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Mise au point La chirurgie factuelle et ses difficultés Evidence based surgery has some limitations R. Flamein, K. Slim * Service de chirurgie générale et digestive, Hôtel-Dieu, BP 69, 63003 Clermont-Ferrand, France Disponible sur internet le 11 mars 2005 Résumé La médecine fondée sur les preuves scientifiques ou médecine factuelle est définie comme l’utilisation des meilleures preuves scientifiques dans les soins d’un patient donné. En chirurgie, l’application du concept de la médecine factuelle comporte des difficultés spécifiques. Pour discuter ces difficultés, l’auteur a pris comme point de départ les termes de la définition originelle de la médecine factuelle. Les difficultés sont liées à la rareté et la relative mauvaise qualité méthodologique des essais randomisés et des méta-analyses en chirurgie, aux difficultés qu’ont les chirurgiens à analyser de manière critique la littérature et appliquer les résultats fournis par les essais à un patient donné, et de rendre les chirurgiens plus enclins à appliquer les principes de la médecine factuelle. Cependant toutes ces difficultés peuvent théoriquement être sur- montées pour que la chirurgie factuelle ne soit pas un mode éphémère mais un paradigme définitivement établi. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract Evidence based medicine can be defined as the application of the best evidence in the care of a given patient. When applied to surgical practice, it appears that this concept has some limitations. To discuss these limitations, the authors made the choice to discuss the terms the original definition. Some factors are related to the paucity and the poor quality of randomized controlled trials and meta-analyses in surgery, to the difficulties to appraise the surgical publications and apply the results of randomized trials to a given patient, and to bring the surgeons more willing to endorse the principles of evidence-based medicine. But all these limitations could be overcome making evidence-based surgery not to be a simple passing fad but a formal paradigm. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Médecine factuelle ; Chirurgie ; Essai randomisé ; Méthodologie Keywords: Evidence based medicine; Surgery; Randomised trial; Methodology « Le plus sûr est donc de n’être sûr de rien » Voltaire (1694–1778). « La question est de savoir comment favoriser l’« evi- dence based medicine » — la médecine fondée sur les preuves — dans la pratique quotidienne. » Alain Cou- lomb, directeur de la Haute Autorité de santé (HAS) au journal Le Monde (27 janvier 2005). La médecine factuelle est de plus en plus intégrée dans nos pratiques. La plupart des spécialités médicales ont aujourd’hui définitivement adopté ses principes et en font même, pour certaine discipline : une pierre angulaire. Au début de cette « mini révolution », les réactions ont d’abord été mitigées, les critiques ont été : « ce n’est pas nouveau », « c’est la fin de l’art de la médecine », « ils ne prennent pas en considération le patient », « cela se rapproche plus des recettes de cuisine » etc. Certains reproches sont en réalité le fruit d’une incompréhension ou d’une interprétation erronée des principes fondamentaux de la médecine factuelle (ou evi- dence based medicine, EBM). Les adeptes de ce mode de pensée sont en fait mieux placés pour discuter les difficultés de la médecine factuelle. Une recherche Medline utilisant les mots clés suivant : EBM [MeSH] et limitation [TW] a permis de retrouver pas moins de 200 articles originaux sur le sujet. * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (K. Slim). Annales de chirurgie 130 (2005) 541–546 http://france.elsevier.com/direct/ANNCHI/ 0003-3944/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.anchir.2005.02.010

La chirurgie factuelle et ses difficultés

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Mise au point

La chirurgie factuelle et ses difficultés

Evidence based surgery has some limitations

R. Flamein, K. Slim *

Service de chirurgie générale et digestive, Hôtel-Dieu, BP 69, 63003 Clermont-Ferrand, France

Disponible sur internet le 11 mars 2005

Résumé

La médecine fondée sur les preuves scientifiques ou médecine factuelle est définie comme l’utilisation des meilleures preuves scientifiquesdans les soins d’un patient donné. En chirurgie, l’application du concept de la médecine factuelle comporte des difficultés spécifiques. Pourdiscuter ces difficultés, l’auteur a pris comme point de départ les termes de la définition originelle de la médecine factuelle. Les difficultés sontliées à la rareté et la relative mauvaise qualité méthodologique des essais randomisés et des méta-analyses en chirurgie, aux difficultés qu’ontles chirurgiens à analyser de manière critique la littérature et appliquer les résultats fournis par les essais à un patient donné, et de rendre leschirurgiens plus enclins à appliquer les principes de la médecine factuelle. Cependant toutes ces difficultés peuvent théoriquement être sur-montées pour que la chirurgie factuelle ne soit pas un mode éphémère mais un paradigme définitivement établi.© 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

Evidence based medicine can be defined as the application of the best evidence in the care of a given patient. When applied to surgicalpractice, it appears that this concept has some limitations. To discuss these limitations, the authors made the choice to discuss the terms theoriginal definition. Some factors are related to the paucity and the poor quality of randomized controlled trials and meta-analyses in surgery,to the difficulties to appraise the surgical publications and apply the results of randomized trials to a given patient, and to bring the surgeonsmore willing to endorse the principles of evidence-based medicine. But all these limitations could be overcome making evidence-basedsurgery not to be a simple passing fad but a formal paradigm.© 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Médecine factuelle ; Chirurgie ; Essai randomisé ; Méthodologie

Keywords: Evidence based medicine; Surgery; Randomised trial; Methodology

« Le plus sûr est donc de n’être sûr de rien » Voltaire(1694–1778).

« La question est de savoir comment favoriser l’« evi-dence based medicine » — la médecine fondée sur lespreuves — dans la pratique quotidienne. » Alain Cou-lomb, directeur de la Haute Autorité de santé (HAS) aujournal Le Monde (27 janvier 2005).

La médecine factuelle est de plus en plus intégrée dansnos pratiques. La plupart des spécialités médicales ont

aujourd’hui définitivement adopté ses principes et en fontmême, pour certaine discipline : une pierre angulaire.Au débutde cette « mini révolution », les réactions ont d’abord étémitigées, les critiques ont été : « ce n’est pas nouveau »,« c’est la fin de l’art de la médecine », « ils ne prennent pasen considération le patient », « cela se rapproche plus desrecettes de cuisine » etc. Certains reproches sont en réalité lefruit d’une incompréhension ou d’une interprétation erronéedes principes fondamentaux de la médecine factuelle (ou evi-dence based medicine, EBM). Les adeptes de ce mode depensée sont en fait mieux placés pour discuter les difficultésde la médecine factuelle. Une recherche Medline utilisant lesmots clés suivant : EBM [MeSH] et limitation [TW] a permisde retrouver pas moins de 200 articles originaux sur le sujet.

* Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (K. Slim).

Annales de chirurgie 130 (2005) 541–546

http://france.elsevier.com/direct/ANNCHI/

0003-3944/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.anchir.2005.02.010

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Une étude publiée en 2000 [1] a montré que certaines limi-tes sont propres à la médecine factuelle : la nécessité de déve-lopper un nouvel apprentissage, l’application de la médecinefactuelle demande du temps et des moyens financiers et, enfinl’absence de « preuves » que la médecine factuelle est utile.

Cette mise au point s’articulera essentiellement autour deslimites de l’application des principes de l’EBM à la chirurgie(encore appelé chirurgie factuelle — EBS). Pour cela noussommes revenus à la source c’est-à-dire à la définition origi-nale de l’EBM selon Sackett et al. [2]

L’EBM est : « l’application consciencieuse, explicite etjudicieuse des meilleures preuves dans la prise de décisionde soins des patients ». Il est difficile, (convenez en) de nepas adhérer à cet aphorisme avisé. Mais certains mots ou phra-ses dans le texte méritent des commentaires (sur les difficul-tés de l’EBS), nous avons relevé : « les meilleurs preuves »« parce qu’une étude randomisée et plus particulièrementune méta-analyse de plusieurs essais randomisés... sont lesméthodes de référence pour juger si un traitement est supé-rieur à un autre », « Pour un patient donné ». Ces termesserviront de fil conducteur à cette mise au point. Les difficul-tés de l’EBS seront illustrées par quelques exemples docu-mentés. Les mots en italiques et entre guillemets sont extraitsdu texte écrit par Sackett et al. et définissant l’EBM.

1. Qu’entend-on par « les meilleures preuves »en chirurgie ?

Parler de la recherche clinique en chirurgie relèverait, pourcertain, plus de la farce que d’un principe bien établi [3]. Eneffet, les études dites expérimentales (essais cliniques rando-misé — ECR) qui constituent la pierre angulaire de l’EBMsont rare dans notre discipline, même si les publications chi-rurgicales rapportant les résultats d’ECR sont en nombrecroissant [4].

1.1. « La preuve scientifique »

Il a été montré dans les années 1990 que le nombre d’essaisrandomisés représentait une infime minorité des publicationschirurgicales (7 %), la majorité était des études rétrospecti-ves ou des séries de cas [5]. Plus récemment, une méta-analyse [6] a montré que seulement 3,4 % de toutes les publi-cations parues dans les journaux chirurgicaux étaient des ECR.Pour faire une évaluation comparative de la recherche en chi-rurgie nous avons réalisé (en octobre 2003) une recherchemanuelle des ECR en 2002 dans quatre revues chirurgicalesmajeures (Ann. Surg., Arch. Surg., B.r J. Surg., Surgery).Nous avons retrouvé 113 ECR soit cinq fois moins que dansquatre revues médicales majeures (BMJ, Jama, Lancet, NewEngl. J. Med.) où 551 ECR avaient été publiés pendant lamême période. Concernant les méta-analyses, les mêmes pro-portions sont retrouvées, soit cinq fois moins de méta-analyses publiées dans les journaux chirurgicaux (16 vs 73).

De même, dans la principale base de données EBM, àsavoir la Cochrane Library, une recherche dans le numéro

4-2003 a retrouvé dans la base de données des revues systé-matique de la Cochrane Collaboration seulement 169 revuessystématiques chirurgicales sur 3181 (5,3 %), dans les basesde donnée des revue systématiques publiées ailleurs, 139 étu-des sur 4284 (3,2 %), dans la base de données des ECR, seu-lement 13 200 ECR chirurgicaux sur 378 160 (3,4 %). Parailleurs, dans les deux revues EBM (ACP J. Club et EBMjournal), des taux similaires (2 à 3 %) de résumés chirurgi-caux commentés étaient retrouvés [7].

Ainsi, il apparaît clairement que les ECR ou les méta-analyses restent rares en chirurgie par rapport aux autres spé-cialités médicales. La plupart des preuves scientifiques, enpratique chirurgicale, viennent d’études non expérimentalescomme les études non randomisées (étude de cohorte ou lesétudes cas témoin) et des revues qualitatives de la littérature(ou narrative, par opposition aux revues systématiques ouquantitatives). Nous nous situons donc sur l’échelle de valeurde l’EBM, à un moins bon niveau de preuve.

1.2. « La Meilleure preuve scientifique »

Par définition « la meilleure preuve scientifique » est laréponse donnée par la littérature, à un problème diagnostiqueou thérapeutique, s’appuyant sur des études sélectionnées pourleur qualité.

Malheureusement, les ECR et les méta-analyses en chirur-gie ont souvent une méthodologie critiquable.

Les anciennes analyses méthodologiques des ECR [5,8,9]et celles publiées plus récemment sur différents types de chi-rurgie [10], ainsi que sur la laparoscopie [11], la chirurgiepédiatrique [12,13], la neurochirurgie [14], et la gynécologie[15], ont toutes révélé des défauts méthodologiques concer-nant : la randomisation, l’évaluation non biaisée des critèresde jugement, l’évaluation « en insu », le calcul a priori dunombre de patients nécessaire, tous ces dogmes manquentdans la plupart des études.

Concernant la qualité méthodologique des méta-analyses,Bandhari et al. [16] ont aussi montré que 88 % des méta-analyses en orthopédie avaient une méthodologie critiqua-ble. Cependant, quand nous avons évalué par le système Quo-rom [17] les 16 méta-analyses publiées dans les quatre revueschirurgicales de référence (voir plus haut), en 2002, la majo-rité de ces méta-analyses était bien conçue.

2. Pourquoi « la meilleure preuve scientifique »est difficile à appliquer en chirurgie ?

Parce qu’une intervention chirurgicale ne peut pas s’appa-renter à la prise d’un comprimé, il est indispensable de pren-dre en compte les contraintes spécifiques de la chirurgie.Ainsi,du fait de ces contraintes il n’est pas surprenant de constaterque la majorité des ECR en chirurgie, a comparé deux médi-caments dans un cadre chirurgical, et que moins de 25 % desECR publiés ont comparé des techniques chirurgicales [8].Néanmoins depuis le milieu des années 1990 on peut relever

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une évolution réelle de la recherche clinique chirurgicale. Unaudit sur dix ans a montré que 84 % des ECR en chirurgiedigestive ont évalué : soit différentes interventions chirurgi-cales (chirurgie vs médicaments, la meilleure stratégie chi-rurgicale) soit un temps important de l’intervention (anasto-mose, drainage) [4]. Ce résultat est encourageant car il a étésuggéré que même si les chirurgiens faisaient un essai cha-que fois que cela était possible, seules 40 % des questionstrouveraient des réponses fondées sur des ECR [18].

Nous ne détaillerons pas ici les raisons des difficultés de larandomisation en chirurgie ni les problèmes de la rechercheen chirurgie d’une manière générale. En bref, les difficultésrencontrées pour réaliser des ECR en chirurgie peuvent êtreen rapport avec : d’une part la faisabilité de la randomisation(problèmes éthiques, le cadre de l’urgence, les soins pallia-tifs), d’autre part la courbe d’apprentissage des chirurgiens,la standardisation des procédures opératoires, le problème del’évaluation des performances chirurgicales, et enfin la rela-tion chirurgien–patient [19,20]. L’exemple le plus typique estle traitement des cancers colorectaux où les problèmes commela réalisation d’une colostomie définitive ou la conservationsphinctérienne, les résultats fonctionnels après conservationsphinctérienne, l’avènement des approches mini-invasives, laqualité de vie, les chimiothérapies adjuvantes sont autant defacteurs qui dépendent parfois des préférences des chirur-giens ou des patients et peuvent rendre la randomisation dif-ficile [21].

3. Les alternatives à la randomisation

Nous ne détaillerons pas ici le concept de la randomisa-tion fondée sur le choix des patients ou des chirurgiens quireste encore du domaine de la recherche mais plutôt le casdes études non randomisées. Bien qu’elles sont associées àun moindre niveau de preuve selon l’EBM, de telles étudesdevraient être encouragées comme sources de l’EBS, ce quipermettrait aussi de développer des méta-analyses standardi-sées d’études non randomisées [22]. Il a été montré que lesétudes non randomisées de « bonne qualité » et les ECR pou-vaient aboutir aux mêmes résultats et apporter les mêmesréponses factuelles [23]. Cependant cet axe de recherche seheurte à l’absence de consensus sur le standard méthodolo-gique à appliquer à chaque étude. Quelques tentatives [24–26]ont été faites afin de développer des instruments permettantaux chirurgiens d’évaluer ces études et, ainsi quantifier la vali-dité de leurs conclusions avant de les appliquer dans leur pra-tique clinique quotidienne. Les bonnes études non randomi-sées peuvent être une bonne alternative aux ECR en chirurgie.Une revue systématique a montré dans ce cadre que l’évalua-tion de l’effet thérapeutique pouvait être fiable si les facteursconfondants étaient éliminés [27]. Il n’en reste pas moinsqu’un consensus sur le standard méthodologique des étudesnon randomisées et des méta-analyses est nécessaire [28].

4. Concernant « un patient donné »

« Utiliser les meilleures études pour prendre une décisionà propos du cas d’un patient » implique de : formuler unequestion claire, chercher dans la littérature les études clini-ques (la meilleure preuve), évaluer la valeur des essais, etenfin appliquer les réponses apportée par la littérature au castoujours singulier, d’un patient et inscrire cela dans une appro-che plus générale de sa pratique clinique [29].

4.1. La question à poser

Définir la question clinique fondamentale pour un patientdonné n’est pas facile. Par exemple dans les cures de hernieinguinale : doit-on considérer la récidive ou les douleurs pos-topératoires pour juger de l’intérêt d’une technique chirurgi-cale ? Pour la chirurgie de l’obésité est-ce la perte de poidsou la qualité de vie ? Dans la préparation colique avant chi-rurgie est-ce la propreté du côlon ou le taux de fistule anas-tomotique ?

4.2. Évaluation de la littérature

Il est difficile, pour un chirurgien qui n’est pas familiariséavec les principes de méthodologie [18,30] d’évaluer avec unœil critique la qualité des études qu’il aura trouvée dans lalittérature. Malgré une série d’articles publiés dans le Jama[31], les chirurgiens (tout comme d’autre spécialistes) ontencore besoin de sources préfiltrées d’EBM (ACP J. Club,EBM journal, Clinical Evidence). La rareté des analysesméthodologiques d’études chirurgicales dans les sources pré-filtrées complique la tâche du chirurgien qui veut appliquerl’EBM dans sa pratique quotidienne. De plus, les méta-analyses chirurgicales sont aussi rares dans la source fonda-mentale de l’EBM qu’est la Cochrane Library.

Dans ce sens, les annales de chirurgie essaient autant quepossible de combler le fossé entre le chirurgien praticienconfronté aux problèmes quotidiens dans la prise en chargedes patients et les données de la recherche clinique. Les rubri-ques « Revue de presse des Annales », « Pratiques validéesen chirurgie », ou plus récemment « Abécédaire des Anna-les » ont été pensées dans le but de rendre le concept d’EBMplus accessible.

4.3. Le « patient donné »

Les critères d’inclusion dans les ECR sont souvent restric-tifs et ne permettent pas l’application des conclusions des ECRà tous les patients [32–34]. En éliminant certains sous-groupes (chirurgie en urgence, les patients trop âgés, lespatients ayant des comorbidités, les maladies rares) dans lescritères d’inclusion, ces ECR oublient de considérer des don-nées cliniques qui sont cruciaux pour les décisions prise enpratique quotidienne.

On peut en donner plusieurs exemples :• une méta-analyse sur la mise en place d’une sonde naso-

gastrique après chirurgie élective ne donne pas d’informa-

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tions sur l’attitude à avoir dans le cadre de la chirurgie enurgence ;

• un ECR sur la colectomie laparoscopique ne permet derépondre au cas d’un cancer du côlon transverse ou à uncancer du côlon gauche avec envahissement d’un organede voisinage (critères d’exclusion dans tous les ECR).

• un ECR sur les endartérectomies carotidiennes ayant inclusdes patients à risque modéré–élevé ne permet pas deconclure sur les bénéfices de cette opération chez un patientavec un risque plus faible ;

• la plupart des essais ne nous informent pas des résultatsobtenus quand les opérations sont réalisées chez la popu-lation (de plus en plus nombreuse) des personnes âgées(étant donné que c’est un critère d’exclusion dans presquetous les ECR chirurgicaux).

Les promoteurs de l’EBM et les épidémiologistes ont été alorscontraints de développer plusieurs méthodes pour rendre pluslisible les conclusions des ECR ou méta-analyses dans lesstratégies décisionnelles prise pour les patients sous la formed’équations mathématiques comme l’évaluation du risquerelatif (RR), la réduction de risque, ou le nombre de patientsà traiter (Number needed to treat — NNT) [35].

Plus les critères d’inclusions sont restrictifs dans les ECR,plus les décisions cliniques prisent dans la « vrai vie » restentfondées l’expertise et le bon sens clinique. Le plus souvent,les ECR comportent une population homogène (peu repré-sentative de la diversité quotidienne de nos patients) et descritères de jugement bruts. A contrario le clinicien utilise desdonnées plus subjectives (sévérité du symptôme, sévérité descomorbidités, condition socioéconomique) pour la décisionclinique. Ces éléments ne sont pas toujours pris en comptedans les différents guides dits EBM utilisés en pratique quo-tidienne [36].

Même si le rôle de l’expérience personnelle reste modéré[37], le concept de l’EBM a évolué par rapport à la définition« originelle ». Les promoteurs de l’EBM prennent mainte-nant en compte le contexte et le choix du patient [38–41]. LaFig. 1 schématise ce nouveau paradigme.

Une étude australienne a montré que les préoccupationsdes patients atteints d’un cancer colorectal n’étaient pas tou-jours concordantes avec les exigences du chirurgien ou de lachirurgie factuelle [42]. De plus l’application de ce nouveauparadigme se heurte à certaines « spécificités » de la chirur-gie par rapport à d’autres spécialités médicales comme la car-diologie (Fig. 2).

5. Que penser de la surcharge de travaildes chirurgiens ?

Pour la médecine interne, lire 19 articles par jour, 365 jourspar an est nécessaire au clinicien pour rester à jour des der-nières nouveautés médicales [43]. L’application de l’EBMest parfois un véritable défi pour les praticiens, des étudesrécentes américaines et hollandaises suggèrent que plus de40 % des patients n’accordent aucune attention particulièreaux preuves scientifiques [44,45]. Et cela s’applique aussi àbeaucoup de chirurgiens. Ces derniers sont souvent, plus occu-pés que les médecins internistes, ils doivent faire face à uneaugmentation de leur activité : opératoire, de consultations,Fig. 1. Représentation de l’EBM d’après Haynes RB et al. BMJ 2002 ; 324 :

1350.

Fig. 2. Exemple comparé de la chirurgie et de la cardiologie où en l’état actuel la place du scénario clinique et des données scientifiques varient et font quel’application des principes de l’EBM est différente.

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de visites dans les unités de soins, ou de formalités adminis-tratives. De plus, il est bien connu que les chirurgiens sontd’une manière générale réticents à appliquer toutes les preu-ves scientifiques qu’on leur apporte ; cela est dû à leur proprepersonnalité [46] (confiance en soi, impatience, nécessité etcapacité de prise de décision rapide et potentiellement lourdede conséquence, actions décisives durant les opérations).

Une enquête australienne sur les stratégies de prise encharge thérapeutique des cancers colorectaux a montré que61 % des 195 chirurgiens interrogés utilisaient l’EBM, lepourcentage s’améliorant significativement pour les chirur-giens exerçant dans les grandes villes et ceux qui s’impli-quaient dans la recherche ou dans le développement de recom-mandations [47]. Dans le même sens une enquête françaisesur la chirurgie digestive a montré des résultats similaires :57 % des 379 chirurgiens appliquaient les résultats de don-nées factuelles avec un meilleur résultat dans les centres uni-versitaires [48].

Certains ont même évoqué la possibilité que les jeunes chi-rurgiens étaient plus sensibles aux principes de l’EBS que lesseniors. Une étude ajoutant l’enseignement de l’EBM au pro-gramme d’apprentissage des neurochirurgiens a démontréqu’il était possible d’intégrer les principes de l’EBM dans laformation des résidents dans une unité chirurgicale sur-chargé [49]. Cela demande bien sûr à être confirmé pard’autres études en chirurgie générale.

6. Conclusions

Toutes les difficultés citées plus haut peuvent (au moinspartiellement) être surmontées. Passer de moins des 10 %actuels d’ECR dans la littérature chirurgicale à 40 % est théo-riquement possible. Développer les méthodes alternatives àla randomisation est aussi souhaité. Parallèlement, il convien-drait aussi de développer la formation des chirurgiens, trou-ver des fonds pour la recherche clinique, discuter des carac-téristiques spécifiques (courbe d’apprentissage,standardisation des procédures), encourager les essais multi-centriques, et faire participer plus de patient aux ECR enimpliquant les associations de patients.

Il est essentiel d’intégrer les principes de la chirurgie fac-tuelle dans les programmes d’enseignement en médecine etdans la formation continue des chirurgiens déjà installés.

Tout cela demande du temps et de l’énergie pour que dansl’avenir la chirurgie factuelle ne soit pas une mode éphémère[50].

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