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Sciences-Croisées Numéro 14 : Contributions libres La question de l'avenir de l'homme Marc Groenen Université Libre de Bruxelles – CP 175 Marc.Groenen @ ulb.ac . be www.marcgroenen.be LA QUESTION DE L'AVENIR DE L'HOMME Résumé : Si l’on excepte A. Leroi-Gourhan, les paléoanthropologues n’ont guère traité la question de l’avenir de l’homme. Or, les archives géologiques et paléontologiques démontrent la disparition constante d’espèces, voire de genres ou de familles zoologiques. La disparition d’une humanité aussi bien adaptée que celle de Néandertal montre que ce phénomène d’extinction nous concerne également. Le temps de la nature est toutefois beaucoup trop long pour donner à notre humanité l’évolution nécessaire à sa survie dans le long terme, et c’est donc vers le temps court de la culture que l’homme doit pouvoir se tourner pour donner un avenir à son histoire biologique aujourd’hui. Mots-clés : paléoanthropologie, avenir de l’homme, extinction des espèces. - 1 -

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Sciences-CroiséesNuméro 14 : Contributions libres

La question de l'avenir de l'homme

Marc GroenenUniversité Libre de Bruxelles – CP 175

Marc.Groenen @ ulb.ac . be www.marcgroenen.be

LA QUESTION DE L'AVENIR DE L'HOMME

Résumé :

Si l’on excepte A. Leroi-Gourhan, les paléoanthropologues n’ont guère traitéla question de l’avenir de l’homme. Or, les archives géologiques etpaléontologiques démontrent la disparition constante d’espèces, voire degenres ou de familles zoologiques. La disparition d’une humanité aussi bienadaptée que celle de Néandertal montre que ce phénomène d’extinction nousconcerne également. Le temps de la nature est toutefois beaucoup trop longpour donner à notre humanité l’évolution nécessaire à sa survie dans le longterme, et c’est donc vers le temps court de la culture que l’homme doit pouvoirse tourner pour donner un avenir à son histoire biologique aujourd’hui.

Mots-clés : paléoanthropologie, avenir de l’homme, extinction des espèces.

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THE ISSUE OF MANKIND'S FUTURE

Abstract:

The question of mankind's future has hardly been dealt with by thepalaeoanthropologists, except for A. Leroi-Gourhan. Yet, geological andpalaeontological archives demonstrate that species, and even genders orzoological families, are constantly disappearing. The disappearance of ahumanity as well adapted as that of Neandertal shows that this extinctionphenomenon concerns us all. The time of nature is however much too long toprovide our humanity with the necessary evolution for its long-term survival;therefore, man must be able to turn to the short-term time of culture to give afuture to his biological history today.

Keywords: palaeoanthropology, future of mankind, species extinction.

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LA QUESTION DE L'AVENIR DE L'HOMME

La question de l’avenir de l’humanité est récente et est restée peu abordéescientifiquement. Elle ne s’est, en fait, pas posée comme telle avant celle del’origine et du devenir de l’être humain, c’est-à-dire avant que les biologistesne travaillent au départ du cadre évolutionniste. Bien entendu, des thèsesmillénaristes, des catastrophes annoncées comme le Déluge ou l’Apocalypse,des prédicateurs catastrophistes de tous poils ont balisé notre histoire. Maisleurs annonces trouvaient leur origine dans le cadre de facteurs surnaturels, etnon pas dans celui d’un modèle scientifique. Même dans ce cadre, cettequestion n’a guère été envisagée avant la seconde moitié du 19e siècle. Il faut,par exemple, rappeler que le paléontologue Georges Cuvier (1769-1832)voyait dans les coquilles marines contenues dans certaines couchesgéologiques continentales la preuve de gigantesques bouleversementsd’origine surnaturelle, qui auraient pratiquement éradiqué la vie sur terre àdiverses reprises. Cuvier admettait donc la notion d’extinction d’espèces, maispas celle de leur transformation dans le temps long de la géologie. On le sait,ces thèses seront successivement développées par Jean-Baptiste de Lamarck(1744-1829), puis par Charles Darwin (1809-1882). Le transformisme dupremier n’acceptait cependant pas la notion « d’espèce perdue »,contrairement à l’évolutionnisme du second. En effet, pour l’auteur deL’origine des espèces par voie de sélection naturelle (1859), les aléas dumilieu constituent l’unique moteur de la sélection naturelle. Dans ce cadre, lesindividus moins adaptés d’une espèce disparaissent, laissant la place à ceuxqui sont susceptibles de mieux répondre aux contraintes sans cessechangeantes imposées par le milieu.

Les recherches effectuées pendant un siècle et demi ont largement confirméce point de vue. Il faut rappeler que les temps géologiques sont marqués par ladisparition constante d’espèces. Comme le signale Ian Tattersall (2007 : 118),l’extinction « est un phénomène de routine de l’évolution, le destin final detoutes les espèces ». L’espérance de vie des espèces peut être très variable –une dizaine de millions d’années pour les invertébrés marins, un milliond’années pour les mammifères (Dubois, 2004 : 30) –, en dehors des périodesde crises biogéologiques. Car durant certaines époques, des modificationsécologiques sévères peuvent entraîner la disparition de genres, voire defamilles animales entières. Le cas des dinosaures à la fin du Crétacé estsuffisamment connu pour qu’il soit nécessaire d’y insister. Les paléontologuesont pu déterminer qu’au cours de l’histoire de notre globe des extinctionsmajeures ont éradiqué des familles entières du vivant à six reprises : auCambrien (500 millions d'années), à l’Ordovicien (440 millions d'années), auDévonien (365 millions d'années), au Permien (250 millions d'années), auTrias (200 millions d'années) et au Crétacé (65 millions d'années) (Raup,

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1988 ; Leakey & Lewin, 1995 : 55-80). Des estimations portent à moins de 2% le nombre d’espèces ayant existé encore vivantes aujourd’hui (Dubois,2004: 30). En fait, même si les espèces ne cessent de se multiplier au fil del’histoire géologique, toute forme vivante est inéluctablement vouée àdisparaître.

On est frappé, à cet égard, par le fait que les paléoanthropologues n’ontguère songé à appliquer ces constatations à l’humanité. La découverted’espèces humaines fossiles différentes de la nôtre – l’homme de Néandertalen 1856 et le Pithécanthrope de Java en 1891 –, puis celle d’un genrepréhumain – l’Australopithèque africain en 1924 – a confirmé le fait quel’espèce humaine avait subi de profondes transformations au cours du temps,au même titre que n’importe quelle autre espèce animale. Notre histoiresemblait, toutefois, caractérisée par un progrès dont les étapes étaient à la foisobjectivement observables dans les caractères physiques (station de plus enplus érigée, augmentation du volume du cerveau, développement du front…)et dans les productions techniques. Il faut en chercher la raison dans le faitque, pendant plus d’un siècle, les paléoanthropologues et les préhistoriens ontconsidéré que les différentes espèces préhistoriques avaient entre elles unerelation de descendance. Suivant ce modèle, l’Australopithèque aurait produitle Pithécanthrope, qui aurait été l’ancêtre de l’homme de Néandertal,lui-même ancêtre de l’homme de Cro-Magnon. Et ces différentes formesd’humanité, qu’une conscience de plus en plus développée sembleprogressivement arracher à l’animalité, témoignent donc en faveur d’unecontinuité du phénomène humain bien plus qu’en faveur de sa discontinuité oude son interruption.

Cette manière de décrypter l’histoire humaine est patente dans les travauxscientifiques. Elle permet, par exemple, de comprendre la raison pour laquellele paléoanthropologue français Ernest-Théodore Hamy va rechercher des traitsprésents chez les criminels, les attardés ou les tribus les plus primitives duglobe d’aujourd’hui pour réaliser ses reconstitutions d’hommes préhistoriquesà l’Exposition universelle de Paris en 1889 (Richard, 2008 : 162-164). Ladémarche est, en effet, validée par la loi de l’atavisme, selon laquelle lescaractères anciens sont susceptibles de ressurgir aujourd’hui chez les êtres lesplus arriérés. Elle permet aussi de comprendre pourquoi les préhistoriens ont silongtemps affirmé l’existence d’une continuité entre les industriespréhistoriques produites pourtant par des espèces humaines différentes. Unetelle continuité a été longtemps posée de manière presque dogmatique, ycompris pendant le 20e siècle. Comme le rappelle Ian Tattersall (2003 : 14),« au début des années 1960 (…) tout le monde considérait comme allant de soique l’évolution de l’homme n’était qu’un long cheminement obstiné menantde l’état primitif à la perfection », perfection qui correspond bien évidemmentà l’état actuel atteint par l’homme. Tout se passe comme si, dans l’esprit deschercheurs, l’hominisation, c’est-à-dire la formation de l’humanité à travers

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ses différentes étapes biologiques, avait été suivie d’une progressivehumanisation, dont le terme était atteint par l’humanité actuelle.

Comme nous avons pu le constater, les biologistes se préoccupent biendavantage de la question du devenir des formes du vivant que de celle de leuravenir. S’ils sont poussés à appuyer leurs travaux sur l'observation desarchives fossiles, ils se montrent en revanche moins enthousiastes lorsqu’ils’agit de prolonger leur modèle en supputant sur l’avenir des êtres vivants. Lamême constatation s’applique aux paléoanthropologues. Très enclins à mettreau jour les variantes fossiles d’un supposé « schéma humain », ils sont enrevanche très rétifs à aborder la question de l’avenir biologique de notreespèce, d’autant que notre longue histoire ne semble guère présenter derupture dans sa marche vers un progrès continu. Aucune raison sérieusen’appelle donc, dans ces conditions, une évaluation de la question de l’avenirde l’humanité.

André Leroi-Gourhan (1911-1986) est finalement l’une des rarespersonnalités scientifiques à avoir abordé la difficile question de l’avenirbiologique de notre espèce en proposant un modèle cohérent du point de vuescientifique. Selon lui, toute l’évolution du vivant est tendue « dans la voie dela recherche du contact conscient (Leroi-Gourhan, 1964 : 86) : le lichen, laméduse, l’huître ou la tortue éléphantine ne sont, comme les Dinosauresgéants, que des retombées du jet principal braqué dans notre direction »(Leroi-Gourhan, 1964 : 85). Pourtant, ce stade en est aussi le point ultime. Auplan biologique, Leroi-Gourhan a dégagé une évolution continue au cours delaquelle les différentes formes du vivant (poissons, amphibiens, sauriens,mammifères) ont été progressivement libérées des contraintes du milieu. Cetteévolution s’est elle-même poursuivie chez l’humain, avec une libération deplus en plus marquée par rapport à l’ordre naturel. Des outils de plus en plusperfectionnés ont remplacé les « outils naturels » (griffes, ongles, dents…).Des machines ont libéré les muscles des tâches qu’ils avaient à accomplir.Après que les livres et autres enregistrements sonores ou visuels ont permis defixer l’information en libérant le cerveau, les ordinateurs libèrent aujourd’huila mémoire du fatras de données que l’être humain ne cesse d’accumuler etpermettent de commander l’exécution de tâches aux machines. Pour l’auteur,ces diverses libérations ne peuvent guère se prolonger sans une transformationqui entraînerait inévitablement la perte de la main, de la denture et celle de lastation verticale1. Mais il faut alors se demander ce qu’« une humanitéanodonte et qui vivrait couchée en utilisant ce qui lui resterait de membresantérieurs pour appuyer sur des boutons » (Leroi-Gourhan, 1964 : 183) auraitencore d’humain. C’est pourquoi l’auteur estime que « l’Homo sapiens de lazoologie est probablement près de la fin de sa carrière » (Leroi-Gourhan,1965 : 266).

1 Pour le détail, cf. M. Groenen (1996 : 77-80).

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Comme l’avait bien compris Leroi-Gourhan, la question de l’avenir del’être humain ne peut être valablement envisagée qu’en intégrant laconnaissance de son passé. Vue depuis le cadre théorique de l’évolution desespèces, la question de l’origine de l’homme est complexe. Depuis ladécouverte de Toumaï (Sahelanthropus tchadensis) en 2002, il est possible defaire remonter à 7 millions d’années les premiers représentants de lasous-famille des homininés, c’est-à-dire de Primates doués d’une bipédiepermanente et (accessoirement) d’un cerveau relativement volumineux. EntreToumaï et l’homme actuel (Homo sapiens), cette sous-famille a vu apparaîtreau moins six genres différents, tous d’origine africaine. Les restes fossiles lesplus anciens sont évidemment exceptionnels, et c’est sans doute pourquoi lesdeux premiers représentants (Sahelanthrope et Orrorin) ne sont actuellementconnus que par une seule espèce. En revanche, les autres genres de cettesous-famille comportent plusieurs espèces. Ardipithèque qui, malgré son nom(« le Singe de la terre »), est classé parmi les homininés et non parmi lespaninés2, comprend deux espèces, ramidus et kadabba. Quant auxAustralopithèques et aux Paranthropes, on en recense aujourd’hui six espècespour les premiers et trois pour les seconds. Enfin, les humains au sensbiologique du terme, c’est-à-dire les êtres appartenant au genre Homo,comportent, dans l’état des connaissances actuelles, huit espèces distinctes,dont l’homme de Néandertal (Homo neanderthalensis) est sans doute la plusconnue du public.

La sous-famille à laquelle appartient notre humanité n’échappeévidemment pas à cet état de fait, puisque de tous les genres et des huitespèces humains fossiles actuellement identifiés, seul Homo sapiens subsiste.Certaines espèces ont vécu à la même époque, souvent dans des régionsdifférentes, parfois dans une même région (Tattersall, 2000).L’Australopithèque africain (Australopithecus africanus) a, par exemple,occupé l’Afrique du Sud entre 3,3 et 2,1 millions d'années, alors que la célèbreLucy (Australopithecus afarensis) et ses congénères vivaient encore enAfrique orientale et que l’Australopithèque de la Rivière des Gazelles(Australopithecus bahrelghazali) s’épanouissait au Tchad. Il en va d’ailleursde même pour les anciens représentants du genre humain. Homo erectus étaitinstallé en Asie, alors qu’une forme dérivée de Homo ergaster, qui vivaitencore en Afrique – Homo georgicus – s’était établie à l’est de la Mer Noireen Géorgie, vers 1,8 million d'années. Mais beaucoup d’espèces humainesn’étaient évidemment pas contemporaines. La plupart se sont suivies dans untemps qui s’égrène en centaines de millénaires, en donnant des formesévolutives adaptées aux milieux et aux conditions climatiques dans lesquels ilsvivaient.

2 La sous-famille des Paninés regroupe les grands singes, qui comprennent lechimpanzé, le bonobo ou le gorille.

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Cette histoire est généralement présentée sous la forme d’un buissonnementtouffu. Or, les faits contredisent cette image qui suggère la bonne santé d’unarbre en plein croissance. Il faut rappeler, tout d’abord, que tous les genres dela sous-famille des Primates à laquelle nous appartenons ont disparu, saufcelui de Homo. En outre, la majorité des espèces de ce genre se sont éteintessans laisser de descendance. Sans entrer dans des détails hors de propos3, surles trois premières espèces actuellement identifiées (Homo habilis, rudolfensiset ergaster) apparues entre 2,5 et 2 millions d'années en Afrique, seul Homoergaster a donné une descendance. L’une d’elles est largement connue en Asie(Homo erectus), et s’est éteinte vers 300.000 ans. Elle a donné une doubledescendance : l’homme indonésien de Solo (Homo soloensis) et l’homme del’île de Florès (Homo floresiensis), respectivement disparus vers 30.000 ans etvers 18.000 ans. L’autre espèce qui semble descendre de Homo ergaster – oud’une de ses variétés (Dmanisi en Géorgie, vers 1,81 million d'années, et Simadel Elefante, vers 1,2 million d'années) – est européenne. Elle conduit àl’ancêtre direct de l’homme de Néandertal (Homo heidelbergensis), vers600.000 ans, puis au Néandertalien lui-même. Apparu vers 250.000 ans, cedernier disparaît complètement vers 28.000 ans. L’Europe est alors occupéepar les lointains descendants de Homo ergaster, restés en Afrique. Ceux-ci sesont lentement transformés vers Homo sapiens, qui apparaît en Afriqueorientale à partir de 200.000 ans, avec les restes d’Omo Kibish en Éthiopie.Les représentants de cette ultime espèce d’homininés quittent rapidementl’Afrique et migrent progressivement dans le monde entier. Aujourd’hui,Homo sapiens est donc la seule espèce de l’unique genre représentant lasous-famille des homininés. Au fil de sa conquête de l’Ancien monde d’abord,du Nouveau monde ensuite, il a été le témoin de la disparition des dernièresespèces humaines encore vivantes entre 100.000 et 20.000 ans. C’est dire quel’histoire de cette sous-famille, pourtant si bien représentée il y a 3 ou 4millions d'années, s’est finalement réduite à peau de chagrin.

Si l’on s’appuie sur les faits que nous enseignent l’étude de lapaléontologie, il faut avouer que l’avenir biologique des homininés apparaîtrelativement bouché. Tout le patrimoine génétique de cette sous-famille est, eneffet, contenu dans notre unique espèce, ce qui la rend évidemment trèsvulnérable. Il est vrai que par ses remarquables capacités d’adaptation etd’invention, Homo sapiens – contrairement aux Australopithèques ou auxParanthropes, par exemple – a pu s’établir dans tous les biotopes, à toutes leslatitudes du globe. Sur le long terme, des modifications climatiques auraientdonc peu de chances d’avoir des conséquences létales. Du reste, notre ancêtredirect, l’homme de Cro-Magnon, et son cousin, l’homme de Néandertal, sesont remarquablement adaptés aux fluctuations climatiques importantes desderniers 250.000 ans, avec des périodes de péjorations parfois drastiques(Renault-Miskovsky, 1991). De même, sauf à envisager un cataclysme à

3 Cf. entre autres à ce sujet P. Picq (2003), F. Facchini (2006) et A. Roberts (2012).

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l’échelle mondiale comme celui qui a éradiqué les quelque 97 % des êtresvivants durant le Cambrien il y 570 millions d'années (Gould, 1991), desséismes ponctuels ont peu de chance de faire disparaître l’humanité étantdonné sa distribution mondiale et son adaptation technique aux situations decrise.

Une disparition totale n’est pourtant pas impossible, comme le montrel’extinction de Homo soloensis à Java (Swisher et al., 1997) ou celle del’homme de Néandertal (Vandermeersch & Hublin, 2007), survenues il y amoins de 30.000 ans avant notre ère. De nombreuses thèses ont été défenduespour expliquer la disparition des Néandertaliens4. Il faut tout d’abord rappelerqu’aucun fait archéologique ne permet d’imputer directement leur disparitionà l’homme de Cro-Magnon. Les industries lithiques de ces deux humanités,bien identifiables, n’ont jusqu’à présent jamais été mises au jour dans unmême niveau d’occupation, et on chercherait en vain des squelettesnéandertaliens comportant des marques de violences à l’époque des invasionsde Cro-Magnon à partir de 40.000 ans avant notre ère. Certains ensemblesosseux importants, comme ceux de Krapina en Croatie(Gorjanović-Kramberger, 1913) ou de Moula-Guercy en Ardèche (Defleur etal., 1999), présentent bien des traces de découpes ou de désarticulation. Maisils sont tous largement antérieurs à l’arrivée de notre humanité –respectivement 130.000 ans pour le premier (Rink et al., 1995) et avant 70.000ans pour le second (Defleur et al., 1999).

Violences ou rencontres ne sont donc pas cautionnées par la documentationarchéologique, contrairement à ce qui est encore bien souvent avancé5. Aucontraire, il semble que, durant les derniers millénaires de leur existence, lesNéandertaliens aient adopté une position de replis par rapport aux nouveauxarrivants. Deux constatations peuvent, en effet, être faites sur la base del’information disponible. D’une part, entre 40.000 et 30.000 ans avant notreère le nombre de sites avec des industries néandertaliennes diminue lentementjusqu’à disparaître complètement. L’extinction ne semble donc pas avoir étébrutale. D’autre part, ces gisements se décentrent progressivement vers deszones périphériques de l’Europe, avec des aires de stationnements tardifs dansdes « zones limites » comme l’Andalousie ou Gibraltar.

Ce décentrement a nécessairement eu des conséquences importantes sur lesmodes de vie. Les habitudes alimentaires ont dû être fortement modifiées, etles stratégies d’acquisition des bonnes matières premières destinées à lafabrication des outils et des armes rendues plus difficiles. La connaissance quel’on a aujourd’hui des comportements des groupes préhistoriques montre àquel point ces populations étaient intégrées à un milieu dont ils connaissaient

4 Résumées dans I. Tattersall (2007) et B. Maureille (2008).5 Voir entre autres N. Conard (Ed., 2006).

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parfaitement les ressources naturelles. L’image d’un prédateur errant sansdestination précise, que l’on se fait trop souvent des hommes du Paléolithique,est une idée reçue entièrement démentie par la documentation archéologique.Le fait s’impose non seulement pour l’homme de Cro-Magnon (Groenen,2008 ; Otte, 2008), mais aussi pour l’homme de Néandertal (Patou-Mathis,2006 ; Groenen, 2009). Ce changement de milieu répété a sans doute été unfacteur déstabilisant pour ces groupes humains. Enfin, la diminution ennombre de la population et la situation excentrée des groupes ont égalementcontribué à leur isolement géographique et culturel. Or, l’arrêt du « brassage »génétique constitue évidemment l’un des facteurs limitant la survie d’unepopulation. Comme cela a été observé pour des espèces animales récemmentdisparues, en-deçà d’un certain seuil une espèce n’est plus capable de seperpétuer.

Il était utile de s’attarder quelque peu sur la disparition de cette humanité.Car, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le phénomène de l’extinctionne concerne pas seulement les animaux privés du bagage de l’intelligence. Onpourrait en effet penser que, par le fait de cette « carence », ces derniers nepeuvent que subir les contraintes du milieu dans lequel ils se trouvent.Cependant, les travaux de ces trente dernières années ont assez démontré queles Néandertaliens n’avaient rien à envier à l’homme de Cro-Magnon lorsquece dernier est arrivé en Europe. L’homme de Néandertal témoigne d’uneintelligence dans le choix des emplacements où il s’établit, de stratégies finesd’acquisition des matières premières, d’une connaissance précise desressources minérales d’un territoire couvrant des centaines de kilomètrescarrés. Il anticipe ses besoins en matières premières et en nourriture, organisedes échanges pour l’obtention de matières particulières – et maîtrise donc letemps et l’espace – et déploie des schémas opératoires complexes grâceauxquels il peut obtenir des instruments dont la forme est prédéterminée etfonctionnellement adaptée à des usages précis. Bref, il possède les dispositionscognitives largement nécessaires pour se gérer. Mais il a également la capacitéde traverser des situations de crises. Il faut, en effet, rappeler que durantquelque 200.000 ans d’existence, il a fait face à des oscillations climatiquesparfois sévères, qui ont nécessité de sa part une adaptabilité remarquable.

Le constat de sa disparition appelle donc la question de savoir dans quellemesure notre humanité est également concernée par ce phénomèned’extinction. Les lois de la biologie ne sont guère d’application dans ce cas,comme l’avait souligné jadis Leroi-Gourhan. Car l’accélération des rythmesculturels est en complet décalage par rapport au temps nécessaire à uneréponse évolutive. L’adaptation biologique de notre organisme à des modes devie aussi radicalement différents de ceux de nos ancêtres est incompatible avecles centaines de milliers d’années nécessaires au temps de l’évolutionnaturelle. Surtout, la présence humaine dans tous les continents et lesmélanges facilités par les moyens de transport actuels favorisent une

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population très homogène. Or, Ernst Mayr (1942) a montré depuis longtempsque les isolats géographiques de populations contribuaient nettement à laformation de nouvelles espèces. On le sait, cette notion – appeléetechniquement « spéciation allopatrique » –, dont Yves Coppens (1983) s’estfait le champion, a d’ailleurs été largement utilisée par lespaléoanthropologues de la deuxième moitié du 20e siècle pour expliquer leprocessus d’hominisation. Si bien qu’il est difficile d’imaginer l’apparitiond’un caractère biologique qui « surhumaniserait » ou « transhumaniserait »l’être humain.

Une autre réponse – moins définitive – est-elle envisageable du point devue de la nature, sans avoir recours au modèle de l’évolution par adaptations ?Tous les scientifiques s’intéressant à l’être humain s’accordent sur le fait queson originalité tient à sa remarquable capacité cognitive. C’est pourquoi despistes de réflexion sont aujourd’hui puisées auprès des chercheurs enneurosciences. Pour Vilayanur Ramachandran (2011 : 45), « noscaractéristiques mentales uniques ont dû évoluer à partir de structurescérébrales préexistantes ». Selon lui, le langage, ainsi que de nombreuxaspects de la pensée abstraite, « ont évolué par le biais d’exaptations dont lescombinaisons hasardeuses ont produit de nouvelles solutions » (id. : 195). Lanotion d’exaptation, émise par Stephen J. Gould et Elisabeth S. Vrba (1982),pose qu’au cours de l’évolution un élément peut être réutilisé à une autre finque celle à laquelle il était destiné au départ6.

Bien qu’elle ait fait l’objet de nombreux débats, un bilan des donnéesquantitatives et qualitatives montre que cette notion apparaît aujourd’huijustifiée, en particulier pour l’évolution humaine (Pievany & Serrelli, 2011).On la trouve, entre autres, développée par Ian Tattersall, qui estime qu’« aulieu d’envisager une sorte d’innovation anatomique, nous devrions peut-êtrechercher du côté d’un stimulus culturel ayant provoqué l’apparition de cesextraordinaires compétences cognitives » dont nous disposons (Tattersall,2003 : 161), à savoir la faculté de manier les symboles et celle, coextensive, dedisposer d’un langage formé d’une syntaxe et destiné à transmettre du sens. Ilest toutefois peu probable qu’une nouvelle exaptation fasse apparaître unecaractéristique aussi fondamentalement neuve que la faculté de symboliser.Cela ne semble d’ailleurs pas nécessaire, car l’être humain n’a manifestementpas encore épuisé le potentiel créatif que cette faculté lui a apporté, avec cecique, pour la première fois dans l’histoire du vivant, des êtres attendent de laculture qu’elle produise une issue crédible pour leur propre continuationbiologique.

Dans ce domaine les résultats sont patents. L’idée d’un être humainpartiellement ou totalement artificiel – l’homme bionique ou l’homme

6 L’un des exemples fréquemment présentés est celui des plumes de certainsdinosaures, destinées à maintenir la chaleur corporelle, qui ont trouvé une nouvellefonction – celle de permettre de voler – chez leurs lointains descendants, les oiseaux.

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« augmenté », suivant l’expression de Georges Vignaux (2009 : 314-323) –fait à présent partie de l’actualité des recherches dans les sciencesbiomédicales. Des tissus comme la peau peuvent aujourd’hui être reconstituésavec les cellules souches de l’individu (Le Douarin, 2012 : 220-233). Mieux,les chercheurs s’attachent à réaliser des organes entièrement artificiels. Unpatient a vécu 75 jours avec un cœur artificiel implanté par Alain Carpentieren décembre 2013 (Cabut, 2014). De même, l’équipe de Joan Nichols del’Université du Texas (UTMB) a reconstitué in vitro un poumon en appliquantdes cellules pulmonaires humaines sur un "squelette" de poumon réduit aucollagène et à l'élastine (McNamee, 2014). Il n’y a pas, du reste, que lestraumatismes lourds que l’on s’attache à réparer. Des traitements visant àrésoudre ou à soigner des pathologies aussi difficiles que le cancer ou lesmaladies génétiques sont abordés par le biais de la pharmaco-génomique,susceptible de traiter les patients par une pharmacologie faite sur mesure(Gros, 2012 : 195-197). Ce scénario n’est d’ailleurs pas seulementprogrammatique. La thérapie génique a déjà enregistré de beaux succès, enparticulier pour les « enfants bulles » qui souffrent d’un déficit immunitairegrave et doivent pour cette raison être confinés dans une enceinte totalementhermétique (Fischer & Cavazzana-Calvo, 2006).

Ces manipulations génétiques permettent de penser à une chirurgie du gène,susceptible « d’extirper, à l’aide d’outils enzymatiques, le gène porteur de lamutation du reste du génome et de le remplacer in situ par le même gène soussa forme naturelle et fonctionnelle » (Gros, 2012 : 207). Dans ces conditions,le clonage – dont la brebis « Dolly » incarne l’exemple princeps pour lesmammifères – pourrait rapidement devenir une technique surannée, ou à toutle moins imparfaite, pour l’humain en tout cas. Si les obstacles éthiquesdevaient être franchis – et toute l’histoire des sciences montre cette volonté dedépassement –, des scientifiques s’attacheraient davantage à créer un génomeoptimal susceptible de répondre à des milieux ou à des conditions de vieparticuliers. On ne serait alors pas loin de la création d’une nouvelle espèce !

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Bibliographie

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