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1 C’était un lieu où régnaient la peur et le mythe, le lieu des plus beaux miracles et des pires échecs. J’y avais passé un quart de ma vie, à apprendre comment m’accommoder de son rythme, de sa folie, de cette blan‑ cheur empesée partout présente. Cinq années d’absence avaient fait de moi un étranger, et en pénétrant dans le grand hall une sourde anxiété me noua le ventre. Portes vitrées, sols dallés de granite noir, hauts murs à la partie supérieure concave portant le nom de bienfaiteurs décédés. Le cadre glacé d’un circuit sans guide pour l’incertitude. À l’extérieur, c’était le printemps, mais ici le temps pos‑ sédait une signification différente. Un groupe d’internes en chirurgie – Bon Dieu, ils les pre‑ naient au berceau, à présent… – allaient d’un pas maladroit dans leurs chaussures entourées de papier désinfecté, le dos courbé par l’humilité qu’infligent les horaires doublés. Les semelles en cuir de mes mocassins claquaient sur le dallage. Des sols glissants comme de la glace. Je commençais mon internat quand ils les avaient posés. Je me souvenais encore des protestations et des pétitions qui avaient circulé pour dénoncer l’aberration de sols polis sur lesquels des enfants allaient courir, marcher, claudiquer ou rouler. Mais quelque philanthrope influent avait voulu cette décoration. C’était à l’époque où les philanthropes existaient encore en nombre suffisant. Le granite était assez peu visible ce matin : une foule avait envahi le hall, une foule à la peau sombre en majo‑ rité, aux vêtements bon marché, qui faisait la queue devant les guichets vitrés en attendant les faveurs d’employés au 9

J’y avais passé un quart de ma vie, à apprendre comment m

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C’était un lieu où régnaient la peur et le mythe, le lieu des plus beaux miracles et des pires échecs.

J’y avais passé un quart de ma vie, à apprendre comment m’accommoder de son rythme, de sa folie, de cette blan‑cheur empesée partout présente.

Cinq années d’absence avaient fait de moi un étranger, et en pénétrant dans le grand hall une sourde anxiété me noua le ventre.

Portes vitrées, sols dallés de granite noir, hauts murs à la partie supérieure concave portant le nom de bienfaiteurs décédés.

Le cadre glacé d’un circuit sans guide pour l’incertitude.À l’extérieur, c’était le printemps, mais ici le temps pos‑

sédait une signification différente.Un groupe d’internes en chirurgie – Bon Dieu, ils les pre‑

naient au berceau, à présent… – allaient d’un pas maladroit dans leurs chaussures entourées de papier désinfecté, le dos courbé par l’humilité qu’infligent les horaires doublés. Les semelles en cuir de mes mocassins claquaient sur le dallage.

Des sols glissants comme de la glace. Je commençais mon internat quand ils les avaient posés. Je me souvenais encore des protestations et des pétitions qui avaient circulé pour dénoncer l’aberration de sols polis sur lesquels des enfants allaient courir, marcher, claudiquer ou rouler. Mais quelque philanthrope influent avait voulu cette décoration. C’était à l’époque où les philanthropes existaient encore en nombre suffisant.

Le granite était assez peu visible ce matin  : une foule avait envahi le hall, une foule à la peau sombre en majo‑rité, aux vêtements bon marché, qui faisait la queue devant les guichets vitrés en attendant les faveurs d’employés au

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visage fermé. Ces derniers évitaient tout contact oculaire et sacrifiaient avec une ferveur sereine au rituel de la paperas‑serie. Les files d’attente ne paraissaient pas avancer.

Des bébés pleuraient ou tétaient leur biberon ; des femmes se voûtaient ; les hommes ravalaient leur irritation et fixaient le sol d’un regard vide. Un inconnu bouscula un autre inconnu par inadvertance, et tous deux se réfugièrent dans la plaisanterie aimable. Certains enfants –  ceux qui ressemblaient encore à des enfants  – se contorsionnaient et tentaient de se dégager de l’emprise du bras parental, gagnant quelques secondes de liberté pour être rattrapés et immobilisés de nouveau. D’autres, pâles, maigres, chauves, les yeux caves, peints de couleurs extravagantes, restaient là en silence, dans une soumission misérable. Des paroles sèches prononcées dans des langues étrangères claquaient au‑dessus du murmure des annonces ; un rire ou des rires brefs éclairaient ce brouillard humain pendant une seconde, aussi fugitifs que l’étincelle accrochant une mèche humide.

Je me rapprochai et reconnus l’odeur.Alcool à 90, le cocktail amer des antibiotiques, l’élixir

poisseux de la vieillesse et du chagrin.Eau d’hôpital. Certaines choses ne changent pas. Moi,

si  : mes mains étaient glacées.Je me frayai un chemin à travers la foule. Alors que

j’atteignais les ascenseurs, un homme corpulent en uni‑forme de vigile bleu se matérialisa devant moi. Ses cheveux blond‑gris étaient coupés en brosse, et il était rasé de si près que sa peau évoquait du sable mouillé. Des lunettes fumées, un visage triangulaire.

— Je peux vous aider, monsieur ?— Je suis le Dr Delaware. J’ai rendez‑vous avec le

Dr Eves.— Puis‑je voir une pièce d’identité, monsieur ?Un peu surpris, je pêchai un badge vieux de cinq ans

dans ma poche. Il le prit et l’étudia comme s’il s’agissait d’un indice capital. Puis il me dévisagea, pour revenir à l’examen de la photo noir et blanc datant de dix ans. Il tenait un talkie‑walkie dans son autre main. Je remarquai l’arme à la ceinture, dans son étui.

— On dirait que les choses se sont un peu tendues depuis ma dernière visite ici, fis‑je.

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— La date de validité de votre badge est dépassée, constata‑t‑il. Vous faites toujours partie du personnel, monsieur ?

— Oui.Il se rembrunit et empocha son badge.— Il y aurait un problème ?— Il faut le nouveau badge, monsieur. Allez juste der‑

rière la chapelle, on vous prendra en photo et vous fera le badge.

Il toucha le sien, accroché à sa poche de blouson. Le cliché était en couleurs, et le numéro d’immatriculation avait dix chiffres.

— Combien de temps cela prendra‑t‑il ?— Ça dépend, monsieur, répondit‑il en regardant ailleurs,

comme si cette conversation l’ennuyait profondément.— Ça dépend de quoi ?— S’il y a du monde avant vous. Si vos papiers sont en

règle…— Écoutez, mon rendez‑vous avec le Dr Eves est dans

quelques minutes. Je régulariserai en ressortant, d’accord ?— Bien peur que non, monsieur, dit‑il en croisant les

bras sur sa poitrine, mais toujours sans me regarder. C’est le règlement.

— Et ce règlement est récent ?— Une lettre a été envoyée au personnel médical l’été

dernier.— J’ai dû la rater, alors…Ou plutôt la mettre au panier sans l’ouvrir, comme à peu

près tout le courrier que je recevais de l’hôpital.Il ne répondit pas.— Je suis vraiment pressé, plaidai‑je. Et si j’obtenais un

badge de visiteur ?— Les badges « visiteur » ne sont délivrés qu’aux visi-

teurs, monsieur.— Eh bien, je rends visite au Dr Eves.Ses yeux revinrent se poser sur moi. Nouveau froncement

de sourcils, plus prononcé. Il scruta le motif de ma cravate, effleura sa ceinture du côté de l’arme.

— Les badges « visiteur » sont délivrés à l’Enregistre‑ment, dit‑il en désignant du pouce un des guichets, assiégé par une queue interminable.

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Et il recroisa les bras.Je le gratifiai de mon plus beau sourire.— Et aucun moyen de contourner, bien sûr ?— Aucun, monsieur.— Juste après la chapelle ?— Juste derrière, à droite.— Vous avez eu des crimes, ici ?— Je ne fais pas le règlement, monsieur. Je l’applique,

c’est tout.Il laissa passer quelques secondes avant de s’écarter et me

surveilla d’un œil soupçonneux tandis que je m’éloignais. Quand je tournai le coin, je m’attendis presque qu’il me suive à distance. Mais le couloir resta silencieux et désert.

Une vingtaine de pas plus avant, je découvris une porte marquée services de sécurité. Une petite pancarte avec une horloge en carton était accrochée à la poignée  : de retour à, et les aiguilles indiquaient neuf heures et demie. D’après ma montre, il n’était que neuf heures dix. Je toquai quand même. Pas de réponse. Je regardai derrière moi. Pas de vigile. Je me souvins alors de l’ascenseur réservé au personnel qui se trouvait derrière l’unité de médecine nucléaire. Je continuai dans le couloir.

La médecine nucléaire était devenue la documentation générale. Une autre porte close. L’ascenseur n’avait pas été supprimé, mais il n’y avait plus le bouton d’appel qu’on avait remplacé par une serrure. N’ayant pas la clef, j’allais me mettre en quête du plus proche escalier quand deux garçons de salle apparurent, poussant devant eux un chariot vide. Ils étaient jeunes, grands, noirs et arboraient la coupe rase hip‑hop en vogue. Ils approchaient en bavardant avec une certaine fougue du dernier match des Raiders. Celui de droite sortit une clef de sa poche et l’introduisit dans la serrure de l’ascenseur. La porte coulissa. Le sol de la cabine était jonché d’emballages de snack et d’un morceau de gaze sale. Les garçons de salle poussèrent le chariot à l’intérieur. Je suivis le mouvement.

Le service de pédiatrie générale se trouvait à l’extré‑mité est du quatrième niveau, séparée du quartier des nouveau‑nés par une double porte battante en bois. Le service des consultations externes n’était ouvert que de‑puis quinze minutes, mais la petite salle d’attente était déjà

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bondée. Éternuements et reniflements, regards voilés et hyperactivité y régnaient en maîtres. Les mains maternelles tenaient les bambins, les papiers administratifs et le plas‑tique rectangulaire magique de leur carte Medi‑Cal. À la droite du guichet de réception se trouvait une porte double agrémentée du panneau patients inscrits prioritaires, sou‑ligné de sa traduction en espagnol.

Je la poussai et entrai dans un long couloir décoré de pos‑ters vantant les règles d’hygiène et d’alimentation, de bul‑letins d’information sur la santé et d’exhortations bilingues à la vaccination et à l’abstinence en matière d’alcool et de drogue. Une douzaine de salles d’examen étaient occu‑pées, leur tableau de rendez‑vous plus que rempli. Des cris de chat et des murmures de réconfort passaient sous les portes. Le long du couloir se succédaient classeurs métalliques, vitrines verrouillées contenant des produits médicaux et un réfrigérateur marqué d’une grosse croix rouge. Une secrétaire pianotait sur le clavier d’un ordina‑teur. Des infirmières se hâtaient de la salle d’attente aux salles d’examens. Des internes parlaient à voix basse dans le combiné de téléphones muraux ou suivaient sans entrain des médecins pressés.

Le couloir bifurquait sur la droite pour distribuer les bureaux des praticiens. La porte de celui de Stephanie Eves, la troisième sur les sept, était ouverte.

Son bureau mesurait trois mètres sur quatre environ. Les murs couverts du papier beige de rigueur disparaissaient en partie derrière deux posters de Miró et des étagères chargées de livres et de revues médicales. Une fenêtre ouvrait vers l’est. Au‑delà des alignements de voitures, on apercevait les hauteurs de Hollywood qui semblaient se dissoudre dans le brouillard.

Le bureau poussé contre un mur était du modèle hospi‑talier standard, faux acajou et chromes. Une chaise métal‑lique à siège et dossier orange disputait le peu de place à un fauteuil inclinable Naugahyde. Entre les deux, une petite table sans doute achetée d’occasion était occupée par une machine à café et un philodendron anémique en pot.

Stephanie était assise derrière le bureau, concentrée sur un formulaire d’admission pour quelque patient extérieur. Elle avait enfilé une longue blouse blanche sur sa robe

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lie‑de‑vin et gris. Une pile de dossiers la dissimulait en partie. Quand j’entrai, elle releva les yeux, posa son stylo et se leva en souriant.

— Alex !Pas de doute, Stephanie était devenue une belle femme.

Sa chevelure brune qui naguère tombait raide sur ses épaules cascadait maintenant en une crinière courte et bouclée du meilleur effet. Des lentilles de contact avaient remplacé ses lunettes de grand‑mère, mettant en valeur des prunelles d’ambre que je n’avais jamais remarquées auparavant. Le modelé de son visage semblait plus ferme, mieux dessiné. Elle n’avait jamais été obèse, mais à pré‑sent sa sveltesse retenait l’œil. Les années ne l’avaient pas totalement épargnée à l’aube de la quarantaine et quelques ridules marquaient le coin externe de ses yeux, tandis que sa bouche s’était un peu durcie. Mais son maquillage compensait largement ces petits défauts.

— Ravie de te revoir, fit‑elle en me prenant la main.— Moi aussi, Steph.Nous nous étreignîmes rapidement.Elle désigna la machine à café d’un geste, et des bracelets

de vermeil tintèrent à son bras. Elle portait une montre en or à l’autre poignet, aucune bague aux doigts.

— Je peux t’offrir quelque chose ? Café noir ou véritable café au lait ? Cette merveille fait aussi bouillir le lait !

Je déclinai et observai la machine. Un petit percolateur compact, tout en surfaces noires et acier mat, avec un logo allemand. Le carafon était très petit, de la contenance de deux tasses au maximum. À côté était disposé un petit pot en cuivre.

— Mignon, hein ? fit‑elle. Cadeau d’un ami. Il faut bien ajouter une petite touche de classe au cadre de travail, pas vrai ?

Elle souriait. La « classe » n’avait jamais fait partie de ses préoccupations. Je lui souris en réponse et m’assis dans le fauteuil. Un livre à reliure de cuir était posé sur la table. Je le pris. Une édition de poèmes choisis de Byron. Le marque‑page portait le nom d’une librairie Browsers, et une adresse à Los Feliz. Interne, je m’y étais rendu quelquefois, durant l’heure de pause. Un endroit poussiéreux et trop

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fréquenté, spécialisé dans la poésie. Beaucoup d’ouvrages sans intérêt, quelques trésors.

— C’est un écrivain monumental, commenta Stephanie. Je m’efforce d’élargir mes horizons, en ce moment.

Je reposai le livre tandis qu’elle prenait place sur sa chaise, qu’elle tourna pour me faire face. Elle croisa les jambes et je notai les bas gris pâle et les escarpins coor‑donnés à la robe.

— Tu as une mine superbe, lui dis‑je.Un autre sourire, rapide mais sincère, comme si elle

s’attendait au compliment mais l’appréciait à sa juste valeur.— Toi aussi, Alex. Merci d’être venu aussi vite.— Tu as éveillé ma curiosité.— Vraiment ?— Bien sûr. Toutes ces allusions à une noire intrigue…Elle pivota d’un quart de tour vers son bureau, prit un

dossier dans la pile et le posa sur ses genoux sans l’ouvrir.— « Intrigant » est le terme qui convient à ce cas, c’est

certain.Soudain elle se leva, alla fermer la porte et vint se ras‑

seoir.— Alors, fit‑elle, quelle impression cela fait‑il de se

retrouver ici ?— J’ai failli être arrêté en arrivant.Je lui narrai ma rencontre avec le vigile.— Fasciste, lâcha‑t‑elle d’un ton jovial.Sa réflexion mit en branle ma banque de données person‑

nelle : je me souvins des comités de doléances qu’elle avait présidés. À l’époque, elle dédaignait les blouses blanches pour leur préférer un jeans, des sandales et des chemisiers en coton blanc épais. Stephanie, pas Docteur, merci. Les titres sont les artifices exclusifs des pouvoirs en place…

— Oui, c’était une expérience… paramilitaire, approuvai‑je.

Elle avait baissé les yeux sur le dossier.— Noire intrigue… répéta‑t‑elle. Nous cherchons le cou‑

pable, le mobile et surtout s’ils sont réels. Mais ça n’a rien d’une enquête à la Agatha Christie, Alex. C’est un drame réel. Je ne sais pas si tu peux aider, mais je ne vois pas quoi faire d’autre…

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Des voix s’élevèrent dans le couloir, des bruits de pas, puis le cri de terreur d’un enfant.

— Cet endroit est un vrai zoo, dit‑elle. Sortons d’ici.

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