Gide Voyage Au Congo

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Andr Gide

VOYAGE AU CONGOCarnets de route

(1927)

Table des matires CHAPITRE PREMIER Les escales Brazzaville .................... 5 CHAPITRE II La lente remonte du fleuve ........................... 23 CHAPITRE III En automobile ...............................................46 APPENDICE AU CHAPITRE III ............................................68 CHAPITRE IV La grande fort entre Bangui et Nola .......... 76 CHAPITRE V De Nola Bosoum ........................................ 103 CHAPITRE VI De Bosoum Fort-Archambault ................ 156 CHAPITRE VII Fort-Archambault, Fort-Lamy ................. 176 APPENDICE AU CHAPITRE VII .........................................226I ................................................................................................ 226 II .............................................................................................. 231

propos de cette dition lectronique .................................232

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la Mmoire de JOSEPH CONRAD

Better be imprudent moveables than prudent fixtures. KEATS.

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CHAPITRE PREMIER Les escales Brazzaville

21 juillet. Troisime jour de traverse. Indicible langueur. Heures sans contenu ni contour. Aprs deux mauvais jours, le ciel bleuit ; la mer se calme ; lair tidit. Un vol dhirondelles suit le navire. On ne bercera jamais assez les enfants, du temps de leur prime jeunesse. Et mme je serais davis quon ust, pour les calmer, les endormir, dappareils profondment bousculatoires. Pour moi, qui fus lev selon des mthodes rationnelles, je ne connus jamais, de par ordre de ma mre, que des lits fixes ; grce quoi je suis aujourdhui particulirement sujet au mal de mer. Pourtant je tiens bon ; je tche dapprivoiser le vertige, et constate que, ma foi, je tiens mieux que nombre de passagers. Le souvenir de mes six dernires traverses (Maroc, Corse, Tunisie) me rassure. Compagnons de traverse : administrateurs et commerants. Je crois bien que nous sommes les seuls voyager pour le plaisir . Quest-ce que vous allez chercher l-bas ? Jattends dtre l-bas pour le savoir.5

Je me suis prcipit dans ce voyage comme Curtius dans le gouffre. Il ne me semble dj plus que prcisment je laie voulu (encore que depuis des mois ma volont se soit tendue vers lui) ; mais plutt quil sest impos moi par une sorte de fatalit inluctable comme tous les vnements importants de ma vie. Et jen viens presque oublier que ce nest l quun projet de jeunesse ralis dans lge mr ; ce voyage au Congo, je navais pas vingt ans que dj je me promettais de le faire ; il y a trente-six ans de cela. Je reprends, avec dlices, depuis la fable I, toutes les fables de La Fontaine. Je ne vois pas trop de quelle qualit lon pourrait dire quil ne fasse preuve. Celui qui sait bien voir peut y trouver trace de tout ; mais il faut un il averti, tant la touche, souvent, est lgre. Cest un miracle de culture. Sage comme Montaigne ; sensible comme Mozart. Hier, inondation de ma cabine, au petit matin, lors du lavage du pont. Un flot deau sale o nage piteusement le joli petit Gthe letherbound, que mavait donn le Comte Kessler (o je relis les Affinits). 25 juillet. Ciel uniformment gris ; dune douceur trange. Cette lente et constante descente vers le sud doit nous amener Dakar ce soir. Hier des poissons volants. Aujourdhui des troupeaux de dauphins. Le commandant les tire de la passerelle. Lun deux montre son ventre blanc do sort un flot de sang. En vue de la cte africaine. Ce matin une hirondelle de mer contre la lisse. Jadmire ses petites pattes palmes et son bec6

bizarre. Elle ne se dbat pas lorsque je la prends. Je la garde quelques instants dans ma main ouverte ; puis elle prend son vol et se perd de lautre ct du navire. 26 juillet. Dakar la nuit. Rues droites dsertes. Morne ville endormie. On ne peut imaginer rien de moins exotique, de plus laid. Un peu danimation devant les htels. Terrasses des cafs violemment claires. Vulgarit des rires. Nous suivons une longue avenue, qui bientt quitte la ville franaise. Joie de se trouver parmi des ngres. Dans une rue transversale, un petit cinma en plein air, o nous entrons. Derrire lcran, des enfants noirs sont couchs terre, au pied dun arbre gigantesque, un fromager sans doute. Nous nous asseyons au premier rang des secondes. Derrire moi un grand ngre lit haute voix le texte de lcran. Nous ressortons. Et longtemps nous errons encore ; si fatigus bientt que nous ne songeons plus qu dormir. Mais lhtel de la Mtropole, o nous avons pris une chambre, le vacarme dune fte de nuit, sous notre fentre, empche longtemps le sommeil. Ds six heures, nous regagnons lAsie, pour prendre un appareil de photo. Une voiture nous conduit au march. Chevaux squelettiques, aux flancs rabots et sanglants, dont on a badigeonn les plaies au bleu de Prusse. Nous quittons ce triste quipage pour une auto, qui nous mne six kilomtres de la ville, traversant des terrains vagues que hantent des hordes de charognards. Certains perchent sur le toit des maisons, semblables dnormes pigeons pels. Jardin dEssai. Arbres inconnus. Buissons dhibiscus en fleurs. On senfonce dans dtroites alles pour prendre un avant-got de la fort tropicale. Quelques beaux papillons, semblables de grands machaons, mais portant, lenvers des ailes, une grosse macule nacre. Chants doiseaux inconnus, que je7

cherche en vain dans lpais feuillage. Un serpent noir trs mince et assez long glisse et fuit. Nous cherchons atteindre un village indigne, dans les sables, au bord de la mer ; mais une infranchissable lagune nous en spare. 27 juillet. Jour de pluie incessante. Mer assez houleuse. Nombreux malades. De vieux coloniaux se plaignent : Journe terrible ; vous naurez pas pire Somme toute, je supporte assez bien. Il fait chaud, orageux, humide ; mais il me semble que jai connu pire Paris ; et je suis tonn de ne pas suer davantage. Le 29, arrive en face de Konakry. On devait dbarquer ds sept heures ; mais depuis le lever du jour, un pais brouillard gare le navire. On a perdu le point. On ttonne et la sonde plonge et replonge. Trs peu de fond ; trs peu despace entre les rcifs de corail et les bancs de sable. La pluie tombait si fort que dj nous renoncions descendre, mais le commandant nous invite dans sa ptrolette. Trs long trajet du navire au wharf, mais qui donne au brouillard le temps de se dissiper ; la pluie sarrte. Le commissaire qui nous mne terre nous avertit que nous ne disposons que dune demi-heure, et quon ne nous attendra pas. Nous sautons dans un pousse, que tire un jeune noir mince et vigoureux . Beaut des arbres, des enfants au torse nu, rieurs, au regard languide. Le ciel est bas. Extraordinaire quitude et douceur de lair. Tout ici semble promettre le bonheur, la volupt, loubli.

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31 juillet. Tabou. Un phare bas, qui semble une chemine de steamer. Quelques toits perdus dans la verdure. Le navire sarrte deux kilomtres de la cte. Trop peu de temps pour descendre terre ; mais, du rivage samnent deux grandes barques pleines de Croumens. LAsie en recrute soixante-dix pour renforcer lquipage quon rapatriera au retour. Hommes admirables pour la plupart, mais quon ne reverra plus que vtus. Dans une minuscule pirogue, un ngre isol chasse leau envahissante, dun claquement de jambe contre la coque. 1er aot. Image de lancien Magasin Pittoresque : la barre Grand-Bassam. Paysage tout en longueur. Une mer couleur th, o tranent de longs rubans jauntres de vieille cume. Et, bien que la mer soit peu prs calme, une houle puissante vient, sur le sable du bord, taler largement sa mousse. Puis un dcor darbres trs dcoups, trs simples, et comme dessins par un enfant. Ciel nuageux. Sur le wharf, un fourmillement de noirs poussent des wagonnets. la racine du wharf, des hangars ; puis, de droite et de gauche, coupant la ligne darbres, des maisons basses, aplaties, aux couvertures de tuiles rouges. La ville est crase entre la lagune et la mer. Comment imaginer, tout prs, sitt derrire la lagune, limmense fort vierge, la vraie Pour gagner le wharf, nous prenons place cinq ou six dans une sorte de balancelle quon suspend par un crochet une lingue, et quune grue soulve et dirige travers les airs, audessus des flots, vers une vaste barque, o le treuil la laisse lourdement choir.

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On imagine des joujous requins, des joujous paves, pour des naufrages de poupes. Les ngres nus crient, rient et se querellent en montrant des dents de cannibales. Les embarcations flottent sur le th, que griffent et bchent de petites pagaies en forme de pattes de canard, rouges et vertes, comme on en voit aux ftes nautiques des cirques. Des plongeurs happent et emboursent dans leurs joues les picettes quon leur jette du pont de lAsie. On attend que les barques soient pleines ; on attend que le mdecin de Grand-Bassam soit venu donner je ne sais quels certificats ; on attend si longtemps que les premiers passagers, descendus trop tt dans les nacelles, et que les fonctionnaires de Bassam, trop empresss les accueillir, balancs, secous, chahuts, tombent malades. On les voit se pencher de droite et de gauche, pour vomir. Grand-Bassam. Une large avenue, cimente en son milieu ; borde de maisons espaces, de maisons basses. Quantit de gros lzards gris fuient devant nos pas et regagnent le tronc de larbre le plus proche, comme un jeu des quatre coins. Diverses sortes darbres inconnus, larges feuilles, tonnement du voyageur. Une race de chvres trs petite et basse sur jambes ; des boucs peine un peu plus grands que des chiens terriers ; on dirait des chevreaux, mais dj cornus et qui dardent par saccade un trs long aiguillon violtre. Transversales, les rues vont de la mer la lagune ; celle-ci, peu large en cet endroit, est coupe dun pont quon dirait japonais. Une abondante vgtation nous attire vers lautre rive ; mais le temps manque. Lautre extrmit de la rue se perd dans le sable dune sorte de dune ; un groupe de palmiers huile ; puis la mer, quon ne voit pas, mais que dnonce la mture dun grand navire.

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Lom (2 aot). Au rveil, un ciel de pluie battante. Mais non ; le soleil monte ; tout ce gris plit jusqu ntre plus quune bue laiteuse, azure ; et rien ne dira la douceur de cette profusion dargent. Limmense lumire de ce ciel voil, comparable au pianissimo dun abondant orchestre. Cotonou (2 aot). Combat dun lzard et dun serpent dun mtre de long, noir lam de blanc, trs mince et agile, mais si occup par la lutte que nous pouvons lobserver de trs prs. Le lzard se dbat, parvient chapper, mais abandonnant sa queue, qui continue longtemps de frtiller laveuglette. Conversations entre passagers. Je voudrais comme dans le Quotidien ouvrir une rubrique, dans ce carnet : Est-il vrai que Est-il vrai quune socit amricaine, installe Grand-Bassam, y achte lacajou quelle nous revend ensuite comme mahogany du Honduras ? Est-il vrai que le mas que lon paie 35 sous en France ne cote que etc. Libreville (6 aot), Port-Gentil (7 aot). Libreville, dans ce pays enchanteur, o la nature donne Des arbres singuliers et des fruits savoureux,

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lon meurt de faim. Lon ne sait comment faire face la disette. Elle rgne, nous dit-on, plus terrible encore lintrieur du pays. La grue de lAsie va cueillir fond de cale les caisses quelle enlve dans un filet larges mailles, puis dverse dans le chaland transbordeur. Des indignes les reoivent et sactivent avec de grands cris. Coince, heurte, prcipite, cest merveille si la caisse arrive entire. On en voit qui clatent comme des gousses, et rpandent comme des graines leur contenu de botes de conserve. Jen saisis une. F., agent principal dune entreprise dalimentation, qui je la montre, reconnat la marque et maffirme que cest un lot de produits avaris qui na pu trouver acheteur sur le march de Bordeaux. 8 aot. Mayoumba. Lyrisme des pagayeurs, au dangereux franchissement de la barre. Les couplets et les refrains de leur chant rythm se chevauchent 1. chaque enfoncement dans le flot, la tige de la pagaie prend appui sur la cuisse nue. Beaut sauvage de ce chant semi-triste ; allgresse musculaire ; enthousiasme farouche. trois reprises la chaloupe se cabre, demi dresse hors du flot ; et lorsquelle retombe un norme paquet deau vous inonde, que vont scher bientt le soleil et le vent. Nous partons pied, tous deux, vers la fort. Une alle ombreuse y pntre. tranget. Clairires semes de quelques huttes de roseaux. Ladministrateur vient nous en tipoye 2, et en met aimablement deux autres notre disposition. Il nous emmne, alors que nous tions dj sur le chemin du retour ; etJe retrouverai ce chevauchement si particulier, dans les chants de la rgion du Tchad. 2 Fauteuil suspendu entre deux palmes du gigantesque palmierban.1

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nous rentrons de nouveau dans la fort. vingt ans je naurais pas eu joie plus vive. Cris et bondissements des porteurs. Nous revenons par le bord de la mer. Sur la plage, fuite perdue des troupeaux de crabes, hauts sur pattes et semblables de monstrueuses araignes. 9 aot, 7 heures du matin. Pointe Noire 3. Ville ltat larvaire, qui semble encore dans le sous-sol.

Cest ce point de la cte, que doit aboutir le chemin de fer de Brazzaville-Ocan, seul moyen dobvier lembouteillage de notre colonie. Le Congo serait un dbouch naturel pour les richesses de lintrieur ; mais, non loin de la cte, ce fleuve traverse une rgion montagneuse, il cesse dtre navigable partir de Matadi et ne le redevient quau Stanley Pool (Brazzaville-Kinshassa). Matadi est reli Kinshassa par le chemin de fer que le roi Lopold fit excuter en Congo belge, sur les indications et sous la direction du colonel Thys. Ce chemin de fer qui fonctionne depuis 1900 traverse la rgion que J. Conrad devait encore traverser pied en 1890 et dont il parle dans Cur de Tnbres livre admirable qui reste encore aujourdhui profondment vrai, jai pu men convaincre, et que jaurai souvent citer. Aucune outrance dans ses peintures : elles sont cruellement exactes ; mais ce qui les dsassombrit, cest la russite de ce projet qui, dans son livre, parat si vain. Si coteux quait pu tre, en argent et en vies humaines, ltablissement de cette voie ferre, prsent elle existe pour limmense profit de la colonie belge et de la ntre. Mais dsormais elle est insuffisante ; quel point, cest ce que cette lettre du Prsident de la Chambre de Commerce belge Kinshassa, laisse entrevoir : La situation, au point de vue du cargo gnral magasin , (cest-dire : marchandises de commerce emballes en caisses) est plus inextricable quelle ne la jamais t. Au 1er janvier 1926, il y avait dans les magasins de la Manucongo Matadi 6 089 200 kilos de marchandises en souffrance. Dans ce stock, on comptait 694 tonnes du Rogier parti en octobre. Ce dernier steamer tait Matadi depuis plus de soixante-dix jours, et pas un seul colis navait encore t dcharg au moment o je me trouvais Matadi.

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9 aot, 5 heures du soir. Nous entrons dans les eaux du Congo. Gagnons Banane dans la vedette du commandant. Chaque occasion de descendre terre nous trouve prts. Retour la nuit tombante. La joie est peut-tre aussi vive ; mais elle entre en moi moins avant ; elle veille un cho moins retentissant dans mon cur. Ah ! pouvoir ignorer que la vie rtrcit devant moi sa promesse Mon cur ne bat pas moins fort qu vingt ans. Lente remonte du fleuve dans la nuit. Sur la rive gauche, au loin, quelques lumires ; un feu de brousse, lhorizon ; nos pieds leffrayante paisseur des eaux. (10 aot). Un absurde contretemps mempche, en passant Bma (Congo belge), daller prsenter mes respects au Gouverneur. Je nai pas encore bien compris que, charg de mission, je reprsente, et suis ds prsent un personnage officiel. Le plus grand mal me gonfler jusqu remplir ce rle.

Les chargements des 4 steamers franais : Alba, Europe, Tchad, Asie, comportant prs de 80 000 dames-jeannes et un nombre considrables de caisses de vin, restaient en souffrance dans les magasins de la Manucongo.

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Matadi 4 (10 aot), 6 heures du soir Partis le 12, 6 heures du matin arrivs Thysville 6 h. 1/2 du soir. Nous repartons vers 7 heures du matin, pour narriver Kinshassa qu la nuit close. Le lendemain traverse du Stanley-Pool. Arrive vendredi 14 9 heures du matin Brazzaville 5. Brazzaville. trange pays, o lon na pas si chaud que lon transpire. chasser les insectes inconnus, je retrouve des joies denfant. Je ne me suis pas encore consol davoir laiss chapper un beau longicorne vert pr, aux lytres damasquins, z La seule raison dtre de cette ville est sa position au point terminus de la navigation et la tte de ligne du chemin de fer. Construite en toute hte au milieu des rochers, dans des conditions aussi peu hyginiques que possible, elle laisse la plus dtestable impression tous les Franais, qui sont obligs dy sjourner, malgr lobligeance des fonctionnaires du chemin de fer belge. A. Chevalier, LAfrique centrale franaise, p. 3. 5 La voie ferre (de Matadi Kinshassa) qui se continue pendant 400 kms travers une vritable Suisse africaine, a exig un grand nombre de travaux dart et cot environ 70 millions. Elle est entirement luvre du Colonel Thys, qui en prsenta le projet ds 1887. Les premiers travaux de terrassement furent commencs en mars 1890, mais ce nest que huit ans plus tard, en mars 1898, que la locomotive arriva au Stanley-Pool. Actuellement la compagnie fait plus dun million de recettes par mois. Non seulement elle draine tous les produits de lintrieur du Congo belge, mais elle est aussi lunique voie actuellement praticable pour accder dans le Moyen-Congo, dans la Sangha, dans lOubangui et dans les territoires du Tchad. Chevalier, ibid., p. 3.4

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brs, couverts de vermiculures plus fonces ou plus ples ; de la dimension dun bupreste, la tte trs large, arme de mandibules-tenailles. Je le rapportais dassez loin, le tenant par le corselet, entre pouce et index ; sur le point dentrer dans le flacon de cyanure, il mchappe et senvole aussitt. Je mempare de quelques beaux papillons porte-queue, jaune soufr maculs de noir, trs communs ; et dun autre un peu moins frquent, semblable au machaon, mais plus grand, jaune zbr de noir (que javais vu au Jardin dEssai de Dakar). Ce matin, nous sommes retourns au confluent du Congo et du Djou, six kilomtres environ de Brazzaville. (Nous y avions t hier au coucher du soleil.) Petit village de pcheurs. Bizarre lit de rivire sec, trac par une incomprhensible accumulation de boulders presque noirs ; on dirait la morne dun glacier. Nous bondissons de lune lautre de ces roches arrondies, jusquaux bords du Congo. Petit sentier, presque au bord du fleuve ; crique ombrage, o une grande pirogue est amarre. Papillons en grand nombre et trs varis ; mais je nai quun filet sans manche et laisse partir les plus beaux. Nous gagnons une partie plus boise, tout au bord de laffluent, dont les eaux sont sensiblement plus limpides. Un fromager norme, au monstrueux empattement, que lon contourne ; de dessous le tronc, jaillit une source. Prs du fromager, un amorphophallus violet pourpr, sur une tige pineuse de plus dun mtre. Je dchire la fleur et trouve, la base du pistil, un grouillement de petits asticots. Quelques arbres, auxquels les indignes ont mis le feu, se consument lentement par la base. Jcris ceci dans le petit jardin de la trs agrable case que M. Alfassa, le Gouverneur gnral intrimaire, a mis notre disposition. La nuit est tide ; pas un souffle. Un incessant concert de grillons et, formant fond, de grenouilles.

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23 aot. Troisime visite aux rapides du Congo. Mais cette fois, nous nous y prenons mieux, et du reste guids avec quelques autres par M. et Mme Chaumel, nous traversons un bras du Djou en pirogue et gagnons le bord mme du fleuve, o la hauteur des vagues et limptuosit du courant sont particulirement sensibles. Un ciel radieux impose sa srnit ce spectacle, plus majestueux que romantique. Par instants, un remous creuse un sillon profond ; une gerbe dcume bondit. Aucun rythme ; et je mexplique mal ces ingalits du courant. Et croiriez-vous quun pareil spectacle attend encore son peintre ! scrie un des invits, en me regardant. Cest une invite laquelle je ne rpondrai point. Lart comporte une temprance et rpugne lnormit. Une description ne devient pas plus mouvante pour avoir mis dix au lieu dun. On a blm Conrad, dans le Typhon, davoir escamot le plus fort de la tempte. Je ladmire au contraire darrter son rcit prcisment au seuil de laffreux, et de laisser limagination du lecteur libre jeu, aprs lavoir men, dans lhorrible, jusqu tel point qui ne part pas dpassable. Mais cest une commune erreur, de croire que la sublimit de la peinture tient lnormit du sujet. Je lis dans le bulletin de la Socit des recherches Congolaises (n 2) : Ces tornades, dont la violence est extrme, sont, mon avis, la plus belle scne de la nature intertropicale. Et je terminerai en exprimant le regret quil ne se soit pas trouv, parmi les coloniaux, un musicien n pour les traduire en musique. Regret que nous ne partagerons point. 24 et 25 aot. Procs Sambry.

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Moins le blanc est intelligent, plus le noir lui parat bte. Lon juge un malheureux administrateur, envoy trop jeune et sans instructions suffisantes, dans un poste trop recul. Il y et fallu telle force de caractre, telle valeur morale et intellectuelle, quil navait pas. dfaut delles, pour imposer aux indignes, on recourt une force prcaire, spasmodique et dvergonde. On prend peur ; on saffole ; par manque dautorit naturelle, on cherche rgner par la terreur. On perd prise, et bientt plus rien ne suffit dompter le mcontentement grandissant des indignes, souvent parfaitement doux, mais que rvoltent et poussent bout les injustices, les svices, les cruauts 6. Ce qui parat ressortir du procs, cest surtout linsuffisance de surveillance. Il faudrait pouvoir nenvoyer dans les postes reculs de la brousse, que des agents de valeur dj reconnue. Tant quil naura pas fait ses preuves, un administrateur encore jeune demande tre trs troitement encadr. Lavocat dfenseur profite de cette affaire, pour faire le procs de ladministration en gnral, avec de faciles effets dloquence et des gestes la Daumier, que jesprais hors dusage depuis longtemps. Prvenu de lattaque, et pour y faire face, M. Prouteaux, chef de cabinet du Gouverneur, avait courageusement pris place aux cts du ministre public ; ce que certains ne manqurent pas de trouver dplac . noter leffarante insuffisance des deux interprtes ; parfaitement incapables de comprendre les questions poses par le juge, mais que toujours ils traduisent quand mme, trs vite et nimporte comment, ce qui donne lieu des confusions ridicules. Invits prter serment, ils rptent stupidement : Dis :Si graves que puissent tre les faits reprochs Sambry, hlas ! nous verrons pire, par la suite.6

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je le jure , aux grands rires de lauditoire. Et lorsquils transmettent les dpositions des tmoins, on patauge dans l-peuprs. Laccus sen tire avec un an de prison et le bnfice de la loi Brenger. Je ne parviens pas me faire une opinion sur celle des nombreux indignes qui assistent aux dbats et qui entendent le verdict. La condamnation de Sambry satisfait-elle leur ide de justice ? Durant la troisime et dernire sance de ce triste procs, un trs beau papillon est venu voler dans la salle daudience, dont toutes les fentres sont ouvertes. Aprs de nombreux tours, il sest inesprment pos sur le pupitre devant lequel jtais assis, o je parviens le saisir sans labmer. Le lendemain, je reois la visite de M. X, lun des juges assesseurs. Voulez-vous le secret de tout ceci ? me dit-il ; Sambry couchait avec les femmes de tous les miliciens ses ordres. Il ny a pas pire imprudence. Ds quon ne les tient plus en main, ces gardes indignes deviennent terribles. Presque toutes les cruauts quon reproche Sambry sont leur fait. Mais tous ont dpos contre lui, vous lavez vu. Je prends ces notes trop pour moi ; je maperois que je nai pas dcrit Brazzaville. Tout my charmait dabord : la nouveaut du climat, de la lumire, des feuillages, des parfums, du chant des oiseaux, et de moi-mme aussi parmi cela, de sorte que par excs dtonnement, je ne trouvais plus rien dire. Je

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ne savais le nom de rien. Jadmirais indistinctement. On ncrit pas bien dans livresse. Jtais gris. Puis, pass la premire surprise, je ne trouve plus aucun plaisir parler de ce que dj je voudrais quitter. Cette ville, normment distendue, na de charmant que ce quelle doit au climat et sa position allonge prs du fleuve. En face delle Kinshassa parat hideuse. Mais Kinshassa vit dune vie intense ; et Brazzaville semble dormir. Elle est trop vaste pour le peu dactivit qui sy dploie. Son charme est dans son indolence. Surtout je maperois quon ne peut y prendre contact rel avec rien ; non point que tout y soit factice ; mais lcran de la civilisation sinterpose, et rien ny entre que tamis. Et je ne doute pas quil ny aurait beaucoup apprendre sur le fonctionnement des rouages de ladministration en particulier ; mais pour le bien comprendre, il faudrait connatre dj le pays. Ce qui pourtant commence mapparatre, cest lextraordinaire complication, lenchevtrement de tous les problmes coloniaux. La question de chemin de fer de Brazzaville Pointe-Noire serait particulirement intressante tudier ; mais je nen puis connatre que ce que lon men raconte, et tous les rcits que jentends se contredisent ; ce qui mamne me mfier de tous et de chacun. On parle beaucoup de dsordre, dimprvoyance et dincurie Je ne veux tenir pour certain que ce que jaurai pu voir moi-mme, ou pu suffisamment contrler. Sans interprte, comment interroger les Saras que je rencontre, ces grands et fort Saras que lon fait venir de la rgion du Tchad pour les travaux de la voie ferre ? Et ceux-ci ne savent rien encore : ils arrivent. Ils sont l, devant la mairie, en troupeau, rpondant lappel et attendant une distribution de manioc, que dautres indignes apportent dans de grands paniers. Comment savoir sil est vrai que, parmi ceux qui les ont prc-

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ds sur les chantiers, la mortalit a t, comme on nous le dit, consternante ? Je suis trop neuf dans le pays 7. Nous engageons, au petit bonheur, deux boys et un cuisinier. Ce dernier, qui rpond au nom ridicule de Zz, est hideux. Il est de Fort-Crampel. Les deux boys, Adoum et Outhman, sont des Arabes du Oua-da, que ce voyage vers le nord va rapprocher de leur patrie. 30 aot. Engourdissement, peut-tre diminution. La vue baisse ; loreille durcit ; aussi bien portent-elles moins loin des dsirs sans doute plus faibles. Limportant, cest que cette quation se maintienne entre limpulsion de lme et lobissance du corps. Puiss-je, mme alors et vieillissant, maintenir en moi lharmonie. Je naime point lorgueilleux raidissement du stoque ; mais lhorreur de la mort, de la vieillesse et de tout ce qui ne se peut viter, me semble impie. Je voudrais rendre Dieu quoi quil madvienne, une me reconnaissante et ravie. 2 septembre. Congo-Belge. Nous prenons une auto pour Lopoldville. Visite au Gouverneur Engels. Il nous conseille de pousser jusqu Coquillatville (quateur-ville) et propose de mettre une baleinire notre disposition, pour nous ramener Liranga, que nous pensions dabord gagner directement.7

Je ne pouvais prvoir que ces questions sociales angoissantes, que je ne faisais quentrevoir, de nos rapports avec les indignes, moccuperaient bientt jusqu devenir le principal intrt de mon voyage, et que je trouverais dans leur tude ma raison dtre dans ce pays. Ce quen face delles je sentais alors, cest surtout mon incomptence. Mais jallais minstruisant.

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Notre vranda est encombre de caisses et de colis. Le bagage doit tre fractionn en charges de vingt vingt-cinq kilos 8. Quarante-trois caissettes, sacs ou cantines, contenant lapprovisionnement pour la seconde partie de notre voyage, seront expdis directement Fort Archambault, o nous avons promis Marcel de Coppet darriver pour la Nol. Nous nemporterons avec nous, pour le crochet en Congo belge, que le strict ncessaire ; nous retrouverons le reste Liranga, apport par le Largeau, dans dix jours. Brazzaville ne nous offre plus rien de neuf ; nous avons hte daller plus loin.

8 Chacun portant une charge de trente livres lisons-nous dans la

traduction de Cur des Tnbres (p. 118). Cest trente kilos quil faudrait lire. (a 60 lb load, dit le texte anglais ; soit exactement : 27 kilos 21, la lb anglaise tant de 453 grammes.

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CHAPITRE II La lente remonte du fleuve

5 septembre Ce matin, au lever du jour, dpart de Brazzaville. Nous traversons le Pool pour gagner Kinshassa o nous devons nous embarquer sur le Brabant. La duchesse de Trvise, envoye par lInstitut Pasteur, vient avec nous jusqu Bangui, o son service lappelle. Traverse du Stanley-Pool. Ciel gris. Sil faisait du vent, on aurait froid. Le bras du pool est encombr dles, dont les rives se confondent avec celles du fleuve ; certaines de ces les sont couvertes de buissons et darbres bas ; dautres, sablonneuses et basses, ingalement revtues dun maigre hrissement de roseaux. Par places, de larges remous circulaires lustrent la grise surface de leau. Malgr la violence du courant, le cours de leau semble incertain. Il y a des contre-courants, dtranges vortex, et des retours en arrire, quaccusent les lots dherbe entrans. Ces lots sont parfois normes ; les colons samusent les appeler des concessions portugaises . On nous a dit et rpt que cette remonte du Congo, interminable, tait indiciblement monotone. Nous mettrons un point dhonneur ne pas le reconnatre. Nous avons tout apprendre et pelons le paysage lentement. Mais nous ne cessons pas de sentir que ce nest l que le prologue dun voyage qui ne commencera vraiment que lorsque nous pourrons prendre plus directement contact avec le

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pays. Tant que nous le contemplerons du bateau, il restera pour nous comme un dcor distant et peine rel. Nous longeons la rive belge dassez prs. peine si lon distingue, l-bas, tout au loin, la rive franaise. normes tendues plates, couvertes de roseaux, o mon regard cherche en vain des hippopotames. Sur le bord, par instants, la vgtation spaissit ; les arbrisseaux, les arbres remplacent les roseaux ; mais toujours, arbre ou roseau, la vgtation empite sur le fleuve ou le fleuve sur la vgtation du bord, comme il advient en temps de crue (mais dans un mois les eaux seront beaucoup plus hautes, nous dit-on). Branches et feuilles baignent et flottent, et le remous du bateau, comme par une indirecte caresse, en passant les soulve doucement. Sur le pont, une vingtaine de convives la table commune. Une autre table, parallle la premire, o lon a mis nos trois couverts. Une montagne assez haute ferme le fond du pool, devant laquelle le pool slargit. Les remous se font plus puissants et plus vastes ; puis le Brabant sengage dans le couloir . Les rives deviennent berges et se resserrent. Le Congo coule alors entre une suite rompue dassez hautes collines boises. Le fate des collines est dnud, ou du moins semble couvert dherbes rases, la manire des chaumes vosgiens ; pacages o lon sattend voir des troupeaux. Arrt devant un poste bois, vers deux heures (jai cass ma montre hier soir). Aimables ombrages des manguiers. Peuple indolent, devant quelques huttes. Je vois pour la premire fois des ananas en fleurs. Surprenants papillons, que je poursuis en vain avec un filet sans monture, car jai perdu le manche Kinshassa. La lumire est glorieuse ; il ne fait pas trop chaud.

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Le navire sarrte la tombe du jour sur la rive franaise, devant un misrable village : vingt huttes clairsemes autour dun poste bois, o le Brabant se ravitaille. Chaque fois que le navire accoste, quatre normes ngres, deux lavant, deux larrire, plongent et gagnent la rive pour y fixer les amarres. La passerelle est rabattue ; elle ne suffit pas, et de longues planches la prolongent. Nous gagnons le village, guids par un petit vendeur de colliers qui fait avec nous le voyage ; une bizarre rsille bleue marbre de blanc couvre son torse et retombe sur une culotte de nankin. Il ne comprend pas un mot de franais mais sourit, lorsquon le regarde, dune faon si exquise que je le regarde souvent. Nous parcourons le village, profitant des dernires lueurs. Les indignes sont tous galeux ou teigneux, ou rogneux, je ne sais ; pas un na la peau nette et saine. Vu pour la premire fois lextraordinaire fruit des barbadines (passiflores). La lune encore presque pleine transparat derrire la brume, exactement lavant du navire, qui savance tout droit dans la barre de son reflet. Un lger vent souffle continment de larrire et rabat de la chemine vers lavant une merveilleuse averse dtincelles : on dirait un essaim de lucioles. Aprs une contemplation prolonge, il faut me rsigner regagner ma cabine, touffer et suer sous la moustiquaire. Puis lentement lair frachit, le sommeil vient De curieux cris me rveillent : je me relve et descends sur le premier pont peine clair par les lueurs du four o les cuisiniers prparent le pain avec de grands rires et des chants. Je ne sais comment les autres, tendus tout auprs, font pour dormir. labri dun amoncellement de caisses, clairs par une lanterne-tempte, trois grands ngres autour dune table jouent aux ds ; clandestinement, car les jeux dargent sont interdits.

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5 et 6 septembre. Je relis loraison funbre dHenriette de France. part ladmirable portrait de Cromwell et certaine phrase du dbut sur les limites que Dieu impose au dveloppement du schisme, je ny trouve pas beaucoup dexcellent, du moins mon got. Je relve pourtant cette phrase : parmi les plus mortelles douleurs, on est encore capable de joie ; et : entreprise dont le succs parat infaillible, tant le concert en est juste . Abus de citations flasques. Loraison dHenriette dAngleterre, que je relis sitt ensuite, me parat beaucoup plus belle, et plus constamment. Ici je retrouve mon admiration la plus vive. Mais quel spcieux raisonnement ! Imagine-t-on quelquun qui dirait un voyageur : Ne regardez donc pas le fuyant paysage, contemplez plutt la paroi du wagon, qui elle, du moins, ne change pas. Eh parbleu ! lui rpondrais-je, jaurai tout le temps de contempler limmuable, puisque vous maffirmez que mon me est immortelle ; permettez-moi daimer bien vite ce qui disparatra dans un instant. Aprs une seconde journe un peu monotone, nous avons pass la nuit devant la mission amricaine de Tchoumbiri, o nous avions amarr ds six heures. (La nuit prcdente le Brabant ne stait pas arrt.) Le soleil se couchait tandis que nous traversions le village ; palmiers, bananiers abondants, les plus beaux que jaie vus jusquici, ananas, et ces grands arums rhizomes comestibles (taros). Laspect de la prosprit. Les missionnaires sont absents. Tout un peuple tait sur la rive, attendant le dbarquement du bateau ; car avant daccoster nous avions long quantit dassez importants villages. Nous sommes redescendus terre aprs le dner, la nuit close, escorts par un troupeau denfants provocants et gouail-

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leurs. Sur les terres basses, au bord du fleuve, dinnombrables lucioles paillettent lherbe, mais steignent ds quon veut les saisir. Je remonte bord et mattarde sur le premier pont, parmi les noirs de lquipage, assis sur une table auprs du petit vendeur de colliers qui somnole, la main dans ma main et la tte sur mon paule. Lundi matin, 7 septembre. Au rveil, le spectacle le plus magnifique. Le soleil se lve tandis que nous entrons dans le pool de Bolobo. Sur limmense largissement de la nappe deau, pas une ride, pas mme un froissement lger qui puisse en ternir un peu la surface ; cest une caille intacte, o rit le trs pur reflet du ciel pur. lorient quelques nuages longs que le soleil empourpre. Vers louest, ciel et lac sont dune mme couleur de perle, un gris dune dlicatesse attendrie, nacre exquise o tous les tons mls dorment encore, mais o dj frmit la promesse de la riche diaprure du jour. Au loin, quelques lots trs bas flottent impondrablement sur une matire fluide Lenchantement de ce paysage mystique ne dure que quelques instants ; bientt les contours saffirment, les lignes se prcisent ; on est sur terre de nouveau. Lair parfois souffle si lger, si suave et voluptueusement doux, quon croit respirer du bien-tre. Tout le jour nous avons circul entre les les ; certaines abondamment boises, dautres couvertes de papyrus et de roseaux. Un trange enchevtrement de branches senfonce paissement dans leau noire. Parfois quelque village, dont les huttes se distinguent peine ; mais on est averti de sa prsence par celle des palmiers et des bananiers. Et le paysage, dans sa monotonie varie, reste si attachant que jai peine le quitter pour la sieste.

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Admirable coucher de soleil, que double impeccablement leau lisse. Dpaisses nues obscurcissent dj lhorizon ; mais un coin de ciel souvre, ineffablement, pour laisser voir une toile inconnue. 8 septembre. Il est rjouissant de penser que cest prcisment ses qualits les plus profanes et qui lui paraissaient les plus vaines, que lorateur sacr doit sa survie dans la mmoire des hommes. Je mattendais une vgtation plus oppressante. paisse, il est vrai, mais pas trs haute et nencombrant ni leau ni le ciel. Les les, ce matin, se disposent sur le grand miroir du Congo dune manire si harmonieuse quil semble que lon circule dans un parc deau. Parfois quelque arbre trange domine le taillis pais de la rive et fait solo dans la confuse symphonie vgtale. Pas une fleur ; aucune note de couleur autre que la verte, un vert gal, trs sombre et qui donne ce paysage une tranquillit solennelle, semblable celle des oasis monochromes, une noblesse o natteint pas la diversit nuance de nos paysages du Nord 9. Hier soir, arrt NKounda, sur la rive franaise. trange et beau village, que limagination embellit encore ; car la nuit est des plus obscures. Lalle de sable o lon saventure luit faiblement. Les cases sont trs distantes les unes des autres ; voici pourtant une sorte de rue, ou de place trs allonge ; plus loin,Dans sa trs remarquable relation de voyage, Auguste Chevalier, qui remontait le Congo en aot (1902), peint au contraire cette partie de la fort comme trs fleurie. Mme dans la rgion quatoriale, la saison des fleurs ne dure quun temps assez court.9

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un dfoncement de terrain, marais ou rivire, quabritent quelques arbres normes dessence inconnue ; et, tout coup, non loin du bord de cette eau cache, un petit enclos o lon distingue trois croix de bois. Nous grattons une allumette pour lire leur inscription. Ce sont les tombes de trois officiers franais. Auprs de lenclos une norme euphorbe candlabre se donne des airs de cyprs. Terrible engueulade du colon Lonard , sorte de colosse court, aux cheveux noirs plaqus la Balzac, qui retombent par mches sur son visage plat. Il est affreusement ivre et, mont sur le pont du Brabant, fait dabord un raffut de tous les diables au sujet dun boy quun des passagers vient dengager et dont il prtend se ressaisir. On tremble pour le boy, sil y parvient. Puis cest je ne sais quel Portugais quil en a et vers lequel il jette ses imprcations ordurires. Nous le suivons dans la nuit, sur la rive, jusquen face dun petit bateau que, si nous comprenons bien, ledit Portugais vient de lui acheter, mais quil na pas encore pay. Il me doit quatre-vingt-six mille francs, ce fumier, cette ordure, ce Ppportugais. Cest mme pas un vrai Portugais. Les vrais Portugais, ils restent chez eux. Il y a trois espces de Portugais, les vrais Portugais ; et puis les Portugais de la merde ; et puis la merde de Portugais. Lui, cest de la merde de Portugais. Fumier ! Ordure ! Tu me dois quatre-vingt-six mille francs Et il recommence, rptant et criant tue-tte les mmes phrases, exactement les mmes, dans le mme ordre, inlassablement. Une ngresse se suspend son bras ; cest sa mnagre , sans doute. Il la repousse brutalement, et lon croit quil va cogner. On le sent dune force herculenne Une heure plus tard, le voici qui rapplique sur le pont du Brabant. Il veut trinquer avec le commandant ; mais, comme celui-ci, trs ferme, lui refuse le champagne quil demande,

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sabritant derrire un rglement qui interdit de servir des consommations pass neuf heures, lautre semporte et lenguirlande. Il descend enfin, mais, de la rive, invective encore, tandis que, recul dans la nuit lautre bout du pont, le pauvre commandant qui je vais tenir compagnie, tout tremblant et les larmes aux yeux, boit la honte sans souffler mot. Cest un Russe, de la suite du Tsar, condamn mort par le tribunal rvolutionnaire, qui a pris du service en Belgique, laissant Leningrad sa femme et ses deux filles. Aprs que Lonard est enfin parti, rentrant dans la nuit, cette pauvre pave proteste : Amiral ! Il me traite damiral Mais je nai jamais t amiral Il craint que la duchesse de Trvise nait ajout foi aux perfides accusations de Lonard. Le lendemain, il nous dira quil na pas pu dormir un seul instant. Et par protestation, par sympathie, les passagers, qui jusqualors lappelaient simplement : capitaine , ce matin lui donnent du commandant qui mieux mieux. Le spectacle se rapproche de ce que je croyais quil serait ; il devient ressemblant. Abondance darbres extrmement hauts, qui nopposent plus au regard un trop impntrable rideau ; ils scartent un peu, laissent souvrir des baies profondes de verdure, se creuser des alcves mystrieuses et, si des lianes les enlacent, cest avec des courbes si molles que leur treinte semble voluptueuse et pour moins dtouffement que damour. 8 septembre. Mais cette orgie na pas dur. Ce matin, tandis que jcris ces lignes, les les entre lesquelles nous voguons noffrent plus quune touffe uniforme. Hier, nous avions navigu toute la nuit. Ce soir, la nuit tombante, nous jetons lancre au milieu du fleuve pour repartir aux premires lueurs. 30

Hier, lescale Loukolla fut particulirement mouvante. Profitant de lheure darrt, tous trois nous avons gravi en hte le bel escalier de bois qui relie limportante scierie de la rive au village qui la domine ; puis, suivant le sentier devant nous, qui pntre dans la fort, nous nous sommes enfoncs presque anxieusement dans une Broceliande enchante. Ce ntait pas encore la grande fort tnbreuse, mais solennelle dj, peuple de formes, dodeurs et de bruits inconnus. Jai rapport quelques trs beaux papillons ; ils volaient en grand nombre sur notre sentier, mais dun vol si fantasque et rapide quon avait le plus grand mal les saisir. Certains, azurs et nacrs comme des morphos, mais aux ailes trs dcoupes et portant queue, la manire des flambs de France. Parfois dtroits couloirs liquides souvrent profondment sous les ramures, o lon souhaite saventurer en pirogue ; et rien nest plus attirant que leur mystre tnbreux. La liane la plus frquente est cette sorte de palmier flexible et grimpant qui dispose en un rythme altern, tout au long de sa tige courbe, de grandes palmes-girandoles, dune grce un peu manire. 12 septembre. Arrivs le 9 Coquillatville. Jai perdu prise. Je crains de me dsintresser de ce carnet si je ne le tiens pas jour. Le gouverneur a mis notre disposition une auto et laimable M. Jadot, procureur du Roi, nous accompagne travers les quartiers de cette vaste et encore informe ville. On admire non tant ce quelle est, que ce que lon espre quelle sera dans dix

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ans. Remarquable hpital indigne, non encore achev, mais o dj presque rien ne manque 10. Le directeur de cet hpital est un Franais, un Algrien daspect nergique, mdecin de grande valeur, parat-il, et quil est bien regrettable quun traitement suffisant nait pas pu retenir au Congo franais, o lassistance mdicale fait si grand dfaut 11. Le 11, visite au jardin dessai dEala, le vrai but de ce dtour en Congo belge. M. Goosens, le directeur de ce jardin, prsente notre merveillement les plus intressants de ses lves : cacaoyers, cafiers, arbres pain, arbres lait, arbres bougies, arbres pagnes, et cet trange bananier de Madagascar, l arbre du voyageur , dont les larges feuilles laissent sourdre, la base de leur ptiole quun coup de canif a crev, un verre deau pure pour le voyageur altr. Dj nous avions pass Eala, la veille, quelques heures exquises. Inpuisable science de M. Goosens, et complaisance inlassable satisfaire notre insatiable curiosit. 13 septembre. Les journes les plus intressantes sont prcisment celles o le temps manque pour rien noter. Hier, interrompu par lauto qui vient nous prendre de bon matin pour nous mener Eala, o nous nous embarquons en baleinire. Une tornade, durant la nuit, avait un peu rafrachi latmosphre ; nanmoinsPour ne point se dsoler trop en lui comparant notre triste hpital Brazzaville, on est bien forc de se rpter que les Belges nont quune colonie et quils peuvent porter sur elle tout leur effort ; que le Congo par contre est notre colonie la plus pauvre et que lon commence heureusement, en France, se proccuper de sa dtresse. 11 Cest un mdecin franais galement qui dirige, et pour les mmes raisons budgtaires, lhpital modle de Kinshassa.10

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il faisait encore une belle chaleur. Nous remontons la Bousira , et dbarquons parmi les roseaux en face de Bolombo, dpendance dEala, o M. Goosens a tabli ses plus importantes ppinires et vergers de palmiers huile. Sur ma demande, on nous promne dans la fort durant deux heures, le long dun trs petit sentier presque indistinct, o nous prcde un indigne arm dune machette pour frayer la route. Si intressante que soit cette circulation parmi les vgtaux inconnus, il faut bien avouer que cette fort me doit. Jespre trouver mieux ailleurs. Celle-ci nest pas trs haute ; je mattendais plus dombre, de mystre et dtranget. Ni fleurs, ni fougres arborescentes ; et lorsque je les rclame, comme un numro du programme que la reprsentation escamote, on me rpond que ce nest pas la rgion . Vers le soir, remonte en pirogue jusqu X o nous attendent les autos. De grandes tendues de roseaux talent au bord de la rivire un vert plus tendre. La pirogue circule sur une plaque dbne travers les nymphas blancs, puis senfonce sous les branches dans une clairire inonde ; les troncs se penchent sur leur reflet ; des rayons obliques trouent les feuillages. Un long serpent vert court de branche en branche, que nos boys poursuivent, mais qui se perd au plus pais du taillis. 14 septembre. Dpart de Coquillatville huit heures sur un petit huilier qui devait nous mener au lac Tomba ; mais lobligation de retrouver le Largeau Liranga, le 17, nous presse. Le lac est dangereux ; nous pourrions tre retards par une tornade. Nous quitterons le Ruby Irbou, o nous passerons le 15, et do une baleinire nous mnera Liranga. Le ciel est trs charg. Hier soir, de monstrueux clairs trifourchus illuminaient le ciel ; beaucoup plus grands, ma-t-il sembl, que ceux dEurope, mais muets ou trop distants pour nous permettre dentendre 33

leur tonnerre. Coquillatville, nous avions t dvors par les moustiques. La nuit on suffoquait sous la moustiquaire, tremp de sueur. Dnormes blattes sbattaient sur nos objets de toilette. Hier, au march, vente la crie de viande dhippopotame : puanteur insoutenable. Foule grouillante et hurlante ; beaucoup de discussions, de disputes, entre femmes surtout, mais qui toujours se terminent par des rires. Le Ruby est flanqu de deux baleinires aussi longues que lui, charges de bois, de caisses et de ngres. Il fait frais, moite et terriblement orageux. Ds que le Ruby se met en marche, trois ngres commencent un assourdissant tam-tam, sur une calebasse et un norme tambour de bois, long comme une couleuvrine, grossirement sculpt et peinturlur. Relu loraison funbre de Marie-Thrse dAutriche. Admirables passages ; je crois bien que je la prfre celles des deux Henriettes. 15 septembre. Le Ruby nous a dbarqus Irbou, la nuit tombante. Reus par le commandant Mamet, qui dirige le campement militaire, un des plus anciens du Congo belge. Une belle avenue de palmiers de trente ans, longeant le fleuve (ou du moins le bras qui alimente le lac Tomba), nous mne la case quon nous a rserve. Dner chez le commandant. Dvors de moustiques. Ce matin, promenade en baleinire vers le lac Tomba. Admirables chants des pagayeurs. La caisse de mtal, larrire de la baleinire, sert de tambour sur laquelle, avec une grosse bche, tape un des noirs, inlassablement ; et la baleinire, toute de mtal, vibre toute ; on dirait le rythme rgulier dun piston, 34

rglant leffort des pagayeurs. Derrire celui qui tape la grosse caisse, un indigne plus jeune, arm dune baguette, brise le rythme implacable par un systme rgulier de syncopes dans lentre-temps. Arrt Makoko (Boloko), petit village sur le large chenal qui relie le Congo au lac Tomba. Le temps manque pour pousser jusquau lac. Il fait trs chaud. Le soleil de midi tape dur. Sur la rive, je poursuis de grands papillons noirs lams dazur. Puis, tandis que notre djeuner se prpare, je menfonce, avec mes deux compagnons, dans la fort qui touche au village. De grands papillons inconnus naissent devant nos pas, nous prcdent dun vol fantasque dans le sentier sinueux, puis se perdent dans lentrelacs des lianes o ne peut les atteindre mon filet. Il y en a dnormes, et jenrage de ne pouvoir men saisir. (Jen capture pourtant quelques-uns ; mais les plus surprenants mchappent). Ce petit coin de fort nous parat plus beau que tout ce que nous avons vu dans notre longue promenade aux environs dEala. Nous parvenons un contrebas inond ; leau noire double la profondeur de la vote ; un arbre au tronc monstrueux largit son empattement ; et tandis que lon sen approche, un chant doiseau jaillit des profondeurs de lombre, lointain, tout charg dombre, de toute lombre de la fort. trange descente chromatique de son garulement prolong. 16 septembre. Dpart dIrbou en baleinire. Liranga est presque en face, un peu en aval ; mais le Congo, en cet endroit, est extrmement large, et encombr dles ; la traverse prend plus de quatre heures. Les pagayeurs rament mollement. On traverse de grands espaces o leau semble parfaitement immobile, puis, par instants, et particulirement au bord des les, le courant devient brusquement si rapide que tout leffort des pagayeurs a du mal le remonter. Car nous sommes descendus trop bas, je ne

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sais pourquoi ; les pagayeurs semblent connatre la route, et sans doute la traverse plus en amont est-elle moins sre. Un Portugais, prvenu de notre arrive par dpche de Brazzaville, seul blanc demeur Liranga, nous accueille. Le Pre qui dirige limportante mission de Liranga, malade, a d quitter son poste le mois dernier pour aller se faire soigner Brazzaville, emmenant avec lui les enfants les plus malades de cette contre que dcime la maladie du sommeil. La mission, o nous devons loger, est plus dun kilomtre du point datterrissage ; au bord du fleuve encore, mais dont la berge rocheuse empche ici lapproche des navires dun certain tonnage, en temps de basses eaux du moins. Le village, coup de vergers, stend le long de la rive. Aprs une belle avenue de palmiers, on parvient devant une glise de brique, ct de la grande btisse basse qui va nous hberger. Un catchiste noir nous ouvre les portes et, comme toutes les pices sont mises notre disposition, nous serons fort laise. Il fait terriblement chaud, humide, orageux. On touffe. La salle manger est heureusement trs are. Aprs le repas, sieste ; do je me relve ruisselant. Promenade le long dun sentier, qui se rtrcit aprs avoir travers de grands vergers de bananiers trs larges feuilles, diffrents de ceux que jai vus jusqu prsent, et trs beaux ; puis senfonce dans la fort. On marcherait ainsi pendant des heures, requis tous les vingt pas par une surprise nouvelle. Mais la nuit tombe. Un orage effrayant se prpare, et lenchantement cde la crainte. Trois fois par jour, catchisme dune heure, en langue indigne. Cinquante-sept femmes et quelques garons rptent mcaniquement les rponses aux questions que rpte monotonement le catchiste instructeur. On distingue parfois les mots que lon na pu traduire : Saint Sacrement ; Extrme-Onction ; Eucharistie

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18 septembre. La temprature nest pas trs leve (elle ne dpasse pas 32), mais lair est charg dlectricit, de moiteur, de ts-tss et de moustiques. Cest aux jambes particulirement que ces derniers sattaquent ; aux chevilles, que ne protgent pas les souliers bas ; ils saventurent dans le pantalon, attaquent les mollets ; mme travers ltoffe on a les genoux dvors. La sieste est impossible. Cest du reste lheure des papillons. Je commence les connatre peu prs tous ; lorsquun nouveau parat, la joie en est plus vive. 19 septembre. Le Largeau, vainement attendu depuis deux jours, samne au petit matin. Nous arborons un drapeau blanc en face de la mission, et le Largeau sarrte au petit dbarcadre, ce qui pargne le difficile trimballement de notre bagage en pirogue. Le harclement constant des moustiques et des ts-tss nous fait abandonner Liranga sans regrets. Le Largeau est un navire de cinquante tonnes ; fort agrable ; bonnes cabines ; salon lavant ; grande salle manger ; lectricit partout. Il est flanqu de deux chalandsbaleinires, selon lusage de ce pays. En plus du capitaine Gazangel, nous sommes les seuls blancs bord ; mais voyage avec nous le fils Mlze , un multre assez agrable daspect et de manires. Son pre est lun des plus clbres colons du couloir . Nous quittons le Congo pour lOubangui. Les eaux charges de limon prennent une couleur de caf-crme.

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Vers deux heures, une tornade nous force daccoster pendant une heure lavant dune le. Aspect prhistorique du paysage. Trois noirs superbes ont gagn la rive la nage. Ils circulent travers lenchevtrement de la fort inonde et cherchent couper de grandes gaules pour le sondage. Vers le soir, une pirogue trs troite vient nous. Cest W., le propritaire du prochain poste bois, qui voudrait savoir si nous ne lui apportons pas de courrier. Il gagne Coquillatville pour se faire soigner, ayant reu, dit-il, cinq ou six coups de godiche bien taps . Cest ainsi quon appelle ici les accs de fivre. Arrt Boubangui pour la nuit. Le peuple qui sempresse nest ni beau, ni sympathique, ni trange. Lon nous confirme ce que nous disait le fils Mlze : les cases de ce village, lpoque des crues, sont inondes durant un mois et demi. On a de leau jusqu mi-cuisses. Les lits sont alors juchs sur des pilotis. On cuisine au sommet de petits monticules de terre. On ne circule plus quen pirogue. Comme les cases sont en torchis, leau dsagrge le bas des murs. Le capitaine nous affirme que certains villages restent inonds pendant trois mois. 20 septembre. En excellente humeur de travail. Le monotone aspect du pays y invite. Jachve un petit livre de Cresson : Position actuelle des problmes philosophiques. Son expos de la philosophie de Bergson me persuade que jai longtemps t bergsonien sans le savoir. Sans doute trouverait-on mme dans mes Cahiers dAndr Walter telles pages que lon dirait inspires directement par lvolution Cratrice, si les dates permettaient de le croire. Je me mfie beaucoup dun systme qui vient point pour rpondre aux gots dune poque et doit une partie de son succs ce quil offre de flatteur.

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21 septembre. Trait de la Concupiscence. Rien en retenir que prcisment ce que Bossuet considrait comme la qualit la plus vaine, de sorte quil en va rencontre de son affirmation. Je le sais de reste, et pour mtre souvent prt ce jeu : il nest rien, dans la vie dun peuple, aussi bien que dans notre vie particulire, qui ne puisse prter une interprtation mystique, tlologique, etc. o lon ne puisse reconnatre, si lon y tient vraiment, laction contrebattue de Dieu et du dmon ; et mme cette interprtation risque de paratre la plus satisfaisante, simplement parce quelle est la plus image. Tout mon esprit, aujourdhui, se rvolte contre ce jeu complaisant qui ne me parat pas trs honnte. Au demeurant la langue de ce trait est des plus belles et Bossuet ne sest montr nulle part meilleur crivain ni plus grand artiste. 22 septembre. Pluie presque sans arrt depuis deux jours. Le Largeau sest arrt cette nuit devant Bobolo, sur la rive belge ; poste bois et briquetterie. Arrivs ce matin Impfondo, huit heures. Une longue et belle avenue slargit en jardin public le long du rivage. En amont et en aval, villages indignes ; cases minables et dlabres ; mais toute la partie franaise du moins est riante, bien ordonne et daspect prospre. Elle laisse entrevoir ce que pourraient des soins intelligents et continus. M. Augias, ladministrateur, en tourne, ne doit arriver que demain. Les alentours dImpfondo sont beaux ; criques au bord du fleuve, o sabritent des pirogues ; inattendues perspectives des jeux de la terre et de leau. Sitt ensuite, la fort prend un plus grand air.

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Mais il faut bien avouer que cette remonte de lOubangui est dsesprment monotone. Le ciel est trs couvert, sans tre bas. Depuis trois jours il pleut frquemment ; pluie fine que le vent promne ; puis, par instants, averse paisse. Et rien nest plus triste que le lever dun de ces jours pluvieux. Le Largeau avance avec une lenteur dsesprante ; nous devions coucher Btou ; par suite de la mauvaise qualit du bois de chauffage, nous ny arriverons sans doute que demain vers midi. Les postes bois, non surveills, ne nous livrent quun bois pourri. Linsuffisance de personnel se fait partout sentir. Il faudrait plus de sous-ordres. Il faudrait plus de main-duvre. Il faudrait plus de mdecins. Il faudrait dabord plus dargent pour les payer. Et partout les mdicaments manquent. Partout on se ressent dune pnurie lamentable qui laisse triompher et stendre mme les maladies dont on pourrait le plus aisment triompher. Le service de sant, si lon rclame des remdes, nenvoie le plus souvent, avec un immense retard, que de liode, du sulfate de soude, et de lacide borique 12 ! On rencontre, dans les villages le long du fleuve, bien peu de gens qui ne soient pas tals, tars, marqus de plaies hideuses (dues le plus souvent au pian). Et tout ce peuple rsign rit, samuse, croupit dans une sorte de flicit prcaire, incapable mme dimaginer sans doute un tat meilleur. Arrt Dongou pour la nuit. Cest Dongou quon a transport le poste administratif dImpfondo. Nous dbarquons la tombe du jour. Il y a l, devant des habitations dEuropens disposes de manire se faire face, et les sparant mais sans les isoler suffisamment, une sorte de jardin public. Des orangers en avenue plient sous le poids des oranges vertes (car, ici, mme les oranges et les citrons perdent leur couleur, leur clat, pour se12 Cest du moins ce que lon nous dit.

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confondre dans une sombre verdure uniforme). Les arbres sont encore jeunes, mais ce jardin pourra devenir trs beau dans quelques annes. En face du dbarcadre, un criteau porte : Impfondo ; 45 kilomtres . La route qui y mne se prolonge dans lautre sens jusquau village indigne o nous nous rendons la nuit. 23 septembre. La fort change un peu daspect ; les arbres sont plus beaux ; dsencombrs de lianes, leurs troncs sont plus distincts ; de leurs branches pend une profusion de lichen vert tendre, comme on en voit aux mlzes de lEngadine. Certains de ces arbres sont gigantesques, dune taille qui doit dpasser de beaucoup celle de nos arbres de France ; mais ds quon se trouve quelque distance, et tant le fleuve est immense, on ne peut en juger. Le palmier-liane, si frquent il y a quelques jours, a disparu. Vers le soir, le ciel sclaircit enfin ; on revoit lazur avec ravissement et la surface libre des eaux reflte, non vers le couchant, mais vers lest, une apothose dore, o de tendres nuances pourpres se mlent. Couch devant Laenza. Au crpuscule, nous parcourons ce mdiocre petit village sans intrt. Dans une case, une femme vient daccoucher. Lenfant na mme pas encore commenc crier ; il tient encore au placenta. Devant nous une sage-femme tranche avec un couteau de bois le cordon ; elle en laisse lenfant une longueur quelle mesure soigneusement la nuque aprs avoir fait passer le cordon par-dessus la tte du petit. Le placenta est alors envelopp dans une feuille de bananier ; sans doute doit-il tre enterr selon certains rites. la porte se pressent des curieux ; elle est si basse quil faut se baisser beaucoup pour entrer. Nous donnons un pata (cinq francs) pour fter la venue au monde de la petite Vronique, et remontons bord, 41

o nous sommes bientt assaillis par une horde de charmantes petites cigales vertes. Le Largeau repart deux heures du matin. La lune est son premier quartier ; le ciel est trs pur ; lair est tide. 24 septembre. Relu les trois premiers actes du Misanthrope. Ce nest pas, beaucoup prs, la pice de Molire que je prfre. chaque lecture nouvelle se prcise mon jugement. Les sentiments qui font les ressorts de lintrigue, les ridicules que Molire satirise, comporteraient une peinture plus nuance, plus dlicate, et supportent assez mal ce grossissement et cette rosion des contours que jadmire tant dans le Bourgeois, le Malade, ou lAvare. Le caractre dAlceste me parat un peu fabriqu, et, prcisment parce quil y met du sien, lauteur sy montre moins laise. Souvent on ne sait trop de quoi ni de qui il se moque. Le sujet prtait au roman plutt quau thtre o il faut extrioriser trop ; les sentiments dAlceste souffrent de cette expression force qui ajoute son caractre un ridicule de surface et de moins bonne qualit. Les meilleures scnes sont peut-tre celles o luimme ne parat pas. Enfin lon ne voit pas, mise part sa franchise (qui nest le plus souvent quune insupportable brutalit), quelles sont ces minentes qualits qui, nous est-il donn entendre, le rendraient digne de hauts emplois. Arrt dix heures devant Btou. Les indignes, de race Modjembo, sont plus sains, plus robustes, plus beaux ; ils paraissent plus libres, plus francs. Tandis que mes deux compagnons gagnent le village le long le la rive, je machemine vers le poste de la Compagnie Forestire. Une escouade de trs jeunes filles est occupe sarcler le terrain devant le poste. Elles travaillent en chantant ; vtues dune sorte de tutu fait de fibres de palmes tresses ; beaucoup ont des anneaux de cuivre aux chevilles. Le visage est laid, mais le torse admirable. Longue pro-

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menade solitaire, travers des champs de manioc, la poursuite dextraordinaires papillons. Le village, o je vais ensuite, est norme, mais sans attraits. Plus loin, demi perdue dans la brousse, lglise, abandonne depuis deux ans, car ce peuple na jamais consenti couter lenseignement des missionnaires, ni se soumettre leur morale. Lglise, porte et fentres ouvertes, est dj tout envahie par les herbes. Le long du fleuve, un peuple denfants samuse plonger du haut de la berge. Vers deux heures, le fils Mlze nous quitte. Il gagne en pirogue la rive belge, Boma-Matangu, avec sa mnagre et un petit boy de douze ans, charg despionner la femme, et de faire office de rapporteur. 25 septembre. Nous accostons la rive belge, au pied dun arbre norme, pour passer la nuit. Arrivs devant Mongoumba vers onze heures. Un monumental escalier de bois, bord de manguiers, mne au poste. La berge est haute dune quinzaine de mtres. Le cours de lOubangui devient beaucoup plus rapide, et la marche du Largeau en est dautant retarde. De trs beaux arbres ne parviennent pas rompre la monotonie de la fort riveraine. Nous apercevons dans les branches quatre singes noir et blanc, de ceux quon appelle, je crois, des capucins . Je relis le Master of Ballantrae. Il y a chaque jour, entre une et quatre, quelques heures assez pnibles ; mais nous lisons, dans le paquet de journaux que nous prte le commandant, quon a eu jusqu 36 degrs Paris, la fin de juillet. 43

La belle demi-lune, comme une coupe au-dessus du fleuve, verse sur les eaux sa clart. Nous avons accost au flanc dune le ; le projecteur du navire claire fantastiquement le maquis. La fort vibre toute dun constant crissement aigu. Lair est tide. Mais bientt les feux du Largeau steignent. Tout sendort. 26 septembre. Nous approchons de Bangui. Joie de revoir un pays dgag des eaux. Les villages, ce matin, se succdent le long de la rive, daspect moins triste, moins dlabrs. Les arbres, dont plus aucun taillis ne cache la base, paraissent plus hauts. Bangui, quon aperoit depuis une heure, stage jusqu mi-flanc de la trs haute colline qui se dresse devant le fleuve et incline son cours vers lest. Maisons riantes, demi caches par la verdure. Mais il pleut, une pluie qui va bientt devenir diluvienne. Les paquets sont faits, les cantines sont refermes. Dans un quart dheure nous aurons quitt le Largeau.

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CHAPITRE III En automobile

10 heures. M. Bouvet, chef de cabinet, monte bord pour nous saluer de la part du Gouverneur qui nous attend djeuner. Laissant nos bagages aux soins de notre boy Adoum, nous prenons place dans deux autos et, sous la pluie qui ne cesse pas, lon nous mne aux deux cases qui nous ont t rserves. Celle de Mme de Trvise est charmante ; la ntre, trs agrable, vaste et bien are. Jcris ces lignes tandis que Marc est all soccuper de notre bagage. Dans un grand fauteuil de jonc, prs dune fentre ouverte, je regarde laverse noyer le paysage ; puis me replonge dans le Master of Ballantrae. 28 septembre. Trs rconfortante conversation avec le Gouverneur Lamblin, qui nous invite prendre avec lui tous nos repas. Combien me plat cet homme modeste, dont luvre admirable montre ce que pourrait obtenir une administration intelligente et suivie. Visite aux villages du bord du fleuve, en aval de Bangui. Je regarde longuement la prparation de lhuile de palme, cette premire huile quon extrait de la pulpe ligneuse. Une autre

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huile 13 sera plus tard extraite de lamande, aprs crasement du noyau. Mais dabord il sagit de sparer celui-ci de la pulpe qui lenveloppe. Pour cela lon fait bouillir la graine, puis on la pile dans un mortier, avec le manche du pilon qui offre si peu de surface que la coque dure fuit de ct tandis que son enveloppe froisse se dtache. Elle forme bientt une toupe couleur safran qui, presse entre les doigts, laisse chapper son huile. Les femmes qui se livrent ce travail se rcompensent en chiquant le tourteau. Tout cela nest pas bien intressant dire (encore que fort intressant observer) ; jabandonne le reste aux manuels. Partis en auto ce matin 9 heures pour les chutes de la MBali. Une camionnette nous accompagne, avec notre attirail de couchage, car nous ne devons rentrer que le lendemain. Mme de Trvise, que sa mission appelait Bambari, a obtenu, pour nous accompagner, que son dpart soit remis de deux jours. Route admirable ; ce mot revient souvent sous ma plume, surtout aprs une nuit de bon sommeil. Je me sens le cur et lesprit lgers, point trop bte, et tout ce que je vois me ravit. La route senfonce bientt sous une futaie trs haute, spacieuse. Le tronc des arbres, que nengonce plus le taillis, apparat dans toute sa noblesse. Ils sont extraordinairement plus grands que nos arbres dEurope. Nombre dentre eux portent, au point dpanouissement de leur ramure car le ft slance sans branche aucune et dun seul jet jusquau couronnement de verdure dnormes fougres piphytes vert ple, semblables des oreilles dlphant. Tout le long de la route, des groupes dindignes, hommes et femmes, sempressent vers la ville, portant sur la tte les produits de leur lointain village : manioc, farine de mil, on ne sait, dans de grands paniers recouverts deCette huile, de qualit suprieure, est proprement ce que nous appelons lhuile de palme. Mais elle ne peut tre obtenue qu laide de concasseurs spciaux.13

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feuilles. Tous ces gens, notre passage, se mettent au port darme et font le salut militaire, puis, pour peu quon leur rponde, poussent des grands cris et des clats de rire. Si jagite ma main vers des enfants, en traversant un des nombreux villages, cest un dlire, des trpignements frntiques, une sorte denthousiasme joyeux. Car la route, au sortir de la fort, sengage dans une rgion trs cultive, o tout semble prospre, o le peuple parat heureux. Nous nous arrtons pour djeuner, lextrmit dun des plus importants villages, dans la case des passagers 14, et bientt, tout le long de la balustrade qui ceinture la case, le troupeau des enfants se rassemble ; jen compte quarante. Ils restent nous regarder manger, comme la foule, au Jardin dAcclimatation, se presse pour assister au repas des otaries. Puis, peu peu, encourags par nous, ils senhardissent, envahissent lenceinte, et viennent se grouper contre nous. Lun deux, qui sagenouille devant ma chaise, porte une grande plume au sommet de la tte, la manire des Mohicans. Avant le djeuner, nous avions t, sous un soleil de feu, jusqu un autre village, dpendant du premier, le touchant presque, dans une clairire de la fort : village si beau, si trange quil nous semblait trouver ici la raison de notre voyage, entrer au cur de son sujet. Et, peu de temps avant la halte, il y avait eu un tonnant passage de rivire. Un peuple de noirs tait sur la berge ; enSur toutes les routes de lAfrique quatoriale, ladministration a pris soin de faire construire, tous les vingt kilomtres environ, des gtes dtape qui rendent la tente inutile. Ces gtes sont composs dordinaire de deux vastes huttes dont les portes se font face ; un mme toit les relie, qui dborde et forme vranda. Ces gtes sont presque toujours proximit immdiate dun village o trouver de la nourriture pour les porteurs. Dautres huttes, o les porteurs peuvent sabriter, entourent la case principale.14

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face, sur lautre rive, un autre peuple attendait. Trois grandes pirogues conjugues forment bac ; sur le plancher qui les rejoint, les deux autos sinstallent. Un cble de mtal, dont semparent les nautoniers, est tendu dune rive lautre et permet de rsister la violence du courant. Les chutes de la MBali, si lon tait en Suisse, dnormes htels se seraient levs tout autour. Ici, la solitude ; une hutte, deux huttes au toit de paille, o nous allons coucher, ne dparent pas la sauvage majest du pays. cinquante mtres de la table o jcris, la cascade, grand rideau vaporeux quargente la clart de la lune entre les branches des grands arbres. Bouali, 29 septembre. Premire nuit dans le lit de camp, o lon dort mieux que dans aucun autre. Au lever du soleil, la chute deau, que dore le rayon oblique, est de la plus grande beaut. Un vaste lot de verdure divise le courant et leau forme vraiment deux cascades, disposes de telle sorte quon ne les puisse contempler la fois. Et lon reste surpris lorsquon comprend que celle que lon admire ne doit sa majest, son ampleur, qu la moiti des eaux du fleuve. Celle que lon dcouvre en sapprochant du bord, et que cachait un repli des roches, reste dans lombre et comme enfouie demi sous labondance de la vgtation. Arbustes et plantes daspect, vrai dire, fort peu exotique et, sans un trange lot de pandanus aux racines ariennes, un peu en amont de la chute, rien ne rappellerait ici quon est presque au cur de lAfrique. Soir du mme jour. Bangui. Retour sans autre pisode quune tornade, qui nous surprend heureusement tandis que nous achevions de djeuner au mme poste et aussi agrablement que la veille. Le vent subit

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abat un petit arbre prs de nous. Pluie diluvienne pendant prs dune heure, que nous occupons organiser des jeux avec le peuple denfants qui nous entoure. Exercices de gymnastique, chants et danses. Tout se termine par un grand monme. Joubliais de dire que dabord il y avait eu des baignades sous la pluie qui ruisselait du toit, de sorte que les premiers exercices avaient pour but de rchauffer les enfants un peu transis au sortir de la douche. Bangui, 30 septembre. Dpart de Mme de Trvise avec le docteur Bossert. Ils vont exprimenter, dans la rgion de Grimari, laction prventive du 309 Fourneau , sur la maladie du sommeil. Le Gouverneur Lamblin nous propose une tourne en auto, de deux semaines 15. La rgion trs cultive, que nous nous proposons de retraverser plus tard pied, il souhaite que nous la voyions avant la rcolte, de manire mieux juger de sa prosprit. Il ne peut nous accompagner lui-mme, mais son chef de cabinet, M. Bouvet nous fera les honneurs du pays. 1er octobre. Lauto qui doit nous emmener rentre de Fort-Sibut en mauvais tat. Des rparations nous retiennent Bangui jusqu six heures. La camionnette qui nous suit est ce point encombre de bagages, que nos deux boys doivent se mettre en lapin dans notre auto. La nuit tombe vite et nous navons pas de phares ; mais bientt la pleine lune qui monte dans un ciel trs pur, nous permet de continuer notre route. Jadmire la rsistance de notre chauffeur, le brave Mobaye, un indigne form par Lamblin. Il rentrait peine dune trs fatigante tourne ; il repart sans avoir pris aucun repos. plusieurs reprises nous lui15 Voir appendice du chap. III.

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demandons sil ne prfre pas que nous couchions en route, la prochaine tape. Il fait signe que non, quil peut tenir . Et nous ne nous arrtons que, vers minuit, le temps de dvorer un insuffisant petit poulet, arros de pinard sur une table vite dresse au milieu de la route, au clair de lune. Arrivons Fort-Sibut 3 heures du matin, fourbus. Trop fatigus pour dormir. 2 octobre. Par une heureuse chance nous tombons Sibut le jour du march mensuel. Affluence des indignes ; ils apportent, dans de grands paniers, leur rcolte de caoutchouc (de caras, dont les rcentes plantations, grce linitiative de Lamblin, couvrent les rgions en bordure des routes), sous forme des lanires jauntres, semblables des nids dhirondelles, ou des algues sches. Cinq commerants, accourus en autos, attendent louverture du march. La rgion na pas t concde ; le march reste libre 16 et les enchres sont ouvertes. Nous sommes surpris de les voir sarrter aussitt. Mais lon ne tarde pas comprendre que ces messieurs sont de mche . Lun deux se porte acqureur de la totalit de la rcolte, raison de sept francs cinquante le kilo ; ce qui peut paratre un prix fort raisonnable lindigne qui ne vendait le caoutchouc, rcemment encore, que trois francs ; mais Kinshassa, o les commerants le revendent, les cours se maintiennent depuis quelque temps entre trente et quarante, ce qui laisse une jolie marge. Que vont donc faire ces messieurs ? Sitt laffaire conclue avec lindigne, ils se runissent huis clos dans une petite salle, o commencent dautres enchres, dont ne profitera pas lindigne, dont ils sauront se partager entre eux le bnfice. Et ladministrateur reste impuissant devant des enchres clandestines qui, pourDu reste, les Grandes Compagnies Concessionnaires, dont nous aurons reparler plus tard, nont pas droit au caoutchouc de culture, mais seulement celui que les indignes vont rcolter en fort, caoutchouc de rhizomes et de lianes.16

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paratre illicites, ne tombent pourtant pas sous le coup de la loi, parat-il. Ces petits commerants, jeunes pour la plupart, nont souvent quune existence assez hasardeuse et prcaire, sans magasins propres et, partant, sans frais gnraux. Ils sont venus dans le pays avec lide bien arrte dy faire fortune, et rapidement. Au grand dam de lindigne et du pays, ils y arrivent. De Fort-Sibut Grimari, pays un peu monotone ; sur le bord de la route, plantations presque continues de caras ; ceux de plus de quatre ans forment dj de beaux ombrages ; ce nest qu cet ge que lon commence les saigner des priodes dtermines. Cette opration, qui les puise assez vite, laisse le long du tronc de longues cicatrices obliques. Parfois un petit cours deau coupe la plaine ; cest alors, dans le vallonnement, un troit rappel de fort o rgne une fracheur exquise. De trs beaux papillons hantent les endroits ensoleills des rives. Bambari, 3 octobre. Bambari est situ sur une lvation de terrain do lon domine toute la contre, par-del la Ouaka qui coule trois cents mtres du poste, et que nous avons traverse en bac hier soir. Ce matin, visites lcole et au dispensaire. Cest le jour du march mensuel. Nous nous y rendons, curieux de voir si ces messieurs dhier y viendront et si le mme scandale sy reproduira. Mais aujourdhui na lieu que la pese ; demain les enchres. Le caoutchouc se payait ici seize francs cinquante le mois dernier, nous dit-on.

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March de Bambari. 5 octobre. Les enchres montent 18 francs pour un caoutchouc de qualit gale celui que nous avons vu vendre 7 fr. 50 la veille. M. Brochet, reprsentant de la Compagnie du Kouango, important commerant tabli Bambari, tient tte aux trafiqueurs. Lun de ceux-ci, qui sait que Brochet dsire la rcolte et veut du moins la lui faire payer cher, pousse lenchre. Mais Brochet abandonne brusquement, et lautre se trouve quinaud, car il en a pour plus gros que sa bourse ; de sorte quensuite il doit revendre le tout Brochet. Bangassou, 8 octobre. Je nai pu trouver le temps de rien noter ces derniers jours. Le pays a chang daspect. De trs tranges mamelons mouvementent la plaine ; sortes de collines basses, rgulirement arrondies, dmes que M. Bouvet nous dit forms par danciennes termitires. Et je ne vois point quelle autre explication donner ces soulvements du sol. Mais ce qui me surprend, cest de ne voir dans toute la contre aucune termitire monumentale rcente ; celles, immenses, dont ont pu se former ces tumulus, doivent, dsertes depuis longtemps, vraisemblablement tre vieilles de plusieurs sicles ; laction des pluies na pu que trs lentement dsagrger ces sortes de chteaux forts ou de cathdrales aux murs quasi verticaux et durs comme de la brique, que jadmirais dans la fort des environs dEala. Ou bien est-ce l luvre de termites dune race diffrente ? Et ces termitires ont-elles t de tout temps arrondies ? Toutes, pourtant, semblent dshabites depuis longtemps. Pourquoi ? Il semble quune autre race de termites petites constructions soit ici venue occuper le sol la place des termites monumentaux. Certains de ces tumulus, que je vois un peu plus tard tranchs net pour laisser passer la route, montrent leur mystre intrieur :

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couloirs, salles, etc. Je peste contre lauto qui ne me laisse pas le loisir dexaminer un peu mieux cela. Tout le long de la route, sur un parcours de 50 kilomtres, suite presque ininterrompue de villages, et de cultures des plus varies : caras, riz, mil, mas, ricin, manioc, coton 17, ssame,

Les plantations de coton sont particulirement intressantes ; cest un essai. Il russit au-del de toute esprance. Les plantations de coton de la subdivision de Ouango, par exemple, ont, elles seules, couvert une superficie de 275 hectares, dont le rendement a t, pour cette premire rcolte, de 44 018 kil. Trois tonnes 1/2 de graines suffisent ensemencer 300 hectares. Les pluies continues, rgulires, et sans tornades ont assur le succs de cet essai. Les rendements les meilleurs de beaucoup ont t obtenus sur les terrains rcemment dfrichs et pris mme la fort. Tandis que les cultures faites en savane donnaient un rendement de 250 300 kil. lhectare, telle petite plantation dun hectare conquis sur la fort, ( Biand, sur la route de Foroumbala) a fourni 800 kil. Par contre, sur les terrains sablonneux, lchec a t absolu. Certains thoriciens prtendaient que le coton ne pouvait prosprer en A. E. F. Cette anne, de nombreuses plantations du Bas-MBomou ont gal et mme dpass les meilleurs rendements amricains. Il faut reconnatre que les fibres de ce coton natteignent pas la longueur de celles du coton dAmrique. Mais peut-tre par la slection et un meilleur choix de graines, y parviendront-elles. Ce nest l, encore une fois, quun premier essai. Il est noter et ceci est trs important que ces cultures de coton nont pas t collectives, mais individuelles. Cest--dire que, si les travaux de dfrichement, dassolement, de plantation, ont t le fait du village entier, le champ a t, sitt ensuite, partag de manire ce que chaque famille, sinon chaque individu, se trouvt possesseur de tel lopin et prt intrt particulier le cultiver. Le paiement des produits, aprs vente, a t fait, non au chef de village, ainsi que le voulait dabord la coutume, mais chaque possesseur partiel avec ristourne proportionnelle au chef de village, celui-ci touchant 0.10 ou 0.15 sur 1 fr. 25 pay, par kilo, lindigne, de manire intresser galement le chef et maintenir son indispensable autorit.

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caf, taro (grand arum aux rhizomes comestibles), palmiers huile et bananiers. Des deux cts borde de citronnelles, la route semble une alle de parc. Et, cache demi dans le feuillage, tous les trente mtres environ, une hutte de roseaux en forme de casque pointe. Ces cits-jardins, tales le long de la route, forment un dcor sans paisseur. La race qui les habite et les surpeuple nest pas trs belle ; soumise depuis deux ans seulement, elle vivait parse dans la brousse ; les vieux demeurent farouches ; accroupis la manire des macaques, cest peine sils regardent passer la voiture ; lon nobtient deux aucun salut 18. Par contre les femmes accourent, secouant et brinquebalant leurs balloches ; le sexe ras, parfois cach par un bouquet de feuilles, dont la tige, ramene en arrire et pince entre les fesses est rattache la ceinture, puis retombe ou se dresse en formant une sorte de queue ridicule. Quantit denfants ; certains, lapproche de la voiture, courent sasseoir ou se coucher au milieu de la route ; par jeu ? par dfi ? Bouvet croit de la curiosit : Ils veulent voir comment a marche. Le 6 nous avons couch 20 kms de Mobaye, o nous prfrions ne pas arriver la nuit. Devant le gte dtape de Moussareu, ahurissant tam-tam ; dabord la clart de photophores, tenus bras tendus par nos boys ; puis au clair de la pleine lune. Dadmirables chants alterns rythment, soutiennent et temprent lenthousiasme et la frnsie du pandmonium. Je nai rien vu 19 de plus dconcertant, de plus sauvage. Une sorte de symphonie sorganise ; chur denfants et soliste ; la fin de chaque phrase du soliste se fond dans la reprise du chur. Hlas ! notre temps est compt. Nous devrons repartir avant le jour.Le rsultat obtenu par ce nouveau rgime a t tout autre que celui des premires cultures collectives, que les indignes de la rgion appelaient : les plantations-je-men-fous. 18 Les jeunes gens des Moroubas, qui reconnaissent volontiers la domination franaise, renvoient de leurs villages les vieux irrductibles, dont ils ne veulent ni subir linfluence ni couter les conseils. 19 Et nous ne verrons rien par la suite.

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Le 7, au petit matin, nous ne quittons ce poste quavec lespoir dy revenir dans quelques mois, notre retour dArchambault. Laube argente se mle au clair de lune. Le pays devient accident ; collines rocheuses de 100 150 mtres de haut, que contourne la route. Nous arrivons Mobaye vers 10 heures. Le poste est admirablement situ sur les bords du fleuve quil domine. En amont, les rapides de lOubangui, dont les hautes eaux inondent presque, sur la rive belge, un charmant petit village de pcheurs quabrite un groupe de palmiers. Le docteur Cacavelli nous fait visiter son dispensairehpital. Les malades viennent de villages parfois lointains se faire oprer de llphantiasis des parties gnitales, trs frquent dans ces rgions. Il nous prsente quelques cas monstrueux quil se dispose oprer ; et lon reste saisi de stupeur, sans comprendre aussitt ce que peut bien tre ce sac norme, que lindigne trimballe sous lui Comme nous nous tonnons, le docteur Cacavelli nous dit que les lphantiasis que nous voyons ici ne psent sans doute pas plus de 30 40 kg. Les masses de tissu conjonctif hypertrophi, dont il dbarrasse les patients, atteignent parfois 70 kg, sil faut len croire. Il aurait mme opr un cas de 82 kg. Et, ajoute-t-il, ces gens trouvent encore le moyen de faire, pied, quinze vingt kilomtres pour venir se faire soigner. Jadmets, sans plus pouvoir comprendre. Un des malades de ce matin, tout jeune encore, a tent de soprer lui-mme et sest abominablement charcut, lardant de coups de couteau cette poche affreuse, quil croyait pleine de pus et esprait pouvoir vider. Ce quil y a dedans ? Vous voulez le voir ? Et Cacavelli nous mne, prs de la table dopration, devant un baquet

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presque plein dune sorte de maton sanguinolent et blanchtre, premier rsultat du travail de ce jour. Bien faite, nous dit-il, lopration respecte et mnage la virilit du patient, enfouie dans lexcs du tissu conjonctif, mais nullement endommage. Et cest ainsi que depuis trois ans il a fait recouvrer la puissance procratrice 236 impotents. Allons, 237 ; approchez Nous le quittons bien vite, dsireux de garder quelque apptit. Sitt aprs djeuner, dpart pour Foroumbala. Pays mouvement mais pas trs intressant. Le peuple des villages traverss est laid. Lauto fait fuir quelques pintades. Un effrayant orage menace ; mais se dtourne au dernier moment. Arrive Foroumbala vers 5 heures. Poste inoccup 20, belle position sur la Kotto ; quelques arbres admirables. Sur la place ombrage, devant le gte dtape, les enfants de lcole ; comme on leur apprend filer, chacun tient une petite quenouille do pend, comme une araigne au bout de son fil, la bobine quun coup de pouce fait tourner. Tous en rang, le sourire aux lvres, on sattend les entendre entonner un chur de Gounod. Puis, exercices de gymnastique sous la surveillance dun matre indigne. Puis, football trs joyeux auquel nous prenons part ; une orange tient lieu de ballon. Ces enfants parlent tous un peu le franais. Je les retrouve aprs dner qui dansent la clart dun feu de paille, avec les femmes des miliciens absents. Un de ces enfants, daspect trs misrable, se tient dans lombre, loin des autres ; comme la nuit est un peu froide et quil semble grelotter, je le fais sapprocher du feu. Mais les autres aussittSur 31 postes de subdivision, que compte la colonie de lOubangui-Chari, 22 restent inoccups, faute de personnel suffisant.20

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scartent. Cest un lpreux. Chass de son village 21, trois jours de marche, il ne connat ici personne. Marc qui me rejoint me dit lavoir rencontr dj, et lui avoir donn manger. Mme il a laiss une femme indigne de quoi assurer la nourriture de ce petit paria pour huit jours ; la femme a promis dy veiller. Nous devons repasser par ici et saurons si elle a tenu sa promesse. Mais hlas ! si lenfant ne doit pas gurir, que sert de prolonger sa triste vie Le 8, sitt au sortir de Foroumbala, traverse en barque de la Kotto dborde. Assez vastes champs de coton coups de champs de manioc, carrs et rguliers comme nos cultures de France. Par places, quantit de gourdes parfaitement rondes, comme des coloquintes, de la grosseur dun uf dautruche, jonchent le sol ; sortes de courges dont, nous dit-on, les indignes mangent la graine. Tandis que lon approche de Bangassou, lon commence rencontrer des gens coiffs de faon extrmement bizarre : un ct de la tte est ras, lautre couvert de petites tresses flottantes, ramenes en avant. Ce sont des NZakaras, une des tribus les plus intressantes des Sultanats. Bangassou, 8 octobre. Jcris ces lignes sous la vranda de notre case. Bangassou me doit un peu. La ville se ressent sans doute de loccupation militaire et a beaucoup perdu de son tranget. Mauvaise journe. Jai commenc par me casser une dent ; puis, extraction pnible dune chique monstre, qui me laisse le pied tout endolori. Jai mal la tte et la visite la mission amricaine o mentrane M. Bouvet, mextnue. Interminable djeuner chezNon point, semble-t-il, en tant que lpreux, mais parce quil portait la guigne au village.21

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M. Ebou, chef de la circonscription, originaire de la Guyane, (auteur dune petite grammaire sango que je travaille depuis huit jours) homme remarquable et fort sympathique Mais mon mal de tte augmente ; je grelotte ; cest un accs de fivre ; je rentre me coucher, laissant Marc aller seul au tam-tam que va bientt disperser une formidable tornade. 9 octobre. Jai pu dormir et me sens assez dispos ce matin pour accompagner mes compagnons Ouango. Poste pittoresquement situ sur une lvation qui domine un coude du MBomou (nom que prend lOubangui dans son cours suprieur). M. Isambert, qui ladministre, vient de se convertir au protestantisme et occupe son peu de loisirs poursuivre des tudes dexgse et de thologie. Je suis trop fatigu, malheureusement, pour pouvoir causer avec lui comme je le voudrais. Du reste, et de plus en plus, toute conversation mextnue. Je fais semblant. On ne parvient sentendre que sur le plus banal, ou le matter of fact , et encore. Jai du mal finir mes phrases, tant est grande ma crainte que celles o jexprimerais vraiment ma pense, ne puissent trouver un cho. Ici toutes les femmes qui viennent danser au tam-tam sont vtues de cotonnades aux couleurs vives et seyantes, formant corsages et jupes. Toutes sont propres, ont le visage riant, lair heureux. Devons-nous en conclure que tout ce peuple noir nattend quun peu dargent pour se vtir 22 ? 10 octobre. Je me sens assez bien pour me lancer dans la longue course de Rafa laquelle je me dsolais de devoir renoncer. Le sultaEncore faudrait-il quil pt trouver acheter, dans les factoreries de lintrieur, des toffes, et quelles lui plaisent.22

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nat de Rafa est le dernier de lOubangui-Chari qui ait encore son sultan. Avec Hetman (qui a pris le pouvoir en 1909) steindra dfinitivement le rgime. On laisse celui-ci un semblant de cour et de pouvoir. Il est inoffensif. Il accepte la situation en souriant et ne revendique le pouvoir pour aucun de ses fils. Le gouvernement de lA. E. F. a invent pour lui un bel uniforme doprette quil semble revtir volontiers. Les trois ans de ses fils ont fait un an dtude dans lle de Gore, en face de Dakar (o les fils de chefs et de notables indignes reoivent une ducation franaise, en prvision dun commandement) ; lun deux est Bangui, le second sert dans