25
LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 A Mesdames et Messieurs les Président et Assesseurs composant la 23 e Chambre correctionnelle du Tribunal judiciaire de Paris QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE Tendant à faire constater que les dispositions du quatrième alinéa de l’article L. 3136-1 du Code de la santé publique portent atteinte au droit au recours effectif, aux droits de la défense, et qu’elles méconnaissent le principe de légalité des délits et des peines ainsi que le principe de nécessité et de proportionnalité des peines. POUR : Monsieur , né le . Demeurant, Ci-après, l’« Exposant », Ayant pour Avocats : Maître Gaspard LINDON Maître Magali WOCH Maître Maïa KANTOR Maître Camille FONDA Maître Dylan SLAMA Maître Bruno GENDRIN Maître Antoine ORY Maître Chloé REDON Maître Mourad BATTIKH Maître Romain RUIZ Maître Charles CONSIGNY Maître Dimitri GREMONT Avocats au Barreau de Paris

LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE

PARIS

N° du Parquet :

Audience du avril 2020

A Mesdames et Messieurs les

Président et Assesseurs composant

la 23e Chambre correctionnelle

du Tribunal judiciaire de Paris

QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE

Tendant à faire constater que les dispositions du quatrième alinéa de l’article L. 3136-1

du Code de la santé publique portent atteinte au droit au recours effectif, aux droits de la

défense, et qu’elles méconnaissent le principe de légalité des délits et des peines ainsi que

le principe de nécessité et de proportionnalité des peines.

POUR : Monsieur , né le .

Demeurant,

Ci-après, l’« Exposant »,

Ayant pour Avocats :

Maître Gaspard LINDON

Maître Magali WOCH

Maître Maïa KANTOR

Maître Camille FONDA

Maître Dylan SLAMA

Maître Bruno GENDRIN

Maître Antoine ORY

Maître Chloé REDON

Maître Mourad BATTIKH

Maître Romain RUIZ

Maître Charles CONSIGNY

Maître Dimitri GREMONT

Avocats au Barreau de Paris

Page 2: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

2

I. Sur la question prioritaire de constitutionnalité

En droit, il résulte de l’article 61-1 de la Constitution de 1958 :

« Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une

disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le

Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de

la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé ».

La loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1

de la Constitution énonce également :

« Art. 23-2.−La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission

de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d’Etat ou à la Cour de cassation.

Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies :

1. La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le

fondement des poursuites ;

2. Elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif

d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

3. La question n’est pas dépourvue de caractère sérieux ».

1. Sur l’applicabilité au litige

La présente question prioritaire de constitutionnalité tend à faire constater la non-conformité

aux droits et libertés que garantit la Constitution du quatrième alinéa de l’article 3136-1 du

Code de la santé publique, tel que modifié par l’article 2 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020

d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, en ce qu’il dispose que :

« Le fait de ne pas respecter les mesures prescrites par l'autorité requérante prévues

aux articles L. 3131-8 et L. 3131-9 est puni de six mois d'emprisonnement et de 10 000

Euros d'amende.

Le fait de ne pas respecter les réquisitions prévues aux articles L. 3131-15 à L. 3131-

17 est puni de six mois d'emprisonnement et de 10 000 € d'amende.

La violation des autres interdictions ou obligations édictées en application des articles

L. 3131-1 et L. 3131-15 à L. 3131-17 est punie de l'amende prévue pour les

contraventions de la quatrième classe. Cette contravention peut faire l'objet de la

procédure de l'amende forfaitaire prévue à l'article 529 du code de procédure pénale.

Si cette violation est constatée à nouveau dans un délai de quinze jours, l'amende est

celle prévue pour les contraventions de la cinquième classe.

Si les violations prévues au troisième alinéa du présent article sont verbalisées à plus

de trois reprises dans un délai de trente jours, les faits sont punis de six mois

d'emprisonnement et de 3 750 € d'amende ainsi que de la peine complémentaire de

travail d'intérêt général, selon les modalités prévues à l'article 131-8 du code pénal et

selon les conditions prévues aux articles 131-22 à 131-24 du même code, et de la peine

Page 3: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

3

complémentaire de suspension, pour une durée de trois ans au plus, du permis de

conduire lorsque l'infraction a été commise à l'aide d'un véhicule ».

En l’espèce, le litige à l’occasion duquel cette question prioritaire de constitutionnalité est

soulevée oppose M. au Ministère public.

En effet, M. est renvoyé devant la 23ème chambre du Tribunal correctionnel

de Paris pour avoir, le avril 2020 à , à , commis l’infraction de :

« Réitération à plus de trois reprises dans un délai de trente jours de violation des

interdictions ou obligations édictées dans une circonscription territoriale où l’état

d’urgence sanitaire est déclaré ».

Dans ces conditions, les dispositions du quatrième alinéa de l’article L. 3136-1 du Code de la

santé publique sont bien applicables au litige.

Cette première condition doit donc être regardée comme satisfaite.

2. Sur l’absence de déclaration de constitutionnalité antérieure

Les dispositions de l’article 3136-1 du Code de la santé publique telles que modifiées par la loi

n° 2020-290 n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs ou le

dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel.

Il apparaît en effet que cette loi n’a pas été soumise à l’examen du Conseil constitutionnel, que

ce soit par la voie d’un contrôle a priori ou a posteriori au titre de l’article 61-1 de la

Constitution.

La condition d’absence de déclaration préalable de conformité à la Constitution est également

satisfaite.

3. Sur le caractère sérieux

La condition tirée de ce que la présente question prioritaire de constitutionnalité n’est pas

dépourvue de caractère sérieux au sens des dispositions de l’article 3° de l’article 23-2 de la loi

organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 doit également être regardée comme satisfaite,

ainsi qu’il le sera démontré ci-dessous.

a. Sur le contexte dans lequel les dispositions litigieuses ont été adoptées

D’emblée, l’exposant tient à souligner le contexte dans lequel les dispositions attaquées ont été

adoptées.

La loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 a pour objet de créer le cadre juridique nécessaire à la lutte

contre la pandémie de covid-19 qui frappe le monde, et plus singulièrement la France, depuis

plusieurs semaines.

Page 4: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

4

Le 18 mars 2020, le Premier ministre présentait le titre du projet de loi introduisant les

dispositions litigieuses en ces termes :

« Notre droit connaît actuellement deux fondements pour prendre des mesures

sanitaires : le pouvoir de police générale du Premier ministre et l’article L. 3131-1 du

code de la santé publique qui permet au ministre de la santé de prendre, en cas de «

menace » d’épidémie, « toute mesure pour protéger la santé de la population ». Pour

les catastrophes sanitaires très graves, comme celle du Covid-19, il est créé un régime

d’état d’urgence sanitaire qui permet de fonder toute mesure réglementaire ou

individuelle limitant certaines libertés afin de lutter contre l’épidémie ».

D’une part, il convient de rappeler que cette loi, qui donne au Premier ministre ainsi qu’au

Ministre de la Santé une série d’outils juridiques leur permettant d’adopter toute mesure utile à

la lutte contre la pandémie de covid-19, adoptée selon la procédure législative accélérée, est

issue d’un projet de loi déposé le 18 mars 2020 au Sénat, et définitivement voté seulement

quatre jours après, le 22 mars 2020.

Le caractère précipité du travail parlementaire apparaît encore plus prononcé s’agissant des

dispositions litigieuses, celle-ci ayant été introduite par un amendement présenté en séance

publique in extremis par la Garde des Sceaux, lequel amendement n’avait pas, à l’origine, fait

l’objet d’un débat au sein de la Commission des lois :

« Raphaël Schellenberger : Dans le cas présent, il me semble que nous devrions

prendre le temps de discuter l’amendement, qui n’a pas été examiné en

commission »1.

Dès lors, à la différence de la plupart des autres dispositions de la loi n° 2020-290, les

dispositions litigieuses n’ont donné lieu à aucune étude d’impact.

D’autre part, il est frappant que lors de ces débats, des parlementaires aient eux-mêmes souligné

la contradiction qu’induisait la création d’une peine d’emprisonnement pour non-respect des

mesures de confinement, alors même que les prisons françaises connaissent une exceptionnelle

surpopulation carcérale, et qu’une peine d’emprisonnement risque de mettre au contact de

détenus des personnes venant de l’extérieur, où elles étaient, par définition davantage exposées

à un risque d’infection :

« M. Charles de Courson. Il vaudrait mieux réduire l’amende à 1 000 euros et se

dispenser d’une peine d’emprisonnement d’autant moins réaliste que nos prisons sont

pleines.

M. Jean-Paul Lecoq. Il faut les vider !

M. Charles de Courson. Ce serait un quantum raisonnable. Mille euros, c’est déjà

considérable !

M. Raphaël Schellenberger. C’est un smic !

1 http://www.assemblee-nationale.fr/15/cri/2019-2020/20200186.asp.

Page 5: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

5

M. Charles de Courson. Et il faut éviter les peines de prison. Où mettrions-nous ces

gens ?

[…]

Mme Danièle Obono. En outre, les prisons ne sont pas seulement pleines : elles sont

surpeuplées.

M. Jean-Paul Lecoq. Il faut les vider !

M. le président. La parole est à M. Fabien Roussel.

M. Fabien Roussel. Nous partageons les avis exprimés sur les autres bancs de

l’hémicycle au sujet de cet amendement que nous découvrons tout juste.

Le groupe communiste demande également que soit définie une peine proportionnée

et applicable en cas de récidive, en évitant des excès de volonté pédagogique qui

risquent de poser problème.

En outre, si une peine d’emprisonnement est encourue, elle devra être prononcée par

la justice. Comment faire alors que dans cette période de confinement, il est

demandé aux tribunaux de fonctionner au ralenti ? N’y a t-il pas un risque de

surchauffe ? »2.

Le choix de la création d’un délit pénal puni d’une peine de six mois d’emprisonnement

surprend d’autant plus que se multiplient, parallèlement, les appels à la réduction de la

population carcérale.

C’est ainsi que le 18 mars, l’Association des avocats pour la défense des droits des détenus

(A3D), l’Association nationale des juges de l’application des peines (ANJAP), la Section

française de l’Observatoire international des prisons (OIP-SF), le Syndicat des avocats de

France (SAF) et le Syndicat de la magistrature (SM) publiaient un communiqué exhortant les

pouvoirs publics à « réduire drastiquement le nombre de personnes détenues »3.

Le 19 mars, le quotidien Le Monde publiait une tribune signée par plus d’un millier de

personnes regroupant des magistrats, des avocats, des universitaires ou des soignants appelant

à leur tour à réduire la population carcérale4.

Le 20 mars 2020, le Comité de prévention contre la torture (CPT) publiait une déclaration de

principes relative au traitement des personnes privées de liberté dans le contexte de la pandémie

de covid-19, rappelant à tous les Etats membres du Conseil de l’Europe l’interdiction absolue

des traitements inhumains et dégradants, et les invitant à recourir davantage aux alternatives à

la détention provisoire, aux peines de substitution, à la libération anticipée et à la mise à

l’épreuve5.

2 http://www.assemblee-nationale.fr/15/cri/2019-2020/20200186.asp 3 https://oip.org/communique/prisons-reduire-la-surpopulation-pour-eviter-la-crise-sanitaire/ 4 https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/19/coronavirus-reduisons-le-nombre-de-personnes-incarcerees-

pour-de-courtes-peines-ou-en-fin-de-peine_6033711_3232.html 5 https://rm.coe.int/16809cfa4a

Page 6: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

6

Le Défenseur des droits, la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté et le Président

de la Commission nationale consultative des droits de l’homme appelaient également de leurs

vœux la réduction du nombre de personnes détenues ainsi que la prise de mesures urgentes pour

répondre à la nature exceptionnelle de ce risque sanitaire le 20 mars 20206.

Consciente des grandes difficultés à faire observer les règles permettant d’endiguer la pandémie

telles que la distanciation sociale ou le confinement dans l’univers carcéral, la Garde des

Sceaux demandait elle-même, le 20 mars 2020, aux Procureurs de veiller à réguler la

population carcérale7, tout en soutenant, le lendemain, un amendement en séance

publique permettant la création d’une peine d’emprisonnement de six mois pour violation

répétée des règles de confinement8.

Enfin, il est intéressant de souligner le fait que le gouvernement tente, par des moyens juridiques

dont la présente question prioritaire de constitutionnalité ne peut être l’objet, de dissuader les

personnes ayant été verbalisées de l’exercice de leur droit au recours contre ces contraventions

– droit que les dispositions litigieuses méconnaissent, en tout état de cause, ainsi qu’il le sera

démontré ci-dessous.

En effet, le décret n° 2020-357 du 28 mars 2020 relatif à la forfaitisation de la 5ème classe

réprimant la violation des mesures édictées en cas de menace sanitaire grave et de déclaration

de l’état d’urgence sanitaire réduisent le montant de la contravention de 5ème classe de 1.500

euros à 200 euros.

Si une telle réduction peut, à première vue, sembler avantageuse, elle permet en réalité de payer

l’amende – devenue forfaitaire – immédiatement et de limiter, par voie de conséquence, les

hypothèses de contestation de ces amendes.

Le Ministère de l’Intérieur ne se cachait d’ailleurs pas d’une telle ambition, présentant la

forfaitisation des amendes de 5ème classe comme un moyen d’en accélérer le traitement9 :

6 https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/20/coronavirus-sauvegardons-les-droits-fondamentaux-pendant-

la-crise-sanitaire_6033892_3232.html 7 http://www.leparisien.fr/faits-divers/coronavirus-belloubet-ouvre-la-voie-a-la-liberation-de-detenus-en-fin-de-

peine-et-de-malades-20-03-2020-8284443.php 8 http://www.leparisien.fr/faits-divers/coronavirus-belloubet-ouvre-la-voie-a-la-liberation-de-detenus-en-fin-de-

peine-et-de-malades-20-03-2020-8284443.php 9https://twitter.com/Place_Beauvau/status/1244263453168205824?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweet

embed%7Ctwterm%5E1244263453168205824&ref_url=https%3A%2F%2Fwww.nouvelobs.com%2Fconfinem

ent%2F20200330.OBS26822%2Fconfinement-pourquoi-les-amendes-pour-recidive-sont-elles-passees-de-1-

500-a-200-euros.html

Page 7: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

7

Cette analyse est au surplus confortée par le rapport de la mission de suivi du projet de loi

d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, publié le 2 avril 2020 par la Commission

des lois :

« Il apparaît d’autant plus nécessaire de porter une vigilance accrue à l’égard des

conditions d’exercice des contrôles que le Gouvernement a fait preuve d’une innovation

juridique dans les modalités d’application des sanctions encourues. Par un décret du

28 mars, la procédure de l’amende forfaitaire a en effet été ouverte, pour les seules

infractions commises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, aux contraventions de

la 5ème classe, qui ne pouvaient jusqu’à présent être prononcées que par le tribunal de

police. Les montants de l’amende forfaitaire simple et de l’amende forfaitaire majorée

ont été fixés respectivement à 200 et 450 euros. Cette dérogation importante au droit

commun de la procédure pénale est, sans aucun doute, de nature à fluidifier le

prononcé des sanctions à l’encontre des personnes violant le confinement et à éviter

un engorgement des tribunaux, par ailleurs soumis à un ralentissement contraint de

leur activité. Elle nécessite toutefois que des consignes précises soient transmises tant

par la garde des sceaux que par le ministre de l’intérieur sur les modalités de

constatation de cette nouvelle catégorie d’amende forfaitaire »10.

Dans ce contexte, il sera démontré qu’en édictant les dispositions litigieuses, le législateur a

méconnu le droit au recours effectif (b), les droits de la défense (c), le principe de légalité

des délits et des peines (d), ainsi que le principe de nécessité et de proportionnalité des

peines (e).

b. S’agissant de l’atteinte au droit au recours effectif

En droit, l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen énonce :

« Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation

des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ».

Sur le fondement de ces dispositions, le Conseil constitutionnel juge de manière constante «

qu'en principe il ne doit pas être porté d'atteintes substantielles au droit des personnes

intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction » (Cons. constit., Déc.

nos 96-373 DC du 9 avril 1996, cons. 83 ; 2012-288 QPC du 17 janv. 2013, cons. 4).

10http://www.senat.fr/commission/loi/missions_de_controle/mission_de_controle_sur_les_mesures_liees_a_lepi

demie_de_covid_19.html

Page 8: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

8

Il précise en outre qu’il appartient au législateur (Cons. constit., Déc. n° 93-325 DC

du 13 août 1993, cons. 3) :

« […] de respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle

reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ; que s'ils doivent

être conciliés avec la sauvegarde de l'ordre public qui constitue un objectif de valeur

constitutionnelle, figurent parmi ces droits et libertés, la liberté individuelle et la sûreté,

notamment la liberté d'aller et venir, la liberté du mariage, le droit de mener une vie

familiale normale ; qu'en outre les étrangers jouissent des droits à la protection sociale,

dès lors qu'ils résident de manière stable et régulière sur le territoire français ; qu'ils

doivent bénéficier de l'exercice de recours assurant la garantie de ces droits et

libertés ».

Cette jurisprudence est régulièrement rappelée par le Conseil constitutionnel (Cons. Constit.,

déc. n° 2015-713, 23 juillet 2015) :

« […] Il incombe au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, la

prévention des atteintes à l’ordre public et des infractions, nécessaire à la sauvegarde

des droits et de principes de valeur constitutionnelle, et, d’autre part, l’exercice des

droits et libertés constitutionnellement garantis ».

Il est utile de souligner que ces obligations s’appliquent même dans le cadre d’un « état

d’urgence », comme le rappelait le Conseil constitutionnel au sujet de l’état d’urgence prévu

par la loi du 3 avril 1955 (Cons. constit., décisions nos 2015-527 QPC du 22 décembre 2015,

cons. 8 ; 2016-535 QPC du 19 février 2016, cons. 3 ; 2016-536 QPC du 19 février 2016, cons.

5 ; 2016-567/568 QPC du 23 septembre 2016, cons. 7 ; 2016-600 QPC du 2 décembre 2016,

cons. 6 ; 2017-624 QPC du 16 mars 2017, cons. 13) :

« 8. Considérant que la Constitution n'exclut pas la possibilité pour le législateur de

prévoir un régime d'état d'urgence ; qu'il lui appartient, dans ce cadre, d'assurer la

conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et, d'autre

part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire

de la République ; que parmi ces droits et libertés figurent la liberté d'aller et de venir,

composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration

des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ».

Plus précisément, le Conseil constitutionnel a rappelé que le droit au recours effectif

s’appliquait également en matière de contravention (Cons. Constit., 29 septembre 2010, n°

2010-38 QPC ; Cons. Constit., 7 mai 2015, n° 2015-467) :

« Le droit à un recours juridictionnel effectif impose que la décision du ministère public

déclarant la réclamation prévue par le troisième alinéa de l’article 530 du code de

procédure pénale irrecevable au motif qu’elle n’est pas accompagnée de l’avis

d’amende forfaitaire majorée puisse être contestée devant le juge de proximité ».

En l’espèce, il apparaît que les dispositions litigieuses, en ce qu’elles exigent la violation à plus

de trois reprises, en trente jours, des obligations prévues aux articles L. 3131-1 et L. 3131-15 à

L. 3131-17 du Code de la santé publique, méconnaissent indiscutablement le droit au recours

Page 9: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

9

effectif tel que consacré par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen

ainsi que par la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

La procédure de contestation d’une amende forfaitaire est encadrée par le Code de procédure

pénale.

Il est utile de rappeler qu’aux termes de l’article 521 du Code de procédure pénale :

« Le tribunal de police connaît des contraventions ».

L’article 529-1 du Code de procédure pénale énonce également :

« Le montant de l'amende forfaitaire peut être acquitté soit entre les mains de l'agent

verbalisateur au moment de la constatation de l'infraction, soit auprès du service

indiqué dans l'avis de contravention dans les quarante-cinq jours qui suivent la

constatation de l'infraction ou, si cet avis est ultérieurement envoyé à l'intéressé, dans

les quarante-cinq jours qui suivent cet envoi ».

L’article 529-2 du même Code ajoute :

« Dans le délai prévu par l'article précédent, le contrevenant doit s'acquitter du montant

de l'amende forfaitaire, à moins qu'il ne formule dans le même délai une requête

tendant à son exonération auprès du service indiqué dans l'avis de contravention.

Cette requête est transmise au ministère public.

A défaut de paiement ou d'une requête présentée dans le délai de quarante-cinq jours,

l'amende forfaitaire est majorée de plein droit et recouvrée au profit du Trésor public

en vertu d'un titre rendu exécutoire par le ministère public ».

Il est utile de préciser que l’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation des

règles de procédure pénale sur le fondement de la loi n° 2020-290 énonce, en son article 4 :

« Les délais fixés par les dispositions du code de procédure pénale pour l'exercice

d'une voie de recours sont doublés sans pouvoir être inférieurs à dix jours ».

Le délai ouvert au justiciable pendant l’état d’urgence sanitaire pour contester une

contravention s’élève donc à quatre-vingts dix jours.

Enfin, l’article 530-1 du Code de procédure pénale dispose :

« Au vu de la requête faite en application du premier alinéa de l'article 529-2, de la

protestation formulée en application du premier alinéa de l'article 529-5, de celle

prévue par le III de l'article 529-6 ou de la réclamation faite en application du deuxième

alinéa de l'article 530, le ministère public peut, soit renoncer à l'exercice des

poursuites, soit procéder conformément aux articles 524 à 528-2 ou aux articles 531

et suivants, soit aviser l'intéressé de l'irrecevabilité de la réclamation non motivée ou

non accompagnée de l'avis ».

Un justiciable ayant effectué une requête en exonération dans un délai de quarante-cinq jours –

ou quatre-vingts dix jours en période d’état d’urgence sanitaire – et dont la requête serait jugée

Page 10: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

10

recevable, peut dès lors voir cette requête élevée par le ministère public devant le tribunal de

police, dont la saisine est encadrée par les articles 531 et suivants du Code de procédure pénale.

Le dispositif prévu par le quatrième alinéa de l’article L. 3136-1 du Code de la santé publique

méconnaît le droit au recours effectif en ce qu’il empêche le justiciable de bénéficier du délai

dont il dispose (i) et prive d’intérêt toute contestation des verbalisations (ii).

(i) S’agissant de l’impossibilité de disposer du délai de recours contre les

contraventions

En premier lieu, les dispositions litigieuses ne permettent pas aux justiciables d’exercer le droit

de recours contre les avis de contravention dont ils sont les destinataires dans la mesure où elles

exigent la verbalisation, à plus de trois reprises, des obligations prévues aux articles L. 3131-1

et L. 3131-15 à L. 3131-17 du Code de la santé publique dans un délai de trente-jours, alors

même que l’article 529-2 du Code de procédure pénale permet de contester un avis de

contravention dans un délai de quarante-cinq jours, délai exceptionnellement porté à quatre-

vingts dix jours par l’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020.

En effet, il est exigé, pour que le délit soit constitué, qu’un individu ait été verbalisé plus de

trois fois en violation des obligations prévues aux articles L. 3131-1 et L. 3131-15 à L. 3131-

17 du Code de la santé publique en trente jours, et ce alors même qu’une voie de recours

contre une ou plusieurs de ces verbalisations lui est ouverte dans un délai largement

supérieur, et que le succès d’un tel recours permettrait de faire obstacle aux poursuites

pénales.

Les dispositions litigieuses permettent ainsi à un individu d’être condamné au titre du délit

qu’elles ont introduit dans le Code de la santé publique et ce avant même qu’il puisse faire

usage de son droit de recours contre un ou plusieurs des avis de contravention qui fondent

ce délit.

Par conséquent, le justiciable n’est pas en mesure de bénéficier intégralement et pleinement du

délai de contestation dont il dispose en vertu de l’article 529-2 du Code de procédure pénale.

Il sera observé au surplus que le doublement du délai de contestation de la contravention

par l’article 4 de l’ordonnance n° 2020-303 rend d’ailleurs cette impossibilité d’autant

plus nette et flagrante.

Pour cette raison, le législateur a indiscutablement porté atteinte au droit à un recours effectif.

(ii) S’agissant de l’inutilité du droit de recours contre les contraventions

En second lieu, à supposer même que les individus ayant fait l’objet d’une ou plusieurs

verbalisations pour avoir violé les dispositions prévues aux articles L. 3131-1 et L. 3131-15 à

L. 3131-17 du Code de la santé publique les aient contestées, et que leur contestation soit élevée

devant un tribunal de police par le ministère public, celle-ci sera nécessairement considérée

comme irrecevable, car privée d’objet, les faits dont le tribunal de police serait saisi ayant déjà

été jugés par le Tribunal correctionnel.

Page 11: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

11

L’éventuelle saisine du tribunal de police sera en effet systématiquement postérieure au

jugement du Tribunal correctionnel, puisque celui-ci aura la possibilité d’agir selon la

procédure des comparutions immédiates, comme le prévoit l’article 395 alinéa du Code de

procédure pénale :

« En cas de délit flagrant, si le maximum de l'emprisonnement prévu par la loi est au

moins égal à six mois, le procureur de la République, s'il estime que les éléments de

l'espèce justifient une comparution immédiate, peut traduire le prévenu sur-le-champ

devant le tribunal ».

Il est d’ailleurs utile de préciser que le seuil de six mois d’emprisonnement permettant au

Procureur de la République de renvoyer les contrevenants aux articles L. 3131-1 et L. 3131-15

à L. 3131-17 du Code de la santé publique en comparutions immédiates a spécifiquement été

introduit par la Garde des sceaux pour cette raison, ainsi qu’elle l’exposait en séance publique

le 21 mars 2020 :

« Madame Nicole Belloubet. […] Je poursuis : quatre violations de l’obligation de

confinement constatées dans un délai de trente jours constituent enfin un délit, puni de

3 750 euros d’amende et d’une peine d’emprisonnement de six mois au maximum – cette

durée ne pouvant être inférieure à six mois pour que le délit puisse être jugé en

comparution immédiate, c’est-à-dire pendant la durée du confinement »11.

Dès lors, en permettant que soit jugé selon la procédure des comparutions immédiates le délit

qu’elles introduisent, les dispositions attaquées neutralisent les chances de succès d’une voie

de recours contre une contravention prononcée pour violation des articles L. 3131-1 et L. 3131-

15 à L. 3131-17 du Code de la santé publique.

L’architecture du dispositif ne permet pas aux tribunaux de police de rendre leurs jugements

antérieurement à ceux des Tribunaux correctionnels, lesquels seront saisis en urgence sur le

fondement des dispositions contestées.

Il est, par voie de conséquence, impossible d’imaginer qu’il puisse être donné droit à l’exercice

d’une voie de recours tendant à contester, devant un tribunal de police, la contravention dont

une personne a fait l’objet, alors même que cette verbalisation a servi de fondement à un

délit pénal ainsi qu’à la condamnation de son auteur devant le Tribunal correctionnel,

sauf à méconnaître l’autorité de la chose jugée de son jugement.

Le Tribunal correctionnel saisi ne sera pas non plus en mesure de statuer sur la contestation de

la contravention, comme le lui permet l’article 382 du Code de procédure pénale, celle-ci

n’étant pas connexe au délit, au sens de l’article 203 du Code de procédure pénale et de la

jurisprudence de la Cour de cassation.

De ce chef également, les dispositions litigieuses portent atteinte au droit au recours

effectif.

Naturellement, l’exposant n’ignore pas que le maintien d’un délai de recours de quarante-cinq

jours contre les contraventions infligées pour violation des règles prévues aux articles L. 3131-

11 http://www.assemblee-nationale.fr/15/cri/2019-2020/20200186.asp.

Page 12: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

12

1 et L. 3131-15 à L. 3131-17 du Code de la santé publique semble difficilement conciliable

avec un état d’urgence sanitaire ayant vocation à être levé au plus vite.

Toutefois, le législateur aurait tout à fait pu prévoir des dispositions dérogatoires permettant

aux justiciables de conserver l’exercice de ce droit dans un délai plus restreint, ou en imposant

de traiter les requêtes en exonération dirigées contre ces verbalisations dans de brefs délais.

Il aurait également été envisageable d’imposer que le tribunal correctionnel ne puisse pas

statuer tant que la contravention peut être contestée, dans un délai qu’il aurait réduit, ou accepter

qu’il puisse proroger sa compétence pour accueillir les contestations de contravention, en

dérogation à l’article 521 du Code de procédure pénale.

Bien au contraire, le législateur a aggravé cette violation au droit à un recours effectif en

portant à quatre-vingt-dix jours le délai dans lequel une amende peut être contestée.

Si exceptionnelle soit cette crise sanitaire, celle-ci ne doit pas conduire le législateur à

méconnaître le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de

la République, ainsi que l’a rappelé à de multiples reprises le Conseil constitutionnel

lorsqu’étaient soumises à son examen des dispositions de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état

d’urgence (Cons. constit., décisions nos 2015-527 QPC du 22 décembre 2015, cons. 8 ; 2016-

535 QPC du 19 février 2016, cons. 3 ; 2016-536 QPC du 19 février 2016, cons. 5 ; 2016-

567/568 QPC du 23 septembre 2016, cons. 7 ; 2016-600 QPC du 2 décembre 2016, cons. 6 ;

2017-624 QPC du 16 mars 2017, cons. 13).

Un tel raisonnement est tout à fait transposable, mutatis mutandis¸ à la situation actuelle,

dont la gravité ne justifie pas qu’il puisse être dérogé au droit au recours effectif.

Dès lors, les dispositions litigieuses portent atteinte au droit au recours contre les amendes

prononcées pour violation des obligations des articles L. 3131-1 et L. 3131-15 à L. 3131-17 du

Code de la santé publique

De ce seul fait, la censure du quatrième alinéa de l’article L. 3136-1 du Code de la santé

publique s’impose.

Mais il y a plus.

c. S’agissant de l’atteinte aux droits de la défense

En droit, l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen énonce :

« Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation

des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ».

Le Conseil constitutionnel garantit, sur le fondement de ces dispositions, le respect des droits

de la défense, dont la violation interdit qu’une peine puisse être infligée (Cons. Const., 13 août

1993, n° 93-325, § 47).

Le Conseil constitutionnel précise également que le caractère contradictoire de la procédure est

le corollaire des droits de la défense (Cons. const. 29 déc. 1989, no 89-268 DC § 58).

Page 13: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

13

Le Conseil constitutionnel tire également de l’article 16 de la Déclaration l’obligation d’assurer

« aux justiciables des garanties des garanties égales, notamment quant au respect du principe

des droits de la défense, qui implique en particulier l’existence d’une procédure juste et

équitable garantissant l’équilibre des droits des parties » (Cons. Const., 23 juillet 2010, n°

2010-15/23 QPC, § 4).

Enfin, par une décision du 25 mars 2014, il a été précisé que (Cons. Const., n° 2014-693 DC, §

25) :

« 25. Considérant que le principe du contradictoire et le respect des droits de la défense

impliquent en particulier qu'une personne mise en cause devant une juridiction répressive

ait été mise en mesure, par elle-même ou par son avocat, de contester les conditions dans

lesquelles ont été recueillis les éléments de preuve qui fondent sa mise en cause ».

En l’espèce, le délit organisé par les dispositions attaquées prive le justiciable de l’exercice des

droits de la défense.

En premier lieu, les dispositions litigieuses méconnaissent les droits de la défense en ce

qu’elles excluent, par définition, l’exercice d’une voie de recours contre les verbalisations qui

en constituent l’élément matériel.

En effet, le terme « verbaliser » ne nécessite pas que la peine d’amende infligée soit définitive,

mais simplement qu’elle ait été adressée au contrevenant.

Dès lors, les dispositions attaquées méconnaissent les droits de la défense dans la mesure où

elles subordonnent la constitution du délit à l’établissement d’une simple verbalisation, dont le

caractère définitif n’est pas exigé.

En tout état de cause, à supposer même qu’une requête en exonération soit introduite par un

individu ayant fait l’objet de plusieurs verbalisations contre l’une d’elles, et que cette voie de

recours prospère, cette circonstance serait sans incidence aucune sur la constitution du délit, qui

nécessite la réunion de simples verbalisations.

En deuxième lieu, l’architecture du dispositif organisé par les dispositions attaquées ne permet

pas de contester devant le Tribunal correctionnel l’élément matériel non plus que l’élément

moral du délit.

Le délit pénal créé par les dispositions litigieuses s’en trouve donc constitué avant même

que le juge pénal soit amené à apprécier la matérialité des faits.

Il en résulte de facto une forme d’automaticité dans la condamnation puisque seule est

nécessaire, pour caractériser le délit, la réunion de plus de trois verbalisations.

L’appréciation du juge pénal sera ainsi nécessairement corsetée par les verbalisations déjà

dressées, puisque le constat de leur existence suffit à déclencher son intervention.

Page 14: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

14

Cette circonstance prive donc le justiciable de la possibilité de contester la matérialité des faits

pour lesquels il est poursuivi, celle-ci étant établie par la verbalisation à plus de trois reprises

des obligations évoquées ci-dessus, alors même qu’un recours a pu être exercé contre l’une

d’elles, ainsi qu’il l’a été exposé ci-dessus (v. point 3. b. (ii)).

L’élément matériel n’étant pas contestable, et étant constitué par la réunion de plusieurs

contraventions, l’élément moral de l’infraction ne peut pas davantage être apprécié par le juge

pénal.

En effet, il est utile de rappeler qu’aux termes de l’article 121-3 du Code pénal, « il n’y a point

de contravention en cas de force majeure », ce dont il est déduit que les contraventions ne

nécessitent pas la démonstration d’un élément moral, à la différence du délit, lequel, aux termes

du même article, n’est pas constitué sans intention de le commettre.

S’agissant des dispositions litigieuses, dans la mesure où l’élément matériel est caractérisé par

la réunion de plus de trois verbalisations, lesquelles s’affranchissent de la démonstration d’un

élément moral, le juge pénal n’est pas davantage en mesure d’apprécier l’élément moral

du délit, quand bien même le justiciable tenterait d’établir qu’il n’avait pas l’intention de

violer les articles L. 3131-1 et L. 3131-15 à L. 3131-17 du Code de la santé publique.

Ces dispositions érigent donc en délit des faits purement matériels, qui ne nécessitent pas

la démonstration d’un élément intentionnel, alors que l’article 121-3 du Code pénal

l’exige.

Il résulte de ce qui précède que, d’une part, le délit étant caractérisé dès lors que plus de trois

contraventions ont été dressées, le justiciable n’est pas en mesure de contester la matérialité des

faits qui lui sont reprochés.

D’autre part, l’élément matériel du délit étant constitué par des simples contraventions,

lesquelles ne nécessitent pas la démonstration d’un élément intentionnel, le juge pénal n’est pas

en mesure d’apprécier l’élément intentionnel du délit, quand bien même le justiciable tenterait

d’en contester la réalité.

Dès lors, les dispositions litigieuses méconnaissent les droits de la défense en ce que le

justiciable se trouve dans l’impossibilité de contester aussi bien l’élément matériel que

l’élément moral du délit, le juge n’étant pas en mesure d’apprécier l’intentionnalité, celle-

ci dépendant de simples contraventions pour lesquelles la démonstration de l’élément

moral n’est pas nécessaire.

d. S’agissant de l’atteinte au principe de légalité des délits et des peines

En droit, il résulte de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen que :

« La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être

puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement

appliquée ».

L’article 34 de la Constitution de 1958 prévoit également que :

Page 15: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

15

« La loi fixe les règles concernant :

[…]

- la détermination des crimes et des délits ainsi que les peines qui leur sont applicables ;

la procédure pénale ».

Le Conseil constitutionnel juge, sur le fondement de ces dispositions, dont découle le principe

de légalité des délits et des peines, qu’il appartient au « législateur de définir les infractions

en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l'arbitraire » (Cons. Constit., 20 janvier

1981, 80-127 DC).

Le Conseil constitutionnel veille également à ce que les infractions prévues par le législateur

ne soient pas susceptible d’altérer l’unité de leur définition légale (Cons. Const., n° 82-145 DC).

Il résulte également d’une décision du Conseil Constitutionnel du 5 mai 1998 que le législateur

doit également fixer le champ d’application des « immunités » qu’il instaure (Cons. Constit.,

n° 98-399 DC, § 7).

Le Conseil constitutionnel a par ailleurs rappelé, dans une décision du 27 juillet 2000 que le

principe de légalité des délits et des peines imposait au législateur de déterminer « les

caractéristiques essentielles du comportement fautif des intéressés » (Cons. Const., n° 2000-

433 DC, § 61) et de « fixer lui-même le champ d’application de la loi pénale » (Cons. Const.,

12 janvier 2002, n° 2001-455 DC, § 82) en la définissant en des termes « suffisamment clairs

et précis » (Ibid.).

Il faut également comprendre d’une décision du 19 septembre 2014 que le législateur ne peut

respecter le principe de légalité des délits et des peines « qu'en prévoyant des exceptions dans

les « cas prévus par la loi » à l'incrimination qu'elles définissent » (Cons. Const., n° 2014-

412 QPC, § 12).

De manière plus récente, le Conseil constitutionnel a jugé que le fait d’édicter des délits

réprimant la méconnaissance d’obligations donc le contenu n’est pas défini par la loi mais par

le bureau d’une assemblée parlementaire méconnaît le principe de légalité des délits et des

peines (Cons. Const., 8 décembre 2016, n° 2016-741 DC, § 36).

Enfin, par une décision question prioritaire de constitutionnalité du 24 janvier 2017, le Conseil

constitutionnel a jugé (Cons. Const., Audrey J., n° 2016-608 QPC) :

« 6. S'il est possible au législateur de fixer les règles relatives à la communication avec

les détenus compte tenu des contraintes inhérentes à la détention, il s'en est remis en

l'espèce au pouvoir réglementaire pour déterminer la portée du délit de

communication irrégulière avec une personne détenue. Il en résulte que le législateur,

qui n'a pas fixé lui-même le champ d'application de la loi pénale, a méconnu les

exigences découlant du principe de légalité des délits et des peines ».

Martine Herzog-Evans, Professeur à l’Université de Reims, commentait en ces termes cette

décision (L’article 434-35 du code pénal paralysé par le Conseil constitutionnel, AJ Pénal 2017,

p.130) :

« Le Conseil constitutionnel a en effet déclaré inconstitutionnelle cette disposition qui

renvoyait la détermination des contours exacts d'une qualification pénale de nature

Page 16: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

16

délictuelle au pouvoir réglementaire, alors que l'article 34 de la Constitution en

réserve la détermination au législateur. Autrement formulé sous l'angle du droit pénal,

ceci signifiait qu'il y avait là une violation du principe cardinal de légalité, selon

l'heureuse formule de Jean Pradel ».

Agathe Lepage, Professeur à l’Université Paris II Panthéon-Assas, relevait au sujet de cette

décision (Communication avec un détenu, l’interdiction de communiquer avec un détenu à

l’épreuve du principe de légalité des délits et des peines, Communication commerce

électronique n°3, Mars 2017, Comm. 24) :

« Cette décision ne saurait surprendre. Il découle du principe de légalité des délits et

des peines que le législateur ne saurait incriminer en renvoyant le soin à des

dispositions réglementaires de déterminer le contenu de l'infraction ».

En l’espèce, le quatrième alinéa de l’article 3136-1 du Code de la Santé publique crée un délit

pénal dès lors qu’une violation des règles prévues aux articles L. 3131-1 et L. 3131-15 à L.

3131-17 du Code de la santé publique est verbalisée à plus de trois reprises dans un délai de

trente jours, délit réprimé par six mois d’emprisonnement et 3.750 euros d’amende.

En premier lieu, il apparaît qu’en édictant ces dispositions, le législateur a méconnu le principe

de légalité des délits et des peines en ce qu’il n’a pas défini les infractions en des termes

suffisamment clairs et précis.

En effet, l’ensemble des obligations contenues dans les articles L. 3131-1 et L. 3131-15 à L.

3131-17 du Code de la santé publique, dont la méconnaissance est susceptible d’entraîner la

verbalisation d’un individu, puis la caractérisation du délit prévu au quatrième alinéa de l’article

L. 3136-1, ne sont pas définies avec suffisamment de clarté et de précision par le législateur.

Pour s’en convaincre, le Tribunal pourra par exemple constater que le premier alinéa de l’article

L. 3131-15 du Code de la santé publique autorise le Premier ministre, par décret règlementaire,

à « restreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhicules dans les lieux et aux

heures fixés par décret », tandis que le deuxième alinéa du même article lui permet « d’interdire

aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement

indispensables aux besoins familiaux ou de santé », formulations extrêmement vagues et

imprécises susceptibles de permettre l’arbitraire, ce que prohibe la jurisprudence du Conseil

constitutionnel.

Ces formulations ne peuvent en aucun cas être regardées comme déterminant « les

caractéristiques essentielles du comportement fautif des intéressés » (Cons. Const., n° 2000-

433 DC, § 61).

Le champ d’application du délit pénal créé par les dispositions attaquées s’en trouve dès lors

mécaniquement affecté, celui-ci visant à réprimer la violation d’obligations définies de manière

insuffisamment précises par le législateur, laissant, de facto, un pouvoir considérable au pouvoir

réglementaire dans leur définition.

Page 17: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

17

En effet, en deuxième lieu, en édictant les dispositions litigieuses, le législateur n’a pas fixé

lui-même le champ d’application de la loi pénale, et s’en est remis au pouvoir réglementaire

pour déterminer la portée et le contenu du délit qu’il a créé, en méconnaissance principe de

légalité des délits et des peines.

C’est en effet le pouvoir réglementaire qui définit les contours d’une l’infraction pouvant

donner lieu à plusieurs verbalisations, puis à une peine d’emprisonnement selon les dispositions

attaquées.

Depuis la proclamation de l’état d’urgence sanitaire, un premier décret n° 2020-293 a été publié

le 23 mars 2020, complété par un second décret n° 2020-344 le 27 mars 2020.

A ce jour, près de 480.000 verbalisations ont été dressées en violation des règles prévues par

ces décrets12.

L’article 3 du décret n° 2020-293 énonce ainsi :

« I. - Jusqu'au 31 mars 2020, tout déplacement de personne hors de son domicile est

interdit à l'exception des déplacements pour les motifs suivants en évitant tout

regroupement de personnes :

1° Trajets entre le domicile et le ou les lieux d'exercice de l'activité professionnelle et

déplacements professionnels insusceptibles d'être différés ;

2° Déplacements pour effectuer des achats de fournitures nécessaires à l'activité

professionnelle et des achats de première nécessité dans des établissements dont les

activités demeurent autorisées par l'article 8 du présent décret ;

3° Déplacements pour motifs de santé à l'exception des consultations et soins pouvant

être assurés à distance et, sauf pour les patients atteints d'une affection de longue durée,

de ceux qui peuvent être différés ;

4° Déplacements pour motif familial impérieux, pour l'assistance des personnes

vulnérables et pour la garde d'enfants ;

5° Déplacements brefs, dans la limite d'une heure quotidienne et dans un rayon maximal

d'un kilomètre autour du domicile, liés soit à l'activité physique individuelle des

personnes, à l'exclusion de toute pratique sportive collective et de toute proximité avec

d'autres personnes, soit à la promenade avec les seules personnes regroupées dans un

même domicile, soit aux besoins des animaux de compagnie ; »

La mise en œuvre du décret illustre parfaitement l’insuffisante définition du champ

d’application du délit pénal créé par les dispositions attaquées.

De nombreux articles de presse se sont ainsi fait l’écho des différences d’application du décret

n° 2020-293, directement imputables à l’insuffisance du champ d’application de la loi, alors

même que l’inobservation, à plus de trois reprises, des obligations qu’il contient suffit à

caractériser l’existence d’un délit pénal en vertu des dispositions attaquées.

12 https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/coronavirus-pres-de-480000-contraventions-dressees-

sur-8-2millions-de-controles-depuis-le-debut-du-confinement-annonce-christophe-castaner_3902063.html

Page 18: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

18

Alors même que le décret ne prévoit pas de telles interdictions, certains individus ont ainsi été

verbalisés pour avoir écrit une date sur l’attestation dérogatoire prévue par le décret au crayon

de papier13, pour être sorti dans un rayon de 500 mètres autour de chez soi14, ou de 200 mètres15.

La définition « d’achats de première nécessité » prévue à l’article 3 du décret n° 2020-293 a

également fait l’objet d’une application divergente, offrant souvent aux agents verbalisateurs

une grande marge d’appréciation.

C’est ainsi qu’une femme a été verbalisée pour avoir acheté des serviettes hygiéniques, tandis

qu’un homme était sanctionné d’une amende de 135 euros pour s’être rendu dans une

boulangerie, deux achats n’ayant été observés comme « de première nécessité », selon les

agents verbalisateurs16.

Le fait de confier aux agents verbalisateurs une telle marge d’appréciation apparaît tout à fait

contraire au principe de légalité des délits et des peines en ce que cela ouvre la voie à l’arbitraire,

en leur permettant de se fonder sur d’autres critères que la norme de droit, supposée

justifier leur pouvoir.

Habituellement, l’application de la norme de droit en matière contraventionnelle doit répondre

à l’application de critères objectifs.

C’est d’ailleurs ce qui justifie le régime probatoire particulier dont bénéficient les

contraventions, celles-ci faisant foi jusqu’à preuve du contraire, aux termes de l’article 537 du

Code de procédure pénale.

Or en l’espèce, compte tenu de la rédaction lacunaire de la règle de droit, et dont les dispositions

attaquées répriment l’inobservation, les agents verbalisateurs peuvent, dans le cadre de leur

office, se livrer à une appréciation tout à fait subjective de la situation.

Tous ces éléments permettent donc au pouvoir règlementaire et, par extension, aux agents

chargés de son application, de modifier librement l’application de la règle de droit, par des voies

autres que celles légalement prévues et encadrées.

13 https://www.lesinrocks.com/2020/04/02/actualite/societe/quand-les-verbalisations-pour-non-respect-du-

confinement-deviennent-abusives/ 14 https://amp.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/le-pouliguen-44510/le-pouliguen-135-parce-qu-elle-allait-nourrir-

ses-chevaux-au-pre-9c5f6c4c-6d15-11ea-8c90-8c4540159bf3?__twitter_impression=true 15 www.leparisien.fr/hauts-de-seine-92/controle-a-velo-a-200-m-de-chez-lui-il-ecope-de-135-eur-d-amende-23-

03-2020-8286018.php 16 https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/coronavirus-un-site-collecte-les-temoignages-de-

personnes-verbalisees-pour-des-motifs-discutables-6791554.

Page 19: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

19

A cet égard, il est frappant de constater que si le Ministère des sports considère que l’usage du

vélo est prohibé, le Ministère de l’Intérieur l’autorise17, mais uniquement comme moyen de

locomotion, et non comme loisir18.

De la même manière, le 26 mars 2020, le Ministère de l’Intérieur a imposé que lors d’une sortie

avec ses enfants, seul un parent soit présent, par publication sur les réseaux sociaux19.

17https://www.nouvelobs.com/societe/20200319.OBS26301/confinement-peut-on-faire-du-velo-le-

gouvernement-dit-non-la-police-dit-oui.html 18 https://twitter.com/Place_Beauvau/status/1243217161503617025. 19 https://twitter.com/Place_Beauvau/status/1243217165576294402

Page 20: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

20

Il est utile de préciser que toutes ces règles, dont l’application variable porte

indiscutablement atteinte à l’unité de la définition légale, ne sont en aucun cas prévues

par le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020.

Pourtant, leur inobservation peut servir de fondement à une verbalisation puis, in fine¸ au-delà

de trois verbalisations, à la constitution du délit pénal créé par les dispositions litigieuses et

réprimé par six mois d’emprisonnement.

Le champ d’application des dispositions litigieuses dépend donc essentiellement des

critères posés par le pouvoir règlementaire, auquel le législateur a confié le soin de fixer

le contenu et la portée du délit pénal.

Il résulte de ce qui précède que les dispositions attaquées portent atteinte au principe de

légalité des délits et des peines.

e. S’agissant de l’atteinte au principe de nécessite et de proportionnalité des

peines

En droit, il résulte de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen :

« La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne

peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et

légalement appliquée ».

Le Conseil constitutionnel déduit de ces dispositions l’existence d’un principe de nécessité et

de proportionnalité des peines.

Le Conseil constitutionnel prohibe ainsi, sur le fondement de ce principe, le caractère

automatique des peines (v. Cons. Const., Décision n° 93-325 du 13 août 1993, § 49 ; Cons.

Page 21: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

21

Const., Décision n° 2000-433 DC du 27 juillet 2000, § 52 ; Cons. const., 8 sept. 2017, no 2017-

752 DC, § 11).

Il incombe également au Conseil Constitutionnel, sur le fondement de ce principe, de s’assurer

de l’absence de disproportion manifeste entre l’infraction et la peine encourue (v. Cons. Const.,

22 juillet 2016, n° 2014-554 QPC, § 7 ; Cons. Const., 6 septembre 2019, QPC n° 2019-799, §

8).

Enfin, le Conseil constitutionnel impose, en vertu du principe de légalité des délits et des peines,

que « lorsque plusieurs sanctions prononcées pour un même fait sont susceptibles de se

cumuler, le principe de proportionnalité implique, qu’en tout état de cause, le montant global

des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des

sanctions encourues » (Cons. Const., 1er juillet 2016, Décision n° 2016-550 QPC, § 8).

En l’espèce, les dispositions attaquées méconnaissent le principe de nécessité et de

proportionnalité des peines en ce qu’elles introduisent une incrimination disproportionnée (i),

une peine disproportionnée (ii), et en ce qu’elles permettent un cumul de sanctions pour des

faits identiques sans imposer au législateur la prise en compte des peines déjà prononcées (iii).

(i) Sur l’absence de proportionnalité de l’incrimination

En premier lieu, l’incrimination créée méconnaît le principe de légalité des délits et des peines

en ce qu’elle érige en délit des faits purement matériels et en ce qu’elle conduit à caractériser

automatiquement le délit pénal.

En effet, d’une part, les dispositions litigieuses érigent en délit des faits purement matériels

pour lesquels la démonstration d’un élément moral n’est pas nécessaire, alors qu’aux termes de

l’article 121-3 du Code pénal, il n’est point de délit « sans intention de le commettre », sauf

dans certains cas énumérés par le même article.

Cette règle souffre certes d’exceptions, rigoureusement énumérées par le même article, mais

dont le délit introduit par les dispositions attaquées ne fait pas partie.

Dès lors, l’incrimination créée par le quatrième alinéa de l’article L. 3136-1 du Code de

la santé publique permettent d’ériger en délit des faits purement matériels.

D’autre part, et par voie de conséquence, cette incrimination, dont il a été exposé qu’elle était

de nature à priver le justiciable de contester aussi bien l’élément matériel que l’élément

intentionnel du délit, conduit à caractériser automatiquement le délit pénal créé par les

dispositions attaquées, et, partant, à exposer le justiciable de manière toute aussi

automatique à une peine.

A ce premier égard, l’incrimination créée par les dispositions attaquées méconnaît ce principe.

(ii) Sur l’absence de proportionnalité de la peine

Page 22: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

22

En deuxième lieu, les dispositions attaquées méconnaissent le principe de nécessité et de

proportionnalité des peines en ce qu’elles créent une peine manifestement disproportionnée eu

égard à l’infraction.

En effet, la possibilité d’infliger une peine d’emprisonnement à un individu poursuivi pour avoir

été verbalisé à plusieurs reprises pour violation des obligations de confinement apparaît

disproportionnée, ce d’autant plus qu’ainsi qu’il l’a été exposé ci-dessus, l’impossibilité de

contester la matérialité de faits établis par des contraventions et, partant, leur intentionnalité

expose le justiciable à être condamné automatiquement par le juge pénal.

Une telle peine apparaît d’autant plus disproportionnée qu’elle crée également une importante

contradiction avec les déclarations de la Garde des Sceaux selon lesquelles la population

carcérale devrait être régulée20,21.

Les dispositions litigieuses font ainsi naître le risque que des personnes potentiellement

infectées au virus dont elles cherchent à éviter la propagation le transmettent dans un espace

clos, la prison, où le respect des règles sanitaires les plus élémentaires, telles que le confinement,

est impossible.

Cette contradiction était d’ailleurs expressément soulignée par des parlementaires eux-

mêmes (v. point 3. a.).

En tout état de cause, il importe de rappeler que le délit créé aurait tout à fait pu être sanctionnée

d’une amende forfaitaire délictuelle, telle que celle prévue à l’article 495-17 du Code de

procédure pénale.

Dans ces conditions, la peine d’emprisonnement encourue, pour une simple répétition de

comportements contraventionnels, apparaît tout à fait disproportionnée.

(iii) Sur le cumul des sanctions pour des faits identiques sans imposer au

législateur la prise en compte de peines déjà prononcées

En dernier lieu, les dispositions litigieuses méconnaissent le principe de nécessité et de

proportionnalité des peines en ce qu’elles permettent à un justiciable d’être puni, pour les

mêmes faits, à la fois par des amendes contraventionnelles et délictuelles,

En effet, les dispositions attaquées sanctionnent un individu à la fois de plusieurs peines

d’amendes contraventionnelles, puis d’une peine d’amende délictuelle réprimant des

infractions déjà sanctionnées.

Dès lors, les dispositions litigieuses permettent, pour les mêmes faits, considérés comme un

ensemble, de cumuler aux amendes contraventionnelles déjà cumulées entre elles une autre

amende délictuelle, sans imposer la prise en compte des peines déjà prononcées, au mépris

de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

20 https://www.lefigaro.fr/actualite-france/coronavirus-belloubet-vise-la-liberation-de-5-000-detenus-20200323 21 https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/03/20/face-au-coronavirus-la-france-reduit-le-nombre-de-

personnes-en-prison_6033755_3224.html

Page 23: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

23

Dès lors, les dispositions litigieuses méconnaissent le principe de nécessité et de

proportionnalité des peines.

De ce chef également, cette question prioritaire de constitutionnalité est vouée à être transmise

à la Cour de cassation.

Page 24: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

24

PAR CES MOTIFS

Vu, les articles 8 et 16 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen,

Vu, les articles 34, 61-1 de la Constitution,

Vu, l’article 23-2 de la loi organique n° 2009-1523,

Vu, le Code de procédure pénale

L’exposant conclut à ce qu’il plaise au Tribunal correctionnel de Paris :

- STATUER sans délai sur la présente question prioritaire de Constitutionnalité,

conformément à l’article 23-2 de la loi organique n° 2009-1523 et l’article R. 49-26 du

Code de procédure pénale ;

- CONSTATER l’existence du moyen contestant la conformité d’une disposition

législative aux droits et libertés garantis par la Constitution ;

- CONSTATER que la question soulevée est applicable au litige, et qu’elle constitue le

fondement des poursuites dont est saisi le Tribunal correctionnel de Paris ;

- CONSTATER que la question soulevée porte sur une disposition qui n’a pas déjà été

déclarée conforme à la Constitution ;

- CONSTATER que la question soulevée n’est pas dépourvue de caractère sérieux ;

EN CONSEQUENCE,

- TRANSMETTRE sans délai à la Cour de Cassation la question suivante :

« En édictant les dispositions du quatrième alinéa de l’article L. 3136-1 du Code de la

santé publique tel que modifié par la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour

faire face à l’épidémie de covid-19, le législateur a-t-il, en premier lieu, porté atteinte

au droit à un recours effectif, en deuxième lieu, porté atteinte aux droits de la défense,

en troisième lieu, méconnu le principe de légalité des délits et des peines, et en

quatrième lieu, méconnu le principe de nécessité et de proportionnalité des peines ? ».

Avec toutes conséquences de droit.

Gaspard LINDON

Magali WOCH

Maïa KANTOR

Page 25: LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS · LA CONFERENCE DES AVOCATS DU BARREAU DE PARIS N° du Parquet : Audience du avril 2020 ... En droit, il résulte de l’article 61-1

25

Camille FONDA

Dylan SLAMA

Bruno GENDRIN

Antoine ORY

Chloé REDON

Mourad BATTIKH

Romain RUIZ

Charles CONSIGNY

Dimitri GREMONT