JeanP Chimot

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Jean-Philippe ChimotInventes entre 1810 et 1820, publies en 1863, les eaux-fortes de Goya intitules Dsastres de la guerre ont impos dans lart lexistence dun nouveau point de vue sur la guerre, perue comme choc sauvage entre bourreaux et victimes. Dans un conflit sans rgles, Goya invente une iconographie loigne de la noblesse des styles contemporains ( rococo tardif ou no-classique), sans pour autant se perdre dans linvitable opportunisme des estampes courantes. La force actuelle du Goya des Dsastres tient ce quil ouvre sur ce que, peut-tre, il pressentait, linsupportable cruaut des rapports entre les peuples, comme si les Lumires dsormais accentuaient des ombres qui nous cernent toujours.

Haut de pageNo se puede mirar (On ne peut pas voir, Dsastre 26)Caridad (Charit, Dsastre 27)Populacho (Populace, Dsastre 28) et Lo mereca(Il le mritait, Dsastre 29)Estragos de la guerra (Les ravages de la guerre, Dsastre 30)Quatre Dsastres: Yo lo vi, Ya no hay tiempo, Grande hazaa! Con muertos!, Enterrar y callarHaut de page1Entre 1808 et 1814, les armes franaises ont envahi lEspagne, chassant les Bourbons. Napolon installe son frre an Joseph en roi fantoche Madrid. En 1814 les armes franaises, dans le reflux gnral de la mare impriale sur lEurope, repassent les Pyrnes alourdies par leur butin. Une telle squence dynastique et militaire na a priori rien de nouveau, elle sinscrit dans la longue suite de lHistoire vue den haut une ou deux batailles dcisives, des gnraux triomphants, les vaincus en tout petit au bas de la page, la valse des portraits, le discours aux sujets: le prcdent souverain ne vous aimait pas, le suivant sera votre vrai pre. Joseph Bonaparte y crut quelques mois, et qui dautre? En tout cas, pas son frre!

2Le mme procd cavalier fut employ, ds le Directoire, sur dautres voisins de la France.Ce qui distingue lpisode espagnol, cest que lirruption franaise, ressentie comme un viol, a dclench une raction massive, violente et durable sous deux formes: guerre conventionnelle dune part, non conventionnelle de lautre et le terme de gurillaentre dans le vocabulaire commun pour nen plus sortir , contre les Franais, double dune guerre civile. On dit dailleurs que cette Guerre de Libration (terme quen France mme on a bien d finir par retenir) est la premire des guerres civiles modernes, ce qui donne de la perspective

3Cette Guerre de Libration est devenue un des lments dterminants dans lapprciation europenne, sinon franaise, du bilan napolonien. Nombre desprits avancs en France voulaient bien critiquer tous les imprialismes, except celui de lEmpire. Les aspects ractionnaires de lEspagne taient numrs. Les lumires franaises brillant sur les sabres avaient voulu dissiper les ombres de lInquisition. Mais la Nuit avait triomph, et le rgime de Restauration en Espagne navait-il pas justifi la dconvenue des combattants de lIndpendance? Et que dire de leffroyable Ferdinand VII, cagot sadique, dont Goya lui-mme sest veng sa manire en quelques portraits officiels aprs 1814, portraits o la rpulsion profonde du peintre limine toute positivit de commande?

4Limplication massive du peuple dans une guerre o son destin se jouait serait donc LE caractre original dcisif du conflit espagnol. Ce qui peut justifier ma contribution ne rside pas l, mais en ce que Goya saisissant ce moment de lHistoire en a tir une srie de gravures comme on nen avait jamais vu auparavant. 1 Desastres de la guerra (Dsastres de la guerre), srie de 82 eaux-fortes, 1re dition, Madrid, 18 (...)5Yo lo vi (Je lai vu),tel est le titre que Goya a donn lune des gravures1 qui composent la srie Desastres de la guerra (Dsastres de la guerre). On a glos ce titre en examinant ce que Goya avait, ou navait pas pu voir de ses yeux, ce qui soulve au passage la question prouve de lartiste-tmoin; on na videmment abouti aucune rponse certaine, parce que voir a plusieurs niveaux de sens, du sensuel lintellectuel, et que le qualificatif essentiel de la question, sagissant dun artiste est: comment a-t-il vu pour faire voir? Rien ne me semble dsormais plus urgent, passant lacte, que dessayer de montrer comment Goya fait voir les dsastres de la guerre.6Lensemble des planches a t produit entre 1810 et 1820 dans le secret de latelier. On nest pas absolument sr que Goya souhaitait le publier, et il nen a jamais eu loccasion. Le contenu patent de lensemble tait irrecevable. Quarante-sept planches sur quatre-vingt deux touchent la Guerre de Libration, le reste est partag entre planches voquant la famine de 1811-1812 Madrid qui appartient bien aussi auxconsquences de laguerre, et planches dites enfaticas, qui traitent la ralit de plus loin, tenant de la forme ancienne du fantastique goyesque (Caprichos [Caprices]) mais aussi de la forme future (Disparates), dune rationalit encore plus elliptique.

No se puede mirar (On ne peut pas voir, Dsastre 26

HYPERLINK "https://amnis.revues.org/900" \l "ftn2" 2

HYPERLINK "https://amnis.revues.org/900" \l "tocfrom1n1" ) 2 Le chiffre correspond au numro de planche dans le recueil des Dsastres.

7No se puede mirar est lun de ces titres paradoxaux que Goya emprunte lusage courant, expression que nous sommes susceptibles de reprendre tous les jours notre compte pour dfinir un spectacle insoutenable. Ici comme dans les Caprices, Goya tient ce supplment de prise de position: lcrit sous la forme dune inscription qui figure sous la gravure sans tre un titre, est toujours une contribution au sens, la porte de ce qui est offert au regard.

8A cette formule, nous rpondons in petto: et tu nous le montres, pourtant!, ce qui implique une lgitimation de lacte de Goya. Quil ait vu ou pas, il ne montre pas ce quil a vu, il trouve une forme pour une reprsentation mentale.

9Sur une sorte de plate-forme ombre, un groupe compos dhommes et de femmes agenouills, sans doute sur ordre, va tre fusill. Terriblement prs, bout portant, huit canons de fusil o pointe une baonnette pntrent droite. Cest tout ce que lon verra des excuteurs. Goya a construit une dramaturgie des postures. Une figure dhomme lgrement en avant des autres implore mains jointes, une autre lui fait face comme en un rite de dploration. En clair au centre les femmes, lune voile comme pour ne pas voir, protgeant un enfant, lautre, jeune et belle, renverse comme une Sainte Femme au Calvaire, soutenue par une compagne. Ces figures font saillie sur un fond trs sombre. Goya a dispos trs succinctement un dcor quasiment abstrait, et les gris semblent natre de coups de projecteur.

10Rien ne distrait dune scne qui fera lgitimement penser aux grands groupes de bois reprsentant les stations de la Passion du Christ la Passion, dans le christianisme, constituant cet vnement purement humain, suite dpreuves et de tortures infliges un innocent. Les Espagnols ont toujours vcu intensment cette squence pour des raisons qui, mon sens, dbordent toute formalisation dautres diraient rcupration fins religieuses. Les bourreaux, dtre hors de la vue, sont ainsi mis hors de lhumanit. Goya nous montre (ce que lon ne peut voir) quils sont incompatibles ici avec ceux quils vont faire disparatre.

11No se puede mirar, lexamen, prend encore plus de sens si lon savise que Goya ne montre aucun de ses personnages en train de regarder: yeux ferms, ttes baisses renverses ou voiles. Comment chapper au moment de sa mort, faute dchapper sa mort? Ceux, qui probablement voient peine plus loin que le bout de leur baonnette (les soldats franais), ne mritent pas ici dtre vus.

3 Muse du Prado, Madrid, 1814.

12Cette planche est considre comme un premier projet ralis pour le Tres de mayo3, que Goya offrit au roi rtabli en 1814. Cette uvre, rappelons-le dun mot, accomplit magistralement un face face nocturne entre bourreaux les soldats aligns, mannequins sans visage en position de tir et victimes, ordonnances en une noria de pauvres bougres qui montent en se cachant les yeux, pantins dj rpandus terre par la salve prcdente et, trouvaille, cet individu hagard au visage form par le dernier cri, bras en croix, chemise blanche en attente du rouge final. Hors de toute exgse historique (qui a fait quoi, dans quelles conditions?), le Tres de mayo est devenu une icne opratoire du rapport entre militaires et civils, bourreaux et victimes en temps de guerre. Les fusilleurs ne sont pas en train de faire la guerre, mais cest pendant les guerres que ce genre de choses arrivent. On ne saurait dire si les bras carts, la bouche hurlante, les yeux carquills de celui qui nest pas encore mort signifient rvolte, invective, hurlement brut. Mais cette imprcision organise par les touches de la peinture situe le statut de la victime: au moment o elle nest plus que ce quelle subit, elle se mue en germe dindignation.

Caridad (Charit, Dsastre 27)13Un enterrement sommaire, suite vraisemblable de la scne prcdente dexcution elle aussi sommaire tel est le sujet de Caridad. Le point de vue est assez bas, si bien que ce coin de terre porte des cadavres en ligne dhorizon. Ce dtail, avant tout autre, donne dans cette planche comme dans tant dautres la dimension de la vision de Goya: la terre est couverte de cadavres, le monde est catastrophe. Le noir absorbant qui tait, Dsastre 26, en haut gauche derrire les condamns est dsormais en bas droite devant les cadavres, il signifie la fosse, la crevasse o les vivants sattlent faire basculer les morts. On compte six morts, sept si lhorizon droite est un ventre et une jambe, et quatre vivants, dont trois seulement schinent la besogne.

Caridad

Agrandir Original (png, 771k)14Ces morts sont nus, alors que toutes les traditions civilises les habillent ou les parent. Peut-tre ont-ils t dpouills par leurs meurtriers. Ils sentrecroisent en bouquet dacadmies acrobatiques, trop raides, trop lourds, trop flasques, accoupls sans grce avec ceux qui cherchent les faire disparatre une seconde fois. Ils incarnent (?) une ultime rsistance de la chair morte sortir de notre espace, de notre vue. Il faut se dbarrasser, hors de toute psychologie, de tout attachement. Goya fait merger le grotesque, cest--dire ce quil y a de dsaccord dans le pathtique. Lun cherche courber son cadavre en dpit de la colonne vertbrale, le cadavre voisin plonge, sous une pousse russie, avec un enthousiasme natatoire hallucinant. Morts et vifs lis dans leffort forment un trange monstre floral au ras de lhorizon, au bord du gouffre.

15Le cinma pour ne faire rfrence quau monde de lart nous a familiariss avec le poids rebelle et hostile des cadavres (cf. la scne de Frenzy dAlfred Hitchcock, qui se droule dans un camion de pommes de terre, quand le meurtrier sacharne rcuprer sur la victime la preuve de sa culpabilit). Toutefois du grotesque lger de Hitchcock au pathtique lgrement grotesque de Goya, il faut dabord admettre le sarcasme grinant du titre: Caridad. Est-ce le dernier bienfait que les vivants peuvent rendre aux morts, et surtout eux-mmes en se dbarrassant de leur prsence pourrissante?

16De l, notre mmoire visuelle reviendra inluctablement un pass plus proche, rarement artialis. Je pense videmment au poids norme en nous, et sur nous, des clichs de cadavres amoncels dans les camps de concentration, parfois films, o la matire humaine des corps squelettiques est manipule, o des engins la traitent pour la faire disparatre. Chacun sait que les charniers ne se sont pas arrts en 1945, quils se sont systmatiss et mondialiss. Des pelleteuses pargnent aujourdhui aux bourreaux de se salir plus.

17Ces gravures ont t publies pour la premire fois en 1863, lanne de lOlympia de Manet et du Salon des refuss. Le scandale ouvert par les Dsastresfut moins ponctuel. Cependant, si le christianisme, religion de supplici, nous a familiariss avec le traitement des cadavres, peu dartistes avaient t aussi lacs dans labsence de mnagements (euphmisme, sil en est) des vivants pour les morts. Maislexprience contemporaine rattrape Goya. Do le poids quil a acquis.

Populacho (Populace, Dsastre 28) et Lo mereca(Il le mritait, Dsastre 29)18Les deux gravures Populacho et Lo merecatraitent du mme phnomne. La guerre civile se dveloppe en consquence de la guerre plus grande chelle qui svit, compliquant encore la conjoncture. Or, les pouvoirs, anciens et rcents, aiment clarifier le fait de guerre. Un peuple en combat un autre; un peuple limine les coupables dun autre peuple innocent; la nation fait bloc; il y a des tratres. Tout cela est un peu vrai et compltement faux, mais ni les discours des pouvoirs ni les uvres de commande ne scartent volontiers de ces reprsentations truques. Si lon caricature un peu les choses, il y aurait deux types de victimes: certaines sublimes, et dautres qui en un sens nauraient pas vol leur sort. Pourtant si lon y regarde dun peu plus prs sans laveuglement qui brouille les lignes hier comme aujourdhui , toute guerre est une guerre civile (entre hommes, veux-je dire) et aucune ne respecte dautre rgle que celles, aberrantes, de la destruction. Chaque conflit met nu les antagonismes.Populacho, par son titre, exprime le mpris: les gens qui sacharnent sur un probable tratre ( quelle cause?) ne mritent plus, pour Goya, dappartenir au pueblo. Tout le XIXe sicle sest tourment pour identifier et distinguer le peuple de la plbe, de la populace, sur les voies dune rationalit assez manichenne, mais rassurante.

19Le probable afrancesado (partisan de Joseph Bonaparte) est tu coups de bton sil ntait dj mort. On la empal, soit tu et humili. La forme de son corps demi-nu commence se perdre. Dans une ellipse spatiale sur la gauche, le voyeurisme se conjugue au sadisme: Goya donne au public un air de satisfaction repue.

20La planche 29 suit logiquement la prcdente, limparfait du titre (mereca) servant de faire-part justificatif. Goya a trac ici une mtaphore grotesque: les vengeurs sont attels leur crime purificateur, un comparse pousse lillusion agraire en levant son bton comme pour stimuler lattelage, mais cest au cadavre qui tient lieu de charrue quest promis un coup de plus. Comme dans la planche 28, lassistance est sur les talons des acteurs, elle occupe, au ras du sol, selon un effet grossissant de contre-plonge, toute la ligne dhorizon, irrmdiable et obsdant soutien humain un des paroxysmes courants dans les guerres quon dit civiles!

21Dans les deux planches, le trait de Goya a quelque chose dapproximatif, de dsinvolte, comme arrach, bien moins mdit et dcid que celui des Caprices.22Lo mereca offre une terrible, car implacable, allgorie de lhumanit, comme creuset dexploitation, et ce dautant que la corde traner les cadavres est prolonge jusquau bord droit de limage, postulant dautres bourreaux victimes de leur aveugle rage.

23Ici encore, nous avons, en retour de mmoire, les scnes de justice spontane enregistres foison dans les dernires semaines de la seconde guerre mondiale, entre autres.

Estragos de la guerra (Les ravages de la guerre, Dsastre 30)24Sous le titre, Estragos de la guerra, trs proche de celui du recueil, Goya amne lune des images les plus surprenantes des Dsastres,qui montre ce en quoi la guerre change les gens. Dans une criture et un accomplissement technique particulirement serrs, cest une chute des corps dans lenfer terrestre quil met en scne. On distingue deux hommes et deux femmes; en scrasant sur le sol, les ttes se tordent, les corps senchevtrent, souvrent comme fruits mrs. Lrotisme dabandon dans la mort nous offre un corps fminin dsirable. Dans cette position, le viol ici ne viendra que du regard, mais la signification de limage est bien de cet ordre: des tres humains sont violemment d-logs et prcipits par une explosion, leur monde, leur lieu de vie (comme on dit maintenant) seffondre avec eux; ils nont pas t abattus, tout scroule avec eux et les crasera. Le faux effet dinstantan que produisent le dessin, et plus encore leau-forte, rend limprvisible de la scne invraisemblable par le fauteuil qui plane en oblique en haut droite. Drision des objets familiers.

Estragos de la guerra

Agrandir Original (png, 1,0M)25Comme dans le Dsastre 27 mais diffremment, le bouleversement du quotidien, arrtant brusquement les vies, prsente les corps en dsordre, au moment o les tres ne les matrisent plus. On dcouvre ce que signifieexactement subir, tre victime.

26Derrire le feston catastrophique des corps, Goya a construit, dans les hachures rageuses de leau-forte, une architecture dfaite de poutres disloques, une sorte desquisse de milieu la Anselm Kiefer qui, dans une thtralit barbare, a associ avec tant defficacit obsessionnelle le bois et le souvenir de loppression nazie.

27La raison pour proposer cette rfrence un artiste allemand tient en ceci: dans les Dsastres, Goya a construit trs peu de dcors. Cette ascse constitue son systme visuel et sa mthode pour faire sens. Il sagit de traiter plastiquement les antagonismes fondamentaux dans une conjoncture qui, en tirant force des ellipses sur le dtail documentaire, est rfre solidement, dans les grands traits, au conflit entre Franais et Espagnols, ainsi quentre Espagnols. Dans la planche 30, les lments dune civilisation urbaine sont fortement prsents et actifs (dans la chute et lcrasement): les maisons finiront ce que lexplosion a commenc.

28Or Kiefer a impos la prsence de cages optiques de bois qui voquent un ordre construit, une clture o se dveloppe un imaginaire. Goya, lui, institue que le Jugement dernier survient nimporte quand entre hommes, que la chute ne doit rien une faute, que ce nest pas un dieu qui punit. Il renverse les jugements derniers en injustice qui tue tout moment et qui marie le dsirable au prissable. Et Kiefer aujourdhui a rebti la cage des alinations et des supplices.

29Il ny a pas de crescendo dans les Dsastres de la guerre. Lensemble se rfre de plus ou moins loin une histoire que luvre ne raconte ni nanalyse et, si lon veut, une condition humaine dont, lheure o ceci est crit, on peut dire que seule samliore la connaissance des horreurs qui la scandent, seule stend la conscience du scandale, mais nullement la rsolution dy porter remde.

30Goya a saisi cette conjoncture en une succession de raccourcis, de condensations plastiques ponctues de propos laconiques. Sa modernit est aussi dans la manire de penser.

31A ceux qui se demandent ce quest la guerre moderne, on ne rpondra pas ici par des critres techniques, trop vidents. La cruaut na progress que sur lchelle du quantitatif. Chacun connat cette image idale de la guerre mdivale ou Renaissance o, parat-il, quelques professionnels se combattaient la bonne saison et soucieux de respecter les rgles, de ne dtruire ni le matriel ni les hommes, de gagner quelques cus en faisant des prisonniers riches. Vrit trs partielle, sur de complaisant leurre.

32A vrai dire dans la guerre, rien nest vraiment moderne (et non pas nouveau) que la perception dsacralise que lon peut sen faire; savoir quelle est toujours totale, du moins totalement destructrice et humiliante pour ceux qui la font ou la subissent, quil ny a gure de hros, que personne nen sort grandi, et que les faibles ptissent plus gravement encore en priode de conflit quen temps de paix. De ce point de vue, Goya projette jusqu nous une vision non-folklorique et moderne de la guerre: toutes les guerres ont de Fatales consquences.

33Le temps de guerre fait que lon se demande si la guerre ne durera pas toujours, si elle nest pas ltat naturel: homo homini lupus. Il accentue une temporalit intense, il met en branle les limites de dfinition de lhumain. Cest ce que jessaierai de montrer en analysantquatre planches des Dsastres, prises non plus en squence, mais selon un choix synthtique.

Quatre Dsastres: Yo lo vi, Ya no hay tiempo, Grande hazaa! Con muertos!, Enterrar y callar34Yo lo vi (Je lai vu, Dsastre 44) nest sans doute pas lune des planches les plus fortes, dun point de vue formel. Cette petite foule qui sapprte fuir est cale, selon un schma narratif classique, par des figures de premier plan menant la pantomime de lpouvante avec raideur. Le paysage qui, pour une fois, compose larrire-plan najoute rien aux effets: il desserre la conjoncture, alors que Goya presque toujours concentre par lellipse spatiale. Mais cest prcisment par cette banalit figurative que la planche gagne en puissance vocatrice. Une petite troupe de campesinos est sur les pistes de lexode, SAISIE deffroi. Goya crit quil a vu cette scne, et la prsence du danger que certains voient, dautres pas se met jouer selon un mcanisme de contagion. Le malheur qui planait sur les victimes SURVIENT, se rpand. Selon une symbolique populaire et, du coup, pathtique, Goya a figur au premier plan les lments vraisemblables dune famille: lhomme, tout en donnant lalarme, prend la fuite, tandis que la femme a dabord le rflexe de rcuprer son enfant

35Jai retenu ensuite Ya no hay tiempo (Il nest dj plus temps, Dsastre 19), parce que la dramaturgie y impose un autre suspens angoissant et dcisif dans le cycle de loppression et du massacre. Face face au centre du plan un soldat franais sabre en main et une femme jeune, intense, dense et pleine de vie comme Goya les fait, dansent une mise mort. Elle est accule, le dos une ruine, flanque dune autre femme agenouille et dun autre soldat lui aussi sabre en main. A ses piedsun homme dj mort, renvers terre comme dans le Tres de mayo, frre de tous ceux qui, chez Goya, aplatis en anamorphose, pousent la terre en mordant la poussire. Le regard de la victime centrale a lurgence affole et lucide du dernier moment.

Ya no hay tiempo

Agrandir Original (png, 820k)36Mais il y a pire et plus dans le pouvoir de la scne: dans un groupe gauche, un autre militaire sempare dune femme avec des intentions videntes; avant la mort, il y aura viol, nen pas douter. Le rendu de cette scne a, mes yeux, quelque chose dhallucinant, comme dans cette squence de ralenti o le triste hros de Los Olvidados de Luis Buuel aperoit en rve sa mre disparue. Dune part, le dsir est prsent mme sil est en loccurrence brutal , car Goya ne renonce pas aux rondeurs clatantes des seins, quil excelle tourner. Dautre part, devant lhomme dsarticul quil vient dabattre, le soldat central qui donne la profondeur du groupe tient cette pause gauche et avantageuse, comme un ours de foire, ivre de son triomphe qui adossera le sexe au meurtre.

37Ya no hay tiempo joue, au sens troit, sur la survie des victimes, et au sens large, bien sr, sur la conjoncture espagnole. Le suspens est donc maintenu.

38Dans la srie, Grande hazaa! Con muertos! (Grand exploit! Avec des morts!, Dsastre 39) frappe dautant que, dans les faits de guerre en gnral, comme dailleurs aussi dans les crimes, les svices infligs aux victimes dj tues aportent encore un surcrot dinhumanit. Lacharnement sur la victime dsormais hors dtat de nuire supposer quelle ait t dangereuse fascine et dconcerte. Sagit-il dun rituel, dune symbolique qui, du moins pour la castration, est parfaitement claire? Lanthropologie nous a appris ne pas condamner les pratiques des Jivaros, des Dayaks, dautres peuples que lon nappelle plus primitifs. Soit. Mais, pour viter le politiquement correct, ces pratiques symboliques dexposition nont pas le mme sens dans des civilisations o elles ne signifient que rgression la barbarie: si le christianisme est une religion de supplici, cest sur lintolrabledu supplicequil a, apparemment, gagn son aura dhumanit.

39Le Dsastre 39 fait groupe avec huit autres pisodes dexcution, dont certains avec mutilation (planche 37, par exemple). Comme il avait lavait fait auparavant en montrant un corps mutil transperc par larbre o il a t empal, Goya associe encore larbre et les corps martyriss. Deux cadavres sont ligots tte-bche. Ils ont t chtrs. Un troisime est pendu tte en bas, surcrot dhumiliation. Les bras et la tte, spars, sont rangs ct. Boucherie. Ce soin, leffet incongru dun arbre dcor aprs avoir, lui aussi, t amput de branches inutiles au rituel loignent de toute tolrance ou comprhension anthropologique. Les actes violents sont parfois compris comme impulsions; mais plus le comportement dnote de la mthode (Eichmann tait un bourreau minutieux, rappelons-le), moins on admet appartenir la mme tribu que les oprateurs. Goya a sans doute voulu signifier cela par le fini, le dtaill du feuillage et des anatomies. Ce qui est fait froid ces corps refroidis doit tre bien visible, comme un boucher doit savoir trancher net, avant que la marchandise ne soit expose en vitrine!

Grande hazaa! Con muertos!

Agrandir Original (png, 1,2M)40Ajoutons ce qui inscrit plus profondment encore la diffrence de la pratique artistique parmi les activits humaines que les trois cadavres plus ou moins trononns sont parents des figures dacadmies, des moulages de fragments tranant dans les ateliers, grinant retour de lart vers la vie, de la vie vers la mort, du tout vers les parties. La guerre d-fait, mais Goya fait.

41Pour refermer cette analyse, voici une image plus accablante encore peut-tre, par ce quelle pointe le moment de la plus grande rsignation.

42Avec Enterrar y callar (Enterrer et se taire, Dsastre 18), lessentiel est pesanteur, crasement. Prise en contre-plonge, une portion de terre est jonche de cadavres nus (donc traits aprs massacre). Derrire un repli de terrain, dautres cadavres. A gauche, pathtiques et drisoires, pointent des pieds, et seules les lois de la perspective nous privent du cadavre attenant, et peut-tre dautresencore.

Enterrar y callar

Agrandir Original (png, 632k)43Si lon cdait une mode de mythification, on verrait en ce couple qui semble pleurer, les derniers spcimens dune communaut anantie. Mais Goya, que le mythe par ailleurs sduit sans doute, nest pas si simplificateur. Les attitudes ici sont moins dfinitives, exemplaires, quelles ne suivent une postulation mythique. Et si ce couple o lun sadosse lautre avait dabord se moucher le nez? Les cadavres puent dans les charniers; ils punissent ainsi les vivants, tout en prolongeant leurs reproches leur gard. Verser des pleurs? Se boucher le nez? Les deux sont compatibles, et la simultanit constitutive du figuratif y trouverait sa coutumire richesse. Le grotesque dpasse le pathtique en montrant combien les gens sont comme distraits par leur faiblesse, devant les outrages infligs leurs sens.

4 Cf. El buitre carnivoro (Le vautour carnivore, Dsastre 76).

5 Cf. Fiero monstruo (Monstre froce, Dsastre 81).

44Bien dautres images, bien dautres aspects auraient pu tre approchs dans un ensemble qui ne dpasse pas que lauteur de cet article. Goya lui-mme a voulu que dans le recueil saffirme une htrognit o les dsastres de la guerre, o le sort historique et social des victimes ne remplissaient pas toutes les cases dun jeu de loie mortel. Le deuxime Goya, celui daprs la maladie et la crise de 1793, le sourd devenu voyant, combine, mais sans lesprit de systme dun Fssli, les registres du rel et de limaginaire fantastique. Cest ainsi que la condition harcele des humains peut tre symbolise par un norme vautour4 quune masse groupe sefforce dcarter la fourche , ou par une bte norme et informe5, gave tel point dhumains, quelle en vomit le surplus.

45Le nant des esprances de Goya se traduit dans la planche 69, Nada. Ello dir (Rien. Cest ce quil dira). Il est figur par une image qui nous met en communication immdiate, nous, contemporains de laprs-XXe sicle, avec luvre de Zoran Music, et avec toutes les visions de charniers que notre terre ne cesse dinhumer puis dexhumer. Un cadavre en voie de transformation, deffacement tient dans ce qui reste de sa main droite ce texte du nant, les quatre lettres de NADA.

46Avec les Dsastres de la guerre, trois phnomnes sont mis en relation.

6 Gnral Lopold Hugo, Mmoires, 3 vols in8, Ladvocat, 1823, p.263, in Aymes, Jean-Ren, LEspagn (...)471. La Guerre de Libration est dun type nouveau, par la conflagration in situ et par le choc dans les consciences entre un soulvement populaire et le tarissement des idaux rvolutionnaires, transforms en imprialisme. On pouvait refuser les Lumires si elles brlaient gravement. Lopold Hugo, le gnral, loyal son empereur mais rpublicain constant, voque dans ses Mmoires: de simples laboureurs, des artisans ignors qui navaient point particip aux horreurs des Bourbons [] sarmaient pour dfendre des principes quils ne connaissaient peut-tre que par les vexations de leurs ministres, mais auxquels ils avaient vou leur foi.6

48La conscience des horreurs insoutenables dune guerre sans nom, parce que sans rgles, tend ter toute lgitimit la guerre et ne laisse que des victimes divers titres. La guerre de libration dEspagne est un portail flamboyant pour accder lpoque contemporaine.

492. Goya est pleinement engag dans la complexit contradictoire du phnomne. On ne pouvait supporter cela, dirait-il peu prs, mais, aprs 1814,il ny a pas de solution. Lui, seul, renonant au rococo de sa jeunesse, rsistant aux tensions raides de lart rgnr (et pourtant, il admire David, et sans avoir vu son Marat!), se fraye un chemin par une iconographie assez populaire sans tre populiste, prenant tous les styles contre-pied. Sa dmarche si lon pense lensemble des gravures dborde le rel, mme hallucin et, comme souvent, incroyable, pour intgrer le fantastique (on ne connat pas un continent sans sillonner les ocans qui lentourent).

7 Malraux, Andr, Saturne. Le destin, lart et Goya, in Ecrits sur lart, Paris, 1950; pour l (...)503. Sans cependant rgresser au statut de modle, cest par les Dsastresque Goya devient un repre Baudelaire disait un phare dans les temptes contemporaines. Andr Malraux, dans sonSaturne7 crit, avec, jimagine, lesquisse dun sourire: Goya est un prophte: mais il ne sait pas exactement de quoi. Ce propos ne fait pas seulement cho au texte du Frontispice des Dsastres: Tristes presentimientos de lo que ha de acontecer (Tristes pressentiments quant ce qui doit advenir). Pour nous en 2006, les prophties rtrospectives sont vraiment trop aises, comme tous les topos sur la misre humaine. Tout nest pas triste dans ce qui adviendra parce que se situer hors de la sphre du sacr, cest chapper aux idologies de certitude (positive ou ngative); cest, entre autres, aller l o lart mne, essaye daller, o lon peut le suivre ses risques mais sans trop de prils , au-del du bien et du mal.

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1 Desastres de la guerra (Dsastres de la guerre), srie de 82 eaux-fortes, 1re dition, Madrid, 1863.

2 Le chiffre correspond au numro de planche dans le recueil des Dsastres.

3 Muse du Prado, Madrid, 1814.

4 Cf. El buitre carnivoro (Le vautour carnivore, Dsastre 76).

5 Cf. Fiero monstruo (Monstre froce, Dsastre 81).

6 Gnral Lopold Hugo, Mmoires, 3 vols in8, Ladvocat, 1823, p.263, in Aymes, Jean-Ren, LEspagne contre Napolon: la Guerre dIndpendance espagnole I808-I8I4, Paris, Nouveau monde ditions, Bibliothque Napolon, 2003, p.70.

7 Malraux, Andr, Saturne. Le destin, lart et Goya, in Ecrits sur lart, Paris, 1950; pour ldition de rfrence: Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 2004.