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François Magendie par Henri BONNEMAIN ** docteur en pharmacie, membre de l'Académie nationale de pharmacie, Secrétaire général de la Société d'histoire de la pharmacie La fin du XVIII e siècle et le début du XIX e ont été marqués par une progression considérable des sciences médico-pharmaceutiques : La pharmacie, par la déclaration royale du 25 avril 1777, devenait une corporation indépendante et, à Paris, le « Collège de pharmacie » donnait des cours gratuits de chirnie, de botanique et d'histoire naturelle. Le 20 mars 1796 était créée la « Société libre des pharmaciens de Paris » qui avait pour objectifs : 1. de concourir au progrès des sciences et spécialement de la pharmacie ; 2. d'instruire les futurs pharmaciens par l'organisation de l'Ecole gratuite de pharmacie. Le 11 avril 1803, la loi de Germinal An XI réorganisait la profession phar- maceutique en confiant à l'Etat sur le plan national le monopole de l'ensei- gnement de la pharmacie. Le 4 août 1803, les membres de la Société libre des pharmaciens de Paris créaient la « Société de pharmacie de Paris », reconnue par la suite, en 1877, d'utilité publique et devenant, en 1946 l'Académie de pharmacie et, en 1979, l'Académie nationale de pharmacie. La Société de pharmacie eut l'important souci d'établir des rapports suivis entre les confrères de France et de l'étranger avec la volonté constante de participer à l'avancement et au progrès des sciences pharmaceutiques. Enfin, * Communication présentée à la séance du 19 novembre 1983 de la Société française d'histoire de la médecine. ** 3, square Daumesnil, 94300 Vincennes. 333 et ses perspectives pharmacologiques *

François Magendie et se perspectives s pharmacologique * s

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François Magendie

par Henri BONNEMAIN **

docteur en pharmacie, membre de l'Académie nationale de pharmacie,

Secrétaire général de la Société d'histoire de la pharmacie

La fin du X V I I I e siècle et le débu t du X I X e ont été m a r q u é s pa r une progression considérable des sciences médico-pharmaceut iques :

La pharmacie , pa r la déclarat ion royale du 25 avril 1777, devenait une corpora t ion indépendan te et, à Paris , le « Collège de pha rmac ie » donnai t des cours gra tu i t s de chirnie, de bo tan ique et d 'histoire naturel le . Le 20 m a r s 1796 était créée la « Société l ibre des pharmac iens de Paris » qui avait pour objectifs :

1. de concouri r au progrès des sciences et spécialement de la pha rmac ie ;

2. d ' ins t ru i re les futurs pha rmac iens pa r l 'organisation de l 'Ecole gra tu i te de pharmac ie .

Le 11 avril 1803, la loi de Germinal An XI réorganisai t la profession phar­maceu t ique en confiant à l 'Etat sur le plan nat ional le monopole de l'ensei­gnement de la pharmac ie . Le 4 août 1803, les m e m b r e s de la Société l ibre des pharmac iens de Paris créaient la « Société de pha rmac ie de Paris », reconnue p a r la suite, en 1877, d'utili té pub l ique et devenant , en 1946 l 'Académie de pha rmac ie et, en 1979, l 'Académie nationale de pharmac ie . La Société de pha rmac ie eut l ' impor tan t souci d 'é tabl ir des r appor t s suivis en t re les confrères de France et de l'étranger avec la volonté cons tan te de par t ic iper à l 'avancement et au progrès des sciences pha rmaceu t iques . Enfin,

* Communication présentée à la séance du 19 novembre 1983 de la Société française d'histoire de la médecine.

** 3, square Daumesnil, 94300 Vincennes.

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et ses perspectives pharmacologiques *

l ' impression en 1818 du p remie r codex nat ional donnai t à la profession toutes les bases fondamenta les que nécessi tai t son activité, lui p e r m e t t a n t de lu t te r avec efficacité cont re les char la tans et les « empir iques » de toute na tu re .

Quant à la médecine, elle n 'avait pas fait beaucoup de progrès pendan t la Révolution française et les g rands bouleversements qui s 'étaient p rodu i t s tan t en France qu 'en Amérique. Mais la Révolution française, p r o m e t t a n t la l iberté de parole et la l iberté de pensée, cont r ibua au développement de la pensée scientifique, amenan t une véri table rébellion cont re la métaphys ique , le dogmat isme, en donnan t la pr ior i té aux sciences naturel les , à l 'observa­tion des sciences de la vie, et c'est dans l 'observation objective vérifiée par des preuves que l'on va chercher la solution des prob lèmes biologiques, en m ê m e temps que les progrès de la chimie et de la physique p e r m e t t r o n t un développement croissant à celles des é tudes médicales qui reposent plus par t icu l iè rement su r ces sciences ; et c'est ainsi que l'on verra na î t re la physiologie et la chimie pathologique.

Les travaux de Lavoisier su r le phénomène chimique de la respi ra t ion avec une série d 'expériences, la Médecine d'observation de Cabanis, la Pathologie médicale de Pinel, et su r tou t l 'anatomie et la pathologie rénovées p a r Bichat , m o n t r e n t bien la valeur et le génie novateur de la g rande Ecole médicale française.

Le 23 ju in 1796, Bichat fonde, avec Alibert et quelques jeunes médecins , la « Société d 'émulat ion » — parallèle à la « Société de santé » de Paris , créée en m a r s de la m ê m e année, et qui deviendra l 'année suivante la « Société de médecine de Paris ».

C'est dans cet te conjoncture d 'or ientat ion des recherches médicales et pha rmaceu t iques qu 'appara î t François Magendie.

Né à Bordeaux le 15 oc tobre 1783, comme on vous l'a rappelé tout à l 'heure, il est une des figures les plus originales de la pér iode charnière qui nous intéresse. Fils d'Antoine Magendie, chirurgien est imé mais peu connu, François , après quelques années passées dans sa ville natale , suivit ses pa ren t s à Paris . Dans l'éloge qu'il fit de lui, Frédér ic Dubois, Secréta i re perpé tue l de l 'Académie impériale de médecine, indique que son père le conduisi t dans les hôpi taux et dans les amphi théâ t r e s et qu' i l s'y fit vite r e m a r q u e r « p a r un zèle soutenu et p a r une assidui té à tou te épreuve ». Il a joute que dès son p remie r concours , le 7 floréal An XI — il avait 19 ans — il fut n o m m é in te rne des Hôpi taux et mena de front ses é tudes ana tomiques et ses é tudes l i t téraires puisqu ' i l désirai t a p p r e n d r e le latin en m ê m e t emps qu'il disséquait . Il n 'avait a lors d ' au t re ambi t ion que d 'ê t re chirurgien comme son père , mais à ses p remières é tudes s 'étaient mêlées quelques recherches de physiologie, et elles éveillèrent en lui u n goût t rès p rononcé pour cet te science, à laquelle il consacra tou te sa vie.

Du fait de ses t ravaux dans ce domaine , Magendie fut dispensé de service mil i taire, il devint m e m b r e de l 'Académie de médecine dès sa const i tu t ion

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en 1820, puis de l 'Académie des sciences en 1821, médecin de l'Hôtel-Dieu et enfin professeur au Collège de France en 1830.

Mais c'est dès 1809 que Magendie publie un p remie r écri t de polémique énergique cont re le « vital isme » cher à Bichat, en affirmant que l 'on ne saura i t pa r l e r d 'une force vitale un ique , mais que les différents organes possèdent une série de fonctions dont l 'explication peu t ê t re é tudiée exclu­sivement au moyen d 'expériences. E t toute sa vie Magendie fut un expéri­m e n t a t e u r sceptique, qui refusa tou te créence à n ' impor te quelle affirma­tion que l 'expérience n 'avait pas confirmée.

Castiglioni, de l 'Université de Padoue, dit de lui :

« Grand chercheur de faits singuliers, toujours prêt à expérimenter dans tous les domaines (il déclarait qu'il se considérait comme un « chiffonnier » qui ramasse tout ce qu'il trouve sur sa route), il cherchait à tout expliquer dans le domaine de la science. »

Et la man iè re de p ra t ique r ses recherches const i tuai t une véri table inno­vation. Certes, le fait de p ra t ique r des expériences sur des an imaux vivants n 'étai t pas chose nouvelle. Comme le rappel le Frédér ic Dubois :

« Depuis Hérophile et Galien, tous avaient cherché à pénétrer ainsi les mystères de l'organisme : Vésale, Harvey, Spallanzani, Haller, Bichat, Nysten, Legallois et bien d'autres s'étaient livrés à ces sortes d'investigations ; mais c'était en dehors de leur chaire, loin de leur auditoire, assistés d'un ou deux aides, et ce n'est que quand des faits ainsi obtenus leur paraissaient acquis à la science qu'ils les intro­duisaient dans leur enseignement. Mais — poursuit Frédéric Dubois — M. Magendie s'était imaginé que, pour faire rentrer la physiologie dans l'ordre des sciences physiques, il devait procéder à son enseignement absolument comme on le fait dans les cours de physique et de chimie, c'est-à-dire marcher d'expériences en expériences faites sous les yeux des assistants. Or, comme les phénomènes que M. Magendie se proposait de faire connaître, tout physiques qu'il les prétendait, ne pouvaient se produire que sous l'influence de la vie, c'était sur des animaux vivants qu'il pratiquait toutes ses expériences. »

C'est ce que Magendie appelai t faire de la physiologie expér imentale , et on le félicita d'avoir le p remie r établi ces cours qu 'on appelle des cours de vivisection. E t c'est p a r ses expériences in vivo que Magendie pu t é tudier et me t t r e au point l 'action exercée p a r u n certain n o m b r e d'alcaloïdes, permet­tant de dé te rmine r l ' in t roduct ion ra isonnée de ces méd icament s dans la p r a t ique, ce qui const i tue la base de la pharmacologie .

Les résu l ta t s des expériences de Magendie furent consignés dans le Formulaire pour la préparation et l'emploi de plusieurs nouveaux médica­ments.

Publié pour la p remiè re fois en 1821, ce Formulaire connu t neuf édit ions successives jusqu 'en 1836... et c'est l 'é tude de ce Formulaire qui cons t i tuera le pr incipal intérêt de cet exposé.

Dans la préface de toutes les édi t ions, Magendie explique comment il est pa rvenu à dé te rmine r les p ropr ié tés physiologiques et les ver tus médi­cinales des subs tances réunies dans le Formulaire :

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Après avoir rappelé qu'il ne doit plus y avoir de préjugés en ce qui concerne quelque subs tance que ce soit, co mme ce fut le cas pour l 'ant imoine, Magendie ment ionne :

« Parmi les causes qui ont retardé les progrès de la matière médicale, il faut compter l'impossibilité où l'on était d'isoler, par l'analyse chimique, les divers éléments qui composent les médicamens. Mais quand bien même on aurait pu, comme aujourd'hui, faire cette analyse, la croyance où l'on était, et où quelques personnes sont encore, que les médicamens agissent tout autrement sur l'homme que sur les animaux aurait empêché de reconnaître les propriétés de chacun de leurs principes. Rien n'est plus faux cependant que cette croyance : quinze ans d'expériences de tout genre, soit dans mon laboratoire, soit au lit du malade, me permettent d'affirmer que la manière d'agir des médicamens et des poisons est la même sur l'homme et sur les animaux (on sent qu'il ne peut être ici question que des animaux qui se rapprochent le plus de l'homme par leur organisation). Ma certitude est telle à cet égard que je n'hésite point à essayer sur moi-même les substances que j 'a i reconnues innocentes sur les animaux. Je ne conseillerais à personne de faire l'expérience en sens inverse. »

Et il poursu i t :

« C'est en suivant cette marche que je suis parvenu à déterminer les propriétés physiologiques et les vertus médicinales de la plupart des substances réunies dans ce Formulaire. Déjà assez nombreuses, ces substances agissent à faible dose ; elles ne sont mêlées à aucun principe qui en masque ou en empêche l'action ; leurs effets sont tranchés et on ne peut les méconnaître, car ils ont été étudiés avec soin sur les animaux et sur l'homme sain ou malade ; leurs propriétés chimiques étant connues, et le procédé par lequel on les obtient parfaitement déterminé, on n'a point à craindre de variation dans leur force ou leur manière d'agir ; enfin chacune d'elles nous présente un médicamen dans sa plus grande simplicité, mais aussi dans sa plus grande énergie.

Le temps seul, sans doute, prononcera définitivement sur les avantages ou les inconvéniens de ces nouveaux médicamens ; dans tous les cas j 'a i cru faire une chose utile en mettant les pharmaciens à même de les préparer sans recourir aux traités généraux de chimie ou de pharmacie, et en donnant eux médecins la facilité de les soumettre à leur expérience personnelle, la seule qui, le plus sou­vent, soit réellement profitable. »

De quelles substances s'agit-il ? Dans les toutes p remières édi t ions on trouve les é tudes sur :

— résine de noix vomique, avec sa te in ture ;

— strychnine, avec les pilules et la te in ture et la pot ion s t imulante ;

— morph ine et sels de morphine , avec le s irop de morphine , le s i rop de sulfate de morph ine et les gout tes ca lmantes ;

— la narcot ine ;

— l 'émétine, avec le mélange vomitif, les pasti l les d 'émétine pectorales , les pasti l les d 'émét ine vomitives, le s irop d 'émétine ;

— l 'émétine p u r e ;

— les alcalis extra i ts des quinquinas , avec la p répara t ion du sulfate de quinine, le s irop et le vin de quinine, les p répara t ions de cinchonine, avec le s irop, le vin et l 'alcohol de cinchonine ;

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— la véra t r ine ;

— l'acide pruss ique ou hydro-cyanique, avec le mélange pectoral , la potion pectorale et le s i rop cyanique ;

— la solanine ;

— la delphine ;

— le gentianin, avec la te in ture et le s irop ;

— l'iode, avec la te inture , la solution et la p o m m a d e à l 'hydriodate de potasse ;

— l 'extrait d 'opium privé de morph ine ;

— l 'extrait d 'opium privé de la mat iè re de Derosne ;

— la lupuline, avec la poudre , les pilules, la te in ture , le s i rop et l 'extrait de lupuline ;

— la bruc ine .

D'édition en édition, le Formulaire augmente d ' impor tance : d 'une cen­taine de pages p o u r les p remières , dès sa 5 e édi t ion ( sep tembre 1825) il se p résen te avec près de 400 pages et 34 têtes de chapi t res , chaque tê te de chapi t re compor t an t un grand n o m b r e de p répara t ions : dans le cas de la morphine , pa r exemple, l 'auteur indique, en dehors de la morph ine elle-même, la p répa ra t ion de l 'acétate, du sulfate, et donne la formule du sirop de morphine , du sirop de sulfate de morph ine , de la solut ion de morph ine , de la solution de c i t ra te de morph ine ; il en est de m ê m e pour toutes les substances de base étudiées . La 9= édit ion compor te 44 chapi t res et p rès de 170 p répara t ions galéniques. Si j ' a i choisi l 'exemple de la morph ine tou t à l 'heure, c'est en raison d 'une observat ion de Magendie à cet te occasion :

« Rien ne montre mieux l'imperfection de la science des médicamens, nommée si singulièrement matière médicale, que l'histoire de l'opium. Tour à tour pros­crit comme éminemment nuisible, ou vanté comme une panacée, celui-ci veut qu'il calme et procure le sommeil, celui-là jure qu'il est toujours excitant ; moins exclusif, cet autre y distingue des propriétés stupéfiantes, soporifiques, narcoti­ques, acres, calmantes, etc. Partant de cette dernière donnée, les chimistes du siècle dernier ont cherché à trouver dans des principes différens les diverses pro­priétés de l'opium. D'autre part, les médecins les plus célèbres n'ont pas dédaigné d'attacher leurs noms à quelques préparations opiacées, qu'ils regardaient comme bien préférables à toute autre. Mais où sont les faits sur lesquels repose la renommée du laudanum de Sydenham, des gouttes de Rousseau, des teintures d'opium, des sirops de diacode, des extraits résineux, aqueux, etc. ? Sur quels motifs un praticien emploie-t-il toujours telles de ces préparations, tandis qu'il exclut toutes les autres ?

Les sciences se tiennent et s'aident mutuellement : il aurait été impossible de sortir de ces incertitudes sans le perfectionnement récent de l'analyse chimique végétale, et sans les heureuses applications qui en ont été faites à l'opium.

Il résulte des travaux des chimistes à cet égard, et particulièrement des recher­ches de MM. Derosnes, Sertuerner et Robiquet, que l'opium est composé : 1° d'une huile fixe ; 2° d'une matière analogue au caoutchouc ; 3° d'une substance végéto-animale qui n'a pas encore été suffisamment étudiée ; 4° de mucilage ; 5° de fécule ; 6° de résine ; 7° de débris de fibres végétales ; 8° de narcotine ; 9° d'acide

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méconique ; 10° de l'acide découvert par M. Robiquet ; 11° de la morphine, qui seule doit nous occuper ici. »

Rappelons — vous l'avez bien noté au passage — que p o u r toutes les subs tances étudiées, l ' auteur ment ionne leur prépara t ion , les propr ié tés phy biologiques, leur act ion sur l 'homme sain, sur l ' homme malade , les usages et les modes d 'emploi avec les formes pha rmaceu t iques p ropres à p e r m e t t r e leur meil leure uti l isat ion, avec les doses cor respondantes .

Dans la dernière édition du Formulaire, la neuvième, qui n 'est d 'ail leurs que la ré impress ion de la hui t ième, dé t ru i te dans l ' incendie de la rue du Pot-de-Fer, Magendie ajoute à la préface un supp lément explici tant les tra­vaux complémenta i res auxquels il s'est livré soit p o u r conforter ses pre­mières observat ions, soit pour a jouter des subs tances nouvelles à celles déjà décri tes p r écédemmen t :

« Le sort des substances inscrites dans les premières éditions de cet ouvrage est désormais assuré : vieilles habitude, routine, répugnance, tout a disparu devant la vérité simple et utile. Quel praticien donnerait aujourd'hui le quinquina en poudre ou en extrait, de préférence au sulfate de quinine ou à la saïicine ? Quel médecin, instruit et expérimenté, n'estime pas la morphine au-dessus de toutes les anciennes préparations d'opium, ne reconnaît pas la strychnine comme le plus énergique excitant du système nerveux, n'a pas recours à l'iode pour combattre les lésions de la nutrition, etc. ?

Mais les succès dans les sciences ne sont que des encouragements à mieux Caire : aussi bien que mes travaux aient reçu l'assentiment de mes confrères et la sanction du temps, ce capricieux despote, si avare de ses faveurs, mon zèle ne devait pas se ralentir. »

E t Magendie a joute :

« Rien n'est plus difficile que d'apprécier avec exactitude un médicamen : son action présente des différences si tranchées, selon les malades, et même selon les périodes d'une même maladie, qu'on ne saurait trop étudier les propriétés d'un agent thérapeutique. Profitant de ma position à l'Hôtel-Dieu de Paris, où les cas les plus graves se succèdent avec rapidité, je ne néglige aucune occasion de vérifier mes premières observations par de nouvelles remarques : le plus souvent, ces dernières coïncident avec les précédentes, mais quelquefois elles s'en éloignent. Ces résultats divers sont consignés dans cette édition. D'autre part, il ne se passe pas d'année sans que la chimie ne découvre quelque corps dont l'activité sur les animaux est manifeste. Mes relations scientifiques et amicales me fournissent les moyens de soumettre ces nouveaux composés à mes expériences, et si je suis conduit à les envisager comme pouvant devenir des médicamens, je les essaie sur des malades ; j 'en ai plus d'une fois obtenu des avantages que j 'aurais très pro­bablement demandé en vain aux substances connues et usitées. On trouvera dans cette édition plusieurs corps de ce genre ; tels sont la codéine de M. Robiquet ; l'éther prussique de M. Pelouse ; la narcéine de M. Couerbe ; l'acide lactique, la mannite, la matière grasse de la manne, etc.

J'ai donné une attention particulière à la composition élémentaire des nouveaux médicamens, et j 'en ai exprimé les formules aussi exactement qu'il m'a été possible. Le moment me semble venu de rechercher le rapport de nombre, des proportions et de la nature de leurs éléments avec leur mode d'influence sur l'homme sain ou malade. C'est un sujet que je me permets de recommander aux méditations de mes confrères. »

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Comment furent conservés et divulgués les t ravaux galéniques et phar-macologiques de Magendie ? La Pharmacopée raisonnée de Guibourt , de 1834, signale en t re au t res les pilules de deuto-iodure de mercure , qui « exerce sur l 'es tomac une action p resque égale à celle du p ro toch lorure et bien plus forte que celle du proto-iodure, lequel est p lus actif que le proto­chlorure et doit ê t re donné à des doses plus faibles ». Il y est quest ion aussi des pasti l les d 'émétine pectorales et de 1'« acide p russ ique médicinal de Magendie », qui lui « sert à p r épa re r son sirop cyanique ». Magendie est t rès souvent cité dans l'Encyclopédie des sciences médicales de 1839.

Le Traité de Pharmacie de Soubiran, de 1847, donne plusieurs formules de Magendie, à base de lupulin : poudre , te in ture , s irop, p o m m a d e .

La m ê m e année 1847, le Traité de Pharmacie de Guibour t ment ionne les pilules de proto- iomodure de m e r c u r e et celles de deuto-iodure, les pilules de s t rychnine (1 dec igramme pour 24 pilules), les pasti l les d 'émétine vomi­tives, à 0,027 d 'émét ine colorée (1/2 grain) et les pasti l les d 'émétine pecto raies avec une dose moit ié mo ind re d 'émétine, le s irop de morph ine à 1/4 de grain par once, le s i rop de cyanure de potass ium, la solution de mor­phine faite dans l'eau, qui ne se garde pas , alors que l'alcoolé d 'acétate se conserve. Le Nouveau Formulaire de Boucharda t , de 1840, fait é ta t de 28 formules de p rodui t s galéniques mises au point pa r Magendie, et l 'édition de 1873 en compor te encore 18.

La p remiè re édit ion de L'Officine de Dorvault , de 1844, fait é ta t de plu­sieurs p répara t ions et formules de Magendie. On y t rouve :

— le l iniment s t imulant de Magendie (ess. de té rébenth ine et ammoniaque liquide) ;

— la mix ture pectorale de Magendie (avec cyanure de potass ium, eau de lai tue et s irop de guimauve) ;

— les pasti l les d 'émétine pectorales et les pasti l les d 'émétine vomitives ;

— plusieurs solutés :

— soluté a t roph ique de Magendie (avec iodure de po tass ium et t e in ture de digitale) ;

— soluté de ci t rate de morph ine ;

— soluté de cyanure de po tass ium ;

— soluté é théré de bi-iodure de mercu re ; — soluté alcoolique de bi-iodure de mercure (pour les affections scrofu-

leuses compliquées de syphilis).

E t l 'édition du Dorvault , de 1928, est encore plus r iche en formules de Magendie. On y t rouve : — le collyre ioduré de Magendie (ophta lmie scrofuleuse) ; — l 'hydrocyanate de potasse médicinal de Magendie ; — le l iniment s t imulant ;

— la lotion hydrocyanique ;

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— la mix ture pectora le ;

— les pilules de s t rychnine ;

— les pilules de véra t r ine ;

— la p o m m a d e b r o m u r é e ;

— la p o m m a d e de véra t r ine ; — la pot ion a t roph ique avec ou sans te in ture de digitale (dans l 'hypertro­

phie du ventr icule du cœur) ;

— la pot ion sédative (au cyanure de po tass ium) ;

— le soluté d 'acétate de morph ine ;

— le soluté de c i t ra te de morph ine ou Gout tes roses de Magendie ;

— le soluté de bi-iodure de mercu re de Magendie (alcoolique).

On peu t donc dire que les formules des p rodui t s galéniques mises au point p a r Magendie ont subsis té jusqu ' à nos jou r s .

En dehors du Formulaire, qui reflète l 'œuvre maî t resse de Magendie en pharmacologie , bien d 'aut res publ icat ions ou communica t ions furent rédi­gées p a r lui sur cer ta ins p rodui t s . Citons en t re au t res :

— Examen de l 'action de quelques végétaux sur la moelle épinière (1809) ;

— De l'influence de l 'émétique sur l 'homme et les an imaux (1813): à ce sujet, on t rouve dans le Précis de Thérapeutique et Pharmacologie de Richaud et Hazard, de 1943, il y a qua ran te ans, une ci tat ion de la « célèbre expérience de Magendie, démons t ra t ive de l 'action centrale de l 'émétique » ainsi décri te :

« Magendie ayant réséqué l'estomac d'un chien et remplacé cet estomac par une vessie de porc qu'il avait ensuite remplie d'un liquide coloré, injecte de l'émé­tique à l'animal et observe le rejet du liquide renfermé dans la vessie. Dans cette expérience, il ne peut évidemment pas être question de résorption de l'émétique et d'excitation périphérique. »

— Recherches physiologiques et ch imiques sur l 'emploi de l 'acide prus-sique ou hydrocianique dans le t r a i t ement des maladies de poi t r ine (1817);

— Recherches chimiques et physiologiques sur l ' ipécacuanha (1817);

— Note su r les effets de la s t rychnine sur les an imaux (1819) ;

— Note sur l 'emploi de quelques sels de morph ine co mme médicament s (1818) ;

— Action exercée sur les an imaux et sur l 'homme malade p a r le ni t ro-sulfate d ' ammoniaque .

Parmi ces différents mémoires , il en est u n qui a par t icu l iè rement re tenu no t re a t tent ion, car il m o n t r e avec quel souci de précision travaillait Magendie : dans ce mémoire , auquel collabora Pelletier et qui fut lu à l 'Académie des sciences le 25 février 1817, on t rouve deux par t ies dist inctes : la par t ie ch imique et la par t ie p r o p r e m e n t physiologique.

Les examens chimiques t rès poussés m o n t r e n t que la par t ie cort icale de

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la racine est douée de propr ié tés ne t t ement plus actives que la par t ie ligneuse ou médi tu l l ium :

« C'est donc avec raison, dit-il, que dans la préparation de la poudre d'ipé-cacuanha, les pharmaciens séparent la partie ligneuse de la racine. »

Les au t eu r s procèdent ensui te à l 'examen chimique de la mat iè re grasse ret i rée de l ' ipécacuanha et à l 'étude des p ropr ié tés de la mat iè re vomitive, les résul ta ts de leurs t ravaux about i ssant à l ' isolement de l 'émétine, nom tiré de psychotria emetica, p lante d'origine.

Passant à l 'étude de la par t ie « physiologique et médicale », Magendie se propose d 'examiner la mat iè re grasse odoran te et l 'émétine. On pouvai t penser que la mat iè re grasse odoran te pouvai t avoir u n e act ion analogue à celle de l 'émétine. Il n 'en est r ien :

« D'assez fortes doses de substance ont été données à des animaux, il n'en est résulté aucun effet sensible, nous-mêmes en avons avalé à diverses reprises plu­sieurs grains, et nous n'avons senti qu'une impression désagréable, nauséabonde sur l'odorat et sur la gorge, impression dont les effets n'ont été que momentanés. »

Par contre , les résu l ta t s sont bien différents avec l 'émétine :

« Un demi-grain qui fut donné à un jeune chat excite chez cet animal des vomissements très forts et prolongés, après lesquels il tomba dans un assoupis­sement profond, d'où il ne sortit qu'au bout de quelques heures avec toutes les apparences de la santé. »

Expérience renouvelée sur d 'au t res chats en var iant les doses ju squ ' à deux grains, avec des résul ta ts analogues :

« Nous pensâmes dès lors qu'on pouvait sans inconvénient administrer l'émé­tine comme vomitif dans les cas de maladie, et ce fut l'un de nous qui en fit le premier l'essai : ayant été attaqué d'un embarras gastrique dans le courant du mois dernier, il en avala 4 grains en deux prises à une demi-heure de distance ; après la première prise, il ne tarda pas à éprouver un vomissement qui fut aug­menté par la seconde prise, ce qui détermina un prompt soulagement et une entière guérison. Depuis cette époque, l'émétine a été administrée comme vomitif à plusieurs personnes malades : elles ont toutes éprouvé les effets qu'on retire ordinairement de l'ipécacuanha, sans qu'elles aient été fatiguées par l'odeur et la saveur désagérable de ce médicamen, puisque l'émétine n'a pas d'odeur et que sa saveur est seulement un peu amère. »

Mais là ne s 'ar rê tent pas les investigations de Magendie : il s 'agissait de savoir si l 'émétine donnée à doses plus fortes avait des inconvénients :

« A cet effet, dit-il, 10 grains d'amétine furent donnés à un chien de petite taille et âgé d'environ deux ans. Le vomissement commença au bout d'une demi-heure, se prolongea assez longtemps, et l'animal s'assoupit ; mais au lieu de reprendre sa santé, il mourut dans la nuit qui suivit l'expérience ; c'était à peu près 15 heures après avoir pris l'émétine. Son cadavre fut ouvert avec toutes les précautions nécessaires et l'examen anatomique fit valoir que l'animal avait succombé à une violente inflammation du canal intestinal, depuis le cardia jusqu'à l'anus, phénomène semblable à ceux qu'on remarque dans l'empoisonnement par l'émétique, tar t rate de potasse et d'antimoine. »

Cette expérience, répétée dans les mêmes condit ions sur plus ieurs au t re s

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an imaux donnan t les mêmes effets, Magendie en conclut que l 'émétine doit ê t re pr ise à faible dose, comme l ' ipécacuanha, en ob tenan t des effets plus valables qu 'avec l ' ipécacuanha en cas de ca ta r rhe pu lmona i re chronique, de r h u m e opiniâtre , de coqueluche (chez un enfant de six ans) .

La conclusion de Magendie dans son Mémoire ment ionne :

« 1° ) qu'il existe dans les trois variétés d'ipécacuanha les plus usitées (psycho-tria emetica, calicocca ipecacuanha et viola emetica) une substance particulière que nous avons nommée émétine, et à laquelle ces racines doivent leurs pro­priétés médicinales ;

2°) que cette matière est vomitive et purgative, et qu'elle a une action spé­ciale sur le poumon et la membrane muqueuse du canal intestinal, que, de plus, elle a une propriété narcotique marquée ;

3°) que l'émétine peut remplacer l'ipécacuanha dans toutes les circonstances où l'on emploie ce médicament, avec d'autant plus de raison que cette substance, à dose déterminée, a des propriétés constantes, ce qu'on ne rencontre pas dans les divers ipécacuanhas du commerce et que son peu de saveur, son odeur presque nulle, lui donnent encore un avantage marqué comme médicament. »

Ce Mémoire, d 'une vingtaine de pages, nous a p a r u cons t i tuer u n exemple typique de la maniè re consciencieuse avec laquelle travaillait Magendie, e t des conclusions ne t tes et précises qu'il produisa i t après de pa t ientes é tudes menées avec soin et réal isme.

On comprend que dans ces condit ions on ait a t t aché au Formulaire tout l ' intérêt qu'il pouvait susci ter à jus te t i t re pu isqu 'en fait, il p roduisa i t les réflexions et les conclusions de Magendie sur les différentes substances évo­quées et pour toutes lesquelles il avait fait des t ravaux aussi poussés et précis .

E t pour tan t , et ce sera m a conclusion, il ne semble pas que l 'Histoire ait été t rès jus te envers Magendie.

Not re regre t té et éminen t collègue le Pr Laignel-Lavastine, dans son r emarquab le ouvrage d 'histoire de la médecine, insiste beaucoup sur les insuffisances de Magendie et est ime, tout en le cons idérant co mme u n g rand chef d'école, que le pr incipal hommage qu 'on puisse lui rendre , c 'est d'avoir su diriger et inculquer le goût de la physiologie à son élève Claude Bernard . Dans un instant , M. le Doyen Dil lemann vous dira ce que Claude Berna rd pensai t de son ma î t r e .

Mais je voudrais , en te rminant , ci ter ce que dit de Magendie Pierre Flourens , Secréta i re perpé tue l de l 'Académie des sciences, lors de la séance publ ique annuel le du 8 février 1858, t rois ans après la m o r t de Magendie :

« Quand on a bien du mérite, nous dit Fontenelle, dans son éloge de Charles Perrault, c'en est le comble que d'être fait comme les autres L'académicien dont je vous entretiendrai aujourd'hui n'aspirait point au mérite d'être fait comme les autres ; il se piquait fort, au contraire, d'être fait tout autrement.

Esprit ferme, mais sceptique, droit, mais frondeur, si sa vive perspicacité lui a permis de découvrir la vérité, s'il a su la mettre au jour avec simplicité et justesse, aussi bien a-t-il employé une rude énergie à la combattre toutes les fois qu'elle ne lui pas venue de lui-même. On eût pu se le représenter armé de la

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lanterne de Diogène, et en concentrant la lumière pour ne voir que les résultats qu'il obtenait, résultats qui éclairent un des points les plus délicats de l'organisme humain, et qui assurent la durée d'un nom qu'il a laissé grand et honoré. »

La deuxième citat ion émane d 'un de nos contempora ins , puisqu ' i l s'agit de no t re regre t té prés ident de la S.H.P., M. le Doyen Guil laume Valet te. Dans son ouvrage Les grands noms et les grandes découvertes en pharma­cologie expérimentale, qui n 'a pas encore été publié, on peut lire :

« Magendie avait le souci constant de démontrer l'application à la médecine et à la thérapeutique des découvertes de la pharmacologie. Mais, poursuit-il, reconnaissons que les études physiologiques auxquelles procédait Magendie sur les médicaments nous paraissent aujourd'hui quelque peu sommaires, mais il pouvait difficilement en être autrement si l'on songe aux faibles ressources dont l'expérimentateur disposait à cette époque. A propos des méthodes d'investigation et d'analyse expérimentale, il faut reconnaître aussi que la pratique de l'anesthésie était totalement inconnue (l'usage du chloroforme ne date que de 1847) et ceci limitait singulièrement les expériences in vivo. Il n'en reste pas moins, écrit M. Valette, que Magendie peut être considéré comme l'initiateur de cette méthode expérimentale qui, par des interventions nettement localisées et notamment des sections nerveuses à différents niveaux, permet de situer l'effet sur l'organisme d'une substance étrangère, méthode qui devait être pratiquée avec tant de succès par Claude Bernard et qui continue à se montrer féconde de nos jours dans le domaine de la neuro- et de la psycho-pharmacologie. »

Voilà deux jugements de techniciens par t icu l iè rement qualifiés et qui m o n t r e n t que l'on peu t r endre un jus te hommage à Magendie, cet h o m m e de hau t profil scientifique.

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