diffusion. Cette norme juridique, qui frappe de
plein fouet l'exercice de la parole, oblige à référer tout pro-
pos sur autrui à un minimum de preuves.
De même pour la publicité, dont les messages sont
encadrés par l'impossibilité du mensonge flagrant ou de
toute posture qui nuirait à autrui. Ainsi, la campagne
publicitaire de l'Italien Benetton, qui montrait (enautomne 1993) des parties nues de corps humains mar-
quées du tampon « HIVpositive »,a été condamnée par la
justice française, au motif suivant « En prenant le risquede lancer, dans un domaine sans lien aucun avec leurs acti-
vités commerciales, une campagne publicitaire ambiguë,
qui laisse la place à des associations d'idées nuisibles aux
personnes dont la souffrance se révèle exploitée d'une
façon provocante, les sociétés défenderesses ont commis
une faute ouvrant droit à réparation, au profit de ceux quien ont souffert (décision d'une Cour d'Appel française, le
28 mai 1996).
La régulation implicite
Lesnormes juridiques ne sont pas les seules à enca-
drer la liberté d'expression. Un certain nombre de normes
sociales, implicites régulent les débats. Dans les affronte-
ments verbaux auxquels se livrent régulièrement, dans les
médias, les hommes politiques, la courtoisie, sans être une
pratique constante, n'en est pas moins une valeur norma-
tive de référence. Celle-ci est d'ailleurs en décalage avec les
pratiques verbales, volontiers insultantes ou brutales, quicaractérisent les débats hors caméra ou hors micro, à
l'Assemblée Nationale, par exemple.De même, le renoncement à l'emploi systématique
et grossier de la manipulation, dans le but de l'emporter à
tout prix sur son adversaire, semble être la norme d'une
partie de la classe politique. D'une façon générale, tout ce
qui donne l'apparence d'une véritable discussion à un
débat médiatisé est la norme, même lorsque celle-ciest une
rhétorique superficielle visant surtout à affirmer que, soi-
même, on l'observe, contrairement à son interlocuteur,comme l'illustre le « Je ne vous ai pas interrompu »,désor-
mais lieu commun.
Le recours à ces normes du discours n'est pas seule-
ment une limitation, au sens où un certain nombre de
paroles ne peuvent pas être dites (même si on les pense et
qu'on les exprime dans l'espace privé). Il rend possible (cepoint est rarement souligné) un certain nombre de débats
qui, autrement, auraient tourné court. L'insulte, par
exemple, est souvent un raccourci qui, s'il ne peut pas être
emprunté, contraint à un minimum d'explication. On
remarquera également que ces normes, notamment lors-
qu'elles sont juridiques, font référence à un double niveau,
celui d'une violence infligée à autrui (la Loi, on le sait,
dépossède les particuliers de l'exercice de la violence, y
compris verbale) et celui du recours à la vérité comme réfé-
rent. C'est à la fois parce que les camps d'extermination
sont une réalité attestée par les témoins et les historiens et
parce que la négation de leur existence porte atteinte aux
victimes directes ou indirectes, qu'une parole négationniste
est légalement condamnable.
De même, ici (bien que les deux exemples ne soient
pas dans leur contenu comparable), pour la publicité de
Benetton, qui est injustifiée dans son contenu car il n'y a
pas de rapport entre le message et le produit vendu et
qui porte atteinte à une catégorie particulière de la popula-
tion, les personnes séropositives. Même dans le registre des
normes du langage non juridiques, ce double recours est
présent. Sont théoriquement bannis de tout débat public à
la fois le mensonge et la violence verbale.
On remarquera que les normes juridiques, dans le
domaine de la parole, s'intéressent généralement très peu
aux méthodes du discours, pour privilégier plutôt leur
contenu. On peut condamner une parole pour ce qu'elle
exprime (un propos raciste, par exemple), pour la blessure
psychologique et morale qu'elle peut provoquer, ou pour
un rapport trop contradictoire avec les faits (dans le cas de
la publicité mensongère), ou avec la vérité historique (dans
le cas du négationnisme). Mais jamais on ne juge sur un
plan juridique les procédés manipulatoires en tant que tels.
Utiliser dans un débat public un amalgame, aussi manipu-
latoire soit-il, ou un énoncé désinformateur, même s'il
viole des normes implicites, ne rentre dans aucune caté-
gorie juridique connue.
La manipulation de la parole
Or, malgré l'existence de ces normes qui régulent
actuellement l'usage de la liberté d'expression, les abus
dans ce domaine sont nombreux et variés. Trop souvent, la
liberté d'expression est utilisée pour manipuler autrui.
Cette manipulation est à la fois une violence dissimulée
comme telle et une inflexion trompeuse des faits. De nom-
breux textes 1 ont décrit avec précision les techniques de
manipulation et leurs nombreux usages en politique, dans
la publicité et la communication, dans le monde du travail
où fleurissent depuis peu de curieuses techniques de com-
munication interne et de gestion des ressources humaines.
Le recours massif et permanent aux manipulations cogni-tives ou affectivesdans le domaine du convaincre, s'est
poursuivi bien après la fin de la guerre froide.
L'hypermédiatisation des débats a infléchi la parole
politique à laquelle on a commencé, dès la fin des années
cinquante, à appliquer les règles du marketing et de la
publicité classique. Comme le remarquait à l'époque Vance
Packard, un des témoins privilégiés de cette transfor-
mation « En quelques brèves années, dont l'apogée fut la
campagne présidentielle de 1956, les conseillers en
communication politique effectuèrent des changements
spectaculaires dans les caractéristiques traditionnelles de la
vie politique américaine. Ils y réussirent en s'inspirant des
idées de Pavlov et de ses réflexesconditionnés, de Freud et
de ses images du père, de Riesman et de son idée de conce-
voir les électeurs américains modernes comme des specta-teurs-consommateurs de la politique, de Batten, Barton,
Durstine, Orbon et de leur science publicitaire 1.
La remontée, dans la plupart des pays occidentaux,des courants d'extrême-droite a, elle aussi, infléchi la
nature des débats politiques. On y a vu refleurir un certain
nombre de techniques manipulatoires, notamment l'amal-
game, utilisé pour défendre les thèses xénophobes.L'influencecroissante des partis d'extrême-droite a entraîné
dans son sillage le recours à de telles techniques par des
hommes politiques n'appartenant pas à cette mouvance,mais qui utilisent ces méthodes pour se concilier un élec-
torat infidèle. Sous la conjonction de ces deux facteurs
(hypermédiatisation du débat politique et présence active
de l'extrême-droite), les normes implicites qui limitaient le
recours à la manipulation dans l'espace public servent de
moins en moins de référence en politique.
Une partie non négligeable des messages publici-taires, ou même de la communication institutionnelle, uti-
lise, quand on y regarde de près, de véritables méthodes
manipulatoires de l'opinion. Pour ne prendre que cet
exemple, la publicité, directe ou indirecte, pour le tabac,
1. Par exemple, SergeTchakhotin~L~Vto~~
foules par la propagandepolitique,Gallimard, 1952;et Vance Packard, La Per-
suasion clandestine, Cal-
mann-Lévy, 1963.
2. Voir notre ouvrage, La
Parole manipulée, La
Découverte, 1997.
3. Vance Packard, op. cit,
p.170.
depuis les années cinquante, relève presque entièrement de
la manipulation mise en oeuvre consciemment, et de façon
organisée, par les publicitaires et certains universitaires qui
leur ont prêté main forte. Dans ce domaine, il n'y a pas de
norme qui vaille, l'important étant, d'une part de contre-
carrer toute incitation contraire à l'acte de fumer, même
lorsque celle-ci est d'ordre médical, d'autre part de stimuler
la consommation la plus large possible, y compris en direc-
tion de populations de plus en plus jeunes. En commu-
nication aussi, certaines normes ont été laissées de côté. Le
vaste secteur de la fabrication des réputations, celui qui
consiste, par exemple, à fabriquer l'image d'une entreprise
ou d'une région, ne dédaigne pas de recourir à des tech-
niques de déformation et de recadrage qui relèvent plus de
la manipulation que de l'argumentation.
Dans ces deux domaines, publicité et communica-
tion, les pratiques n'ont pas énormément varié depuis
l'après-guerre, et les normes n'y ont jamais été très fortes.
Le changement vient de ce que la publicité, dans son
ensemble, assez largement critiquée et analysée dans ses
aspects manipulatoires pendant longtemps, est actuelle-
ment plutôt valorisée. Certains sociologues y voient désor-
mais un « pouvoir sans conséquence » (Gilles Lipovetsky).
Ses techniques sont pourtant les mêmes et son impact est
globalement croissant. Si la publicité rencontre certains
freins à son influence, ils sont souvent liés à la raréfaction
des ressources affectées par les ménages à la consomma-
tion, du fait de la crise sociale et économique. Le domaine
des relations de travail est, lui aussi, largement irrigué par
de multiples techniques inspirées de méthodes comporte-
mentales assez largement manipulatrices' (comme, par
exemple, la PNL Programmation neuro-linguistique).
La liberté de réception
La caractéristique majeure des techniques de mani-
pulation de l'opinion est, comme l'ont remarqué tous les
spécialistes de ces questions', qu'elles limitent la liberté de
l'auditoire. Elles sont conçues à l'inverse des techniques
d'argumentation, afin de priver cet auditoire du choix
d'adhérer ou non à ce qu'on lui propose. Nous sommes
donc dans un cas de figure très particulier, où, à une
intense liberté d'expression, correspond une très faible
« liberté de réception ». Lorsqu'elle n'obéit que très peu à
4. Yves Winkin, Elé-
ments pour un procès de
la PNL», MâdiAnalyses,n° 7, septembre 1990,
p. 43 50.
5. Voir la revue bibliogra-
phique faite par Robert-
Vincent toute et
Jean Léon Beauvois, Petit
Traité de manipulation d
l'usage des honnête gens,Presses Universitaires de
Grenoble, ]987.
799
des normes, la liberté d'expression se réduit à être un
instrument de pouvoir au servicedes puissants, de ceux, en
tout cas, qui ont les moyens institutionnels ou financiers
d'influencer sans limite l'opinion. Les spécialistes de ces
techniques ne sont pas les derniers, on s'en doute, à faire
l'apologie d'une liberté d'expression sans retenue, la plustotale possible.
On soutiendra que, dans un certain nombre de cas,les publics étant adultes, les tentatives de manipulationn'aboutissent pas. Elles seraient sans conséquence. A cela
on peut répondre à deux niveaux. D'abord, on compren-drait mal que, même si l'on ne sait pas avec exactitude
comment cela marche, tant d'investissements soient faits
sans espoir de retour la publicité, la communication poli-
tique obtiennent des résultats non négligeables. Ensuite,
n'est-il pas inquiétant de constater que, effectivement, une
partie de l'opinion se protège et se détache de toutes les
entreprises de conviction qui s'adressent à elle dans l'es-
pace public? N'y a-t-il pas là les germes d'un repli sur soi
particulièrement nocif au lien social, qui aurait pour ori-
gine l'absence croissante de recours à des normes qui
garantiraient non seulement la liberté d'expression, mais
aussi la liberté de réception?
La fragilité des normes de la parole
Après avoir constaté la présence, dans l'espace
public, de normes soit juridiques, soit tacites (normes
sociales) qui régulent la liberté de parole, nous avons sou-
ligné l'importance, malgré l'existence de ces normes, du
recours aux techniques de manipulation de la parole. Le
paradoxe est ici que l'excroissancede la liberté d'expressionsans contrepartie que constituerait la garantie d'une
véritable liberté de réception vient limiter gravement la
liberté de parole.Cette notion est ainsi conçue comme une valeur
plus vaste et plus essentielle, qui inclut l'ensemble des par-tenaires dans un schéma de communication où chacun est
appelé à jouer un rôle actif et responsable; il faut y ajouterici, bien que cela n'ait pas encore été mentionné, la ques-tion de la liberté de médiation, qui ne se confond pas avec
la liberté d'expression, tout en pouvant contribuer à la
garantir.
D'où vient que les normes de la parole dans l'espace
public soient finalement si fragiles et ne constituent pas,
en tout cas, un rempart suffisant face aux tentations et aux
pratiques de la manipulation? On trouvera sans doute des
éléments de réponse dans l'exaltation contemporaine
d'une valeur devenue de plus en plus centrale tout au long
du xx' siècle, l'efficacité et son corollaire, le pragma-
tisme. Transposé dans le domaine de la parole pour
convaincre, le souci d'efficacité fait préférer le recours à des
techniques de raccourci, d'évitement du détour argumen-
tatif, de la mobilisation de tout ce qui permet d'obtenir un
résultat immédiat, sans le risque que l'auditoire puisse être
tenté par un choix alternatif. Il est souvent plus efficace, au
moins à court terme (mais ne sommes-nous pas dans une
civilisation de la vitesse et du court terme?), de manipuler
que d'argumenter.
Une autre cause de cette fragilité des normes est l'in-
tense division du travail qui caractérise le domaine du
convaincre (avec, notamment, l'émergence de multiples
professions dans la communication), qui a pour effet de
déresponsabiliser les différents intervenants d'une chaine
de plus en plus longue celui qui rédige le message n'est
que rarement celui qui devra l'assumer, encore moins celui
qui sera chargé de le transmettre.
La nécessité d'une nouvelle rhétorique
Mais l'absence d'influence des normes de la parole
nous renvoie, peut-être plus fondamentalement, à l'absence
dans notre culture d'une discipline qui articulerait entre
eux le niveau des techniques de la parole et de la commu-
nication et le niveau éthique des conditions de leur
emploi. Il nous faut renoncer, en effet, à l'idée d'un monde
qui serait globalement menteur et intentionnellement
manipulateur. Constater la présence de nombreuses tech-
niques de manipulation dans l'espace public renvoie le
plus souvent à une incompétence et à une méconnaissance,
plutôt qu'à une volonté délibérée (qui existe pourtant,
dans un certain nombre de cas).
La faiblesse des normes tient plutôt, dans ce do-
maine, au manque évident d'articulation entre technique et
éthique. Il suffit, pour s'en convaincre, d'observer le com-
portement des nombreux jeunes, fraîchement sortis
d'écoles de commerce ou de communication, mettre en
oeuvre parfois sans limite une culture du convaincre forte-
ment teintée de pratiques manipulatoires, qu'ils n'ont, le
plus souvent, pas même conscience d'utiliser.
On n'insistera pas assez, dans cette perspective, sur
les dégâts majeurs commis dans notre culture et nos pra-
tiques du débat public, qui sont associés à la disparition de
la rhétorique de nos programmes d'enseignement et, d'une
façon plus générale, de notre horizon intellectuel. Bien sûr,la rhétorique classique, celle qui a disparu du lycée et de
l'université en 1902, s'était largement dégradée. Ellen'était
plus, pour l'essentiel, qu'un art oratoire vain, articulé sur
des figures de style plutôt que sur l'apprentissage de rai-
sonnements pour convaincre. La leçon aristotélicienne
avait été en partie oubliée. Mais la rhétorique n'en consti-
tuait pas moins le cadre idéal de son propre renouvelle-
ment, qu'appelait le développement tous azimuts, des
pratiques du convaincre au xx*siècle.
La rhétorique constituait surtout le cadre unique où
peuvent s'articuler, comme Aristote et les grands profes-seurs de rhétorique de l'Antiquité l'avaient fait, une éthiqueet une pratique de la parole. Sans cette articulation, le
règne de la sophistique est sans limite, ce que, hélas, nous
constatons aujourd'hui. Tout appelle donc l'émergenced'une nouvelle rhétorique, dont certains auteurs ont déjà
jeté les bases 6, seul creuset possible pour refondre les
normes de la parole dans l'espace public, de telle façon quela liberté de chacun puisse être garantie.
PHtUPPEBRETON*
Chercheur au CNRS; auteur, notamment, de L'-Ar~umcn~tttondans communt-
catton. La Découverte, t996, et L~ Parole manipulée, La Découverte, 1997.
6. Voir, par exemple, Ch.Perelman, L. Olbrechts-
iyteca,~ttedfi'~M-mentation, la nouvelle
r~tcnquc.Ed.det'Uni-versité de Bruxelles, 1970.
Etudes 14, rue d'Assas 75006 Paris Juin !998 ? 3886
RELIGIONS ET SPtRtTUAUTÉS
Edith Stein
L'histoireensecret
MARCUERfTE LENA A
.LjDrm STEtNa été une âme de silence. Elle
n'aimait pas parler d'elle-même et savait fort bien faire la diffé-
rence entre ce qui relève de l'ordre du discours et ce que doit pro-
téger le silence. A son amie Iledwige Conrad-Martiu's qui
l'interrogeait sur sa conversion, elle répondit Mein Geheimnis
gehort mir, « mon secret est à moi ». Pudeur? Pas seulement, si
l'on en croit les développements ultérieurs qu'elle fait, dans La
Science de la Croix, sur « le sanctuaire fermé de l'âme, qui « est en
même temps le lieu de sa liberté » et auquel nul ne saurait avoir
accès par voie de connaissance théorique. Car en ce for intime
« Dieu lui-même a élu domicile et « nous devons admettre que
les anges gardent avec un saint respect le sanctuaire fermé ». De
quel droit, dès lors, l'ouvrir?
Or, ce qu'Edith Stein écrit ainsi de l'intériorité spirituelle où
se joue l'histoire en secret de chaque homme, où s'est jouée la
sienne lorsque, après une longue et douloureuse maturation inté-
rieure, elle se tourna vers le Christ, vaut également de l'histoire
universelle. Elle aussi a un point aveugle, rebelle aux investi-
gations positives comme aux systématisations spéculatives, où se
décide le destin collectif de nos libertés. C'est même peut-être un
des traits saillants de notre siècle que d'avoir, face à ce point
aveugle, réduit au silence les philosophies triomphales de l'His-
toire. Peut-on dire, pour autant, qu'en cet abîme creusé par la
liberté des hommes dans la trame sensée de l'histoire, « Dieu lui-
même a élu domicile ? Peut-on soutenir le poids de cette affir-
mation lorsque l'abîme s'appelle Auschwitz?
A ce silence d'Auschwitz, la mort d'Edith Stein fut livrée. Le
9 août 1942, elle y disparaissait, une parmi un million six-cent
mille victimes, de la mort absurde, industrielle et anonyme de
tout un peuple. De l'événement ultime de sa mort, pas plus que
de celui de sa conversion, nous ne saurons rien. Une trace abolie
sur le sable de l'Histoire.
Ce silence pose d'emblée un interdit sur toute tentative de
récupération ou de rejet de la figure d'Edith Stein, en deçà
du lieu où elle se tient et où elle nous entraîne. Sa canonisation,
annoncée pour juin dernier, fut différée par respect pour la
conscience juive, qui risque de percevoir cette reconnaissance
solennelle de l'Eglise, et le titre officiel de martyre conféré à Edith
Stein, comme une mise à part arbitraire de cette femme par rap-
port aux millions de victimes anonymes, et qui redoute à juste
titre les abus d'une théologie de l'expiation ou de la substitution.
Cette canonisation a été finalement décidée pour octobre 1998.
Réjouissons-nous en, mais ne nous hâtons pas de poser sur Edith
Stein une étiquette, fût-elle en forme d'auréole. Laissons-nous
mener en ce lieu de la Croix, gond et pierre d'achoppement de
l'histoire universelle comme de nos histoires singulières. C'est le
lieu du scandale, de l'homme défiguré, du Verbe fait cri et silence,
de la division et de la dispersion. Mais quiconque est mené à
l'ombre de la croix, comme il en fut pour Edith Stein, et laisse
« symboliser » toutes ces choses en son coeur, comme le fit Marie,
voit se lever, sur les deux peuples convoqués là, une unique et
indivisible lumière; « Le traducteur est comme une vitre qui laisse
passer toute la lumière, mais qu'on ne voit pas elle-même », écri-
vait Edith Stein encore adolescente. Sa vie et sa mort, si directe-
ment et douloureusement affrontées au texte le plus obscur de
notre siècle, ont peut-être reçu mission de le traduire, non en
mots mais en lumière.
LETRAVAILDE LAVÉRITÉETLASCIENCEDE LACROIX
Peut-on encore penser après Auschwitz? Mais comment ne
pas penser après Auschwitz, comment ne pas penser Auschwitz
sans donner raison à ceux qui, là-bas, ont voulu réduire l'homme,
éteindre l'esprit? Pour célèbre et autorisée qu'elle soit, la questiond'Adorno n'est donc peut-être pas la plus pertinente. J'y préfèrel'avertissement modeste d'Emmanuel Levinas la tâche et la res-
ponsabilité les plus hautes de la pensée consistent à « prévenirl'instant de l'inhumanité ». De cette vigilance, l'intelligencecultivée de l'Europe des années trente n'a pas été capable, sauf
admirables exceptions. Aussi ne faudrait-il pas que la mort
d'Edith Stein vienne occulter son itinéraire proprement philo-
sophique. Nous perdrions ainsi la cohérence intime de sa proprehistoire sans ce travail de la pensée qui la précède, sa mort elle-
même est mutilée d'une part essentielle de son sens. Mais, sur-
tout, nous nous priverions d'un de ces rares témoins qui ont su,
au foyer même de leur pensée, avecune pénétration rare, « préve-nir l'instant de l'inhumanité ». Evoquons donc quelquesmoments de son itinéraire intellectuel, dans le seul souci d'y repé-rer les indices qui permettent de configurer sa mort selon la cohé-
rence de sa propre pensée, et qui appellent, aujourd'hui encore, la
réflexion.
Aimer la vérité
On l'a souvent souligné une constante de la vie intellec-
tuelle d'Edith Stein fut son amour de la vérité. Depuis la brillante
lycéenne de Breslau jusqu'à la jeune infirmière volontaire qui partau front, en 1914, avec en poche les Ideende Husserl et L'Odysséed'Homère, depuis le professeur du lycée dominicain de Spire
jusqu'à la carmélite consacrant les dernières heures avant son
arrestation à rédiger La Sciencede la Croix, il y a là une trame
unique, le travail d'un unique désir. « Ma quête de la vérité était
mon unique prière », écrit-elle de ses années d'adolescente, alors
qu'elle avait cessé toute pratique religieuse juive. « Voilà la
vérité »,s'exclame-t-elleen refermant, au terme d'une nuit de lec-
ture ardente, la Viepar elle-même de Thérèse d'Avila.Et Hussserl,
son vieux maître, apprenant sans vraiment la comprendre son
entrée au Carmel, en 1933, dira simplement « En elle, tout est
absolument vrai ». C'est donc à cette notion à la fois si simple et
surdéterminée de vérité qu'il faut d'abord recourir pour penserl'itinéraire intellectuel d'Edith Stein et en situer la force prophé-
tique. Car un régime totalitaire est toujours et avant tout une vio-
lence et une offense faites à la vérité une erreur et un mensonge.
Dans l'Allemagne humiliée des années 20, même dans le cercle
brillant des jeunes philosophes réunis autour de Husserl, même
dans les Eglises, le discernement politique exigeait sans doute,
avant toute chose, cet humble et tenace amour de la vérité qui
était en Edith une disposition native de l'âme, avant de devenir le
lieu d'un intense travail intérieur.
La démarche phénoménologique
Travail mené au coeur de l'expérience intellectuelle de la
modernité. Car Edith Stein appartient, par sa formation, au même
horizon philosophique que Heidegger ou Sartre, Merleau-Ponty
ou Levinas. La découverte de la phénoménologie, à vingt-et-un
ans, fut sa première rencontre décisive avec l'expérience de la vérité
et le terreau de tous ses travaux ultérieurs, à commencer par sa
thèse (1916), jusqu'à ceux qu'elle consacra à Denys l'Aréopagite, à
Saint Thomas et à Saint Jean de la Croix. Elle expérimente alors la
double libération que Husserl apportait à l'Université allemande,
parallèle à celle que, peu de temps auparavant, Bergson avait
apportée à l'Université française libération par rapport à l'interdit
kantien barrant l'accès aux « choses mêmes »; libération par rap-
port au positivisme réduisant le vécu intentionnel de la conscience
à un donné factuel justiciable du même type d'enquête que les
phénomènes externes. Au contact de Husserl, Edith découvre « la
philosophie comme science rigoureuse », en un sens totalement
renouvelé du mot « science », qui fait droit à l'exigence de fonda-
tion dont les sciences positives lui paraissaient dépourvues. Elle
développe et aiguise en elle les exigences de la raison, antidote
précieux du culte de l'obscur et des dérives émotionnelles entrete-
nus par le nazisme. Mais cette ratio phénoménologique, et cette
fois contre le positivisme, est polyphonique, et ne saurait s'épui-ser dans la seule constitution du savoir scientifique, ni oublier le
sujet dans l'objet. Raison rebelle à toute réduction instrumentale,
dressée comme une sorte de veto anticipé à l'égard de toute sou-
mission aux fins de la puissance, à toute totalisation systématique
comme à toute réification du sujet. Significativement, lorsque, en
1935, Husserl, interdit de parole en Allemagne, fait à Vienne une
conférence sur « La crise de l'humanité européenne et la phéno-
ménologie », sobre manifeste de la résistance spirituelle au nazis-
me, ce sont précisément ces thèmes qu'il développe.
D'autre part, Edith Stein expérimente, dans la naïveté
seconde de la démarche phénoménologique, cette « chasteté des
choses » qui libère le regard pour un accueil sans préjugé de l'être
donné. A l'école de Max Scheler, elle découvre les modalités mul-
tiformes de ce don, le jeu pluriel des visées et des horizons de la
conscience, ici encore comme une sorte de défi anticipé à
l'« homme unidimensionnel » dont Auschwitz sera la traduction
barbare. Dès lors, la pensée peut s'avancer, sans renoncer à son
exigence de fondation radicale, mais au nom même de cette exi-
gence, dans des champs inexplorés, comme ceux de la philoso-
phie de la religion et de la mystique. « Ce fut, écrit-elle, mon
premier contact avec un monde qui jusque-là m'était profondé-
ment inconnu. Il ne me conduisit pas encore à la foi. Mais il
m'ouvrit un domaine de "phénomènes" près duquel je ne pouvais
plus maintenant passer en aveugle. »
Le « phénomène de l'expérience mystique
Pendant l'été 1921, Edith lit chez son amie Hedwige
Conrad Martius l'autobiographie de Thérèse d'Avila. Depuis long-
temps, sa recherche spirituelle portait sur la foi chrétienne, mais il
faut respecter le caractère d'irruption soudaine et de mutation
radicale de l'événement qu'elle relate « Je pris un livre au hasard
dans la bibliothèque; il portait ce titre Vie de Sainte Thérèse par
elle-même. Je commençai à le lire, aussitôt je fus captivée et ne pus
m'arrêter avant de l'avoir achevé. Quand je fermai le livre, je me
dis C'est la vérité. » En Thérèse d'Avila, Edith Stein a rencontré
un « phénomène x irréductible, celui de l'expérience mystique sin-
gulière d'une âme, et elle en dégage, en bonne phénoménologue,
le sens « c'est la vérité ». Le jour même, elle achète, de manière
significative, un catéchisme et un missel vérité théorique et vérité
pratique, ou encore vérité connue et vérité priée, seront désormais
pour elle indissociables.
Mais cet accomplissement est aussi un bouleversement de
fond en comble de son univers intellectuel, qu'elle thématisera
beaucoup plus tard, de manière indirecte, en comparant la
démarche thomiste et celle de la phénoménologie. Il ne s'agit de
rien moins que d'un changement radical de point d'appui
Le point de départ absolu, Husserl le cherche dans l'immanence de la
conscience.Pour Saint Thomas, c'est la foi. Le point de vue unifiant à partir
duquel sedéploie toute la problématiquephilosophiqueet à laquelleelle renvoie
toujoursest pour Husserlla consciencetranscendantale et pour ThomasDieu et
sa relation aux créatures.
Nous touchons ici le noyau irréductible de la conversion
d'Edith Stein, qui ne fut pas, comme on le dit parfois trop vite,une conversion du judaïsme qu'elle avait alors abandonné
au christianisme, mais bien une conversion des horizons intellec-
tuels de la modernité, anthropocentrés, au mystère théocentriquede la personne, tel que la révélation biblique, juive et chrétienne,l'atteste. Lesystème de l'homme radicalement seul, sous l'horizon
de la Geworfenheit,tout comme la prétention de la conscience à
constituer souverainement le sens, sont mis en cause par l'expé-rience,vécue comme phénoménologiquement irréductible, d'une
intériorité visitée par le Dieu vivant et appelée à devenir sa
demeure. Comme l'a bien vu Etty Hillesum, une juive qui ne
devint pas chrétienne, cette demeure préservée de Dieu jusquedans l'horreur des camps est le démenti le plus vigoureux apportéà leur entreprise. Car ce qui crut triompher à Auschwitz, ce fut le
système de la finitude, de l'homme réduit à son être-là naturel,d'où l'absolue négation de l'identité juive, surnaturelle dans sa
naturalité même. Et ce qui peut triompher d'Auschwitz, c'est
seulement une pensée de l'homme plus grand que l'homme, de la
personne singulière non totalisable, non déterminable, nommée
par Dieu.
Traductions
Dès lors, tout le travail philosophique d'Edith Stein, pour-suivi jusqu'à l'intérieur du Carmel, va consister en une tâche de
traduction, dans laquelle elle met en œuvre l'intuition de ses
années d'adolescence quant à la précision, la transparence et
l'oubli de soi qu'exigepareille tâche.Traduction au sens littéral du
terme, de textes de Saint Thomas et de Newman; mais traduction
en un sens plus large et plus décisif, lorsqu'il s'agit de faire com-
muniquer des univers intellectuels procédant de points de départdifférents et mettant en oeuvredes outillages conceptuels hétéro-
gènes. Edith Stein a cru à la capacité de la pensée chrétienne la
plus traditionnelle de se laisser affecter par la modernité philo-
sophique et de l'affecter en retour. Elle a entrepris ce dialogue à
partir de la formation qui était la sienne et de la forme de tradi-
tion philosophique catholique qui lui était proposée, à un
moment où l'Allemagne connaissait un brillant renouveau des
études thomistes. Elle a compris d'emblée que le drame de la pen-sée européenne résidait dans la scission entre une foi chrétienne
souvent restée en marge des défis et des acquis de la pensée
contemporaine, et une pensée séculière privée de l'instance cri-
tique que représente cette foi.
Il fallait donc traduire à nouveaux frais l'homme dans la
langue de la foi et traduire le don de Dieu dans la langue de
l'homme; en se donnant résolument et humblement à cette
double tâche et en centrant toute sa pensée philosophique sur la
catégorie de la personne, Edith Stein allait au coeur du défi. Car
Auschwitz fut le monstrueux produit de décomposition d'une
rationalité mutilée et aveugle mutilée de sa longue mémoire
d'alliance avec la foi chrétienne et devenue insensible à l'altérité
d'autrui comme à celle du Tout Autre; aveugle à ses propres fins
dans l'ivresse de la maîtrise technique des moyens. Aux heures
graves du nazisme, « prévenir l'instant de l'inhumanité », c'était
refuser la démission de la raison autant que son déni passionnel.
C'était, en rigueur de termes, raison garder.
Mais il vient toujours une heure où la connaissance
d'entendement et où la raison elle-même, fussent-elles travaillées
du dedans par la foi, défaillent. Aucune synthèse théologique
n'est capable, pas plus qu'une synthèse philosophique, d'englober
Auschwitz sous ses concepts. Ici cesse le chemin. Bien avant d'en
mourir, Edith Stein a su ces choses et en a vécu. Dans l'intro-
duction de son livre, La Science de la Croix, elle s'explique sur le
sens qu'elle confère ici au terme de science
On ne parle pas ici de scienceau sens courant, on ne pensepas à une
pure théorie [.] On pense certes à une vérité connue, mais cette vérité est
vivante, existentielle,féconde elle ressembleà une semencejetée dans l'âme.
Elley prend racine, y croît, y met son empreinte,en imprègnel'agir et le faire, à
tel point qu'elle rayonneà traverstout et se fait reconnaître.
Le « logos » de la Croix
N'oublions pas que la « science ici décrite a pour objet la
Croix; il faut donc en reprendre tous les termes en les appliquant
à cet objet la Croix a été, dans la pensée et dans la vie d'Edith
Stein, cette semence jetée dans l'âme qui a peu à peu tout envahi.
Semence jetée alors qu'Edith, encore étudiante, s'étonne de la séré-
nité surnaturelle avec laquelle son amie Anna Reinach accueille la
mort de son mari, tué au front « Ce fut, écrit-elle, ma première
rencontre avec la Croix, avec la force divine qu'elle confère à ceux
qui la portent. Pour la première fois, l'Eglise, née de la Passion
du Christ et victorieuse de la mort, m'apparut visiblement. »
Semence qui met si bien son empreinte sur l'âme que, lors-
qu'Edith entre au Carmel, elle choisit le nom de Teresa Benedicta a
Cruce bénie par la Croix. Elle sait depuis longtemps que l'effort
d'argumentation au service de la vérité, si nécessaire soit-il, ne
peut à lui seul emporter la conviction et produire la lumière la
participation existentielle au mystère de la Croix est un moment
obligé du travail de la vérité, en soi-même et dans l'interlocuteur.
C'est ce dont témoigne La Science de la Croix. Ces pages
techniques semblent bien éloignées du drame qui, au même
moment, déferle sur l'Europe et pénètre à l'intérieur même du
Carmel. Pourtant, elles le touchent au cœur. Car Auschwitz fut un
affleurement du mal radical, qui déroute à la fois nos catégories
politiques, juridiques, éthiques, et exige en quelque sorte que la
pensée s'aventure jusqu'au lieu, fréquenté par les seuls mystiques,
où se joue le radicalisme du combat spirituel dans l'histoire
humaine. Face à ce radicalisme, il faut mettre en oeuvre toutes les
ressources de la réflexion la pensée nietzschéenne du « dernier
homme et du nihilisme, l'analyse que fit Hannah Arendt de la
« banalité du mal » et du système totalitaire, l'élaboration, dans le
cadre des procès de Nüremberg, du concept inédit de « crime
contre l'humanité », autant de tentatives nécessaires et fécondes
pour approcher par la pensée ce qui demeure un impensable.
Edith Stein ne nous dispense pas de ce travail de la pensée,
mais elle s'est avancée, à intelligence nue, jusqu'à ce « lieu mys-
tique où se déploie le « logos de la Croix ». De la Croix de son
peuple, comme de celle du Christ, elle sait bien qu'il n'est de
science que vécue, car on touche le double abîme d'une souffrance
qui ne supporte aucune explication, ne se prête à aucune sublima-
tion, et d'une violence qu'aucune légitimation historique ne peut
relativiser. Au camp de Westerbrok, un témoin a qualifié l'attitude
d'Edith Stein de « Pieta sans Christ ». C'est que le « logos de la
Croix ne se comprend ni ne se contemple du dehors. Il n'est pas
une réponse extérieure à Auschwitz, extérieure au peuple victime
d'Auschwitz. Il est une kénose de Dieu en Auschwitz, au milieu de
son peuple. Seule une raison mystique, c'est-à-dire expérimen-
talement configurée à cette kénose, peut pénétrer en ce lieu.
LETRAVAILDE L'AMOUR ET LE SCEAU DE LA CROIX
Mais il faut y pénétrer à genoux. Et nous touchons ici une
question encore plus redoutable que la question d'Adorno. Com-
ment prier à Auschwitz? Comment s'adresser à Dieu, dans la
louange et l'intercession, à partir d'Auschwitz? Il ne s'agit peut-
être pas tant ici du redoublement de la question classique des
théodicées en face du mystère du mal, que du démenti historiquebrûlant apporté à l'incorporation de la révélation judéo-chrétienne dans la conscience européenne. Comment, en effet,
nous rapporter en vérité à Dieu à partir de ce mal radical, notre
mal? Comment notre prière peut-elle être authentique, tant quenous ne sommes pas réconciliés avec ce frère, victime de notre
histoire? Comment porter en vérité notre offrande à l'autel, tant
que notre frère a Auschwitz contre nous ? L'itinéraire spiritueld'Edith Stein, s'avançant à foi nue vers ce mystère d'iniquité, peutici encore nous aider. Car il a été prié à Auschwitz; et comment ne
pas prier après Auschwitz sans manquer à la mémoire et à la foi
de ceux qui ont prié là-bas, sans donner encore une fois raison à
ceux qui ont voulu y supprimer le Nom de Dieu et le peuple quien gardait le Nom?
Il faut d'abord noter, comme une donnée peut-être troprarement relevée, que c'est du milieu de sa prière qu'Edith Stein a
perçu, avec une acuité brûlante, ce que préparait en Allemagne la
montée du nazisme. Walter Benjamin parle des « avertisseurs
d'incendie Ȉ propos des quelques rares intellectuels, pour la plu-
part juifs allemands exilés aux Etats-Unis, qui furent tôt
conscients du drame. Edith Stein peut être comptée parmi eux.
Professeur à Spire de 1922 à 1931, elle s'efforce déjà de rendre ses
élèves conscientes des dangers qui montent; conférencière dans
les milieux féminins de l'enseignement, elle souligne la responsa-bilité des femmes dans la prévention et la dénonciation de ces
dangers. Mais cette lucidité politique prend très tôt la forme d'une
intuition intérieure du destin qui attend le peuple juif. Pendant le
Carême 1933, quelques journaux américains font mention des
premières mesures contre lui « Il m'apparut soudain clairement
que la main du Seigneur s'abattait sur mon peuple et que la des-
tinée de ce peuple devenait mon partage. » Nousne sommes paslà en face d'une « explication théologique de la Shoa, entreprise
insupportable, mais en face d'un constat existentiel quelquechose va se jouer, qui touche directement sa propre vie en même
temps que celle de son peuple, et qui les touche l'une et l'autre en
ce point secret où leur identité est référée à Dieu, concerne Dieu.
Entrer dans l'incendie
Dès lors, elle va tenter de déchiffrer avec sa propre vie cette
solidarité éprouvée dans le pressentiment spirituel de l'horreur.
Autour de Pâques 1933, elle écrit au pape Pie XI pour lui
demander une encyclique contre la persécution hitlérienne. Elle
met courageusement en oeuvre sa responsabilité ecclésiale sans
grand succès visible, d'ailleurs et pourtant elle sent que l'essen-
tiel est d'un autre ordre. Elle ne sera pas seulement un « avertis-
seur d'incendie », elle doit entrer elle-même dans l'incendie.
C'est encore en avril 33, au Carmel de Cologne où elle est
de passage, qu'elle s'offre consciemment à cette incorporation
dans le drame de son peuple
Je m'adressai intérieurementau Seigneur,lui disant queje savais quec'était sa Croixà lui qui était imposéeà notre peuple.La plupart des juifs ne
reconnaîtpas le Sauveur, mais n'incombait-ilpas à ceuxqui comprenaientde
portercetteCroix? C'estcequeje désiraisfaire [.] Je reçusla certitude intime
quej'étais exaucée.Mais en quoi cela consisteraitde porter cette croix,cela, jene le suspas encore.
Ici, à nouveau, un raccourci saisissant, et à première vue
tout aussi problématique, associe la Shoa et la Croix du Christ.
Mais, précisément, « la main du Seigneur » de la formule anté-
rieure est devenue « la Croix du Seigneur ?; et à la conscience
aiguë d'une implication inévitable « La destinée de ce peuple
devenait mon partage – se substitue, dans le dialogue intime de
la prière, la libre offrande de soi. Vient alors, dans une totale indé-
termination du quand et du comment, la certitude que cette
offrande est reçue. Tout se passe comme si, loin de projeter de
l'extérieur une théologie plus ou moins indiscrète, et en tout cas
seconde, de la Croix sur la Shoa, Edith avait perçu dans une
même intuition spirituelle sa propre destinée et celle de son
peuple à l'intérieur de ce mystère. Son appartenance au peuple
juif et son offrande personnelle sont l'objet d'une seule et même
prise de conscience, qui s'opère devant, ou plus exactement dans
le mystère de la Croix.
C'est, paradoxalement, dans la participation existentielle à
cette Croix qu'Edith va s'expérimenter comme juive; à l'inverse,
en elle, la Croix du Seigneur est vécue comme la Croix de son
peuple. Sa judéité de naissance fut retrouvée et éprouvée par elle à
l'intérieur de son identité chrétienne, comme une proximité
accentuée avec Jésus de Nazareth « Vous ne pouvez savoir, écrit-
elle peu de temps avant sa mort, ce que signifie pour moi d'être
une fille du peuple élu et d'appartenir au Christ non seulement
spirituellement, mais par le sang qui coule dans mes veines. » Et,
de fait, les dates décisives de sa vie sont inséparablement en rap-
port avec le mystère d'Israël et avec le mystère de la Croix elle est
née le jour de Kippour, et continuait au Carmel à célébrer son
anniversaire ce jour-là, dans la conscience d'un lien très fort entre
le rituel de l'Expiation et le geste sacerdotal du Christ en sa
Passion; elle choisit pour son baptême le jour de la Circoncision;
elle reçut la confirmation le jour de la Présentation de Jésus au
Temple. Lors de ses visites à Breslau, après sa conversion, elle
accompagne sa mère à la synagogue et suit, dans son bréviaire
latin, les psaumes chantés pendant l'office synagogal; il y a là
comme une parabole de sa voie spirituelle les mêmes paroles,
nées de la foi d'Israël, priées avec Israël, reçues dans le cœur de
l'Eglise.
Pour notre peuple
Son entrée au Carmel, en octobre 1933, est directement
reliée à son acte d'offrande, même si l'appel est contemporain de
sa conversion. A la religieuse qui l'accueille, elle déctare « Ce ne
sont pas les achèvements humains qui nous viendront en aide,
mais la Passion du Christ; mon désir est d'y prendre part. » Elle
sait que, loin de la mettre à l'abri, le Carmel la configure plus
concrètement à l'offrande du Christ; en même temps, elle fait ce
qui dépend d'elle et le fera jusqu'au bout, pour ne pas exposer ses
soeurs ni s'exposer elle-même à la mort. Mais, ici encore, c'est
dans la prière que tout se joue. Le dimanche de la Passion 1939,
elle met un mot à sa prieure
Que votre référence veuille bien me permettre de m'offrir au cœur de
Jésus, en holocauste pour la paix du monde. Que le règne de l'Antéchrist
s'effondre, si possiblesans une guerre mondiale, et qu'un ordre nouveau soit
établi. Je voudraism'offrir cesoir encore,car c'est la douzièmeheure.Je sais que
je ne suis rien, mais Jésus le veut. Nul doute qu'il n'adresse cet appel à beau-
coupd'autres âmes en cesjours.
Ici vient le terme d'holocauste, terme sacrificiel au sens
liturgique précis Edith ne l'emploie pas à propos de la passion
de son peuple, mais seulement à propos de sa propre offrande.
Elle ne l'emploie ni pour désigner l'horreur d'un destin imposé,
ni pour qualifier une libre initiative personnelle. L'holocauste est
un acte de prière, la réponse à un appel singulier reçu au plus
intime de l'être, mais dont elle pressent que la résonance est
immense il en va du destin spirituel du monde. Nulle théorie
donc, nul souci d'interpréter spéculativement ou de traverser
héroïquement la situation. Quelque chose d'aussi simple, d'aussi
irrésistible qu'une motion de l'âme sous faction de l'Esprit Saint.
Et pour en rendre compte, la figure qui s'impose à Edith est une
haute figure de la tradition juive, celle de la reine Esther, conscien-
te jusqu'à l'angoisse de son impuissance, de sa solidarité avec son
peuple, et se reposant entièrement sur Dieu
J'ai confiance [.] que le Seigneura acceptéma viepour tous.Je dois
toujourspenser à la reine Estherqui fut prise de son peupleprécisémentpour
cela. /e suis une pauvrepetite Esther impuissante,mais le Roiqui m'a choisie
est infinimentgrand et miséricordieux.C'est une grande consolation.
C'est à la lumière de ce cheminement qu'on peut tenter
d'interpréter la parole d'Edith à sa sœur Rosa, lors de leur arres-
tation au Carmel d'Echt où elles avaient trouvé refuge « Viens,
nous allons pour notre peuple. » Dans leur sobriété, ces mots
nous livrent une clé. Encore faut-il la bien utiliser. Le « pour ne
saurait ici avoir un sens de substitution Edith et Rosa vont
mourir avec leur peuple, et leur mort ne fait que s'ajouter à la liste
interminable des victimes, sans que, à la manière d'un Maxi-
milien Kolbe, par exemple, elle en épargne d'autres. Le « pour »
n'a pas non plus le sens d'une finalité externe, car Edith et Rosa
sont de ce peuple et c'est au nom de cette appartenance qu'elles
vont être exécutées. Ce « pour appartient à la seule logique de
l'amour, logique d'identification dans l'altérité maintenue, de dif-
férenciation dans la communion pleinement réalisée.
Le double accomplissement
Il faut rappeler ici qu'Edith et Rosa furent arrêtées avec
d'autres chrétiens d'origine juive, par mesure de représailles des
autorités d'occupation à la suite du courageux mandement des
évêques hollandais contre les déportations massives de juifs des
Pays-Bas leur mort est inséparable d'une initiative de justice et
d'amour des Eglises chrétiennes. C'est donc indissociablement
comme juives et comme chrétiennes qu'elles vont être arrêtées, et
ceci est lourd de sens. Edith voit sa prière d'offrande prendre
corps, et ce corps est celui de son peuple. Elle accomplit ainsi plei-
nement son identité juive, jadis laissée dans l'oubli son apparte-
nance « naturelle » au peuple de l'alliance est ici totalement
assumée à l'intérieur d'une élection et d'une mission d'ordre sur-
naturel et de portée universelle. Mais, du même mouvement, elle
accomplit son identité chrétienne, accueillant et reproduisant en
sa propre chair le mystère du Christ livré à la mort « pour nous les
hommes et pour notre salut ». Ces deux accomplissements sont
indissociés c'est comme juif, et en raison de sa prétention mes-
sianique, que Jésus fut livré à la Croix, et de son côté ouvert
naquit l'Eglise; c'est en celle-ci qu'Edith reçut sa propre mission,
qu'elle remplit en tant que juive, dans la mort commune à des
millions de membres de son peuple, mais dans un acte de com-
munion consciente à la Passion du Christ.
Peut-être faut-il même se risquer plus avant. Edith fut
arrêtée en Hollande, par les autorités d'occupation, c'est-à-direparson propre peuple, entendu cette fois comme le peuple allemand
dont elle s'est toujours sentie, naturellement et spirituellement,
partie prenante. «Viens, nous allons pour notre peuple ? doit sans
doute être entendu en tenant compte aussi de cette autre solida-
rité, cette fois avec l'occupant, avec la part d'Allemagne compliceou silencieuse devant le nazisme, et dont elle était, au même
moment, la victime; la déchirure passait à l'intérieur d'elle-même,
juive allemande, et l'offrande de sa vie faisait de cette solidarité
avec les bourreaux une source de rédemption. En sa propre chair
la violence païenne du nazisme et la souffrance juive étaient,
l'une et l'autre, exposées à la Croix.
C'est pourquoi il faut quitter ici les philosophies séculières
de l'Histoire, pour revenir aux catégories pauliniennes mises en
oeuvre dans l'Epître aux Romains et reprises par le P. Gaston
Fessard, pour éclairer les événements de notre siècle Païen et Juif
sont les catégories ultimes de l'histoire humaine, pensée théo-
logiquement dans son rapport au Christ. Ellesdessinent un espace
spirituel dans lequel nos libertés personnelles et collectivesont à
se situer encore et toujours, parce que c'est le lieu du combat spiri-tuel radical. Edith Stein n'a fait, de ces catégories, aucun usage
spéculatif. Mais elle a vécu l'affrontement historique décisif de
notre siècle entre le paganisme nazi et la vocation d'Israël à l'inté-
rieur du mystère de la Croix du Christ, c'est-à-dire au point où il
est tout à la fois dramatisé à l'extrême et dépassé « Car c'est Lui
qui est notre paix, lui qui des deux n'a fait qu'un peuple, détrui-
sant la barrière qui les séparait, supprimant en sa chair la haine
[.) pour les réconcilier avec Dieu, tous deux en un seul Corps »
(Ep2, 14-16).
Qu'il y ait là, pour la conscience juive comme pour la
conscience chrétienne si elle n'est pas distraite, une pierre
d'achoppement et même de scandale, c'est évident nous n'avons
pas d'accès empirique à ce dépassement, et c'est seulement dans
une perspective eschatologique, dans la lumière pascale, que la
formule paulinienne prend sens et que la pierre d'achoppement
peut devenir la pierre d'angle. Simplement, la vie et la mort
d'Edith Stein nous indiquent, en énigme et comme à travers un
miroir, que cette unité travaille notre histoire, en forme la trame la
plus indéchirable, la seule qui demeure quand tout le reste
s'écroule dans le non-sens.
On peut penser que les carmélites polonaises qui ont sou-
haité s'établir sur le site d'Auschwitz étaient animées par le même
pressentiment de l'accomplissement pascal de l'Histoire. Mais
elles faisaient une double erreur d'abord, elles venaient d'elles-
mêmes en ce lieu, qui ne nous appartient pas; et Edith Stein nous
rappelle, après l'Evangile, que nul ne peut, ni ne doit, boire de son
propre chef à cette coupe. Puis elles venaient trop tard. Elles vou-
laient emplir Auschwitz de la prière du Carmel, alors que cela
était déjà fait, par Dieu lui-même, du sein de son propre peuple,
dans l'offrande jusqu'à l'extrême d'Edith Stein. H faut laisser sans
discours et sans conduites de substitution le silence que fait sa
mort. Peut-être ce silence est-il une anticipation, dans le bruit de
ce temps, du grand silence qui précède, dans l'Apocalypse de Jean,
le descellement ultime de l'Histoire.
Seul l'Agneau immolé ouvrira le Livre de Vie.
MARGUER)TELÉNA
CommunautéSaint-François-Xavier
Etudes M. rue d'Assas 75006 Paris Juin )998 N' 3886
1
Europe le rôle de l'Eglise*
PETER HANS KOLVENBACH
L'EUROPE évoque bien des problèmes.Certains sont primordiaux. S'agit-il de redécouvrir l'unité de ce
continent ou de la créer de toutes pièces? Dans la seconde hypo-thèse, l'Europe n'aurait jamais existé; dans la première, il s'agit de
découvrir ce que nous avons toujours été des Européens. L'idéal
européen se présente tout autrement si nous pouvons nous
inspirer d'une histoire et d'une culture communes. Sinon, nous
prenons comme point de départ la conviction qu'une Europe uni-
fiée à contre-gré est capable de se défendre contre les puissances
économiques qui partout dans le monde se liguent contre elle.
De fait, chacun de nous a appris l'histoire de nos contrées
comme un enchaînement ininterrompu de guerres et de conflits,d'invasions et d'occupations. La crise des Balkans n'est pas ter-
minée. L'Europe en tant que telle n'a pas pu y jouer un rôle. La
solution provisoire a été imposée par les Etats-Unis. Malgré la
pacification, l'Europe rencontre nombre de foyersde discorde le
Kosovo, les minorités hongroises, la Moldavie, la Bessarabie et la
moitié turque de Chypre. La confédération des Etats russes
ConférencedonnéeauxPays-Basen 1997;traduitedunéerlandaisparlessoinsduP.R.Hosties.j.
(l'Arménie et la Bessarabie) est menacée. Le Pays basque espagnol
a affaire avec le terrorisme. Des minorités refusent de faire partie
d'un ensemble national la Catalogne en Espagne, la Corse en
France, la Padanie lombarde en Italie. Et ce ne sont que quelques
exemples. Il y a plus. En lisant les journaux ou en regardant la
télévision, on constate que chaque pas vers un renforcement de
l'Europe se heurte à des contre-courants.
Par delà les divisions
La non-unité de l'Europe se reflète dans les rapports entre
les Eglises. Bien sûr, les responsables religieux se rencontrent dans
de nombreuses organisations ecclésiales européennes. Les auto-
rités politiques font de même. Mais dans la réalité quotidienne,
un nouveau Yalta n'est aucunement exclu. Le rideau de fer idéolo-
gique entre l'Ouest et l'Est risque d'être remplacé par une frontière
religieuse. Elle sépare l'Orthodoxie, qui considère l'Europe de l'Est
comme son territoire inaliénable, de la chrétienté, plus ou moins
ébréchée, enracinée à l'Ouest. Le dialogue entre les Eglises de la
Réforme s'oriente vers une reconnaissance mutuelle de la diversité
dans la foi plus que vers une unité dans le Christ. Le concile
Vatican II a découvert l'oecuménisme comme un vœu du Christ;
aussi des rapprochements se sont-ils opérés. Pouvons-nous dire,
pour autant, que, après mille ans de séparation et de méfiance,
nous abordons l'an 2000 avec plus d'unité, au sens fort du terme?
Les désunions qui se manifestent à l'intérieur des Eglises semblent
l'emporter.
De plus, en Europe, les chrétiens ne sont plus seuls. Dans
de nombreux pays, l'islam est devenu la seconde religion il y
compte des millions de sujets. Ce que l'Europe a toléré et organisé
à Auschwitz reste une plaie douloureuse pour la Synagogue, aux
effectifs réduits. Chaque décision de l'Europe concernant le
Proche-Orient la ravive. L'islam de l'Afrique du Nord et des pays
du Levant ne fait pas partie de l'Europe. Mais ce qui se passe à
Jérusalem ou en Algérie affecte inévitablement l'Europe. Les reli-
gions peuvent être perçues comme fautrices de troubles et de
guerres, comme en témoignent les Balkans. La politique, pas plus
que la religion, n'est un appui automatique pour l'unité de
l'Europe.
Cette esquisse négative et sombre démontre que l'unité de
l'Europe ne peut se construire sur la base d'une communauté
naturelle. Le chemin vers l'unité et vers la réunification exige la
réconciliation et la collaboration délibérée. Sinon, l'Europe se rui-
nera dans ses contradictions internes.
Nous ne nions pas ces éléments de fait ils sont négatifs.Mais l'image retracée jusqu'ici resterait partiale si nous omettions
ce qui unifie indiscutablement l'Europe. Appendice relativement
restreint du continent asiatique, elle est nettement délimitée partrois plans d'eau et par l'Oural. La plupart des langues appar-tiennent aux groupes indo-européens. Les spécialistes sont à
même d'y découvrir les paroles et les pensées des habitants de
l'Europe. Le tout est devenu une communauté culturelle elle est
marquée par le droit romain et par la pensée grecque; elle a été
baptisée avec l'annonce de l'Evangile; elle a été portée vers toutes
les parties du monde grâce à l'aventure dans le Nouveau Monde.
A quoi il convient d'ajouter les idéaux de la Révolution française,la Déclaration des droits de l'Homme, et même les deux guerresmondiales, déclenchées en Europe et pour elle Lemur de Berlin
a fait prendre conscience qu'une Europe divisée est contre nature.
Sans une économie de marché établie d'un commun accord,
l'Europe est dans l'impossibilité de se maintenir face aux pres-sions économiques qui se développent dans le monde entier.
Le résumé succinct d'une histoire millénaire met en évi-
dence le côté positif les Européens ont plus en commun que ce
qu'ils veulent bien croire. Quoi qu'il en soit, ils sont acculés à la
collaboration, en ces temps où tous les pays et tous les peuplessont interdépendants.
Le rôle historique des Eglises
Le rôle des Eglisesdans cette évolution est indéniable. C'est
l'Eglise catholique qui a enseigné aux peuples d'Europe ce quel'homme et l'humanité peuvent et doivent être dans les perspec-tives révélées par le Créateur et le Sauveur. Peu à peu, l'Europe a
pris conscience des valeurs qui s'articulent à la justice et à la paix,à la liberté et à la charité. L'homme européen se tient à distance
d'une Eglise qui se veut Mater et Magistra, pour reprendre ces
valeurs à son propre compte. Mais il se laisse encore éduquer et
inspirer par l'Evangile. Il vit la liberté, l'égalité et la fraternité
comme des acquisitions personnelles. L'empire romain, informé
par l'Eglisecatholique, devient culture chrétienne.
Actuellement, l'Europe est tentée de cultiver les valeurs
humaines indépendamment de l'Evangile et hors des Eglises,en
ne s'appuyant que sur ses propres forces. Ce processus est désigné
par le terme « sécularisation ». Après l'effondrement du nazisme
et du matérialisme historique, deux systèmes totalitaires et athées,
l'Europe se reconnaît comme un seul ensemble. Pour le dire en
termes bibliques est-il possible de bâtir la cité de l'Europe sans
faire appel à Dieu? Ne risquons-nous pas de construire en vain, si
nous refusons de prendre appui sur l'inspiration évangélique
pour ressourcer nos forces? La question s'impose la gestation de
l'Europe n'est-elle pas la conséquence de l'affaiblissement de la
chrétienté européenne? Quoi qu'il en soit des aspects négatifs et
positifs de l'Europe, il est évident que son avenir dépend de la
volonté délibérée des Européens. Personne ne peut contraindre
l'Europe à s'unifier, même si l'échec signifie sa perte. Le rôle des
Eglises n'est pas de définir les formes politiques de l'Europe de
demain. Mais les Eglises sont conscientes que la détermination à
vivre en Europe d'une façon européenne fait partie de leur res-
ponsabilité, au nom de l'Evangile.
« Agapè »
Une première contribution à la recherche de la motivation
est t'agapè. Cet apport, radicalement nouveau, situe l'amour du
prochain à un niveau tel, que seul un mot nouveau parvenait à le
circonscrire. Au Proche-Orient, les trois religions qui appar-
tiennent à « la famille du Livre » essaient de vivre ensemble.
Aujourd'hui encore, le judaïsme est admiré pour la patience et
l'espérance de l'attente du Messie. L'islam y est respecté pour le
caractère radical de sa foi, quotidiennement vécue en public. Les
chrétiens y sont à l'honneur à cause de leur pratique de la chanté.
Leurs initiatives sociales et leurs œuvres de charité n'ont de sens
que portées par une propension au pardon, une recherche à faire
le premier pas vers la réconciliation, jusqu'à l'offrande person-
nelle de sa vie pour que le prochain en détresse puisse vivre. Cette
agapè, typiquement chrétienne, comporte une responsabilité qui
dépasse les considérations familiales et affairistes, de même que
les préjugés nationaux et sociaux. Elle considère l'homme et la
communauté humaine à travers les yeux du Christ. Le Samaritain
de l'Evangile nous est bien connu. L'homme qui se meurt au bord
de la route est avant tout un homme qui a besoin de l'aide d'un
autre c'est ainsi qu'il devient son prochain. Qu'il soit juif ou
romain, palestinien nanti ou étranger démuni, malfaiteur ou
juste, est secondaire. Toute douleur humaine invite à l'agapè dans
la personne du Christ. Car c'est Lui qui est servi quand le prison-
nier, le malade ou l'immigré sont accueillis.
L'histoire de l'humanité a toujours été marquée par le désir
d'accomplir la charité. La stèle d'Hammourabi (1750 ans avant
notre ère) en témoigne. Le Christ fait de la charité un précepte
nouveau donnez votre vie sans discrimination, sans contrepartie,
sans attendre l'initiative de l'autre. Dans le continent européen,
les occasions de pardon et de réconciliation abondent, de même
que les raisons pour remédier aux besoins proprement nationaux.
Cependant, tant d'éléments étrangers demandent à être intégrés
Humainement parlant, l'unification ne pourra se faire qu'à partir
d'une adhésion ferme à l'agapè du Christ. Ce n'est pas un hasard
si des chrétiens convaincus, comme De Gasperi et Schuman,
Adenauer et de Gaulle, ont été aux origines de l'Union européenne.
Un problème spirituel
Une seconde conviction, inhérente à la foi, peut promou-
voir l'unité européenne. Elle est encore plus difficile à accepter, car
elle comporte un regard critique sur les progrès techniques et
scientifiques dont notre monde moderne s'enorgueillit. Nous
vivons une période de macro- et micro-découvertes sensation-
nelles. Celles-ci se reflètent dans la vie quotidienne. Elles ont
transformé les soins de santé, la répartition du bien-être et les
moyens de communication. Ce progrès n'a pas atteint son point
culminant. D'autre part, la technique en tant que telle appelle un
contrôle. L'évolution technologique risque d'aliéner l'homme et
de détruire son environnement. Nous connaissons tous la
menace nucléaire l'homme doit maîtriser la technique. Mais
l'orientation qu'il lui imprimera dépend de sa vision du monde,
de sa conception de la communauté et de l'image qu'il se fait de
l'homme. Tout cela s'applique aussi à l'économie. Actuellement,
c'est elle qui façonne l'image de l'Europe.
Deux questions mettent en évidence le problème. Les pays
européens préfèrent-ils laisser la bride sur le cou au marché éco-
nomique, ou acceptent-ils de l'orienter de telle sorte que le chô-
mage ne soit plus considéré comme une fatalité économique et
que la jeunesse puisse se libérer de l'angoisse de l'avenir? Par
ailleurs, les pays de la Communauté sont-ils prêts à sacrifier
quelques aspects du bien-être social, afin de procurer aux pays de
l'Europe de l'Est les moyens économiques permettant le dévelop-
pement de leurs capacités économiques?
Ces pays veulent-ils articuler une distribution adéquate à la
production économique? Cette distribution ne visera plus seule-
ment un petit nombre de favorisés; tous en profiteront, afin queles riches ne deviennent pas plus riches encore et que les pauvresne s'appauvrissent pas davantage.
Dorénavant, l'humanité peut intensifier sa production la
faim et la pauvreté peuvent être bannies. Mais la distribution des
biens indique clairement qu'on ne cherche pas un partage équi-table. Il faut sans cesse souligner qu'on ne peut abandonner l'éco-
nomie à elle-même ou la laisser dériver vers le consumérisme. II
s'agit de l'orienter vers l'homme et l'humanité non pas telle ou
telle personne, mais tous les hommes, en particulier ceux qui sont
dans la misère. Il faut donc reconnaître quelle conviction est à la
base des décisions économiques. Bien sûr, il n'incombe ni à
l'Evangile ni aux Eglises d'imposer des programmes techniques
ou des structures de bien-être ce sont là des initiatives que les
hommes ont en main. Mais les mains peuvent distribuer. Une
telle option dépend de la foi et d'une orientation spirituelle.
Il se pourrait donc que l'unification de l'Europe soit, en
dernière instance, un problème spirituel. Le rôle des Eglises est de
nous le rappeler, au nom de Celui qui vise notre bien suprême,
individuel et communautaire.
La tâche des Eglises
Nous avons analysé deux convictions de base. Dès lors, que
signifient les Eglises pour l'Europe?
Par référence au mystère pascal, les Eglises et les croyants
sont convaincus que le monde n'est pas voué à la dispersion.
L'Europe, elle aussi, est capable de réaliser son unification. Pour le
croyant, l'avenir comporte le rapprochement, la réconciliation et
l'union. L'homme de foi n'est pas porté par sa certitude person-
nelle ou par une naïveté, encore moins par le refus de voir la réa-
lité en face. Il est intimement convaincu que l'histoire de l'union
humaine peut être écrite en collaboration avec le Seigneur de
l'Histoire. L'échec de la Tour de Babel n'est pas fatal. Le monde se
meut vers un nouveau phénomène pentecostal où chacun, avec
ses particularités, se fait communion dans l'Esprit. H s'agit de ne
pas se laisser abattre par le poids du passé et de soupeser avec
lucidité les obstacles actuels. !I s'agit d'accepter les imprécisions
de l'avenir. Voilà des tâches à mener à bien. Les Eglises, qui tirent
leur origine du Dieu, un et trine, doivent s'y employer.
Une seconde tâche est liée aux convictions. La Commu-
nauté européenne est née du charbon et de l'acier. Elle s'est
étendue au fromage et au poisson, au lait et au vin. Elle s'oriente
vers une monnaie unique, en supprimant les frontières doua-
nières. Les partisans de l'Europe jugeront qu'une telle description
frise la caricature. Mais ils ne peuvent nier que les aspects poli-
tiques, sociaux et culturels se heurtent à un mur d'indifférence,
voire d'opposition. Les contacts sporadiques entre Bruxelles et les
Eglises mettent cette lacune régulièrement en évidence. Derniè-
rement encore, le Vatican s'est adressé à une Conférence euro-
péenne, en répétant que la création de l'Europe ne se limite pas à
la suppression de frontières ou à l'ouverture de marchés. Il prône
la création d'un espace commun de liberté et de solidarité, de jus-
tice et de paix. La lettre dit explicitement « L'organisation de
l'Europe du troisième millénaire sera à la fois éthique et poli-
tique ». Les spécialistes de l'Europe s'opposent à de telles vues.
Leur argumentation s'appuie sur l'introduction du système moné-
taire unique. L'euro apportera de soi une politique unifiée et pro-
voque déjà des changements sociaux dans les pays européens. De
plus, l'économie est en danger. Elle doit s'opposer aux politiques
libre-échangistes des Etats-Unis, du Japon, des tigres de l'Asie du
Sud-Est et de nombreux pays d'Amérique latine et de l'Asie, qui se
posent en concurrents dans le marché mondial. Si l'Europe dispa-
raissait de la compétition économique, les conséquences en
seraient désastreuses au niveau social et entraîneraient une margi-
nalisation politique. L'expérience démontre que la force éco-
nomique permet de jouer un rôle substantiel dans les processus
de paix dans les Balkans, au Proche-Orient ou dans les contrées
africaines des Grands Lacs.
Enfin, chacun tend à promouvoir les valeurs humaines. Or
ces valeurs comportent la spiritualité et la religiosité, même aux
yeux d'une Europe sécularisée. De fait, le spirituel suscite de l'in-
térêt. On croit à quelque chose qui transcende le pain quotidien
et à un mystère divin, bien qu'on se détourne des formes institu-
tionnalisées des religions. Un tel besoin du spirituel risque de se
limiter au niveau d'une conscience élargie, d'un enrichissement
de l'expérience globale et d'une ouverture à ce qui dépasse
l'homme. Un tel enrichissement peut se limiter au plan indivi-
duel et celui-ci à une préoccupation narcissique. Dans la Com-
munauté, la tentation se fait jour de créer une union ouest-
européenne visant son propre bonheur. L'humanité ne vit pas
seulement de son pain quotidien. Elle vit de la parole du Christ
qui se soucie de l'autre. En fin de compte, l'humanité ne connaîtra
pas le repos tant qu'elle n'aura pas redécouvert son sens ultime
donner le pain de la vie aux autres.
L'appel des Eglises est indispensable; sinon, la Commu-
nauté européenne risque de se replier sur elle-même et de se
couper des autres peuples. La pensée chrétienne ne peut se limiter
à quinze pays elle englobe tous les pays, de l'Atlantique à l'Oural.
Nous connaissons tous la parole d'un éminent politicien russe
l'Europe est une maison commune. Elle offre plutôt l'image d'un
gratte-ciel. Certains étages connaissent la prospérité, d'autres sont
ravagés par l'incendie. Et les ascenseurs ne fonctionnent plus ou se
bloquent, quand il s'agit de s'entraider. En s'organisant comme
communauté, l'Union européenne risque l'introversion. La convic-
tion chrétienne a été imprégnée du sens de sa responsabilité
découvrir partout dans le monde l'humanité; offrir à tout homme
l'Evangile; contribuer à l'expansion des autres continents par des
initiatives charitables et économiques. L'aide au développement
des pays du tiers monde et la contribution personnelle de volon-
taires sans nombre restent impressionnantes. Par contre, l'inté-
gration en son sein de non-Européens s'avère difficile. Les Eglises
aussi se sentent démunies et, en tout cas, frustrées. Au nom du Sei-
gneur, elles souhaitent la bienvenue aux étrangers et accueillent les
immigrants. Mais l'Europe ne réussit pas à s'ouvrir aux non-Euro-
péens qui veulent avoir part à son bien-être. Les partis politiques
qui s'opposent à l'immigration obtiennent des scores é]ectoraux
imposants. Les Eglises sont acculées à une tâche ingrate. Elles
défendent les principes et talonnent la conscience de l'Europe. Il
ne leur appartient pas d'imposer des solutions concrètes qui
tiennent compte de tous les éléments d'une situation complexe.
Unification de l'Europe et œcuménisme
Abordons maintenant une dernière question. Les Eglises
disposent-elles des forces vives permettant de pousser les Euro-
péens à l'Union? En effet, la pratique religieuse s'effrite dans bien
des pays européens. Mais il y a plus. Ces Eglises sont-elles cré-
dibles en annonçant l'Evangile, même en s'abstenant de faire la
leçon aux autres ? Ne demandent-elles pas à l'Europe ce qu'elles ne
parviennent pas à réaliser entre elles? La situation devient incon-
fortable quand elles prêchent l'union sans être à même d'y aboutir
elles-mêmes. Les Eglises d'Europe disposent d'un organisme de
coordination la Conférence des Eglises européennes. Les évoques
catholiques se rencontrent au niveau européen. N'empêche que la
question s'impose la recherche de l'union est-elle suffisamment
intense et délibérée pour être un exemple de rapprochement, de
conciliation et d'unification? Si ce n'est pas le cas, l'Eglise est-elle
en droit de parler? Le dialogue dépend largement des relations
entre l'Orthodoxie, qui domine l'Europe de l'Est, et l'Eglise catho-
lique, qui aujourd'hui encore prédomine en Europe centrale et
occidentale. Les Eglises ont compris que si elles acceptent désu-
nion et discorde, elles font scandale et perdent tout crédit dans un
monde qui, malgré tout, avance vers l'unité. Bien souvent, les
Eglises considèrent l'oecuménisme comme un mal inévitable de
notre temps, même si leurs aspirations restent vivaces. Bien sûr,
personne ne peut prédire où, quand et comment l'union des
Eglises se réalisera dans le Christ. Parfois, la honte s'empare
d'elles. Elles constatent comment la diplomatie mondiale parvient
à réaliser une paix, provisoire ou durable, dans des situations inex-
tricables. Elles se rappellent en même temps que ceux qui prê-
chent l'Evangile de la charité ne parviennent pas à se réconcilier
après 2 000 ans de discorde. Nous en convenons l'oecuménisme
suppose un engagement plus radical que l'unification de l'Europe.
Les pays d'Europe ignorent, eux aussi, quel visage aura
l'Europe de demain. Ils ne savent pas quel modèle d'unification
une fédération, une intégration ou une alliance l'emportera.
Leur itinéraire peut aboutir à des résultats communs en passant
par d'innombrables arrangements et compromis. Ils peuvent se
permettre un relativisme poussé à l'extrême. Même si peu de
membres croient fermement à l'union, il suffit d'être conscient de
son intérêt propre pour prendre des mesures communes. Des
dispositions bureaucratiques sont capables de provoquer des
comportements sans exiger une adhésion fondamentale. A l'aéro-
port, on peut prendre la sortie destinée à la Communauté euro-
péenne sans être obligé de porter celle-ci dans son coeur. Les
Eglises ne peuvent jamais se satisfaire d'une telle procédure. Mais
l'Europe pourra-t-elle se faire sans la volonté délibérée, sinon
même l'enthousiasme, des Européens ? Ne serait-ce pas un contre-
sens que de s'engager dans une Europe unie qui se contente de
savourer du fromage hollandais, du vin italien, du parfum fran-
çais, du pain allemand, dans un pub anglais, aux sons de rythmes
espagnols? Une Europe sans engagement est une chimère au vu
de la longue tradition dont les Eglises sont les témoins et les
héritières.
Le pape Jean-Paul II a proposé que les Eglises demandent
pardon pour les aspects négatifs du passé. Ses paroles ont été
accueillies avec réticence, même par certains de ses collaborateurs.
L'Europe a connu des guerres de religion. Le patriarche oecumé-
nique Bartolomée s'exprime
Le nationalisme est la force la plus destructrice de l'Histoire. Des
conflitsnationalistesne peuventen aucun casêtre légitiméspar la foi. Hélas, un
tel abus s'est fréquemment présenté au cours de l'Histoire. Quant à la Yougo-
slavie,nous pouvonsêtre bref tout méfait qui se réclame de la religionest un
méfait contre la religion.
Le Patriarche, comme le Pape, reconnaît que les Eglises en
Europe de l'Est sont coupables de s'être laissées prendre par leurs
intérêts et par des critères qui n'ont rien d'évangélique. En recon-
naissant les aspects négatifs d'un passé parfois sombre, les Eglises
ouvrent la voie aux témoignages positifs. Lors d'une rencontre
avec la Commission européenne, en 1994, le Patriarche a précisé
les objectifs « L'Orthodoxie peut, doit et veut contribuer à la réa-
lisation du but généreux et vital, une vision spirituelle qui oriente
l'Europe. » Le rapport du Synode général de l'Eglise Réformée des
Pays-Bas formule les mêmes aspirations, à sa façon « Les motiva-
tions originelles de la recherche de l'unification, qui s'est concré-
tisée dans l'Union européenne la réconciliation, la paix et la
justice restent d'actualité. Les Eglises se doivent de les favoriser
de tout coeur. » Il exprime son souci que l'homme européen
maintienne son authenticité. Ensuite, il conclut que l'apport de
l'Eglise à l'unification européenne ne vise aucunement le rétablis-
sement d'une « Europe chrétienne ». Cette unification se réfère à
la signification de t'Evangite et de son poids dans les problèmes
de fond que l'Europe aborde.
L'oecuménisme sera signe de réconciliation en Europe. Les
Eglises n'offrent pas de solutions toutes faites. Elles proposent un
témoignage, se référant à la personne du Christ et s'inspirant des
choix qu'il a vécus jusque dans sa propre chair. Elles seront le
levain pour l'élaboration progressive de l'avenir que l'Europe se
donnera.
Aux yeux de l'Union européenne, l'Eglise se range techni-
quement et légalement dans la catégorie de la culture, qui est
laissée à la discrétion des quinze Etats membres. 11serait malen-
contreux de faire reconnaître les Eglises par l'Europe comme cela
se fait pour les syndicats et les partis politiques. En fin de compte,
l'unification et la réconciliation du monde, même sous sa forme
européenne, sont des dons de Dieu ils demandent prière, souf-
france et coopération. Les Eglises n'ont rien à imposer. Mais elles
peuvent être mises à contribution, tant qu'elles respectent les
caractéristiques propres de l'Europe et qu'elles considèrent le dia-
logue comme un facteur de croissance indispensable. Jean-Paul II
prône sans cesse la nouvelle évangétisation elle n'est pas croi-
sade, mais évangélisation qualitativement nouvelle. Laissons-lui
le dernier mot « Notre société pluraliste met régulièrement ceux
qui croient au Christ en face de défis. Elle nous incite à chercher
résolument de nouveaux chemins pour cette évangélisation. Elle
nous stimule à prendre des directions nouvelles qui répondent
aux changements socio-culturels. »
PETERHANSKOLVENBACHS.j.
SupérieurGénéra)de la Compagniede Jésus
Etudes M, rue d'AsMs 75006 Paris Juin 1998 ? 3886
A~ARTS ET HTTÉRATURE
1
Le GRM ou l'invention du son, 50 ans*
JEAN-FRANCOS PIOUD
A PEINE âgé de 50 ans, à la fois le plusancien et le plus important studio de musique électroacoustique,le Groupe de Recherches Musicales (GRM) vient d'entrer dans
l'histoire. Depuis le 18 janvier 1997, la « table d'invention »(sortede console de mixage dotée d'un ensemble d'oscillateurs modu-
laires), ainsi nommée par l'ancien animateur du GRM', François
Bayle,est installée au Musée de la Musique, Cité de la Musique, à
Paris. Une centaine de compositeurs a usé ses doigts et paumes de
mains sur cette table pour créer près de sept cents œuvres. Mais
qu'est ce GRM, inventeur et conteur de l'aventure de la musiqueconcrète devenue électroacoustique puis acousmatique?
t L'acte fondateur
La musique concrète est fille de l'art radiophonique.
Lorsque la radio commença à mettre en scène « sonore x de
grands textes, il fallut inventer des paysageset des décors. Bruits et
L'auteur remercie tout particulièrement François Bayle pour les entretiens qui ont permis
d'apporter à ce texte les précisions utiles, et de lui avoir proposé cet intitulé, « l'invention du
son », signal général qui rassemblera toutes les manifestations publiques du GRM à l'occasion
de son cinquantenaire en 1998.
1. Depuis mi-97, c'est Daniel Teruggi qui anime le CRM.
ambiances accompagnaient les dramatiques radiophoniques.
Ceux-ci se révélèrent de puissants moyens d'expression.
« Les trouvailles de 48 me surprennent seul. Venu au studio
pour "faire parler les bruits", je débouche sur la musique.)), note
Pierre Schaeffer dans son ouvrage sur La Musique concrète (PUF,
coll. Que sais-je?, 1967). Cet ingénieur des télécommunications,
qui travaillera au Studio d'Essai de la Radio Française, comprit
très vite que ces sons, en acquérant leur autonomie et en les orga-
nisant, pourraient former un art nouveau, la musique concrète.
Schaeffer chercha à faire progresser les « expériences sur les
bruits et créa un foyer dans lequel elles pourraient se développer.
Ainsi est né, en 1951, le Groupe de Musique Concrète (GMC) au
sein de la Radio. L'ambition musicale de Schaeffer était claire les
« décors sonores » récupérés devaient être détournés; il fallait
passer du sonore concret (le bruit) au musical. Collectionner les
objets sonores est une chose, mais les faire « dialoguer ensemble
en est une autre. Ce qui pouvait donner un bon résultat à la radio
n'était pas nécessairement gage de réussite musicale. La narrati-
vité, la compréhension ne sont pas analogues.
«. j'ai commencé à collectionner les objets. J'ai en vue une
Symphonie de bruits; il y a bien eu une Symphonie de Psaumes »
(/ot(rntd, in Pierre Schaeffer, L'ŒuM-e musicale, coéd. INA-
GRM/Librairie Séguier, 1990). Schaeffer, esprit logique, chercha
alors un collaborateur-instrumentiste pour créer la matière sonore
en vue de sa future Symphonie pour un homme seul. Pierre Henry,
esprit créatif, apportera bien plus à Schaeffer, inspiration et
lyrisme la musique concrète se trouvait par eux deux inventée.
Une décennie extrêmement féconde s'ouvre alors (1948/1958) et
apportera à la musique concrète une série de chefs-d'oeuvre les
Cinq études de bruits (1948) (Etude aux chemins de fer; aux tour-
niquets violette; noire; pathétique), la Suite pour 14 instruments
(1949), L'Oiseau RAI (1950), de Schaeffer, et les œuvres compo-
sées en collaboration avec Pierre 1Ienry (Symphonie pour un homme
seul (1950), Bidule en ut (1950), Orphée 51. Quelques composi-
teurs « d'écriture » viennent aussi s'initier à cette nouvelle tech-
nique (Boulez, Stockhausen, Messiaen, Varèse, mais aussi
Philippot, Milhaud, Sauguet), quitte à la rejeter rapidement.
De 1953 à 1957, P. Schaeffer doit prendre ses distances
avec le Groupe il est alors appelé à diriger le Service de Radiodif-
fusion de la France d'Outre-Mer. C'est Philippe Arthuys qui
prendra la responsabilité du Groupe et Pierre Henry en sera en
quelque sorte le « directeur artistique ». Mais celui-ci a besoin
d'autonomie et de reconnaissance, rançon du succès oblige. Aprèssa rencontre décisiveavecMaurice Béjart, la rupture avecSchaeffer
sera consommée en 1958. Schaeffer retrouvera le Groupe après sa
« traversée du désert » et le restructurera autour de Luc Ferrari et
François-Bernard Mâche. Le GMC deviendra le Groupe de
RecherchesMusicales, cellule au sein d'un Servicede la Recherche
de la RTF,instaurant, à ses côtés, un GRI (image), un GRT(tech-
nologie) et un GEC(Groupe d'Etudes Critiques). Ce Servicen'est
pas une institution spécialisée, mais le spécimen d'un chantier
très large. En effet, il travaillera aussi bien sur les images, la tech-
nologie, les études, l'enseignement, la recherche, la productiontélévisée (c'est l'époque des célèbres Shadoks,avec une musique
électroacoustique de Cohen Solal). De nouveaux compositeurs
intègrent le GRM Bernard Parmegiani, Ivo Malec, François Bayle,notamment.
Toute l'esthétique du GRM, jusqu'à la parution de l'ou-
vrage testamentaire de Schaeffer (Th~ttedes objetsmusicaux,éd. du
Seuil, 1966), est tendue par cette dialectique d'un solfège expéri-mental. L'ouvrage révèle une position interdisciplinaire mal
accueillie par le milieu musical traditionnel. Schaeffer pose tropde questions, lui-même n'étant pas exclusivement musicien
(même s'il pratiquait correctement le violoncelle). Les pièces« composées » par le responsable du Serviceportent alors les titres
d'Etudes (aux allures; aux sons animés; aux objets; 1958). Alain
Savouret, Jean Schwarz,Michel Chion rejoignent le Groupe.A l'éclatement de l'ORTF (31 décembre 1974), le législa-
teur avait négligé une partie importante de l'activité de l'Office
les archives, la formation, la recherche. L'Institut National de
l'Audiovisuel (INA) regroupera ces activités et le GRM intégreranaturellement cette nouvelle institution. MaisP. Schaeffer devra
prendre une retraite « volontaire x en 1975, après avoir établi les
bases de cet Institut et espéré en être le premier président.
François Bayle gardera la responsabilité et l'animation du GRM
qu'il avait prises en 1966. A son invitation, Schaefferréalisera une
dernière oeuvre en 1975 (électronique cette fois, matériau qu'ils'était interdit jusqu'alors) LeTrièdrefertile.
D'une technique à l'autre
Très rapidement, dès 1950, la musique concrète du GMC a
été opposée à la musique électronique inaugurée dans d'autres
studios de radio (WDR à Cologne, par exemple). Plus proche de
la technologie, la musique électronique développe une autre
démarche il faut et il suffit de définir les « partiels » d'un com-
plexe sonore pour obtenir une configuration « inouïe ». Cela a
intéressé très vite les compositeurs sériels, c'est-à-dire les mu-
siciens d'écriture qui voyaient là le moyen d'obtenir avec la pré-
cision la plus extrême les timbres et les durées qu'ils ne pouvaient
obtenir d'une manière habituelle.
Avec la musique électronique, le compositeur retrouve
l'attitude prédictive. Chef de projet, il doit s'entourer d'ingénieurs
et de techniciens pour trouver les solutions de mise en oeuvre. La
musique concrète procède d'une entreprise plus artisanale. Le son
enregistré, fixé, a ses propres lois le compositeur travaille à
l'oreille, avec son corps et sa perception. C'est un acte physique
qui porte sur les objets sonores. Le geste qui effectue la prise de
son est déjà un geste engagé, tout comme ceux qui manipulent
ensuite les potentiomètres de la table de mixage. Le compositeur« concret x se comporte comme le peintre devant sa toile et ses
tubes de couleurs il travaille aussi avec le hasard, l'inconscient, la
solitude.
Mais l'évolution constante des deux musiques a fini paratténuer leurs différences. La fusion était inéluctable, supportée
par leurs moyens de production. Le trait d'union s'est réalisé avec
le chef-d'Œuvre de Karlheinz Stockhausen Gesang der Jünglinge
(1956). La musique est devenue électroacoustique, appellation
désormais générique. C'est une interface extrêmement riche entre
les capacités de la technologie électronique et celles de la per-
ception naturelle.
L'évolution technique est passée de l'électromécanique à
l'audionumérique. Au cours des années 70, le synthétiseur s'est
généralisé et les compositeurs travaillaient alors sur les flux
sonores. C'est au cours de cette même décennie que le GRM com-
mença à développer ses propres outils techniques et entama une
diversification de ses activités publications écrites et sonores,
concerts, émissions de radio, pédagogie.
Inévitablement, le CRM devait « se convertir » à l'ordi-
nateur (le Groupe a mis au point ses propres applications infor-
matiques SYTER GRM Tools, par exemple). Grâce à
l'informatique musicale, les compositeurs ont gagné en précision
ce qui fut perdu en rapidité et facilité. Plus récemment, l'ordina-
teur a développé davantage le travail en temps réel telle action
sonore déclenche telle autre action sonore immédiatement enten-
2.Acronymepour système(audionumérique)entempsréel Concurrentedelacélèbre4XdeHRCAM,cettestationa proposéuneergonomieexceptionnellementféconde.Ellefonc-tionneencoreauGRM,auCNSMdeParis.
due et contrôlable. Actuellement, la légèreté et l'intégration du
matériel invite les compositeurs à travailler de plus en plus indivi-
duellement. II est possible d'installer chez soi, pour le prix d'un
instrument traditionnel, un studio complet (homestudio).
Aventures de sons
Olivier Messiaen a déclaré que l'arrivée de la musique élec-
troacoustique a constitué « la principale invention du xx' siècle, la
plus marquante » dansla grande aventure de la musique (Timbres-Duréesest sa seule tentative dans ce domaine il ne se considé-
rait pas doué pour cette musique). La musique électroacoustique
développe une nouvelle dialectique, une nouvelle manière de
penser. C'est une approche d'ensemble, une heuristique qui se
construit par incrément, une autre intelligence. Le monde des
représentations est bouleversé, qui n'est pas sans rapport avec
d'autres formes de culture (le cinéma). Cette musique n'est plussoumise aux seules lois de l'harmonie et du contrepoint, la
logique et la culture auditives sont plus générales. Si le composi-teur électroacoustique ne peut être démuni d'oreille, de mémoire,
de capacité d'analyser et de conceptualiser, d'intuition, il doit
aussi posséder le sens de la narrativité, de la déduction, car la
musique est gymnastique du souvenir et de l'entendre.
La musique concrète manipule des tracesde sons réels, de
bruits. Ceux-ci, déliés (libérés) des causes qui les produisent,
prennent leur autonomie et font pénétrer l'auditeur dans une
nouvelle nature musicale « 19 avril (1948). En faisant frappersur une des cloches, j'ai pris le son après l'attaque. Privée de sa
percussion, la cloche devient un son de hautbois. Je dresse
l'oreille » (Schaeffer, Joumal, op. cit.). Il n'y a pas de différence
fondamentale entre un bruit et un son a musical »(instrumental),il y a seulement une différencede complexité. Notre musique occi-
dentale a très peu usé de sons non musicaux (bruits). En électro-
acoustique, le son est écouté (saisi) dans sa forme même. La
musique concrète raconte des histoires de sons. La responsabilitédu compositeur est en amont, car il doit arranger, aménager la
narration des sons, les installer dans le développement de leurs
énergies matérielles. R Bayleparle de « morphodynamique ». Ce
sont véritablement de nouvelles aventures d'écoute on n'écoute
plus des causalités sonores (sauf des causalités résiduelles sciem-
ment voulues); il n'y a plus le son du violoncelle, le son de la
trompette, etc., mais le son. Cette musique ouvre sur une nou-
velle abstraction, celle du réet te plus vaste.
Tout créateur est tributaire des lois des instruments dispo-nibles à son époque. La musique électroacoustique, bien moins
que d'autres, ne peut échapper à cette règle et reste étroitement
liée à la technologie et à ses outils (du Tellharmonium de 1900
aux échantillonneurs, en passant par les Ondes Martenot en 1928
et les Phonogènes du CRMde 1950). Lamusique évolue conjoin-tement aux outils et aux idées, chaque vecteur influençant l'autre.
Lexx*siècle n'a pas inventé de nouveaux instruments acoustiques,mais des instruments électroacoustiques (guitares électriques,syn-thétiseurs, par exemple). Les premiers outils de la musiqueconcrète furent le microphone et le magnétophone à bande. Le
microphone peut se révéler un formidable instrument il peut
capter tout corps qui produit du son, du plus fort au plus inau-
dible. Comme un objectif photographique, il globalise ou il
détaille au plus fin. Mais l'opérateur, en positionnant, en dé-
plaçant plus ou moins rapidement le micro, introduit de nou-
veaux paramètres, y compris électroniques l'effet Larsen en est
un bon exemple. Ici, le son se nourrit de lui-même, la main qui
dirige le micro « attrape » ses propres harmoniques. P. Henry l'a
exploité de manière systématique dans sa Deuxièmesymphonie
(1972). Les manipulations de bande magnétique (montage et
mélange) complètent les transformations techniques du son
accélération, ralenti, mise en boucle (donc effet de cadence),
coupes, réverbérations, filtrages, re-recording,etc. Comme dans les
arts plastiques, créateur et exécutant ne font qu'un. Lestraces ne
sont plus objectivables.L'auditeurappréhende le son dans sa qua-lité et sa signification mêmes. L'imaginaireenvahit puis déborde le
monde réel c'est la magie de cette nouvelle musique.
L'acousmatique
Pour qualifier cette musique conçue à partir du son (capté,fixé, calculé.), l'écrivain et poète Jérôme Peignot avait proposédès 1953 le terme d'acousmatique. P. Schaeffer s'était méfié du
mot, qui déstabilisait celui de concret. Dans son Thttt~,déjà cité, il
avait suggéré une acoulogie qui aurait « pour objet l'étude des
mécanismes de l'écoute, des propriétés des objets sonores et de
leurs potentialités ». Mais il appartient à François Bayle d'avoir
donné toute son importance à ce terme, ainsi qu'au concept lui-
même. L'acousmatique est une catégorie esthétique, au même
titre que la musique sérielle,spectrale, stochastique, répétitive,etc.
Une « internationale decompositeurs (au Canada, en Argentine,en Suisse.) travaille dans ce sens, mais le GRM en est l'im-
pulsion. L'acousmatique (du grec akousma,perception auditive)
propose une attitude d'écoute active. Il est rapporté que Pythagoreavait imaginé un dispositif original pour enseigner en se plaçantderrière une tenture, ses disciples devaient ainsi se concentrer sur
le sens de la parole, rentrer totalement dans le contenu du
discours. L'auditeur est contraint à la plus extrême attention, sa
perception est aiguisée. Déjà Wagner, en dissimulant l'orchestre,en plongeant la salle dans le noir, cherchait à faire de son théâtre
du Festivalde Bayreuth un lieu où le spectateur concentrerait son
attention sur les paroles et gestes des chanteurs, où l'illusion du
tableau dramatique serait renforcée. De plus, l'installation origi-nale de l'orchestre favorise un son mieux mélangé, net et équili-bré, débarrassé de parasites.
L'écoute d'un disque ou de la radio chez soi est déjà une
attitude acousmatique on imagine les instruments, leur dispo-sition, on reconstitue l'image du dispositif orchestral. L'acous-
matique renvoie, selon F.Bayle,au concept d'image « Leson quisort du haut-parleur n'est pas un son comme les autres ?, sou-
tient-il. Sa cause n'est pas forcément identifiable. Le haut-parleura son propre rayonnement physique, qui fonde quelque chose de
neuf. Par son angle, son espace, son positionnement intentionné,il projette une image sonore. L'acousmonium, ensemble de haut-
parleurs disposés dans la salle de concert, fonctionne comme un« orchestre de projecteurs sonores ». Cette nouvelle manière
d'envisager la diffusion de la musique sous-tend une probléma-
tique. Quelles articulations, quelles variabilités, quelles cohé-
rences, quelles rhétoriques ces images sonores vont-elles
produire? Quels en seront les signes lisibles ?
Tel est l'enjeu de l'acousmatique. Voici bientôt vingt ans
que le cycledes Concerts acousmatiques du GRMvalide un vaste
chantier critique qui installe et construit, au-delà d'une rupture, le
répertoire nouveau de la musique électroacoustique au sein d'une
Musique agrandie. Vingt ans de confiance avec le public
Leconcert objective la création musicale. Si la rêverie est la
base de la poésie, le travail est la base de la science, deux aspectsnon contradictoires d'une même démarche. L'acousmatique
revendique une part de l'héritage bachelardien. Comme un
tableau vit, la musique fixée se réécoute, se reconfigure. De la
même façon que le texte du livre est fixe, mais n'interdit pas les
lectures successives, qui n'en épuisent pas le sens, la musique
acousmatique se lit au prisme de ses couches le travail de
l'oreille appelle l'imaginaire, introduit mystère et relief, magie de
l'inexplicable. L'auditeur spécule sur les sons inouïs, qui se déro-
bent sans cesse, les sons-miroirs. Que sont-ils ? Que montrent-ils
d'autre que nous-mêmes ?
fEAN-FRANÇOtSPIOUD
DISCOGRAPHIE
Le GRM possède un catalogue discographique d'une cinquantaine de
titres. La collection de CD regroupe les noms de Amy, Ascione, Bayle, Chion,
Dhomont, Dufour, Ferrari, Lejeune, Malec, Parmegiani, Redolfi, Reibel, Risset,
Schwarz,Teruggi,Vinao, Zanési et bien d'autres.
On pourra, pour une première approche, prendre plaisir à l'écoute du
Concertimaginaire,en forme de récital collectif (INA-GRM244532). Mais nous ne
saurions trop conseiller le coffretPierre Schaeffer,l'intégrale de l'œuvre musicale,et Schaeffer-Henry,les œuvres communes »,vaste ensemble documentaire où les
premières œuvres sont présentées dans leur suc d'origine. Des textes importants,rassemblés par F. Bayle (130 pages), accompagnent les 4 disques (INA-
CRM/Librairie Séguier, 1990). Enfin, sous l'étiquette indépendante Magison,l'œuvre complet de F.Bayleest peu à peu disponible (8 volumes édités à ce jour).
BIBLIOGRAPHIE
Outre les deux livres de P.Schaeffer cités dans le corps du texte, nous ren-
voyons le lecteur « acousmophile » vers f.'Art des sons fixés, de Michel Chion,
Métamkiné, 1992; et l'ouvrage de François Bayle, Musique acousmatique. Pro-
positions.positions, INA-GRMfBuchet-Chastel. Cf. également François Bayle,«Musique pour l'an 2000 »,Etudes,juillet 1971, p. 71-82.
EMISSIONSDE RADIO, CONCERTS
France-Musique relaie régulièrement des émissions du GRM. Chaquesaison, le cycleacousmatique propose une quinzaine de rendez-vous dans le cadre
de « Son-Mu ». Pour tous renseignements !NA-GRM,pièce 3521 Maison de
Radio-France 116, avenue du Président-Kennedy 75016 Paris Té).
0142302988.
Etudes )4. rue d'Assas 75006 Paris -Juin )998 ? 3886
Rodogunede CORNEILLE
à la Comédie-Française
I. R~SEMAMRodogune,Corneille s'est démasqué « On m'a sou-
vent fait une question à la cour quel était celui de mes poèmes que
j'estimais le plus; et j'ai trouvé tous ceux qui me l'ont fait si prévenus en
faveur de Cinna ou du Cid, que je n'ai jamais osé déclarer toute la ten-
dresse que j'ai toujours eue pour celui-ci, à qui j'aurais volontiers donné
mon suffrage. » Deux siècles plus tard, Stendhal allait jusqu'à dire
« Rodogune?Shakespeare n'a rien écrit de plus beau. » Il y a trente-trois
ans que la pièce n'a pas été jouée au Français Il n'est que temps de res-
sortir les trésors enfouis.
Rodogune, prisonnière de Oeopâtre (ce n'est pas la fameuse reine
d'Egypte, mais une reine de Syrie), doit épouser l'un des fils jumeaux de
cette dernière, celui qui sera déclaré l'aîné et donc régnera. Or les deux
frères sont amoureux de Rodogune, plus que du trône, et sont prêts à
sacrifier celui-ci devant l'amour. Cléopâtre, qui hait Rodogune autant
qu'elle idolâtre le Pouvoir, promet hypocritement la couronne à celui de
ses deux fils qui tuera Rodogune, laquelle s'offre celui qui supprimera
la reine.
La pièce est complètement folle, montant d'acte en acte jusqu'aux
passions les plus extrêmes, jusqu'au cri final de Ctéopâtre « Sors de mon
cœur, nature » qui ne ressemble guère aux leçons des professeurs, à
tous les lieux communs débités sur Comeille depuis des siècles. Rodo-
gune pousse les fils à tuer leur mère, alors que celle-ci combine la mort
du fils qui va lui succéder sur le trône. Mais les deux frères (invention
admirable) sont vraiment jumeaux en noblesse et en amitié, s'admirant
l'un l'autre, chacun attaché à son double au point de lui sacrifier non
seulement le pouvoir mais l'amour. Il y a là, au milieu des abîmes du mal
humain (haine, vengeance, vertige du pouvoir), un admirable poème de
l'amour fraternel, qui résonne de façon différente selon l'un et l'autre
princes, avec des surprises, des faiblesses, des violences, des dépassements
dont ni Cléopâtre ni Rodogune ne peuvent venir à bout.
Marc Fumaroli, dans une page profonde, montre que Cléopâtreéchoue parce que sa parole est totalement biaisée, enfermée dans le men-
songe. Elle ne dit pas un mot qui ne soit orienté pour tromper sa prison-nière Rodogune ou l'un et l'autre de ses fils. « Son projet échoue à cause
de la solidarité de ses deux fils, qui se jurent l'un et l'autre une loyauté
absolue, et créent ainsi une parole infrangible, sur laquelle tout l'édifice
de la parole de mensonge vient se heurter comme sur un écueil. La piècemontre comment cette solidarité des deux frères étroitement liée à
l'amour qu'ils portent à Rodogune comment cette trinité de l'amour et
de l'amitié, en créant une loyauté de la parole, peut faire échec à tout un
édifice de mensonge. »
Et ici l'on voit bien qu'il ne faut pas mettre sur le même plan
Rodogune et Cléopâtre. Cette dernière représente le mal absolu, la ty-
rannie sans frein qui s'est mise « hors de la nature », en programmant la
mort du fils qu'elle a trompé. Rodogune, elle, appartient à cette « trinité
de complices, cette petite société secrète (comme dit encore Fumaroli)
qui, dans le royaume de Syrie,s'est jurée d'échapper à l'esclavagedu men-
songe pour se donner un espace de liberté fondé sur la seule parole qui
permette aux hommes de vivreensemble. Et c'est le fond même de l'ins-
piration de Corneille, basée (Péguy l'avait bien vu) sur la loyauté. On
comprend qu'il ait chéri cette oeuvre, qui est le résumé de son art en ce
qu'il a de plus grand et de plus original. « Sa poésie de théâtre est une
école de la liberté intérieure. » Les ombres elles-mêmes n'y existent que
pour dévoiler le soleil'.
Le Régisseur de la Chrétienté
de StMSTMNBARRY
Traduitde l'anglais (Irlande) par Jean-PierreRichard
au ThéâtredesAbbesses.Miseen scènede Stuart Seide
On est toujours partagé entre la stupeur et l'émerveillement
lorsque surgit, comme par surprise, hors du quotidien, un grand poète de
théâtre, étranger à toutes les modes, et qui part de l'Histoire pouratteindre l'universel. Il s'agit d'un jeune auteur irlandais, d'une quaran-taine d'années, qui a écrit cinq pièces d'une originalité éclatante, dont
voici la dernière. Ses personnages sont tous un peu des desperados,du
1.JacquesRosneraprislepartidemettreenscèneRodogunesansmoderniserlapièce,c'est-à-diredereproduire«chaquemot,chaqueinstant,chaquescènetelsque j'imagineComeillelesreprésentaitC'estunegageure,biensûr,maisgrandiose;commeledécormagnifiquedeRobertoP)ate,d'unarchaïsmesolennelet rêvé.Lasplendeurdelalanguecoméuennen'enres-sortquedavantageettransformepresqueenopéracettetragédieprofondémentpolitique,der-rièrelaquelleonentrevoitla luttesansmerciengagéeparAnned'Autricheet Mazarinpourgarderleurpouvoirabsoluenécrasanttouslescomplots.
moins des marginaux, des laissés-pour-compte de l'Histoire, mais en
même temps marqués «par une grâce rédemptrice comme t'écrit le cri-
tique Fintan OToole dans son introduction à l'anthologie de ses œuvres
qu'il convient de citer un peu longuement « Ils sont, dans le sens
social du mot grâce, dotés chacun à leur manière d'une extraordinaire
élégance émotionnette, exprimée dans un langage à la fois baroque et
méticuleux~. Au prix d'un effort infini, ils se constituent au fil des mots
qu'ils disent, nous laissant entendre derrière ces mots la rigoureuse syn-taxe de leur vie intérieure. Et ils sont aussi, au sens religieux du terme, tra-
versés d'une tendresse inexplicable, qui les sauve de l'oubli et, en quelque
étrange et indéniable sorte, les sacratise. »
Sebastian Barry a réinventé ici la figure enfouie de son grand-père,ancien officier de police de la Couronne britannique, qui, lors d'un
meeting ouvrier, en 1922, à Dublin, fut responsable de la mort de quatre
manifestants irlandais. On devine à quelle profondeur noire était enfouie
sa mémoire dans la famille de son petit-fils. Il ayait d'ailleurs prédit queses descendants seraient féroces avec lui. Admirable est la manière dont
Sebastian Barryest parti sur les traces de son ancêtre maudit, et d'abord
sur celles de l'enfance du vieux policier, dans le district reculé de Kelshea
et Kiltegan, où Sebastian lui-même, cent ans plus tard, a vécu enfant. Il
s'est servi encore de plusieurs figures féminines qui avaient entouré ses
premières années, les mêlant, les confondant avec la personnalité de ce
Thomas Dunne; et, à sa grande surprise (confie-t-il), « je me mettais len-
tement à aimer cet homme diminué ». Il l'a enfermé dans une sorte
d'hospice horrible, où une vieille cousine du policier avait fini autrefois
ses jours, aveugle et folle.
En plaçant, par l'imagination, son malheureux grand-père dans
« cette chambre de terreur, ce lieu de repentir et de pardon », toutes les
répliques de la pièce sont venues l'une après l'autre, recréant de façon
mystérieuse la personnalité de cet ancêtre inconnu, lui infusant une
lumière venue d'ailleurs, une dignité déchirante. Et, dans cette métamor-
phose, Sebastian Barry s'est comme identifié à celui dont il a sauvé la
mémoire en prenant sur lui sa malédiction. « Et, du coup, en dépit de
tout, à cause de tout, pour le meilleur ou pour le pire, je pourrais me pré-
senter aux grilles de Saint-Pierre et affirmer clairement ma parenté avec
cet homme disgracieux, disgracié. »
La scène se passe en 1932, à l'hospice de Baltinglass, dans le
comté de Wicklow. Thomas Dunne a un peu plus de soixante-dix ans au
moment de l'action. Smith, un infirmier quelque peu tortionnaire, et
Mme O'Dea, infirmière presque maternelle, entourent le vieux géant quis'est enfermé dans la folie pour échapper à ses remords. Mais le passé et
le présent s'entremêlent ses filles viennent le visiter, Annie qui a trente
2. Etchosehautementextravaganteetinattendueencettefinduxx*sièclef.. d'unegrandebeautéformelle»,souligneFintanOroole.
ans, Maud trente-cinq, Dolly vingt-sept. Elle est maintenant mariée à son
ancien soupirant, Matt. Lesvisiteuses apparaissent de loin en loin à leur
père, dans sa mémoire illuminée, telles qu'elles étaient dix ans plus tôt,
en pleine jeunesse, lors du terrible drame de l'émeute, aussi naturelles
dans le passé que dans le présent; mais lui leur parle autrefois avec son
âme d'aujourd'hui (ou est-ce l'inverse?). Lessouvenirs sont des pressen-
timents, les pressentiments des souvenirs, avec leur poids de souffrance,
de remords, de larmes, de révolte, de désespoir, emportant le vieil
homme au bout de lui-même, sur un chemin de purification qu'il ne
connaît pas et pourtant reconnaît.
Et le plus bouleversant survient lors des apparitions de son jeunefils Willie, mort à la guerre de 14-18, et qui se montre en uniforme mais
à l'âge de 13 ans, avant que sa voix ait mué. Lesdialogues entre l'enfant et
son père, d'une tendresse déchirante, se réduisent à quelques mots de la
part de l'enfant; mais ces mots rayonnent une compassion, une douceur
si profondes, qu'elles pénètrent l'âme de Thomasjusque dans ses abîmes,
et lui apportent, lors du long monogue final, une paix qui n'est plus de
ce monde. Car la simple présence de l'enfant ramène à la lumière une
scène de l'enfance de Harry, qui fut lui-même pardonné, un jour, par son
propre père, avec un amour ineffable. « Et je parlerai de la miséricorde
des pères, quand l'amour qui gît en eux aussi profondément que la face
scintillante d'un puits est trahi par l'imprévu, et l'enfant voit enfin qu'on
l'aime, et qu'on a besoin de lui, et qu'on ne saurait vivre sans lui, immen-
sément. » De cet hospice misérable, où meurt un homme écrasé par sa
mémoire, s'élève un murmure sacré, transformant la faute en béné-
diction. Et le cœur qui se condamne est ainsi délivré par une main enfan-
tine plus puissante que le chaos. On se souvient de Bernanos, évoquant à
la fin de son existence le petit garçon qu'il fut « L'heure venue, c'est lui
qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvresannées jusqu'à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant
la troupe en désordre, entrera le premier dans la Maison du Père. » S'il y
a, hélas! une chaîne de meurtres fratricides, il y a aussi (on l'entrevoit paréclairs une chaîne secrète de pardons'.
)EANMAMBRINO
3.LetravaildeStuartSeidemanifeste,iciencore,sonécouteintérieuredespiècesqu'ilmetenscèneet laprécisionardentedesadirectiond'acteurs.MichelBaumannestla cariatideduspectacle.
Etudes M, rue d'A~MS 75006 Paris -Juin )99B N" 3666
rEXPOSITIONS
111
Eugène Delacroix*
LAURENTWOLF
i. OliRQDOlEugène Delacroix, artiste admirable et unanimement
admiré, ne parvient-il pas à emporter l'adhésion totale du visiteur, à la
différence de peintres moins grands que lui, mais plus proches de la
langue visuelle d'aujourd'hui ? L'exposition « Delacroix, les dernières
années » apporte le début d'une réponse.
La Réunion des Musées Nationaux, qui a le sens du paradoxe,
célèbre au Grand-Palais le 200' anniversaire de la naissance de l'artiste.
avec un ensemble d'oeuvres entièrement tournées vers la mort et le regard
rétrospectif. C'est la première grande exposition Delacroix en France
depuis 1963. Elle est accompagnée de plusieurs autres manifestations, à
la Bibliothèque Nationale et au Musée Delacroix de Paris, à Rouen, à
Chantilly et, plus tard, à Tours, Bayonne et Versailles.
Dans un décor gris et un éclairage ponctuel, qui illumine chacune
des quelque 130 peintures et dessins exécutés de 1850 à 1863, le visiteur
déambule dans la pénombre. Ce dispositif accentue la distance qui le
sépare des tableaux. L'emportement du trait de Delacroix, sa touche vio-
lente et allusive provoquent immédiatement l'émerveillement devant
l'habileté et l'invention picturale. Cependant, les œuvres, et singulière-ment les œuvres de la maturité, parlent à notre intelligence plutôt qu'àà
notre émotion.
EugèneOehtmmlesdernièresannées(1850-1863).GaleriesNationalesdu Grand-Palais.EntréeClemenceau,75008Paris.Réservationspartél.49875454.Ouverttouslesjours,sauflemardi,de 10hà 20h; lemercredi,de 10à 22h.Jusqu'au20juillet.
Delacroix,letraitnmMnt~ueBibliothèqueNationaledeFrance.GalerieMansartetMazari-ne,58ruedeRichelieu,75002Paris.Tél.47038] 10.Ouverttouslesjours,sauflelundi,de10h à 19h.Jusqu'au12juillet.
Delacroix, la naissance d'un nouveau romantisme. Musée des Beaux Ans, Square Verdrel,
76000 Rouen. Tél. 35 71 2840. Ouvert tous les jours, sauf mardi, de 10 h à 18 h. Jusqu'au 15
juillet.
EugèneDelacroixet FrédéricVillot,le romand'uneamitié,etAquarelleset ~uts. MuséeNationalEugèneDelacroix,6 placeFürstenberg,7S006Paris.Têt.44418650. Ouverttouslesjours,saufmardi, de9h 30à 18h.Jusqu'au31juillet.
C'est que les sujets et les préoccupations du peintre sont éloignés
de nous (à l'exception des paysages et des animaux), parce qu'ils ont tous
une source mythologique, religieuse ou strictement littéraire (Delacroix
était un passionné de littérature anglaise, notamment de Shakespeare et
Byron). Les cartels explicatifs ne sont pas d'un grand secours, car, pour
Delacroix, la peinture n'est pas l'illustration d'un rédt, elle est le vrai
modèle du tableau. Il peint « d'après littérature », comme on dit peindre« d'après nature ». H ne suit pas la narration, mais sa propre lecture. Et
quand il représente des scènes réelles, sa vision rencontre son imagi-
nation littéraire (c'est particulièrement évident pour toutes les œuvres
inspirées du voyage au Maroc).
Les peintures exécutées après 1850 rappellent ses tableaux drama-
tiques et spectaculaires les plus célèbres, comme Scènes des Massacres de
Scio (1824), La Mort de Sardanapale (1827-1828) ou La Ltbcrtf guidant le
peuple (1830). On y retrouve la relation tendue entre la violence et le
plaisir; on y retrouve le mouvement, la couleur pour autant qu'il soit
possible de parler des couleurs de Delacroix, tant son mépris des contin-
gences techniques a entraîné la dégradation des pigments.
A partir de 1850, Delacroix revient sur les thèmes de ses œuvres
antérieures animaux, chasse, nature, scènes d'inspiration littéraire, pay-
sages orientaux, sujets mythologiques et religieux; le parcours de l'expo-
sition est organisé selon ce découpage thématique. L'artiste revoit et
repeint sa propre oeuvre; il s'impose une réflexion picturale. Il semble
remettre en question l'exploitation systématique qu'il faisait auparavant
de la tension érotique entre la représentation de la mort et celle de la
jouissance. Comme c'est souvent le cas des « vieux » artistes, il va droit au
but et joue moins de la séduction.
En 1850, Eugène Delacroix a 52 ans. Il meurt treize ans plus tard.
Au début du x<x'siècle, la cinquantaine est déjà le début de la vieillesse.
Delacroix a une santé fragile et une maladie respiratoire chronique; ce
n'est pas l'athlète de la vie que laissent imaginer ses tableaux. C'est un
artiste qui a réussi il a obtenu de nombreuses commandes publiques;
mais il n'est pas reconnu à la hauteur de ses espérances. 11aurait voulu
influencer l'enseignement des beaux-arts; il lui faudra attendre 1857
pour entrer à l'Institut, après huit tentatives. Tard, trop tard pour
compenser l'amertume de cet homme insatisfait, qui se trouve aussi
confronté à l'arrivée de nouvelles générations d'artistes, dont beaucoup
l'admirent comme un précurseur et, de ce fait, le rejettent dans le passé.
Le parcours de l'exposition commence par l'Autoportrait au gilet
vert (1847). Le feu qui couve dans le regard, mais aussi la dureté, la
fermeture, voilà ce que montre l'artiste de lui-même. Un autoportrait est
toujours une déclaration je me vois et je désire être vu ainsi. On
découvre dans ce tableau la posture hautaine, distante, ironique, légère-
ment méprisante affichée par Delacroix. Cette posture est présente dans
les œuvres de 1850 à 1863 exposées au Grand-Palais. L'artiste y regarde
plus en direction de sa propre œuvre qu'en direction du spectateur.
Cela renforce la distance qui nous en sépare, mais cela renforce
aussi notre admiration. Admiration devant une pensée en mouvement,
comme dans les six versions du Christ sur le lac de Génésareth,où la force
symbolique croît, pendant que le geste pictural devient plus direct. Admi-
ration devant La Lamentation sur le Christ mort, où la géométrie des cou-
leurs porte la signification du tableau le corps horizontal presque blanc
sur toute la largeur de la toile, le renvoi d'une tunique rouge au premier
plan, d'un petit personnage habillé de rouge dans le fond, et le cercle des
visages prostrés. Admiration devant l'intuition de quelques paysages, des
sous-bois, des bords de mer, et la richesse des bouquets de fleurs.
Cette admiration se convertit rarement en adhésion à la vision de
Delacroix, parce que ses représentations sont toujours médiatisées par
un récit ou par des mots. La peinture de Delacroix, malgré sa réputation
physique, est plus conceptuelle que bien des œuvres non figuratives.
Le grand œuvre de la vieillesse de Delacroix n'est pas exposé au
Grand-Palais. Il s'agit d'un ensemble de peintures murales réalisé dans la
Chapelle des Saints-Anges de l'Eglise Saint-Sulpice sur la voûte, Saint
Michel terrassant le dragon (1856-1861), sur les parois, La Lutte de Jacob
avec ;~e (1855-1861) et Héliodorechassé du Temple(1861).Cet ensemble est considéré comme le testament artistique du
peintre. Il lui a d'ailleurs consacré des années, puisque les premiers
contacts précédant la commande eurent lieu en 1847. Delacroix yconsacra donc plus de dix ans, de travail et de souffrance, puisqu'il était
déjà affaibli par la maladie. La Chapelle des Saints-Anges démontre la
grandeur de l'artiste bien plus que tous les tableaux spectaculaires qui
l'ont rendu célèbre. Il semble s'y être donné pour but de parcourir la
totalité de son répertoire pictural tonalités, valeurs, construction,
mouvement.
La Lutte avec !~n~, avec ses deux figures qui s'affrontent sous une
immense frondaison, pendant que passent à l'écart des bergers indiffé-
rents, s'oppose à la profusion des personnages disposés dans l'architec-
ture monumentale d'Héliodore chassé du Temple. Dans cette peinture,Delacroix dispose ses personnages en une spirale vertigineuse quitournoie autour d'une grande colonne. Cet artifice de construction la
spirale est une des constantes de ses peintures monumentales.
L'accueil fait à la Chapelle des Saints-Anges fut l'une des dernières
déceptions de Delacroix. Son inauguration n'attira pas la foule espérée;et les critiques ne furent pas toutes louangeuses, pas suffisamment, du
moins, pour le vieil artiste qui sentait arriver la fin.
LAURENTWOLF
––––LES FONTAINES ––––
Centreculturel
du jeudi ~0 <M~ 7~S ~fO~fMr~«MMM~t ~M~ ~9~ ~72&30~
LE ROMAN AU XX' SIÈCLE
Commentlegenrenarratifa t ilévolué,ibrmeUement,depuistedébutduw siècle?Comment,aprèst'èfedeh déconstruction,peut-onparlerd'unretouràcertainesformes,ouencoreàun<âged'orduroman?Problématiquesgénérâtesetarticulationsautourdequelquesauteurs,dontWilliamFaulkner,ClaudeSimonetGabrielGarciaMarquezapplicationspédagogiques.
AndréDAvms.j.,CeM<~~Mies,~t~!FrancisCOULET,~n~ <<e~Mr~,docfeMfeM~c~pMeeder~MMtt'on,~tCe
VéroniquePmmN,Docteurès/emneï,/t!r&etuneéquipeduniversitaires
~MtHM~ CO~ 7j~9c~~70&CMtVJ~CMMM~~ 29 <K~t799~~2 &3<~
LA PENSÉE PHILOSOPHIQUEDANS LE DEBAT BIOÉTHIQUE
Multiplessontlesquestionséthiquesetphilosophiquesposéesparlesinnovationsbiomédicales.Commentdésormaispenserlafonctiondumédecin,l'actemédical,lerôleduphilosophedanslesdébatsconcernantlabiomédecine,l'hommelui-même,s'ilestgouvernéparsesgènes?.Lasessionseraaniméepardesmédecins,desphilosophesetdespersonnalitésalliantcesdeuxcompétences.
HenriArLAN.~ro/~MM~deM<!p<Me,de~M&Mop~teefd'~M~Mede~abiologie.~<9te/ZMeM,\tfad<MM~t~t/Mt-~~fo~&erMMZc~:
BrunoCADORË.~iq~cMrd'eaM~MeMedtc~.{~MM'rM~cof~où~Med?~NeGilbertHorrotS,fm/~eMrde~MtMoptMf,D~~c~MrdMC~ttwde~c~erebe~
<nfen~<K~p«~M!/fe~e~Moe~M~Me,t/ntt~rHYe/<&~deBrMxeNe~PatrickVntsmaŒN,~n6c<eMrdMd~M~etnentd'<MM~McMo~~dteo~e,
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Etude: )4, rue d'Asas 7S006 Paris 'Juin t998 N* 3886
OMtMA
Sitcom
de FtMNÇOMOZON
Ne me demandez pas si j'ai aimé ce film. Non, et pourtant je
lui trouve de l'intérêt, il me semble même qu'il s'agit d'une œuvre d'art.
Alors, comment expliquer?.
Sitcom, au moins ce titre lourdement ironique met cartes sur
table. Dans le cadre traditionnel des séries télévisées un intérieur où
parents et jeunes font des histoires François Ozon va mettre un tigre
dans le moteur et faire éclater le cadre. Le tigre, ce ne sera rien qu'un joli
petit rat tout blanc, et le cadre, celui d'un pavillon cossu dans quelque
quartier résidentiel. Là vivent le père, la mère, avec Sophie et Nicolas,
leurs enfants, qui ont passé l'âge des jeux innocents.
Aux jeux de cette famille, nous allons être pris. On dit fait
comme un rat. Cela pourrait signifier aussi que François Ozon, pour son
second film, n'a pas oublié le spectateur. Bravo, il joue avec nous. Rien à
voir avec ces jeunes films où quelque prétendu auteur fait son cinéma
comme si nous n'étions pas là, tout seul dans son coin, et se désole après
coup, parce que nous n'avons pas pris part à ses jeux hermétiques. Là,
tout est clair, lumineux comme le poil immaculé du rat la maman
embauche une femme de ménage espagnole, Maria. Comme tout le
monde ici a les idées larges, Maria appelle la mère de famille par son pré-
nom, Hélène. Toujours en vertu des idées larges, Hélène et Jean (le père)
invitent à dîner la femme de ménage espagnole et son petit ami, Abdu,
un beau noir, col blanc et noeud papillon, qui se trouve être le professeurde gymnastique de Nicolas, leur fils. Et puisque, décidément, on a les
idées larges, Nicolas profite de ce dîner pour annoncer qu'il est homo-
sexuel, avant de se retirer dignement dans sa chambre. Et puisque, etc.
Abdu, encore plus digne, monte dans la chambre parler à Nicolas. En
« bon » professeur de gymnastique, it va naturellement le convaincre de
passer à l'acte sur le champ. Premier acte, donc.
On devine la suite qui couchera avec qui? Jusqu'où ira-t-on
avant d'épuiser toutes les combinaisons possibles? Plus malin que nous,
l'auteur nous réserve une première surprise (il y en aura d'autres)
Sophie, la sœur de Nicolas, dépressive, se jette par la fenêtre, et se retrou-
vera paralysée dans une petite voiture. Ce qui ne l'empêchera pas, bien au
contraire, de répondre aux deux questions Sophie et son frère réunissent
dans leurs chambres une faune que n'aurait pas désavouée le marquis de
Sade.
Dans ce film froid comme un théorème j'avais oublié, le pèreest ingénieur règne une logique infernale. On croit avoir compris, on
croit avancer, mais on recule, on régresse. Logique du labyrinthe. Il est là
pour cela, le rat. Un joker, un pion blanc, hors jeu, en trop ? Erreur, nous
nous croyions plus malins que le rat, nous sommes perdus comme lui.
Bêtes comme lui. Faits comme lui. Aucune différence, si l'on admet,
comme l'anthropologie l'assure, que l'interdit de l'inceste fonde le
passage de l'animal à l'humain. Insensiblement, le film en vient là. Un
jour, la mère couche avecson fils. Deuxième acte.
Le troisième, logiquement attendu, l'inceste du père et de la fille,
n'aura pas lieu. Et c'est ici que le film prend de l'intérêt, à mes yeux. Est-
ce par un dernier scrupule, bien tardif, par quelque résurgence de la loi
du père, d'un ultime tabou, que le scénario évite cet inceste-là? Pour ras-
surer le spectateur, en somme? Non, rien de rassurant dans ce Sitcom,où
la violence et la haine constituent, de la première à la dernière image, le
seul lien entre les personnes. Certes, on dit qu'on s'aime; il y a parfois
l'ombre, l'ombre seulement, d'un sentiment qui traverse la fresque aveu-
glante, ces tableaux de famille éclairés d'une lumière trop crue, désespé-rément cruelle.
Impossible, cependant, d'évoquer ici la loi du père. Celui-ci,
admirablement incarné par François Marthouret, prône la tolérance
confondue avec le « tout est égal toutes les « cultures se valent.
L'homosexualité et l'hétérosexualité, c'est pareil. Les rôles de père, fils,
mère, fille sont interchangeables, comme les rôles de domestique et de
maitre, de professeur ou d'ami. Nous sommes bien aux racines de la per-version. La perversion, c'est quand un être humain peut permuter avec
n'importe quel autre humain et pourquoi pas, alors, avec l'animal? Le
rat blanc, comme le joker, peut prendre toutes les valeurs parce qu'il n'en
a aucune. Etre tout et rien à la fois, voici bien l'ultime référent, l'absolu
du blanc ou du néant, le dieu monstrueux de ce petit monde sans foi ni
loi.
Pour que les membres debndM (dans tous les sens du terme
déliés) de cette famille subsistent, pour que cela dure et tienne, au moins
le temps d'une histoire, il faut aller au bout de la violence, de ce mélange
indifférenciédu plaisir et de la douleur, du sexe et de la mort, de l'imagi-naire et du réel. Mais où est le terme de cette escalade? Ya-t-il un au-delà
de la violence? Où est l'ailleurs de ce cercle infemal ?
Certes, il y a le thérapeute, l'autre père (incamé par Jean Douchet,
« maitre à penser « de quelques générations de cinéphiles). La mère
consulte le thérapeute, et tout le monde quitte la maison pour une
thérapie familiale. Tous, sauf le père et. le rat. Allons-nous suivre le
groupe, ou rester dans la belle demeure, ou passer de l'un à l'autre?
Choix décisif. On reste avec le père, et le rat. Le père mange la bestiole,
après l'avoir fait cuire dans le four à micro-ondes. Etrange repas solitaire.
Sinistre « communion qui annonce le dénouement. Au retour de leur
thérapie, les autres découvrent que le père est devenu un énorme rat! Il
n'est pas blanc, celui-là, pas mignon du tout. Cris, sale, répugnant. Ni
homme, ni bête, un monstre offert au lynchage sacrificiel dans un
consensus sans faille. On savait depuis longtemps que le père rêvait de
tuer toute la famille. Il en rêvait seulement. Lesautres sont passés à l'acte.
Dernier acte.
Alors, au cimetière épilogue sur sa tombe se retrouvent tous
les membres de la nouvelle tribu, autour du nouveau « père o le pro-
fesseur de gymnastique noir, homo-hétérosexuel, amant du fils et de la
bonne espagnole. La fable pourrait aussi bien s'intituler le rat blanc, le
père gris, l'amant noir. Après la disparition des deux premiers, à quand
la mise à mort de ce dernier, ou de tous les autres par celui-ci? Pas d'issue
au cycle infernal. On ne dénoue pas un tel noeud de vipères.Il est frappant que ce film sorte en un printemps qui commémore
« mai 68 ».Trente ans après. L'espace d'une longue génération. Qu'est-ce
donc que la paternité pour ceux qui ont crié à vingt ans « Il est interdit
d'interdire et « Jouissez sans entraves »? Qu'est-ce donc qu'être enfants
de pères sans loi? Au miroir monstrueux du film, comme tout cela
s'éclaire Cette famille scandaleuse à l'écran fait rire dans la salle. Rire
ambigu, certes.
Car Sitcom est un film terrible, terrifiant (d'une autre terreur que
Titanic; mais tous les rêves d'aujourd'hui ont goût de cauchemar). )e
n'aime pas ce film et pourtant je l'estime, car il est vrai. Chacun pourra y
reconnaître le laxisme bien réel de notre environnement idéologique. La
« tolérance confondue avec la perte des valeurs.
Pour peindre cet univers hors-la-loi, il a fallu que François Ozon,
lui, se donne un cadre, rencontre les lois du cinéma et s'y soumette.
Alors, Sitcomest devenu une œuvre. En effet, on peut parler de création,
d'oeuvre d'art, lorsqu'un auteur est pris par son sujet et, plus encore que
par son sujet, par l'objet qui se construit entre ses mains prisonnierdonc de l'oeuvre qui impose, avec sa logique propre, une adhésion au
réel. Ce lien précieux, vital, entre l'imaginaire et le réel, c'est la porteétroite du vrai. L'oeuvre existe donc, quand elle résiste. Ainsi elle est
épreuve de vérité, dur chemin vers la vérité.
Voilà ce qui me trouble, au-delà du spectacle navrant. Le film,
parti de la perversion, d'un discours plus ou moins provocateur et
complaisant, noyé dans la perversion, s'arrache peu à peu à sa pente natu-
relle. Il décolle, prend de la hauteur, s'ouvre à une réflexion sur la per-version. Le cinéma fait loi, cela s'appelle le style ici, c'est la qualité de
)'interprétation, la précision du jeu des acteurs. C'est l'abstraction de cette
fable, dénuée de toute sensibilité (rien de moins érotique que cette
hénaurme partouze!). Ce qui aurait dû devenir obscène est sublimé par la
netteté, la fermeté du trait. Le scénario abstrait conduit à l'hyperréalisme
des personnages. La présence physique, la justesse des situations et des
dialogues, donnent vie à ce qui aurait pu n'être qu'une laborieuse
démonstration. Par la force de sa cohérence, i'œuvre dissout les impu-
retés du message. Mieux, elle efface tout message, elle subvertit la perver-sion Pavée de bonnes ou de mauvaises intentions, l'oeuvre met au jour,sous les pavés, la plage la vérité nue, offerte au regard, aveuglante et
inhumaine.
L'art est grand lorsqu'il se hausse au-delà de l'humain, ou en
deçà aux sources du sacré sauvage, barbare. Ah que nous voici loin des
petites histoires salaces et confortables du cinéma de Blier! Loin même
du regard fasciné, plus ou moins complice, de Pasolini. Oui, cruel,
implacable est ce film. Tout ce qu'on croyait savoir, sur le meurtre du
père, la mort de la famille, le mutticutturatisme, ia crise des valeurs. est
ici dépasse*. Sitcommontre avec effroi comment les civilisations parfois
prennent goût à se perdre et à se détruire.
JEANCou.rrr
Des hommes d'influence
de BARRY LEVINSON
La crédibilité du Président des États-Unis bat sérieusement de
l'aile depuis que le monde entier a appris qu'il s'était livré à
d'inavouables roucoulades dans les très courts jupons d'une majorette
pas franchement tombée du nid. Le Président, qui est du genre à se
regarder le nombril chaque matin dans le miroir des instituts de sondage,se dit alors, à l'instar du Prince de Machiavel, qu'il est grand temps de
« feindre », de « colorier » autrement dit de divertir l'opinion amé-
ricaine en agitant l'épouvantail de la menace extérieure pour mieux faire
oublier ses folâtres pérégrinations intérieures.
Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous raconte cela,
pourquoi je vous mâchonne cette actualité, trop médiatique depuis
quelques mois pour ne pas être connue. La réponse est simple malgré
les apparences, je ne décrivais pas, plus haut, les déboires du Président
Clinton avec Monika Lewinsky et sa « fuite » en Irak, suite aux refus de
Saddam Hussein de voir des représentants de t'ONU pénétrer certains de
!)suffitévidemment,pourreconnaîtrecefilm,deregarderautourdesoicequ'ilenestdesinstitutions,de l'école,de l'enfance,de l'entreprise,de la rue,de la cite,dupolitique,de lafamille.
ses sites présidentiels, mais je m'efforçais simplement de raconter le scé-
nario de David Mamet, qui est le seul intérêt du film de Barry Levinson.
Précisons juste un peu l'intrigue, afin de souligner que rarement
une fiction aussi saugrenue aura été si proche de notre atterrante réalité
de fin de siècle. Chargée de détourner l'attention de l'opinion américaine
afin d'assurer la réélection d'un Président (toujours hors-champ), une
petite équipe improvisée pour l'occasion est donc menée par Robert de
Niro (un impassible bon-à-tout-faire, un peu Sherlock Holmes dans la
démarche, très Mac Gyver dans sa manière professionnelle de trans-
former une boite d'allumettes en centrale nucléaire), Dustin Hoffman
(un producteur de cinéma ridé par l'autobronzant et les ultraviolets) et
une collaboratrice du Président (une pimbêche blondasse aux dents qui
rayent le parquet et dont l'oreille semble collée, depuis son enfance, à un
téléphone portable). Ce trio, après mûre réflexion, imagine alors de toute
pièce, à la frontière américano-canadienne, un danger forcément
nucléaire commandité par des terroristes albanais (ce qui est éloquent
au moment où la Serbie refuse de reconnaître l'indépendance du
Kossovo, province à très forte majorité albanaise).Les préparatifs de cette machinerie politico-médiatique s'emboi-
tent alors comme des légos dans un studio de télévision, par exemple,notre trio de choc grime une jeune Américaine en une Albanaise effa-
rouchée il lui colle un paquet de chips dans les bras et lui demande de
courir comme si elle était voûtée par la peur des balles qui lui sifflent
dans les oreilles. Derrière les manettes, notre petite équipe se régale des
prouesses de l'informatique et du virtuel par la simple pression d'une
touche, on remplace les chips par un chat écorché, on fait franchir à la
jeune fille un petit pont de bois en feu, et une grange détruite, toute
fumante encore, apparaît, comme par miracle, en arrière-plan. Cette
image, construite sous nos yeux, sera diffusée quelques heures plus tard
sur la chaine de télévision NN.
Aucun détail, donc, ne manque à cette supercherie d'abord, une
chanson, dont le but est d'atteindre le « hit-parade x du mièvre, est com-
mandée à une espèce de vieux barbu tombé dans la musique « folk »
quand il était petit, et qui a l'air aussi intelligent qu'un troupeau de
vaches texanes. Ensuite, un discours pour le Président est rédigé avec de
grosses ficelles larmoyantes, de sorte que les secrétaires de la Maison
Blanche (qui sont aussi des ménagères de plus de cinquante ans, sur quil'on teste l'efficacité du discours) en viennent à sortir en sanglots. Enfin,
notre belle équipe retire un G.I. de l'asile psychiatrique pour en faire un
héros de guerre, rescapé d'Albanie. On réécrit forcément une chanson en
faisant croire à tous qu'on la ressort des années cinquante, autrement dit
d'un passé collectif oublié; et l'Amérique entière en vient à aduler ce
héros imaginaire dans une furieuse hystérie collective.
Ainsi, la psychologie des personnages proche, par moments, du
« degré zéro de l'écriture les interminables longueurs du film, dues
aux traits grossiers des protagonistes (un trajet en avion, notamment, quiaurait pu se faire en fusée), l'autosatisfaction et la volonté ostensible-
ment provocatrice et commerciale du réalisateur, font retomber ce film
précisément dans ce qu'il cherchait à dénoncer les sentiers battus du
« politiquement correct ». Il en vient alors à ressembler à un serpent qui
se mord la queue.On retiendra, néanmoins, un film relativement osé pour Barry
Levinson il a le mérite, en effet, de rester (du moins pendant un
moment) du côté de la pure description, de l'enchaînement des subter-
fuges, sans tomber dans l'écueil d'un commentaire moralisateur. Barry
Levinson, au début en tout cas, ne prend pas de recul par rapport à son
sujet, et c'est tant mieux. La seule distance qu'il s'autorise est le ton de la
comédie, toujours bienvenu quand le sujet est d'une actualité grinçanteon songe ici à l'une des dernières séquences où le Président est réélu
après te succès de la supercherie. Le producteur, qui a participé à l'aven-
ture, regarde à la télévision des journalistes politiques commenter la réus-
site du Président sortant; il s'indigne des arguments avancés, ne supporte
pas que l'on taise ses mérites et veut de la reconnaissance. A ses côtés, son
compagnon d'épopée (Robert de Niro) fait alors un signe de la tête à un
molosse en uniforme. On apprend, quelques instants plus tard, que le
producteur est mort dans un accident.
XAVIER LARDOUX
Etude! )4, rue dAssas 75006 Paris -Ju~n )998 ? 3886
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'dMrTS
HOT E DE LECTURE Xi~«ff<<«<~
.tSï~tetttfragtout
<t<.M.,
Kerouac en passant.
Nomade et sédentaire à la fois, lack Kerouac a regardé le
monde comme ce qui s'en va et qu'il faut à tout prix fixer avant dispa-rition. Tout voir, tout mémoriser, tout consigner dans un unique récit qui
contienne sa vie, la pressure, l'épuisé, pour tromper le temps ou le perdredéfinitivement. A cette oeuvre-fleuveviennent de s'ajouter plusieurs textes
inédits pour le lecteur français, ainsi qu'une copieuse biographie,occasion d'une célébration bien méritée, plus que de révélations
d'aspects méconnus de la vie ou de l'oeuvre. De la somme exceptionnelle
d'informations rassemblées par Gérald Nicosia sur l'écrivain, n'ont sou-
vent été retenues que la figure matriarcale oppressante et les névroses
d'un fils bien éloigné de la statue du héros érigée depuis la publication
de Sur la route (1957). Dès l'origine, pourtant, les textes n'avaient rien
dissimulé brutale parfois, toujours franche, la prose de Kerouac était
sans plis ni double fond. Le malentendu s'était installé à son corpsdéfendant et malgré ses écrits, dont les publications différées achevèrent
de brouiller les cartes. L'intérêt majeur de MemoryBaberéside finalement
moins dans une démythification depuis longtemps effectuée par de pré-
cédents travaux biographiques, que dans l'attention portée à une écriture
dont la syntaxe si novatrice est brillamment étudiée. Kerouac confessait
ne pas être un homme de courage, seulement un écrivain; il est donc
plus que jamais urgent de se pencher sur ses écrits encore si mal connus.
JackKEROUAC,Vraieblondeetautres,Gallimard,1998,240pages,110F;Vieilangedeminuitetautres,Gallimard,1998.144pages,78F;Angesdeh désolation.Denoèl,1998,522pages,165F.Géraldf)[(X)HA,MemoryBabe,unebiographiecritiquedeM: Kerouac,Verticales,1998,1000pages,170F.
Les deux recueils proposés, rassemblant articles et essais divers
rédigés sur plus de dix ans par l'écrivain beat, constituent une bonne
introduction aux vies multiples d'un vagabond de la littérature. Dans les
premiers textes de Vraieblondeet autres, il est question d'écriture et, en
particulier, de prose spontanée. Cette spontanéité trouve son illustration
extrême, et peut-être trompeuse, dans le texte principal du second recueil,
plus anecdotique, Vieilangede minuit et autres. LeVieil ange de minuit est
l'écrivain ou son double qui écoute à travers sa fenêtre les bruits du
monde. Ni dehors ni dedans, l'oreille de l'ange est partout et capte le
bourdonnement de l'univers que la main retranscrit en images anar-
chiques. Le bruit de fond vient croiser les souvenirs, les rêves de
l'écrivain, et susciter des visions inédites. Ces visions, écrit Kerouac,« je
peux les écrire mais je ne peux les ponctuer », si bien que les virgulesdésertent bien souvent le texte affolé. Mais l'écriture spontanée chez
Kerouac ne se réduit pas, loin de là, à cette tentative qui l'avait laissé insa-
tisfait, et dont le caractère expérimental rebutera plus d'un lecteur. Il faut
relire à ce sujet les essais et chroniques littéraires de Vraieblondeet autres.
Trop charnels et trop spirituels à la fois pour se livrer à des exercices
d'écriture formels, les écrivains beat étaient modernes là où on ne les
attendait pas, à l'intérieur même d'une conception classique de leur art.
Lesaudaces littéraires de Kerouacs'inscrivent dans la filiation de Melville
ou de Wolfe, tout en portant cette tradition vers une plus grande liberté
d'écriture et une plus grande surface de contact avec le réel. Totalement
ouvert au monde, l'écrivain insuffle aux mots une expérience intuitive
qui les précède et qu'ils expriment par leur musique plus que par leur
capacité à représenter le son avant le mot, le flux sans le reflux, la vision
totale plutôt que l'éclatement. Ces principes d'écriture doivent être lus en
lien étroit avec l'esprit d'une génération dont Kerouac plante ici le décor,
redonnant au passage à ce terme si galvaudé de beat sa signification
profondément spirituelle.
Lesquatre brefs récits de voyage de Vraieblondeet autres illustrent
à merveille cet art qui fait surgir du défait ta totalité. Dans ces anecdotes
d'où tout extraordinaire semble exclu, d'autres récits tout aussi insigni-fiants viennent s'imbriquer récits entendus sur la route, dans les bars ou
les restaurants de routiers, récits articulés par des voix qui ne déclinent
pas leur identité, ou lus sur des visages que Kerouac croque en traits
rapides, précis, toujours aimants. Peu à peu, à travers l'insignifiancemême de ce qui est raconté, c'est toute une Amérique passée, présente et
à venir qui se dessine, une Amérique écrite par les gens sans nom qui la
font. Deux autres textes admirables, en fin de recueil, reproduisent ces
impressions obtenues par l'attention minutieuse aux nervures des choses
et des êtres Noël à la maison, souvenir d'une odyssée dans la neige du
petit garçon de Lowell, où le mystère de l'existence devient presque pal-
pable, et les fines Esquissesde Manhattan, dont aucune note ne vient
signaler qu'il s'agit là de fragments des Visions de Cody, autre grandeœuvre méconnue rédigée en contrepoint à Sur la route.
L'invitation est alors évidente à retourner à la lecture d'un longrécit de voyage. Lapublication de Angesde la désolation,traduction neuve
et intégrale d'un roman à l'époque trop sagement traduit en français et
amputé de sa première partie, vient à point nommé. Vigie sur les flancs
d'une montagne au début de son histoire, Kerouac collectionne minu-
tieusement les messages en provenance de la nature et du vide. Les mots
abondent, se déversent dans t'énumeration rythmée de tout ce qui est, où
le plus mystique se mêle au plus ordinaire, et la plus sereine contem-
plation au plus terrible de profundis intérieur. Lorsqu'il lui faut redes-
cendre vers les hommes et leur folie, Kerouac retourne, à San Francisco,
retrouver quelques grandes figures pittoresques avec lesquelles on peu-
plerait bien une nouvelle fable mystique. Tout semble soudain aller plusvite les orchestres de jazz, les courses de chevaux, la quête de l'extase,
tandis que rien ne se passe et que le vide est à chaque coin de rue. Lessoi-
rées de beuverie se suivent et se répètent, mais traversées de lueurs sou-
daines et mystérieuses « l'étoile filante de la miséricorde devait avoir un
visage sombre » qui le poursuivront jusqu'au Mexique, puis jusqu'àà
Tanger et Paris. Angesde la désolationest un document essentiel sur une
génération, saisissant portrait d'un groupe d'errants qui a perdu la Loi
mais n'a pas oublié la compassion.
PHILIPPECHEVALLIER
Littérature
forgeSEMPRUN
Adieu, vive clarté.
Gallimard, 1998, 250 pages, 120 F.
Après L'Ecriture et la vie, sobres et tra-
giques mémoires d'outre-déportation,c'était pour Jorge Semprun à la fois une
nécessité et une gageure de passer encore
plus outre et de revenir à sa vie antérieure
pour un semblable travail de mémoire et
d'écriture. Pari gagné royalement, car,
grâce à Juan Carlos, il est possible d'em-
ployer ce terme pour un « Espagnol
rouge rêvant d'être enseveli dans les plisdu drapeau de sa république. Peu avant la
fin de la guerre d'Espagne, Jorge Semprunarrive à Paris à quinze ans, interne au lycéeHenri-IV.Autour de quelques scènes, ren-
contres et lectures qu'il distingue comme
décisives, il reconstruit les découvertes de
son adolescence, en particulier la révéla-
tion de la langue et de la littérature fran-
çaises. tt raconte ses origines familiales,son père, intellectuel catholique et répu-blicain dans la mouvance d'Esprit, ses six
frères et soeurs, sa mère surtout, fille d'un
Premier ministre conservateur sous la
monarchie, morte quand il était enfant,
qu'il évoque avec une tendresse émou-
vante. Aveceux, il convoque de nombreux
personnages, amis, camarades de lycée,brèves rencontres d'hommes et de femmes
qui ont pris place dans sa vie et parfoisaussi dans l'Histoire. Ce récit foisonnant
se déploie tantôt vers le passé, tantôt vers
l'avenir, monté habilement et harmonieu-
sement selon une logique interne. Sem-
prun refuse qu'on y voie un procédé et il
l'appelle « anamnèse », terme liturgiqueavant son utilisation médicale, où l'évoca-
tion-invocation du passé lui confère une
présence nouvelle. La « vive clarté » du
titre n'est cependant pas cette lumière
attendrie, apaisée, parfois amusée, jamaisamère, que Semprun projette sur les affec-
tions, les amitiés et les premières amours
de sa jeunesse. C'est surtout celle qui l'a
ébloui, illuminant son chagrin et son exil,à la découverte de la langue et de la littéra-
ture françaises. Il nous ouvre son florilège,ou plutôt son « panthéon », puisque le
monument de ce nom est devenu le« centre du monde » pour le lycéen de
Henri-IVqui vit à son ombre. Raudelaire yest parmi les plus aimés; la littérature du
siècle des Lumières en est absente, alors
que sobriété et clarté sont des qualités que
Semprun aime tant dans la langue deve-
nue sienne et que l'on retrouve dans le
style de son livre,en des phrases lapidaireset des pages à la fois fortes et harmo-
nieuses. Le rappel de ces vives clartés ne
devient pas un message. Semprun se
contente de constater avec simplicité son
indifférence religieuse, de donner de brefs
aperçus sur les fondements et les
inflexions de son itinéraire politique, et
d'indiquer au passage comment il donne
lui-même un sens à sa vie et quellesvaleurs il lui estime supérieures. Dans cet
adieu aux illuminations d'une jeunesse
qui ne fut pas qu'« un ténébreux orage »
avant les froides ténèbres de la déporta-tion, le lecteur contemporain de Semprunne peut s'empêcher de voir aussi un adieu
aux lumières de la vie, « avant que ne s'as-
sombrissent le soleil et la lumière et la
lune et les étoiles », comme le dit le bau-
delairien Qohéleth. Semprun signale quesont morts dans ses livres précédents tousceux à qui il avait donné de sa vie par
procuration sous un pseudonyme. Mais
son écriture montre qu'il n'a pas lui-même« touché l'automne des idées », et il a
encore beaucoup à dire. Le lecteur attend
encore de lui de nouvelles clartés.
Elias CAMprn
Notes de Hampstead (1954-1971)
Traduit de l'allemand par Walter Weideli.Albin Michel, 1998, 252 pages, 130 F.
« Il ne connaît pas sa propre odeur et la
déteste chez les autres. » Onretrouve dans
ces ultimes aphorismes de Canetti sa luci-dité foudroyante, avec une ombre de
désenchantement et d'amertume qui peutle porter jusqu'à la cruauté. « Quelqu'un
qui puise son venin dans des livres, puis
l'administre, soigneusement dosé, à son
entourage ».Mais qui ne reconnaîtrait, paréclairs, notremonde? «A chaque crime, on
inculpe soigneusement un innocent. Le
coupable, lui, est relâché par principe et le
plus vite possible » (notez, à cinquante
pages de distance, le même adverbe!).).Cela dit, sa hauteur et son refus des modes
littéraires ont quelque chose de revigo-rant « François Villon en censeur de
poèmes modernes, et la manière dont il
les corrige ». Et toujours, malgré tout, se
déploie en lui « le vaste souffle de
l'esprit », avec le goût de l'admiration, une
profonde générosité du coeur « Tu veux
pouvoir dire à quelqu'un du neuf sur tous
ceux que tu aimes, tu veux proclamer leur
gloire » (ici, sur Stendhal et Joubert).« Glorifier est chose merveilleuse, irrésis-
tible. Heureux le poète des psaumes! »
Est-cede cette ouverture que l'athée résolu,
divisé, tire sa foi dans le miracle, à l'in-
verse du religieusement correct? « Je suis
incapable de désespoir; dans les piresmalheurs, j'attends, moi l'incroyant, un
miracle [.] Mais je ne veux pas savoir
PierreSempé
d'où il vient, je ne veux pas le provoquer.
Inexplicable et ininfluençable, il doit rester
un pur miracle ).], une suprême méta-
morphose. » Et par là il frôle, il atteint
l'ineffable. Il me semble que Simone Weil
t'eût compris et aimé. « Dieu cherche un
homme qui n'ait jamais entendu pro-noncer son nom et s'incline avec gratitudedevant un mendiant sourd-muet. » Lereste
est silence.
)ean Mambrino
Emily DtOQNSON
Le Paradis est au choix
Poèmes.Traduit et présenté par Patrick Reu-maux. Librairie Elisabeth Brunet, Rouen,1998, 558 pages, 170 F.
Et revoici la grande Emily Dickinson,dans un beau choix, longuement mûri, de
son traducteur émérite. La concision ful-
gurante et mystérieuse d'Emily éclate ici
partout. La musique atonale de ses
poèmes a la couleur même de son âme
aspirée par l'absolu et si tendrement atta-
chée à toutes les choses de la terre, t'en ai
parlé souvent (cf., dans Etudes,la dernière
fois, janv. 91). « La Beauté infinie dont
vous parlez est si proche qu'on ne la
cherche pas. » La plus infime créature est
sa sceur, son amie. Angoissée et paisible,elle demeure tranquille dans un terrible
incendie menaçant sa maison, alors quesautent les barils de pétrote, et discerne
(c'est la nuit) une chenille au fond du jar-din. Elle interroge sans cesse le silence. A
chaque instant elle s'arrête « à cette
Fourche étrange sur la Route de l'Etre »,Lteu-At-L'Eternité.
Jean Mambrino
Abdul Kader El JANABI
Horizon vertical
Récit traduit de l'arabe (Irak) par l'auteur,Charles Ilouz et Mona Huerta. Sinbad/ActesSud, 1998, 114pages, 95 F.
RtVUEDt!t.!V!tt!
Un titre énigmatique pour un petitlivre, vif, déroutant. Que tous ceux qui
imagineraient la pensée ou la parole arabe
imperméable à la subversion et asservie à
tous les despotismes le lisent la surpriseest de taille. L'auteur, né à Bagdad en
1944, quand la ville ressemblait encore à
un rêve éveillé sur l'Euphrate, brûlante,
secrète, aux habitants d'une ironie millé-
naire, découvre, comme tant d'autres dans
le monde, le cinéma américain; celui-ci
avait dëchainë une sorte d'insatiable
ivresse politique et pratique; les mots
d'ordre étaient l'amour et la subversion,avec beaucoup de lucidité et très peu de
sens pratique. Le surréalisme sur son
déclin allait être le port dernier de cet iti-
néraire et la chance laissée par lui à la cri-
tique et à la poésie (Adomo, Celan). Mais
ici il ne s'agit pas seulement d'une confes-
sion individuelle, il s'agit aussi du monde
arabe, de ses minorités intellectuelles, de
la trahison de ses dercs, des ressources de
sa langue et de sa tradition, contre les sclé-
roses et tous les grégarismes. Au terme de
ce texte enlevé et internationaliste, deux
évidences ou deux recours, le temps pas-sant l'exigence de « l'écriture inquiète et
inquiétante », et la présence de Mona, la
femme qui vous trouve et vous ramasse
« dans l'errance et la dérètiction (p. 104).Une fois de plus Actes Sud trouve. Le jeuen vaut la chandelle, largement.
Raphaële B[LLETDOUX
Chère Madame, ma fille cadette
Grasset, 1997, 230 pages, 105 F.
Les lettres que le père déposait en secret
dans la chambre de sa fille sortant de
l'enfance (si désinvoltes, si pudiques et si
tendres) trouvent aujourd'hui leur ré-
ponse, par delà la mort, dans ce livre en
forme de missive brisée, hachée, brûlante,
passionnée. Tout y passe du passé, les sou-
venirs en miettes, les billets doux d'autre-
fois, les notes, les traces, les larmes, les
émerveillements secrets, les angoissesrefoulées, le drame terrible de la mort du
père de son père (assassinat, suicide?), les
frustrations, les appels, les fuites, tant de
douleur et tant d'amour. On entend sous
les mots tout ce qui n'est pas dit, tout ce
qui est crié silencieusement à bouche fer-
mée, et que l'on retrouve, déguisé, dans les
beaux livres de Raphaële, si désinvoltes, si
pudiques et si tendres. Je n'ai pas cessé de
vous en parler depuis vingt ans. Comme
des pièces de son père, magicien du
théâtre, clown au coeur lourd, aux pieds
légers, qui a bondi dans ['au-delà, chucho-
tant à l'instant de partir « La mort n'est
pas grave. Je me débrouillerai. Va ton
chemin. Vaton chemin. »Raphaële sait
qu'il est près d'elle, toujours vivant.
Jean Mambrino
Arnaud CATHRfNE
Les ~Mx secsRoman. Verticales, 1998, 92 pages, 75 F.
En quatre-vingt douze pages, ce premierroman impose l'épure et la concision
d'une terrible parabole. Alors que des
milices quadrillent avec régularité la ville
et que des sections spéciales exécutent
imperturbablement les noms indiqués sur
leurs listes, Ode! et sa soeur Hamjha se
font passer pour morts au milieu des
cadavres en décomposition de leurs
parents. Ce huis-dos entre les deux ado-
lescents condense toutes les effluves de la
guerre peur, folie, indifférence impuis-sante, couardise avilissante. Le lecteur reste
saisi par cet univers qui l'a soudain happé.Une fois de plus les mots ont fait leur
ravage, plus suggestifs dans leur brièveté
que le défilé des images de nos reportages.
Pascal Sevez
Mervyn PEAKE
T'!t!M d'Enfer
Roman traduit de l'anglais par Patrick Reu-maux. Préface par André Dhôtel. Phébus,1998, 510 pages, 149 F.
le signale exceptionnellement cette
réédition, car il s'agit d'un des plus grands,des plus beaux romans de ce demi-siècle,le premier volume d'une trilogie (il faut
espérer que les deux autres ne vont pas tar-
der à suivre) dont l'originalité la mettra
toujours à part dans la littérature roma-
nesque de tous les temps, dans tous ses
Guy Petitdemange
détails, un monde nouveau, inconnu, pro-
prement fabuleux et capable de susciter
en nous une rêverie sans fin (cf. Etudes,nov. 74, oct. 77, juin 80). Graham Greene,à sa parution, s'émerveillait. On a évoquéà son sujet Rabelais, Swift, Rimbaud. C'est
tout autre chose, un conteur infini, un
visionnaire à l'état pur, qui révèle tous nossecrets La traduction est superbe.
Sciences sociales
Jean-Pierre LECoFF
Mai ï9M. L'héritage impossible
LaDécouverte, 1998, 476 pages, 160 F.
Livremagistral. Il inscrit Mai 1968 dans
la lignée de 1936 et de la Résistance, mal-
gré des différences radicales. Au lieu de
l'ouvrier légendaire et du combattant clan-
destin, c'est l'étudiant qui est figure de
proue, bientôt rejoint par les syndicatsentrés par la cale. Mai 1968 symbolise un
sursaut de l'exaspération, un frémissement
qui tourne à l'ébullition. Femme, enfant,
écologie, temps du travail, qualité de la
vie, nouveaux modes de vie familiaux, dif-
férences culturelles, autonomie éthique,etc. ces thèmes qui se croient neufs ont
tous été conçus en Mai. Les modes de vie
ont plus été touchés que le politique ou
l'institutionnel ce que traduit bien le
juridique ou la jurisprudence. Le livre est
d'abord historique. 11s'interroge sur les
conditions historiques de la « divine sur-
prise et sur ses progénitures abondantes
et turbulentes (gauchismes, MLF,mouve-
ments)ycéens,sous-cu)tures.). L'étapesuivante voit la transformation du gau-chisme en ces médecines sociales douces
qu'ont été, que sont encore pourquelques-uns, l'écologie, les « nouveaux
philosophes », la « deuxième gauche ».Puis c'est l'instauration de la contre-
culture, qui, de l'undergroundinitial, prendpignon sur rue par l'édition, les médias, le
cinéma ou la politique (voir le parcoursde Henri Weber, des sabots du trotskismeaux pantoufles du Sénat.). Que de
Jean Mambrino
REVUE RBÏUVRES
maîtres, alors Althusser, Derrida, Fou-
cault, Deleuze, Guattari, Lefevre, et tant
d'autres! Quant à « l'héritage impos-sible », il consiste en ceci que l'individua-
lisme exacerbé de 68 n'a pu trouver toute
sa place dans le social. Il s'est donc retiré
dans la sphère privée »et, au lieu de
rester don de soi, a viré à l'égoïsme
cynique. Pourtant, conclut l'auteur,Mai 1968 a enfanté une question poli-
tique qui interroge toujours, et radicale-
ment, la légitimité de la représentation
politique et qui se porte maintenant au
cœur de la question européenne. Tandis
que le politique dépose servilement les
armes aux pieds de l'économique, il n'est
pas impossible qu'une part de l'héritagede Mai 1968 rappelle l'importance du
contrat politique et du dialogue social
dans l'Europe des « passions démocra-
tiques ».
Pierre Mayol
Luis MARTINEZ
La Guerre civile en Algérie
CERI/Khartala, 1998, 430 pages, 160 F.
Lesétudes objectives et réfléchies sur la
guerre d'Algérie sont multiples, mais rare-
ment de valeur. En voici une où se recou-
pent les expressions des étapes d'une
histoire tragique et la réflexion rigoureusesur les composantes de ces étapes. Aprèsavoir été phare du tiers monde et
recherche de transition démocratique,
l'Algérie est passée à la guerre civile aprèsl'annulation des élections législatives de
1991. La cause en semble sans hésitation
l'avènement souhaité de l'islamisme. Mais
cette violence a été vécue progressivementcomme développement d'un imaginaire« social et historique de la guerre. Une
expansion du FIS sembla, dès le début,avoir favorisé une armée autour d'un petit
noyau. L'échec apparent de l'État, pro-bable dès les origines, a alors cédé la placeà l'importance des petits commerçants
qui, sans se référer à l'islam, ont ouvert les
boutiques au trafic profitable au « quar-tier ». Les gens venus de la Casbah à
l'« Eucalyptus (quartier de boutiques en
banlieue) s'orientent vers un « État mini-
mum ».Lecostume du FISs'efface; l'islam
verse dans le Djihâd.À partir de 1993, c'est
l'hésitation devant la guerre civile, contre
un GIAen crise financière. Les« bandes »
apparaissent, puis cèdent devant le rôle de
la « grande exploitation et celui des
« spéculateurs les petits satisfont aux
besoins immédiats et laissent le crime
(Bab El Oued) agir dans le désordre. Les
moudjahidin humiliés tentent de réagircontre les critiques des islamistes. Les
« milices réagissent contre les uns et les
autres, jusqu'à la formation des « gardescommunales ». La guerre se consolide
pour le long terme, appuyée par la victoire
de l'État, de plus en plus riche (apportfinancier international), contre les islami-
sants, toujours actifs. On assiste ainsi à la
lutte entre les privilégiés et les victimes
force des notables, Walis, maquisards
qui évolue vers le combat du « bandit
politique Cet affrontement prend diffé-
rentes formes, selon son origine. Les
fidèles du FIS agissent par appel d'un
triple registre politique, religieux, « foot-
ballistique ». Le GIAtente de se renforcer
face au pouvoir des Émirs. On s'oriente
vers la priorité donnée aux «noyaux durs »
du négoce. Le pouvoir rappelle l'époqueottomane. Laguerre entre ces acteurs est là
pour longtemps.
Jacques Sommet
Michel NiAUSSAT
LesPrisonsde la honteDesdée De Brouwer, 1998, 140 pages, 98 F.
Cette dénonciation du système carcéral
français, qui s'ajoute opportunément à
tant d'autres restées sans écho, ne concerne
directement que les maisons d'arrêt, c'est-
à-dire les établissements pénitentiairesdans lesquels croupissent plus de la moitié
des personnes incarcérées en France, qui,bien que « présumées innocentes au
regardde la loi, sont détenues « provisoire-ment <et « préventivement », dans l'attente
(parfois pendant plusieurs années!) d'un
jugement qui pourra les condamner ou les
acquitter. L'auteur, aumônier de la maison
d'arrêt du Mans pendant vingt ans, livre
là, au moment où il vient de donner sa
démission d'une fonction qu'il avait
d'abord assumée à titre provisoire, un
témoignage sans complaisance sur les
conditions dans lesquelles vivent encore,à notre époque et dans l'indifférence géné-rale, les êtres humains que « la patrie des
droits de l'homme estime devoir empri-sonner. Lelivre se termine par le récit de la
rencontre de l'aumônier avec l'actuelle
ministre de la Justice, après la publicationd'une lettre ouverte dans le journal Ouest-
France. Madame Guigou saura-t-elle faire
preuve de plus d'efficacité que ses prédé-cesseurs? la question est posée-
Robert BADtNTER
L'Exécution
Fayard, 1998, 230 pages, 98 F.
Dans son avant-propos, celui à qui l'on
doit l'abolition de la peine de mort en
France nous fait comprendre pourquoi il a
jugé utile de rééditer ce livre, écrit aprèsl'exécution, en novembre 1972, de Claude
Buffet et de Roger Bontems, condamnés à
mort par la Cour d'assises de Troyes, aprèsun double meurtre perpétré au cours
d'une prise d'otages dramatique à la pri-son centrale de Clairvaux dans bien des
Etats, prétendument civilisés, le meurtre
légal continue à sévir, et dans certains
autres, où il a été aboli depuis plus ou
moins longtemps, resurgit périodique-ment, notamment en France, la velléité
passionnelle d'un retour en arrière. Cet
émouvant récit, qui se lit d'une traite, où
l'avocat de la défense nous fait revivre pasà pas l'expérience déchirante qu'il a été
conduit à vivre, invite à une réflexion salu-
taire sur les inévitables faiblesses de la jus-tice et sur la monstruosité archaïque de la
peine capitale.
Riva KASTORYANO
La France, !m!cttM~Met leurs immigrés: négocier l'identité
ArmandColin,1998,224pages,150F.
André Legouy
REVUE DES HVRES
En France et en Allemagne, les modèles
nationaux, dont on souligne le plus sou-
vent les différences, se trouvent mis en
question par l'arrivée des immigrés. Ce
livre s'applique à montrer ce qu'il advient
concrètement des identités, celle de la
nation et celles des immigrés, dans les
deux pays. Une comparaison avec les
Etats-Unis aide à faire ressortir les singula-rités et les traits communs. Au-delà des
mots, des représentations et des traditions
imaginées, des tensions, des violences et
des peurs bien réelles apparaissent. L'on
assiste, en Allemagne comme en France, à
une politisation des identités qui risque de
conduire à l'impasse. L'auteur estime quela négociation des identités est la seule
voie dont dispose un Etat démocratique
pour faire face à la situation et établir un
nouveau compromis historique.
Jean Weydert
André Legouy
Philosophie
Albert MEMMI
Le Buveur et l'amoureux
Lepnxd~~dfpend<!ncf.Ar)éa,1998,254pages, 120 F.
Jean-Michel REY
La Part de l'autre
PUF, Bibt. du Collège International de Philo-
sophie, 1998, 258 pages, 118F.
Le livre d'Albert Memmi a mille
facettes, malgré l'unicité du sujet. Tout
tourne autour de la dépendance l'hom-
me est un être dépendant, la dépendance
appelle pourvoyance. Duos multiples,caractéristiques de l'existence humaine. La
morale, à la fin du livre, trouverait son
fondement dans la dépendance-pour-
voyance mutuelle sagement aménagée. Les
hommes ont besoin les uns des autres.
Cette morale est toute sociale. Morale « de
survie peut-on ajouter selon plus d'une
allusion. Ou encore, morale de substitu-
tion de substituts (des « méthadones *]aux dépendances trop fortes, destructives.
Memmi a justement analysé de manière
remarquable, au centre du livre,un certain
nombre de dépendances, non tant amou-
reuses que sexuelles (pourquoi « l'amou-
reux » dans le titre?), violemment
destructrices, d'après quelques grandsfilms, Scènes de la vie conjugale de Berg-man, Pcmer de nuit de Cavani, Empiredes
sensde Oshima. On peut certes lui deman-
der mais qu'est-ce qui dicte la substitu-
tion ? Qu'est-ce qui dicte la négociation« modératrice » capablede faire échapperà la destruction ? La survie, pas la liberté,dit-il. Mais pourquoi survivre, si ce n'est
pas par quelque élévation de soi-même
au-delà de soi-même ? Sinon, s'enfoncer
n'est-il pas plus sensé? Simples questions,
qui signifient, à la fois, que la démarche
de l'auteur conduit loin, en cela il séduit,
mais laisse pourtant insatisfait. Je me per-mets de rapprocher (à tort?) le livre de
Memmi de celui de Jean-Michel Rey,subtil, pénétrant, attaché lui aussi à une
analyse de la dépendance. « Dans le crédit
illimité accordé aveuglément au texte d'un
autre pris comme modèle (Erasme), dans
la confiance donnée à telle forme de dis-
cours supposé faire autorité (Valéry),dans
l'étrange désir d'asservissement quiconforte le pouvoir tyrannique (La Boé-
tie), dans ces trois figures dissemblables
que je rapproche, je retrouve, dit-il, autre
chose en partage l'incessant dialogue du
donneret du recevoir.Plus précisément, les
trois auteurs mettent l'accent sur les diffé-
rents dérèglementsdu mécanisme qui com-
bine ces deux verbes. » Il y a un rapport,assurément, entre cette théorie du « cré-
dit et celle de la dépendance et de ses
excès déments. Et encore « Dès que
quelque chose s'élève, prend de la hauteur
en tentant de faire autorité ou d'instaurer
un pouvoir, apparaît en même temps le
danger d'une retombée, d'un effondre-
ment. » Mais les édifices qui se défont si
facilement, poursuit Jean-Michel Rey, ne
sommes-nous pas invités à examiner com-
ment ils ont été construits? Il faut« reconstruire les crédits », dit par ailleurs
Valéry.Leçons de sagesse.
Jean-YvesCalvez
Cianni VAïnMO
Espérer croire
Trad. de l'italien par Jacques Rolland. LeSeuil,1998, 112pages, 85 F.
La tradition, le passé, l'héritage se vivent
tout autrement selon les cultures Par sa
simplicité même et par son évidence, ce
livre court d'un philosophe chevronné,aux avant-postes de la pensée moderne, ne
pouvait venir que d'un Italien. Comme les
étagements millénaires de Rome, quienchantaient Freud, comme tout le passé
intangible qui en Italie envahit la cam-
pagne et la ville, bien indifférents aux
désenchantements des dandys français
(faut-il, ne faut-il pas aimer Venise?), le
catholicisme charrierait lui aussi quelquechose; cet irréductible aux dogmes, ce
n'est ni une morale, ni une discipline, ce
n'est pas une piété; le temps l'éprouvesans l'abolir. Demeure donc pour Vattimo,
par delà les autoritarismes, par delà la
lutte des clans et des idéologies, une sorte
de mémoire ou de style, un singulier
irremplaçable dans la sécularisation
même « Je ne vous appellerai plus servi-
teurs, mais amis Survivance infantile?
Reste d'un sentiment de dette envers la
mère? Besoin de se raccrocher après des
révoltes successives?L'essentieln'est pas là
chez Vattimo C'est très en deçà de pareilintellectualisme. La tradition est comme
une sédimentation reconnue librement,sans ressentiment, sans servilité. Une
façon d'être attentif à quelque chose quin'existait pas avant sa marque et quidéborde toute maîtrise et toute autorité.
Son lieu est le corps-sentinelle. Un beau
livre, plein de retenue, sur un sujet sérieux
et qui ne prétend pas au sérieux la griffeitalienne, fart de la mémoire et de la dis-
tance, nostalgique de rien, se souvenant de
tout.
Guy Petitdemange
Kierkegaard aujourd'hui
Actes du colloque de la Sorbonne, édités et
rédigés par Jacques Caron. Odense UniversityPress, 1998, 180 pages.
Les travaux menés depuis ces vingt-cinqdernières années ont profondément modi-
fié notre lecture de Kierkegaard. Ce col-
loque tenu à Paris en octobre 1996 fait le
point sur la recherche en France et au
Danemark, avec la participation d'interve-
nants des deux pays, dont les interven-
tions ont été judicieusement couplées
pour se répondre. De la nécessité, rappelée
par Régis Boyer,de bien situer Kierkegaarddans son monde, découle un certain
nombre de questions délicates sur les rap-
ports entre la vie et l'oeuvre Ces questionssont ici redoublées par le lien singulier
que Kierkegaard entretenait avec ses écrits.
Pour le lecteur français, le passage d'un
univers culturel à un autre n'est pas facilité
par les multiples filtres à travers lesquelst'Œuvre a été progressivement reçue en
France. L'exposé détaillé de François Bous-
quet sur la réception du penseur danois
dans la théologie française est éclairante à
ce sujet. Un champ de recherche impor-tant apparaît au terme de ce colloque,celui du langage et de ce qui le constitue
intimement chez Kierkegaard le silence
et le don. Silence et don seraient deux
belles métaphores pour évoquer le regrettéP. H. Tisseau et son patient travail de tra-
duction. Un entretien avec sa fille, qui a
poursuivi son œuvre, referme avec bon-
heur les actes de ce colloque.
Philippe Chevallier
Robert DAMIEN(sous la dir. de)
François Dagognet
Epistémologue,médecin, philosophe.Une philoso-phie à t'Œutre. Synthélabo, coll. Les Empê-cheurs de penser en rond, 1998, 304 pages,149 E
François DAGOGM~r
Savoir et pouvoir en médecine
Synthétabo, coll. LesEmpêcheurs de penser en
rond. 1998, 288 pages, 149 F.
François DACOCNET
Des détritus, des déchets, de l'abject.Une philosophie écologique
Synthélabo, coll. LesEmpêcheurs de penser en
rond, 1997, 94 F.
Dans la lignée de Bachelard et de Can-
guilhem, François Dagognet a renouvelé
l'épistémologie et l'histoire des sciences.
La médecine et son histoire, ses méthodes
REVUE DES LIVRES
et son éthique médecin et philosophe,
Dagognet a ouvert une voie où peu se ris-
quent. Un ouvrage (issu d'un colloquetenu à Besançon en 1996) rassemble des
communications variées, à l'image du
penseur qui est leur sujet. Il fait découvrir
les facettes d'un philosophe auquel l'hu-
mour ne manque pas (on lira, en particu-
lier, l'apport de Régis Debray « La
diagonale du sage »). Dagognet réfléchit
sur la déontologie médicale. On retiendra
qu'elle a besoin d'un regard philoso-
phique sur les méthodes et l'envers de la
thérapeutique. On se réjouit de pouvoir
disposer d'un recueil de ses meilleurs
articles sur le « pouvoir et le savoir en
médecine ».Dagognet est foisonnant sans
jamais être vide, prolixe sans être verbeux.
Une belle langue le rend aisé à lire. Depuis
longtemps, le thème de la matérialité le
retient. Convaincu de la vanité des dua-
lismes, Dagognet va jusqu'au bout du rai-
sonnement l'enquête sur l'abject, le
résidu de nos poubelles, ce qui nous
dégoûte et provoque notre répulsion, mais
qui est nôtre. Miroir de la culture, le
déchet est le récit, la trace de ce que nous
vivons. On pourrait croire à une plaisante-rie, à un bon tour. C'est à une « hylétiquede la matière », une réelle métaphysique,
que nous sommes convoqués. Elle nous
capte, au point d'en dévorer d'un trait les
attendus sous la plume brillante de Dago-
gnet. « L'abjectologie » est née, et l'auteur
inaugure pour elle de beaux jours. Pour-
quoi ne pas parler d'une intuition philo-
sophique majeure? Ce que nous
méprisons (nos rebuts et ceux qui s'en
chargent) avoue la ségrégation qui habitela société. Les « moins-êtres racontent
nos manques à être. Par une brillante« grammaire du presque rien », du plusvalorisé (les fragments) au plus rejeté
(l'excrémentiel), nous sommes amenés à
une réflexion limpide sur la culture
ambiante et son « catharisme »forcené. Le« gras et les cailloux ne sont pas ce quel'on croit. Amateur d'art contemporain,
Dagognet s'appuie, avec la science, sur l'es-
thétisation du déchet, afin de réhabiliter« une matière qui n'est fêtée que dans ses
exploits ». Contempler la vérité dans le
1 1M.offe toutes les nouveLLes
1
a été di,ff~usées, tous Lescommentaires
~n
.,i,Rëforme
minuscule, voire le repoussant on aura
deviné que le projet de Dagognet est à
hauteur de morale. Un grand livre.
LucPareydt
Catherine CLÉMENTJuliaKMSTEVA
Le Féminin et le sacré
Stock, 1998, 300 pages. 120 F.
C'est la mode faut-il s'y faire? d'é-
crire à deux voix, médiatiquement célé-
brées et connues pour de plus ambitieux
travaux. Le ton est ici celui, déguisé, de la
correspondance, avec ses aléas calculés et
des complaisances dont on est en droit de
dire qu'elles agacent. Lebut est-il de faire
croire que le sérieux affleure « tout natu-
reHement par la grâce de deux intellec-
tuelles d'exception, en mesure de
dialoguer, bien que d'opinions diver-
gentes, « toi athée chrétienne, moi athée
juive l'une et l'autre tenues par leur his-
toire ? Les voyages de l'une, les patientesde l'autre, la maternité des deux, sont
l'occasion de détours qui ne manquent ni
d'intérêt ni de séduction. On suit le par-cours proposé à travers la transe, le corps,la terre et Dieu, l'humilité et l'indicible, le
sacrificiel, l'interdit, l'imaginaire, l'ignobleou le noble; de Dostoïevski à ce « bon
Winnicott de l'impatience agressive de
l'une à la réflexion réservéede l'autre. Aux
dernières pages de cette correspondance,Julia Kristeva dit garder de ces esquisses« l'impression d'un mouvement brow-
nien Nous aussi.
Françoise LeCorre
Jean-YvesCALVEZ
Socialismes et marxismes
Inventairepourdemain. Seuil, 1998, 228 pages.
Indifférent aux modes du «pret-à-
penser Jean-YvesCalvez esquisse ici un
bi)an,à)a fois critique et positif, de l'ap-
port des idées socialistes et marxistes. Son
point de vue n'est pas inspiré par l'air du
temps, mais par une haute exigencemorale et sociale. Son point de départ est
une constatation importante le fonde-
ment ultime du socialisme sous toutes ses
formes. Ce qui le distingue du libéralisme,c'est une réflexion anthropologique les
êtres humains « font a la société et peuventdonc la transformer. Evidemment, les dif-
férentes familles socialistes n'ont pas la
même approche de ce processus de trans-
formation sociale pour Marx, c'est la
révolution qui est la forme même du
changement historique; pour Eduard
Bemstein et Léon Blum, les changements
profonds peuvent être paisibles et légaux.En tout cas, ajoute J.-Y.Calvez, « il faut se
méfier d'exclure le tragique et l'enthou-
siasme du devenir social Pour le libéra-
lisme (Hayek), le marché, processus
impersonnel, ne peut pas se conformer à
des préceptes moraux. Or, observe
l'auteur, maintes situations « imperson-nelles sont insupportables ou contraires
à la dignité de l'homme. C'est l'objectif du
socialisme de porter remède à ces situa-
tions sans justice sociale, pas de vrai res-
pect mutuel, pas de dignité partagée, ni de
« liberté pour tous ». Malgré leurs diffé-
rences évidentes sur les voies du change-ment révolution et expropriation pour['un, mutualisme et coopératives pourl'autre Marx et Proudhon partagent la
critique de la domination du capital privésur le travail et la vision du socialisme
comme un humanisme du travail. L'aspectdoctrinaire de la pensée socialiste en géné-ral, et de Marx en particulier, est, selon
J.-Y.Calvez, la croyance dans un sens de
l'Histoire déjà historiquement prédétermi-né l'avènement nécessaire du socialisme.
Cette vision « progressiste » est inspirée
par la confiance aveugle dans « un vent de
l'Histoire conduisant les vaisseaux, finale-
ment, inéluctablement, au port entrevu ».
On court ainsi un danger de perte de sub-
stance éthique ou d'affaiblissement, la
radicalité de l'appel moral du socialisme.
Il faudrait donc concevoir l'avenir comme
demeurant ouvert, puisque les êtres
humains ont la possibilité de se faire eux-
mêmes, selon l'essence de leur liberté.
Conclusion de l'auteur le socialisme doit
dépasser son recours excessifà l'Etat et son
enfermement dans une doctrine du sens
de l'Histoire; mais il demeure riche de
l'idée de justice sociale, de sa critique de la
propriété privée et du capitalisme, et de sa
valorisation du social et du travail.
Michael Lôwy
Questions religieuses
Charles PERROT
JésusPuf, coll. Que sais-je?, 1998, 128 pages.
En 128 pages et pour le prix d'un livre
de poche, Charles Perrot, avec son expé-rience, sa pénétration et sa modestie, fait
le point de nos connaissances actuelles sur
Jésus et le regard qu'on peut porter sur sa
personne et son oeuvre. Présentation du
travail de l'exégèse, description des cou-
rants juifs de l'époque, du mouvement
baptiste en particulier, des conditions
politiques et sociales les données histo-
riques et littéraires sont exposées avec
sobriété et efficacité. Les données évangé-
REVUE DtSUVRES
liques sont traitées avecun regard critique,sans fausse idolâtrie, mais avec attention
et respect, dans la conscience nette de
l'éclairage apporté par la foi. Plus d'une
fois, à travers l'objectivité de l'historien et
la lucidité du critique littéraire, percent la
réflexion ou l'observation personnelle.Ainsi lorsque, décrivant les lieux habituels
de l'action de Jésus, il observe qu'ils se
trouvent fréquemment dans les zones
frontières, en territoire juif, mais tout
proches de l'étranger. Un chapitre très
important est consacré à la Passion et aux
problèmes posés par les récits, à la fois
parallèles et souvent très différents d'un
évangile à l'autre. Peu porté à admettre
l'existence de deux véritables procès, sen-
sible à la tendance des chrétiens dans
l'Empire à atténuer les responsabilitésromaines, Charles Perrot ne minimise pas
pour autant le poids et la détermination
des ennemis juifs de Jésus, tout en notant
que les grands responsables de la mort
sont les prêtres et les notables du Temple,non le peuple comme tel. Un beau livre,
dense, riche, sobre, parfaitement juste.
Jacques Guillet
AUGUSTIN
La Doctnne chrétienne
(De doctrina christiana)
Introduction et traduction par MadeleineMoreau. Notes complémentaires d'IsabelleBochet et Goulven Madec. Bibliothèqueaugustinienne 11/2, 1997, 626 pages.
Le De doctrina christiana, d'abord desti-
né à de futurs prédicateurs, représentel'une des contributions majeures de la lit-
térature patristique à l'herméneutique de
la Bible. On trouvera ici une nouvelle tra-
duction de cette Œuvre, mais aussi une
introduction substantielle et, surtout,
quelque cent-cinquante pages de « notes
comptémentaires » qui permettent d'édai-
rer des thèmes fondamentaux de la pen-sée d'Augustin. La plupart de ces notes
sont consacrées à l'exégèse de la Bible
signalons, en particulier, la note 2, sur
l'herméneutique augustinienne (elle-même confrontée aux approches contem-
poraines de H.C. Cadamer ou de
P. Ricœur), et la note 7, sur le statut de
l'Ecriture sainte (comprise par l'évêque
d'Hippone comme une < médiation néces-
saire, mais provisoire '). D'autres notes
proposent d'excellentes mises au point sur
le thème de la grâce, sur le juste usage de
la culture, sur les étapes de l'itinéraire spi-rituel autant de questions soulevées parle De doctrina christiana, mais qui, au-delà
de ce traité, occupent une place centrale
dans l'ensemble de la pensée augusti-nienne.
Xavierde MoNTCLOS
Réformer l'EgliseHistoiredu réformismecatholiqueen Francede laRévolution jusqu'à nos jours. Cerf, 1998,208 pages, 140 F.
Trois ensembles principaux donnent
l'ossature du livre, en trois chapitres les
prêtres constitutionnels gallicans modérés,autour de l'abbé Grégoire; les évêques quise sont opposés, entre 1848 et 1870, aux
fureurs ultramontaines entretenues parPie IX; les théologiens, comme Yves
Congar, qui ont animé en France, des
années 30 à Vatican Il, une recherche cri-
tique responsable. Lesdeux premiers cha-
pitres seront particulièrement utiles, me
semble-t-il, qui donnent une image claire
des positions et questions en jeu, selon les
interprétations actuellement les mieux éta-
blies. Quant au rapprochement de ces
trois ensembles, i) n'est pas à comprendreselon la continuité d'un mouvement se
reproduisant lui-même. ou d'un courant
de pensée homogène. Lesanalogies cepen-dant sont réelles, selon l'auteur; d'un
point de vue institutionnel, le souci existe,dans chacune de ces constellations histo-
riques, de donner consistance à des res-
ponsabilités exercées collégialement pour
la vitalité de l'Eglise. En mêmetemps,X. de Montctos fait volontiers écho à cer-
tains de ces réformateurs quand ils appel-lent les chrétiens à ne pas se replier sur les
questions d'organisation, au détriment
d'une parole missionnaire de propositionde la foi.
Michel Fédou
PierreVallin
FadieyLovsKYRobert MASSON
La Fidélité de Dieu
Ed. Saint Augustin/Cerf, 1998, 304 pages.
Cette série d'entretiens avec Robert Mas-
son donne la biographie spirituelle de
Fadiey Lovsky.Membre de l'Eglise Réfor-
mée de France, F. Lovsky est l'auteur de
plusieurs livres consacrés aux liens spiri-tuels entre chrétiens et juifs. H livre ici ce
qui inspire toute sa vie, la conviction quela fidélité de Dieu envers Israël ne s'est pasdémentie. L'ignorance, le mépris, la dureté
de cœur sont des facteurs de divisions; il ya pour F.Lovskyune parenté étroite entre
la théologie de la substitution, qui prétend
que Dieu a rompu l'Alliance avec Israël, et
toutes les divisions qu'a connues le
christianisme. F.Lovsky appartient à « la
première génération de la grâce oecumé-
nique », il a la passion de l'unité de l'Eglise.Il invite les chrétiens à ne pas absolutiser
leurs différences, mais à les considérer avec
intelligence et amour, en sachant en déce-
ler la cause, quand c'est possible, dans les
étroitesses d'esprit et de coeur. H invite à
une démarche analogue envers le peuple
juif. H condamne catégoriquement l'anti-
sémitisme, sans le confondre pour autant
avec la rupture entre juifs et chrétiens au
1" siècle; en effet, même dans les ren-
contres vraies, sans antisémitisme ni pré-
jugés, entre juifs et chrétiens, demeure la
difficulté initiale, celle de l'identité de
tésus. Un beau livre spirituel.
Geneviève Comeau
YvesCHIRON
Enquête sur les canonisations
Perrin, 1998, 312 pages, 139 F.
Un intérêt soutenu est entretenu par les
historiens à t'égard des formes historiquesde la « sainteté La « sainteté », comme
mise à part de certains défunts, selon des
règles reconnues, « canoniques », vient
consacrer ces défunts en exemples et
secours pour le groupe chrétien entier (dumoins dans les traditions catholiquesd'Orient et d'Occident). Ces rites et ces
décisions révèlent de façon éminente la
vie historique des idéaux cultivés dans le
groupe chrétien, les modalités de sa pra-
tique dans le discernement du juste et du
vrai, les attentes, enfin, qui sont cultivées
par lui vis-à-vis du divin en ce monde et
dans l'autre. L'ouvrage d'Yves Chiron est
une synthèse fortement documentée et
rédigée avec talent des travaux concernant
cette histoire. L'exposé est coloré par l'in-
térêt de l'auteur pour les traditions de la
droite monarchique et pour les luttes de
Rome contre le libéralisme. Des bilans
sont tracés clairement ainsi sur la multi-
plication des décisions sous Jean-Paul Il,dont les motivations sont suggérées;certes, ce phénomène récent incite à relati-
viser la portée attribuée autrefois à de
telles décisions. Yves Chiron fait aussi le
bilan des « causes » introduites dans le cas
personnel des derniers papes, de Pie XII à
Paul VI. )e signale que l'excellente revue
italienne CrMttan~inK'nella Storia vient de
consacrer un numéro spécial (octobre
1997) aux saints en Italie depuis la fin du
xvm*siècle; un article traite plus ample-ment, sur des documents nouveaux, de la
proposition qui avait été faite, après la
mort de Jean XXIII,de canoniser celui-ci
dans le cadre conciliaire de Vatican Il.
Frédéric OzANAM
Lettres
Edition critique sous la direction de Didier
Ozanam. Vol. 5 Supplémentf( Tables.Klinck-
sieck, 1997, 250 pages.
Commencée en 1961, l'édition critiquedes Lettres de Frédéric Ozanam s'achève
avec ce volume, qui offre, pour l'ensemble
de la publication, une Table des corres-
pondants (avec une brève notice biogra-
phique pour chacun) et un Index général
(tous les noms de personnes et de lieux,
plus des mots-clefs correspondant à des
périodiques ou des institutions). La pre-mière partie du volume (p. 1 à 154) édite
des lettres retrouvées après la publicationdes volumesprécédents ou, dans quelquescas, une version meilleure que celle quiavait été retenue auparavant. Plusieurs de
ces lettres éclairent l'histoire des Confé-
rences de Saint-Vincent-de-Paul, celles de
Lyon en particulier, durant la période où
PierreVallin
RtVUEDtSUVKES
leur animateur est Frédéric Ozanam lui-
même, revenu provisoirement de Paris. Il
envoie à la direction parisienne des rap-
ports détaillés fort éclairants. Bon nombre
d'autres lettres ont, au contraire, pouroccasion les diverses activités profession-nelles exercées successivement par l'au-
teur, des lettres d'affaires en quelque sorte.
D'autres lettres ou billets, à la famille de sa
femme en particulier ou à des amis, mon-
trent plus directement en son intimité
l'universitaire que l'Eglise romaine honore
désormais au rang liturgique des bien-
heureux.
Pierre Vallin
Bertrand de MARCEfuB
L'Abandon à Dieu
Histoire doctrinale. Téqui, 1997, 300 pages,133F.F.
Je me suis attaché à ce que Bertrand de
Margerie dit de la spiritualité ignatienne.Citant beaucoup les Constitutions de la
Compagnie de lésus, il souligne la
connexion de l'abandon à Dieu, chez
Ignace, à l'obéissance hiérarchique. Peut-
être ne donne-t-il pas alors assez de poidsà un thème comme celui de la prière des
Exercices Prends et reçois, Seigneur,toute ma liberté. tout ce que j'ai et tout
ce que je possède. Donne-moi de t'aimer,donne-moi cette grâce (ou donne-moi ta
grâce), celle-ci me suffit *? 11est vrai quec'est une remise à Dieu du passé, du pré-sent, de l'avenir de l'homme, totale, mys-
tique aussi, que B. de Margerie repère et
décrit dans les grandes spiritualités du
monde, tant chrétienne que juive, isla-
mique que bouddhiste. Et c'est en défini-
tive d'une dimension fondamentale de
l'existence qu'il est question, perspectivefort précieuse dans la rencontre contem-
poraine entre les religions et même entre
les expériences non religieuses et reli-
gieuses.
Jean-YvesCalvez
y/~M<~M~c~M~~T~~r~ri~\T~<~no~oo«4~~G~~TV~so«c~o~«~c~M&Il/JL~vJL~J1/~––
Prix du numéro 60 F; étr. 67 F 1 an = 11 numéros
Renvoyez ce bulletin dûment rempli avec votre paiement à
Études -14, rue d'Assas 75006 Paris Tél. 01 44 39 48 48
E)~ft~<M~0 D~O~G~MM~e~
à partir du mois de
D janvier D avril D juillet Q octobre
FRANCE*: **L]tan-49SF F D2ans-940F F Scutien:D)an-785F D2ans-)490F F
Assas Editions 14, rue ~M~ 75006 Paris Tél. 07 39 04
BELGIQUE D) 1 an 3 600 FB D 2 ans 6 840 FB
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SMSSE _~lan-looFS _~2ans-3)OFhTunisie 24F Afriquefrancophone,
Gest Service SA, C. P <!96 CH-1920 Martigny USA,Canada,Proche-Orient70F
Tél. (026) 22 36 03 CCP 19-7775-0 Autrespaysd'Afrique,Amériques,Asie ))5F-Oeeame: !50FF
AUTRESPAYS Q 1 an 600 F D 2 ans 1 140 F
Tnnf<.M)ah)Mi.partir dt.j.i.lif.t)W7- TVAï ) MfmMt..ri~ pour Afriq..<-fn.nmphnntà rtpmt part.t.fr
~6'OC~M~~t CO~t CO'M6~M<M&M<~e <~t6 C~<M!C,<«6tC<.~eG~M6~ e /'CH~t< ~'&«d~)
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65513 ISSN 0014-1941 Dépôtlégalà parution Lesnomset adressesdenosabonnéssontcommuniquésà nos services
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tion,la communicationsera limitéeau servicede l'abonnement. –––––––––––––––––––––––––~3886
? 5-98-0947
Il
tl .MjtMt
BBBS
j j\ ~t~J) j jLen°(136p.):
65 F
) i t~~tL– ) Etranger 70F
Ladynamique
des territoires
Quartiers, « pays », coopération intercommunale, rôle des régions,
espaces nouveaux de communication. Les territoires se transforment,
plus poreux, plus divers. Entre aménagement rationnel (le territoire
comme marché pertinent) et capacité de mobilisation (le territoire comme
lieu de solidarité et d'interdépendance), quelles cartes se dessinent ?
L'organisation politique n'est-elle pas décalée face à cette diversité ?
Les territoires des hommes A. Frémont, géographe
La multicarte des territoires L. -A.Gérard- Varet et 7~Paul, Greqam
Espaces d'autorité ou de solidarité L. Laurent, E N S A I
Territoire de Phôpita) ou territoires de la santé ? B. Marrot,
Agence Régionale de l'Hospitalisation du Centre
Fabriquons du pays, i) en restera toujours quelque chose
Giraut et R. Lajarge, géographes
La genèse d'un pays P Houée,
Association Centre Bretagne Développement
Le politique impertinent ? 7. Worms,
Centre de sociologie des organisations
Produire des territoires cohérents J.-L. Guigou, Datar
Hors dossier
Eiiii-elieitavecEmma Bonino, coipi,~iiss(iii-Cciii-ol)éellilepoili-1'tii(lehili)l(lllit(lile
Enventedanslesgrandeslibrairies
Pourrecevoirce numéro,envoyezvoscoordonnéeset votrerèglementà
PROJET -14,rue d'Assas 75006 PARIS Tél. bl 44 39 48 48
Minitel 36 15 SJ* PROJET http:perso.wanadoo.fr/assas-editions
a
F
IIJ 1~.1''»1:
Panorama de crise en AsieSOPHIE BOISSEAU[ DU ROCHER
Koso\o la guerre inévitable ?
JEAN-ARNAULT DERENS
Crimes sexuels l'obligation de soins1 HUDON
Le baccalauréat au plurielDANIEI. BLOCH
Plaidoyer pour une nouvelle rhétoriquePHI LIPPE BRETON
Edith Strin, l'histoire en secret
MARGUERITE LENA
L'unification de l'Europe et le rôle de l'EglisePETER HANS KOLVENBACH
Le GRl\I ou l'invention du son
.JEAN-FRANÇOIS PIOUD
Figures libres: Qu'est 68 devenu ?
Carnet de théâtre, Cinéma, Expositions
Notes de lecture, Revue des livres
»
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.2 el 3
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.2 et 3
Pérou 98
L'Edit de Naiites
Hnle, Tumt' ,~RS. 6 (.388t» iiiiii 1945
PERSPECTIVES SUR LE MONDE Panorama de crise en Asie SOPHIE BOISSEAU DU ROCHER La crise asiatique n'est pas une simple crise monétaire. C'est la crise d'un modèle économique et la remise en cause d'un certain schéma socio-politique. De quoi raviverles questions de sens face à la croissance, la modernité et la mondialisation. Kosovo: la guerre inévitable? JEAN-ARNAULT DERENS Les événements tragiques qui ensanglantent le Kosovo ont signé l'échec de la politique de résistance non violente menée depuis 1992. Sans doute la phase finale del'éclatement de l'ex-Yougoslavie. Un moment décisif de la guerre des Balkans.
SOCIETE L'obligation de soins MARIE-CLAUDE HUDON Traumatisée par les agressions sexuelles, la société exige de la justice une prévention efficace, à laquelle paraît répondre l'obligation de soins. Le médecin se trouve alorsen première ligne, dans un rôle qu'il ne peut endosser sans vigilance. Le baccalauréat au pluriel DANIEL BLOCH En 1985, J.-P. Chevènement proposait l'objectif de 80 % de jeunes au niveau bac pour l'an 2000. Il s'agissait de tenter de sortir d'une société duale, minorité privilégiée etformation longue d'un côté, majorité et courte formation professionnelle de l'autre. Où en est-on?
FIGURES LIBRES Qu'est 68 devenu? Mais... Mai (H. MADELIN) - Paris-Prague (P. GREMION) - Le mal court. Le bien aussi (F. LE CORRE) - Un père de 68: Marcuse (J.-L. SCHLEGEL) - La non-génération (B. GUIGUE).
ESSAI Plaidoyer pour une nouvelle rhétorique PHILIPPE BRETON Le débat public est soumis à toutes sortes de manipulations. Les protagonistes eux-mêmes n'en sont pas toujours conscients, mais les dégâts sont réels. D'où l'urgence derefondre les normes de la parole dans l'espace public et de faire émerger une nouvelle rhétorique.
RELIGIONS ET SPIRITUALITES Edith Stein, l'histoire en secret MARGUERITE LENA "Ne nous hâtons pas de poser sur Edith Stein une étiquette, fût-elle en forme d'auréole. Laissons-nous mener en ce lieu de la Croix, gond et pierre d'achoppement del'histoire universelle comme de nos histoires singulières..." L'unification de l'Europe et le rôle de l'Eglise HANS PETER KOLVENBACH Les Eglises n'ont pas à définir les formes politiques de l'Europe de demain. Mais elles sont conscientes que la détermination à vivre en Europe d'une façon européenne faitpartie de leur responsabilité, au nom de l'Evangile.
ARTS ET LITTERATURE Le GRM ou l'invention du son JEAN-FRANCOIS PIOUD A peine âgé de 50 ans, le Groupe de Recherches Musicales vient d'entrer dans l'histoire. Mais qu'est ce GRM, inventeur et conteur de l'aventure de la musique concrète,devenue électroacoustique puis acousmatique? Carnet de théâtre JEAN MAMBRINO de CORNEILLE - de Sebastian BARRY. Expositions LAURENT WOLF Cinéma JEAN COLLET, XAVIER LARDOUX de François OZON - de Barry LEVINSON. Notes de lecture PHILIPPE CHEVALLIER: Revue des livres