36
1 Extraits

Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

Embed Size (px)

DESCRIPTION

 

Citation preview

Page 1: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

1

Extraits

Page 2: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

2

Page 3: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

3

(Niewiadomski C.; Delory Momberger C. (dir.) (2013) Territoires contemporains de la recherche

biographique. Paris, Teraèdre. pp. 49-58)

Chapitre 3

Le terrain biographique du sociologue comme objet d’étude

sociologique et comme support socioanalytique

Pascal Fugier

En étudiant les écrits des professeurs de sociologie d’une université française (E = 5) et ceux

de leurs doctorants (E = 30) par le prisme de leur récit de vie, nous avons cherché à rendre compte

de la portée heuristique de la recherche biographique en apportant un éclairage sur l’épistémologie

de ces sociologues d’une part et en co-élaborant un travail socioanalytique avec chaque personne

interrogée d’autre part.

Notre intention consiste à illustrer ici ce nouage entre les narrations biographiques et

théoriques du sociologue, autrement dit entre, d’un côté, ce qu’il « raconte » sur autrui dans le cadre

de ses écrits et publications et, de l’autre côté, la manière dont il « se raconte » dans le cadre du récit

de vie. Après avoir présenté notre positionnement paradigmatique, le dispositif méthodologique mis

en œuvre dans cette recherche, ainsi que son redéploiement à venir, nous tenterons d’introduire

quelques éléments d’une sociologie et d’une épistémologie clinique de la connaissance sociologique.

Au plus près de l’épistémologie des sociologues

Délimitée empiriquement à une partie de l’équipe professorale et doctorale d’un

département universitaire de sociologie et d’anthropologie que nous appellerons ici l’Université,

notre recherche questionne en premier lieu les orientations paradigmatiques, méthodologiques et

axiologiques de ces sociologues. Nous avons ainsi pu explorer des écrits sociologiques marqués par

leur déterminisme ou au contraire leur sensibilité vis-à-vis de la liberté des acteurs ; de même, nous

avons été confronté à des écrits accordant un primat au travail du concept tandis que d’autres

privilégient le travail de terrain. Enfin, nous avons pu observer d’importants clivages entre les

Page 4: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

4

sociologues « engagés », critiques et ceux qui revendiquent ou promeuvent une « neutralité

axiologique ». Ces différentes orientations ont été mises en évidence à partir des écrits de ces

sociologues (ouvrages, thèses ou mémoires de master), puis de la conduite d’entretiens semi-

directifs au cours desquels nous leur avons proposé d’expliciter et d’illustrer leur épistémologie de

référence. Tant dans la conduite des entretiens que dans leur analyse, nous nous sommes montré

particulièrement attentif aux sinuosités, aux incohérences, aux paradoxes et autres « clocheries » du

discours de ces enseignants-chercheurs, marquant ainsi notre souci d’interroger la place du

« désordre » dans les dits et écrits sociologiques (Fugier, 2010a). Nous avons par ailleurs fait montre

de cette même attention dans la conduite et l’analyse de leurs récits de vie.

Afin d’illustrer cette recherche, nous nous référerons ici à l’analyse des « déviances

sémantiques » de Barbara, professeur de sociologie à l’Université et travaillant sur la problématique

du choix du successeur et de la transmission du patrimoine dans les exploitations agricoles. Son

discours sociologique apparait en effet marqué par le surgissement d’un énoncé paradoxal, au sens

où il s’inscrit en opposition à son « discours sociologique ordinaire ». Concernant sa doxa

épistémique, opinion sociologique qui va de soi et donc « ne se discute pas », Barbara l’évoque très

clairement en nous parlant des entretiens menés auprès d’agriculteurs : « moi, je ne fais pas partie

des sociologues qui pensent que les gens sont inconscients de la situation sociale dans laquelle ils

sont. Moi, je ne les prends pas du tout pour des « idiots culturels » […] ». Si Barbara reprend ici la

formule d’Harold Garfinkel [cultural dopes], elle revendique, plus largement, l’étiquette de

« sociologue interactionniste ».1 Pour Barbara, le déterminisme bourdieusien, « ce prétentieux méta-

discours sociologique », selon ses propres termes, constitue à l’évidence l’une de ses principales

cibles (dans ses ouvrages mais aussi à l’occasion de ses enseignements et encadrements de

recherche). Barbara ne cesse ainsi de réaffirmer que les agriculteurs ne sont pas des idiots culturels

mais bien des acteurs sociaux, négociant et mettant en œuvre des stratégies dans leurs interactions

quotidiennes, notamment lorsqu’ils se confrontent aux questions du sociologue. Cependant, malgré

cet anti-déterminisme affiché, nous avons pu repérer des énoncés qui « clochent » avec l’ordre de ce

discours affiché. Ainsi, lorsqu’elle qualifie de « psychologie de bas étage » et d’« introspection sans

intérêt » la parole des étudiants dont elle a par ailleurs sollicité un travail réflexif quant à l’impact de

leur histoire de vie sur le choix de leur « terrain » de recherche, le contraste est alors saisissant. La

parole des étudiants est supposée traduire des « défenses » (au sens psychanalytique du terme),

alors que la parole des paysans bénéficie du statut de « vérité locale » ou de « rhétorique

professionnelle » lorsqu’elle dissimule stratégiquement une réalité qu’ils n’ont pas intérêt à divulguer

au sociologue.

1 On peut avancer que l’interactionnisme s’est construit à travers une critique ferme du déterminisme

sociologique (i.e. de la sociologie définie comme recherche de déterminants sociaux), comme le reconnaît

volontiers Anselm Strauss (1992) : « Mead, Thomas et Park sont antidéterministes en ce sens qu’ils recherchent

un point d’équilibre entre des acteurs totalement libres dans leur volonté et des acteurs dont les actions sont

assez strictement déterminées, autrement dit, soumises à des contraintes. Les interactionnistes sont

essentiellement antidéterministes.»

Page 5: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

5

Au plus près de l’histoire de vie des sociologues

Souhaitant donner sens à ces prises de position a priori incohérentes, nous ne nous sommes

pas limité à cette première lecture attentive aux « clocheries » du sociologue et c’est à ce point

précis que notre recherche accorde une place centrale à la recherche biographique. Nous avons en

effet fait le choix d’explorer la réflexivité du sociologue, dans ses incohérences, en interrogeant son

histoire de vie. Autrement dit, notre postulat central consiste à affirmer que les narrations

biographiques du sociologue peuvent donner sens à ses narrations sociologiques. Précisons que ces

narrations biographiques permettent de dégager un sens et non tout le sens des narrations

sociologiques, lesquelles sont aussi liées à des logiques individuelles, groupales, organisationnelles,

institutionnelles et mythiques (Enriquez, 1992) que nous n’avons pas explorées de front dans cette

recherche. Pour autant, nous défendons la portée heuristique de la recherche biographique dans

l’étude de la réflexivité sociologique, et affirmons, pour reprendre l’exemple de Barbara, que ses

incohérences épistémologique ont un « air de famille » avec ses tensions identitaires et plus

précisément avec les tensions nouant les formes héritées, acquises et espérées de son identité

(Gaulejac, 2002).

En effet, alors qu’elle travaille sur les agriculteurs, Barbara s’identifie comme « une rurale » :

« Moi je suis une rurale, je connais la campagne, je ne sais pas ce que c’est que d’avoir des voisins qui

me marchent sur la tête… ». La préface de l’un de ses ouvrages nous permet d’apprendre que

Barbara est non seulement une « rurale » mais une fille de fermier qui, bien qu’ayant suivi une

formation scolaire au métier d’agriculteur, n’a pu reprendre l’exploitation agricole familiale faute

d’être « désignée » par le père et chef d’exploitation. Transparaît ainsi, une corrélation manifeste

entre cet héritage biographique et une sociologie acquise à la cause agricole et à l’étude du « choix

du successeur ». Sans livrer ici davantage d’éléments issus de son récit de vie, on peut donc entrevoir

un lien entre le net rejet qu’elle réalise de la « position intellectualiste » du sociologue et le fait

qu’étant née rurale et fille de fermier, reprendre à son compte une narration déterministe

reviendrait à se percevoir comme une (ancienne) « idiote culturelle » et provoquerait une tension

entre son identité « héritée », liée à son origine sociale, et son identité « acquise », liée à la position

sociale que lui confère le statut de sociologue. Cependant, son incohérence épistémologique (c'est-à-

dire son anti-déterminisme avec les agriculteurs et son déterminisme avec les étudiants) traduit une

certaine cohérence identitaire, puisque « l’idiot culturel » est bien ici « l’intellectuel » (que ce soit le

sociologue intellectualiste ou l’étudiant qui fait « de la psychologie de bas étage »), alors que le

savoir et le sens pratique tendent toujours à se loger du côté du monde rural (que ce soit le

sociologue qui est « né dedans » ou l’agriculteur qui dissimule ce qu’il veut au sociologue « qui n’est

pas du coin »). En outre, le mouvement inverse se produit lors de l’entretien au travers la mise en

cohérence de sa sociologie au détriment de celle de son identité biographique. En effet, ses tensions

identitaires se trouvent réactivées lorsque Barbara dénie toute filiation entre ce qu’on peut nommer

son « terrain biographique » (Fugier, 2008) et son terrain de recherche. En effet, lorsque nous la

confrontons à ce nouage (entre ses narrations sociologiques et son terrain biographique), Barbara

s’en défend et décrit ses analyses sociologiques comme la résultante « de tout un travail fait sur la

question de l’identité ». Il s’agit alors d’« un cheminement théorique », d’« un parcours dans la

discipline », marqué par des enseignants, des lectures, et non pas d’un sens pratique hérité de sa

Page 6: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

6

socialisation primaire. L’identité acquise reprend ici le dessus sur l’identité héritée. La culture du

sociologue n’est plus « idiote. »

Une des hypothèses de notre travail consiste alors à ne pas court-circuiter directement le

« terrain biographique » du sociologue avec ses expériences et hypothèses de recherche, mais à

concevoir plutôt des médiations entre l’un et l’autre de ces terrains. Médiations qui prennent

notamment la forme de dispositions, c'est-à-dire de schèmes de perception, d’appréciation et de

sensation. Il est ainsi plus juste d’avancer que Barbara a d’abord vécu sa problématique de la

désignation du successeur en tant que fille de fermier non désignée, ce qui la dispose, l’incline à

entendre ou voir certaines choses sur son terrain de recherche, armée d’un « sens pratique »2

(Bourdieu, 1980) hérité de sa socialisation passée au sein du monde paysan. Mais nous pouvons aussi

avancer avec Bernard Lahire que son terrain biographique prend durablement racine sous la forme

d’un rapport oral-pratique au monde, se réalisant « sans aucun recours à l’écriture (il s’agit

davantage alors d’une « transmission de travail » ou d’ « expériences », puisque aucun savoir

n’apparaît vraiment comme tel) » (Lahire, 2000). D’une autre manière, ses expériences théoriques

(acquises par ses lectures et sa formation universitaire) se fondent sur un rapport oral-scriptural au

monde, qui met en forme et traduit « sociologiquement » ses expériences pratiques. Ce que Barbara

exprime très justement en me disant qu’elle ne s’était « jamais interrogée sur « c’est quoi,

transmettre son savoir » professionnel ? » avant de devenir sociologue. Son terrain biographique

représente donc l’intériorisation d’un habitus primaire, avec sa part de sens pratique (d’anticipation)

et simultanément d’hystérésis (d’anachronisme) relativement à la réalité du monde agricole3. Son

« cheminement théorique » lui permet à la fois d’activer son habitus primaire et de le traduire dans

un autre langage : celui, oral-scriptural, du sociologue, par lequel elle revisite son terrain

biographique sous une forme interrogative et qui constitue l’un des supports de son imagination

sociologique.

2 Le « sens pratique » dont dispose ici Barbara signifie que ce qui la dispose à voir, entendre ou comprendre

certaines choses des agriculteurs n’est pas la résultante d’un calcul rationnel (le fait qu’elle a ou trouve un intérêt

à dire telle ou telle chose), sans être pour autant la résultante de son obéissance à des règles de vie et normes de

pensée. Le sens pratique renvoie plutôt à des expériences pratiques, durables, répétées et plus ou moins

cohérentes, permettant notamment au sociologue de donner un sens à ses expériences de recherche mais aussi

d’anticiper un sens aux expériences livrées par ceux qu’il interroge, ses différentes actions et réflexions

constituant en quelques sortes des « improvisations réglées » par son sens pratique. 3 Ainsi, si son sens pratique constitue une véritable portée heuristique, parce qu’il lui permet

d’anticiper les propos et réactions des agriculteurs, Barbara les ‘‘voyant venir’’ et ne se faisant pas

duper par leur rhétorique professionnelle, l’hystérésis de son habitus primaire constitue

simultanément une limite heuristique : elle voit le paysan à partir de son terrain biographique, ou

plus précisément à partir des schèmes de vision du monde agricole qu’elle a intériorisés durant son

enfance, marque de l’hystérésis de son habitus primaire. Hystérésis qui la conduit par exemple à

sous-représenter la dimension entrepreneuriale et la logique d’accumulation capitaliste de

l’agriculture contemporaine et, à l’inverse, à sur-représenter sa dimension patrimoniale.

Page 7: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

7

Activation et censure du terrain biographique

du sociologue

L’histoire de vie des doctorants de l’Université nous livre des récits de vie tout aussi

captivants concernant la rencontre entre leur identité héritée et l’ordre du discours de leur directeur

de thèse. Ordre du discours qui va tantôt leur parler (dans le sens où « ça leur parle ») mais aussi les

censurer, les incitant à euphémiser voire à refouler leur terrain biographique, quitte à ce qu’il

réapparaisse sous la forme du retour du refoulé.

Le récit de vie de Michel, jeune docteur en sociologie, fait jaillir de son identité héritée un

homo strategicus plutôt refoulé parce que mis à l’écart par l’ordre du discours interactionniste de sa

directrice de thèse, Barbara, qui accorde le primat de l’homo donator (Godbout, 1996) sur l’homo

strategicus. En effet, si nous avons indiqué précédemment que Barbara met en évidence la

dimension stratégique des interactions dans les professions patrimoniales, ces stratégies résultent

selon elle des enjeux intergénérationnels de dons et de contre-dons plutôt que d’exprimer une

rationalité instrumentale individualiste. C’est pourtant bien en ce dernier sens que Michel, à

l’occasion de notre entretien, évoque les stratégies des acteurs, soutenant qu’elles constituent « un

aspect essentiel de [leur] conduite sociale » et que l’être humain « est un très bon stratège », tout en

estimant qu’« on devrait faire un peu plus de place à la théorie des jeux » en sociologie. Son habitus

primaire l’incline donc vers un « interactionnisme stratégique » plus que vers un « interactionnisme

du don ». Son récit de vie nous permet par ailleurs de rendre compte de la genèse biographique de

ce que Michel identifie lui-même comme la « croyance en une espèce de socle anthropologique »

faisant de l’individu un homo strategicus. Pour autant, si l’ordre du discours universitaire, personnifié

par sa directrice de thèse Barbara, l’incline peu à activer cette identité sociologique héritée de son

histoire de vie, ce même ordre du discours puise et active corrélativement d’autres éléments issus de

l’identité héritée de Michel. On remarque en particulier sa disposition ethnographique, c’est-à-dire

sa propension pour l’expérience de l’intersubjectivité et un rapport pratique au monde qui vont

nourrir son aversion pour la sociologie théorique. Par ailleurs, l’adhésion à la pédagogie par

l’exemple de Barbara vient traduire son goût pour la sociologie « de terrain », « concrète ». Son

rapport au monde oral-pratique hérité de sa socialisation primaire se traduit ainsi par son inclination

pour la sociologie interactionniste, parce qu’on y retrouve « ce côté très, très concret, de l’étude de

terrain ». De même, la manière dont Michel s’exprime durant tout l’entretien révèle l’omniprésence

de ce langage illustratif et concret. Ainsi, lorsque nous lui posons des questions typiquement

scolastiques et qui s’inscrivent explicitement dans un registre « abstrait »4, Michel répond

systématiquement en nous donnant un exemple pratique qui lui permet de produire une réponse

« claire » et de tenir un propos « concret ». Le nombre d’occurrences de ces termes est par ailleurs

très important dans son discours. Si nos questions et ses réponses « font sens », c’est parce qu’il

accroche son propos sur la valeur concrète et palpable de l’exemple.

Or, si Michel mobilise cette forme verbale orale-pratique, c’est notamment parce qu’il y est

enclin, du fait de sa socialisation à cette forme verbale au sein de son environnement familial et

surtout en raison du poids d’une figure clé de sa trajectoire biographique : son père. Militaire devenu

4 Par exemple: « la neutralité axiologique est-elle selon toi possible ? Souhaitable ? »

Page 8: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

8

par la suite opticien, son père est omniprésent dans son récit de vie et joue notamment un rôle

important dans sa manière d’apprendre et d’intégrer des savoirs, le modus operandi de son père

prenant avant tout un caractère illustratif et pratique. Ainsi, nous pouvons supposer que l’histoire

pédagogique que Michel a reçue en héritage (Gaulejac, 1999) se trouve en affinité de style avec le

mode opératoire oral-pratique par lequel Barbara transmet le métier de sociologue. Autrement dit,

une disposition ethnographique circule dans les narrations biographiques et sociologiques de Michel,

se différenciant de la disposition scolastique affichée dans les dits et écrits d’autres sociologues,

davantage enclins à produire une sociologie conceptuelle. Par disposition scolastique, nous

entendons ici l’inclination à se mettre à distance d’autrui et en retrait du monde (Bourdieu, 1997).

C’est « cette disposition à jouer des jeux gratuits qui s’acquiert et se renforce dans des situations de

skholè, comme l’inclination et l’aptitude à poser des problèmes spéculatifs pour le plaisir de les

résoudre, et non parce qu’ils sont posés, souvent dans l’urgence, par les nécessités de la vie, à traiter

le langage non comme un instrument mais comme un objet de contemplation, de délectation ou

d’analyse, etc. » (Bourdieu, 1994, p. 219). Cette disposition s’incarne dans une culture de l’écrit que

l’École produit mais aussi sanctionne, produisant et sanctionnant par la même occasion un certain

capital linguistique, i.e. une certaine manière de parler et de se faire entendre, centrée sur la mise en

récit et en écrit de toutes ses expériences en dehors de ses expériences. Pour prendre l’exemple de

Modeste, l’un des professeurs de sociologie de l’Université, son récit de vie met en scène un « homo

scholasticus » (Macherey, 2010) sous la forme biographique d’un adolescent « pris au jeu » de la

skholè et passant tout un été à résoudre un théorème de mathématique.

Co-élaborer un travail socioanalytique

Avant de conclure notre propos, nous souhaitons suggérer ici une ouverture

méthodologique. Notons tout d’abord que la démarche méthodologique adoptée pour cette

recherche relève d’une posture compréhensive (Fugier, 2010), qui conduit moins à nous intéresser à

des « enquêtés » (dans l’unique optique de recueillir leurs représentations) qu’à des informateurs

(nous confiant leurs raisons concernant le lien entre le type de sociologie à laquelle ils se réfèrent et

leur histoire de vie). Les entretiens que nous avons menés ont donc constitué le terrain d’une co-

élaboration réflexive, réglée par une grille d’enquête constituée d’un ensemble de pistes de

recherche et de questionnements ouverts. Nous avons refusé la standardisation et le ton

impersonnel des entretiens semi-directifs et n’avons pas hésité à nous impliquer subjectivement (en

livrant par exemple quelques fragments de notre histoire de vie) mais aussi affectivement. Nous

avons donc emprunté la posture compréhensive promue par Jean-Claude Kaufmann, affirmant que

l’enquêteur doit s’engager activement durant la conduite de l’entretien « pour provoquer

l’engagement de l’enquêté » (Kaufmann, 1996, p. 17). Aussi avons-nous parfois souscrit aux propos

du sociologue interrogé, en prenant volontairement son parti. Dans d’autres circonstances, nous

avons pu également nous montrer critique, en introduisant un autre point de vue que celui qui était

exprimé ou en mettant le doigt sur certaines incohérences du discours de notre interlocuteur. De

même, nous l’avons parfois encouragé à livrer des analyses ou avons-nous même suggéré des

éléments d’analyse sur ce qui venait d’être dit.

Page 9: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

9

Par ailleurs, sur le plan émotionnel, notre implication s’est notamment traduite à travers le

recours à l’humour, au rire, mais aussi à la colère. Dimension affective que nous avons par ailleurs

travaillée avec les sociologues en les interrogeant par exemple sur la place de la colère dans leur

pratique du métier de sociologue au regard de leur histoire de vie (nous leur proposions notamment

de nous commenter un passage singulier de Pierre Bourdieu à ce sujet5). Le cadre des entretiens

épistémologique et du récit de vie a également constitué un support auto-réflexif pour les

sociologues interrogés, passant ainsi par moments du statut d’informateur à celui d’analysant,

s’efforçant de reconnaître et d’expliciter ce qui les cause.

Nous souhaitons désormais développer plus avant ce dispositif clinique dans nos recherches

à venir, en étayant notre approche sur le dispositif des séminaires d’implication et de recherche de

l’Institut International de sociologie clinique. Ainsi, plutôt que de nous limiter à un tête à tête avec un

informateur/analysant et avec comme unique support tiers un dictaphone, nous préparons

l’animation d’un séminaire « Histoire de vie et prises de position sociologique », invitant une dizaine

de sociologues à co-élaborer un travail socioanalytique à partir de différents supports expressifs et

réflexifs, verbaux et non verbaux, tels que l’arbre généalogique, les lignes de vie et les sociodrames.

Conclusion

A l’issue de cette recherche, il apparait que les articulations théoriques et méthodologiques

entre la biographie et la réflexivité du sociologue s’avèrent « complexes », au sens où Max Pagès

l’entend lorsqu’il promeut une « épistémologie de la complexité ». Dans cette perspective, il s’agit

d’étudier et de dialectiser les connexions théoriques et pratiques entre les différents courants de

pensée et les différentes disciplines des sciences humaines (Pagès, 1997, p. 114). Notre intention de

scruter la place du désordre dans les narrations sociologique et biographique des sociologues nous

paraît en effet de nature à justifier le recours à une telle épistémologie de la complexité, dans la

mesure où celle-ci tente de s’affranchir des cloisonnements disciplinaires afin de favoriser une

approche plurielle des situations cliniques rencontrées. Ce faisant, nous espérons pour notre part

apporter une contribution à la sociologie clinique de la connaissance sociologique, située dans le

prolongement des travaux menés par Jean-Philippe Bouilloud (2009) quant aux articulations des

trajectoires biographiques des sociologues avec leurs prises de position théoriques.

5 « Ce que je dis là est à peine articulé, mais je vois un lien entre mon impatience, mon énervement, ma révolte,

mon indignation et la « lucidité »- je ne sais pas comment appeler ça. Le travail scientifique, cela ne se fait pas

avec des bons sentiments. Ça se fait avec des passions ; après il faut les contrôler. […] Pour travailler, il faut

être en colère. Mais la colère ne suffit pas. Il faut aussi travailler pour contrôler sa colère.» (Bourdieu, 2000)

Page 10: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

10

Références bibliographiques

Bouilloud, J-P. (2009). Devenir sociologue. Histoires de vie et choix théoriques. Toulouse : Érès.

Bourdieu, P. (1980). Le sens pratique. Paris : Éditions de Minuit.

Bourdieu, P. (1994). Raisons pratiques. Paris : Seuil.

Bourdieu, P. (1997). Méditations pascaliennes. Paris : Seuil.

Bourdieu, P. (2000). A contre pente. Entretien réalisé avec Philippe Mangeot avec Stany Grelet,

Victoire Patouillard et Jeanne Revel. Vacarme. http://vacarme.eu.org/article224.html.

Enriquez, E. (1992). L’organisation en analyse. Paris : P.U.F.

Fugier, P. (2008). Les discours et les terrains des sociologues. Revue ¿Interrogations?, n°7.

http://revue-interrogations.org/article.php?article=142

Fugier, P. (2010a). Dits et écrits de sociologues et d’apprentis sociologues. Histoires de vie et prises de

position sociologiques. Thèse de doctorat en sociologie. Besançon : Université de Franche-Comté.

Fugier, P. (2010b). Les approches compréhensives et cliniques des entretiens sociologiques. Revue

¿Interrogations? [en ligne], n°11. http://revue-interrogations.org/article.php?article=218

Gaulejac, V. de (1999). L’histoire en héritage. Roman familial et trajectoire sociale. Paris : Desclée de

Brouwer.

Gaulejac, V. de (2002). Identité. In J. Barus-Michel, E. Enriquez, A. Lévy (dir.), Vocabulaire de

psychosociologie (pp. 174-180). Paris : Érès.

Godbout, J. (2000). Le don, la dette et l’identité : homo donator vs homo oeconomicus. Montréal :

Boréal.

Kaufmann, J-C. (1996). L’entretien compréhensif. Paris : Nathan.

Lahire, B. (2000). Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’« échec scolaire » à l’école

primaire. Lyon : Presses Universitaires de Lyon.

Macherey, P. (2010). Bourdieu critique de la raison scolastique. Le cas de la lecture littéraire.

Hypothèses. La philosophie au sens large. URL : http://philolarge.hypotheses.org/361

Mauger, G. & Soulié, C. (2001). Le recrutement des étudiants en lettres et sciences humaines et leurs

objets de recherches. Regards sociologiques, n°22, 23-40.

Pagès, M. (1997). Des synthèses aux articulations. In N. Aubert, V. de Gaulejac & K. Navridis (dir.),

L’aventure psychosociologique (pp. 97-115). Paris : Desclée de Brouwer.

Strauss, A. (1992). La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme. Paris :

L’Harmattan.

Page 11: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

11

(Niewiadomski C.; Delory Momberger C. (dir.) (2013) Territoires contemporains de la recherche

biographique. Paris, Teraèdre. pp. 109-126)

Chapitre 8

De la subjectivité comme chantier de soi.

Le cas du Mémorial

Véronique Braun Dahlet

Introduit dans les universités brésiliennes autour des années 1970 (Passeggi, 2006, p.

65-75), le Memorial acadêmico (désormais le Mémorial) est une sorte d’autobiographie

intellectuelle et professionnelle que présente tout candidat à un poste de Maitre de

conférences ou visant une avancée de carrière (HDR, Professeur des Universités). Le

Mémorial relève du discours universitaire en tant que genre, mais il faut reconnaître que,

hormis la narration à la première personne du compte-rendu curriculaire qui se traduit en

actes comptables identifiables, aucune autre régularité n’apparaît comme prédéterminée ou

nécessaire. Il s’agit néanmoins pour l’auteur je de l’énonciation de se faire valoir auprès de

ses lecteurs, en l’occurrence ses pairs constitués en jury. C’est dire combien est

prépondérante l’image de soi qui, plus qu’une valeur ajoutée, est ici une valeur première

élevée au moins au même coefficient que les contenus curriculaires présentés. Si les

Mémoriaux se placent sous l’égide d’un « contrat de communication » (Charaudeau, 2006)

invariable, la construction de l’image de soi est à géométrie variable : c’est ce que l’on verra

à travers l’analyse de différentes formes d’inscription de l’instance de l’énonciation, qui

montreront en dépit de la chronologisation du récit les scissions dans le « Je » et le « Moi »,

et entre le « Je » et le « Moi ». Mais le « Je » ou le « Moi » se diffracte également pour se

rendre à la pluralité, comme en rendra compte la fonction de la citation dans le Mémorial.

Page 12: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

12

1. Corpus et cadre de référence

Le corpus étudié se compose de quatorze Mémoriaux présentés par des enseignants

de linguistique, de langue ou de littérature, dont dix candidats à l’obtention du grade de

Livre Docente en sciences du langage (la Livre-Docência est l’équivalent brésilien de

l’Habilitation à Diriger des Recherches) et quatre à l’obtention du grade de Professor Titular

(équivalent brésilien du grade de Professeur des Universités). Tous les Mémoriaux ont été

présentés à l’université de São Paulo, excepté un seul, présenté à l’université Estadual de

Campinas (Unicamp, État de São Paulo). L’ensemble du corpus couvre une période qui va de

1980 à 2008, soit quasiment trente ans. Les Mémoriaux ont un volume variable allant de

quinze à cent trente et une pages, soit une moyenne de quarante pages.

L’analyse qu’on développe prend pour cadre de référence la linguistique de l’énonciation.

Benveniste conditionne la subjectivité dans le langage à la faculté de « se pose[r] comme

sujet, en renvoyant à lui-même comme je dans son discours » (1966, p. 260), mais il introduit

aussitôt le complexe en démontrant que la permanence de la forme linguistique (je) n’évite

pas pour autant ni la labilité du référent, ni la dialectique du détour par l’autre pour donner

forme et identité au moi. On s’appuiera également, dans le cadre de l’analyse de discours,

sur la notion de scénographie (Charaudeau, 2006).

Par ailleurs, cette contribution cherchant à faire le lien entre la mise en scène

énonciative du je et l’écriture autobiographique, elle se donne comme points de repère

généraux les points de vue linguistique (Benveniste, 1966, p. 258-266) et philosophique

(Ricoeur, 1990), qui convergent pour montrer l’intersubjectif dans le Je et le moi qui est fait

de l’Autre, en posant tous deux que l’ego requiert « le complément intrinsèque de

l’intersubjectivité » (Ricoeur, 1990, p.14).

2. Le Mémorial académique, un discours universitaire à identifier

Le Mémorial est un discours universitaire au genre non stabilisé. Comme tout

discours, il est néanmoins régi par un « contrat de communication », ou « genre

situationnel » (en l’occurrence, universitaire), qui détermine des « instructions discursives »,

au nombre de quatre selon Charaudeau (2006), portant sur « la façon de se comporter en

tant qu’énonciateur », « l’identité qu’il doit attribuer à son partenaire en tant que sujet

destinataire », « la façon d’organiser son discours » et « les topiques sémantiques qu’il doit

convoquer ». Il est intéressant de saisir les instructions discursives qui configurent

globalement le discours du Mémorial :

Page 13: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

13

- Identité du partenaire – Le rôle et le statut du destinataire sont d’emblée identifiés :

l’auteur de Mémorial s’adresse à des pairs constitués en jury dont la fonction d’évaluation et

d’interlocution clairement définie laisse prévoir une prise en compte importante dans le

discours lui-même.

- Organisation du discours – Dans la mesure où le Mémorial a pour fonction d’exposer le

processus par lequel le Je s’est constitué en acteur professionnel, son discours s’organise en

référence à un canevas prototypique de la narration autobiographique. Le moi se récitant

se construit dans et par ce que draine le temps chronologique : plus ou moins en prise sur

(et aux prises avec) sa destinée, guidé plus ou moins fermement par un objectif à atteindre,

il rencontre sur son parcours des adjuvants et/ou des opposants ainsi qu’une série

d’obstacles à franchir. Dans cette perspective, l’alternance et l’intrication des registres

narratif, descriptif et argumentatif6 se régulent en fonction du contenu abordé et de l’effet

visé.

- Topiques sémantiques – Quant aux contenus, précisément, ceux-là s’organisent

essentiellement en fonction des deux ordres de parcours – de formation intellectuelle ou

professionnel – qu’on retrouve d’un Mémorial à l’autre. Celui-ci, suivant l’ordre

chronologique, commence par le parcours de formation intellectuelle (milieu familial et

scolarité dans le primaire, secondaire et le supérieur). Puis enchaine sur le parcours

professionnel, qui se décline généralement à partir de quatre domaines : enseignement

(Licence et Master), recherche (publications, participations à des congrès et colloques,

direction de recherche), cours dits extra-curriculaires (organisation de cours et/ou charge

d’enseignement pour tout public7), et responsabilités administratives.

- Comportement de l’énonciateur – Le comportement de l’énonciateur découle

premièrement du contexte socio-pragmatique du Mémorial. S’agissant de Mémoriaux

présentés dans le cadre de l’équivalent de la HDR ou du grade de Professeur des Universités,

le candidat est vu et se conçoit comme étant déjà un égal, en attente de confirmation. La

teneur des Mémoriaux laisse penser qu’il s’agit pour l’énonciateur de montrer, outre ses

compétences comptables (expérience et acquis professionnels), la valeur qu’il attache à

l’esprit de corps : il doit être ressenti comme étant « des leurs ». Cela dit, comme on le verra,

ce rite d’intégration que constitue le Mémorial n’oblitère pas l’émergence d’une

personnalité faite de singularité.

En d’autres termes, dans le cadre global relativement contraignant des instructions

discursives, le narrateur peut imposer, en orchestrant une scénographie donnée, une image

6 Ce sont les séquences textuelles analysées par J.-M. Adam (1999), Linguistique textuelle : des genres

de discours aux textes. Paris, Nathan/HER.

7 Publiques ou privées, les universités brésiliennes proposent parallèlement à la Licence et au Master des cours

dits extra-curriculaires qui s’adressent à un très large public, universitaire ou non. Ces cours, proposés à

l’initiative des enseignants, sont de durée extrêmement variée et ne sont pas soumis à la périodicité.

Page 14: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

14

de soi plus conforme à la représentation qu’il en a ainsi qu’à la manière dont il entend que

les destinataires la reçoivent8.

3. Du jeu dans les Je

L’écriture autobiographique implique la réflexivité, du fait que le Mémorial, on l’a dit,

est écrit à la première personne, une première personne qui parle de soi. Je parle de moi, de

ce moi successif, extensif au temps, le moi narré – qu’on pourra définir comme un cumul de

Je successifs détachés du Je du présent de l’énonciation par ce passé qui arrive jusqu’au

maintenant de l’écriture– qui soutient et rétribue le Je. Dans cette succession et/ou cet

écart entre les deux instances, l’écriture du Mémorial met en œuvre tout un répertoire

linguistique référant tantôt au Moi, tantôt au Je. On en relève 4 principalement :

1) Références plurielles renvoyant au Je de l’énonciation ou au Moi, tantôt sous une forme

pronominale, tantôt sous forme nominale.

2) (Je = Moi) référence bi-univoque entre Je et Moi, où le Je constate qu’il est resté inchangé

par rapport à son moi : Je s’inscrit dans la continuité, le prolongement du Moi ;

3) (Je ≠ Moi) référence non bi-univoque entre Je et Moi, c’est-à-dire entre le je narrant et le

je narré;

4) (Je1 Je2) décalage du Je dans le temps même où il dit je du type : je me rends compte,

je me demande si, où émerge un Je nouveau qui prend le pas sur un Je en passe de devenir

caduc (la flèche indique le passage d’un je ancien à un je nouveau)

5) (Moi ≠ Moi), référence non bi-univoque dans le moi ou absence de correspondance de

moi à moi (par exemple dans des expressions telles que: l’enfant que j’étais ; je m’étais

rendu compte ou dans la présentation des différentes facettes du moi : le moi enseignant, le

moi citoyen, le moi mélomane, etc.

3.1. Références polymorphes et plurielles

La variation et l’enchainement des formes linguistiques référant ou incluant le Je ou

le Moi relèvent en toute logique du choix du Je-narrateur. Choix essentiellement conduit par

8 Voire, comme l’indique Charaudeau (2006), donner une image de soi telle qu’elle peut en modifier

le contrat de communication.

Page 15: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

15

la perspective dans laquelle celui-ci désire que l’interlocuteur l’appréhende. Mais avant de

voir la variation linguistique de l’instanciation du Je/Moi, il est intéressant d’exposer les

stratégies globales d’insertion du Je dans les récits autobiographiques des Mémoriaux, par

rapport notamment à la figure du Tiers qui nous constitue et nous définit. Car il s’agit de voir

ces stratégies comme autant de manières de faire advenir et négocier son expérience et son

histoire sur fond d’histoire collective (familiale, sociale, institutionnelle). Les Mémoriaux

analysés comprennent trois types de stratégie, qui mettent à jour des rôles actanciels :

3.1.1. Le Je est linguistiquement égocentré : l’écriture du Mémorial se fonde invariablement

sur le pronom première personne ; autrui n’apparaît qu’incidemment. Le narrateur se

présente comme seul acteur de son parcours, qui, réduit au factuel, se fonde sur la

comptabilisation des succès et des échecs. Ainsi, par exemple, sur une vingtaine de lignes

cette suite de verbes : j’avais déjà repris – j’étais engagé – j’ai été employé – je m’éloignais –

j’ai obtenu – j’avais travaillé – j’avais repris – j’ai pensé que – j’ai fait – j’ai pensé que – je

suis arrivé – j’ai cherché à – j’ai tenté de – j’ai compris que (Dlt03 : 38).

Cette stratégie est exceptionnelle dans le corpus (1 Mémorial seulement procède de

la sorte), l’interaction est minime avec le monde, perçu davantage comme masse compacte

à entreprendre frontalement.

- le Je Narrateur montre le parcours de formation du Je personnage fortement associé à une

instance tierce (en tant qu’élève : les parents, les enseignants au cours de sa scolarité, les

camarades, les premières lectures ; en tant qu’étudiant : les enseignants, les camarades, les

lectures ; en tant qu’enseignant universitaire : les collègues, l’institution). A partir de cette

forte inscription dans le collectif, se dégagent deux modes linguistiques d’insertion du Je

dans la chaine linguistique :

3.1.2. L’un consiste à énoncer le pluriel nous en le détaillant en je + il(s) ou en il(s) + je. Les

sujets du faire sont alors sémantiquement mis à parité, l’action est le résultat d’un faire

collectif. Du point de vue de l’effet de sens, cependant, le Je garde la prééminence en

restant sujet exclusif du verbe :

(1) J’ai co-organisé, avec <Nom>, un livre réunissant une sélection de textes […]. (Dtl01 : 10)

(2) En 2005 encore, avec ma collègue de département, <Nom>, j’ai été invité par le MEC à

élaborer les nouveaux Paramètres Curriculaires (Dlm02 : 13).

Page 16: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

16

3.1.3. L’autre consiste à partir d’un Nous collectif (qui n’exclut pas en (3) la comptabilité du

« vous » du jury) sur le fond duquel se détache ensuite le Je. Le nous, cadre ou acteur, cède

l’action au profit du Je, qui se singularise et sur lequel se focalise l’événement narré :

(3) [Après le doctorat dans une grande université] je suis retourné à Ijui, honorant mon

contrat et courant derrière un rêve de militant utopique. […] Les cours étaient, pour nous,

une intervention du monde. D’une certaine manière, l’intellectualisme aseptique de la

grande université ne m’avait pas attiré. (Ling05 : 16)

(4) Nous avons élaboré un plan d’action, qui pourrait se résumer comme suit :

- Donner des orientations, fonder ; inviter ; encourager les départs pour l’étranger. Grâce à

cette politique, j’ai pris contact avec les études linguistiques […] au Portugal […].

(LingPort02 : 8-9)

En règle générale, les Mémoriaux procèdent tous par alternance de ces trois

principaux modes d’inscription du Je dans le rôle qu’il a joué et que le Tiers a joué, dans son

parcours intellectuel et professionnel. C’est donc dans le tissu de cette alternance que

varient les formes linguistiques référant au Je – en l’occurrence, au Je personnage, comme

on le voit ci-après, à travers les pronoms deuxième, troisième personne et première du

pluriel :

(5) C’était de fait comme cela, en ces temps-là : en une seule année, vous deveniez

spécialiste de trois vastes disciplines ! (LingPort02 : 6)

(6) Aussitôt arrivé à Paris […] je me suis occupé à améliorer mon français et à découvrir la

ville. Regardez-le, le paysan de Birigui, en train de flâner, de s’enchanter, de s’émerveiller

[…]. (Ling01 : 36)

(7) En ces temps si incléments face aux vérités établies, peut-être encore une vérité en

laquelle nous croyons pieusement, celle de l’Histoire qui se répète comme une farce, qui est

balayée par la force des faits, celle de l’Histoire qui se répète en tant que répétition.

(Ling01 : 48)

Référer à soi par des pronoms qui renvoient a priori à des personnes non-je, c’est se

dissocier de soi, se regarder à partir d’un ailleurs que peut donc aussi occuper autrui, et d’où

autrui peut me regarder. Ainsi, le vous de (5) peut s’interpréter littéralement et inclure

l’interlocuteur (qui est un pair) ; celui-ci est directement interpellé dans regardez-le (6), où le

Tu est convié à occuper la même place de regardant qu’occupe le Je, et il est

potentiellement inclus dans le nous de (7).

Page 17: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

17

Ces réglages pragmatiques, qui consistent à parler de soi par le détour de pronoms

autres que je, rendent disponibles des places et des rôles pour l’interlocuteur, en lui laissant

la possibilité de s’approprier ces formes linguistiques. En revanche, parler de soi sous forme

nominale, c’est l’obliger à percevoir le Je à partir du cadre posé par ce dernier. On peut en

effet définir l’autodésignation comme le procédé par lequel le Je se désigne à l’aide de mots

sémantiquement pleins (qui désignent des Je ou des Moi dont je suis fait). On sait que la

désignation de personne consiste à attribuer à celle-ci une valeur potentiellement contenue

dans le rôle social (axiologique notamment) que véhicule le mot. Ainsi, un Je narrateur

parcourt différentes places qui lui donnent un statut à partir duquel il demande à être

présentement considéré. L’autodésignation a souvent pour fonction de présenter

favorablement le sujet dans des fonctions ou responsabilités conformes à l’image d’un faire

ou savoir-faire professionnel ou d’un savoir-être. Elle peut toutefois contenir une évaluation

critique de soi, voire de l’autodérision. Cette dernière image de soi n’est dévalorisante qu’a

priori ; elle montre en effet que le sujet est capable d’autocritique, donnant ainsi de lui

l’image d’instance fiable.

On relève ci-après les autodésignations successives prélevées dans un seul Mémorial

(Ling05), pour en restituer le riche répertoire, construit par le Je Narrateur pour se référer à

lui-même ou au Moi (le Je narré) : « quelqu’un comme moi », «l’auteur [du Mémorial] », « le

sujet, dans sa fonction d’auteur » (p.4) ; « comme analyste de données » (p.5) ; « je n’avais

rien d’un linguiste» (p. 12) ; « nous étions les auteurs qui nous imaginions connaître […] »,

« nous étions de studieux étudiants de phonétique et de phonologie », « je me croyais déjà

devenir un phonéticien », « comme d’autres linguistes, je pense que […] » (p. 13) ; « J’étais

un paysan au milieu de spécialistes » (p. 15) ; « mes activités d’enseignant et d’étudiant » ;

« le rôle d’enseignant et d’étudiant » (p.18) ; « doctorants », « directeur de recherche »,

« professeur » (p. 23).

Il est peu fréquent que la distanciation du Je de l’énonciation par rapport à lui-même

s’effectue autrement que par le pronom de première personne ou par l’autodésignation. Le

corpus étudié compte en effet deux seules occurrences où le narrateur instancie le moi non

sous la forme de la première personne mais sous celle de la troisième : c’était le il du moi en

tant que jeune doctorant (6), ou le elle du moi de l’enfance en (8). Dans les deux cas, la

dissociation (il/elle = moi) a besoin de l’autodésignation sémantiquement pleine pour se

construire (le paysan de Birigui, une fille). Le pronom je reste ici clairement associé au je de

l’énonciation (narrateur homodiégétique), qui enjoint ou commente (Regardez-le ; on ne sait

comment).

(8) Un des souvenirs les plus anciens que je garde du passé est celui d’une fille de quatre ans

environ, qui allait en bus à l’École <Nom>, à Bras. Elle est la deuxième de trois filles de

parents juifs polonais […]. De la première enfance, il est resté un souvenir résiduel indiquant

qu’elle aimait beaucoup les histoires, tellement qu’elle apprit à lire et à écrire seule, on ne

sait comment (Dtl 01 : 2).

Page 18: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

18

3.2. (Je = Moi) Coïncidence entre Je et Moi : le Moi extensif à la durée est resté inchangé, et

coïncide ainsi avec le Je de l’énonciation. La coïncidence entre les deux instances est

explicite :

(9) Voilà les questions que je me posais et me pose encore […] (quand) je commence un

travail analytique (Dtl01 : 2)

(10) D’ailleurs, je crois que je continue à penser la même chose (Ling05 : 6)

(11) Le grand problème que je ressentais, et que je ressens encore, c’est le manque de

corpus (Ling04 : 75)

3.3. (Je ≠ Moi) Non coïncidence entre Je et Moi. On n’évoquera pas ici les moi successifs qui

donnent de l’épaisseur au sentiment d’identité (le moi de l’enfance, le moi de l’étudiant, le

moi parental ou civil, etc.) au cours de la narration, mais de la notification par le Je Narrateur

de sa non coïncidence avec le Moi, c’est-à-dire avec le Je narré :

(12) Le temps d’études à été court, voilà ce que je constate aujourd’hui… À l’époque, j’étais

impatiente d’enseigner. (Ling04 : 9).

(13) J’aimais l’idée des paradigmes et des révolutions. Aujourd’hui, je ne l’apprécie plus .

(Ling05 : 16)

Comme le Mémorial est la narration d’un parcours de formation intellectuelle et

professionnelle, les moments de non coïncidence s’y trouvent en nombre significatif. Or, ces

non coïncidences correspondent à des transformations du Moi ou du Je, de sorte que plus

elles sont nombreuses, plus surement on peut en inférer que le sujet a été le siège de

transformations successives, et s’est montré apte à modifier sa perception du monde et

l’entendement de soi-même.

3.4. (Je Je) Je engendre un nouveau Je. Cette modalité qui témoigne de la conversion du

je en un autre je, constitue à mon sens le processus le plus visible du travail en retour que

peut produire la dynamique de l’écriture. Tourné vers le passé et drainant celui-ci jusqu’à

l’aujourd’hui de son auteur, le Mémorial est cependant tendu vers l’à venir de son écriture,

où le moi se construit.

Page 19: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

19

(14) En relisant ce texte aujourd’hui, je m’aperçois qu’il y a beaucoup de thèses non

résolues (Ling04 : 25)

(15) Quand je pense aujourd’hui à cette phase de ma vie, je me rends compte que quelque

chose de fondamental m’est arrivé à ce moment-là, qui a décidé des chemins que j’allais

suivre (Dlt02 : 3).

3.5. (Moi Moi). Cette modalité est similaire à la précédente, à ceci près qu’elle se situe

dans le passé. Mais précisément, du fait de se situer dans le passé, les modifications du moi

se sont produites pour toutes sortes de raisons – sauf celle de la réflexivité que déclenche

l’écriture autobiographique, et qui est la raison principale sinon unique de la modalité (Je

Je) :

(16) je me rendais compte de la complexité réelle qu’est une œuvre d’art littéraire et je

prenais conscience des nouvelles directions que cela allait donner aussi bien à mes études

de langues qu’aux questions que je me posais sur la littérature. (LitBr01 : 7)

(17) J’ai découvert l’importance qu’il y a à interagir avec les collègues hispano-américains.

(LinPort02 : 7)

(18) Et moi qui avais toujours cru que la séparation des Églises d’Orient et d’Occident avait

eu lieu aux environs de l’an 1000. (Ling01 : 59)

Les différentes postures qu’entretiennent le Je et le Moi, chacun par rapport à l’autre

instance ou à la sienne propre, n’évite pourtant pas l’irruption du présent de l’énonciation

dans le passé de la narration, comme s’il y avait absorption du je du maintenant par le moi

du passé. Ainsi, tandis que le narrateur relate son changement de directeur de recherche du

temps où il était en doctorat, surgit dans la narration le déictique temporel maintenant qui

prend référence par rapport au présent de l’énonciation alors qu’il renvoie au présent de

l’énoncé. La contradiction est patente, mais demeurera comme trace de l’importance

historique de cet événement dans le parcours du sujet-narrateur, dont tout indique que les

effets perdurent jusqu’à son temps présent.

(19) Je me suis détaché du premier directeur de recherches […]. Du second, je conserve

encore, outre une bonne relation professionnelle, la manière d’attirer mon attention très

consciencieusement et dans les moindres détails, sur les dangers de l’adjectif, leçon que je

n’ai pas encore bien apprise.

Maintenant, sous la nouvelle direction, j’osais et c’est pourquoi je m’étais décidé à étudier

à l’étranger […].

Page 20: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

20

L’idée de partir m’était arrivée pendant mon séjour de recherche qui maintenant se

dédoublait et se développait […].(LitBr03 : 11. Je souligne)

L’extrait qui suit est une narration au passé, mais qui perd son aspect prototypique

par l’introduction inattendue d’un verbe au présent. Ici, tout se passe comme si le Je quittait

sa fonction de narrateur pour endosser celle du je politique :

(20) [octobre 1984] Quand je suis arrivé [au Brésil], déception ! L’amendement Dante de

Oliveira avait été rejeté au Congrès National. Pauvre Brésil ! Malgré tout, je sais que ma

place est ici. (Ling01 : 42).

Ainsi donc, si on accepte la dissociation Je/Moi comme une donnée structurelle,

celle-ci n’implique pas toujours, sur le plan linguistique, une claire distinction entre le Je

narrant (le Je de l’énonciateur) et le Je narré (le Je personnage, objet du récit), ni entre le

« je » et l’« autre » (voir

en (5) vous deveniez, qui est un je et les collègues de l’époque ; dans (6), l’injonction à voir le

paysan de Birigui associe les interlocuteurs et le Je dans un même regard ; en (7) nous

croyons pieusement ne se lit pas univoquement comme un nous de modestie : le pronom

peut inclure les compagnons d’idéologie).

4. Le Je narrateur au miroir de ses citations

On se propose ici de faire une ébauche de ce qui pourra dans des développements

ultérieurs se rapprocher d’une typologie fonctionnelle de la citation dans les Mémoriaux. Il

s’agit de voir comment se construit l’image de soi sous l’influence des sources des discours

cités. Sur l’ensemble des citations relevées dans le corpus, on s’intéresse à 3 registres de

citation :

- la citation pour soi, la citation lettrée, qui puise ses sources dans le répertoire

philosophique, littéraire et scientifique. Canonique, ce type de citation se trouve tantôt en

exergue, tantôt dans le fil du discours ;

- la citation de soi. Plus représentatif des discours oraux que des discours écrits, ce type de

citation est introduit par des verbes tels que comme je l’ai dit, comme je l’avais mentionné,

Page 21: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

21

je dis que, je le répète. On s’intéressera, pour notre part, à l’autocitation en discours direct

rapporté qui se trouve en bonne place dans le genre du Mémorial9.

- la citation sur soi, qui consiste pour le Je narrateur à reproduire dans son Mémorial un

extrait de discours dont il était soit le destinataire soit l’objet. Je m’efface un temps, pour

donner la parole à des tiers qui parleront de moi – en général de façon élogieuse. Stratégie

de renfort, car ce faisant, je construis le chorus autour de moi.

Le premier mode est du point de vue fonctionnel une citation pour soi, c’est-à-dire

pour l’image de soi. La citation pour soi fonctionne tour à tour comme discours tutélaire,

doublure du discours mémorialiste (quand ce n’est pas le discours mémorialiste qui se

donne comme le double du discours cité), chambre d’écho voire boîte d’amplification : quel

que soit localement le mode d’interaction entre les deux univers de discours, le Je narrateur

tire indéniablement profit de leur mise en regard. Ce premier mode comporte deux registres

distincts :

a) tout d’abord l’exergue, qui consiste du point de vue sémiotique à placer le discours du

Mémorial sous les auspices du discours mis en vedette. Le Je du Mémorial montre ainsi son

adhésion à l’univers discursif de l’exergue, l’érige en modèle de réflexion. Pratiquer l’exergue

consiste à construire un univers de références, montrer à ses interlocuteurs qu’on est en

société et en dialogue avec différents points de vue (on maitrise et on a goût à

l’interdiscours) et que cet échange de réflexions fait partie de notre répertoire social et

identitaire. En somme, on fait voir qu’on est plus que ce qu’institutionnellement on est, car

la pratique de l’exergue nous inscrit dans un horizon plus large que celui de notre discipline

d’appartenance. Les domaines dans lesquels puisent les exergues le montrent, qui renvoient

à des références disciplinaires en général étrangères à la discipline d’appartenance de

l’auteur de Mémorial.

b) le second type de citation pour soi s’inscrit dans le fil du discours. Le narrateur du

Mémorial s’y réfère, et s’en recommande pour y trouver une illustration de son propos, un

renfort, une légitimation :

(21) Plusieurs écrivains et critiques ont influencé le processus de construction de mon savoir

et représentent quelques-unes de mes réflexions qui conduisent cette réécriture10. John

Banville […] fait l’apologie de l’oubli et de la mémoire lorsqu’il pense à la mort de son

épouse : [Citation]. (Dlm01 : 2)

9 Bien entendu, ce constat demande à être confirmé ultérieurement par une étude sur un corpus plus fourni. En

cas de confirmation, il conviendra alors de vérifier si la pratique de l’autocitation est plus développée dans les

disciplines relevant, à l’intérieur des sciences humaines, des sciences du langage par exemple, puis il s’agira de

comparer cette pratique entre les auteurs de sciences humaines et ceux des sciences dites exactes. 10

L’auteur se réfère ici à son premier Mémorial, présenté à l’occasion de son premier poste à l’université.

Page 22: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

22

(22) […] ce qui me meut, plus que de chercher à construire quelque chose, c’est la recherche

d’un sens dans ma vie. C’est également ainsi que je comprends les mots de Simone de

Beauvoir, dans son livre Les Mandarins, quand elle parle du faire littéraire de l’un de ses

personnages : [Citation]. (Ling02 : 59)

La citation pour soi peut faire d’un tiers élu mon porte-parole : je le fais me parler par

sa bouche. Ainsi, cet enseignant qui s’envole pour Paris où il réalisera son post-doctorat :

(23) Me voici dans l’avion de la Varig, qui de nuit traverse l’Atlantique. Bien que Henri de

Bornier a dit que « tout homme a deux pays : le sien et puis la France 11», je suis plus

volontiers Jorge de Sena : « Je suis moi-même ma patrie. La patrie que j’écris est la langue

dans laquelle, à cause du hasard des générations, je suis né ». (Ling01 : 35)

Le second registre citationnel, l’autocitation ou la citation de soi, consiste pour le Je

narrateur à se constituer à la fois comme instance citante et instance citée dans le discours

direct rapporté (plus rarement dans le discours indirect rapporté, dont on voit cependant un

exemple ci-dessous en (a) : j’écris dans la conclusion que). Comme on le voit dans les

exemples qui suivent, se citer soi-même revient à dire et à dire qu’on dit. Le Je se dissocie

pour donner à voir/entendre le je cité comme être de discours en quelque sorte historicisé,

faisant figure d’autorité par le fait même d’être cité. Car introduire sa propre parole dans le

circuit des paroles citées tend à s’en détacher en l’arrachant à l’ordre de l’accidentel (le

contingent) pour l’élever à celui de l’essentiel. Ce processus est particulièrement visible dans

(24), où le Je reprend les paroles de son Mémorial précédent, et dans (25) et (26), où sont

reproduits respectivement un extrait de projet de recherche et un extrait de compte-rendu

de séjour de recherche destiné à l’agence de financement concernée :

(24) – Dans le Mémorial de 1998, j’écris en conclusion que tout être humain est motivé par

ses objectifs : « ceux-là doivent être si clairs et en même temps si incitatifs qu’ils deviennent

des moteurs de nos activités, et recréatrices d’autres qui prennent forme aussitôt que les

objectifs ont été atteints ». (Dlm01 : 27)

(25) – L’objectif est de tester les hypothèses explicatives de la connaissance linguistique

humaine données par la théorie. Je cite un extrait du projet lui-même où cela est clairement

énoncé : « [Citation] ». (Ling02 : 47)

11

En français dans le texte.

Page 23: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

23

(26) – […] une chronique qui m’a ouvert les yeux, en somme, sur la situation suivante, que

j’ai exposée à la FAPESP et qui a été approuvée par l’évaluateur : « [Citation] ». (LitBr03 : 20-

21)

On relève également des autocitations de discours qui atteignent la forme la plus

achevée de l’écriture romanesque avec narrateur homodiégétique. Dans les Mémoriaux

concernés, tantôt le Je narrateur se cite en mettant en scène typographique un dialogue

tenu avec un collègue (27), tantôt il cite un propos tenu mentalement par le Je personnage

(28), tantôt par lui-même (Je narrateur) (29), donnant directement accès aux contenus

mentaux12. Ce qui surprend ici est l’opération selon laquelle le je-locuteur primaire

représente le je-locuteur secondaire – lequel réfère tantôt au je-personnage tantôt au je-

narrateur, comme c’est le cas dans (29). Or, il suffirait que le locuteur secondaire soit un Il,

pour que nous retrouvions la structure canonique de la citation. Voilà donc une mise en

scène assez spectaculaire de l’intradialogisme, où le sujet scripteur élève au rang de discours

représenté sa propre parole.

(27) Et je me souviens que nous avons eu, au sujet de l’invitation, un dialogue d’une forme

et d’un contenu qui étaient à peu près ceux-là :

D. : écoute, M., on a une bourse de post-doctorat dans le cadre de l’accord CAPES/COFECUB

[…] maintenant, c’est à ton tour de la prendre, tu veux y aller ?

M. : Mon dieu, ….D. … c’est difficile de se décider comme ça, aussi vite… ce que je peux dire

dans l’immédiat, c’est que ça m’intéresse mais… je ne parle pas le français.

D. : Si ce n’est que ça…. tu l’apprends ! (LingPort01 : 84)

(28) La déception du premier moment a laissé place à une décision : « Puisque je suis ici et

que les conditions sont celles-là, je veux apprendre ce qu’ils ont de mieux à me proposer ».

(Ling02 : 19)

(29) Heureusement que le Prof. <Nom> m’avait prévenu que j’allais rencontrer le monde.

« J’ai beaucoup éprouvé la vérité de cet avertissement ». Je me suis vite rendu compte que

l’université n’était pas composée d’anges, mais d’hommes […]. (Ling01 : 28)

Le troisième registre citationnel, la citation sur soi, n’est pas moins spectaculaire. Le

Je narrateur intègre dans le Mémorial une instance citante prenant le Je personnage comme

destinataire du discours cité. Ici, la perspective change radicalement : c’est à travers la

perspective du Tiers (la tierce-personne, par rapport au je et au tu de l’énonciation

12

Je renvoie ici aux descriptions des « unspeakable sentences », in Ann Banfield ([1982], 1995). Phrases sans

parole. Paris : Seuil.

Page 24: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

24

mémorialiste) que le Je-personnage (linguistiquement donné sous la forme du tu – le vous

de politesse) sera présenté aux interlocuteurs du Mémorial.

(30) [Dans un séminaire de Master] quand était arrivé mon tour de présenter un exposé, j’ai

entendu l’enseignante dire : « vous devez être enseignant ou chercheur professionnel, n’est-

ce pas ? ». (Dlm02 : 10)

(31) je voudrais signaler la fin du discours de l’enseignante I. O. : « Pour quelqu’un qui quand

il est arrivé ici avait de sérieux doutes sur les hypothèses […] ; je dois dire que non seulement

vous avez assimilé et manipulé avec beaucoup de compétence les principes des théories

formelles, mais je peux aussi dire aujourd’hui que vous faites partie des chercheurs qui

composent ce groupe ». (Ling02 : 22, en italique dans le texte)

En référence à l’extrait qui suit, le Je Narrateur évoque la sortie d’un de ses livres,

dont le sujet porte sur l’analyse de la revue brésilienne de chroniques journalistiques

Kosmos, datant du début du XXe siècle. A cette occasion, il reçoit une lettre, reproduite dans

le Mémorial jusque dans la mise en page, d’un des plus grands auteurs brésiliens de

l’époque, Drummond de Andrade :

(32) Rio de Janeiro, 2 mai 1983

Cher <Prénom Nom> :

Vous ne pouvez pas vous imaginer combien votre livre « Titre » m’a fait plaisir et… m’a

rendu nostalgique. Je suis, depuis mon enfance, un lecteur invétéré de revues, et Kosmos n’a

pas échappé à ma curiosité intellectuelle. […] Ainsi, connaître votre étude, d’un grand intérêt

pour l’histoire de la presse brésilienne ainsi que pour celle de notre vie littéraire, m’a d’une

certaine façon ramené à mon enfance et à mon adolescence lointaines. […]. Carlos

Drummond de Andrade (LitBr03 : 15, en italiques dans le texte)

Si la scénographie se construit à mesure que s’élabore le discours, elle est également

en partie induite par l’image de soi qui lui préexiste, et que l’énonciateur évalue pour la

prendre en compte dans sa prévision scénographique. Ainsi, un Mémorial du corpus

commence par cette mise au point, notable par son caractère atypique, qui en une seule

phrase – et la toute première, entrée en matière surprenante par rapport à l’horizon

d’attente, mais qui devient acceptable en fonction de l’image préalable du locuteur –

revendique la singularité du parcours, et renvoie les interlocuteurs à la lecture des

documents annexés, présentés « à l’état brut », dans la suite les uns des autres :

(33) Pour exprimer ce qu’il y a de singulier dans ce Mémorial, j’ai mis en annexe […]

quelques témoignages d’enseignants et de journalistes, ainsi que des interviews que j’ai

Page 25: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

25

donnés en mon nom ou au nom du groupe <Nom>, ce qui rend compte de l’étroite relation

entre mes activités académique et artistique. (Ling03 : 1)

Les articles de journaux mis en annexe relèvent pour certains de la citation de soi

(reproduction d’interviews) et pour d’autres de la citation sur soi (articles présentant les

travaux de l’auteur du Mémorial, ou articles présentant le groupe dont il est le chef de file).

Dans la citation de soi et sur soi, l’exercice de la parole est au moins aussi productif, du point

de vue de l’image de soi, que le registre des faire curriculaires. La citation sur soi permet de

saisir encore mieux le processus de construction de l’emblème, dans la mesure où ce qui

était communication première entre un locuteur et son interlocuteur est réintroduit dans la

circulation des discours, mais cette fois en tant qu’instrument de valorisation, à valeur

d’attestation, qui s’adresse aux destinataires du Mémorial. Cette scénographie est

relativement bien représentée dans le corpus étudié : sur les 14 Mémoriaux, 5 mettent en

œuvre la citation de soi ou sur soi, c’est-à-dire un peu plus qu’un tiers du total, sachant que

les citations sur soi sont deux fois plus nombreuses. Toutes ces citations de soi et sur soi

engagent les destinataires des Mémoriaux à inférer ce qui implicitement se dit, et se montre,

de soi.

Au terme de ce parcours, on constate donc que l’auteur du Mémorial, en négociant la

part institutionnelle et personnelle, construit une image de soi en fonction de ce que le je

narrateur s’autorise à dire du je narré, mais aussi en fonction de la manière de s’engager

dans le fil du temps de la narration, censé ordonner le fil de la vie. On a montré ici que le Je

narrateur n’échappe pas, sinon au risque d’une réduction draconienne du complexe, au

rendu et à l’intrication, temporelle et identitaire, des Je et des Moi pluriels coexistants ou

successifs. Il semblerait même que le Je Narrateur du Mémorial ne cherche guère à esquiver

la dimension multifacette de soi ; au contraire, peut-être même. De sorte que l’on peut se

demander si le Mémorial n’est pas plutôt un genre de discours universitaire très singulier

dans lequel, précisément, la labilité du moi, sa non coïncidence, ses chevauchements et

emboitements ne seraient pas plutôt de l’ordre du frottement, par lequel advient le

sentiment d’être, institutionnellement et au-delà, c’est-à-dire dans le devenir.

Page 26: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

26

Références bibliographiques

Benveniste, E. (1966). De la subjectivité dans le langage. Problèmes de linguistique

générale, vol.1. Paris : Gallimard.

Charaudeau, P. (2006). Discours journalistique et positionnements énonciatifs. Frontières et

dérives. Semen, 22 [En ligne], mis en ligne le 01 mai 2007, consulté le 06 février 2012. URL :

http://semen.revues.org/2793

Passeggi, M. da C. (2006). As duas faces do memorial acadêmico, Odisséi, 13-14, 65-75.

Ricoeur, P. (1990). Soi-même comme un autre. Paris : Seuil, Points.

Page 27: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

27

(In: Niewiadomski C.; Delory Momberger C. (dir.) (2013) Territoires contemporains de la recherche

biographique. Paris, Teraèdre. pp. 141-150)

Chapitre 10

La mise en mots du savoir d’expérience :

au-delà du récit de pratiques,

quelles transformations ?

Le cas des encadrants techniques des chantiers d’insertion

Jerome Mbiatong

En considérant que le monde social est le fruit des actions produites par l'ensemble des agents le constituant, la sociologie compréhensive fait du sens subjectif des conduites humaines le fondement de l'action sociale. Celle-ci, s’intéresse au point de vue « de l’intérieur », et donc à l’univers de significations auquel les acteurs se réfèrent, aux logiques qui sous-tendent leurs actions. Le paradigme compréhensif postule que l'homme est un être de conscience, qui agit en fonction de ses intentions et de sa compréhension du monde. Par conséquent, analyser le social, c'est d’abord s’intéresser aux actions et aux intentions qui les constituent. En s’opposant à l’hégémonie positiviste qui faisait fi de la « subjectivité sociale », la sociologie compréhensive a provoqué un vrai tournant dans la façon d’appréhender la société. C’est ainsi que de nombreuses recherches se sont orientées depuis plusieurs décades vers l’étude des données subjectives comme les valeurs, les représentations, les croyances, le sens commun. Bien qu’on puisse observer des divergences de perspectives entre les uns et les autres, les chercheurs qui s’inspirent de cette tradition ont en commun l’intérêt pour l’exploration de l’expérience quotidienne des acteurs et du contexte socioculturel dans lequel ces expériences acquièrent un sens. D’où la propension à privilégier des démarche empiriques, à donner la parole aux acteurs, à analyser les récits qu’ils font de leurs expériences.

Parmi les courants qui puisent dans le paradigme compréhensif, la recherche biographique occupe une place de choix. Les protagonistes de ce champ postulent que l’exploration des données subjective, à travers des entretiens approfondis, des récits autobiographiques est la plus à même de saisir la complexité des réalités éducatives. De surcroît, cette perspective est présentée comme une démarche servant à reconstruire les

Page 28: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

28

cohérences de parcours de vie décousus de l'individu, à recomposer le chemin de sa formation13. De là découlent les liens supposés entre la recherche biographique et la formation. La pratique du récit s’inscrit alors non seulement dans les domaines de la recherche et de l’intervention mais aussi dans celui de la formation. Les formateurs inspirés par le courant biographique privilégient les ateliers d’histoire de vie (Delory-Momberger, 2005), d’autres le journal réflexif (Hess, 1998) ou encore les récits de pratiques (Desgagné, 2005). Quel que soit l'outil privilégié, la pratique autobiographique comporte indissociablement trois effets : un effet épistémique (le récit et son analyse produisent des connaissances nouvelles), un effet thérapeutique (il peut répondre au besoin de « liquider » le passé récent, que ce soit sur le mode de la satisfaction ou du regret, de la bonne conscience ou du doute) et un effet formatif (l’acquisition de nouvelles perspectives de sens pour la vie, entraînant des remaniements de sa dynamique identitaire) (de Villers), 2006).

L’ambition de ce texte est d’interroger l’effet formatif du récit. L’objectif est de clarifier les enjeux praxéologiques des démarches axées sur le récit de l’expérience. Ma préoccupation sera d’examiner à quelles conditions le récit d’expérience et son analyse contribuent à la transformation de la pratique à partir d’un travail documentaire et empirique. Je m’appuie ici sur quelques résultats issus d’une recherche qualitative réalisée auprès des encadrants techniques de chantiers d’insertion pour illustrer mon analyse. Dans un premier temps j’effectuerai un bref détour définitionnel pour délimiter la notion de récit. Il sera ensuite question d’opérer une mise en contexte par rapport à mon terrain, soit le chantier d’insertion. Je présenterai enfin les deux retombées potentielles de la mise en récit de l’expérience des encadrants technique d’insertion : la transformation de l’agent en sujet et la transformation de la pratique.

Le récit de pratique : récit autobiographique ?

Le récit autobiographique est une notion générique qui englobe divers type d’expression de soi. D’où la nécessité, sans rentrer en profondeur dans la spécificité des différents régimes narratifs, de revenir sur quelques fondamentaux afin d’en délimiter l’acception dans cette contribution. Littéralement, le récit autobiographique renvoie à une pratique narrative qui met en avant le sujet narrateur et son histoire de vie. Le récit autobiographique a un double destinataire : soi-même et le lecteur, l’auditeur ou l’intervieweur, ne serait-ce que parce que le récit de soi se construit collectivement. Autrement dit, « il n’est pas de récit sans adresse faite à « l’autre » (de Villers, 2006).

Si le récit autobiographique servait jadis à laisser une trace à la postérité, ou à faire pénitence, aujourd’hui, il sert d'avantage à reconstruire le vécu, ou à témoigner de expérience du narrateur. A cela il faut, bien évidemment, ajouter les situations où le récit est produit sous la contrainte où pour répondre à une injonction institutionnelle (services sociaux, OFPRA14, CNDA15, etc.). En fait, comme le souligne Demazière (2007), le discours est 13 Puisque « les histoires de vie sont avant tout des récits d’apprentissage et de formation » (Delory-

Momberger (2005, p.45).

14 Office français de protection des réfugiés et apatrides

Page 29: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

29

particulièrement dépendant de ses conditions de production. D’où l’importance pour moi de préciser que le récit dont je parle ici est celui produit librement par le sujet, qui n'exprime ni intimidation, ni menace (Habermas, 1992). Pour emprunter les termes de Biarnès (2007, p. 6), « on est loin de la demande intrusive du récit-confession et des dérives interprétatives auxquelles elle peut donner lieu ».

Un autre point important relève de la contextualité même du récit. Celui-ci ne peut

en effet « reconstituer […] le cours factuel et objectif du vécu » (Delory-Momberger, 2005, p.

62) puisque tout ne saurait être mis en mot. J’abonderai donc dans le sens de Delory

Momberger (2005, p. 63) qui souligne que « loin d’être arrêté dans la forme unique que lui

donnerait un passé objectivement et définitivement fixé, le récit de vie est une matière […]

qui se recompose sans cesse dans le présent du moment où il s’énonce ». C’est donc dire que

le récit autobiographique ne saurait restituer la totalité du vécu. Tout récit est constitué de

morceaux choisis par le narrateur dans son vécu comme significatifs du parcours qu’il déplie.

Cette dernière remarque me conduit à envisager ici le récit autobiographique sous la forme

d’un récit de pratique. De quoi s’agit-il ?

Le récit de pratique m’est inspiré par les travaux de Desgagné auprès des enseignants. Dans son ouvrage intitulé « Récits exemplaires de pratiques enseignantes. Analyse typologique. » (2005), l’auteur présente cet outil comme une approche narrative de la pratique ou utilisation du récit sert à des fins de formation tout autant qu’à des fins de recherche. Concrètement, les acteurs sont orientés vers la narration d'un événement singulier, tiré de l'expérience d'un acteur, choisi par lui comme significatif de sa pratique et ancré dans une situation-problème, exigeant un processus de délibération dans l'action. Ils sont ensuite orientés dans l'analyse des récits à privilégier le savoir agir qu'ils en sont venus à déployer ou à acquérir à partir de la résolution de la confrontation à ce problème. Bien qu'étant bien en présence de la production d’une parole centrée sur le narrateur et « rendant compte de fragments de son existence, de pans de son expérience, de moments de son parcours, d’éléments de sa situation » (Demazière, 2008, p. 16), il s'agit moins pour les acteurs de retracer les grandes étapes de leur parcours de vie que de donner accès aux catégories générales de la pratique sociale que partage un groupe d'acteurs. C’est dans cette acception que le récit est traité dans cette contribution et c’est sur cet outil qu’est bâtie la recherche collaborative qui sert d’illustration à mon analyse.

Le récit de pratique des encadrants technique et son analyse

Mon analyse s’appuie sur une nouvelle exploration des données recueillies dans le cadre de ma thèse de doctorat (Mbiatong, 2010) et ayant conduit à la mise en mots des savoirs acquis par l’expérience et à l’examen des schèmes d’action à l’œuvre dans le processus d’un apprentissage qualifié de « sur le tas ». La recherche impliquait une douzaine d’encadrants techniques des chantiers d’insertion du département des Ardennes, exerçant le

15 Cour nationale du droit d'asile

Page 30: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

30

métier depuis au moins deux ans et ayant accédé au métier sans formation préalable. Dans le cadre de cette recherche, je leur ai proposé de participer à une démarche collaborative de recherche s’étalant sur deux années. Le modèle collaboratif d’investigation imaginé par Desgagné (1997, 2001; Morrissette & Desgagné, 2009) vise à proposer à des praticiens un processus d’accompagnement au développement professionnel (formation continue) dans le cadre d’une démarche formelle de recherche. Ce modèle repose sur l’idée selon laquelle les savoirs acquis « sur le tas » peuvent être identifiés sous une forme discursive dans le cadre d’un dispositif de collaboration entre chercheurs et praticiens. Celui-ci prend la forme d’activités narratives et réflexives où se co-construit un objet de recherche à partir d’une réflexion partagée sur l’expérience pratique. Dans cette perspective le dispositif de recherche mis en œuvre s’est appuyé sur deux outils administrés successivement : dans un premier temps, j’ai eu recours à des récits de pratique où l’encadrant technique était invité à interroger son vécu pour retracer une situation particulière, significative de son savoir-faire professionnel et exigeant un processus de délibération dans l'action. J’ai opté pour l’outil narratif – donc autobiographique – pour les inciter à parler d’eux-mêmes, des faits vécus, de leur pratique afin qu’ils désignent leur contenu de pensée plutôt que de se limiter à de simples déclarations d’intention.

Si le projet de la recherche ne se situait pas dans l'angle délibératif, j'aurais pu me contenter de recueillir et analyser directement les histoires singulières vécues et racontées par les encadrants. Or, le paradigme biographique perdrait ainsi toute sa pertinence dans la mesure où, pour la perspective biographique de la recherche, le discours de l'acteur est en soi porteurr de sens et peut être considéré comme un mode d'appropriation de ses mondes de vie. En effet, en se construisant, le récit reconstruit aussi le sens de l’histoire qu’il énonce (Delory-Momberger, 2005). Autrement dit, il appelle une mise en lien, une élaboration ou une analyse à effectuer par le narrateur ou par l’auditeur/intervieweur. C’est dans cette optique que, dans un deuxième temps, les récits de pratique ont fait l’objet d’une délibération dans le cadre de ce que j’ai appelé un « groupe heuristique ». Par « groupe heuristique » je fais référence à un groupe de six à quatorze professionnels constitué à des fins de production de connaissance pratique et scientifique, dans lequel une discussion ouverte (délibération) est suscitée à partir des récits produits en amont. Il favorise l’ancrage de la réflexion dans l’expérience, permettant aux participants d’exprimer leur point de vue, d’expliciter les schèmes d’actions et autres déterminants sous-jacents à leur agir professionnel. Les encadrants étaient ainsi appelés à commenter les récits narrés par leurs pairs, à en négocier le sens, voire à en débattre, et ce, à partir de l’ancrage dans le vécu subjectif suscité par les récits de pratique. Cette manière de procéder a favorisé l’émergence d’un cadre propice à une biographisation collective du fait de la situation d’intersubjectivité provoquée par la réflexion sur les récits individuels.

M’inscrivant dans l’héritage intellectuel de la tradition interactionniste qui s’intéresse à l’univers de significations auquel les acteurs se réfèrent et aux logiques qui sous-tendent leurs actions (Morrissette, 2011), j’ai interrogé les encadrants sur les motifs d’engagement dans le dispositif proposé, puis j’ai examiné les attitudes récurrentes lors des énonciations des uns et des autres. A travers une telle démarche, il s’agissait de placer les encadrants techniques en tant qu’experts et interprètes de leurs pratiques, de partager mes impressions avec eux et de construire une analyse scientifique fidèle à leurs propres significations. L’option prise que d’accorder une attention soutenue aux significations que les encadrants attribuent eux-mêmes à leurs expériences à travers la mise en récit, supposait ainsi de

Page 31: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

31

considérer les encadrants comme des « acteurs compétents », c’est-à-dire comme des acteurs ayant une expertise certaine dans le domaine de l’encadrement de publics précaires à travers des activités économiques16. Partant de ces principes, l’encadrant a été abordé comme un véritable interlocuteur. En tant que tel, j’ai dû, en plus des objectifs de recherche, tenir compte des préoccupations pratiques des encadrants (par exemple : donner plus de lisibilité à leurs pratiques, valoriser et faire reconnaitre leurs savoirs). Sur le plan heuristique, je me suis référé à ce que Demazière (2008, p. 32) appelle « les co-interprétations des interviewés ». L’analyse s’est faite par thématisation du contenu discursif et a permis de mettre en évidence deux processus pouvant être désignés comme ouvrant à de potentielles retombées de la mise en récit de l’expérience chez les encadrants techniques. A savoir : la transformation de l’agent en sujet et la transformation de la pratique de ce dernier.

Les retombées de la mise en mot de l’expérience

En privilégiant le point de vue des encadrants, avec leurs référents, leur logique au sein du chantier d’insertion, ma démarche s’inscrit dans l’héritage intellectuel d’une conception des acteurs centrée sur la reconnaissance de leur savoir d’expérience. La parole de l’encadrant acquiert de ce fait une autre valeur. L’encadrant n’est pas vu comme un modèle type, un échantillon interchangeable auprès duquel je viens prélever des informations puis me retirer pour les analyser sans tenir compte de ce qui se joue chez le participant au moment où il livre son récit (Mbiatong, 2010). Autrement dit, l’encadrant est partie prenante de ce qui se joue dans la démarche de recherche. En livrant son récit, il exprime du même coup ses préoccupations et ses savoirs. De plus, le groupe heuristique appelle l’encadrant à dépasser la simple rétrospection pour s’engager dans une démarche réflexive sur son expérience et celle des autres. Si le récit fait référence aux événements passés, qui se sont déroulés, qui ont été vécus par un encadrant, il apparait que le récit est le vecteur d’une meilleure compréhension de la pratique professionnelle et donc de la transformation du narrateur.

Vers une transformation en sujet

En racontant ses expériences, l’encadrant est amené à réfléchir sur lui-même et sur son activité. Puis en échangeant dans le cadre du groupe heuristique avec les pairs, chacun rend son savoir pratique disponible pour lui-même et pour les autres encadrants (Berger & Luckmann, 1986), l’intègre dans son répertoire, dans sa réalité. Ce faisant, l’encadrant participe à la construction d’une réalité partagée. Ce dispositif de biographisation a ainsi permis aux encadrant d’acquérir de nouvelles significations de leurs réalités quotidiennes et professionnelles. Autrement dit, les participants ont pu accéder à l’univers d’intelligibilité des situations qu’ils rencontrent. C’est ce qui ressort des propos de Joseph, l’un des membres du groupe heuristique : « nous on n’est pas assez au courant de ce qu’on fait. On n’a pas assez 16 Cf. Insertion par l’activité économique.

Page 32: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

32

réfléchi au travail d’encadrant. Et c’est bien des réunions comme ça, parce que si on n’arrive pas à comprendre ce qu’on fait sur le chantier, on ne peut pas leur expliquer. Donc automatiquement il faut qu’on arrive à trouver la solution ou essayer de comprendre ce qu’on fait ». Cette mise en sens de l’expérience advient parce que le dispositif de biographisation amène les participants à reconstruire leur vécu, à prendre la distance nécessaire vis-à-vis des routines quotidiennes pour relier leurs actions et décisions à des objectifs, des représentations, des principes ou des valeurs. On peut donc rejoindre ici Demazière (2008) lorsqu’il suggère que la mise en mots de l’expérience est l’un des meilleurs moyens pour co-construire avec les acteurs le sens qu’ils donnent à leurs conduites et pour étudier la façon dont ils se représentent le monde.

Par ailleurs, en essayant de s’auto-analyser, en s’impliquant dans une activité réflexive, les encadrants ont pu faire évoluer leur « conscience pratique » vers une « conscience discursive » en acquérant les « mots pour dire » ce qu’ils sont (registre de l’identité) et ce qu’ils font (registre des savoirs pratiques). Je fais ici allusion à la compétence communicationnelle nécessaire pour la socialisation, voire l’institutionnalisation d’un corps de métier trop souvent méconnu. C’est aussi ce qu’il faut entendre dans les propos de Joseph ci-dessus. Formuler son expérience est un acte de connaissance au sens où on se l’approprie. Mais en plus de cela, c’est un acte de reconnaissance de soi par soi et de soi par les autres. Reconnaissance parce que l’encadrant comprend qu’il peut être apte à gérer son propre conditionnement (agir sur lui-même pour modifier les contraintes qui pèsent sur lui), et agir sur son environnement et l’influencer (agir sur les autres pour modifier les contraintes qu’ils font peser sur lui). Il évolue ainsi vers plus d’autonomie. Autrement dit il développe son pouvoir d'agir.

Pour résumer, Je dirai que « l’expérience personnelle, en s’énonçant, se socialise, s’ouvrant ainsi vers d’autres univers de signification et de vie » (Martuccelli, 2006, p. 190). Ainsi, le récit de pratique et le groupe heuristique seraient des médiateurs qui permettent à l’encadrant de cristalliser et de stabiliser sa propre subjectivité en l’introduisant dans l’univers intersubjectif. Le dispositif de biographisation présenté ci-dessus « peut toujours être un levier actif de subjectivation. C'est-à-dire, une des manières par lesquelles un individu en devenant un acteur se constitue en tant que sujet » (Martuccelli, 2009, p. 193). La subjectivation comporte une transformation de soi et au-delà, une transformation de la tradition.

Vers une transformation des pratiques

D’après Wittorski (1998) la formalisation des compétences implicites produites dans l’apprentissage « sur le tas » est le meilleur moyen de les transformer en savoirs d’action. Le savoir acquis « sur le tas » est mis en mots et transformé en savoirs communicables validés par le groupe. Il devient ainsi transmissible à d’autres. Ces situations d’explicitation de l’expérience produisent des méta-compétences favorisant la gestion des capacités d’action, les pratiques individuelles sont transformées en savoirs et ces savoirs sont partagés (Wittorski, 1998).

Page 33: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

33

Le groupe heuristique permet d’identifier le langage17 commun véhiculé entre membres du groupe. En faisant suivre les récits de pratique par le groupe heuristique, je faisais le pari de la fécondité du métissage des points de vue pour explorer mon objet d’étude, soit le savoir d’expérience des encadrants. Ainsi, au cours des interactions, chaque encadrant a pu soumettre le sens dégagé de son expérience à la médiation de ses pairs. Le croisement des regards a favorisé l’exploration de la complexité de la pratique. En s’explicitant, en confrontant leurs points de vue à celui de leurs pairs et en partageant leur expérience, les encadrants ont pu développer une approche critique des réalités professionnelles quotidiennes. Un jeu intersubjectif, où le sens donné à la pratique et à l’expérience professionnelle se trouve co-construit par les participants du groupe, a pu advenir dans des conditions où le savoir sur la pratique a pu s’enrichir de celle des autres. Ainsi, par le biais de la délibération collective, la possibilité s’est offerte à chaque encadrant de participer à la co-construction de l’activité qu’ils ont en commun. Chacun a pu évoluer à son rythme et faire des découvertes enrichissantes sur sa pratique professionnelle. L’interaction a fait émerger des points de vue diversifiés en un laps de temps relativement court, et ce, à partir des questions ouvertes et en s’appuyant sur des expériences concrètes, recelant différentes manières d’agir en contexte. Ce type d’interaction ne peut que provoquer la nécessaire prise de conscience du vécu subjectif des situations professionnelles, permettant ainsi à l’encadrant de s’auto-informer sur son propre fonctionnement en situation, d’envisager d’autres façons de faire et d’opérer des transferts de compétences dans des contextes différents. Les propos de Judith, une des participantes à l’étude, confortent cette analyse : « ici, j’ai appris des choses que j’applique déjà ». La même participante, lors des premières rencontres du groupe heuristique confiait à ses pairs les plus expérimentés: « si vous êtes anciens, ça fait dix-sept ans que vous faites cela, vous pouvez aussi apporter votre expérience aux nouveaux ». Ainsi, le récit d’exemples d’intervention a constitué une source importante de référence et d’apprentissage pour Judith. Grâce à ces ressources, elle a pu envisager des alternatives à ses pratiques habituelles, voir les différences entre ses pratiques et celles des autres, accorder de la valeur à d’autres pratiques. Le groupe heuristique peut donc être perçu comme un espace de (trans) formation. Les expériences réussies des uns et des autres mettent à jour les schémas d'action pertinents, renforçant alors l'expertise de l'acteur, tandis que les expériences vécues comme des revers ou celles qui surprennent questionnent les routines pour les abolir ou les modifier.

En somme, la réflexion partagée sur l’expérience pratique participe à la création d’une culture commune. Et comme le souligne Tarondeau (1998, p. 55) « l’apprentissage organisationnel dépend de l’apprentissage individuel […] mais il en diffère par son aspect collectif c’est-à-dire par la mise en commun de savoirs individuels. L’organisation apprend d’autant plus que les savoirs individuels sont partagés, diffusés, combinées et démultipliés ».

17 Langage qui, référant aux propositions de Giddens (1987) serait susceptible de rendre compte non

pas seulement du statut des acteurs mais surtout de la façon dont sont conçues les pratiques, les

usages sociaux des acteurs qui produisent ce discours.

Page 34: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

34

Conclusion

En explicitant18 son parcours de vie, le sujet peut repérer les moyens dont il dispose pour opérer une prise de conscience réflexive et critique. Celle-ci favorise son pouvoir d'agir et par conséquent son repositionnement comme acteur social dans un projet d’action plus lucide et plus pertinent.

Ce repositionnement ne va cependant pas de soi. Méthodologiquement, le recours à la technique de l’explicitation biographique dans le cadre du groupe heuristique constitue un espace propice à la mise à distance de la pratique routinière, laquelle s’avère nécessaire pour que se transforment durablement les pratiques professionnelles. Ici, l’interviewé est un sujet actif de la recherche et pas simplement une source d’information d'où l’enquêteur vient puiser des données, sans qu’en retour l’exercice ne lui profite. Le rôle du chercheur ne peut ici « être réduit à la mise en œuvre de techniques destinées à faire parler les gens » (Demazière, 2008, p. 32). Au-delà du recueil des récits, l’impératif de co-élaboration des données apparait essentiel. Ainsi, en orientant le récit vers la délibération en groupe de l’expérience professionnelle, on crée du même coup un espace de perfectionnement des professionnels impliqués. L’encadrant acquiert un savoir non seulement en puisant dans son vécu personnel, mais aussi dans l’interaction avec ses pairs.

Cependant cette exploration biographique ne vient pas de manière intrusive fouiller dans la dimension intime de la vie des participants. Elle s’attache d’avantage à offrir et faire émerger un discours construit dans un contexte de construction de sens partagé et sur la base d’un ensemble de savoirs communs (Lindón, 2005). Dans cette perspective, « faire son histoire de vie c’est s’émanciper des différents déterminismes, c’est contrer les contres… faire son histoire de vie est alors moins se souvenir qu’advenir » (Pineau, cit. in Farzad et Paivandi, 2000, p. 248).

18Nous insistons bien ici sur l'angle délibératif par lequel le récit est abordé.

Page 35: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

35

Références bibliographiques

Berger, P. L., & Luckmann, T. (1986). La construction sociale de la réalité / Peter Berger, Thomas Luckmann ; traduit de l'américain par Pierre Taminiaux ; préface de Michel Maffesoli. Paris : Meridiens, Klincksieck.

Biarnès, J. (2007). « Maintenant je ne suis plus invisible, on me regarde » ou de la biographisation réciproque. L'orientation scolaire et professionnelle Numéro 36/1, Insertion, biographisation, 33-44.

Delory-Momberger, C. (2005). Histoire de vie et recherche biographique en éducation. Paris : Anthropos.

Demazière, D. (2007). À qui peut-on se fier ? Les sociologues et la parole des interviewés. Langage et société, 121-122, 85-100.

Demazière, D. (2008). L’entretien biographique comme interaction négociations, contre-interprétations, ajustements de sens. Langage & société 1, n° 123, 15-35.

Desgagné, S. (2005). Récits exemplaires de pratiques enseignantes. Analyse typologique. Québec : Presses de l’Université du Québec.

Farzad, M., & Paivandi, S. (2000). Reconnaissance et validation des acquis en formation. Paris : Anthropos.

Giddens, A. (1987). La constitution de la société. Paris: Presses universitaires de France.

Habermas, J. (1992). De l'éthique de la discussion. Traduit de l'alemand par Mark Hunyadi. Paris : Cerf, coll. "Passages".

Hess, R. (1998). La pratique du journal : l'enquête au quotidien. Paris : Anthropos.

Lindón, A. (2005). Récit autobiographique, reconstruction de l'expérience et fabulation : une approximation à l'action sociale. Sociétés 1 (no 87), 55-63.

Martuccelli, D. (2006). Forgé par l'épreuve: l'individu dans la France contemporaine. Paris: Armand Colin.

Mbiatong, J. (2010). La construction du savoir d'expérience professionnel: le cas d'encadrants des chantiers d'insertion dans le département des Ardennes. Paris 13/Nord (Thèse de doctorat éditée par l'ANRT).

Morrissette, J. (2011). Vers un cadre d’analyse interactionniste des pratiques professionnelles. Recherches Qualitatives − Vol. 30(1), 10-32.

Tarondeau, J.-C. (1998). Le management des savoirs. Paris: PUF.

Villers (de), G. (2006). Le récit de vie. Une démarche autobiographique d’émancipation.http://www.legrainasbl.org/

Page 36: Extraits territoirescontemporainsrecherchebiographique

36

index.php/publications/analyses/139-le-recit-de-vie-i-une-demarche-autobiographique-demancipation

Wittorski, R. (1998). De la fabrication de la compétence. Éducation permanente n° 135/1998-2.