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Ada Babette Neschke- Hentschke La transformation de la philosophie de Platon dans le «Prologos» d'Albinus In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 89, N°82, 1991. pp. 165-184. Abstract The introduction ("Prologos") to the dialogues of Plato by Albinus is a text which has received little attention. It is considered to be of no philosophical interest. Contrary to this widely- held view, we attempt to show that this text not merely displays an interpretation of Plato's dialogues with a systematic basis, but also indicates a turning-point in the interpretation of philosophy itself. With this in mind we hold that Albinus, with the support of the Phaedrus and the Republic, attributes to Plato a didactic programma according to which the dialogues constitute a complete cycle of philosophical lectures. The ultimate aim (telos) of these lectures, according to Albinus, is the contemplation of the supreme God (the «nous»). As regards this religious aim, the concept of philosophy held by Albinus approaches that of Plotinus, while abandoning the interpretation of philosophy as a science. (Transl. by J. Dudley). Résumé L'introduction aux dialogues de Platon («Prologos») d'Albinus est un texte fort négligé. On ne lui attribue aucun intérêt philosophique. A la différence de cette optique répandue, nous essayons de montrer que l'écrit d'Albinus ne témoigne pas seulement d'une interprétation des dialogues platoniciens qui est fondée systématiquement, mais aussi qu'il indique un tournant dans l'interprétation de la philosophie même. Dans cet objectif nous soutenons qu' Albinus appuyé sur le «Phèdre» et la «République» prête à Platon un programme didactique selon lequel les dialogues font un cycle d'enseignement philosophique complet. Et toujours d'après Albinus cet enseignement poursuit comme but suprême (telos) la contemplation du dieu (le «nous») suprême. Quant à ce but religieux, le concept de la philosophie d'Albinus s'approche de celui de Plotin tout en abandonnant l'interprétation de la philosophie comme science. Citer ce document / Cite this document : Neschke-Hentschke Ada Babette. La transformation de la philosophie de Platon dans le «Prologos» d'Albinus. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 89, N°82, 1991. pp. 165-184. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1991_num_89_82_6678

Hentschke Albinus La Philosophie de Platon d

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Très belle étude, à la fois commentaire et reconstruction du texte d'Albinos sur l'introduction au dialogue de Platon.

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  • Ada Babette Neschke-Hentschke

    La transformation de la philosophie de Platon dans lePrologos d'AlbinusIn: Revue Philosophique de Louvain. Quatrime srie, Tome 89, N82, 1991. pp. 165-184.

    AbstractThe introduction ("Prologos") to the dialogues of Plato by Albinus is a text which has received little attention. It is considered to beof no philosophical interest. Contrary to this widely- held view, we attempt to show that this text not merely displays aninterpretation of Plato's dialogues with a systematic basis, but also indicates a turning-point in the interpretation of philosophyitself.With this in mind we hold that Albinus, with the support of the Phaedrus and the Republic, attributes to Plato a didacticprogramma according to which the dialogues constitute a complete cycle of philosophical lectures. The ultimate aim (telos) ofthese lectures, according to Albinus, is the contemplation of the supreme God (the nous). As regards this religious aim, theconcept of philosophy held by Albinus approaches that of Plotinus, while abandoning the interpretation of philosophy as ascience. (Transl. by J. Dudley).

    RsumL'introduction aux dialogues de Platon (Prologos) d'Albinus est un texte fort nglig. On ne lui attribue aucun intrtphilosophique. A la diffrence de cette optique rpandue, nous essayons de montrer que l'crit d'Albinus ne tmoigne passeulement d'une interprtation des dialogues platoniciens qui est fonde systmatiquement, mais aussi qu'il indique un tournantdans l'interprtation de la philosophie mme.Dans cet objectif nous soutenons qu' Albinus appuy sur le Phdre et la Rpublique prte Platon un programmedidactique selon lequel les dialogues font un cycle d'enseignement philosophique complet. Et toujours d'aprs Albinus cetenseignement poursuit comme but suprme (telos) la contemplation du dieu (le nous) suprme. Quant ce but religieux, leconcept de la philosophie d'Albinus s'approche de celui de Plotin tout en abandonnant l'interprtation de la philosophie commescience.

    Citer ce document / Cite this document :

    Neschke-Hentschke Ada Babette. La transformation de la philosophie de Platon dans le Prologos d'Albinus. In: RevuePhilosophique de Louvain. Quatrime srie, Tome 89, N82, 1991. pp. 165-184.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1991_num_89_82_6678

  • La transformation de la philosophie de Platon dans le Prologos d'Albinus

    1. Introduction

    Albinus est un philosophe platonicien du IIe sicle de notre re qui n'est gure connu de nos jours. Ainsi, actuellement on ne trouve plus que quelques spcialistes de la tradition platonicienne pour s'y intresser1. Durant des sicles, pourtant, son Introduction aux dialogues de Platon ou Prologos a prcd les ditions des uvres de Platon2, tout comme son abrg de la doctrine platonicienne, intitul Didaskalikos Logos, a jou un rle important au sicle des Lumires. En effet, cet abrg fut utilis par l'minent historien de la philosophie Johann Jacob Brucker dans sa prsentation de la pense du grand philosophe athnien aux savants contemporains 3 ; et il devait encore jouer le mme rle quelques annes plus tard en France, puisque l'on sait que Denis Diderot prit Brucker comme modle pour la composition de son article sur le platonisme qui devait paratre dans la fameuse Encyclopdie raisonne des sciences, des arts et des mtiers. De ce fait, l'interprtation de la philosophie de Platon qu'avait donne Albinus dtermina l'ide que le xvme sicle devait se faire de cette philosophie.

    La grande estime dont jouissaient ainsi les deux crits d'Albinus,

    1 Voir H. Doerrie, Albinus, RE, Pauly-Wissowa, Suppl. XII, 1970, c. 14-22; J. Dillon, The Middle Platonists. A Study of Platonism 80 bef. Chr. to A.D. 220, 1977, p. 266-306. J. Whittaker, Albinus, dans: Dictionnaire des philosophes antiques I (d. Richard Goulet, Paris 1989).

    2 Ainsi le codex Vindobonensis suppl. graecus 7 du xie sicle qui est le tmoin principal du Prologos.

    3 Dans son uvre monumentale Historia critica philosophiae a mundi incunabilis ad nos tram usque aetatem deducta, Lipsiae 1742-1744. Dans l'abrg de cette uvre, les Institutiones philosophiae, Lipsiae 1756, p. 307 3, Brucker crit: Vixit quoque circa ea tempora Alcinoous cui luculentam introductionem in Platonem debemus ab iis legendam qui cum fructu evolvere Platonis dialogos cupiunt. Sur l'identit de cet Alcinous avec Albinus voir Jacob Freudenthal, Der Platoniker Albinos und der falsche Alkinoos, Hellenistische Studien 3, Berlin 1879.

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    s'effondra brusquement au dbut du xixe sicle, aprs qu'une autre image de Platon se fut impose grce aux travaux des savants allemands de cette poque. Tout d'abord, Gottfried Wilhelm Tennemann, disciple de Kant et auteur de la premire monographie sur Platon4, avait refus toute reconstruction du systme platonicien se basant sur d'autres sources que les dialogues, et il avait lui-mme montr comment une telle reconstruction devait tre ralise. Mais c'est surtout Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher qui mit fin la rputation d'Albinus comme commentateur de Platon. Car Schleiermacher5 proposa un nouvel ordre de lecture des dialogues, qui devait, selon lui, montrer l'volution de l'esprit (Geist) de Platon6; or cette ide d'une volution de Platon relgua dans l'oubli le Prologos d'Albinus, qui proposait, au contraire, un ordre de lecture strictement systmatique et didactique. Pour la mme raison, l'autre uvre systmatique d'Albinus, le Didaska- likos, connut un sort identique.

    Pour qu'une redcouverte d'Albinus ft possible, il fallait qu'intervnt un changement dans la manire d'envisager la philosophie grecque. Or, fin du xvme sicle et au dbut du xixe, les savants allemands se trouvaient sous l'influence du classicisme de Johann Joachim Winckel- mann7. Et selon ce classicisme, l'apoge de la culture grecque se situait aux Ve et IVe sicles avant Jsus-Christ, et celle de la philosophie ancienne, l'poque de Socrate et de Platon; par consquent, dans cette optique, toute la philosophie post-platonicienne tait un dclin commenant avec Aristote et s'achevant avec l'clectisme de l'poque romaine, sous des philosophes tels qu'Albinus prcisment, mais aussi Plotin.

    En revanche, les Cours sur l'histoire de la philosophie de Georg Wilhelm Friedrich Hegel marqurent sous ce rapport un tournant dcisif8. Sur les conseils de son ami Friedrich Creuzer, Hegel avait en effet tudi fond les uvres de Plotin et il avait trouv que celles-ci, bien loin de contenir un clectisme de mauvais aloi, taient l'expression

    4 System der platonischen Philosophie, Leipzig 1792-1794. 5 Platons Werke, vl. lss., Berlin 1804ss. 6 Sur Schleiermacher voir A. Laks et A. Neschke (d.), La naissance du paradigme

    hermneutique. Schleiermacher, Humboldt, Boeckh, Droysen, Lille 1990. 7 Cf. sa fameuse Histoire de l'art de l'antiquit 1764. La premire traduction

    franaise parut en 1766. 8 Vorlesungen ber die Geschichte der Philosophie. Dans: Werke (d. E. Molden-

    hauer et K.E. Michel) vl. 19, Francfort 1971, pp. 435-465. Sur Hegel et Plotin voir K. Dring, Hegel und die Geschichte der Philosophie, Darmstadt 1987, pp. 132 ss., 142 ss.

  • La philosophie de Platon dans le Prologos d'Albinus 167

    d'une pense neuve et systmatique, dont l'importance consistait dans le fait qu'elle achevait Fontothologie des Anciens.

    A la suite d'Hegel, son disciple Eduard Zeller, auteur d'une monumentale histoire de la philosophie grecque9, s'imposa la tche de reconstruire la prhistoire du systme de Plotin, avec un soin dont on n'avait pas encore faire preuve jusqu'alors. De ce fait, l'uvre de Zeller ouvrit un nouveau champ de recherche. On prit conscience que le classicisme de Winckelmann n'tait qu'un prjug et qu'il fallait au contraire se mettre tudier l'volution de toute la philosophie situe entre Platon et Plotin. Aussi est-ce partir de ce moment que les savants commencrent distinguer plus clairement la priode constitue par les divers avatars de l'Acadmie platonicienne (de Xnocrate Antiochus d'Ascalon), de la phase transitoire sparant Antiochus de Plotin10. Dans le clbre Grundriss der Geschichte der Philosophie d'Ueberweg11, Karl Praechter donna cette phase de transition le nom de moyen platonisme. Par cette appellation, il voulait prcisment donner une unit cette phase, en la distinguant d'une part de l'histoire de l'Acadmie proprement dite (l'ancien platonisme) et d'autre part de l'histoire de Plotin et de ses successeurs (le no-platonisme).

    Aujourd'hui l'expression de moyen platonisme dsigne l'tape de la tradition platonicienne qui dbute, pour des raisons doxographi- ques, avec Eudore d'Alexandrie (ier sicle av. J.-C.) et qui se termine avec Ammonius Saccas, le matre de Plotin (fin du 11e sicle et dbut du me)12. Ce qui fait l'unit de cette tape est une paire de doctrines communes tous les philosophes qui en font partie. Tout d'abord, en effet, tous ceux-ci affirment l'existence d'un Dieu immatriel et transcendant. Aussi le matrialisme d' Antiochus d'Ascalon est-il abandonn, tandis que s'annonce dj l'immatrialisme des hypostases plotiniennes. Ensuite, le bien suprme (xX,o) est dfini par ces philosophes comme l'assimilation Dieu (uoicoai dco, cf. Tht. 176 b). En adoptant cette formule comme devise, le moyen platonisme revint ainsi Platon et rejeta la formule stocienne vivre selon la nature qu' Antiochus avait faite sienne. Et, nouveau, ce rejet annonce le no-platonisme.

    9 Eduard Zeller, Die Philosophie der Griechen, Tiibingen 1844-1852. 10 Un tat de recherche chez H. Drrie, Platonica minora, Munich 1976, pp. 524-

    548. 1 1 Karl Praechter dans : Ueberweg-Praechter, Grundrifi der Geschichte der Philoso

    phie, 11 tir., Berlin 1922, pp. 536-568. 12 Voir le volume de C. Zintzen (d.), Der Mittelplatonismus, Darmstadt 1981,

    pp. ix-xxv et la critique de W. L. Gombocz, Philos. Rundschau 32, 1985, pp. 277-288.

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    Quels sont les reprsentants de ce courant? Les plus connus sont sans conteste Plutarque de Chrone et Apule de Madaure. D'autres sont moins connus, mais srement plus importants d'un point de vue doctrinal. Il s'agit entre autres d'Eudore d'Alexandrie, de Calbenus Taurus d'Athnes (Calvisius Taurus), du philosophe juif Philon d'Alexandrie, de Gaius, dont on ignore le lieu d'origine, et de son disciple Albinus13. La premire monographie consacre au moyen platonisme grec a t publie en 1977 par John Dillon, tandis qu'une tude de la tradition latine du mme mouvement, due S. Gersh, a paru en 1986 14.

    La majorit des reprsentants du moyen platonisme ne sont connus que par le tmoignage d'autres auteurs, car leurs propres crits ont disparu. Albinus, toutefois, a eu la chance d'chapper ce sort15. En effet, comme nous l'avons dj vu, nous avons conserv de lui deux crits, qui sont une Introduction aux dialogues de Platon (qu' la suite de certains manuscrits, j'appellerai Prologos) et une Introduction la doctrine de Platon, dont le titre est rendu dans les manuscrits par Didaskalikos Logos 1 6 .

    L'intrt des chercheurs s'est toujours concentr sur ce dernier trait17, car il permet de connatre l'interprtation que les platoniciens du IIe sicle ap. J.-C. ont donne du systme de Platon. Le Prologos, en revanche, n'a pas suscit le mme intrt. Par exemple, dans son ouvrage, par ailleurs remarquable, John Dillon ne lui consacre que quelques remarques18. Il nous semble cependant qu'on a ainsi largement sous-estim la valeur de ce Prologos en tant que tmoin important de l'volution du platonisme dans la priode prcdant Plotin, ce qui

    13 Une prosopographie des platoniciens moyens se trouve chez Drrie, Der Platonismus in der Kultur- und Geistesgeschichte der frhen Kaiserzeit, dans: Platonica Minora, pp. 166-210.

    14 Voir n. 1. S. Gersh, Middle Platonism and Neoplatonism, The Latin Tradition, 2 vis. Notre Dame (Indiana) 1986.

    15 Sur les crits d'Albinus v. H. Drrie, Albinus, c. 15-17. 16 Sur les titres v. galement Drrie (note prcdente). 17 Voir surtout les travaux de R. E. Witt, Albinus and the History of Middle

    Platonism, London 1937, 2. tir. Amsterdam 1971. Pierre Louis, Albinus Epitome, thse Paris, 1945. J.H. Loenen, Albinus Metaphysics, Mnem. IV, 9, 1956, pp. 296-319. G. Invernizzi, // Didaskalikos di Albino e il medioplatonismo, 2 vl. Roma 1976. J. Witt- haker, Platonic Philosophy in the Early Centuries of the Empire, dans: Aufstieg und Niedergang der Ro'mischen Welt, 36.1. 1987 pp. 83-123. Witthaker y annonce une nouvelle dition du Didaskalikos dans la Collection Bud.

    18 J. Dillon, pp. 304-305.

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    explique sans doute le fait qu' la diffrence du Didaskalikos, le Prologue en question n'ait pas t rdit aprs les ditions de Cari Friedrich Hermann et de Jacob Freudenthal19, ni traduit dans aucune langue moderne, l'exception d'une traduction franaise due Le Corre et d'une traduction italienne fournie par Invernizzi20. Il n'y a donc pas lieu de s'tonner si l'on ne trouve actuellement aucune interprtation approfondie de ce texte.

    C'est cette lacune que voudrait prcisment remdier le prsent article. Celui-ci comprendra deux volets : tout d'abord nous analyserons et tcherons d'expliquer ce texte en dterminant la thorie du dialogue qu'il dveloppe. Ensuite, en nous appuyant sur cette thorie, nous essayerons de montrer comment Albinus concevait la philosophie et nous comparerons cette conception avec celle dfendue par Platon. En effet, cette comparaison nous permettra de prciser l'orientation prise par le platonisme aprs Albinus et nous nous efforcerons de montrer comment cette nouvelle orientation a conduit le platonisme une transformation radicale, qui fut paracheve par Plotin et ses successeurs.

    2. Analyse et explication du texte21

    Dans le Prologos, Albinus se propose d'introduire le lecteur une mthode de lecture de Platon. Son expos comprend deux parties, savoir tout d'abord les chapitres 1 3, o il dveloppe une thorie du dialogue philosophique; et ensuite, les chapitres 4 6, o il cherche dterminer l'ordre de lecture des dialogues de Platon.

    Dans les chapitres 1 et 2, Albinus spcifie l'essence (oaia) du dialogue philosophique en le comparant au dialogue tragique et aux antilogies de l'historiographie de Thucydide. Le point central de cette premire approche est la dfinition du dialogue donne la fin du premier chapitre: Le dialogue n'est pas autre chose qu'un discours (X,yo), qui, en se composant de questions et de rponses, se rfre un sujet politique ou philosophique. Ce discours se distingue par le

    19 K.F. Hermann, Platonis opera, vol. 6. Leipzig 1853, pp. 147-151. J. Freudenthal, op. cit. (voir n. 3).

    20 R. Le Corre, Le Prologue d'Albinus, Revue philosophique de la France et de l'tranger, CXLVI, 1956, pp. 28-38. G. Invernizzi, // Prologo di Albino, Riv. di Fil. Neoscolastica, 71, 1979, pp. 352-361.

    21 Je cite le texte d'aprs l'dition de Hermann. Pour une nouvelle dition voir n. 1.

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    portrait adquat des personnages introduits et par la qualit artistique du style (cf. d. Hermann, p. 147, 18-21). Dans le deuxime chapitre, Albinus explique les lments de la dfinition un par un. Dfinition et explication suivent d'ailleurs un modle bien connu: c'est la dfinition de la tragdie et son explication qu'Aristote dveloppe au sixime chapitre de sa Potique. Du reste, c'est Aristote qui fut le premier prsenter le dialogue platonicien, appel par lui Scmcpaxiic A,yo, comme une branche part entire des arts mimtiques {Pot. 1447 b 11). Concernant plus prcisment ceux-ci, le Stagirite expose en dtail, au dbut de la Potique, les catgories fondamentales propres chaque ui|xr|CTi: il s'agit des catgories du sujet (a |iiuoCvxai), du moyen (o uifxovxai) et de la manire spcifique (ob jxijxoCvxai). C'est en suivant cette distinction qu'Albinus dfinit lui-mme le dialogue par l'indication du sujet (il est politique ou philosophique), du moyen (qui est le ,yo Tipocpopnc) et de la manire spcifique (c'est--dire la composition par questions et rponses, laquelle distingue le dialogue du discours continu: Xyo Kax Si^oov, cf. Herm. p. 147, 1.23)22.

    En 1876 dj, Jacob Freudenthal constatait que la dfinition d' Albinus n'tait pas de son cru23, mais provenait de la tradition scolaire du platonisme. La mme dfinition se retrouve d'ailleurs mot pour mot chez Diogne Larce, au chapitre 48 de son livre III, qui, comme on le sait, est entirement consacr Platon. Mais chez Diogne, elle n'est pas suivie d'une explication. Une comparaison entre Diogne et Albinus montre que la dfinition du dialogue philosophique fait partie d'une thorie plus tendue du dialogue, laquelle comprend une dfinition, une explication et une division (iaipem) du dialogue, qui aboutit un classement des diffrents genres (xapaKxfjpe) propres celui-ci. Chez Diogne, la division suit immdiatement la dfinition. L'articulation de son expos souligne l'aspect quantitatif, en ce sens qu'elle rpond la question suivante: combien d'espces diffrentes sont comprises dans le genre du dialogue et quel est leur classement? La

    22 Voici le schma:

    o ^i(iovxai : Xyo, dpnovia, >o9n A,yo npocpopiic (b muovxai: Kax Sioov kot' nKpiaiv

    Kcci pcbxT|cn.v ninovai: |i09o (pi.cro(pa ko 23 Voir n. 3.

  • La philosophie de Platon dans le Prologos d'Albinus 171

    rponse de Diogne est la suivante24: Le dialogue comprend deux genres suprieurs, qui sont l'hyphgtique, c'est--dire le genre instruisant, et le zttique ou le genre examinant. L'hyphgtique se compose son tour de deux genres subordonns qui sont le thorique et le pratique, tandis que le zttique se compose du genre gymnique et agonistique. Diogne poursuit son tableau en subdivisant les genres subordonns en deux autres genres pour arriver enfin une srie de huit genres indivisibles qui lui permettent de classer les dialogues de Platon en huit groupes. Ce faisant, Diogne suit un ordre logique et clair: il commence par la dfinition, qu'il fait suivre de la division dterminant les nombres et les noms des diffrents genres de dialogue philosophique, puis il donne un classement des dialogues de Platon selon le schma dvelopp.

    Ceci dit, il faut se demander quel tait le rle de cette thorie du dialogue dans l'cole platonicienne, c'est--dire dans quel but une telle thorie fut dveloppe et quel peut tre son rapport avec la thorie qu'on trouve chez Albinus.

    Mais, pour pouvoir rpondre ces questions, nous devons d'abord voir la division qui est propose par Albinus lui-mme dans le troisime chapitre de son Prologos. Malheureusement dans ce chapitre le texte est fortement corrompu, surtout la fin, o l'auteur numre les diffrents genres de dialogue philosophique. En effet, ce n'est pas seulement que la suite des diffrents genres est confuse (par exemple, le genre thique est spar du politique par le logique et l'lenchtique, ce qui est pour le

    A cette rponse correspond le schma suivant: iaX.yoo xaPaKT'HPe

    Jtecopi

    (PUOIK I Tinavo

    i rnaxiK

    5io71k II IloXlXlK KpaxMo IlapnEviSti Zo(piaxf|

    'T]XIK npai

    T|9lK III 'ATtoXoyia Kpixcov Oaicov DaSpo Sunjtaiov Mev^evo KX,iTO

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    moins curieux, puisque le genre thique ne comprend qu'un seul dialogue, Y Apologie, alors que le genre politique englobe pour sa part les dialogues que Diogne classe sous la rubrique thique, tels que le Criton ou le Phdre)2 s. Mais c'est aussi qu'il y a une autre corruption, qui est encore plus grave, bien qu'elle n'apparaisse que si l'on suit attentivement la progression du texte.

    En effet, tout au dbut de chapitre, Albinus annonce une division du dialogue philosophique qui est cense expliquer le nombre (rcaoi) des genres et leur hirarchie. Il est vident que cette annonce concerne une division semblable celle qu'on peut trouver chez Diogne Larce, car les deux auteurs mettent bien l'accent sur le nombre et la hirarchie. En outre, cette annonce est reprise au dbut du quatrime chapitre, o Albinus souligne qu'il a trait de la diffrence (iacpopv) des genres (%apaKTfjpe). Or une telle division ne figure pas dans notre texte. N'y a-t-il pas lieu, ds lors, de supposer l'existence d'une lacune?

    En tudiant le texte de Diogne, nous avons constat qu'il suivait un ordre logique et fort clair. Car si l'on veut classer les dialogues de Platon (ce qui est aussi, d'aprs la fin du chapitre 3 du Prologos, le programme d' Albinus), il faut pralablement avoir distingu les classes en les situant dans le schma de division et en donnant un nom chacune d'elles. Il y a donc deux raisons qui nous invitent conclure une lacune: 1) la promesse d' Albinus de donner une division n'est nulle part tenue; 2) pour cette raison, la progression du texte n'obit plus aucune logique et devient mme impossible: on ne peut pas vouloir classer les dialogues de Platon sans avoir dit pralablement quels taient les genres de dialogues. En outre, il y a un troisime fait qui confirme notre hypothse. La deuxime phrase du chapitre introduit dj une nouvelle ide, car Albinus y traite de la fonction des genres de dialogues. Et ce propos il promet d'en parler plus loin de faon approfondie (xeXeexaxa). De fait, il s'acquitte de cette promesse dans le sixime chapitre. Mais dans le contexte du troisime chapitre, dont le sujet est le nombre, les noms et la hirarchie des genres de dialogue, il se contente d'indiquer grossirement la fonction des deux genres suprieurs. La faon dont il parle de ces deux genres (c'est--dire par une proposition participiale) prsuppose qu'il les a dj introduits auparavant. Cette constatation nous permet ds lors de localiser la division

    25 Voir O. Schissel, Zum Prologos des Platonikers Albinus, Hermes 66, 1931, pp. 215-226.

  • La philosophie de Platon dans le Prologos d'Albinus 173

    perdue dans le texte: elle se trouvait entre la premire et la deuxime phrase du chapitre, donc immdiatement aprs son annonce.

    Mais quelle tait cette division? Pour le savoir, Diogne ne peut pas nous servir de modle, puisqu'il subordonne le genre logique au genre instruisant et donc que la logique fait pour lui partie de la dogmatique platonicienne. En revanche, Albinus souligne dans le sixime chapitre (Herm., p. 151, 2. 6) que le genre logique est une espce du genre examinant. C'est qu'il a donc modifi la division traditionnelle, telle qu'on la trouve chez Diogne. De ce fait, il est vident qu' Albinus, bien qu'antrieur Diogne, ne peut avoir t la source de celui-ci. Pour reconstruire la division perdue d'Albinus, il faut ds lors se servir de tous les indices que peut nous fournir le texte26. On obtient alors le texte suivant27:

    Le dialogue de Platon comprend deux genres suprieurs, qui sont le genre instruisant et le genre examinant. Le genre instruisant se divise en trois autres genres, qui sont le genre physique, thique et politique. Et, de mme que le genre examinant embrasse trois autres genres, qui sont le logique, le gymnique et l'agonistique, il faut subdiviser le gymnique en perastique et maeutique, tandis que l'agonistique est constitu de l'pidectique et de l'anatreptique.

    Les diffrentes parties du chapitre 3 sont donc les suivantes: annonce d'une division, cette division mme, quelques remarques anti-

    26 Ces indices sont fournis par les chapitres 3 et 6. D'aprs M. Baltes il faut remplacer le A,eyKxiK (H. p. 148 I. 31) par le mot veiKxuc, une suggestion faite par Freudenthal.

    27 Voici le schma:

    (pT|yT)TlK

    II

    JloXlXtK

    III IloXtxeia

    ycvtoxiK

    IV

    Kpiioov Oaiwv DaSpo

    KpaxM.o Mivco 'Etcivoji. 'AxXavx.

    neipaaxtKo V E9(pptov Mvov "Icov

    VI jttetKxiK VII npxaypa

    vaxp7txiK VIII

    Fopyta Aai

    Mevevo KX,lTO

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    cipant le sujet du chapitre 6, qui traite de la fonction des genres, et enfin le classement des dialogues de Platon selon le schma propos.

    Aprs cette reconstruction du texte, revenons maintenant aux questions principales, qui taient les suivantes. Quelle est la signification de la thorie du dialogue qui est reproduite chez Diogne? Et dans quel but Albinus a-t-il modifi la tradition scolaire, qu'il n'accepte que dans sa premire partie: la dfinition et son explication?

    Voyons d'abord Diogne. Chez ce dernier, la dichotomie des dialogues en genre instruisant et genre examinant correspond une autre dichotomie, qui est celle de l'affirmation des dogmes et de la rfutation des opinions d'autrui (D.L., chap. 51-55). On a donc cr le genre du dialogue zttique pour classer tous les dialogues platoniciens qui sont lench tiques et aportiques. A ce sujet, il faut se rappeler que, d'aprs le tmoignage de Cicron {De or at. Ill, 18-67), Arcsilas, directeur de l'Acadmie partir de 268 av. J.-C, s'tait appuy sur le caractre aportique et lenchtique du dialogue platonicien pour justifier, face tous les dogmatismes, l'attitude sceptique, voire aportique, de l'Acadmie de son poque28. Mais quand cette mme Acadmie revint au dogmatisme, l'poque d'Antioche d'Ascalon (ier sicle av. J.-C), il s'avra ncessaire de rfuter l'argumentation d' Arcsilas, en montrant que les dialogues de Platon ne permettaient pas de maintenir une position aportique, mais qu'ils proposaient, au contraire, un systme dogmatique. D'o une discussion concernant le rle du dialogue, laquelle fait cho Diogne au chapitre 52 de son livre sur Platon. Le rsultat de cette discussion se trouve dans la thorie du dialogue qui est reproduite chez Diogne et dont on trouve galement un cho dans le Prologos d'Albinus.

    Les partisans du dogmatisme rfutrent l'argumentation d'Arcsi- las en interprtant tous les traits lenchtiques ou aportiques prsents dans l'uvre de Platon comme de simples exercices ou de purs dbats d'ides. En distinguant et en analysant les diverses mthodes que Platon avait appliques dans ses dialogues (cf. Diog. Larce, III, chap, 53-55), on s'effora de dmontrer que le fondateur de l'Acadmie avait effectivement nonc des affirmations dogmatiques, mais que celles-ci ne se trouvaient que dans un certain genre de dialogue, savoir le genre

    28 A ce sujet voir W. Burkert, Cicero als Platoniker und Skeptiker, Gymnasium 72, 1965, p. 175-200 et J. Glucker, Antiochos and the Late Academy, Hypomnemata 36, Gttingen 1978. p. 34-37.

  • La philosophie de Platon dans le Prologos d'Albinus 175

    instruisant (ucpriynTiKOc). Au chapitre 65, Diogne nous apprend que l'exgse dogmatique des dialogues disposait d'un rpertoire fixe de questions. Parmi celles-ci, on demandait quelle tait l'intention de Platon dans une partie ou la totalit d'un dialogue. Par exemple, on demandait si Platon, tel ou tel endroit, avait avanc une vrit ou avait rfut une opinion d'autrui.

    Dans l'tat actuel des recherches, il n'est pas possible de dire qui a dvelopp cette argumentation et cette thorie du dialogue29. La seule chose qu'on puisse soutenir avec une grande probabilit est que la question du dialogue jouait un rle important dans la discussion sur le dogmatisme de Platon et que la thorie du dialogue qu'on trouve chez Diogne avait pour but de fonder un nouveau dogmatisme en s'ap- puyant sur les crits du fondateur de l'Acadmie mme.

    C'est donc cette thorie qu'Albinus utilise quand il divise les dialogues en deux genres: l'instruisant et l'examinant. Mais, comme nous venons de le montrer, il modifie en ralit la division classique. Et par l il s'carte bel et bien de la thorie traditionnelle pour exposer sa propre ide de la fonction du dialogue platonicien. Cet expos occupe la deuxime partie de son trait, plus prcisment les chapitres 4 6, que nous allons maintenant examiner de plus prs.

    Albinus part de la question de savoir dans quel ordre il faut tudier les dialogues de Platon. Il est vident que l'dition de Thrasylle (ier sicle av. J.-C.) restait la plus rpandue l'poque d'Albinus. Sinon, ce dernier ne l'aurait pas cite pour la critiquer. Or, selon cette critique prcisment, l'ordre propos par Thrasylle est insuffisant, car il ne s'attache qu'aux circonstances des dialogues, et non leur essence.

    En fait, en proposant un autre ordre de lecture, Albinus laisse entrevoir une interprtation prcise des crits de Platon, qui repose sur quatre thses: 1 la philosophie de Platon (Xyo nXmoovoc) est un programme didactique; 2 ce programme est entirement expos dans les dialogues (ce qui veut dire qu'Albinus ne connat pas de doctrine sotrique); 3 ce programme a la forme d'un cercle; 4 enfin Platon a compos chaque dialogue en lui attribuant une fonction prcise dans ce programme didactique circulaire.

    Par l, Albinus se trouve en mesure de trancher une question fort discute de son temps : quel est le dialogue par lequel il faut commencer

    29 Concernant sa terminologie et son contenu elle est d'inspiration pripatticienne. Il semble que Thrasylle l'ait dj trouv puisqu'il ne s'intressait qu' l'ordre ttralogique.

  • 176 Ada Babette Neschke-Hentschke

    l'tude de Platon (voir le rsum de D.L. III, 62). En ralit, Albinus refuse de proposer un point de dpart fixe. Car pour lui chaque genre de dialogue correspond un tat d'me dtermin. Ds lors, pour savoir par quel dialogue il faut commencer l'tude de Platon, on doit d'abord connatre le lecteur et son tat d'me. C'est ce qui est affirm dans un passage du chapitre 6, dont je donne ici une paraphrase: si l'me du lecteur est remplie de fausses opinions, il faut commencer par un dialogue appartenant au genre perastique, car celui-ci a pour fonction de purger l'me de ces opinions. Et, l'me ainsi purge, pour ne pas dire purifie, correspond alors le genre maeutique, qui rappelle le souvenir (vuvr|ai) des ides que l'me a contemples jadis (le Prologos ne parle que des concepts naturels [

  • La philosophie de Platon dans le Prologos d'Albinus 177

    d'me le genre de discours qui lui convient. L'autre ide dcoule de l'Allgorie de la Caverne, au dbut du livre VII de la Rpublique, quand Socrate dclare que la philosophie est une rcaieia, c'est--dire une formation, qui permet l'me de quitter la caverne, royaume des fausses opinions, pour dcouvrir la vrit dans sa source, qui est le Bien, avant de retourner dans la caverne pour y affronter prcisment les fausses opinions. Aussi Albinus souligne-t-il juste titre que c'est la Rpublique qui nous rvle toute l'ducation (rcdcrav rcaieiav) platonicienne.

    En tout cas, ceci nous montre bien que, pour Albinus, toute la philosophie de Platon (le X,yo TlXx(voq), ainsi que les dialogues, o elle trouve son expression, constituent essentiellement un systme ducatif. Et c'est pourquoi il parle son sujet d'une SiSacnca-ia (Herm., p. 143, 1. 16; Herm., p. 153, 1. 15).

    La thorie traditionnelle distinguait les dialogues exposant la doctrine mme de Platon et ceux visant rfuter des opinions de certains personnages, fictifs ou rels, des dialogues. Or il faut bien constater qu' Albinus n'a pas seulement modifi la prsentation de cette thorie, mais qu'il en a transform profondment le sens. En effet, au lieu d'tablir une relation entre les arguments et les personnages l'intrieur du dialogue, il pose un rapport direct entre le dialogue entier comme discours (A-yo) et son lecteur potentiel. Et c'est dans une telle perspective que l'uvre crite de Platon peut alors tre interprte comme un programme de formation ouvrant au lecteur le chemin de la vrit dcrit au livre VII de la Rpublique.

    Rsumons donc les ides-cls d'Albinus: la philosophie de Platon est un systme de doctrines, et les dialogues, qui en sont l'expression crite, ont t composs dans le but de constituer un cours complet de philosophie. tant donn la fonction prcise de chaque dialogue, il faut lire ceux-ci dans un ordre dtermin. Ce qui reste ouvert est le point de dpart de cette lecture, car il dpend de l'tat d'me du lecteur lui- mme. Pour dfendre cette nouvelle interprtation des dialogues platoniciens, Albinus a d abandonner la division traditionnelle de ceux-ci. En effet, au lieu de considrer les dialogues logiques, tel le Parmnide, comme une exposition de la logique de Platon, il leur donne pour fonction d'approfondir dans l'me du lecteur les doctrines du matre de l'Acadmie33.

    33 Les mthodes de dialogues logiques sont exposes dans le Didaskalikos dans le ch. 5 sous le thme de la dialectique.

  • 178 Ada Babette Neschke-Hentschke

    Aprs avoir reconstitu la thorie du dialogue platonicien propose par Albinus, voyons prsent la porte de celle-ci. Dans quel but, selon Albinus, doit-on se mettre l'tude de Platon? Mais ds que nous cherchons rpondre cette question, nous sommes invitablement confronts une conception de la philosophie propre notre interprte. Notre ide est que cette conception tmoigne de la transformation que le platonisme a subie dans la priode qui spare Platon de Plotin. Sans doute Albinus n'est-il pas le seul responsable de cette transformation, tant s'en faut, mais il en est assurment le tmoin le plus loquent. Et pour en saisir la porte, il nous faut d'abord prciser la conception de la philosophie qui tait celle de Platon lui-mme, pour la comparer ensuite avec celle d'Albinus. En effet, cette comparaison ne nous permettra pas seulement de prendre conscience de la distance sparant le platonisme de Platon de ce qu'on appelle le moyen platonisme, mais elle nous montrera aussi l'volution de celui-ci jusqu' son achvement dans la pense de Plotin.

    3. La transformation du platonisme entre Platon et Plotin

    Dans le Phdre 276a-d, Platon prsente ses propres crits comme des images (ecoA,a) ou des souvenirs (7rouvf|jiaTa) d'entretiens philosophiques. Mais quel est le sens de tels entretiens? Certes, dans plusieurs endroits de son uvre, Platon nous parle de la philosophie comme telle: c'est le cas, entre autres, des livres V VII de la Rpublique, de l'pisode fameux du Thtte (172c- 177), et de la troisime partie du Gorgias, pour ne citer que les passages les plus clbres. Mais pour une comparaison approprie entre Albinus et Platon, le passage de ce dernier le plus intressant est sans conteste le clbre mythe de Cronos qu'on trouve dans le Politique. Dans le contexte de ce dialogue, en effet, le mythe en question permet aux interlocuteurs d'lucider la condition humaine, car le temps de Cronos constitue la toile de fond sur laquelle se dessine le temps diffrent de Zeus, qui est celui sous lequel vivent prcisment les humains d'aujourd'hui. La description de la vie au temps de Cronos se termine par la question du bonheur de l'homme de cette poque. Une rponse directe s'avre impossible du fait qu'on ne connat pas toutes les circonstances qui dterminaient alors la vie de ces hommes. En revanche, une rponse indirecte est possible, en ce sens qu'on peut trs bien montrer les

  • La philosophie de Platon dans le Prologos d'Albinus 179

    conditions de ralisation d'une vie heureuse. En fait, celles-ci se ramnent mme une seule, qui est la suivante: Eh bien donc, si les nourrissons de Cronos, qui avaient tant de loisir et la facilit de s'entretenir par la parole, non seulement avec les hommes, mais encore avec les animaux, profitaient de tous ces avantages pour cultiver la philosophie, conversant avec les btes aussi bien qu'entre eux et questionnant toutes les cratures pour savoir si l'une d'elles, grce quelque facult particulire, n'aurait pas dcouvert quelque chose de plus que les autres pour accrotre la science, il est facile de juger qu'au point de vue du bonheur, les hommes d'autrefois l'emportaient infiniment sur ceux d'aujourd'hui {Polit. 272b9-c5; trad. Chambry). Cette rflexion de l'tranger d'le est riche d'informations. Car elle ne dit pas seulement que la philosophie est la voie royale vers le bonheur, mais elle dcrit aussi la dmarche de cette science, en prcisant qu'il faut questionner tous les tres dous d'une perception claire si l'on veut augmenter le savoir. Cette dmarche correspond tout fait l'activit que les Grecs nommaient icrcopev et qui consistait interroger les crcope, c'est--dire ceux qui savent. C'est dire que la dmarche propre au philosophe consiste, selon Platon, dans l'interrogation d'autrui, mene dans l'intention d'apprendre quelque chose d'original (littr. de diffrent: ti icupopov xcov lrav). Autrement dit, il s'agit de rassembler diffrents points de vue dans le but d'accumuler les connaissances. Ainsi la philosophie selon Platon correspond essentiellement une recherche: son but est l'augmentation du savoir. Ce qui veut dire que la philosophie est science (7u

  • 180 Ada Babette Neschke-Hentschke

    moyen platonisme, Eudore d'Alexandrie (ier sicle av. J.-C.) n'en tait lui-mme pas encore trs loign35.

    Ceci dit, revenons maintenant Albinus. Comment s'est-il situ lui-mme par rapport cette tradition? Qu'a-t-il voulu faire en interprtant les dialogues de Platon comme l'expression d'un systme philosophique et en considrant la philosophie du fondateur de l'Acadmie comme un programme de formation! A ces questions, le chapitre 5 du Prologos apporte une rponse directe. Dans ce chapitre, en effet, Albinus propose un ordre de lecture des dialogues, qui est destin un lecteur dsireux de se faire une premire ide de la philosophie de Platon.

    Conformment sa thse principale, selon laquelle chaque dialogue correspond un tat d'me prcis du lecteur, Albinus commence par dcrire les dispositions de celui-ci (Herm., p. 149, 1. 31 sqq.). C'est ainsi qu'il nous dit que le lecteur doit tre dou, avoir l'ge appropri, possder les connaissances pralables requises et enfin tre libre de toute activit politique (peut-tre pense-t-il ici un lecteur romain). Ces conditions tant remplies, l'essentiel revient alors dterminer le but dans lequel le lecteur entreprend l'tude de Platon. Ici se prsente une alternative: on peut entreprendre cette tude soit cause de la philosophie elle-mme, soit cause de la recherche (oov (piXoaocpia r] iCTiopia 8vKa, Herm., p. 149, 1. 28). Comme on le voit immdiatement, le mot cpiXoGocpia ne peut plus avoir dans ce contexte le sens de recherche qu'il avait chez Platon, puisque, tout au contraire, il s'y oppose. Que peut-il alors signifier? La rponse se trouve dans le passage qui vient immdiatement aprs, car Albinus y substitue l'expression pour s'exercer la perfection (vsKa toO pexf|v cncfjcra, Herm., p. 149, 1. 33) l'expression cause de la philosophie. Ceci veut dire que le but de la philosophie est pour Albinus la perfection de l'homme ou de son me. Si la philosophie poursuit ce but et si celui-ci s'oppose la recherche, on peut se demander quelle est alors la finalit des dialogues platoniciens. Il ne s'agit pas ici de questionner Platon comme n'importe quel autre penseur, pour rsoudre des problmes philosophiques, comme Platon lui-mme et surtout Aristote ont pu le faire quand ils se sont tourns vers les crits de leurs prdcesseurs. Au contraire, il s'agit de prendre les dialogues platoniciens comme des guides sur la voie de la perfection. videmment, Albinus suppose que Platon avait la

    35 Voir J. Dillon, pp. 115-117.

  • La philosophie de Platon dans le Prologos d'Albinus 181

    mme conception de la philosophie que lui et que son uvre a t crite dans une perspective didactique, prcisment dans ce but de conduire le lecteur sur la voie de la perfection.

    Pour tayer cette interprtation, Albinus invoque quatre dialogues de Platon qui vont effectivement dans ce sens (Herm., p. 149, 1. 35). Il s'agit 1 du Premier Alcibiade, o Socrate proclame que toutes les proccupations du philosophe doivent se concentrer sur son me; 2 du Phdon, qui prcise que l'activit du philosophe s'enracine dans la conviction que l'me est immortelle; 3 de la Rpublique, qui indique le chemin de la bonne formation (padea); et enfin 4 du Time, qui conduit le lecteur au but suprme de la philosophie, puisque la perfection de l'me y est dcrite comme une assimilation Dieu (noiaxn $(p) et que ce dialogue permet plus prcisment de connatre les choses divines et la divinit elle-mme (Herm., p. 150, 1. 10).

    Pour Albinus, la philosophie prsente donc deux traits caractristiques, qui consistent en ce que 1 la philosophie conduit l'assimilation Dieu (fAoicoCTi $ecp), dans la contemplation du Dieu suprme qu'est le KXkiaxo voO36; 2 le chemin qui mne cette assimilation est l'tude des textes mmes de Platon.

    Cependant, par la jonction de ces deux traits, Albinus s'loigne en fait de Platon lui-mme, pour les trois raisons suivantes. 1 La pense libre (c'est--dire celle qui ne se soumet aucune autorit) est ici remplace par l'tude de textes canoniques, ce qui veut dire que la recherche autonome fait place dsormais la transmission fidle des doctrines d'un magister. Ce dplacement est expressment soulign par Albinus dans son Didaskalikos (Herm., p. 182, 1. 8), o l'on peut lire que la transmission de la bonne doctrine est le plus sr moyen d'arriver l'uoiGcn. 2 La recherche, qui exige un dialogue direct avec d'autres chercheurs, est remplace par l'tude du livre. Il s'agit prsent d'interprter des textes pour en extraire une doctrine. C'est ce qui explique qu' Albinus est devenu un commentateur de Platon37, comme l'tait dj son matre Gaus. Et le trait systmatique ou didaskalikos n'est qu'un abrg de toutes les doctrines principales de Platon, telles qu'on les trouve dans ses dialogues38. Bref, trouver la

    36 Voir Prologos p. 150 1. 17; Did. p. 164 1. 25 et p. 153 1. 4ss. 37 Proclus, in rem publ. II, 96, 11 Kroll; in Tim. 29b, I, 340, 28 Diehl. 38 Voir l'index des lieux cits chez P. Louis, Albinus, Epitom, Paris 1945. Mme si

    le Didaskalikos n'est pas d'Albinus comme le veut Witthaker (Platonic Philosophy, pp. 83-102), il est rdig dans le mme esprit, savoir dans l'esprit du moyen platonisme. C'est pourquoi la question de l'auteur n'a pas cette importance que lui accorde Witthaker.

  • 182 Ada Babette Neschke-Hentschke

    Vrit revient retrouver la vrit de Platon lui-mme. 3 Chez Platon, le philosophe tait ouvert au monde. Il voulait connatre l'ensemble de la nature dans sa diversit et son ordre. Chez Albinus, au contraire, le philosophe n'a plus qu'un seul souci: celui de s'assimiler Dieu. Ds lors, la science de Dieu ou thologie39 devient le centre de son apprentissage. Et le Time, qui nous livre cette science, devient lui-mme le dialogue le plus important de Platon. Il n'y a donc pas lieu de s'tonner si le Didaskalikos Logos n'est dans sa majeure partie qu'une paraphrase de ce mme Time et si son centre de gravit est le chapitre 10, o Albinus parle du dieu transcendant, du koiMuctto voO, en dcrivant les chemins qui, selon Platon, doivent nous mener sa connaissance.

    4. Conclusion

    En reconstituant le chapitre ni, mutil, du Prologos, nous avons pu rtablir la division qu'a faite Albinus du dialogue platonicien. Or nous avons vu que cette division trahissait une modification, pour ne pas dire une transformation profonde, de la thorie du dialogue telle qu'elle avait t dfendue jusqu'alors au sein de l'cole de Platon. Car, partir d'Albinus, les crits platoniciens vont tre considrs comme un cursus complet de formation philosophique, dont le but suprme sera l'assimilation Dieu par la contemplation40. En comparant la conception proprement platonicienne de la philosophie avec la conception dfendue par Albinus, nous avons pu constater que celle-ci avait dtermin chez notre auteur une manire propre d'envisager la fonction des dialogues du fondateur de l'Acadmie. En effet, au lieu de concevoir la philosophie ainsi que la concevait Platon lui-mme, c'est--dire comme une recherche, Albinus ne voit plus en elle qu'une mthode dont l'unique but est l'assimilation de l'me humaine Dieu41. Par l il est

    39 Le thologie fait partie de la Se(opr|TiKf|, voir Didask. Herm. p. 154 1. 1. 40 M. Dunn, Iamblichus, Thrasyllus and the Reading Order of the Platonic Dialogues, dans: R. Baine Harris (d.), Studies in Neoplatonism, Albany 1976, pp. 59-79, prtend que ce serait dj Thrasylle qui dfend une progression de la lecture conforme une progression de l'apprentissage de la philosophie. Mais on s'tonne qu' Albinus qui lisait Thrasylle ne l'ait pas remarqu. Tout l'accent du texte d'Albinus repose sur la nouveaut de cette ide. C'est donc Albinus et non Thrasylle qui est l'origine de cette ide, ide qui sera reprise et modifie par Jamblique et Proclus (voir ce sujet H. Drrie, Der Platonismus in der Antike 2. Der hellenistische Rahmen des kaiserzeitlichen Platonis- mus. Stuttgart 1990, p. 96 ss. (= collections des textes avec traduction allemande et commentaire p. 356 ss). Dunn y est mentionn mais pas critiqu.

    41 Idem.

  • La philosophie de Platon dans le Prologos d'Albinus 183

    vident que notre auteur s'carte nettement du fondateur de l'Acadmie et annonce dj l'orientation philosophique qui sera pleinement celle de Plotin.

    Pour Albinus, comme aussi pour Plotin et ses successeurs, l'activit de philosopher ((pt,oao(pev) se confond dsormais avec l'interprtation des crits de Platon. Et celle-ci ne vise rien d'autre que le but suprme qu'est la connaissance du Dieu transcendant. Chez Albinus, ce Dieu transcendant est lui-mme un intellect (vou), ce qui veut dire que la fin de la philosophie se ralise dans un acte purement intellectuel. Ce qui spare notre auteur de Plotin est que ce dernier remplacera le KdX,X,ia- xo voC par l'Un et qu'il transformera l'acte de la connaissance de Dieu en un acte paradoxal de l'intelligence non intelligente (cf. Enn. V, 8, 24). Mais ce qui rapproche nos deux philosophes mrite encore plus d'tre soulign, car pour l'un comme pour l'autre la finalit de la philosophie est bien la connaissance de Dieu et celle-ci n'est accessible qu' travers l'interprtation des crits du divin Platon. C'est le petit trait qu'est le Prologos d'Albinus qui tmoigne le plus clairement de la jonction de ces deux ides, laquelle jonction se maintiendra jusqu' la fin du platonisme ancien.

    rue des Faisans, 1 Ada Babette Neschke-Hentschke. B-1640 Rhode-Saint-Gense.

    P.S. Nous remercions M. Jacques Follon, premier assistant au Centre De Wulf-Mansion, pour la rvision qu'il a bien voulu faire de la version franaise de cet article.

    Rsum. L'introduction aux dialogues de Platon (Prologos) d'Albinus est un texte fort nglig. On ne lui attribue aucun intrt philosophique. A la diffrence de cette optique rpandue, nous essayons de montrer que l'crit d'Albinus ne tmoigne pas seulement d'une interprtation des dialogues platoniciens qui est fonde systmatiquement, mais aussi qu'il indique un tournant dans l'interprtation de la philosophie mme.

    Dans cet objectif nous soutenons qu' Albinus appuy sur le Phdre et la Rpublique prte Platon un programme didactique selon lequel les dialogues font un cycle d'enseignement philosophique complet. Et toujours d'aprs Albinus cet enseignement poursuit comme but suprme (telos) la contemplation du dieu (le nous) suprme. Quant ce but religieux, le concept de la philosophie d'Albinus

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    s'approche de celui de Plotin tout en abandonnant l'interprtation de la philosophie comme science.

    Abstract. The introduction ("Prologos") to the dialogues of Plato by Albinus is a text which has received little attention. It is considered to be of no philosophical interest. Contrary to this widely- held view, we attempt to show that this text not merely displays an interpretation of Plato's dialogues with a systematic basis, but also indicates a turning-point in the interpretation of philosophy itself.

    With this in mind we hold that Albinus, with the support of the Phaedrus and the Republic, attributes to Plato a didactic programma according to which the dialogues constitute a complete cycle of philosophical lectures. The ultimate aim (telos) of theses lectures, according to Albinus, is the contemplation of the supreme God (the nous). As regards this religious aim, the concept of philosophy held by Albinus approaches that of Plotinus, while abandoning the interpretation of philosophy as a science. (Transi, by J. Dudley).

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    Plan1. Introduction2. Analyse et explication du texte3. La transformation du platonisme entre Platon et Plotin4. Conclusion