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Guillaume le Conquérant

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En 2016, tandis que le Brexit fait débat, la Normandie nouvellement réunifiée célèbre celui qui, le premier, a accroché les îles britanniques au continent. Bien connue grâce à la tapisserie de Bayeux, la scène se joue il y a 950 ans, à Hastings. Guillaume, duc de Normandie, gagne le trône d'Angleterre. Celui que les historiens appellent soit le bâtard soit le conquérant bouleverse les équilibres de l'Occident en même temps qu'il impose son pouvoir, y compris par la plus dure des forces. Bilan des derniers travaux des historiens anglais et français sur ce « héros normand ».

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L’HISTOIRE� / N°424 / JUIN 2016

10� / Sommaire

ACTUALITÉS

L’ÉDITO 3 In or Out ?

FORUM Vousnousécrivez 4 Vues vénitiennes

ONVAENPARLER Controverse 6 Le douloureux « secret » de Primo Levi

ÉVÉNEMENT Japon-Corée 12 Les femmes de réconfort : un esclavage d’État ? Par Pierre-François Souyri

ACTUALITÉ Mémoire 20 Predappio, le musée qui divise l’Italie Par Marie-Anne Matard-Bonucci

Étudiants 22 La saison des concours Par Vincent Duclert

Océanographie 24 L’année des méduses Par Jacqueline Goy

Environnement 26 Nicaragua : désastreux canal Par Gilles Bataillon

Sport 28 L’Europe des nations de foot Entretien avec Fabien Archambault

PORTRAIT MonaOzouf 30 Et les siens Par Antoine de Baecque

34 Portrait historique du Conquérant Entretien avec David Bates

Une BD au Moyen Age ?

Par Térence Le Deschault de Monredon

Que s’est-il passé à Hastings ? Par Fabien Paquet

Carte : le premier empire transmanche

48 Et l’Angleterre devint européenne Par Jean-Philippe Genet

54 Mémoire. Un héros normand Par Véronique Gazeau

32GuillaumeleConquérant

COUVERTURE nationale : Guillaume Ier le Conquérant avec son armée, manuscrit du xive siècle, (The British Library Board/Leemage) ; régionale : Guillaume le Conquérant, portrait vers 1580, Battle Abbey (Historic England/Bridgeman Images). RETROUVEZ PAGE 96 les Privilèges abonnés ABONNEZ-VOUS PAGE 95 Ce numéro comporte quatre encarts jetés : Sciences et Avenir (abonnés) ; L’Histoire (deux encarts kiosques France et étranger, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

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DOSSIER

L’HISTOIRE� / N°424 / JUIN 2016

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L’ATELIER DES CHERCHEURS GUIDE

LIVRES 76 « Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui » de Pierre-François Souyri Par Maurice Sartre

78 La sélection de « L’Histoire »

Bande dessinée 84 « Soleil brûlant en Algérie » de Gaétan Nocq Par Pascal Ory

Classique 85 « Histoire de la conquête de l’Angleterre » d’Augustin Thierry Par Yann Potin

Revues 86 La sélection de « L’Histoire »

SORTIES Expositions 88 La Sicile au British Museum Par Hervé Duchêne

90 Les châteaux de Savoie à Annecy Par Jacques Berlioz

91 L’or des Akan à Bordeaux Par Huguette Meunier

Cinéma 92 « Bella e perduta » de Pietro Marcello Par Antoine de Baecque

Médias 94 « Le Rhin, au fil de l’histoire » Par Olivier Thomas

94 « L’homme qui réinventa l’histoire, Fernand Braudel »

CARTE BLANCHE 98 Que faire de Kipling ? Par Pierre Assouline

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58 Frankenstein, ou l’envers des Lumières Par Michel Porret

70 L’invasion des dieux étranges Par Olivier Christin

64 La naissance de l’athlète Par Jean-Manuel Roubineau

France Culture Vendredi 27 mai à 9 h 05 dans l’émission d’Emmanuel Laurentin,

retrouvez la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire ». En partenariat avec L’Histoire.

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Triste sort De jeunes Coréennes raflées par les Japonais pour être prostituées sont libérées en 1945 (sans lieu).

Événement

La reconnaissance Le Premier ministre Abe Shinzo, le 28 décembre 2015.

Le 28 décembre 2015, après des années de polémique, le gouvernement japonais d’Abe Shinzo1 a accepté de

verser 1 milliard de yens (7,5 millions d’euros) de dé-dommagement aux 46 « femmes de réconfort » sud-coréennes encore en vie et a reconnu la « responsabilité » de l’État japo-nais. Selon les autorités sud-co-réennes, cet accord sera « défini-tif et irréversible » si le Japon met en œuvre les mesures promises qui prévoient le versement de l’argent sur un fonds coréen de compensation. Mais le proces-sus semble au point mort car les victimes refusent ce projet bâti par les autorités sans les consul-ter. L’histoire de la guerre em-poisonne ici encore le présent.

Des pratiques esclavagistesLe terme de « femmes de récon-fort » (ianfu) est un euphémisme qui désigne les jeunes filles ra-flées par l’armée impériale japo-naise pour servir de prostituées

en Corée mais aussi en Chine et en Asie du Sud-Est durant la guerre d’Asie-Pacifique (1931-1945). Certes, toutes les ar-mées en campagne ont provo-qué, créé ou utilisé, à des degrés divers, une prostitution qu’elles ont, selon les cas, contrôlée di-rectement ou laissée se consti-tuer en dehors des camps ou des bases militaires. Les bordels mi-litaires ne sont pas une spécifi-cité japonaise, loin de là. Mais le cas des « femmes de réconfort » est d’une autre nature pour plu-sieurs raisons.

D’abord, il s’agit d’une poli-tique systématique menée et justifiée par les autorités japo-naises : les « stations de confort » étaient gérées par l’armée ou par des officines qui en dépendaient. Faute de recensements précis, les chiffres sont discutables, souvent exagérés. Plusieurs di-zaines de milliers de filles, dont un grand nombre de Coréennes, auraient travaillé, parfois des années durant, dans les bordels de l’armée (1 004 filles pour la P

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LES FEMMES DE RÉCONFORT : UN ESCLAVAGE D’ÉTAT ? Le gouvernement japonais a accepté, le 28 décembre 2015, d’indemniser les 46 « femmes de réconfort » coréennes encore vivantes et reconnu la responsabilité de l’État dans cette tragédie. Longtemps oubliées avant de devenir des héroïnes nationales, ces esclaves sexuelles des occupants japonais continuent de susciter le débat, politique et historique.

Par Pierre-François Souyri

L’AUTEURHistorien spécialiste du Japon médiéval et contemporain, professeur à l’université de Genève, Pierre-François Souyri est notamment l’auteur d’une Nouvelle histoire du Japon (Perrin, 2010). Il vient de publier Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui (Gallimard, 2016, cf. p. 76).

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seule XXIe armée dont les ef-fectifs varièrent entre 40 000 et 50 000 hommes, soit une fille pour 50 hommes de troupe en moyenne).

Là ne s’arrête pas la « parti-cularité » du système.

Actualité

Nicaragua : désastreux canal 1914 : États-Unis et Nicaragua s’entendent pour construire un canal interocéanique. 2016 : un consortium chinois est à la tête d’un projet similaire. Pharaonique et dangereux.

Par Gilles Bataillon*

Note 1. On verra sur ce point le très remarquable reportage d’Arte Nicaragua : un canal sous tension, 2015.

La mise en œuvre de cette nouvelle voie d’eau, peu probable dans l’immédiat vu son coût et son absence de rentabilité, serait une catastrophe écologique majeure 

Expropriations Le long de la future voie d’eau (comme ici, à Brito) des milliers de paysans et de travailleurs pourraient être expropriés et spoliés.

Doublure Titanesque, le projet devrait permettre d’améliorer le trafic des plus gros navires, encore contraint à Panama malgré la fin des travaux d’agrandissement attendue pour mi-2016.

En 1914, le secrétaire d’État nord-américain William Jennings Bryan et le ministre nicara-

guayen, Emiliano Chamorro, ra-tifiaient un traité concédant aux États-Unis, contre 3 millions de dollars de l’époque, le droit ex-clusif et inaliénable de construire un canal interocéanique dou-blant celui de Panama. Les États-Unis obtenaient en outre le droit d’établir pour 99 ans deux bases navales, l’une dans le golfe de Fonseca sur le versant Pacifique du pays, et une autre dans les îles du Maïs, au large de la mer des Caraïbes.

Ce projet de canal interocéa-nique ne vit jamais le jour. Il fut même officiellement aban-donné en 1970. Il n’en symbolisa pas moins durablement l’ambi-tion des États-Unis sur la zone caraïbéenne, considérée comme un espace où devaient compter uniquement leurs intérêts stra-tégiques et commerciaux par-delà toute autre considération. Le traité de 1914 fut aussi em-blématique de la volonté d’une partie des élites centraméri-caines de se muer en véritables vassaux des Nord-Américains, seuls à même, pensaient-elles, de leur permettre de construire paix et prospérité dans la région.

Presque un siècle plus tard, le Nicaragua a fait le même choix d’aliéner à une entité étrangère le droit de creuser un canal sur son territoire. Cette fois, les construc-teurs sont chinois, en la personne d’un homme d’affaires, Wang Jing, basé à Hongkong mais B

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Lac Nicaragua

Panama

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Rivas

COSTA RICA

PANAMA

Mer des Caraïbes

Golfe dePanama

NICARAGUA

AguilaManagua

Brito

NICARAGUA

HONDURAS

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Réserve naturelle Punta GordaRéserve de la biosphère de Rio San Juan

CANAL DU NICARAGUA

Canal de Panama

PANAMANICARAGUA

50 milliards 5 milliards (rénovation)

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en lien avec les autorités de la République populaire de Chine. Les négociations ont été menées dans le plus grand secret par Daniel Ortega, le président nica-raguayen, et ses proches conseil-lers. Les autorités ont mis devant le fait accompli le Parlement et l’administration de la région au-tonome de l’Atlantique Sud, par laquelle passe le plus gros du ca-nal. Si, à la différence du traité Bryan-Chamorro, l’abandon de souveraineté auquel consent le pays n’est pas définitif, le contrat qui lie le Nicaragua à l’entre-prise chinoise, la HK Nicaragua Canal Development Investment Co. Ltd. (HKND), n’en est pas moins déséquilibré. La HKND a le pouvoir de faire exproprier tous les terrains sur le tracé de la future voie d’eau – soit une zone de 10 km du nord au sud et de 280 km d’est en ouest – en indemnisant leurs proprié-taires sur la base des prix décla-rés au registre de la propriété et non pas aux prix du marché souvent beaucoup plus élevés. Davantage : elle peut procéder dans les mêmes conditions à d’autres expropriations sur l’en-semble du territoire, si celles-ci apparaissent nécessaires à l’ac-complissement des travaux.

50 milliards de dollarsLe projet, d’un montant de 50 milliards de dollars, ne se li-mite pas à la construction d’une voie d’eau permettant le passage de navires aux tonnages trop im-portants pour emprunter le ca-nal de Panama. Il s’accompagne de la création de deux ports aux débouchés du canal : Brito sur le Pacifique et Aguila sur la mer des Caraïbes. Sont égale-ment prévus une zone de libre-échange, une place financière, une zone résidentielle et un aé-roport international, tous situés entre Brito et Rivas. A ces instal-lations portuaires et commer-ciales s’ajoute la mise en place de différentes infrastructures routières et zones touristiques, notamment sur les rives du lac Nicaragua et de l’île d’Ometepe.

La mise en œuvre de cette nouvelle voie d’eau, peu

métis et des communautés in-digènes et afro-américaines susceptibles d’être expropriés n’ont reçu que peu d’appui de la scène internationale. Au ni-veau national, les autorités, soutenues par les dispositions de la loi 840 en faveur de l’in-vestisseur, ont multiplié les dé-clarations racistes comme les brutalités et les menaces à l’en-contre des populations autoch-tones, entravant par là même la liberté d’action des journa-listes et des organisations de défense des droits de l’homme venues leur prêter main-forte1. Il est incontestablement temps de les appuyer afin d’éviter une série de spoliations foncières tout à fait injustes, mais juri-diquement légales, la réalisa-tion de projets touristiques in-sensés, et peut-être un désastre écologique. n

* Directeur d’études à l’EHESS

Impérialismes Cet avatar chinois de l’Oncle Sam rappelle les dominations politique et économique subies par le pays depuis plus d’un siècle (illustration du Nicaraguayen Pedro X. Molina).

probable dans l’immédiat vu son coût et son absence de ren-tabilité, serait une catastrophe écologique majeure, à la fois pour les réserves naturelles du Rio San Juan et de Punta Gorda qu’elle traverse, et pour le lac Nicaragua, la plus grande rete-nue d’eau douce de la région.

Reste qu’elle apparaît comme une très profitable affaire pour le consortium chinois et ses pos-sibles associés nicaraguayens. Grâce à la concession approuvée le 14 juin 2013 par le Parlement à travers la «  loi 840  », ils peuvent désormais s’approprier à bas prix des terres agricoles fertiles et une portion du plus grand lac du pays. Quant aux futures zones touristiques, elles sont promises à un bel avenir.

Enfin, selon l’accord conclu, la HKND n’est nullement obligée de construire dans l’immédiat le canal, pour lequel elle a ob-tenu une concession cinquante-naire renouvelable une fois. Or la concession ne prend effet qu’à partir du moment de la mise en service du canal ; elle devient de facto illimitée si le projet n’est jamais achevé. Mieux encore, ces droits peuvent être cédés par la HKND à une autre entre-prise ou à un autre État qui s’en-gagerait à poursuivre ce projet, sans que le Nicaragua puisse s’y opposer. Dans ces conditions, on peut imaginer qu’un tel pro-gramme paraisse rentable à la République populaire de Chine d’ici quelques décennies.

Jusqu’à présent, les manifes-tations pacifiques des paysans P

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34��/ Guillaume le ConquérantDOSSIER

L’Histoire : Qui est Guillaume le Conquérant ? Un Viking, un Normand ?David Bates : La question est moins simple qu’il n’y paraît ! Avant tout, il faut être très prudent avec ce type d’appellations, qui sont des vec-teurs de stéréotypes ethniques, trop longtemps utilisés abusivement et contre lesquels les his-toriens doivent lutter. Guillaume, comme tous les individus du xie siècle, et a fortiori les aristo-crates, a une identité composite, multiple, bien difficile à appréhender.

Ce que l’on peut dire, c’est qu’il est vraisem-blablement né en 1027. Il est le seul fils du duc de Normandie Robert le Magnifique (v. 1010-1035) et d’Herlève – ou Arlette –, sa concubine, qui n’était pas noble. Robert lui-même est un des-cendant direct du chef viking Rollon, qui, en 911, par le traité de Saint-Clair-sur-Epte, obtient du roi de France Charles le Simple un territoire qui deviendra le duché de Normandie. Guillaume, comme son père, est donc avant tout un noble à la tête d’une principauté du royaume de France : il a, à ce titre, des responsabilités et un territoire à gérer. Il a d’ailleurs été éduqué à cette fin.

Il est difficile de savoir en quoi il se consi-dère comme « normand ». Le sens du mot, lui-même, n’est pas évident à cette époque et il doit d’abord s’entendre dans son acception géogra-phique. Une charte cependant, celle de Fauroux, no 199, a conservé la trace de cette phrase de Guillaume : « Nous sommes tous des Normands », qu’il faudrait compléter sans doute par « donc nous devons comprendre ce qu’il faut faire »1. Mais

attention à son interprétation ! Car Guillaume, à bien d’autres reprises, fait preuve de beaucoup d’ironie, et n’hésite pas à jouer sur les mots pour obtenir gain de cause…

D’où vient ce surnom de « Guillaume le Bâtard » ?Ses parents, le duc Robert et Herlève, on l’a dit, ne sont pas mariés, ce qui a conduit les his-toriens, en particulier français, à appliquer à Guillaume ce surnom de « bâtard ». Pourtant, il a rarement été appelé ainsi de son vivant, et ja-mais en Normandie. Ses contemporains savent bien sûr que ses parents ne sont pas mariés. Mais n’oublions pas que, dans la première moitié du xie siècle, le droit canonique commence seule-ment à consolider sa position sur le mariage, qui ne sera imposé comme un sacrement qu’avec le concile de Latran au début du xiiie siècle. Aux yeux de tous, au xie siècle, Guillaume est bien le fils du duc de Normandie et son avenir sera celui d’un aristocrate !

A l’origine de cette réputation, on trouve Orderic Vital, moine historien du xiie siècle, à qui l’on se fie encore beaucoup trop pour écrire l’histoire de Guillaume. Il fait de la bâtardise de Guillaume le facteur explicatif de toutes les ré-voltes et de tous les désordres qui ont lieu pen-dant son règne. Orderic Vital écrit cependant dans un temps où l’Église condamne très sévère-ment le concubinage et prône le mariage, mais, un siècle plus tôt, les choses sont bien différentes.

Robert et sa concubine, de surcroît, vivent en-semble près de dix ans, jusqu’à la mort

Portrait historique du Conquérant

Inspirer la peur et la confiance : telles semblent être les clés du gouvernement et du succès de Guillaume le Conquérant. En proposant une lecture critique des sources et en le

replaçant dans son contexte européen, David Bates livre du duc-roi un portrait neuf.

Entretien avec David Bates

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L’AUTEURProfesseur à l’université d’East Anglia et ancien directeur de l’Institute of Historical Research de Londres, David Bates a édité les actes de Guillaume le Conquérant, et a notamment publié The Normans and Empire (Oxford University Press, 2013). Il prépare une nouvelle biographie de Guillaume le Conquérant (Yale University Press, 2016, à paraître).

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Le serment Sur cette scène de la tapisserie de Bayeux, Guillaume, encore simple duc de Normandie, est déjà représenté en majesté, assis sur un trône et le manteau attaché par une fibule. Le moment est choisi : Harold, son concurrent à la couronne anglaise, fait le serment de reconnaître Guillaume comme son roi à la mort d’Édouard le Confesseur ; ce que dit la légende qu’on devine.

64� / L’Atelier des chercheurs

La naissance de l’athlète

Du 5 au 21 août 2016 se déroulent à Rio de Janeiro les XXXIe Jeux de l’ère moderne. L’occasion de revenir sur la place que tenaient,

dans la cité grecque, ces héros qui remportaient tous les concours.

Par Jean-Manuel Roubineau

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L’AUTEUR Maître de conférences à l’université Rennes-II, Jean-Manuel Roubineau a publié Les Cités grecques, vie-iie siècle av. J.-C. Essai d’histoire sociale (PUF, 2015) et, récemment, la biographie de Milon de Crotone ou L’Invention du sport (PUF, 2016).

Être le meilleur toujours », « surpasser tous les autres », tels sont les conseils du roi Pélée à son fils Achille, selon le récit qu’en donne Homère, dans l’Iliade (XI, 783-784).

Cette invitation à l’excellence, si elle se situe ici dans le monde héroïque, est conforme au goût persistant des Anciens pour la compétition sous toutes ses formes, qu’elle soit athlétique, théâ-trale, musicale, ou encore hippique. Ce goût a conduit les historiens, depuis le xixe siècle et à la suite des travaux de Jacob Burckhardt, à qualifier la civilisation grecque de civilisation agonale ou agonistique, expression construite sur le terme agôn, qui sert à désigner, dans la langue grecque, le concours.

Si le vif intérêt des Grecs pour la compétition est observable dès le début de l’époque archaïque, il ne peut être confondu avec le phénomène sportif, à proprement parler, dont l’émergence est bien plus tardive, à partir du vie siècle av. J.-C. C’est alors que se forgent les institutions et que se délimitent les espaces propres au sport antique. Des compétitions sportives régulières, fondées sur un calendrier récurrent, encadrées par des magistrats et codifiées, se mettent progressivement en place. Les premiers gymnases et les premiers stades surgissent de terre et vont constituer, durablement, les cadres d’épanouissement du sport. Cette mutation des pratiques corporelles s’accompagne d’une mutation sociale : avec le sport, les cités font place, en leur sein, à une figure sociale nouvelle, l’athlète.

Réservé aux hommes libresLa place accordée aux athlètes dans les cités et la valorisation dont ils font l’objet se manifestent, dès les dernières décennies du vie siècle et les premières décennies du ve siècle av. J.-C., de dif-férentes manières. C’est alors qu’apparaissent

La course Sport léger, elle rassemble des athlètes à la musculature fine (amphore panathénaïque, vie siècle av. J.-C., New York, Metropolitan Museum of Art).

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les épinicies, odes à la victoire composées par des poètes mandatés à cet effet, et dont Pindare constitue l’exemple le plus connu.

Simultanément, naissent les inscriptions agonistiques qui enregistrent les succès des athlètes, dans leur cité d’origine ou sur les lieux de leurs exploits. Ainsi, une inscription datée, selon des critères paléographiques, du milieu du vie siècle av. J.-C., retrouvée dans un mur du gymnase de Némée, dans le Péloponnèse, rappelle les succès d’Aristis de Cléonai lors des concours néméens : « Aristis m’a dédié à Zeus Cronios Anax, ayant emporté la victoire à Némée, dans l’épreuve de pancrace, à quatre reprises ; fils de Phidon de Cléonai1. »

Les meilleurs des athlètes font l’objet de privilèges variés de la part de leur cité d’appartenance : honneurs, primes en argent, droit d’être nourri sont autant de moyens par lesquels chaque cité peut manifester sa reconnaissance à celui dont les victoires ont porté haut le nom de sa communauté. Plus généralement, sanctuaires et espaces publics commencent à accueillir des statues érigées en leur honneur. Mais la présence de la culture athlétique n’est pas cantonnée aux espaces publics. Par les vases de banquet décorés de scènes athlétiques, elle entre dans les foyers des élites et devient un élément récurrent de la culture visuelle domestique.

Le gymnase constitue toutefois l’espace premier où se déploie la vie athlétique. Si la tradition manuscrite atteste l’existence des gymnases au vie siècle av. J.-C., sans doute s’agit-il alors d’infrastructures très rudimentaires, qui n’ont laissé que peu de traces, les plus anciens vestiges mis au jour étant ceux du gymnase de Delphes, au ive siècle av. J.-C.

Le droit de s’entraîner au gymnase est encadré précocement. A Athènes, au début du vie siècle av. J.-C., une loi, attribuée à Solon, interdit aux esclaves de se dénuder, de s’oindre et de s’exercer au gymnase, et institue, par là même, la pratique athlétique en trait propre de la vie des hommes libres. Une telle ségrégation va

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Décryptage

Pour�établir�sa�biographie�de�Milon�de�Crotone,�premier�athlète�de��l’histoire�dont�on�puisse�réaliser�le�portrait,�Jean-Manuel�Roubineau��est�remonté�aux�origines�du�sport�antique,�montrant�comment�s’est�construite,�au�vie�siècle�av.�J.-C.,�la�figure�de�l’athlète.�Mobilisant�l’ensemble�des�références�antiques�à�Milon,�depuis�l’inscription�fragmentaire�de��sa�base�statuaire�à�Olympie,�jusqu’aux�allusions�des�traités�médicaux��et�philosophiques�d’époque�impériale,�l’auteur�renouvelle�la�compréhension�des�contours�de�la�diaita�athlétique,�et�met�en�évidence�l’ambivalence��des�discours�sur�les�athlètes,�célébrés�par�la�majorité,�mais�dénoncés��par�la�pensée�savante�dès�les�premiers�temps�du�sport.

rapidement être en œuvre dans de nombreuses cités. Aristote l’illustre, à la fin du ive siècle av. J.-C., quand, alors qu’il évoque la grande libéralité des Crétois à l’égard de leurs esclaves, il en vient à souligner qu’ils ne leur ont « interdit que les exercices du gymnase et la possession des armes », ligne rouge commune à toutes les cités2.

Une culture sportive communeLe modèle athlétique se diffuse assez vite dans l’ensemble du monde grec. Par-delà la variété culturelle et religieuse dont les cités peuvent faire preuve, la culture sportive représente un facteur commun. C’est à un même répertoire discipli-naire et à un même calendrier d’épreuves que se soumettent les athlètes de toutes les cités, à tra-vers les quatre concours de la « période ». Cette dernière désigne le cycle de quatre ans qui voit al-terner les concours olympiques et pythiques (tous les quatre ans), isthmiques et néméens (tous les deux ans), de sorte qu’il y avait des concours chaque année.

Si la date réelle de fondation des concours olympiques est inconnue –  celle de 776  av. J.-C., fournie par les sources anciennes, est incompatible avec l’état archéologique, mais perdure à titre de convention –, les concours pythiques, isthmiques et néméens sont, pour leur part, respectivement instaurés ou réinstaurés en 586, 580 et 573 av. J.-C. Ces concours sont dits stéphanites parce que les vainqueurs reçoivent pour tout prix une couronne végétale (stephanos).

Les athlètes exceptionnels qui enchaînent au moins une victoire dans chacun des quatre concours, déclinaison antique du grand chelem, sont qualifiés de périodoniques (adjectif

Les athlètes dont les victoires ont porté haut le nom de leur communauté reçoivent en reconnaissance des privilèges variés, honneurs, primes en argent, droit d’être nourris par la cité

La lutte Sport lourd, elle exige une tout autre préparation que la course. Les lutteurs sont ici encouragés par leurs entraîneurs (cratère, vie siècle av. J.-C., Saint-Pétersbourg, Ermitage).

MOTS CLÉS

AgônConcours,�compétition,�combat�réglementé��et�dont�les�règles��sont�connues�des�protagonistes.�Certains�historiens�qualifient��la�civilisation�grecque�d’agonale�ou�agonistique,�en�raison�du�goût�des�Anciens�pour�la�compétition�qu’elle�soit�athlétique,�musicale�ou�judiciaire.�La�première�motivation�n’est�pas�le�divertissement�mais�la�recherche�de�la�victoire.

StadeMesure�de�longueur��de�600�pieds�(environ�180�m).�Par�extension,��a�donné�son�nom�à��la�reine�des�courses,��le�stadion,�puis�à��l’aire�où�se�déroulait�l’épreuve.�