Gaston Courtillier - Les Anciennes Civilisations de l Inde

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Gaston Courtillier - Les Anciennes Civilisations de l Ind

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  • Gaston Courtillier

    Charg de Confrences la Facult des Lettres de Strasbourg

    Les anciennes civilisations

    de lInde

    (1930)

    Librairie Armand Colin, Paris

    Un document produit en version numrique par Jean-Marc Simonet, bnvole, professeur retrait de lenseignement de lUniversit de Paris XI-Orsay

    Courriel: [email protected]

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

    Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marc Simonet, ancien pro-fesseur des Universits, bnvole.

    Courriel: [email protected] partir du livre

    Gaston Courtillier

    Charg de Confrences la Facult des

    Lettres de Strasbourg.

    Les anciennes civilisations de lInde

    Librairie Armand Colin, Paris, 1930,

    216 pages, avec 5 planches hors texte.

    Polices de caractres utilises : Pour le texte: Times New Roman, 14 et 12 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points. dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word

    2004 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition numrique ralise le 30 janvier 2007 Chicoutimi, Ville de Sague-

    nay, province de Qubec, Canada.

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 3

    Table des Matires

    AVANT-PROPOS INTRODUCTION

    1. Le milieu gographique ; les races 2. Vue densemble sur le dveloppement de la civilisation indienne

    CHAPITRE PREMIER : Le Veda.

    1. Interprtation et description du Veda Interprtation. Description. Le Rigveda. Date de la littrature

    vdique. 2. Civilisation indienne daprs le Rigveda Le site gographique. Les habitants. Ressources de vie. Vie

    sociale. La religion dans le Rigveda. 3. Les autres Samhit : les Brhmana, Aranyaka et Upanishad Smaveda. Yajurveda. Atharvaveda. Un manuel de magie.

    Les Brhmana. Les Aranyaka et les Upanishad. 4. Progrs sociaux et acquisitions religieuses Progrs sociaux. Acquisitions religieuses.

    CHAPITRE II : Djanisme et Bouddhisme.

    1. LInde des Pays bouddhiques 2. Le Mahvra 3. Le Bouddha

    CHAPITRE III : Premiers contacts historiques avec lOccident.

    1. LIran et les Akhmnides Anciens tmoignages iraniens. Les Akhmnides. changes so-

    ciaux. 2. Le Raid dAlexandre Prparatifs immdiats. Campagne du Penjab. Importance des

    rsultats.

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 4

    CHAPITRE IV : LEmpire Maurya.

    1. andragupta 2. Ladministration dun grand royaume indien Vie sociale. Vie religieuse. 3. La vie littraire : les Stra et lpope Les Stra. Lpope. Le Mah-Bhrata. Le Rmyana. 4. Aoka Une forme ancienne du bouddhisme. Lart religieux. 5. La Succession dAoka 6. Lessor artistique indigne daprs les Maurya

    CHAPITRE V : LInde mridionale.

    1. Le pays dravidien 2. Ceylan et la littrature en Pli Le canon bouddhique. Lart religieux.

    CHAPITRE VI : Les invasions trangres.

    1. Les royaumes indo-grecs Bactriane. Penjab. Le Roi Milinda. 2. Les invasions des aka et des Kushna Les aka. Les Kushna. Kanishka. Successeurs de Kanishka.

    Satrapes occidentaux.

    CHAPITRE VII : panouissement intellectuel lpoque des Kushna. Flottement de la chronologie des uvres. 1. Littrature prakrite : Hla, Gundhya Hla. Gundhya. 2. Littrature sanscrite Achvement du Rmyana. Compilation du Mah-Bhrata.

    La Bhagavad-Gt. Le Thtre. Pratique du thtre. Bhsa. La Fable.

    3. Le mouvement religieux Le Bouddhisme. Le Mahyna. Le Mahvastu. Le Lalita-

    vistara. Avaghosha. Ngrjuna. LHindouisme. Les Pu-rna. Djanisme.

    4. Lart grco-bouddhique et lart indigne

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 5

    CHAPITRE VIII : Lpoque des Gupta. 1. Les faits politiques Avnement des Gupta. Samudragupta. andragupta II. Ku-

    mragupta. Skandagupta. La vie sous les Gupta. 2. Klidsa Le Meghadta. Les mahkvya. Le Kumrasambhava. Lart

    du mahkvya. Le Raghuvama. akuntal. Vikramorva. 3. Autres potes de lcole classique draka. Vikhadatta. Amaru. Bhartrihari. 4. Les six systmes philosophiques Mimms. Vednta. Snkhya. Yoga. Nyya et Vaieshi-

    ka. 5. Les arts lpoque des Gupta Les grottes dAjant. Les grottes de Ceylan.

    BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

    PLANCHES

    Planche I Planche II Planche III Planche IV Planche V

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 6

    Avant-Propos

    Retour la Table des Matires Cest une entreprise presque dsespre que de tracer une esquisse

    de lhistoire de la civilisation de lInde ancienne. Tant de travaux de-puis plus dun sicle ont embrass les ensembles les plus vastes ou puis la loupe les problmes les plus menus, tant de probabilits, dapproximations, dhypothses aussi ont t mises, que lon risque tous coups de mettre ct du vrai et de donner une image fausse, incomplte, injurieuse de son sujet.

    Il est particulirement tmraire de placer sur le plan historique,

    cher et indispensable notre logique, les mouvements varis dune culture que nous ne connaissons souvent qu ltat fragmentaire et qui est en proie des ractions continuelles.

    Mais il est peu de sujets plus passionnants, car lInde de nos jours,

    entrane malgr elle dans la civilisation occidentale et tourmente par lobscur de son destin, reste encore attache par mille fibres son lointain pass et, en outre, il en est peu, si lon ose dire, de plus mal connus du grand public en France. Limit par une longue tradi-tion lOrient biblique, le lecteur franais, si familier avec les civili-sations de lgypte et de la Msopotamie, se sent trangement d-pays quand il foule le domaine de lInde ancienne ; tat social, reli-gion, philosophie, littrature, arts ne lui offrent que des aspects cho-quants et il est assez frquent quun visiteur mal prpar de lInde contemporaine nen revienne ravi que de la haute admiration quil y a conue de lOccident surtout.

    Essayer de mettre cet humaniste franais de plain-pied avec un

    monde si diffrent, lui faire comprendre quune humanit intelligente et sensible au plus haut point, se chiffrant chaque sicle et depuis une antiquit trs recule par des centaines de millions dindividus, a cherch dans une libert quasi absolue rsoudre tous les problmes qui se posent et se poseront toujours lesprit de lhomme, montrer

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    que cet effort, pour tranges parfois que puissent en paratre les r-sultats, est nanmoins respectable ou digne dune attention sympathi-que, tel est le but que nous nous sommes propos et qui justifiera peut-tre une entreprise trop hardie. Mme avec les erreurs et les la-cunes quelle comporte, peut-tre servira-t-elle de guide ceux dont elle aura excit la curiosit et qui y trouveront au moins quelques fl-ches directrices pour orienter leurs rflexions. Suggrer plutt quenseigner est lide qui a soutenu notre travail.

    En raison du caractre de cet ouvrage, il ne nous a pas sembl opportun de

    conserver aux termes de la langue sanscrite leur orthographe intgrale. On obser-vera cependant pour la prononciation les conventions suivantes :

    u et se prononcent toujours ou et o ; pourtant nous crivons le Bouddha ; ai et au, diphtongues, comme dans bail, cacaouette ; g toujours connue dans gai, guilleret ; , h comme tch avec une aspiration supplmentaire dans le second cas ; j comme dj ; pourtant nous crivons le djanisme ; sh, approximativement comme ch dans cheval.

    Retour la Table des Matires

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    LES ANCIENNES CIVILISATIONS DE LINDE

    ___________________________________________

    Introduction

    1. Le milieu gographique ; les races

    Retour la Table des Matires

    On ne peut comprendre et apprcier les anciennes civilisations de

    lInde que si on les rattache au pays o elles ont pris naissance ou se sont dveloppes, et aux hommes qui les ont produites et leur ont donn leur mouvement propre. Proposition banale, semble-t-il ; im-portante nanmoins dans ce sujet o le lecteur occidental ne saurait manquer dtre dconcert par tant de choses, ides, institutions, conditions de vie, faits de toute nature, qui heurtent en lui souvent ce qui lui semble acquis dfinitivement par toute lhumanit et valable pour tous les hommes, le bon sens et la raison.

    Quon imagine dj une contre dune tendue considrable, nour-

    rissant ds une poque fort recule des hommes par centaines de mille et des groupes sociaux troitement dlimits, qui se tient lcart des grandes voies humaines derrire la barrire montagneuse la plus im-pntrable de lancien monde, isole encore par ses ctes daccs dif-ficile pour qui vient de mer comme pour qui vient de larrire-pays, et qui pourtant subit lenvahisseur, est capable aussi dessaimer, ides et gens, mais na jamais connu dans son pass de faon durable ou per-manente, pour ainsi dire, une unit politique et religieuse, capable den garantir le dveloppement progressif, harmonieux et rationnel.

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    Vritable sous-continent de lEurasie avec son climat tropical, son nom mme est troublant : il ne correspond pas une unit facile d-limiter et il couvre trop de choses contradictoires. LInde na pu tre lorigine que la contre o coule le fleuve que les Grecs par lintermdiaire des Perses ont appel lIndus et qui ntait pour les indignes que le Sindhu (flumen) ; pour la tradition brahmanique, le pays des Bharata dsigne, comme on le verra, un autre domaine go-graphique et humain. Enfin ce que de nos jours les Anglais appellent lIndian Empire commence au Bloutchistan, o il encadre au Sud et carte de la mer lAfghanistan quil tient encore en respect par le North West frontier et les hautes valles qui descendent de lHindou Kouch et du Pamir ; puis limmense possession britannique longe le versant sud de lHimlaya, ne laissant chapper que le Npal, et sempare de lAssam, de la Birmanie jusqu dpasser le Salwyn et le Tennasserim, jusqu atteindre mme sur un point le Mkong.

    Dans le pays dont on essaiera de dcrire ici les civilisations, on ne

    comprendra que lInde de la valle indogangtique et du Dekkan avec Ceylan, son annexe naturelle ; cest pour maint lecteur le pays des Aryens et du Veda, du brahmanisme, du bouddhisme, des philoso-phies les plus raffines, des manifestations religieuses les plus ton-nantes, des grandes popes populaires, Mah-Bhrata et Rmyana, et de cette brillante littrature sanscrite qui se cristallise autour du nom de Klidsa.

    Le Dekkan, qui forme la partie centrale et mridionale de ce sous-

    continent, est gologiquement issu dune le granitique recouverte de dtritus volcaniques, qui a fait partie du mme monde que lAustralie, la Malaisie, Madagascar. Il se relve dans sa partie septentrionale par les monts sauvages du Vindhya, coups par les deux fosse profondes de la Tapti et de la Narbad et se prolonge du Nord-Ouest au Nord-Est par le mont Abou et les mont Aravalli au-dessus du dsert de Thar, le fate de Delhi, les collines de Rjmahal. Cest dans ce pays de monta-gnes, de bois, de jungles que lancienne littrature place les ermitages des rishi que tourmentent les dmons.

    Les deux rebords de ce plateau triangulaire, dont laltitude

    moyenne est de 600 1 200 mtres, sont les Ghtes, occidentaux et orientaux, qui se soudent leur extrmit mridionale pour former la

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    haute chane des Nilgiris : tandis que la mer dArabie, derrire une bande troite de lagunes, est domine par leurs brusques escarpement au couchant, les Ghtes orientaux saffaissent vers le golfe du Ben-gale, au ressac et aux cyclones redoutables, dans un prolongement de plaines basses et larges o la mer pntre sans y dessiner de havres profonds. Ceylan, avec le pont dlots qui lunit la cte du Coroman-del mais que limprialisme britannique na pas rattach aux services de lInde pour des fins militaires et politiques, tmoigne encore de cette ancienne origine australe trangre lEurasie.

    Lorsqu la fin de lge tertiaire (poque miocne) se dressrent,

    au-dessus de locan qui limitait au Nord ce pays austral, les monta-gnes qui sappellent Hindou-Kouch, Pamir, Himlaya, le bras de mer qui sparait ces deux pays fut peu peu combl par les terres char-ries des hautes croupes. LIndus, la Jamna, le Gange et leurs innom-brables affluents, ainsi que la riche valle de lHindoustan rsultrent de ce travail. Coupes par le fate montagneux que le plateau du Dek-kan prolonge jusqu Delhi, les eaux sorientrent, celles de lIndus vers le Sud-Ouest et la mer dArabie au risque de se perdre dans un pays sablonneux qui de plus en plus se desscha, celles de la Jamna et du Gange sinflchissant partir de ce fate vers lOrient jusquau moment o un nouveau plissement montagneux, le Rjmahal, leur laisse la libert de gagner la mer vers le Sud par les basses terres du Bengale.

    La pninsule indienne est ds lors cre, gardant toutefois dans sa

    vgtation, dans sa population, des marques de sa double origine. Au Nord, lHimlaya contient les vents glacs qui desschent les plateaux tibtains, et gouverne en partie le climat indien. Aprs que la mousson du Sud-Ouest a vers des pluies fertilisantes sur la cte de Malabar et ensuite sur celle du golfe du Bengale, elle ne tarde pas tre aspire dans un mouvement de succion qui lui fait remonter la valle du Gange au long de lcran himalayen jusqu celle de lIndus o elle se heurte aux vents secs de lIran. Lhiver, lHimlaya laisse passer le vent frais du Nord-Est qui procure des pluies la valle subhima-layenne comme lextrme Sud.

    Si les pluies des moussons, fort rgulires dans leur retour priodi-

    que, sont variables en intensit et par l dautant plus redoutables, la

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    chaleur est rgularise au point de ne varier quinsensiblement sur un espace de 26 de latitude. Dans la plus grande partie de ce domaine, il y a cinq mois frais, doctobre fvrier, les trois mois de mars, avril, mai forment la saison chaude, et les quatre autres mois la saison plu-vieuse, o la temprature est modre par la prsence des nuages. Peu de points du monde o lacclimatation et lentretien de lhomme aient t plus aiss. Deux rcoltes sont possibles dans la mme anne : celle des grains (pois, fves, bl) que la tideur de lhiver mne maturit avant la saison des pluies, celle du riz ou du coton dont lensemencement se fait au dbut de cette saison. Le peuplement y fut donc rapide et llment tranger ne pouvait manquer, les hommes ayant toujours t attirs, la sortie des pays secs ou glacs de lAsie centrale, par les valles des grands fleuves, table toujours servie leurs premiers besoins.

    Ltude des races retrace les origines et les progrs de ce peuple-

    ment : cest dans le pays archaque du Dekkan quon trouve les plus anciens chantillons des habitants prsents de lInde. Des hommes de petite taille, de peau trs sombre, fidles de trs vieilles coutumes, se drobant devant les plus civiliss, rduits parfois des tribus de quel-ques centaines dindividus, utilisant encore larc et les flches empoi-sonnes, parlant des dialectes apparents aux langues australes, les langues mund, tels sont les Sontal du Chota-Nagpur, par exemple, ou ces tribus retires encore au del de la valle du Gange dans les hauts contreforts de lHimlaya. Leurs affinits avec les races ngrodes de Birmanie, dAssam, dIndochine, dAustralie sont certaines, mais on ne peut savoir quel fut leur habitat primitif 1.

    Cest la prhistoire aussi que remonte linstallation dun ensem-

    ble de peuples unis par certaines affinits ethniques comme par la lan-

    1 Des indices dune civilisation trs ancienne qui font croire que trois mille ans avant notre re des liens sociaux existaient, entre la Chalde et les populations munda de lInde, ont t r-cemment relevs, tant par larchologie que par la linguistique. Dans la valle de lIndus, pays le plus expos aux influences trangres, des fouilles, Mohenjo-Daro, Harappa, ont rvl lexistence de trois cits superposes dont la plus ancienne remonterait la fin du quatrime millnaire. Loutillage employait la pierre polie et le cuivre ; lor et largent, la faence peinte taient connus ; la cramique dessins gomtriques noirs sur fond rouge appelle la compa-raison avec celle des fouilles du Baloutchistan, du Seistan ou de Suse. Un millier de tablettes en calcaire ou en autres matires,avec leur criture pictographique, avec leurs dessins danimaux, zbus, lphants, tigres, entre autres, voquent la fois une civilisation locale et des changes sociaux avec la Chalde primitive.

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    gue et quon a coutume de nommer Dravidiens. Moins trapus que les aborignes sans tre lancs, de peau fonce avec des cheveux tendant la frisure, dolichocphales et platyrrhiniques, les yeux noirs, cest aussi dans le Dekkan et Ceylan que se trouve leur masse la plus compacte, rsultat, semble-t-il, de mtissages trs anciens et conti-nuels avec les aborignes, race vigoureuse et bien adapte qui essaime aujourdhui largement sur toutes les ctes de locan Indien o fait dfaut la main-duvre locale.

    Des monts Vindhya aux ctes de Malabar, de Travancore et de Co-

    romandel se parlent le tamoul, le canarais, le telougou, le malayalam, langues de la famille dravidienne, dont le vocabulaire, la syntaxe et peut-tre aussi la littrature orale, totalement disparue aujourdhui, altreront la langue des envahisseurs aryens qui viendront plus tard et qui leur imposeront, sous les rserves prcites, civilisation et littra-ture. Des groupes de parlers dravidiens subsistent fragmentairement dans les hautes valles de la Narbad et de la Tapti, voisinant parfois avec des parlers mund et subissant comme ceux-ci des mouvements de recul devant les langues indo-aryennes.

    Existe-t-il une race dravidienne ? On la contest, on a souvent dit

    que les types ethniques de lInde offraient un dsordre inextricable. Les recensements rcents des Anglais affirment au contraire laccord du type ethnique avec les sujets parlant dravidien. Ce type est class parmi les sept principaux de lInde et il est, avec le type aryen, le plus pur. Mais bien avant linstitution de la caste, des croisements avec les envahisseurs aryens, scythiques, mongols et aussi avec les aborignes ont produit des mtissages nuancs qui nanmoins en certaines r-gions, forestires ou montagneuses, prsentent une grande fixit de caractres.

    Do venaient, ces Dravidiens ? Lhypothse la plus rcente fait

    tat dun parler dravidien, la langue brahu, qui subsiste au Blout-chistan, au milieu de langues iraniennes, dans les montagnes qui fer-ment lOuest la valle de lIndus. Ce groupe est ainsi isol de lensemble dravidien du Dekkan par le Sindh, le Rajputana, le Ka-thyawar, le Gujerat. Ce nest pas la pointe dun mouvement dinvasion partant du Sud et marchant vers lOuest, puisque ce serait quitter un pays humide et fertile pour gagner un pays de sable et

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    doasis. On y verrait plutt lindice qu certaine poque le vaste sous-continent indien a t recouvert de Dravidiens si nombreux que les derniers venus, partant dAsie Mineure ou des pays de la Caspienne, nont mme pu atteindre lIndus. A moins quil ne sagisse dun re-foulement vers la montagne de tribus inaptes la culture des plaines. Il est noter aussi que ces pasteurs parlant brahu appartiennent au groupe ethnique des Turco-iraniens : la langue du peuple conquis et assimil a seule ainsi subsist.

    Cest bien longtemps aprs les Dravidiens que sont venus, pousss

    par les mmes forces, dessiccation progressive de lAsie centrale, peut-tre aussi excs de population, ceux dont on a cru longtemps que leur habitat primitif tait lInde, les Aryens. Des hommes de haute sta-ture, dolichocphales, au nez troit, de peau claire, sont entrs par les passes du Nord-Ouest, non main arme, semble-t-il, mais pacifi-quement, tribus entires, dans la riche valle que baignaient les eaux des Sept Rivires, comme disent les potes vdiques, lactuel Penjab.

    Leur lieu dorigine est encore matire contestations. Il a t

    transport par les savants depuis la Bactriane jusquaux bords de la Baltique, cause de laffinit de noms darbres en sanscrit et en li-thuanien notamment, et, plus rcemment, aux plaines du Nord de la mer Noire ou encore de la Hongrie. Cest de cet habitat ancien, quel quil soit, que vers le milieu du troisime millnaire av. J.-C., ils se-raient passs de la priode nolithique lge du cuivre et du noma-disme lagriculture. Tandis que certaines tribus essaimaient vers lOuest de la pninsule eurasique o elles devaient laisser les langues mres de celles qui sy parlent aujourdhui, deux groupes prenaient la direction du Sud et de lOrient. Ceux qui devaient tre les Hittites, par la Thrace et le Bosphore, gagnaient les contres dAsie Mineure o lon a retrouv sur des tablettes du XVIe sicle des noms de dieux que connaissent aussi les textes vdiques. Les autres sacheminaient par le Don et le Caucase vers lIran, do certains dentre eux le long des valles de lHindou-Kouch, par la passe de Caboul et dautres moins vastes, vitant les rgions sches et glaces des plateaux du Nord, commenaient leur pntration dun pays habit par des gens de peau sombre, les Dasyu des pomes vdiques.

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    Pendant longtemps ces immigrants ne dpassrent pas la Sarasvat que lon identifie, plus ou moins srement cause des nombreuses modifications du rgime des eaux, avec un affluent du Satlej. Cest dans ce vestibule du Penjab que leurs tribus, moins nombreuses sans doute que celles des indignes, durent saccoutumer au rgime plu-vieux des moussons, tout en fusionnant avec plus ou moins de libert avec les premiers possesseurs.

    Tels apparaissent dun premier coup dil le milieu gographique

    et le personnel humain de lInde, laube des temps historiques. On a maintes fois insist sur linfluence de celui-l sur celui-ci. Cest au climat tropical, lexubrance de la vgtation, la puissance gran-diose de certains phnomnes naturels que lIndien, sans dfense, avec la mallabilit de lhumanit primitive, devrait ses religions ou ses philosophies qui conoivent la nature comme un dieu tirant de son sein un monde quil cre et dtruit linfini, son panthisme, sa han-tise de labsolu, la passivit de sa raison devant la religiosit, sa m-tempsycose, son aspiration lanantissement. loquentes gnralisa-tions qui ne doivent pas faire oublier que la vie a partout ses exigen-ces : toutes les poques on voit le mme Indien conqurir le terrain sur des races plus faibles, travailler et dfricher le sol, le fconder par une multiplication de villages, organiser la socit et lgifrer, ngo-cier et commercer mme outre-mer, difier des temples et non seule-ment des mystres, runir les matriaux disperss dune riche littra-ture populaire, adapter ses besoins un systme dcriture quil pos-sde encore, raffiner la langue de ses hautes castes, brasser enfin plein la matire et faire preuve en tous domaines dune activit labo-rieuse et intelligente qui ne cde nulle autre. O donc alors ce pes-simisme, cette rsignation ?

    Ce quont produit la configuration gographique de lInde, son iso-

    lement particulier, son climat, la richesse de son sol, cest dy avoir attir dabord des populations qui ont pu crotre et multiplier au point que presque aucun pays au monde nest aujourdhui plus peupl, mais ensuite aussi, aux temps historiques, des envahisseurs arms, plus presss souvent de dtruire et de profiter que dunir leurs efforts ceux qui avaient fait du pays une des plus fcondes mamelles de lhumanit ; cest aussi de navoir jamais eu besoin de jeter sa prolifi-cation, le fer et la flamme en main, sur les terres voisines.

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 15

    LIndien, part certaines priodes dinvasion trangre que lon

    devra tudier, travaille sur lui-mme, sur son propre sol, avec son pro-pre gnie. Les civilisations quil produit ont pu paratre somnoler ou mme tre en rgression certaines poques. Leur beaut ou leur puissance daction ne devront pas tre oublies de quiconque veut p-ntrer le monde qui se construit sous nos yeux.

    2. Vue densemble sur le dveloppement de la civilisation indienne

    Retour la Table des Matires

    Il ne peut tre question ici que de tracer une bauche du dvelop-

    pement de la civilisation indienne et encore dans cette bauche aux larges contours, on doit se proposer moins datteindre et de fixer au plus prs la vrit que dviter lerreur. La science du pass de lInde est encore en train de se faire.

    Il est facile de le comprendre : lInde na pas su par elle-mme se constituer

    des archives de son pass ; elle ne sest jamais fix de chronologie exacte et ses savants, les brahmanes, qui ont conserv des documents trs anciens, se sont can-tonns dans un troit domaine sacerdotal, fermant leurs yeux la vie relle, ne voulant rien noter, aucune poque, de la chane des vnements au milieu des-quels ils vivaient.

    La climat du pays ntait pas moins meurtrier : il dvorait des monuments qui

    sous dautres cieux se seraient maintenus. A diverses reprises les trangers, dans leur rue vers des peuples pacifiques et riches, achevaient luvre de la nature.

    Si nous avons quelques faits prcis de lInde ancienne, cest aux Grecs, les

    plus merveilleux artisans de pense humaine du monde antique, que nous le de-vons, mais ils sont rares et pour la Grce alexandrine lInde tait dj le pays des fables et des merveilles.

    Les plerins chinois, puis, tout rcemment, les documents tirs des sables de

    lAsie Centrale nous ont conserv de prcieux souvenirs de lInde bouddhique. Il a fallu la fondation de la Socit Asiatique de Calcutta en 1784 par William

    Jones et les travaux opinitres et gniaux de la science occidentale pour tablir

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 16

    enfin des rsultats positifs. Sans doute des lacunes sont combler et dimportantes questions resteront longtemps en suspens, mais enfin un bilan sommaire peut tre dress qui sera rparti sous les rubriques suivantes :

    En premier lieu, un ensemble de plusieurs sicles est caractris par la littra-

    ture vdique. Dans cette poque qui sarrte vers la fin du VIe, sicle avant notre re et dont le dbut est impossible fixer, il y a lieu de distinguer :

    1 Une priode qui serait reprsente parla collection dhymnes vdiques du

    Rigveda, que lon tient pour les documents les plus anciens de la civilisation in-dienne 2 une seconde, un peu postrieure, qui trouve son expression dans les trois autres Veda ; 3 une priode plus rapproche de nous qui couvrirait le VIIe et le VIe sicle, o slaborent ces commentaires sur le Veda qui sappellent les brhmana, les ranyaka, les upanishad. Priode, au reste, plus ou moins allonge selon les auteurs.

    Arrivs ce point nous voyons se dvelopper dans lInde deux grands syst-

    mes religieux qui, niant lautorit du Veda, donnent la pense indienne une orientation nouvelle : priode des grandes hrsies djaniste et bouddhique.

    Dautre, part, cest vers le mme temps que des contacts, attests par

    lhistoire, se produisent avec lIran dabord, puis avec la Grce, et partir de lexpdition dAlexandre commencent pour lInde plusieurs priodes dinvasions trangres et de ractions nationales : les tmoignages grecs, de nombreuses mon-naies, des inscriptions sur rocs nous font connatre les noms et les tats de princes dorigine grecque, des dynasties indignes et des princes indiens, dont les plus illustres sont les Maurya, jusquaux abords de lre chrtienne.

    Priode de troubles encore que les deux cents ans qui pivotent autour du dbut

    de cette re : des chefs trangers, scythes, parthes envahissent lInde, se taillent des principauts au Nord-Ouest et sindianisent. Parmi ces envahisseurs, les der-niers, les Kushna, semblent jouer un rle considrable : en fusionnant eux aussi avec la civilisation indigne, ils y introduisent des ferments qui ragissent sur ses arts, sa religion, sur toute sa pense.

    Du IVe sicle la fin du Ve sicle se dploie lge dor de la littrature sanscrite

    sous lempire brillant, mais trop peu durable des Gupta, que les Huns boulever-sent dans un raz de mare sans lendemain : temps darrt imperceptible dans lhistoire, mais dont on profitera pour dresser le bilan gnral des acquisitions de lInde depuis plus de quinze sicles.

    Retour la Table des Matires

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 17

    CHAPITRE PREMIER : LE VEDA

    1. Interprtation et description du Veda

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    Interprtation. Les Indiens appellent Veda un ensemble

    norme de textes parmi lesquels se trouvent les plus anciens tmoi-gnages de leur pass. Le nom, caractristique, signifie le savoir : il sagit du savoir par excellence, le savoir sacr. Selon la tradition indi-gne, encore accepte dans lInde, cette vaste littrature, quoique dorigine, de date, de pense trs diverses, parfois si difficile luci-der ou mme incomprhensible, est de rvlation divine, sans quil ait t ncessaire de runir un concile ou den dresser le canon pour en garantir la saintet.

    Nous y retrouvons, plus ou moins vigoureuses ou tnues, les raci-

    nes du bouddhisme et de tous les systmes imagins par le gnie in-dien, aussi bien que du brahmanisme : toute pense indienne en est issue, mais linterprtation en est aussi libre et aussi disparate que possible.

    A lorigine de lindianisme et jusqu une date rcente, le Veda a exerc sur

    les chercheurs europens, sduits par de pieux brahmanes, un prestige qui proc-dait moins peut-tre de la difficult de linterprtation que de la proccupation dy trouver lorigine de la vie sociale et religieuse de nos premiers anctres.

    La fivre de la dcouverte soulve lenthousiasme : longtemps on regarde la

    civilisation vdique comme la clef de vote de lhistoire universelle, comme une phase originale de notre histoire, comme les premiers balbutiements de lhumanit jetant un regard naf et profond sur la nature et ladorant dans son ternelle fcondit.

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 18

    La premire tude densemble est due Colebrooke (1805) qui avait lu en en-tier ce corpus immense non encore publi. Tandis quEugne Burnouf fonde au Collge de France la premire cole vdique dEurope, F. Rosen publie Calcutta en 1838 la 1re octoade de Rigveda.

    Linterprtation officielle de lInde se rattachait alors un savant Dekkanais

    du XIVe sicle, Syana, qui lui-mme se rfrait an Nirukta (tymologie) de Ys-ka, un commentateur antrieur Pnini, hritier lui-mme dun grand nombre dautres exgtes. La traduction anglaise de H. H. Wilson devait sinspirer de cette tradition (1850 et suiv.).

    Mais auparavant un lve de Burnouf, lAllemand R. Roth rompait avec la

    tradition ignorante et prtendait nexpliquer le Veda que par lui-mme et avec le secours de la philologie compare et de la langue de lAvesta : vrai fondateur des tudes vdiques, il tient les hymnes pour lexemple de la lyrique religieuse la plus ancienne. La traduction de Grassmann (Leipzig, 1876-1877) est fidle cette m-thode et lexagre.

    A. Ludwig (Prague, 1876-1888) cherche les ralits sous le texte sacr et

    dresse en trompe-lil un tableau factice de la socit vdique. Bergaigne ragit avec force contre ces conceptions : il dtruit ce Veda poti-

    quement naf et raisonnable (La Religion Vdique, 1878-83). On faisait la part trop belle une uvre dont la signification est souvent absconse. A ct dhymnes bien lucids et de belle inspiration, maint passage ne soulve que controverses sans fin et reste inintelligible, intraduisible. Les Indiens eux-mmes bien avant Syana ny comprenaient rien et taient obligs dinventer des inter-prtations. Avec une rudition toujours en veil, Bergaigne estime que les chants vdiques ne sont inspirs que par une religion savante, pleine de crmonies et de rites, dpourvue de tout lment spirituel. La langue est une sorte de jargon ma-onnique, intelligible aux seuls initis : rien des naves effusions de nos premiers pres, cest la routine du sacerdoce dont on veut nous faire une Bible de lhumanit ! Ainsi, les cultes et superstitions populaires, variables de tribu tribu, ny occupent quune place restreinte. Le monde des dieux ne contient aucune per-sonnalit prcise et dcisive ; ce nest point du cathnothisme, selon le mot de Max Mller dont la traduction paraissait de 1869 1873 ; il nest pas vrai que chaque dieu rgne tour de rle. Il sagit dune religion sotrique ou les mythes perdent toute valeur naturiste et svanouissent dans lexploitation sacerdotale ; le sacrifice, lui seul en dehors de la divinit, est la condition du cours normal des choses ; le culte dAgni et celui du Soma forment un ensemble de rites magiques auxquels le vulgaire ne peut avoir accs.

    Une cole indienne moderne est reprsente par R. Pischel et par K. Geldner

    (Vedische Studien 1889-1901) qui observent que le Veda est avant tout uvre

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 19

    indienne, donc que son interprtation exige la contribution des exgtes indignes, si tardive soit-elle.

    Oldenherg (Die Religion des Veda, 1894, trad. V. Henry, 1903) ignore Syana

    et sa suite, mais, avec une mthode ondoyante et vasive souvent, combine les rsultats acquis par Bergaigne ou dautres, ainsi que ses propres recherches : clectisme qui lui vaut bien des lecteurs.

    La traduction idale du Rigveda qui tiendra compte de la tradition indigne, de

    la liturgie et de la pense classique de lInde en mme temps que des dcouvertes de la science occidentale en philologie et, religions compares, reste encore faire.

    Description. La littrature vdique, telle que nous la prsente la

    tradition indigne, comprend dune part les livres rvls (ruti), et dautre part ceux qui sont privs de ce caractre divin.

    Sous la premire rubrique, elle embrasse trois catgories

    douvrages dont le fond, la forme, la date sont trs diffrents. Ce sont : 1 les Sanhit, collections dhymnes (ric), de formules magiques (yajus), de mlodies liturgiques (sman), dinvocations magiques (atharvan) ; 2 les Brhmana, traits sur le crmonial, recueils dexgse et de spculations religieuses, se rattachant en nombre plus ou moins grand chacune des collections prcdentes ; 3 les Aranyaka mditations sylvestres et les Upanishad rvlations secrtes , que lon ajoute aux recueils prcdents par des liens plus souvent traditionnels quauthentiques et qui contiennent lessentiel de la philosophie indienne. Ajoutons tout de suite que tout ce corpus est luvre de plusieurs sicles.

    Les quatre Sanhit, les seules qui nous aient t conserves, car on estime

    quil a pu y en avoir un plus grand nombre lorigine, sont celle du Rigveda, celle du Yajurveda, celle du Sma-Veda, celle de lAtharvaveda. Elles forment ce que les Indiens appellent plus prcisment les quatre Veda. On en possde diffrentes recensions ou branches (kh) ; une seule pour le Rigveda ; cinq pour le Ya-jurveda, trois pour le Smaveda ; deux pour lAtharvaveda ; et chacun de ces qua-tre Veda est muni de ces sortes dappendices en nombre variable qui sappellent brhmana, ranyaka, upanishad. Ainsi la littrature vdique est faite dune vaste srie duvres religieuses, de date et dinspirations varies et qui nont dautre unit que dtre le code sacr, encore que divergent et multiforme, du brahma-nisme.

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 20

    Selon la tradition indigne, de mme que les plus anciens de ces

    chants, ceux du Rigveda, ont t vus par des voyants (rishi) ou exhals par Brahman, tout cet ensemble religieux a t rvl ou entendu (ruta) et forme la ruti. Quelques divergences quelle admette parmi toutes ces laborations mystiques, la tradition saccorde sur le carac-tre sacr du Veda : on linterprte sa guise, pour ainsi dire, en toute libert de pense, et les bouddhistes, par exemple, ne font que contes-ter linterprtation quen donnent les brahmanes.

    Dautre part sur ce Veda rvl et sacr, on a greff comme des membres (an-

    ga) les sciences auxiliaires du Veda ; les Kalpastra ou Stra, sortes de codes en prose aphoristique qui rglent les fonctions les plus varies, accomplissement du sacrifice, crmonies domestiques, droit civil ou religieux, prescriptions variant avec chaque matre ou chaque cole parce que provenant de contres et dpoques diverses, et enfin tous les manuels qui traitent de la grammaire, de la mtrique, du lexique, de la phontique, de lastronomie mme, ncessaires linterprtation des livres saints. Tel est dans son ensemble composite et savant le Vednga, com-plment non divin, mais autoris de la littrature vdique.

    Le Rigveda. Cest le Rigveda qui, ainsi quen tmoignent la

    langue et la mtrique notamment, contient les chantillons les plus anciens de la posie indienne. Il nen existe plus quune seule recen-sion, celle de lcole kalaka ; elle comprend 1 028 hymnes (ric, skta), rpartis en dix livres ou cercles (mandala) dingale capa-cit. Une autre rpartition, plus artificielle et postrieure, le dcoupe en huit octoades (ashtaka) subdivises chacune en huit lectures (ad-hyya) formant leur tour des sections (varga).

    Ltude des principes de ces classifications a conduit des rsultats intres-

    sants : elle en dcle lhistorique. Dans les livres II VII qui proviennent chacun dune des grandes familles de rishi, les hymnes sont classs par divinit, ceux dAgni et dIndra tant en tte, et dans chaque srie ils sordonnent suivant un ordre de longueur descendant, le nombre des stances, le nombre des pieds, le nombre des syllabes mme jouant un rle dcisif, tandis que les livres eux-mmes se succdent selon le nombre de leurs hymnes, mais cette fois dans lordre ascen-dant. On ne peut imaginer un systme de critique o lindiffrence au fond et la valeur des choses soit port plus loin.

    Dans les autres mandala prvaut galement cette notion de nombre, mais se

    combinant et se diversifiant selon lorigine multiple des collections qui forment ces livres.

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 21

    On a pu par suite dmontrer qu une collection premire, faite dun coup, sur

    le mme plan (livres II VII et partie du Ier), sont venus sajouter, en tte et en queue, lautre partie du livre Ier, et le livre VIII, puis plus tard cet ensemble le chant IX, consacr tout au Soma qui coule clair (ce qui ne signifie pas que les matriaux de ce chant soient plus rcents) et en dernier lieu le chant X, o se m-lent du reste des lments nettement plus jeunes dautres encore assez anciens, et qui comprend des hymnes qui ont chapp aux classements prcdents, des pomes cosmogoniques ou philosophiques, des formules dincantations et des rites.

    Quant la rpartition en octoades, elle na t faite quen vue de ltude du

    texte ; lunit qui sert de base chaque lecture est la question (prana). Au surplus, ces classements sont moins systmatiques quils nauraient pu ltre, si le gnie indien naimait pas tant user en tout de compromis et d peu prs.

    Quelque importance quon prte la langue et la mtrique de ces

    hymnes pour en contrler lge, leur tmoignage nest pas toujours irrcusable, car le caractre du culte, selon quil est populaire ou sa-vant, a pu ragir par des termes plus ou moins archaques.

    La langue est moins caractrise par la richesse de ses flexions,

    lingniosit parfois arbitraire de sa structure dont la dcouverte a fait natre la philologie compare, que par son allure hiratique. Ce parler indo-europen nest pas celui de lhomme du peuple, inconnu de nous, mais do drivent le pli des bouddhistes et les prkrits ou langues vulgaires ; il est la langue dun clerg hrditaire qui maintient la tra-dition et la dfend du nologisme. Toutefois cest sans doute des abo-rignes qui vivent en esclaves dans la maison des aryens ou de ceux qui libres ne peuvent tre limins des ncessits de la vie sociale, que ce sanscrit vdique reoit la partie de son vocabulaire qui est trangre aux langues indo-europennes et lemploi des crbrales, caractristi-ques des parlers indignes : l aussi le mtissage se fait sentir.

    La mtrique vdique est trs diffrente de la mtrique classique : elle semble

    avoir pass du simple calcul des syllabes, groupes en lignes (pda) plus ou moins longues (8,11, 12, quelquefois 5 syllabes), et trois ou quatre fois rptes pour faire une stance, lessai de la cadence trochaque ou ambique. Des spculations mystiques sexercent sur chaque sorte de stance et prouvent lantiquit de ces formes potiques.

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 22

    Date de la littrature vdique. Quelle date peut-on assigner ces hymnes et en gnral la littrature vdique ? Ltat ancien de la langue, comme aussi les donnes gographiques du Rigveda font reje-ter lhypothse que les chanteurs vdiques auraient dj atteint le pays de Madhyadea (cours suprieur de la Jamna et du Gange jusqu Al-lahabad). Les donnes astronomiques daprs lesquelles on a voulu rejeter jusqu 4 000 ans avant lre chrtienne la rdaction des hym-nes, paraissent encore plus problmatiques.

    Les plus rcentes hypothses sont fondes sur les traits des rois de

    Mitni et des Hittites, o (voir p. 66) quelques noms de divinits rap-pellent certains dieux du panthon vdique : ces dieux taient-ils pro-to-iraniens, antrieurs la sparation des Aryens et des Iraniens, ont-ils t apports en Asie Mineure par quelque tribu originaire de lInde, ces questions ont t poses, mais elles ne peuvent tre rsolues ni en elles-mmes, ni de faon clairer la chronologie vdique.

    Faute de partir dun terminus a quo, lapparition du bouddhisme

    fournit un solide terminus ad quem ; on sait aussi, selon la formule de Ludwig, que le Veda ne suppose rien de ce que nous connaissons dans la littrature indienne, tandis que toute la littrature indienne, toute la vie sociale de lInde suppose le Veda. Le bouddhisme en particulier suppose une spculation philosophique, mtempsychose, pessimisme, dgot de laction, recherche de la dlivrance, dont les lments se trouvent sous forme rudimentaire dans les Brhmana et qui spanouit dans les Aranyaka et les Upanishad. Or le nirvna du Bouddha se place vraisemblablement dans la deuxime dcade du Ve sicle avant notre re (483 selon Fleet) ; par suite les plus anciennes Upanishad seraient antrieures 550 ; les Brhmana, qui sont des commentaires des collections vdiques, auraient t composs de 600 800 ; les par-ties les plus rcentes du Veda se placeraient dans les deux sicles pr-cdents et lon arriverait 1000 et 1200 pour le Rigveda. Telle tait la division adopte par Max Mller et que certains trouvent commode de conserver, sans pourtant attribuer toutes ces dates une valeur abso-lue.

    La confrontation avec lAvesta donne un rsultat diffrent : les Ve-

    da sont solidaires de lAvesta par la langue et parfois par la religion ; leur rdaction aurait exig moins de temps que dans lhypothse pr-

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 23

    cdente et aurait eu lieu durant le VIIe sicle, date de lAvesta, ne de-vanant ainsi que de peu le bouddhisme (S. Lvi).

    2. Civilisation indienne daprs le Rigveda

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    Quoi quon pense de lantiquit du Rigveda, on voit quelle sorte de

    renseignements sociaux et religieux on peut lui demander : nul tableau dune humanit primitive, pousse navement par la candeur morale ladoration de la nature, mais des faits bien plus limits, que le carac-tre sacerdotal de luvre restreint encore plus. Dans lhypothse dune chronologie raccourcie, ces renseignements ne portent mme pas sur une socit encore contemporaine des compilateurs vdiques : il nest pas plus de civilisation vdique que dpoque vdique.

    Le site gographique. La majeure partie des gens qui enten-

    daient la langue de ces hymnes taient venus du Nord-Ouest par les passes qui dbouchent sur le cours de lIndus, sans quon puisse prci-ser celles-ci. Ils connaissaient le Caboul (Kubh) et son affluent le Svt (Suvstu), le Kurram (Krumu), le Gomal (Gomat), et le pays des Sept Rivires leur est familier ; lEst de la Sarasvat (aujourdhui Sarsti) qui se trouve mi-chemin entre le Satlej (utudr) et la Jamna (Yamun) et dont limportance a beaucoup dcru depuis, leurs connaissances gographiques sont plus limites. Le Gange, mentionn une seule fois, ne parat pas avoir t connu, la Jamna lest peine davantage et ce sont, comme on sait, les fleuves essentiels de la litt-rature indienne. La ville de Pastyvant qui correspond au Poutiala moderne est lextrmit orientale du bassin de lIndus. Au Nord lHimalya est connu et cest sur le pic Mjavant, non identifi, que se trouve la plante du soma ; le lac aryanvant est le lac Wular, au Nord de rnagar. Au Sud, les monts Vindhya, la Narbad ne sont point mentionns ; mais il est tabli que les tribus aryennes ont atteint lOcan et que le mot Samudra ne signifie pas seulement dans les hymnes vdiques le cours infrieur de lIndus, mais la mer.

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 24

    Les habitants. Ces tribus disputent le pays des aborignes de peau sombre, nez cras (ansa), parlant un langage hostile (mrid-hravcas), pratiquant le culte phallique, mconnaissant les dieux vdi-ques et le sacrifice. Certains qui portent le nom dAja (chvres), de ighru (raifort) semblent attester lexistence du totmisme. En gn-ral, ce sont des Dsa ou Dasyu et des Pani, et ces noms si dtestables dsignent aussi des dmons, ennemis des dieux et dvorateurs du sa-crifice.

    Ces aborignes mnent la vie pastorale et en cas dattaque (le mot

    pour dsigner la guerre est gavisht, lutte pour les vaches), ils se rfu-gient avec leurs bestiaux dans des enceintes fortifies dune leve de terre et de palissades.

    On aurait tort dimaginer un tat de guerre perptuelle entre les

    aborignes et les envahisseurs : ces socits tendent samalgamer, il y a des mariages mixtes dans les familles de chefs. Parfois les abori-gnes sallient aux trangers, lorsque des clans aryens se livrent des luttes intestines. Ils nont donc pas t extermins, mais seulement refouls et rduits un tat tel que le nom de dsa a pris la significa-tion desclave : un roi aryen sappelle Divodsa, lesclave du ciel ; le sanskrit classique conserve le nom de ds pour dsigner la femme esclave. Cest dans un hymne assez tardif, lhymne Purusha, quapparat pour la premire fois le terme de dra pour dsigner lhomme de la plus basse classe et qui tait peut-tre lorigine le nom dune tribu aborigne asservie par des Aryens.

    Ressources de vie. On est libre de croire que le contact des abo-

    rignes a aid les Aryens se familiariser avec le pays : peut-tre sy sont-ils perfectionns dans la pratique de la chasse, grande ressource de certaines tribus aborignes. Outre larc et les flches avec lesquels ils affrontent les buffles et les lions mme, les Aryens emploient les piges et les fosses pour la capture des grosses btes, le filet pour celle des oiseaux. On ne sait sils ont su dompter llphant, quoiquils lappellent la bte sauvage munie de main (hastin). Le tigre, dont lhabitat se trouve dans les marcages du Tera ou du delta du Gange, devait leur rester inconnu.

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 25

    Pas dallusions la pche ; les rivires du Penjab sont peu pois-sonneuses ; les canots ne sont que des troncs darbres creuss et man-uvrs la pagaie.

    Cest la culture et llve du btail qui sont les principales occupa-

    tions. La culture tait dj pratique depuis longtemps par les envahis-seurs du Penjab, puisque le mot qui dsigne le labour est commun aux Indiens et aux Iraniens. La crale dsigne par le mot de yava (ult-rieurement orge ) est inconnue de nous. Le riz, qui pousse naturel-lement sur les berges du Gange, na pas encore t acclimat la culture. On pratique dj lirrigation.

    Lalimentation comprend outre les fruits, consomms en abon-

    dance comme aujourdhui, le lait, le beurre clarifi (ghi) auxquels on associe de faon varie le grain et la farine. La chair des animaux nest pas encore proscrite et lon consomme la chair des chevaux tus au sacrifice comme celle du menu btail ; mais la vache est dj rpu-te non tuer (aghny).

    Les deux boissons enivrantes sont le soma, qui avant la pntration

    dans lInde a pu tre emprunt des aborignes de lIran, mais qui, produit par une plante que les Aryens ne trouvaient pas dans leur pays nouveau et dj employ pour le culte, fut ensuite exclusivement r-serv au sacrifice, et la sur, obtenue, semble-t-il, par la distillation du grain : elle rend les hommes arrogants, colres, disent les potes, et les pousse au jeu et au blasphme.

    La place prise par llevage du btail est mille fois atteste ; la pos-

    session des vaches est lobjet des vux des potes ; les taureaux et les vaches suggrent lide de puissantes divinits ; la musique la plus douce qui puisse caresser loreille des dieux est le mugissement des vaches et de leurs veaux. Le lait et le beurre sont indispensables au sacrifice. Chaque jour le troupeau va patre en libert et il est ramen au parc la nuit et aux heures chaudes ; on trait les vaches trois fois par jour. Le buf laboure et charroie. Les chevaux ne servent qu la guerre, attels au char, ou aux jeux dquitation. Anes, brebis, chvres compltent lavoir dun riche matre de maison et les chiens lui ser-vent la garde du btail, la dfense de la maison, comme la chasse. Le chat ne semble pas avoir t domestiqu.

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 26

    Lindustrie est celle que pratiquent des artisans de campagne, utiles

    tous et estims de tous. Parmi eux est lhonneur le charron qui ou-vre instruments de culture et chars de guerre avec un art que le pote compare au sien. Le forgeron qui attise son feu avec une aile doiseau, travaille layas (latin aes), mot qui dsigne le cuivre, le bronze ou le fer. Le tanneur corroie les peaux, puisque nulle interdiction nempche encore dabattre des btes. Les femmes cousent, tissent, tressent des nattes. Rien nindique que des esclaves fussent astreints ou associs ces travaux.

    On a peu de dtails sur le costume, qui consistait en quelques v-

    tements de peau ou de laine tisse. Le luxe des deux sexes consiste dans les bijoux ports au cou, aux oreilles, aux pieds ; les cheveux sont peigns et huils, natts chez les femmes, enrouls chez les hommes ; quoique le rasoir soit connu, les hommes portent commu-nment la barbe.

    Vie sociale. Ce qui caractrise ainsi la vie sociale de lpoque ;

    cest la prdominance de la socit villageoise. Le mot de pur nindique pas encore la ville ; cest un enclos de palissades o se trou-vent les maisons de chaque famille. La case vdique o le feu est conserv pour les usages culinaires et rituels, ne fut pas, comme on la dit, le prototype du stpa bouddhique ; cest essentiellement, pos sur deux, quatre ou six piliers de bois, un toit de bambou recouvert de chaume. Les tombeaux sont des monticules de briques crues ou de mottes de terre, quadrangulaires et parfois ronds.

    Le type patriarcal de famille quil nous est donn de connatre, ne

    comporte pas la minutieuse rglementation des ges suivants : les ins-titutions familiales trahissent un tat social dj complexe, mais se bornent sy conformer. Cest le pre qui exerce les prrogatives, mais son nom voque lide de bont, non dautorit ou de crainte ; il a droit de chtiment sur ses fils, mais on blme lacte de cruaut dun pre qui crve les yeux de son fils. Il domine en quelque mesure le mariage de ses fils et de ses filles ; il peut vendre celles-ci ou les do-ter, mais aussi leur laisser le libre choix ; il ne les marie pas enfants. Quand il vieillit, son autorit passe aux mains de lan.

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 27

    Lhymne au mariage qui exalte lunion de Soma (le dieu Lune) et Sry (la fille du Soleil), montre que lessentiel du mariage est le lien qui unit les poux entre eux et labandon par lpouse de sa famille pour celle de son mari. Lhomme est monogame, quoique les chefs pratiquent la polygamie. La polyandrie est inconnue. Trs peu de limi-tation dans le choix des poux ; est interdite lunion du pre et de la fille, du frre et de la sur. Le remariage des veuves nest autoris, semble-t-il, quavec le frre du mort (niyoga), pour assurer celui-ci une descendance, car les enfants sont ncessaires pour accomplir les rites funraires.

    Le systme de proprit est mal connu. Il y a un bien familial qui

    appartient au chef de famille, mais il y a aussi des biens privs : btail, armes, bijoux. La terre en culture, que lon sait mesurer, est bien de famille, mais on ne sait si elle lest perptuit ni ce quelle devient la mort du chef de famille et on cite lexemple de la jeune Apl qui regarde comme son propre, lgal de ses cheveux, une terre qui lui vient de son pre. Rien ne prouve quil y ait eu un communisme aryen.

    Au-dessus de la famille, trois groupes sociaux plus larges enca-

    drent les hommes : cest le grma ou village (et dans certains auteurs la horde arme), le vi ou canton, le jana, comportant un groupe de vi. Il ny a pas de groupe plus large et lon ignore jusquo stend chacun de ceux-ci qui correspondent des divisions connues des In-do-Europens. Ainsi vi (cf. grec ) en parallle avec gens ou oppose le clan la famille au sens troit du mot. Des mots de mme racine indo-europenne nont pas mme signification sociale : le jana (cf. , gens) dsigne la fois la collectivit de la tribu et un homme individuellement.

    Le systme des castes nest pas encore pratiqu. Le seul passage o

    il en soit question, lhymne Purusha, est considr comme relative-ment tardif. A lorigine, ni le sacerdoce ni la fonction militaire ntaient hrditaires ; les guerriers comprenaient les artisans et culti-vateurs capables de porter les armes ; le terme de brhman pouvait sappliquer une personne distingue par sa vertu ou son gnie ou capable de recevoir linspiration divine. On essaie dexpliquer la caste logiquement par la complexit croissante des rapports sociaux, en te-

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 28

    nant compte dun lment dominant, la couleur, varna, qui diffrencie laborigne du conqurant et fait de lui un tre mprisable. On ima-gine les chefs de clan groupant autour deux, pour maintenir le pays conquis, des soldats qui les travailleurs manuels laissent dfinitive-ment la charge de les dfendre. On note aussi les complications crois-santes du rituel et la difficult pour le chef de faire le sacrifice sans le concours de prtres varis. Mais la raison elle seule ne peut rendre compte dun systme si particulier, et qui saurait dire jusqu quel point des usages propres aux aborignes mmes, adopts par les conqurants, sont intervenus ?

    Dautre part, on peut trouver dans le Rigveda la caste ltat em-

    bryonnaire, car on y connat une classe dominante, les kshatriya ; il y a des nobles, des gens de famille royale, et la royaut est hrditaire ; ct du pouvoir royal (kshatra), il y a un pouvoir sacr (brahman), et le peuple (vi).

    Les tribus sont sous le rgime monarchique et nous connaissons quelques dy-

    nasties royales. Le devoir du souverain est de protger ses sujets en temps de paix, il doit entretenir avec les tributs perus, les prises de butin et les dons de ses sujets un corps important de prtres pour lui et son peuple. Il ne parat pas avoir t in-tronis par les prtres ni avoir t propritaire de tout le pays.

    Parmi les gens de son entourage et au-dessous du senn chef darme d-

    tach pour de petites oprations, et du grman chef de village est le purohita ou chapelain domestique, qui est arriv au plus haut degr du pouvoir sacerdotal ; il accompagne le roi en guerre, seconde ses efforts par des prires et des incanta-tions et touche dimportantes gratifications rappeles dans les dnastuti (loge des dons). Le purohita est dj le type du ministre brahmanique qui dans la vie politi-que de lInde jouera plus tard un rle important.

    A ct du roi aussi se place lassemble du peuple (samiti), qui se runit sur

    une place spciale (sabh). Ces termes ont t parfois compris, le premier dans le sens dassemble de tribus, le second, de conseil des anciens ou encore dassemble de village.

    Les divertissements sont la danse, excute par des churs de filles ou

    dhommes, le chant, dont les hymnes vdiques attestent lessor, le jeu des instru-ments de musique, tambours, luths, fltes, les courses de chars et particulirement le jeu de ds, si souvent funeste et dont le but semble avoir t de jeter et de faire deviner vivement un certain nombre dobjets multiple de quatre.

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 29

    Le commerce est peu florissant et le besoin de monnaie sest encore si peu fait

    sentir que les changes se font par troc. Pourtant un type de valeur souvent men-tionne est la vache et on change aussi un petit ornement dor ou dargent, le nishka ; ct de la vente on connat aussi le marchandage, la dette et lemprunt dont le taux est inconnu.

    Il ne peut tre question de demander un recueil dhymnes religieux un expo-

    s du systme judiciaire. La moralit na t ni aussi candide quon limaginait au dbut des tudes indiennes ni aussi grossire quon la dit plus tard par raction. Des coutumes postrieures comme lexposition des parents gs, labandon des filles ne sont pas mentionnes, mais sil ny a pas encore de collges dhtares comme plus tard Vesal, au temps du Bouddha, la prostitution est pratique. Aucun passage ne nous renseigne sur le pouvoir judiciaire du roi. Le meurtre est puni par le systme pnal du wehrgeld, la valeur de lhomme tant estime cent vaches. Les dlits les plus frquents sont ceux qui lsent la proprit : vol, effrac-tion des maisons, brigandage. La punition du voleur est abandonne celui qui a subi le dommage, sans que jamais la mort ait t autorise. Le vol du btail tait si frquent quil y avait des gens spcialiss dans la recherche des btes soustraites, comme aujourdhui les Khoji du Penjab.

    La religion dans le Rigveda. En face de cette vie simple,

    somme toute, rurale et patriarcale, le Rigveda exprime une religion dune savante complexit. Lart des prtres a raffin un ensemble de croyances primitives sans doute, nationales ou locales, populaires ou rflchies, et spcul avec autant de fantaisie que de logique sur ces donnes si diverses. Si lon voulait en prsenter une esquisse trs g-nrale, on remarquerait dabord que le Rigveda ne contient que peu de traces des cultes des peuples primitifs : totmisme, animisme, fti-chisme ; le culte du serpent y est inconnu. Pourtant les pierres pres-surer le soma, les armes du guerrier, le poteau de sacrifice sont divini-ss. Un Indra ftiche est estim au prix de dix vaches. Il y a aussi des gnies ariens, les Ribhu, les Gandharva, des nymphes des eaux, les Apsaras, des formes dmoniaques de figure humaine ou animale, les Rkshasa, grands ennemis du sacrifice, qui tous semblent provenir de croyances populaires. Certains grands dieux sont parfois aussi conus sous forme animale, Indra comme taureau, le Soleil comme coursier, et le gnie qui retient les rivires sous les espces dun serpent tu par Indra, mais sans quon sache toujours distinguer nettement la part de la mtaphore, de lallgorie ou du vieux conte populaire.

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 30

    En ralit lAryen du Rigveda a dj franchi ds longtemps ltape dun animisme grossier et quand sa pense rencontre des lgendes ou des croyances primitives, elle tend les interprter comme des mani-festations des forces de la nature. Nulle unit, du reste, dans ces cou-rants dides o magie et mysticisme sentrecroisent, non sans hsita-tion, parmi beaucoup de fatras et dinintelligible ; nul dieu dont la per-sonne, si caractrise quelle soit, ne puisse tre orne de qualits d-robes quelque rival ; des dcalques frquents dune figure connue, voil ce que nous apportent ces documents religieux que nul prophte na jamais remanis, unifis et qui nen sont pas moins altrs.

    Ds le berceau, lInde est foncirement panthiste (Aug.

    Barth) : tout ce qui est grandiose, tout ce qui peut tre utile ou nuisi-ble, ciel, montagnes ou fleuves, plantes, animaux domestiques ou sau-vages, instruments de sacrifices et outils profanes, les maladies, le p-ch aussi sont lobjet de prires ou de dprcations. Mais il sagit moins dune adoration directe de lobjet que dun culte personnel adress celui qui en est lagent et dont la grandeur absorbe parfois lunivers.

    Les hymnes lAurore qui, lorigine, est la Femelle mythique

    (Bergaigne, op. cit., I, 142), sont de ceux qui expriment le mieux cette adoration de Dieu sous la forme de ses uvres, et la liturgie qui linvoque au sacrifice matinal na pu touffer le sentiment du pote :

    Cette lumire, la plus resplendissante des lumires, est venue. Le signe bril-

    lant, resplendissant, est n. Selon que Savitar la fait sortir pour que sa loi saccomplisse, la nuit cde la place laurore... Resplendissante, conductrice des jeunes vigueurs, elle a brill, la brillante ; elle a ouvert pour nous les portes ; mettant eu marche le monde mobile, elle a dcouvert pour nous des richesses. Laurore a veill tous les tres. Pour que celui qui tait couch marche, la bienfaisante ! un autre pour la richesse, soit pour en jouir, soit pour la chercher, pour que ceux qui voyaient peu voient au loin, laurore a veill tous les tres. Lun pour la souverainet, lautre pour la gloire, pour la grandeur, un autre pour chercher, un autre pour aller comme un but, pour voir soffrir leurs yeux les diffrents genres de vie, laurore a veill tous les tres.... Ils ont pass les mortels qui ont vu briller laurore ancienne. Maintenant cest nous quelle se montre. Et ils viennent dj ceux qui la verront dans les temps futurs... Levez-vous ! Le souffle vital nous est venu. Lobscurit est partie. La lumire arrive. Elle a laiss le chemin libre au soleil pour quil marche. Nous sommes arrivs linstant o la vie est prolonge ! (I, 113, trad. Bergaigne.)

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 31

    Dautres dieux naturistes, ce sont le Ciel, reprsent par Dyaus, la

    Terre, Prithiv, son pouse ; ce sont les divinits solaires qui sous des noms diffrents, Srya, Savitar, Pushn, Vishnu, Mitra, Varuna, sym-bolisent lnergie vivifiante du soleil ou sa rapidit, ou sa bienveil-lance ; ce sont la suite de leur grand matre Indra, les dieux de lorage, Rudra ct de qui se glisse dj iva, qui comme Vishnu dominera plus tard lhindouisme, mais reste encore comme celui-ci larrire-plan ; ce sont les vents (Vyu, Vta, les Marut), les Eaux, les Rivires, qui apportent les richesses et lavent les pchs.

    La figure la plus expressive est ici Indra. A lorigine, il a pu tre le

    dieu protecteur dun clan victorieux : on le voit en effet terrasser les Dsa ou Dasyu, peau noire, au nez camard, qui ne connaissent ni dieux ni rgles ; il lutte mme contre des familles aryennes comme celle des Tritsu et assure la victoire son protg le roi Suds :

    La marche quils marchrent vers la Parushn fut vers leur perte : l le rapide

    mme a trouv le repos. A Suds Indra a soumis les rapides ennemis, lhomme ceux qui ne parlent pas en hommes.... Dun seul coup avec violence, Indra a bris toutes leurs forteresses, leurs sept citadelles.

    A ce frle noyau historique, la lgende ajoute lexploit dun tueur

    de monstre : Indra est celui qui a tu Vritra, le serpent qui retient les eaux captives dans la montagne et son nom de Vritrahan rappelle le Verethraghna avestique. Un des nombreux hymnes qui clbrent cette vaillantise commence ainsi :

    Je veux publier les exploits dIndra, les premiers quil a accomplis arm du

    foudre : il a frapp le serpent, il a fray la route aux eaux, il a fendu le ventre des montagnes. Il a frapp le serpent qui gisait sur la montagne. Pour lui Tvashtar a forg la foudre qui bruit. Comme des vaches mugissantes, les eaux se sont h-tes, tout droit elles sont descendues la mer.

    Nul rcit de la prouesse divine, mais chaque strophe sont procla-

    mes la dfaite de son ennemi, la victoire et la gloire dIndra. Devenues les pouses du barbare, les eaux gardes par le serpent demeu-

    raient enfermes dans leur prison, comme les vaches chez le Pani. Lorifice des eaux qui tait obstru, il louvrit, celui qui frappa Vritra .... Eclair ni tonnerre ne lui ont de rien servi, ni le brouillard ni la grle quil avait suscite. Quand Indra

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 32

    et le serpent combattirent, le dispensateur des trsors remporta la victoire pour le prsent et pour les temps venir. (Trad. V. Henry.)

    On lui attribue aussi la conqute des vaches que les Pani tiennent

    enfermes. Sa chienne Saram a flair leur retraite, et devant les in-cantations et le feu des prtres, acolytes du dieu, la caverne souvre. Lun de ses compagnons a fait sortir les vaches, a fendu la caverne par la parole sainte, a cach lobscurit et fait voir le soleil. Ce sym-bole naturiste, la conqute des aurores qui sont, a-t-on dit, les vaches rouges du soleil, recouvre aussi une morale toute brahmanique et at-teste les droits du prtre sur les vaches que des avaricieux refusent aux sacrificateurs.

    Guerrier encore, Indra terrifie les Asura, dits pourvues dun

    charme occulte et malfique, lutte avec le Soleil, enlve les Aurores, multiplie les prouesses galantes et bachiques surtout. Son lment, cest la lutte et livresse au soma : il est le type idal du chef de clan aryen , mais il est aussi souverain et dmiurge.

    Combien diffrent de celui-ci le dieu cleste par excellence, Varu-

    na, source de toute vie et de tout bien ! Chez lui, les traits physiques sattnuent, quoiquil reste aussi un dieu solaire, et le ct moral saffirme. A ct du militant et fougueux Indra, il est le dieu majes-tueux derrire qui le philosophe entrevoit le dieu de lunivers : le soleil est son il, le ciel son vtement, louragan son souffle . Cest lui qui a construit le ciel et la terre et les a organiss. Il voit et entend tout, il est le gardien de lordre (rita). A Indra on rclame richesses et victoires, mais de Varuna on implore quil dlivre de langoisse, quil pardonne et compatisse. Telle est la noblesse morale du petit nombre dhymnes qui lui sont consacrs que lhistorien hsite soit rattacher son culte quelque influence smitique, antrieure larrive des Aryens dans lInde, soit y trouver une expression plus rcente du sentiment religieux.

    Elle est sage avec grandeur, la nature de celui qui a tay en les sparant ces

    deux mondes si vastes, Il a cart le ciel haut et grand ; oui, il a cart lastre et tendu la terre, Et je me dis moi-mme : Quand trouverai-je un refuge en Varuna ? Quelle offrande de moi gotera-t-il, apaisant sa colre ? Quand pourrai-je, ayant le cur pur, voir les effets de sa piti ? Je minforme de mon pch, Varuna, pour le connatre. Je vais interroger ceux qui savent. Tous les sages

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 33

    mme ne mont fait ensemble quune rponse : cest Varuna qui est irrit contre toi. Quel tait-il, Varuna, ce grand pch, pour que tu veuilles frapper le chantre ton ami ? Dis-le moi, infaillible qui gardes ta nature ? Puiss-je deve-nant sans pch, Dieu prompt, tchapper grce cet hommage. (VII, 86, trad. Bergaigne.)

    Quoique la crainte du chtiment ne soit pas ici trangre la

    contrition du pcheur, cet hymne nen reste pas moins un des mo-ments les plus levs de la posie religieuse de lInde ancienne.

    Avec Agni et Soma, on pntre plus profondment dans les arcanes

    de cette complexe religion. Agni, cest ds longtemps le feu matriel, qui aide les hommes, dnonce les ennemis ou les dmons tapis dans les tnbres ; il est le matre de la maison qui jamais ne sabsente, cest le dieu du foyer qui apporte prosprit et fcondit et quun culte constant environne : il est le pre des hommes : en lui exposant le nouveau-n, on dit :

    Daigne en ce jour le splendide Agni que voici te donner vie. Assure nos

    vies la dure. Sois dispensateur de vie, Agni, toi que fortifie la nourriture, dont le visage est inond de beurre, qui es n du sein du beurre. Bois le beurre, le doux miel des vaches. Comme un pre sur son fils, veille sur cet enfant.

    Il est aussi le dieu du sacrifice, issu du bois de lautel et mangeant

    le sacrifice. La spculation a travaill linfini sur son origine. Il est immortel, naissant et renaissant toujours des bois de friction, o il gt comme un germe assoupi, du ciel, des eaux de lorage do lclair le fait jaillir. Il sort ainsi des eaux primordiales et devient lan, le pre des dieux que le sacrifice engendre par une laboration dernire, il devient principe cosmogonique, me du monde partout rpandue, fluide de la vie universelle, sans cesser pourtant dtre vnr sous la forme du feu du foyer ou du sacrifice.

    Le sacrifice du soma, avec son extraction et son offrande aux

    dieux, une des principales crmonies du culte vdique, atteste une dmarche analogue de la spculation liturgique. Le mot dsigne au propre le fait dexprimer le jus dune plante, puis ce jus et cette plante elle-mme. On a suppos que ctait durant leur sjour dans lIran que les Indo-Iraniens auraient emprunt quelque culte aborigne cette drogue stupfiante ou excitante (le haoma avestique, le soma vdique)

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 34

    laquelle ils auraient attribu, comme les Grecs lont fait pour le vin (), les qualits agrables du medhu, lhydromel aim des Indo-Europens une phase antrieure de leur histoire commune.

    Mais ds lpoque des chanteurs vdiques, limagination religieuse

    sest dj empare de ces vieilles traditions et les a dformes. Selon le Rigveda, la plante soma, quelle quelle ait pu tre dj et par la suite, pousse sur le pic Mujvant et un aigle lapporte du ciel. Le suc, blanc ou jaune, ml leau, au lait, au ghi, lorge, est offert aux dieux et bu au cours de la crmonie par les hommes de haute caste, la sur, lalcool de grain, restant la boisson vulgaire.

    Ses proprits lont fait diviniser : puisquil donne la puissance,

    linspiration, la vigueur, la vie, limmortalit aux hommes comme aux dieux (et Indra est celui qui sen enivre le plus volontiers), cest quil est lui-mme dieu dnergie et de victoire. Ses hymnes remplissent tout un livre du Rigveda, mais jamais il ne prend forme humaine, acti-vit humaine ; il reste une nergie mystique.

    Cependant la spculation ne laisse pas de le raliser sous un aspect

    concret. Comme la plante sainte tait cueillie au clair de lune, que ses tiges macrant dans leau et le lait se gonflaient avant de dgorger le liquide jauntre, elle fut identifie par certaines coles fermes avec la lune, goutte dore du ciel (indu signifie goutte et lune), qui distille la rose matinale et qui fait crotre les plantes. Parfois mme Soma ne dsigne plus que la lune, mais ce travail dassimilation de la plante et de lastre nest jamais dfinitif, et la mtaphore triomphe encore lors-que, lassociant intimement au dieu guerrier, on en fait le taureau mu-gissant double corne dont Indra fait sa monture.

    Lanalogie est le procd courant de ces spculations ; labstraction

    qui demande, semble-t-il, moins limagination qu la raison est moins frquente. Peu de divinits abstraites, telles que raddh, la foi, Manyu, la colre ; certaines drivent dpithtes accoles un dieu : tel Prajpati, seigneur des cratures, pithte de Savitar ou de Soma, deviendra le Crateur. Notons encore que certains dieux sont unis par paires comme Mitra et Varuna ou par groupes, comme les Marut, les Vsu, les Aditya ( qui lon donne pour mre Aditi, figure trs vague).

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 35

    Les Vivedevh, tous les dieux incorporent parfois tout le monde divin et parfois aussi forment une divinit part.

    Ce qui domine les rapports de lhomme et de la divinit, cest que

    celle-ci est sous la dpendance de lhomme qui sait la contraindre par sa dvotion et par le sacrifice. Le sacrifice nest dune telle complexit que pour lier de faon plus inextricable la libert divine. Ce nest pas dire aussi que le dvot ne sache prendre une attitude respectueuse et se laisser aller des actions de grces, mais ceci peut aussi concourir au mme but : obtenir des dieux la victoire au combat, la richesse, des enfants, longue vie surtout. Les ides morales semblent assez indiff-rentes : les dieux sont forts, puissants plutt que bons et justes ; il convient de les exalter moins comme vrais que comme capables de secourir. Varuna seul, lomniscient, dont les espions guettent lhomme, semble traduire un veil de la conscience humaine. Fort peu de mysticisme en gnral : dans le repas que font en commun les pr-tres sur la victime, il ny a pas lacte de manger un dieu pour en obte-nir la vigueur.

    Le sacrifice le plus simple est le culte quotidien o chaque chef de

    famille officie lui-mme avec sa femme dans sa maison : il se com-pose de lait, de ghi, de grains. Le Rigveda, en tant que collection aris-tocratique du sacerdoce, ne donne que peu de renseignements sur ce culte populaire. Mais il est de grands sacrifices, comme celui du che-val, dont la dpense ne peut tre couverte que parle roi ou par les ri-ches, les gnreux (maghavan).

    Loffrande du Soma (agnishtoma) a t minutieusement rglemente et exige

    la prsence et laction de diffrents prtres dont chacun a sa spcialit : le hotar compose ou tout au moins rcite les hymnes consacrs ; ladhvaryu manipule les objets tout en murmurant prires et exorcismes ; ludgtar, dont les attributs lorigine taient plus importants, chante les chants du Sman tandis que plusieurs assistants, sept au moins, collaborent luvre.

    Le sacrifice humain nest attest nulle part. Le dixime livre du Rigveda que lon tient pour plus rcent que

    lensemble de la Samhit, marque les dbuts de la philosophie in-dienne. A des matriaux, eux aussi dorigine ancienne, il ajoute des doutes sur la multiplicit des dieux ; la cration de lunivers est rap-porte un ouvrier suprme, Vivakarman, ou un germe dor, Hira-

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 36

    nya garbha, qui est peut-tre un aspect de lnergie solaire ; on ima-gine le processus de cette cration, issue du nant et revtant sa pre-mire forme, eaux ou chaleur ; on affirme lunit de lunivers. Dans lhymne Purusha, dj mentionn comme le plus ancien tmoignage des classes sociales, cest le sacrifice dun gant primordial, Purusha, qui produit le monde, et le nom de Purusha sera conserv dans la phi-losophie postrieure sous diffrents aspects spirituels.

    Sur la vie post mortem, il y a encore peu de spculations. La d-

    pouille du mort ou ses cendres doivent tre confies la terre, ce qui indique une coutume ancienne de linhumation que le climat de lInde ou la migration ont pu modifier. Le destin des morts est obscur, tantt on les reprsente comme sunissant aux eaux et aux plantes, tantt vivant en paix avec les dieux du royaume de Yama, le premier et le roi des morts, tantt comme vivant entre eux lcart. Comme la vie des morts est imagine jusqu un certain point sur celle des vivants, le suicide des veuves par le bcher (anglais, suttee, transcription du sanscrit sat, femme vertueuse) a pu tre pratiqu, et on a voulu en trouver la justification dans le Veda, mais le texte prcis de cette rgle nest quun apocryphe d un commentateur hardi du XVIe sicle.

    Dans ce tableau qui ne peut tre que superficiel, on peut voir dj

    certaines tendances qui spanouiront ensuite avec plus daisance. Nulle opinion sur la divinit et ses rapports avec lhomme nest a priori limine ; de grossires superstitions ctoient les plus hautes aspirations, on ne recueille pas tous les anciens cultes pour en faire une somme, mais on nen expurge pas exactement la religion. Surtout une thologie minutieuse, toute puissante, dcole cole, sapplique sans souci dviter la divagation, codifier, construire et renchrir de subtilits. Rien de naf et de cohrent : des pomes artistiques ct dun bien plus grand nombre plats et secs ou dobscurit voulue ; beaucoup de notions qui semblent bizarres, parce quelles viennent de tribus, de clans, de voyants divers ou dpoques et de lieux diffrents et parce quelles sont cousues ensemble ; de la niaiserie mme et de linintelligible.

    Par l-mme, le Rigveda nest pas uvre indo-europenne ce nest

    pas la Bible de lhumanit. Cest une uvre indienne soit par certains de ses documents, soit par son mpris de les classer sur le plan histo-

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 37

    rique. Cest surtout une uvre de caste, propre un culte aristocrati-que, nullement primitive, mais drive et qui laisse dj le champ li-bre toute spculation possible.

    3. Les trois autres samhit ; les Brhmana, ranyaka et Upanishad

    Retour la Table des Matires

    Sur la priode de quelques centaines dannes (chronologie longue)

    qui spare lge ancien que le Rigveda nous a permis dentrevoir de lpoque o apparaissent les grandes hrsies, djanisme et boudd-hisme, nos sources comprennent les trois autres Veda et la littrature des commentaires vdiques : brhmana, ranyaka, upanishad.

    Avant dtudier les renseignements historiques et sociaux que nous

    donnent ces uvres, il nest pas inutile de les dcrire rapidement. Smaveda. Le Smaveda, collection de mlodies (sman) chantes au sa-

    crifice par ludgtar, se compose de deux parties : 1 lrcika, sorte de chanson-nier dont les 585 stances (ric) indpendantes les unes des autres et classes selon leur rythme ou selon les dieux auxquels elles se rapportent, sont des types de m-lodies, et 2 luttarrcika, deuxime chansonnier, contenant 400 chants de trois strophes en gnral, groupes daprs la suite des principaux sacrifices et dont les mlodies se trouvent presque toutes dans le premier recueil. Au total, louvrage comprend, sans les rptitions, 1 549 strophes qui sont empruntes peu prs toutes au Rigveda et par suite noffrent pas dintrt historique nouveau. Le commentaire en prose qui y est ajout le Tnclya-mah-brhmana en 25 livres (appel aussi Paca vima) en comporte davantage.

    Yajurveda. Le Yajurveda, comme le Smaveda, est aussi un recueil litur-

    gique fait en vue des prtres qui officient au sacrifice : il comprend les formules yajus) que murmure ladhvaryu an cours des actes sacrificiels. Comme ceux-ci sont multiples, la moindre drogation (si elle nest pas due au hasard et en ce cas corrige aussitt par le brahman, ce prtre qui est un vrai mdecin du sacrifice), est le fait dune cole qui la transmet et la cultive avec soin en rivalit avec une foule dautres coles dissidentes aussi. Ainsi les recensions de ces formules ont d tre nombreuses et Patajali va jusqu en compter cent une. Il ne nous en reste

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 38

    que cinq, lesquelles sordonnent sous ces deux rubriques : Yajurveda blanc et Yajurveda noir. Selon la tradition, le Blanc est pur : il ne contient en effet que des formules, en vers ou en prose, mais sans commentaire, tandis que le Noir, linverse, est un mlange et de formules et de brefs commentaires. Il est vraisem-blable que celui-ci est le plus ancien des deux et que de trs bonne heure on a ac-compagn chaque formule des actes du sacrifice o elles devaient tre murmu-res.

    Le Yajurveda noir a t compil par trois coles, celle de Taittirya, qui la ac-

    compagne dun brhmana, celle de Katha, celle de Maitryanya et lon a des fragments dune quatrime, celle de Kapishthala.

    Le Yajurveda blanc, dont le fond diffre trs peu de celui de son rival, a t

    compil par Vjasaneya et a inspir une uvre matresse de la littrature vdique, le atapatha-brhmana.

    La matire contenue dans la premire moiti du Yajurveda blanc, qui est aussi

    la plus ancienne, se rapporte aux crmonies religieuses les plus importantes : sacrifices de la nouvelle et de la pleine lune, culte des morts, du feu quotidien, des saisons trimestrielles, du soma, sacrifices danimaux ou de nourriture, prires pour obtenir le vjapeya (boisson rconfortante) et pour le rjasya (intronisation dun roi), formules pour lautel du feu dont la construction en briques crues dure plus dun an, pour les ftes de Sautrman, clbres par celui qui est malade dune ivresse de soma et aussi par le roi dtrn, par le brahmane, le kshatriya, le vaiya qui veulent accrotre leur pouvoir on leurs richesses ; sacrifice du cheval (ava medha), lacte le plus grandiose dun roi qui prtend lhgmonie.

    Notons dans les autres chapitres les rgles du sacrifice humain (purusha med-

    ha), tout fictif au surplus, lhymne qui doit y tre rcit (purusha skta), quelques formules sur lenterrement des morts, la description de loblation de lait chaud aux Avin (pravargya) et au chapitre final, lIsh-upanishad.

    Atharvaveda. LAtharvaveda est une compilation de matriaux les plus

    divers, charmes magiques surtout. Cest le Veda des Atharvan, mot qui dsigne lorigine le prtre du feu (cf. avest. aaurvan ou ravan, le mage des Mdes, chamane et sorcier) et ici la formule magique dincantation heureuse ; des char-mes malfiques y sont compris et cest ainsi un formulaire de magie blanche et de magie noire. Il comprend dans la recension de lcole aunaka 731 hymnes rpar-tis en vingt livres faisant un total de 6 000 vers. Il sen faut que tout y soit nou-veau et beaucoup demprunts ont t faits an Rigveda dans ses parties les moins anciennes. La classification des livres est en grande partie artificielle ; des char-mes de trois vers, puis de cinq, de six, de sept, de huit dix-huit, puis de trois et de un ou deux forment la matire des sept premiers livres ; des hymnes plus longs, allant de vingt-et-un quatre-vingt-neuf vers forment les livres VIII XIV, XVII et XVIII, tandis que les livres XV et XVI, celui-ci partiellement, sont en prose

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 39

    archaque. Cet arrangement nest pourtant pas entirement automatique ; des hymnes de mme objet sont souvent rapprochs ; les livres XIII XVIII ont une certaine unit, le livre XIV se rapporte au mariage, le livre XVIII au culte des morts. Le brhmana dont il est pourvu (Gopatha-Br.) nest quun centon dautres textes, notamment du atapatha.

    Un manuel de magie. Ce Veda, tenu pour moins saint que les

    autres, est exclu de la Triple Science (tray vidy), bien que ses rites magiques le fassent apparatre comme peut-tre le plus ancien. Mais si le magicien est comme une bauche do devait sortir le prtre, le temps est venu assez vite o le prtre, ce favori des dieux, a mpris le sorcier qui pactise avec les dmons. Dans lInde la magie est, en rgle, interdite au brahmane, comme au moine bouddhiste ou djaniste, mais avec des drogations innombrables.

    Ce manuel de magie est destin soulager des proccupations,

    rpondre des inquitudes de toutes sortes. Les charmes de longue vie (yushni) y tiennent une grande place et sont invoqus tout moment dcisif de lexistence, depuis la conception jusquau jour dernier. Parmi ceux-ci les charmes curatifs rvlent une mdecine en enfance qui use dun diagnostic sobre et de recettes o lexprience se subs-titue labsurde conception de la causalit, caractristique de toute ma-gie et de toute intelligence primitive ; la fivre (takman), reine des maladies, le poison et le venin, les vers intestinaux, les maladies de peau, lhmorragie, les blessures et les monstres qui agitent le som-meil sont conjurs par des exorcismes en mme temps que combattus par une pharmacie complique : appels par leur propre nom, dfinis et surveills dans leurs agissements, il faut que ces dmons cdent de-vant lenchantement du magicien. Le souci de la prosprit de toutes les entreprises, choix de lpouse, matrise de lamour, destruction des rivaux et tous les charmes sexuels ; construction de la maison, fonda-tion de la famille et maintien de la concorde familiale, abondance dans lagriculture, dans llevage du btail, dans le commerce, dans les voyages, succs au jeu, domination du feu et de leau, ces lments aussi nocifs que bienfaisants, tout cela donne occasion des rites et des formules que de multiples amulettes, choisies selon de strictes r-gles, corroborent de leur efficacit.

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 40

    En regard des formules bienfaisantes, mais que lon peut aussi lan-cer contre lennemi, dautres, les angiras, sont proprement malfi-ques : il y a un art dextraire les principes mauvais des meilleures cho-ses, de leau, du feu, du lait, de la nourriture ; les serments, les impr-cations, lenvotement, tous ces moyens de magie noire concourent rduire et anantir lobstacle ou lennemi.

    Lart nen est pas exempt et telle est la virtuosit du gnie indien quil na pu

    se dispenser de donner ces recettes une forme potique. On a soutenu, il est vrai, que la plus ancienne expression de la formule magique tait la prose, que par suite la posie magique avait pu prendre modle sur la posie sacrificielle, sa sur a-ne, mais aucun fait ne corrobore cette thse et rien ne garantit que les deux gen-res ne soient aussi anciens lun que lautre.

    Prose ou vers, un lien troit unit lexpression du charme et son contenu ;

    laltrer dune syllabe, en bouleverser la suite des mots serait le priver dun l-ment efficace. Le sorcier voit, pntre, dcrit lassaut des dmons, et cest sa force ; tel le graveur visionnaire des tentations de Saint Antoine, il tale au grand jour leurs gestes odieux ou burlesques ; par ses rptitions de syllabes, ses rimes, ses allitrations, ses comparaisons, quelquefois par son abracadabra, il les met nu, les conjure et lu tue. La posie nat ainsi spontanment de la ncessit de ren-forcer le charme magique de la toute puissance du verbe.

    Les Brhmana. Chacun des quatre Veda est, comme nous

    lavons vu, muni dun ou de plusieurs commentaires, les brhmana. Ce sont, comme le mot lindique, les explications fournies par un doc-teur en thologie sacrificielle (brahman) sur quelque point du rituel. Peu intressants pour lhomme de lettres, quoiquils contiennent aussi pas mal de mythes ou de rcits cosmogoniques (lgende de Purravas et dUrva, lgende du Dluge, et toutes sortes de contes allgoriques qui expliquent des rites, etc.), les brhmana, avec tout leur rabchage liturgique, sont des documents inapprciables pour ltude du sacrifice et du clerg.

    En raison de leur caractre explicatif, les brhmana ont t trs

    nombreux et un type trs ancien du genre est reprsent par le Yajur-veda noir o texte et commentaire sont runis. Nombre de ceux qui se sont multiplis sont tardifs et ce titre ne nous intressent pas ici.

    Daprs leur contenu essentiel, les Brhmana se ressemblent assez

    et ce sont toujours les mmes objets qui y sont traits, fait dautant

  • G. Courtillier Les anciennes civilisations de lInde (1930) 41

    plus remarquable que cette littrature qui fournit des listes gnalogi-ques ou entirement fantaisistes de cinquante ou soixante matres, se dveloppe sur plusieurs sicles. Il semble que cest au moment o lon a compil les collections vdiques (sanhit) que les commentateurs se sont mis crire leurs brhmana. Cette priode nest plus celle des chanteurs du Rigveda, localiss dans le Penjab et au surplus, elle est antrieure au bouddhisme auquel il nest fait aucune allusion.

    Les Aranyaka et les Upanishad. A ct des brhmana et sou-

    vent en opposition eux sest dvelopp un genre littraire rserv un plus petit nombre dinitis, les ranyaka et les upanishad, o la spculation philosophique se donne plus librement carrire.

    Dj dans le Rigveda, perce parfois quelque doute sur les dieux

    populaires, et les rishi, compositeurs des hymnes, nappartiennent pas tous la classe brahmanique. Dans lAthar