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104 Pour qui est lecteur de longue date de cette revue, ou attentif aux dernières parutions discographiques relatives aux Tsiganes, notre insistance à évoquer encore cette “Musique tzigane”, objet de tant de controverses, étonnera peut-être. Mais il semble que, lorsqu’il s’agit de cet art savant dont on ne peut nier la réalité - si dérangeante soit-elle pour les convic- tions “folkloristes” de certains musico- logues- ressurgissent les préjugés les plus tenaces, et précisément chez ceux qui s’en croyaient exempts... Ainsi tout récem- ment pouvait-on lire sous la plume d’Alain Swietlik (choniqueur des musiques traditionnelles à “Télérama”) l’antienne habituelle : “La médiatisation des musiciens des restaurants de Budapest a ETUDES TSIGANES fait beaucoup de tort aux Tsiganes : on a fait prendre la musique hongroise, qu’ils interprètent souvent à la perfection, pour leur propre musique. On leur a collé l’ima- ge du violon et du cymbalum, du tourisme et du folklore, de la ville et du divertisse- ment, occultant totalement leur culture, pourtant puissante et riche”. Et d’occulter à son tour l’apport tsigane décisif dans cet art foncièrement original. Comme si deux formes d’expression issues d’un même peuple ne pouvaient coexister (surtout pas au même degré d’authentici- té !), et comme si par exemple la musique classique française du siècle dernier avait porté quelque ombrage aux traditions folkloriques de nos provinces, ou que le Jazz négro-américain s’était imposé au histoire de la musique tsigane instrumentale d’Europe centrale Alain Antonietto PHOTO X Janos Bihari (peinture de J. Donat, début du 19 ème) Cet essai est dédié au pianiste concertiste Gyorgy Cziffra, ainsi qu’à la jeune violoniste classique Aurélia Demeter qu’il encouragea.

Histoire Musique Tzigane

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Pour qui est lecteur de longue date decette revue, ou attentif aux dernièresparutions discographiques relatives auxTsiganes, notre insistance à évoquerencore cette “Musique tzigane”, objet detant de controverses, étonnera peut-être.Mais il semble que, lorsqu’il s’agit de cetart savant dont on ne peut nier la réalité -si dérangeante soit-elle pour les convic-tions “folkloristes” de certains musico-logues- ressurgissent les préjugés les plustenaces, et précisément chez ceux qui s’encroyaient exempts... Ainsi tout récem-ment pouvait-on lire sous la plumed’Alain Swietlik (choniqueur desmusiques traditionnelles à “Télérama”)l’antienne habituelle : “La médiatisationdes musiciens des restaurants de Budapest a

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fait beaucoup de tort aux Tsiganes : on afait prendre la musique hongroise, qu’ilsinterprètent souvent à la perfection, pourleur propre musique. On leur a collé l’ima-ge du violon et du cymbalum, du tourismeet du folklore, de la ville et du divertisse-ment, occultant totalement leur culture,pourtant puissante et riche”. Et d’occulterà son tour l’apport tsigane décisif dans cetart foncièrement original. Comme sideux formes d’expression issues d’unmême peuple ne pouvaient coexister(surtout pas au même degré d’authentici-té !), et comme si par exemple la musiqueclassique française du siècle dernier avaitporté quelque ombrage aux traditionsfolkloriques de nos provinces, ou que leJazz négro-américain s’était imposé au

histoire de la musique tsigane instrumentale d’Europe centrale

Alain Antonietto

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Janos Bihari(peinture de J. Donat, début du 19 ème)

Cet essai est dédié au pianiste concertiste Gyorgy Cziffra, ainsi qu’à la jeune violoniste classique Aurélia Demeter qu’il encouragea.

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détriment du Blues... Apparemment,seuls un enracinement populaire et uncertain archaïsme instrumental originel(ou cultivé !) trouvent grâce aux oreillesde ces critiques friands de découvertesethniques et d’émotions fortes, voired’existence rude ou misérable (pourvuque son intrusion ne s’exerçe que par letruchement confortable d’une chaîne sté-réo de salon, bien sûr)... “...chants tsiganesprofondément terrestres, terriblementhumains -aux antipodes des studios- où l’onsent l’homme cru, dans sa vie simple, ardueet chaleureuse... expression vitale... joies etmisères de l’existence...” etc, etc. Il n’estcertes pas question de nier l’intérêt et lavaleur de ces traditions musicales (mêmesi extraites de leur contexte communau-taire elles perdent passablement de leursignification profonde, au profit d’unattrait “culturel” assez ambigu), maispourquoi refuser aux Tsiganes deuxniveaux de culture ? Celui que vantent lestenants d’un folklorisme authentique estassurément très loin des luxuriances dustyle plus élaboré des Tsiganes profes-sionnels, dont l’immense prestige n’apourtant jamais faibli, bien qu’il ait enco-re ses détracteurs, comme PhilippeMéziat évoquant dans un récent “Jazz-Magazine” “... ces violonistes hongrois,dont on sait que s’ils jouent tsigane, c’estfaute de pouvoir jouer juste...”

Aussi sans doute n’est-il pas inutiled’approfondir plus avant le sujet, enconsacrant de nouveau un essai à cettemusique qui fut tout de même, au XIX°siècle comme au début du vingtième, leferment, le levain de nombre d’oeuvressymphoniques occidentales. Il n’est, pours’en convaincre, que de songer auxgrands concertos romantiques pour vio-lon de Brahms, Tchaïkovsky, Mendels-

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sohn, Lalo, Sibelius, Saint-Saëns, MaxBruch, ou Wienawsky. Enfin précisonsque plutôt que la rigueur d’une étudemusicologique (restant à faire, certes),c’est l’impressionnisme d’une évocationsomme toute assez littéraire (voireromantique) que l’on trouvera ici. Mais,outre l’analyse, la Musique n’est-elle paségalement sujet de rêve et de mythe ?

Un Tzigane ! ce n’est qu’un musicien“tzigane” ! Combien de compositeurs etde concertistes -pour la plupart violo-nistes- ont-ils été traités ainsi avec dédain ?Franz Liszt bien sûr, Brahms ou Enescoparfois, Pablo de Sarasate, Fritz Kreislerou Yehudi Menuhin et Ivry Gitlis sou-vent, voire même le pianiste GyörgyCziffra (récemment disparu) et qui -lui-l’était vraiment ! Enfin tous ceux qui setrouvèrent hors-champ par rapport à lanorme. Car pour beaucoup de critiqueset de musicologues, synonyme d’artificestechniques et de relâchement formel, latziganité est avant tout ce qui échappe àl’analyste ; car comment alourdir par dusens l’impalpable d’une inspiration quisans cesse se dérobe à toute rationalité ?Tant vouloir enfermer le vent ou pétrifierla vie même... “Je sais qu’on m’accuse d’êtretrop individualiste, d’être un “tsigane”.Mais savent-ils de quoi ils parlent, s’excla-me le violoniste classique Ivry Gitlis, lesTziganes sont les plus vrais de tous les violo-nistes du monde. Ils naissent avec l’instru-ment dans les mains (donc merci pour lecompliment !).. et il m’est arrivé d’emmenermes élèves écouter des tziganes, car les tzi-ganes ont leur façon de vivre la musique. Iln’est pas un violoniste au monde, parmi lesplus grands, qui puisse se comparer à unvioloniste tzigane. Peut-être ne jouerait-ilpas du Bach ou du Beethoven dans le “style”mais c’est tout autre chose, une expression

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corporelle, originale, organique, totale.”Même sentiment chez Yehudi Menuhin-autre grand concertiste- dont le discourstraduit une fascination identique pourcette expressivité particulière qu’il avaitdécouvert à onze ans, lors d’un voyage enRoumanie avec Gheorge Enesco en1927. L’ex-enfant prodige se sou-vient : “Un soir nous entendîmes des Tsi-ganes distraire les dîneurs d’un restauranten plein air et je fus ahuri qu’ils puissenttirer des sons aussi extraordinaires d’instru-ments aussi primitifs que les leurs, utilisantdes archets qui n’étaient que des rameauxfraîchement coupés tendus d’un crin de che-val écru. A ma demande pressante, onobtint qu’ils nous rendissent visite... Onjoua “nature” à qui mieux mieux : euxinterprétèrent un répertoire aussi spontanéque des chants d’oiseaux, moi son équiva-lent civilisé, les “Trilles du Diable”, de Tar-tini. Leur chef me donna des paniers defraises sauvages et je lui fis présent d’un demes trois archets tout neufs, montés sur or.”Voilà, tout est dit, et l’on pourrait tout aus-si bien clore ici le débat, si ce n’était quereste posée l’éternelle question:Qu’est-ceque la musique tsigane ? Pour beaucoupmusique de la séduction et de la fête,mais aussi de la nostalgie, que recouvre àvrai dire cet épithète magique de “tziga-ne” par lequel l’amateur de romances lan-goureuses, tout comme celui d’expres-sionnisme instrumental violent, sembleavoir précisément tout dit ? En fait ils’agirait à la fois de cette fameusemusique des restaurants hongrois -vio-lon, cymbalum et clarinette- dont lesbrillants virtuoses puisent autant auxsources d’un répertoire populaire decsárdás et d’airs à succès, qu’auprès decompositeurs savants comme Liszt,Brahms, Strauss ou Sarasate, et de la

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musique plus rustique mais tout aussivirtuose des Lautaris roumains, infati-gables animateurs de réjouissances villa-geoises -violons, cymbalum bien sûr,mais aussi flûte de pan. Cocktail déton-nant dont s’engoueraient les belles élé-gantes des salons et casinos du début dusiècle, séduites par “ces Tsiganes d’opérettes1900, aux dolmans rouges et aux brande-bourgs, jouant du violon pour charmer lesbelles passagères de Vienne et du Prater,Tsiganes de pacotille et musicos de boîtes denuit” qu’évoquait le poète Serge.

Mais ce n’est qu’après la révolution bol-chevique de 1917 et sa nouvelle vague demusiciens émigrants -balalaïkas, accor-déons, guitares à sept cordes, guzla etchoeurs- qu’allaient vraiment fairefureur, auprès des riches noctambulesparisiens, les fameux cabarets russes. CesNuits de princes, et leurs ardents Tsi-ganes, que décrirait l’écrivain Joseph Kes-sel. Musique folklorique, populiste, légè-re, d’ambiance ou de danse, comme onvoudra, mais également de rythmes etd’improvisations, tel le Jazz au succèsalors naissant, avec lequel on fit d’ailleursle rapprochement : “Une telle séductionn’est comparable qu’à celle que les Tsiganesont exercée naguère sur Liszt ou Brahms, etpar eux sur nos musiciens.” notait-on. Arttsigane, musique de l’éphémère que fortheureusement nombre d’enregistre-ments ont fixé dans la cire dès les débutsde l’industrie phonographique et jusqu’àla vogue Swing des années 40 qui l’occul-terait quelque peu. Depuis, ce genremusical pourtant si typé a été édulcorédans nos contrées par des orchestrationstrop souvent sirupeuses visant avant toutà l’épanchement des coeurs, et ce, par lerecours à des “clichés de sensibilité” qu’adécrits en 1957 (non sans quelque a

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priori envers le sentimentalisme féminin)Tanneguy de Quénetain : “C’est-à-diredes formules mélodiques et rythmiquesdepuis longtemps répertoriées en fonctiondes associations d’idées qu’elles suscitent, etqui forment une grande partie du matérielmusical préétabli dans lequel puisent lesorchestres de “genre” pour le fond sonore desbrasseries et cabarets. Le tzigane de service,avec ou sans inspiration personnelle, est sûrde provoquer chez son auditrice cette lan-gueur amoureuse qu’elle s’apprête d’elle-même à éprouver dès le premier glissando.”De toute manière -et c’est là son pointfaible pour certains- l’on ne peut nier quela musique dite tzigane sacrifia toujoursun peu trop aux émotions faciles. Maisaprès tout, n’était-ce pas là le sort habi-tuellement réservé aux musiciens tsiganes,cantonnés qu’ils furent de tout tempsdans un rôle d’agrément de société ?Musique tzigane, avec ce z qui exprimebien le panache des fougueux archets deces Bohémiens dont le XIX° siècle feraitle symbole romantique d’un idéal noma-de de liberté musicale...

Liberté d’autant plus fascinante qu’elleavait dû survivre à des siècles de persécu-tions et d’asservissement. Car si très tôtfut reconnu l’exceptionnel génie des ins-trumentistes tsiganes, leur statut enEurope Centrale et dans les Balkans nefut longtemps guère plus enviable quecelui de serf ou même d’esclave, voire,dans le meilleur des cas, de musicien decour à la discrétion d’un monarque. Tel,au XV° siècle, le roi de Hongrie MathiasCorvin -chantre de la lutte contre lesOttomans- qui aimait à s’attacher desménétriers et autres joueurs de luth égyp-tiens (comme on les nommait) faisantappel à eux, dit-on, lors des réjouissancesde son couronnement. Ils avaient pour

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rôle principal de célébrer les actionshéroïques et les conquêtes du royaume.Du reste Béatrice d’Aragon, son épousedepuis 1476, manifestait pour ces instru-mentistes une telle passion, qu’il lui futreproché de dépenser pour eux dessommes équivalant à dix fois sa dot !D’après le musicologue hongrois EmilHaraszti, le document le plus ancien exis-tant dans l’histoire de la musique magya-re sur le rôle des Tziganes date de 1489 -époque où précisément est signalée leurapparition en Europe- et nous apprendque Béatrice avait des Tziganes luthistesdans son domaine de l’île de Csepel.Goût qui se transmettrait aux autresmonarques, puisqu’à la cour du dispen-dieux Lajos II et de sa reine, Marie deHongrie, l’on donnait au son des “citha-ristes et joueurs de tzimbalom “pha-raons” des fêtes et danseries ininterrom-pues; ce qui faisait écrire à l’ambassadeurde Venise que “le roi danse toute la nuit,

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Lautari de Transylvanie(1900)

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tandis que le trésor est vide.” Aussi quand,vaincu par les Turcs de Soliman leMagnifique à Mohács (1526) et tentantde fuir le champ de bataille, le roi se noya,s’entendit-il maudit jusque dans son ago-nie par l’un de ses vassaux : “Roi danseur,roi débauché, ainsi tu perds le royaume deHongrie !”

Ce qui n’empêcherait nullement, vers1558, un boyard de Transylvanie, MirceaVoda, de posséder lui aussi des serfs tsi-ganes fort réputés pour leur art d’agré-menter musicalement ses festins. Unetradition qui, d’après certains docu-ments, remonterait en fait au XIII° siècleoù la présence de nombreux instrumen-tistes cyganis à la cour du roi Endre II estattestée, et qui se poursuivrait jusqu’aurègne du roi Ladislas IV. Ainsi a t-on gar-dé trace, en 1564, d’un certain Imré, tsi-gane joueur de cymbalum (instrumentde la famille des tympanons et psalterionsqui deviendrait indissociable du genre), etd’un autre cymbaliste au service du bey,capturé en 1596 par un boyard.

Par ailleurs très prisés pour leur ardeurcommunicative, ces inlassables musiciensse virent bientôt enrôlés (de gré ou de for-ce) dans les cliques guerrières des arméesmagyares ou turques qui s’opposèrent,pendant près de deux cent cinquante ans,au son martial des chants kuruc (ou kou-routz) de leurs zurna (hautbois turcs),tarogato (clarinette), sipos (chalumeau),gajdos (cornemuse), koboz (luth àmanche court) et timbales. “Les chants etdanses de guerre étaient interprétés pardes joueurs de chalumeau turcs, spécifieE. Haraszti, et les pachas emmenaientavec eux leurs tziganes jusque dans lescombats. Les tziganes turcs jouaientgénéralement à deux, l’un du luth (kobozou tamboura) l’autre d’une viole. En

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1543, on écrit que les meilleurs citha-rèdes -descendants des Pharaons- jouentà Buda et qu’ils ne pincent pas les cordesavec leurs doigts mais se servent d’unebaguette de bois : il est évident qu’il s’agitdu tzimbalom.” Une estampe de 1584,illustrant un épisode de l’invasion otto-mane, représente d’ailleurs des musiciensturco-tsiganes jouant du rebbab (rebec àarchet) et du tambura (luth) au camp dusultan, devant Buda et Pesth (deux villesassiégées sporadiquement par les Turcsdurant des siècles et qui ne fusionnèrentqu’en ... 1873 !). Il n’en reste pas moinsque, pour ce peuple pacifique, l’expres-sion naturelle du sentiment musical tsi-gane s’est surtout épanouie à l’aide d’ins-truments à cordes, plus propices à vraidire à cette vocation de divertissementexigée le plus souvent par leurs maîtresdésoeuvrés. Ainsi Mihály Apaffy, parexemple, qui entretint à la cour de Tran-sylvanie, vers 1672, nombre de violo-nistes, joueurs de tzimbalom, tambourset luthistes. Tandis que le “roi Kouroutz”Imre Thököly comptait en 1683 deuxorchestres distincts ; l’un à vent -parmilesquels des chalumeaux turcs- à voca-tion militaire, l’autre à cordes “avecquatre joueurs d’instruments à archet, entreautres un violoniste tzigane.”

Aussi violons et cymbalum seraient lacomposante majeure des orchestres tsi-ganes que ces riches boyards entretien-draient, à grands frais, pour meubler leuroisiveté et accompagner leurs fêtes; allantjusqu’à les prêter -moyennant rétribu-tion- lorsque la renommée de leurs musi-ciens se serait particulièrement répandue.

Désormais la mode était lancée, et lesXVII° et XVIII° siècles verraient nos vir-tuoses Bohémiens engagés de façon per-manente à la cour des aristocrates austro-

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hongrois. Ainsi le célèbre Mihály Barna,violoniste attitré de Ferenc II Rácóczi etdu comte Imre Csaky et auteur, vers1705, de la fameuse “Marche de Rákóc-zi”, âme de l’insurrection contrel’Autriche des Habsbourg; musicien à telpoint adulé que son maître fit exécuterson portrait en pied avec l’inscrip-tion : “L’Orphée hongrois”... De mêmel’Impératrice Marie-Thérèse d’Autriche,reine de Hongrie et de Bohème, quis’enthousiasma tellement pour l’art deSimon Banyák, un prodige du cymba-lum, qu’elle lui fit faire paraît-il un ins-trument de verre, et promulga un décreten 1770 autorisant les Tsiganes à jouerdans les noces et autres cérémonies offi-cielles, alors qu’auparavant seuls lesAutrichiens et Allemands pouvaient s’yproduire ; la chronique a noté d’ailleursque ces derniers utilisaient des partitionstandis que les Bohémiens jouaient évi-demment d’oreille... Ce qui ne les empê-cha nullement d’être, vers 1790, les prin-cipaux artisans de la vogue du Verbunkós-danse de recrutement à caractère impro-visé et ardent qui allait devenir le symbo-le même de la résistance nationale àl’hégémonie autrichienne au début duXIX° siècle -et des fameuses Csárdás quien découleraient vers 1835, dansesd’auberge inséparables de la fougue ins-trumentale communément associée àleur style si prégnant. Aussi l’engoue-ment devenant général, cette époque vitd’importantes catégories de Tsiganes fon-der de véritables castes musiciennes d’oùémergeraient des artistes d’exceptiondont parfois la renommée est venue jus-qu’à nous.

Ainsi par exemple la légendaire PannaCzinka (1711-1792), petite fille deMiháli Barna et enfant prodige dès l’âge

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de sept ans. Favorite elle aussi de FerencRákóczi, elle parcourut triomphalementla Hongrie et la Roumanie ; virtuose del’archet d’un tel prestige (et d’une tellebeauté) qu’à son décès sa mémoire futchantée en vers latins et hongrois. C’estelle qui, en 1772, avait fixé l’instrumen-tation type de ce genre de banda bohé-mienne:outre son violon, il comprenaitl’alto de son beau-frère, la contrebasse deson époux, et surtout le cymbalum deson autre beau-frère, instrument à cordesfrappées proche du santur d’Asie mineu-re qui conférait à l’ensemble cette tonalitési singulière (et dont le remplacementtrop fréquent par le piano en a, depuis,affadi le caractère). Cette formule origi-nelle s’étofferait quelque peu au XIX°siècle avec l’adjonction d’un ou deuxseconds violons, voire d’alto dont levocable germanique de bratsch désigne-rait bientôt le rythme à contretemps quilui est dévolu pour soutenir le primás(violon solo), mais “c’est le violon et lazimbala (cymbalum) qui constituent leprincipal intérêt de l’orchestre bohémien,nota plus tard Franz Liszt, le reste des ins-truments ne servant d’ordinaire qu’à dou-bler l’harmonie, à marquer le rythme et àformer l’accompagnement. L’on voit bienaussi de temps en temps un violoncelle ouune clarinette assez distingués rivaliser aveceux, et se livrer aux prérogatives de l’impro-visation illimitée, mais ils n’en sont pasmoins des exceptions.”

Bien sûr certains écrits de l’époque, cer-tains poèmes magyars évoquent encored’autres figures fameuses de musiciens“bohémiens”, János Arvaï ou MisskaLevaï notamment, voire János Lavotta(1764-1820), de petite noblesse magyarelui, bien qu’inséparable de l’éclosion duVerbunkós. D’un tempérament aussi

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remuant qu’un nomade, Lavotta avaitpris la tête de la troupe musicale hongroi-se de Pesth et Buda, dès 1792, et sillonnéles routes durant toute sa vie en allant dechâteau en château répandre la bonneparole. Autre artisan de cette diffusion,Antal Csermák (1774-1822) qui, venude Bohème, vécut également la vie aven-tureuse des virtuoses hongrois. D’unhaut niveau technique, il inclina plutôtvers la Palotá, une forme dérivée du Ver-bunkós où se mêlaient des éléments dePolonaise.

Mais c’est sans conteste avec JánosBihari (1764-1827), propre gendre deSimon Banyák déjà cité, et de son tempsle plus illustre violoniste, que le rayonne-ment de la Musique tzigane allaitatteindre son point culminant et nourrirpendant tout le XIX° siècle l’irrépressiblepassion des Romantiques pour le souffleépique et sauvage de la Csárdás et de leursinterprètes aux costumes chamarés dehussards. Cette danse d’auberge (tchar-da) aux deux mouvements contrastés -Lassu et Friska- que le docte Larousse,gagné par le lyrisme du sujet, définissaitcomme “Andante pathétique et Allegroendiablé”... S’inspirant peut-être en celades relations de voyage enthousiastes deProsper Mérimée qui évoque en1854 : “Ces airs hongrois très originaux,joués par des musiciens bohémiens, qui fontperdre la tête aux gens du pays. Cela com-mence par quelque chose de très lugubre etfinit par une gaieté folle qui gagne l’audi-toire, lequel trépigne, casse les verres et dan-se sur les tables.” Bien que tombé endésuétude à la mort de Csermák, le styleverbunkós avait profondément marqué,par la luxuriance de son ornementation(figura) tsigane, toute la musique hon-groise. Et il est révélateur que István

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Gáthy, premier auteur hongrois d’uneméthode de piano (1802), spécifia dansson ouvrage que “la fioriture de la mélodieest nécessaire; le piano imitant la partieenjolivée du violon et du tzimbalon.” Aussiavec l’avènement de la Csárdás retrouve-rait-on -comme sublimé- ce même goûtde la variation et du contraste ryth-mique.

Mais pour que la vogue de la musiquetzigane gagnât ainsi progressivementtoutes les classes de la société austro-hon-groise et régnât en maîtresse absolue surles auberges, cabarets et réjouissances vil-lageoises, il avait auparavant fallu qu’unJános Bihari se rendit indispensableauprès des Grands de ce monde ; vain-cant du même coup, par son ascensionprestigieuse, les préjugés populaires atta-chés à ses origines. Or les nobles magyarsne concevaient plus de divertissementssans son violon; musique de table, de balà la Cour, ou de cérémonial officiel, ellesse devaient d’être tsiganes ! Aussi sonorchestre déchaînait-il l’enthousiasmepartout où il se produisait, que ce futdevant Beethoven ou le tout jeune Liszt,lors du couronnement de l’ImpératriceMarie-Louise comme reine de Hongrie,à l’occasion du Congrès de Vienne en1814, où il joua devant un parterre desouverains et d’ambassadeurs, ou en1820 pour l’Empereur d’Autriche Fran-çois II lui-même. Adulé et couvertd’honneurs, János Bihari devait néan-moins terminer sa vie dans la misère, sabrillante carrière interrompue soudaine-ment en l’an 1824 par une malencon-treuse chute de cheval paralysant sonbras gauche. Mais désormais, l’impulsionétant donnée, le succès de la musique tzi-gane ne se démentirait pas durant tout leXIX° siècle, et nombre de grands com-

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positeurs classiques s’inspireraientd’ailleurs largement de son style. Suivanten cela l’exemple de Haydn, quid’ailleurs chez le prince Esterházy incor-porait à ses ensembles des Tsiganes (dont“quatre chalumeaux, un luthiste, unjoueur de tzimbalom, un hautbois, et unjoueur de gambe” ) ou de Mozart même -avec leurs “zingaricum”, leurs “égyp-tiennes”, et leurs mouvements de qua-tuor “alla zingarese”, “alla ungharese”,voire “alla turca”-, ce serait tout d’abordBeethoven, qui ayant entendu plusieursfois Bihari, introduisit l’une de ses mélo-dies lentes dans son “Ouverture du Prin-ce Etienne” (1812). Tombant égalementsous le charme de son chromatisme, onverrait également Schubert acquis sanspartage à un “hungarisme” découvertlors de son séjour en la propriété du com-te Károly Eszterházy, à Zelész. Il en seraitde même de Weber, sacrifiant à ce genrepittoresque qui gagnerait Paris où

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l’ambasseur d’Autriche-Hongrie, don-nant un grand bal (en 1829), serait sur-pris de découvrir que “les musiciens fran-çais jouaient les airs de Bihari !” Car lescompositions de ce dernier, symbolisantpour la ville de Pesth le renouveau natio-nal en lutte contre toute germanisation,avaient été rapidement diffusées en parti-tions, ne donnant cependant qu’un trèsfaible aperçu de l’art étincelant del’auteur. C’est que, d’après Emil Harasz-ti, “si János Bihari mettait son auditoire enextase, ce fut un génie exclusivement ins-tinctif, qui ne connaissait pas les notes.” Cequi n’était évidemment pas le cas de Ber-lioz qui, lors d’un passage à Budapest en1846, serait frappé lui aussi par l’expres-sion vigoureuse et frémissante des csárdáset en emprunterait les cadences synco-pées ; allant même jusqu’à intégrer “Lamarche de Rákóczi” à son opéra “Ladamnation de Faust”. Sans omettre évi-demment Johanes Brahms et ses

Une troupe tsigane hongroise à la fin du 19 ème siècle

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fameuses “Danses hongroises”, tellementtziganes qu’eux-mêmes s’en sont emparésdepuis. C’est que, d’après le musicologueJosé Bruyr, “le “compositeur aux syncopes”y avait mis l’exaltante liberté, le sauvage etsensuel élan dont elles témoignaient sur leviolon du nomade et sur le cymbalum desvagabonds des grandes pistes de la puszta.”Une inspiration que Brahms retrouveraitplus tard dans ses onze “Chansons tsi-ganes” dont le succès mondain se verraittempéré par les sarcasmes du critique vonBülow évoquant “ces compositeurs célèbresqui aujourd’hui prennent rang parmi leschanteurs de fadaises, se présentent en inter-prètes juifs de czardas, et puis à nouveaucomme des symphonistes à numéro 10 !” Cequi n’empêcherait nullement Schu-mann, Spohr, Tchaïkovsky, Dvorak etbien sûr Liszt de sacrifier à cette vogue dezigeunerlieder pas moins romancésqu’authentiques... Cependant s’il est uncompositeur à s’être enivré plus que toutautre aux prodigieuses improvisations deces batteurs d’estrade bohémiens, et àavoir pris leur défense envers et contretout, ce fut bien Franz Liszt. Passion quilui venait dit-on de sa rencontre en Gran-de Valachie, en 1839, avec le célèbre vio-loniste tsigane Barbo Laoutar (1775-1858), source d’inspiration pour ses“Rhapsodies hongroises” et surtout sa“Rhapsodie roumaine”. Ce “Barbu Lau-taru” qui fut pendant un demi siècle Lemusicien de Moldavie, que le poète Vasi-le Alecsandri immortalisa, et dont FranzLiszt dirait :“qu’il fut entouré de son vivantd’une adulation dont les témoignages ne lecèdent en rien aux plus enthousiastes hom-mages décernés à Paganini.” Déjà en1814, son taraf (petit ensemble de vio-lon, flûte de pan naïu et cobza) compre-nant des musiciens réputés comme

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Anghelutza et Suceara, avait eu en Mol-davie les honneurs du grand théâtre deIasi où plus tard Franz Liszt, en tournée,retrouverait chez un boyard, en 1846, cemême orchestre. Barbo Laoutar y rivali-sait de virtuosité avec un certain NicolaePicu, relate la chronique.

En fait l’engouement pour tout ce quitouchait les Bohémiens, leur étourdis-sante maîtrise instrumentale et leur exis-tence fascinante, devenait général ; on nerêvait que de vie aventureuse dans lessteppes de la puszta hongroise et de pas-sions échevelées au son trépidant descymbalums, bref les “tziganeries” en tousgenres faisaient fureur : de riches dilet-tantes, voire d’excellents instrumentistesde l’aristocratie allaient même jusqu’à sefaire passer pour tsigane -c’était du der-nier romantique !- confondant leur viede bohème oisive et mondaine avecl’errance souvent misérable de ces éter-nels rejetés, quand ils n’étaient pas toutbonnement fixés d’autorité sur undomaine par le servage ; “Ici c’est un vieuxTsigane qu’on bat :on a tout exprès un bancpour cela” dénonçait le poète SandorPetöfi -chantre de l’insurrection hongroi-se de 1848- et dont les vers furent plustard mis en musique par le fameux vio-loncelliste tsigane Arpád Balázs (1876-1941), digne fils d’un violoniste d’excep-tion Kálmán Balázs (1835-1900)protégé du prince de Galles. D’ailleurs cen’est qu’en 1856 que s’acheva dans lesprincipautés danubiennes l’affranchisse-ment progressif des Tsiganes moldo-valaques qui, on l’ignore trop souvent,étaient esclaves depuis le XVI° siècle, nonseulement des boyards mais aussi du cler-gé et des monastères. Une situationqu’apparemment n’émouvait guère desdandys bohémiens de salon comme le

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violoniste József Reményi (1828-1898)qui faisait se pâmer les demoiselles debonne famille dans un répertoire hétéro-clite de Chaconne de Bach, de romanceslangoureuses, de palotás et de csárdás (desalon elles aussi...) exécutées avec forceeffets de manches et mêches de cheveux,et à qui Barbey d’Aurevilly consacra desarticles dans “Le Constitutionnel”.

Bien qu’en 1896, on signala encore àIasi “une troupe de six serfs tsiganes (flûte depan, guitares, cobza) dirigée par le LautariNiculescu”, la prise de conscience de l’ini-quité d’une telle servitude s’était cepen-dant répandue dans l’élite bien avant sonabolition officielle. Déjà vers 1830,Constantin Golesco, un boyard éclairé,avait fait instruire et éduquer musicale-ment ses esclaves tsiganes, tant et si bienque leur petit taraf put bientôt aborder lerépertoire classique et, “ces Tsiganes s’enmontrant dignes, on ne pouvait mieux pro-tester contre l’abrutissement de l’esclavage”se réjouissait-il. Tandis que R. Perrin, deretour de Valachie en 1839, témoignaitque : “Ces esclaves sont tous musiciens etquelques fois bons musiciens. Ils appren-nent seuls, ils ont une bonne oreille, plus degoût qu’on ne suppose et une intelligence àlaquelle on n’a malheureusement jamaisajouté foi”. Peu après le philosophe rou-main Ion Cîmpineanu (1798-1863),adepte des idées utopiques de CharlesFourier, donna, comme tel des “lettresd’affranchissement” à ses serfs tsiganes.C’est ainsi que, munis des ces sauf-conduits, des Laoutars (ou Lautari, litté-ralement : ménétriers, le Lauta étant leluth), commencèrent à déambuler de vil-le en ville, retrouvant leur nomadismemusical d’origine en écumant fêtes etnoces. Vers 1845 c’est un certain Motiqui passait pour le premier violoniste de

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la contrée, en 1855 on lui préférait Dimi-traki, et trois ans plus tard on ne juraitplus que par Vlad et George Ochi-Albi !Il n’y avait que l’embarras du choix, et àvrai dire “la musique des Tsiganes, jon-gleurs et ménétriers, dont les contorsions etpostures indécentes divertissaient beaucoup”n’était perçue trop souvent, dans cesprincipautés peu enclines à en recon-naître purement les mérites artistiques,que comme une amusante curiosité, unpeu canaille voire barbare, au charismeinquiétant.

Or si Liszt se disait lui-même “tsigane etfranciscain”, loin de se contenter d’ex-ploiter symphoniquement le pittoresquemusical de ces Zigeuner “Fils du vent”, iln’eut de cesse d’en défendre la dignité etd’en magnifier le génie par des écritsdémontrant sa foncière originalité.Certes controversé par les tenants d’unfolklore national magyar authentique,son ouvrage “Des Bohémiens et de leurmusique” paru en 1859, avait le grandmérite de mettre en lumière sa spécifici-té : “L’art bohémien appartient plus quetout autre au domaine de l’improvisation etne peut subsister sans elle.” Il lui fut surtoutreproché d’identifier la musique tzigane àcelle de tout le peuple hongrois.Admettre au siècle dernier qu’ils aient pu-eux, ces vagabonds semant leurs mélo-dies au long des routes- avoir une quel-conque influence sur l’évolution de lamusique hongroise, c’était évidemmentcompromettre quelque peu la fragileimage d’une conscience nationale nais-sante, fondée pour l’essentiel sur la miseen avant des ultimes vestiges d’uneancienne tradition musicale magyare àopposer à la culture germanique del’Autrichien abhorré. Un nationalismeoù, de toute façon, les Tsiganes ne

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devaient surtout avoir aucune part, decrainte de se voir obligé de leur recon-naître quelques droits... De même cer-tains musicologues de l’époque émirenteux aussi des réticences quant à la valeuret l’authenticité de cette musique tziganesi gênante pour la pureté ethno-musicalede leurs préoccupations nationalistes ;musique si peu rigoureuse à leurs oreilles“classiques”, avec son apparent relâche-ment formel, ses perpétuels changementsd’allure, et cet aspect improvisé quibafouait leur respect de la partition.“Liszt octroie le génie créateur de lamusique hongroise aux tziganes. C’étaitfaire tort non seulement aux hongrois, pro-teste Emil Haraszti, mais aussi aux tzi-ganes, car tous les musiciens “savants” seretournèrent contre ces interprètes popu-laires d’un art conservé par eux, improvisa-teur il est vrai, mais que l’on ne peut consi-dérer comme des artistes créateurs.”

Des préventions qui perdureraient,pour les mêmes raisons nationalistes,chez Béla Bartók et, notons-le, beaucoupmoins chez Kodály dont les “Danses deGalánta” sont ouvertement inspirées deTsiganes entendus dans sa jeunesse.” “Ilsont une musique à eux, reconnaissait-il,avec cette extrême emphase et les glissandid’une sentimentalité exacerbée assez étran-gère à la mentalité hongroise.” Par contrele musicologue hongrois János Gergelyavoue lui-même que, dans l’effervescencenationale du début du siècle, les motiva-tions de Bartók, dans son effort à mettreen lumière un folklore magyar exempt detout tsiganisme obéissait surtout à undésir de “trouver des bases solides et pro-fondes à un style national”. Mais peuimportait en définitive que Liszt eût peuou prou surestimé le rôle de la musiquetzigane dans l’affirmation d’un art natio-

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nal hongrois. Etroitement mêlés à la viepublique en dépit des préjugés raciaux envigueur, détenant une sorte de monopolesur la musique de divertissement,l’emprise des Bohémiens -au-delà mêmede ces contingences- s’exerça sur toutesles couches de la population magyare.Notons d’ailleurs à ce propos que lesusages du temps discréditant générale-ment la profession de musicien, celle-cifut abandonnée à des éléments de popu-lation non-assimilés:les Tsiganes au pre-mier chef, voire les juifs dont lesorchestres Yiddishs Klezmer eurent sou-vent le même destin social (à tel pointque l’on vit même un violoniste tsigane,Petru Zigeuner, se convertir au judaïsmeet devenir le chef réputé d’une de cestroupes ambulantes !).

Aussi, qu’elle le veuille ou non, l’imagemême de la Hongrie était désormais (etresterait) indéfectiblement associée à laMusique tzigane, à ses fêtes, voire à sesexcès. Dès le XIX° siècle “l’extrême popu-larité des musiciens bohémiens confirmaitl’impression d’une société entièrementacquise au divertissement, note le musico-logue Pierre du Bois, et leur succès étaitencore accru par le contenu de leurmusique. Ils semblaient incarner une cer-taine tradition hongroise”. N’avaient-ilspas contribué à populariser les Ver-bunkós, les csárdás et les marches patrio-tiques ? Aussi, considérés comme lesconservateurs des airs nationaux, desmélodies et danses traditionnelles hon-groises, il était indifférent au grandpublic de les entendre jouer des airsadaptés à leur goût, des mélodies popu-listes, du folklore magyar, des musiquesd’emprunt divers ou d’un réel fonds tsi-gane : seule importait -au-delà del’authenticité ou de l’hétérogénéité de

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leurs sources- la façon dont ces diabo-liques virtuoses excellaient à émouvoir outransporter un auditoire d’avance acquisà leurs artifices et variations en tousgenres. Et c’est bien cette luxurianceornementale, ce chromatisme et cetteliberté prise avec le rythme et la base thé-matique -chose alors inusitée- qui allaientnourrir les préventions des musicologuespeu enclins à reconnaître la valeur d’unemusique non écrite à l’esthétique mou-vante et insaisissable.

Liberté pourtant savoureuse d’un art dela désinvolture et du caprice, sans lamoindre intention stylistique ou idéolo-gique (“C’était le contraire d’unemusique à “idées fixes” dirait Jean Gio-no) que l’on prenait pour de la légèretéou de la nonchalance et s’avéra être uneapproche nouvelle d’un grand enrichisse-ment pour les compositeurs européens.Malentendu qui se répèterait plus tard àpropos du Jazz, dont les improvisationsdébridées furent longtemps perçuescomme d’ataviques négligences. Caracté-risée elle aussi, on l’a vu, par l’improvisa-tion, l’effusion sonore, un emploi systé-matique de la syncope et cette propensionà transcender les matériaux les plus divers,la Musique tzigane par essence non-écriten’eut pas, comme le Jazz, la chance inesti-mable de voir son avènement coïncideravec celui du phonographe. Aussi ne res-te-t-il de l’époque Romantique -âge d’orde cette musique- que des recueils detranscriptions dénaturées.

Les nombreuses tentatives de relever surpartitions des pièces tsiganes s’étant avé-rées, de l’avis même des témoins dutemps, inaptes à noter une exécution enperpétuel devenir si riche d’inflexionsdiverses, de modulations, de rubato et derythmes complexes : ce don de variance

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qu’accorde aux Tsiganes -comme àregret- le musicologue János Gergely, et,qui pourtant était communément admisautrefois dans la musique dite sérieu-se : “à l’époque de Monteverdi, les auteursne marquaient sur leurs partitions que lapartie du chant et les notes de la basse, etentre ces deux guides extrêmes, l’orchestreavait pour tâche d’improviser des harmo-nies et des contrepoints, un peu à la maniè-re des orchestres tziganes et des orchestres dejazz” souligne le critique Alberto Savinio.D’ailleurs lorsque le compositeur Anto-nio Vivaldi était amené à préciser, sur unepartition, les notes exactes d’une appog-giature, ne griffonnait-il pas ironique-ment sous la portée :pour les c... ?

Or les quelque quatre-vingts mélodiesque l’on attribue au grand violonisteJános Bihari sont, il est vrai, parvenuesjusqu’à nous sous forme de partitions,mais elles s’avèrent vidées de toute sub-stance et leur élan brisé. Les ornementa-tions notées apparaissent convenues, etles harmonies mêmes semblent “adap-tées” au goût des salons romantiques.C’est que, de façon plus générale, leslicences prises par les Tsiganes vis-à-visdu système tonal et des intervalles en usa-ge à l’époque, étaient trop souvent per-çues comme des manquements par igno-rance aux règles les plus élémentaires del’harmonie. D’autant que la fameuse“gamme tzigane” (composée de deuxtétracordes, avec une seconde augmentéeentre le deuxième et le troisième degré)qui intrigua tant, s’avèra, d’après Gh.Ciobanu, n’être autre que la gamme dumaquam Hisar, d’Asie mineure et de Per-se, importée par les invasions ottomanes.Aussi les éditeurs faisaient-ils “corriger”en toute bonne foi ces csárdás insensées,ces verbunkós impossibles, avant de les

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publier. Incompréhension dont témoi-gnait d’ailleurs Franz Liszt : “On croyaitépurer tandis qu’en réalité on châtrait lesmélodies et les espèces de variations qui lesaccompagnaient, avec une ignorance évi-dente du sens de l’art bohémien, puisqu’onles privait par là de leurs plus sauvages ins-pirations.” Et Franz Liszt d’insister surl’extraordianire talent d’improvisateurdes Cigany, faculté si confondante pournos cultures “classiques” inféodées à unepartition qu’elle deviendrait de par lemonde -et ce, bien avant le jazz negro-américain- le symbole même du génietsigane. “L’artiste bohémien est celui qui neprend un motif de danse que comme untexte de discours et qui, sur cette idée qu’ilne perd jamais tout à fait de vue, vague etdivague durant une improvisation sempi-ternelle enrichie d’une profusion de traits,d’appogiatures, d’arpèges et de passageschromatiques.” Image quasi-mythiqued’une musique bohémienne instinctiveet sans lois aux accents farouches (stéréo-types bien faits pour hérisser les tenantsd’un art respectable) que deux autresgrandes figures du violon tzigane allaientquelque peu tempérer, en s’imposantcomme chantres d’une musique sérieuse,voire nationale :

Tout d’abord le Tsigane slovaque JozkoPito (1800-1896) qui, à la tête d’unensemble important de douze à quatorzemembres, s’illustra dans les mariages etbaptêmes -où ses danses traditionnellesfaisaient merveille- avant que de collecterdit-on et d’interpréter le folklore de Slo-vaquie. Renaissance nationale à laquelle ilserait à tel point lié qu’en 1862, les habi-tants de la ville de Lupca se cotiseraientpour lui faire faire un portrait officiel.Dans quelle mesure ses adaptations folk-loriques procédaient plus d’une urgence

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nationale que d’un réel fonds culturelpréexistant reste évidemment le problè-me auquel on achoppe invariablementlorsque la tsiganité interfère sur la musi-cologie, voire, la politique... Pistá Dankó(1858-1903) lui, était un Tsigane hon-grois marié à la fille d’un châtelain qu’ilavait enlevée selon la mode de sonpeuple. Il fut le premier (avec János Biha-ri pour la période précédente) à donnerses lettres de noblesse à la non moinsmythique “musique hongroise”. Auteurd’opérettes sentimentales à succès et deplus de quatre cent zigeunerlieder -passésdepuis dans le fond “folklorique”magyar- ce musicien prodige qui avaitdéjà son propre zenekara (orchestre) àquinze ans, devint un primás de renom-mée nationale, tant par sa virtuosité quepar ses talents d’improvisateur ; hélas sescompositions, notées par des amis, sem-blent avoir été remaniées, perdant ainsileur saveur tsigane au profit d’un aspectmusique “savante” hongroise... Célébré àl’égal des plus grands (sans doute pourcela...) Pistá Dankó eut droit de sonvivant à tous les honneurs, et après samort en 1903, sa ville natale, Szeged, luiéleva une statue de marbre que l’on peutvoir encore aujourd’hui.

On voit par là que la polémique néeautour de la genèse et l’authenticité durépertoire des Tsiganes était un faux pro-blème:que de par leurs incessantes péré-grinations il ait été constitué d’empruntset d’influences diverses (orientales par laTurquie, la Perse, et l’Inde de leurs ori-gines ; occidentales par l’Austro-Hongrieet la Germanie, comme chez P. Dankó),nul n’en doutait, mais n’enlevait rien à saspécificité et à son attrait. C’était faire entout cas un bien mauvais procès aux Tsi-ganes qui n’avaient en somme jamais rien