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ENCEPHALISATION ET MORT CELLULAIRE CHEZ LES VERTEBRES pat ROLAND BAUCHOT * RESUME La vitesse de croissance enc6phalique des Vert6- br6s est plus grande pendant la phase embryonnaire que pendant la phase juv4nile. L'accroissement de volume pendant la phase juv6nile est dfi/t l'augmen- tation de taille des neurones, des vaisseaux sanguins, des gaines my~liniques ou des neuropiles. L'accrois- sement pendant la phase embryonnaire est en majeure partie la cons4quence d'une surproduction de neurones qui permet, par mort cellulaire 4pig~n6- tique, d'assurer l'ajustement du nombre des neurones, la somatotopie et la correction des erreurs pendant la croissance des axones et la formation des synapses. ABSTRACT The rate of the brain growth in vertebrates is greater during the embryonic than the juvenile period. The volume increase during the juvenile period is due to the increase of the size of neurones, blood vessels, myeline sheaths or neuropiles. The increase during the embryonic period is mainly due to neurone overproduction which allows, by epige- netic neuronal death, to realize the adjustment of the neurone numbers, the somatotopy and the correction of errors during the axone growth and the synapse formation. MOTS-CLES: CROISSANCEENCEPHALIQUE, MORT CELLULAIRE, EPIGENESE. KEY-WORDS: BRAIN GROWTH,CELLDEATH,EPIGENESIS. * Laboratoire d'Anatomie Compar6e, Universit6Paris VII,2, placeJussieu,F-75251 PARIS Cedex05. Geobios, m4moire sp4cial n ° 12 p. 59-66, 1 fig. Lyon, 1989

Encéphalisation et mort cellulaire chez les Vertébrés

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ENCEPHALISATION ET MORT CELLULAIRE

CHEZ LES VERTEBRES

p a t

ROLAND BAUCHOT *

RESUME

La vitesse de croissance enc6phalique des Vert6- br6s est plus grande pendant la phase embryonnaire que pendant la phase juv4nile. L'accroissement de volume pendant la phase juv6nile est dfi/t l'augmen- tation de taille des neurones, des vaisseaux sanguins, des gaines my~liniques ou des neuropiles. L'accrois- sement pendant la phase embryonnaire est en majeure partie la cons4quence d'une surproduction de neurones qui permet, par mort cellulaire 4pig~n6- tique, d'assurer l'ajustement du nombre des neurones, la somatotopie et la correction des erreurs pendant la croissance des axones et la formation des synapses.

ABSTRACT

The rate of the brain growth in vertebrates is greater during the embryonic than the juvenile period. The volume increase during the juvenile period is due to the increase of the size of neurones, blood vessels, myeline sheaths or neuropiles. The increase during the embryonic period is mainly due to neurone overproduction which allows, by epige- netic neuronal death, to realize the adjustment of the neurone numbers, the somatotopy and the correction of errors during the axone growth and the synapse formation.

MOTS-CLES: CROISSANCE ENCEPHALIQUE, MORT CELLULAIRE, EPIGENESE.

KEY-WORDS : BRAIN GROWTH, CELL DEATH, EPIGENESIS.

* Laboratoire d'Anatomie Compar6e, Universit6 Paris VII, 2, place Jussieu, F-75251 PARIS Cedex 05.

Geobios, m4moire sp4cial n ° 12 p. 59-66, 1 fig. Lyon, 1989

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Les 4tudes consacr6es /~ l'enc6phalisation sont n6es avec l'anthropologie, au xix e si4cle, pour tenter de trouver une explication objective g la sup4riorit6 intellectuelle sinon biologique de l'homme sur ses proches cousins anthropoides. La mort cellulaire, dans le syst6me nerveux central, signal4e dSs 1906

par Collin, n'a 6t6 vraiment comprise qu'en t 949 par Hamburger & Levi-Montalcini et amplement confir- m6e depuis. La corr61ation entre ces deux ph4no- mhnes, apparemment ind6pendants, permet d'expli- quer certaines des anomalies r4v616es par l'6tude des processus d'enc@halisation chez les Vert4br6s.

I. - L'ENCEPHALISATION

Le foisonnement intellectuel qui caractdrise le milieu du xIx e si4cle a donn6 naissance ~ la lois /l l'4volution darwinienne (~ De l'origine des esp6ces 7, date de 1859) et/~ l'anthropologie (Broca fonde la m4me annde la Soci6t4 d'Anthropologie de Paris). Les 6tudes anatomiques, physiologiques ou pathologi- ques montrent alors que l'homme, esp~ce animale rang6e d4s 1735 par Linn6 dans les Primates, diff4re essentiellement des grands singes par la station debout et le langage articul6. C'est donc dans l'enc6- phale qu'il faut chercher une mesure objective de la supdriorit6 de l'homme sur ses cousins simiens. La masse enc4phalique absolue place bien l'homme (Pe ~ 1 350 g) devant le chimpanz6 (420 g) ou le gorille (465 g), mais derri@e les 616phants et bon nombre de C6tac6s. La masse relative (fi la masse corporelle ou somatique) rdtablit le bon ordre pour les anthropoides ou les gros MammifSres, mais place l'homme derri6re de petits Rongeurs ou Insectivores.

Les tentatives acharn6es de nombreux anthropo- logistes, comme Manouvrier (1885), pour faire de l'enc6phale la somme d'une portion somatique, pro- portionnelle/~ la taille de l'animal, et d'une portion , intellectuelle 77 ou , psychique,7, ind6pendante de cette taille, 6chouent. C'est Brandt qui, en 1868, dans son 6tude du moulage endocr/mien de la rhytine, alors d4jg disparue, trouve la solution : il faut compa- rer le volume enc6phalique aux surfaces corporelles, puisque l'enc6phale est ~a somme des corps cellu- laires dont les prolongements axoniques innervent la surface du corps. L'article de Brandt parait en fran- ~ais, mais dans le Bulletin de la Soci~t~ Impdriale des Naturalistes de Moscou, et il restera ignor6 pendant pr5s de 20 ans.

Ind4pendamment de Brandt, un m6decin de Munich, Snell, publie en 1892, dans les Archiv [fir Psy- chiatrie und Nervenkrankeiten, une 6tude de l'enc4- phale humain et propose de rapporter le volume enc6phalique fi la surface somatique. I1 estime que cette derni4re est proportionnelle fi la puissance 2/3 du volume (ou masse) somatique. De plus, et contrai-

rement/t Manouvrier, il traduit le volume enc6pha- lique comme le r6sultat non de la somme mais du produit d'un facteur somatique (proportionnel/~ la surface) et d'un facteur psychique. I1 en fournit une traduction math4matique qu'on 4crit aujourd'hui:

Pe ~ k.Ps a

dans laquelle la masse enc6phalique Pe est 6gale au produit de la masse somatique Ps 61ev6e/~ la puis- sance a (coefficient d'allom4trie) par le coefficient d'enc4phalisation k.

L'histoire de l'enc6phalisation serait donc toute simple si n'4tait survenu dans ce domaine Dubois, m4decin hollandais inventeur du pith6canthrope de Java. Sans jamais l'avouer, mais probablement parce qu'il souhaitait faire de son fossile le chainon man- quant entre les grands singes et l'homme, Dubois utilisa tous les moyens pour mettre en avant un exposant de 0,56 (ou plus pr6cisdment 5/9); il rut suivi dans cette voie par le physiologiste fran~ais Lapicque, l'inventeur de la chronaxie, qui fur le pre- mier ~ montrer que le coefficient d'allom6trie de Dubois ne s'appliquait qu'aux comparaisons inter- sp6cifiques: l'6tude de chiens de races diverses lui avait en effet fourni une valeur proche de 1/4.

Le premier article de Dubois date de 1897: il faudra attendre 40 ans pour que sa thhse soit remise en cause. En 1936, en effet, un zoologiste am6ricain, Von Bonin, assimile l'enc6phalisation aux allom6tries de croissance 6tudi6es depuis peu par Huxley & Teissier (1936), et applique aux donn6es accumul4es par ses pr6d6cesseurs la m6thode du calcul de r6gres- sion qui 61imine les hypothhses a priori: inutile de fixer comme Snell le coefficient d'allom4trie/~ 0,68 pour calculer les coefficients d'enc6phalisation, ou d'utiliser comme Dubois des couples d'animaux trhs diff4rents par la taille mais cens6s avoir le m4me coefficient d'enc6phalisation pour calculer le coeffi- cient d'allomdtrie. Von Bonin, /i partir de plus de 100 esphces, trouve un coefficient d'allom6trie de 0,655. Nous voilg revenus aux 2/3 de Brandt et de

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Snell, aprhs un intermhde de 45 ans dont on aurait pu faire l'4conomie. Les id4es pr4con~ues ne sont jamais bonnes conseill~res en science!

Revenons ~ la formule de Snell, dont Lapicque fur le premier ~ donner une repr4sentation en doubles coordonn4es logarithmiques. Si dans cette formule Ps = 1, Pe = k, le coefficient d'enc4phalisation est donc la mesure de la masse enc4phalique quand la masse somatique est' ramen4e/t l'unit& On peut ainsi comparer directement les coefficients d'enc4phali- sation d'esp4ces distinctes sans se soucier d4sormais de leur masse somatique. Les coefficients d'enc4pha- lisation ainsi calcul4s redonnent/~ l'homme sa supr4- matie ~ la lois devant les gros mammifhres qui le d4passent en masse absolue et devant les petits qui le d4passent en masse relative. Ces coefficients permet- tent de situer les animaux les uns par rapport aux autres : l'homme est le premier d'entre eux, mais ses suivants immtdiats sont/~ la lois les grands singes et les Cdtac4s Odontocttes de petite taille comme les dauphins, et les 414phants ne sont pas trts loin.

Ces 4tudes peuvent aussi s'appliquer ~ l'4volution. Cope (1896) a montr4 en effet que l'4volution entraine le plus souvent une augmentation de la taille soma- tique, et l'augmentation de la taille enc4phalique peut se faire de bien des fa~ons. Un coefficient d'allo- mttrie (rapport des vitesses de croissance) de 2/3 conserve les fonctions au d4triment de la forme. Un coefficient isom4trique conserve les formes mais aug- mente fortement le niveau d'enc4phalisation; routes les valeurs interm4diaires sont possibles. On peut m4me imaginer une allom4trie inf4rieure/t 2/3, tra- duisant une diminution de l'enc4phalisation au cours de l'4volution, comme cela a pu ~tre le cas pour les C4tacts Mysticttes ou les Sir4niens. L'ttude de la lignde Insectivores-Primates fournit un coefficient d'allom4trie de 0,92, plus proche de l'isom4trie con- servant les formes que de la valeur 2/3 conservant les fonctions.

En 1961, Jerison 4tudie l'enc4phalisation des Mam- mif~res fossiles du Tertiaire, qu'il compare/~ celle des Insectivores actuels; il montre qu'on peut les situer sur 3 droites parallhles, d'allom4trie voisine (0,66), avec un coefficient d'encdphalisation moyen de 0,03 chez les Mammif~res de l'Eochne, de 0,06 chez ceux de l'Oligochne et de 0,12 chez les esphces actuelles. I1 se fait donc ainsi des sauts 4volutifs entre ces divers groupes, avec/~ chaque lois doublement du coeffi- cient d'enc4phalisation. Bien qu'une telle interpr4- tation soit sujette ~ caution, car, pour les esp4ces fossiles, la masse enc4phalique est estim4e 5 partir d'un moulage endocr~nien (qui peut ne pas 4tre c o r n -

plet) et la masse somatique /~ partir d'un squelette souvent incomplet lui aussi, elle n'en est pas moins troublante.

Jerison ravive ainsi des travaux plus anciens, /~ l'origine desquels se trouve Lartet, qui montre d~s 1868 que des formes fossiles proches de Mammif~res actuels en difftrent par une capacit6 crfinienne plus petite de moiti4, ce qu'indique la comparaison de Procamelus gracilis au guanaco. Dubois (1914) s'4tait lui aussi inttress4 ~ cette question en l'appliquant aux esp~ces actuelles, mais, apr4s avoir montr4 qu'on pouvait trouver des indices d'enctphalisation qui ~taient entre eux comme 1, 2, 4 .... il avait dfi intro- duire des valeurs interm4diaires (1, 5 - 3...). Or, si le doublement de l'enc4phalisation s'explique facile- ment par une mitose de plus lors de la neurogentse, le triplement est plus difficile/t justifier. C'est pour- tant ce qu'on observe chez les Prosimiens actu.els, quand on compare les hapaltmurs ou 14pil4murs (0,104) aux 16murs (0,201) et au aye-aye (0,304). Le doublement du nombre des neurones reste pourtant le seul logique, et Dubois en fournit en 1930 une interpr4tation extrtme, affirmant que la musaraigne poss~de 227 neurones, les singes 2 3°, les anthropoides 2 31 et l'homme 2 33, la valeur intermtdiaire 232 ~tant rdservte au chainon manquant, le pith4canthrope de Java.

Ce probl~me a ~t4 repris en 1937 par Brummel- kamp qui tente de montrer que les esp~ces actuelles se distribuent le long de droites parall~les distantes l'une de l'autre suivant une progression g4om~trique de raison v~, sans pour autant justifier une telle valeur th4orique. Etait-ce ntcessaire, d ailleurs, puisque le m4me auteur, 4tudiant les microc4phales humains, suppose que leur enc4phale est normal/~ l'exception du cortex c@4bral qui aurait subi une mitose de moins. Ainsi fait-il le premier l'hypoth~se que les mitoses du syst~me nerveux central peuvent ne pas ~tre synchrones dans la totalit6 de l'encdphale.

Lapicque (1907) a 4t6 le premier ~ montrer que l'allomttrie enc4phalique n'est pas la m~me entre esp~ces et/~ l'inttrieur de l'esp~ce. Ce ph4nom~ne a 4t4 amplement confirm~ depuis, mais nous avons pu montrer, dans notre 6quipe, que la valeur de cette allom4trie intrasp4cifique varie de valeurs 41ev4es (de l'ordre de 0,50) chez les Verttbr4s peu ~volu4s, comme les Poissons ou les Amphibiens,/~ des valeurs interm4diaires, proches de 0,40, chez les Reptiles et les Oiseaux, puis faibles chez les Mammif@es (entre 0,25 et 0,10). On sait de plus que cette allom4trie juvenile fair suite/t une allom~trie embryonnaire tr~s 4lev4e, souvent positive ou proche de l'isom4trie, ces

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deux phases de la croissance enc6phalique 6tant s6par6es par un point d'inflexion qui se situe dans la p6riode p@inatale (au 17 e jour post-partum chez le rat blanc). On explique cette inflexion par l'arr6t des mitoses. Suivant que les espSces sont nidifuges ou nidicoles, cet arr6t est pr~coce ou tardif. Chez l'homme, l'inflexion est particulihrement tardive (pro-

bablement vers l'fige de 4-5 ans) et donc tr6s favo- rable aux processus d'apprentissage qui supposent en retour une vie sociale et familiale importante. I1 y aurait encore beaucoup /t dire sur ces probl6mes d'enc6phalisation (Bauchot & Platel 1973) mais nous avons maintenant l'essentiel des 416ments n4cessaires /t la poursuite de notre 6tude.

II. - LA MORT CELLULAIRE

On a confirm6 depuis l'article de Hamburger & Levi-Montalcini qu'un grand nombre de neurones meurent avant ou juste apr6s leur diff@enciation. Cette mort cellulaire est un processus normal au cours de la neurogenhse, mais ce qui surprend, c'est la proportion du nombre de neurones pouvant ainsi disparaitre (Cowan et alii 1984). Pour tenter de com- prendre la signification d'un tel processus, il faut faire une incursion chez les Invert6br6s. Leur syst6me nerveux central est en effet bien plus simple ; chez les N4matodes notamment, il est compos4 d'un nombre faible et fixe de neurones qu'on peut identifier un/t un. Une organisation aussi simple a permis l'4tude d6taill6e de son organogen4se. Les neuroblastes ori- ginels subissent un certain nombre de mitoses, puis certains arr4tent leurs divisions tandis que d'autres les poursuivent pour quelques mitoses suppl6men- taires. Un tel processus est sous contr61e g6n6tique : des g6nes d4terminent les divers lignages cellulaires ou clones et le nombre de divisions subies par chacun d'entre eux (Chalfie 1984). D'autres assurent l'61imi- nation d'une des deux cellules-filles dhs sa formation, ou mort programm6e (Truman & Schwartz 1982; Greenwald & Martinez-Arias 1984; Cowan et alii 1984).

Chez ces animaux fi syst6me nerveux simple, la mort cellulaire est ainsi peu importante: th6orique- ment, elle pourrait ne frapper qu'un des 2 neuro- blastes issus d'une division, s'il est ult6rieurement inutile. En r6alit4, des <~ 6conomies de ghnes ,, aboutis- sent souvent /t une surproduction de neurones et, pour les m4mes raisons d'4conomie, l'61imination des neurones exc6dentaires dolt se faire par un proces- sus 6pig6n6tique. On 6voque, dans ce cas, des fac- teurs trophiques, lib6r6s soit par les cellules cibles, soit par les cellules aff6rentes. Si l'on admet qu'un de ces facteurs, indispensable/t la survie du neurone, est lib4r6 en quantit6s limit6es (par le nombre m4me de cellules cibles, par exemple), une certaine proportion

des neurones sera seule en mesure de la capter et de se maintenir. Un tel processus a 4t4 6galement v6rifi6 chez les Vert4br6s, et on a pu isoler plusieurs de ces substances n6cessaires soit g la survie directe du neurone, soit/ t sa diff@enciation et ~t la croissance de ses neurites.

Passer des Invert~br6s aux Vert6br6s, quand on 4tudie le systSme nerveux, c'est passer d'ensembles de neurones qui se comptent par centaines ~ cen- taines de mille /t des ensembles qui se comptent par centaines de millions sinon davantage. Chez les Vert6br4s, le processus de restriction des clones ne semble pas ~tre aussi absolu que chez les N6matodes (Jacobson 1980, 1985; Harris 1985); il existe n6an- moins, et on a pu montrer sa mise en place pr6coce chez la souris (Herrup et alii 1984). Le saut quanti- tatif est toutefois considdrable et il n'est plus possible d'6voquer, m6me avec un ensemble de genes tr6s important, une organogen6se planifi6e de fagon pr6- cise, et la mort programm6e est probablement rare ou nulle chez les Vert6br6s (Cowan et alii 1984). Toutefois, et du moins en ce qui concerne les voles visuelles, il semble qu'il soit n4cessaire de distinguer les hom6othermes (Oiseaux et Mammif6res) des poe- cilothermes (Poissons, Amphibiens et Reptiles) chez lesquels la mort cellulaire semble rare ou absente (Schmidt 1982). Chez les Oiseaux et les Mammif6res, l'ad6quation du nombre de neurones entre syst6mes connect6s se fait d6s lots par production exc6den- taire de neurones et 61imination des cellules super- flues. Reste /t expliquer la proportion considdrable de mort cellulaire avanc6e par certains chercheurs (Clarke 1982): en toute logique, la mort cellulaire ne devrait jamais exc6der 50 % des neurones d'un sys- t~me donn6: au-del/t de cette valeur, une mitose de moins est plus 4conomique. De fait, le plus souvent, la mort cellulaire est de l'ordre de 30/t 40 %. Pour- quoi parfois, comme dans le cas des voies visuelles, exc6de-t-elle cette proportion ?

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La rdponse est probablement, 1/t encore, dans l'6co- nomie gdnique. L'6tude des projections des neurones ganglionnaires de la r6tine sur le toit optique a mon- tr6 qu'il 4tait impossible d'envisager une planifica- tion g4n6tique permettant d'assurer la r6tinotopie, c'est-/~-dire la reprdsentation conforme du champ visuel sur le toit. La solution consiste /~ lancer un grand nombre de neurites/~ l'assaut du toit optique, puis /~ 61iminer les neurones n'ayant pas r4ussi /~ former des connexions correctes ou efficaces avec leur cible (Clarke 1981). La r6tinotopie peut rdsulter du synchronisme de diff6renciation des neurones ganglionnaires de la r4tine avec les neurones du toit (Cunningham 1982).

I1 y a donc deux raisons, chez les Vert4br4s, /~ une surproduction de neurones: la premi6re tient

l'impossibilit6 de fixer gfn6tiquement le nombre pr6cis de neurones n4cessaires au fonctionnement de chaque syst6me, la seconde, pour tousles syst6mes off l'organisation spatiale des neurones est fonda-

mentale (c'est-Gdire aussi bien pour les centres sen- soriels primaires ou sup4rieurs que pour les centres pr6moteurs et moteurs),/~ l'impossibilit4 d'organiser g4n4tiquement ces projections spatiales d6nu4es d'erreurs. Une telle organisation a ses avantages et ses inconv6nients: l'avantage est la plasticit6, qui rend ainsi le systhme nerveux bien plus sensible l'apprentissage, et qui favorise chez les Vert4br6s les plus 4volu6s un mode de transmission d'une g4n4ra- t ion/t l'autre qui peut emprunter la voie sociale et non plus g4n4tique; l'inconv6nient est la vuln6ra- bilit6 d'un tel syst6me soumis/t tous les al4as de la vie embryonnaire et, pour les nidicoles, de la p6riode sous d4pendance parentale. Elever des chatons dans des milieux visuels particuliers permet de les rendre aveugles /t certains 416ments de leur monde visuel naturel. Elever des rats dans un milieu enrichi ou appauvri augmente ou diminue leur volume enc6- phalique. Nous voilfi ainsi revenus au probl6me d'enc4phalisation.

I I I . - DISCUSSION

La mort cellulaire pendant l'organogen6se du sys- t6me nerveux central est un fait bien 4tabli, du moins chez les Mammif6res et les Oiseaux. Chez les poecilo- thermes, affirm4e par certains, d4ni4e par d'autres, elle est probablement moins importante et donc plus difficile/t mettre en 6vidence. On l'6tudie par deux m6thodes: ou bien on calcule,/t un stade donn6 de l'organogen6se, le pourcentage de neurones n6cros4s, ou bien, ce qui est d'interpr6tation plus facile, on compare le nombre de neurones pr6sents/~ ce stade/~ celui de l'adulte. Ainsi chez le rat blanc, le nombre de neurones thalamiques de l'adulte est de 30 % environ plus faible que celui du rat de 20 jours, et 40 % plus faible que celui du rat de 10 jours. Dans le n4ocortex occipitopari4tal, en revanche, le nombre de neurones chez l'adulte est de 20 % plus faible que celui du rat de 10 jours et de 25 % plus faible que celui du rat de 20 jours. La maturation des diverses r4gions enc6phaliques se fait en effet /t des moments tr6s diff6rents: le bulbe olfactif est histologiquement dif- f6renci6 (et physiologiquement fonctionnel) g la nais- sance, alors que le cervelet s'organise entre les stades + 10 et + 20 jours, le n6ocortex ayant une matura- tion interm6diaire, 14g6rement post4rieure/L celle du thalamus.

On a vu que la croissance enc6phalique fait inter- venir deux phases, l'une embryonnaire ~ croissance

forte, l'autre juv4nile g croissance plus faible. I1 est tentant de rapprocher les fortes allomdtries embryonnaires de la n6cessit4 de produire un nom- bre de neurones plus important que celui qui est n4cessaire chez l'adulte, et cela pour assurer, comme nous l'avons vu, les processus suivants :

1) l'ajustement en nombre des neurones d'un sys- t4me/t celui de ses cellules-cibles ;

2) la pr4cision des projections somatotopiques ;

3) la correction des erreurs pendant la croissance des neurites, tout cela avec une information g~n6tique fortement r6duite par rapport fi celle qu'exigeraient la mort programm6e et des somatotopies pr6cises.

Th4oriquement, et d'un point de vue purement ,g4om6trique,,, l'allom6trie 2/3 assure pendant l'organogen+se la constance du nombre des neu- rones. Par cons6quent, une allom4trie de 1,25 chez le rat blanc (Bauchot & Guerstein 1970) fournirait un nombre de neurones de l'ordre de 1,25 / 0,67 = 1,87, soit pr6s du double du nombre des neurones de l'adulte, avec un taux de mort cellulaire de 47 %, proche des valeurs moyennes rencontr6es chez les Mammif6res.

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En r6alit6, il faut faire intervenir d'autres ph4- nomhnes. Ainsi le volume ventriculaire est bien plus important proportionnellement chez le jeune embryon (de l'ordre de 20 %) que chez l'adulte (moins de 2 % chez les Mammifhres). Ce processus minimise la valeur de l'allom4trie. De m4me, de nombreux pro- cessus assurent une croissance enc4phalique sans augmenter le nombre des neurones, comme la crois- sance cellulaire, la vascularisation, la my4linisation et l'accroissement des neuropiles. I1 est difficile d'4va- luer l'importance de chacun de ces facteurs. Chez le rat blanc, de la naissance ~ l'4tat adulte, le volume

moyen des neurones croit jusqu'au 17 e jour environ, puis d4croit 14ghrement: il est ainsi multipli6 par 1,3 dans le toit optique, par 2,7 dans le septum, par 3 dans le striatum et par 3,4 dans le noyau thalamique ventral caudal (Bauchot & Guerstein 1970). Les autres processus sont faibles sinon nuls pendant la phase mitotique et n'interviennent pleinement que pendant la phase de maturation plus tardive. Ainsi la vascularisation (1,31) et la my4linisation (1,02) mon- trent-elles une allom4trie positive jusqu'au 30 e jour environ chez le rat blanc (Buisseret & Bauchot 1973).

e

l k

0 662 .J ®. I-

y = 0 , ~ 2.

®

log Pe +2o 0,169.

O 0 • 1,187_ . ~ + 10

G 19

f log Ps G 15

Fig. 1. - Relations encephalo-somatiques chez les Vert6br6s, en doubles coordonn6es logarithmiques, a: truite (Salmo gairdneri), b: grenouille verte (Rana esculenta), c: cistude (Emys orbieularis), d: poule (Gallus domesticus), e: h@isson de Madagascar (Hemicentetes semispinosus), f: rat blanc (Rattus norvegicus). On a figur~ pour chaque phase de croissance la valeur du coefficient d'allom@rie. Chez la truite, le meilleur ajustement est fourni par une courbe de second degr& On notera la parent~ des processus de croissance enc6phalique de la grenouille verte et du rat blanc.

Brain-body weight relationship in vertebrates in double logarithmic coordinates, a: trout (Salmo gairdneri), b: european edible frog (Rana esculenta), c: european pond turtle (Emys orbicularis), d: domestic fowl (Gallus domesticus), e: Magadascar hedgehog (Hemicentetes semispinosus), f: white rat (Rattus norvegicus). The value of the allometry coefficient is given for each growth phase. In the trout the best adjustment is given by a quadratic curve. Note the similitude of the brain growth processes between the edible frog and the white rat.

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L'allomOtrie juvenile est faible chez les Mammi- f~res (0,24 chez le rat blanc; 0,23 chez un Insecti- vore primitif, Hemicentetes semispinosus, Bauchot & Diagne 1973). Chez les autres Vertebres, les fortes valeurs (truite: 0,50, Bauchot et alii 1979; Necto- phrynoides: 0,59, Diagne et alii 1981; salamandre: 0,48, Thireau & Bauchot 1974; tor tue: 0,41, Platel 1985) ont et4 rapportOes ~ la persistance des mitoses pendant cette phase. Le cas des Oiseaux fair pro- blhme. La poule a en effet une allometrie juvenile de 0,365 (Platel et alii 1972) alors que la cessation des mitoses peu apres l'eclosion semble bien 4tablie (fig. 1).

Pendant la phase embryonnaire, l 'allometrie a 6te moins etudiee. Elle est elevee chez le rat blanc (1,25) mais faible chez Hemicentetes (0,57). Chez la poule elle est de 0,67 et chez la tortue de 0,56. Comment expliquer des valeurs inferieures ou juste egales/~ 2/3, valeur qui assure tout juste la constance du nombre des neurones ? Prenons le cas d'Hemiceritetes: le volume ventriculaire est de 17 % chez l 'embryon de 0,2 g, de 2 % chez l 'embryon de 10 g. Si l'on tient compte du volume encephalique reel, rallometrie passe de 0,57 ~ 0,64. Chez la poule, le m6me calcul

fait passer de 0,67/~ 0,75. Ces valeurs restent toute- lois faibles et il faut donc 4voquer ou bien une mort cellulaire peu importante (ce qui semble en contra- dict ion avec les pourcentages mesures chez les Oiseaux), ou bien une croissance des processus non neuroniques plus importante et plus precoce que celle qui existe chez le rat blanc.

L'encephalisation au cours des phases embryon- naire et juvenile est donc tout ~ fait compatible avec le processus de mort cellulaire et les pourcentages mesures chez le rat blanc. Chez les autres Vertebres, poulet compris, des travaux complementaires sont necessaires pour mieux comprendre ce qui est dfi, dans la croissance encephalique, aux processus anta- gonistes de l 'augmentation du nombre des neurones et de leur taille, ainsi qu'aux autres processus que sont la vascularisation, la myelinisation ou l'augmen- tation des volumes des neuropiles. I1 serait egalement necessaire, en depit des difficultes, de prendre en compte le probleme de la nevroglie. On estime cou- ramment le nombre de ces cellules & 10 fois celui des neuronesl mais on sait peu de choses sur l'evolution de leur nombre et de leur volume.

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