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Session théologique La foi à l’épreuve du mal. Relire Gesché — U.C.L. 23 et 24 août 2007 1 / 25 UNIVERSITE CATHOLIQUE DE LOUVAIN Faculté de théologie Session de théologie les 23-24 août 2007 LA FOI À L’ÉPREUVE DU MAL. RELIRE GESCHÉ. OUVERTURE DE LA SESSION Benoît Bourgine (UCL) Bienvenue à la session théologique, la première du genre. La Faculté de théologie a pris l’initiative et porte le projet, mais c’est une équipe plus large notamment composé d’inspecteurs qui a travaillé ces derniers mois à la préparation de la session. En quelques mots, voici les objectifs et le fonctionnement de la session, je dirai ensuite un bref mot sur Adolphe Gesché et un mot plus bref encore sur le texte qui fait l’objet du travail de la matinée. Les objectifs de la session, autrement dit l’esprit de la session. On peut le résumer par un slogan : LIRE POUR PENSER Deux verbes d’actions. D’abord la visée : PENSER, penser la foi à neuf : l’intelligence de la foi pour rester vivante suppose un travail d’appropriation de ce qui est transmis ; penser la foi, c’est forcément la re-penser ; c’est un travail ! Vivre dans le monde complexe comme le nôtre, plutôt hostile à la foi en sachant que la vérité de notre existence se trouve en Jésus Christ, ça n’est pas évident. Je m’étonne d’ailleurs qu’il y ait si peu de groupes de réflexion théologique en comparaison des groupes bibliques existants : visiter les sources scripturaires est indispensable, mais articuler le sens ne l’est pas moins. Donc LIRE POUR PENSER Le deuxième verbe du slogan désigne en fait un moyen, LIRE. Rien de tel pour être stimulé à re-penser la foi que la lecture d’un texte théologique fondamental, fondamental c’est-à-dire un texte qui puise profond et, grâce à cette profondeur, nous aide à y voir plus clair ; donc une réflexion théologique qui puise d’une manière ou d’une autre aux sources de la révélation et qui soit capable d’en tirer de quoi raviver l’intelligence de l’existence croyante. LIRE, lire par soi-même, mais tout l’intérêt de la session, c’est de s’aider les uns les autres à bien lire, à mieux lire, par le travail en atelier et par les exposés. Une aide qui n’est pas superflue non seulement parce que les théologiens ne sont pas toujours faciles à lire mais surtout parce que le partage enrichit la réflexion. La session a pleinement rempli ses objectifs si elle a réveillé en vous le goût de lire, le plaisir de lire dans ce but, si elle vous donne l’envie de lire pour penser la foi. Certes, on peut espérer qu’au terme quelques lumières vous parviennent sur l’obscure question du mal, mais l’essentiel c’est d’exercer la compétence de lecture de ce type de texte et de structuration de notre propre réflexion théologique à l’occasion de ce thème. J’attire l’attention sur la dimension œcuménique de la session marquée par la présence d’animateurs et de participants orthodoxes et protestants.

LA FOI À L’ÉPREUVE DU MAL. RELIRE GESCHÉ

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Bien lire un théologien, me semble-t-il, ce n’est pas d’abord y trouver des réponses toutes faites; ce n’estpas rien de tomber sur des perles, certes, mais il est plus important encore d’y surprendre le cheminementd’une authentique réflexion théologique

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Session théologique La foi à l’épreuve du mal. Relire Gesché — U.C.L. 23 et 24 août 2007 1 / 25

UNIVERSITE CATHOLIQUE DE LOUVAIN Faculté de théologie Session de théologie les 23-24 août 2007

LA FOI À L’ÉPREUVE DU MAL. RELIRE GESCHÉ.

OUVERTURE DE LA SESSION Benoît Bourgine (UCL)

Bienvenue à la session théologique, la première du genre. La Faculté de théologie a pris l’initiative et

porte le projet, mais c’est une équipe plus large notamment composé d’inspecteurs qui a travaillé ces derniers mois à la préparation de la session.

En quelques mots, voici les objectifs et le fonctionnement de la session, je dirai ensuite un bref mot sur

Adolphe Gesché et un mot plus bref encore sur le texte qui fait l’objet du travail de la matinée. Les objectifs de la session, autrement dit l’esprit de la session. On peut le résumer par un slogan : LIRE POUR PENSER Deux verbes d’actions. D’abord la visée : PENSER, penser la foi à neuf : l’intelligence de la foi pour

rester vivante suppose un travail d’appropriation de ce qui est transmis ; penser la foi, c’est forcément la re-penser ; c’est un travail ! Vivre dans le monde complexe comme le nôtre, plutôt hostile à la foi en sachant que la vérité de notre existence se trouve en Jésus Christ, ça n’est pas évident. Je m’étonne d’ailleurs qu’il y ait si peu de groupes de réflexion théologique en comparaison des groupes bibliques existants : visiter les sources scripturaires est indispensable, mais articuler le sens ne l’est pas moins.

Donc LIRE POUR PENSER Le deuxième verbe du slogan désigne en fait un moyen, LIRE. Rien de tel pour être stimulé à re-penser

la foi que la lecture d’un texte théologique fondamental, fondamental c’est-à-dire un texte qui puise profond et, grâce à cette profondeur, nous aide à y voir plus clair ; donc une réflexion théologique qui puise d’une manière ou d’une autre aux sources de la révélation et qui soit capable d’en tirer de quoi raviver l’intelligence de l’existence croyante. LIRE, lire par soi-même, mais tout l’intérêt de la session, c’est de s’aider les uns les autres à bien lire, à mieux lire, par le travail en atelier et par les exposés. Une aide qui n’est pas superflue non seulement parce que les théologiens ne sont pas toujours faciles à lire mais surtout parce que le partage enrichit la réflexion.

La session a pleinement rempli ses objectifs si elle a réveillé en vous le goût de lire, le plaisir de lire

dans ce but, si elle vous donne l’envie de lire pour penser la foi. Certes, on peut espérer qu’au terme quelques lumières vous parviennent sur l’obscure question du mal, mais l’essentiel c’est d’exercer la compétence de lecture de ce type de texte et de structuration de notre propre réflexion théologique à l’occasion de ce thème. J’attire l’attention sur la dimension œcuménique de la session marquée par la présence d’animateurs et de participants orthodoxes et protestants.

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Le fonctionnement de la session, la lettre. Chaque demi-journée est consacrée à une péricope du chapitre II du livre de Gesché sur « Le mal ».

Après une brève introduction en séance plénière dans cet auditoire destiné à lancer la lecture, le texte est travaillé en atelier : c’est là que se joue l’essentiel de la session. Le travail en atelier est conçu pour mettre le texte au centre : d’abord une lecture par l’animatrice (-teur), puis une lecture personnelle silencieuse avec en tête la première question, puis un échange sur les questions posées pendant environ trois quarts d’heure ; dans les dernières minutes, le groupe se met d’accord sur une découverte ou une perplexité qui sera communiquée à l’orateur pendant la pause-café, qui a lieu dans le hall de la faculté de théologie. Un théologien propose enfin une relecture du texte : comment la lecture l’a fait penser ? en intégrant les échos des différents ateliers.

Un mot sur le choix d’Adolphe Gesché : pourquoi choisir ce théologien belge, qui a enseigné plus de

trois décennies dans notre Faculté, pratiquement jusqu’à son décès en 2003 ? Parce que Gesché est un penseur original qui, comme théologien, a renouvelé la manière de voir les grandes questions de la foi. Il a la marque des grands : le point de vue de la foi sur les questions de sens est si bien repensé dans la culture qui est la nôtre qu’il en paraît nouveau, que ça a goût de vérité. Il a vécu sa mission de théologien comme un ministère, conscient que la foi cesse d’être croyable si elle n’est plus pensable à l’intérieur d’une culture donnée.

Un mot sur le texte d’aujourd’hui. C’est le premier volet d’un chapitre qui en comprend trois ; nous verrons les deux autres respectivement

cet après-midi et demain matin. Le texte de demain après midi correspond à la conclusion du chapitre. Le chapitre porte sur « Dieu dans l’énigme du mal » : ce qu’est le mal et quelle est notre responsabilité ;

il se propose d’impliquer Dieu dans la question. Pendant l’atelier, votre mission si vous l’acceptez consiste à comprendre le cheminement de pensée de Gesché, à suivre de près. C’est l’objet du premier volet, qui correspond à un moment narratif, descriptif « la surprise de Dieu devant le mal »

Les questions. Deux questions vous sont proposées pour orienter votre lecture de Gesché : vous les avez le livret. La première : repérer dans le texte ce qui permet à Gesché de parler de « surprise de Dieu ». Bien que c’est une lecture partielle du texte : « penser c’est choisir », mais est-ce arbitraire pour autant :

les éléments qu’il signale sont-ils inventés ? Surprendre Gesché, lecteur du récit biblique, autrement qu’un exégète.

La seconde pour voir ce qu’il fait de cette intuition. La manière de poser la question du mal en est-elle affectée ?

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Jeudi 23 août 2007 - Matinée

Exposé sur le premier texte LA SURPRISE DE DIEU DEVANT LE MAL

Approche de théologie narrative Benoît Bourgine (UCL)

Bien lire un théologien, me semble-t-il, ce n’est pas d’abord y trouver des réponses toutes faites; ce n’est pas rien de tomber sur des perles, certes, mais il est plus important encore d’y surprendre le cheminement d’une authentique réflexion théologique. C’était d’ailleurs la visée de Gesché dans ses cours et ses ouvrages : provoquer chacun à une pensée personnelle, susciter une appropriation par autrui dans la communion des esprits. Se donner les moyens de penser par soi-même ; on n’a vraiment compris quelque chose que lorsqu’on peut l’exprimer avec ses propres mots.

L’hypothèse de départ de Gesché qui précède notre texte est explicitée comme suit :

« Ma démarche consistera à avancer ici le mot ‘Dieu’. Au vrai, n’est-ce pas toujours cela la théologie : déposer une question en Dieu (in Deo) ou poser Dieu en une question, et voir ce qu’il en advient. Avancer le mot Dieu. Avec intrépidité.1 »

Voilà pour Gesché la manière de penser en théologie : mettre Dieu dans la question. Dieu pour penser le sens du monde et de nos existences. L’hypothèse est la suivante : on aurait tort de se priver de Dieu qui est « l’idée la plus extrême » pour penser ce qui est importe pour l’humain.

Plan. Deux temps : un premier temps dans lequel j’aimerais commenter au fil du texte : de même que Gesché raconte l’Écriture, je désire pour ma part raconter Gesché en train de lire l’Écriture, afin d’identifier sa démarche et ses attitudes. Dans un deuxième temps, je situerai cette démarche dans l’ensemble de l’article pour en tirer des enseignements sur la méthode de la réflexion théologique.

I

Gesché commence par une « approche de théologie narrative ». En quoi consiste-t-elle ? On le voit suivre le récit, et plus que le suivre, lui accorder du crédit. Un théologien lisant le récit biblique a tendance à projeter sur le texte son bagage dogmatique et à y trouver confirmation de ses préjugés et précompréhensions. Le texte en perd son mystère, son énigme ; le voilà neutralisé, dépouillé de son altérité, de tout vouloir-dire propre. Il ne s’est rien passé, pas d’échange, de découverte, rien de nouveau. Une autre démarche nous est montrée ici. Gesché prend au sérieux la naïveté du récit. Lui-même se laisse surprendre, au lieu d’anticiper le sens par ses idées préconçues. Il refuse de traduire directement. Il observe Dieu comme un personnage de l’intrigue : ce qu’il est en fait dans le récit ; et Gesché prend très au sérieux cette insertion du personnage de Dieu dans l’intrigue, il le suit de très près : comment Dieu s’en sort avec cette question, il guette ses réactions, note la succession des événements. C’est ainsi qu’il trouve un fil.

D’où vient le thème de la surprise de Dieu ? Vous pouvez lire beaucoup de théologiens d’hier et d’aujourd’hui, vous n’y entendrez pas parler de surprise. D’habitude le mal trouve sa place dans un ensemble plus vaste, un système cohérent où il semble « récupéré », assagi, domestiqué ; le lecteur est lui éclairé, rassuré. Ici rien de tout cela. On est placés devant une surprise, or qui dit surprise dit incertitude, inquiétude, perte de contrôle ou du moins perte de la maîtrise des événements.

« Le mal surgit comme ce qui n’a pas été prévu (…) le surgissement du mal fait songer à l’irruption d’un mauvais coup inattendu » : au lieu d’édulcorer la manière de parler dont le mythe parle à propos de Dieu, une manière qu’on peut qualifier d’assez légère, il la prend au sérieux : il se défend de la réduire au silence par scrupule métaphysique : après tout, Dieu peut-il tout simplement être surpris ? Dieu est omniscient,

1 Adolphe GESCHÉ, Dieu pour penser, t. 1, Le mal, Paris, Cerf, 1993, p. 46.

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tout-puissant, il est l’absolu, où y aurait-il place pour l’imprévu, la contingence ? Ne pas prévoir, n’est-ce pas pour Dieu une défaillance, une faille dans sa toute-puissance ? Non il fait confiance au récit pour lui donner le bon point de départ. Il refuse les sentiers battus, qui nous évitent de penser, qui sont la défaite de la pensée. Il refuse des solutions théologiques toutes faites : il ne suffit pas de connaître le numéro concerné dans le catéchisme. Une répétition est infidèle : la pensée de la foi est une pensée vivante qui circule dans les Écritures et la Tradition, elle ne reste fidèle qu’en la gardant vivante et donc en la re-pensant. Lire à neuf , penser à neuf : condition de compréhension, de fidélité !

Il doit sa découverte à sa « lenteur » (ne pas courir trop vite aux solutions, cf. n. 1). Il se laisse instruire par les détours, les sinuosités du récit ne sont pas des détours. J’attire votre attention sur le caractère presque insignifiant de cette remarque de Gesché qui suit pas à pas le récit : « le mal est ce qui n’a pas été prévu ». Et alors ? Il remarque en réalité un « blanc » du récit, un non-dit : le mal n’est pas explicitement présent de Gn 1, il n’arrive en tout cas pas dans ce vocabulaire. Autre remarque insignifiante : l’entrée en scène d’un inconnu, le serpent, coïncide avec l’entrée du mal. Oui, et alors ? Facile de filer vers les solutions théoriques aux grandes questions. Non, Gesché séjourne dans ces observations apparemment insignifiantes : dans un récit, l’intrigue véhicule le sens. Ceux d’entre vous qui ont déjà lu des midrashim ou de l’exégèse rabbinique sentent la proximité avec la démarche de Gesché: Dieu est un personnage familier avec lequel on est à tu et à toi. C’est le « Saint Béni soit-il », bien sûr, adoré comme l’Unique et le Saint, mais c’est aussi quelqu’un qu’on rencontre à chaque page de la Bible en train de dialoguer avec Adam, Noé, Abraham et les autres ; c’est donc quelqu’un qu’on interpelle avec la même franchise, le même franc-parler qu’Abraham et Moïse et surtout un certain Jésus, puisque c’est le même Esprit qui nous relie au Père. Ici, Dieu a des sentiments humains que lui prête d’ailleurs la Bible et qu’il serait facile de mettre sur le dos d’une « façon de parler » naïve. Dieu en lui-même est tel qu’il est dans la révélation : voir la succesion des verbes : se repent, demande, descend voir, s’étonne, se scandalise, perd cœur et s’indigne ! Gesché a bien raison de ne pas passer trop vite là-dessus : une logique d’alliance habite ces termes : Dieu est en relation avec ceux qu’il a choisis, il ne fait pas mine, il est impliqué : entrer en relation c’est se mettre en dépendance, c’est accepter d’être surpris par la liberté de l’autre; il y a même une logique d’incarnation : Jésus Christ, le Verbe fait chair, va au bout de cette logique au point de vivre dans sa chair le drame du rejet par l’autre, de cette imprudence : le fait de s’être lié à un partenaire dans l’alliance, l’humain, qu’il a fait libre et vivant, donc par définition imprévisible.

Gesché parle d’un « premier geste théologique », il ne dit pas : manière de parler du mythe. La théologie tente de suivre l’Écriture, de l’interpréter, de la comprendre, pas de la précéder ou de dire mieux qu’elle, mais d’imiter pas à pas ses gestes théologiques. Il apprend à être théologien à l’école de l’Écriture.

Tout est instructif dans la démarche qu’il nous propose. Surtout le point de départ. Gesché considère qu’il est capital de bien situer la question : la localiser en son lieu propre, en son « lieu natal » aime à dire Gesché, par delà les répétitions desséchées de formules toutes faites. Puis il faut la réfléchir dans un cadre global d’intelligibilité où elle prend sens, il s’y essaie dans la suite de l’article.

Voilà ce qu’on a appris ici : une question exige avant tout d’être bien située. Là Gesché a trouvé une entrée originale, fondamentale qui remonte à l’originaire : grâce à une halte bien sentie à des moments presque insignifiants du récit, que Gesché a eu le mérite de repérer et de « faire parler », mais sans les tordre. Avant d’être responsabilité, culpabilité, le mal est accident, malheur. Il nomme Sartre : en parlant de l’homme comme un être pour lequel l’existence précède l’essence, l’existentialiste français rejoint un mode de pensée sémitique en dépit des profondes divergences qui l’en séparent (!) : il le rejoint sur le fait que l’homme est histoire, liberté. L’homme est défini par son histoire dans la pensée biblique ; la philosophie grecque sur laquelle s’est appuyée la théologie chrétienne préfère des termes métaphysiques, qui ont l’avantage de la précision, mais l’inconvénient de saisir l’être de manière intemporelle, anhistorique : elle parle d’essence, de nature – concepts ontologiques déliés de l’histoire. L’ « accident » pour ce type de pensée, c’est ce qui n’est pas substantiel, alors que pour une théologie narrative l’homme se définit par son histoire, par ce qui lui est arrivé.

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II

Avec les autres passages choisis du même chapitre, on passe à une dimension progressivement plus spéculative. Récit et concept : la théologie se joue entre ces deux moments. Chercher d’abord le lieu natal d’une question est la première étape identifiée. Il est capital de replacer la question étudiée en son site propre, en lien avec les « récits fondateurs », dans l’histoire du dialogue entre Dieu et l’homme. Les concepts théologiques perdent toute signifiance s’ils sont déliés de l’histoire. Mais le récit ne suffit pas. L’enquête exégétique suscite une reprise réflexive d’intelligence de la foi, comme si le récit accusait un certain déficit par rapport à la vérité, comme s’il aspirait « à s’arrêter en devenant parole vraie, autre que le récit »2. Théologie narrative et théologie spéculative vont de pair. C’est une condition pour penser à neuf, re-penser : accepter de se laisser surprendre. Pour cela on l’a vu, il importe de faire confiance au texte, il importe de succomber à une « naïveté critique » (Ricoeur). Face aux questions ultimes, les réponses toutes faites sont insuffisantes. Chercher un sens, c’est s’engager sur un chemin, cela suppose une démarche, une quête, c’est une expérience à vivre. La vérité dans l’Évangile, ce n’est pas un ensemble de propositions auxquelles il nous est demandé d’adhérer, la vérité c’est quelqu’un de vivant qu’il faut suivre. La vérité est vérité d’une relation avec quelqu’un, une relation vivifiante qui donne l’Esprit et qui permet de faire la vérité avec Dieu, soi-même et les autres. Lire pour penser : ces deux verbes d’action désignent un tel processus.

Les conséquences sont tirées aux pages suivantes en quatre points : 1. le malheur du mal : ce n’est pas d’abord de culpabilité dont il s’agit; 2. la malicité du démonique : le mal ne vient pas de ce monde ! 3. la priorité revient à la victime qu’il faut secourir et non pas à la question : « à qui la faute ? » pour une recherche stérile du coupable 4. la fragilité de l’homme mise en lumière par le mal.

Gesché ne commente pas comme un exégète, du moins pas comme un exégète historico-critique : voir la note 2 ! Quel naïf dirait un exégète : la tradition sacerdotale du chap 1 et la tradition yahviste du chap 2 sont lues en continu ! Cela relève d’une théologie narrative, ni d’une exégèse narrative, ni d’une exégèse critique.

Voilà un bon exemple de passage du récit au concept qui souligne l’importance de l’approche narrative pour bien réfléchir en théologie, et particulièrement sur la question du mal qui obéit à une logique d’histoire que déploie un récit. Le mal n’est que difficilement traduisible en concepts. La tradition théologique a d’ailleurs essuyé des échecs cuisants en voulant exprimer le mystère de notre salut en système logique. Il n’est pas inutile d’en donner une illustration.

Dans la parabole des vignerons homicides, la question du mal est saisie au fil du récit ; on n’aborde bien l’énigme du mal qu’à partir du récit, parce que le mal, c’est ce qui arrive… sans qu’on le comprenne. En rendre compte, c’est le raconter selon une logique d’histoire, a posteriori, après coup. La narration en tant que « gardien de la raison théologique » (Christoph Theobald). Là encore il ne faut pas rater le coche, ne pas être pressé, saisir le moment dans l’intrigue où imperceptiblement le récit dérape. Il s’agit de Dieu et de son envoyé. La parabole des vignerons homicides (Mt 21,33-43) pointe vers une étonnante attitude d’innocence et d’imprudence. Le propriétaire de la vigne qui aurait dû être sur ses gardes en voyant revenir de sa vigne les serviteurs maltraités par les locataires indélicats commet l’impardonnable : il envoie son fils, en espérant que sa dignité le mettra à l’abri des mauvais traitements. Deux logiques sont juxtaposées et conduisent à la mort du Fils. Le raisonnement des locataires est tout autre : la mort de l’héritier, espèrent-ils, sera l’occasion rêvée de mettre la main sur l’héritage. Dans leur contraste, ces raisonnements signalent deux logiques contradictoires, inaccessibles l’une à l’autre. De façon plus frappante encore que dans la Gn où il est « surpris » par le mal, Dieu est si éloigné de ce qui s’appelle « malveillance » qu’il semble incapable d’en soupçonner la présence et d’en prévoir le mécanisme. Les deux logiques conduisent au drame de la Croix. L’attitude du propriétaire est absurde : il semble incapable de prendre la mesure des intentions criminelles de ses locataires : comme si Dieu était surpris par le mal, comme s’il était démuni et qu’il ne savait pas ce que c’est ! C’est plus que de la surprise !

2 Paul BEAUCHAMP, Narrativité biblique du récit de la passion, in RSR 73 (1985) 39-60, pp. 52-53.

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Suivre pas à pas le récit permet d’éviter d’attribuer au Père un dessein pervers et cruel : « il aurait besoin de faire souffrir son Fils pour apaiser sa justice bafouée », comme on l’a parfois avancer dans des sermons ou même des théories judiciaires. À partir de la théologie narrative, une théologie du salut peut s’édifier qui rende compte de ce qui se passe dans la réconciliation par la Croix. Pour éviter tout court-circuit, il importe donc de distinguer dans le même événement une double logique à l’œuvre. On peut repérer cette dualité dans la parabole. On évite ainsi les raisonnements qui partent de conceptions générales sur la justice : majesté infinie de Dieu bafouée ne peut répondre qu’une satisfaction infinie etc. et on entre dans un marchandage où seule une souffrance infinie peut satisfaire. La logique du péché est de donner la mort, la logique de l’amour est de donner la vie. Jésus est livré à la suite d’un engrenage de mal et de péché ; sa mort injuste s’ensuit. L’événement aperçu de ce point de vue n’est source de salut que parce que l’envoyé emprunte le chemin ardu de la passion en fidélité à la mission reçue du Père, en couronnant le témoignage de son existence du sceau de l’absolu d’un don sans retour, le don de sa vie. Cette mort ne vaut pas par le simple fait – qui n’a en soi rien d’héroïque ni de salutaire – d’une vie qui se supprimerait volontairement ! Elle ne vaut que par le témoignage rendu par le propre Fils de Dieu devenu chair à l’amour inconditionnel de Dieu et à sa volonté de pardon.

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Jeudi 23 août 2007 - Après-midi

Exposé sur le deuxième texte LA DÉPOSITION DE DIEU CONTRE LE MAL

Le contre-destin du mal François Coppens

Lecture de A. GESCHE, Le Mal, Paris, Cerf, 1993, pp. 74-77.

I. INTRODUCTION À L’APRÈS-MIDI – PRÉSENTATION DU TEXTE « Car c’est bien de destinée qu’il s’agit »…

C’est par ces mots que commencent les deux pages que nous vous proposons maintenant, aux pages 11 et12 du livret. Elles sont extraites du même chapitre que celles de ce matin, un chapitre qui reprend un texte publié dans les années ’80 et porte, comme nous l’avons vu tout à l’heure, sur Dieu dans l’énigme du mal. Il s’agissait ce matin d’une approche de théologie narrative : reprendre le récit de la relation entre

Dieu et les hommes, dans la Bible, et y redécouvrir « la surprise de Dieu » : non pas Dieu comme surprise, mais Dieu comme surpris, Dieu surpris par le mal ! Voilà déjà de quoi raviver et bousculer un peu l’horizon dans lequel nous comprenons ce genre de choses.

Nos deux pages de cet après-midi correspondent à un autre moment de cette réflexion qui interroge

Dieu dans l’énigme du mal. Il s’agit maintenant d’une approche de théologie dogmatique. Si vous avez déjà lu ces pages, vous aurez probablement remarqué une légère différence de ton… Peut-être moins sympathique à nos goûts contemporains ? Sans doute serons-nous assez facilement d’accord, a priori, avec le projet de « dé-moraliser » la question du mal. Quant à dogmatiser, ou re-dogmatiser la question du mal, c’est autre chose…

Méfions-nous cependant des tentations et des malentendus. Scrutons ces pages, tâchons de

comprendre ce que Gesché veut nous dire – nous pourrons ensuite, chacun, voir si nous sommes d’accord ou non, si les voies qu’il ouvre nous semblent fécondes ou non.

N’oublions pas, en lisant ces pages, qu’elles font partie d’un texte qui veut interroger Dieu dans l’énigme du mal. Gesché opère une « dé-moralisation » et une « re-dogmatisation » de la question du mal : son intention n’est pas, cependant, de retirer le dard de cette question du mal, de la neutraliser en l’intégrant dans des affirmations sereines que seraient pour nous les « dogmes ».

Le titre de la partie dont nos deux pages sont extraites est « La déposition de Dieu contre le mal » :

c’est Dieu qui est déposé contre le mal, ou bien c’est Dieu qui dépose contre le mal ? Quoi qu’il en soit, c’est lui qui est pris dans un rapport « agonique » au mal (p. 71), un rapport de combat, de lutte. C’est Dieu, dans ce rapport agonique : qu’est-ce que cela veut dire, quant à Dieu, et quant au mal ? Et quant à l’homme, aux prises avec le mal ? Voilà où commencent ces deux pages que vous allez scruter maintenant : « Car c’est bien de destinée qu’il s’agit »…

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II. REPRISE DES QUESTIONS ET PROPOS TENU EN SÉANCE PLÉNIÈRE :

II.1. Les questions et remarques transmises au terme des ateliers de lecture :

1. Si le mal n’a pas de sens, comment diable y faire face ? Ne devient-il pas encore plus insurmontable ? 2. Qu’en est-il alors de la responsabilité de l’homme dans le mal ? Elle semble ne pas apparaître dans ce

texte, dans le basculement vers une notion de destinée plutôt que d’éthique. 3. Qu’en est-il de la malice ? 4. Distinguer la destinée et l’éthique, c’est très bien, mais comment penser l’articulation entre les deux,

surtout quand on est chrétien ? 5. L’éthique est-elle un moyen de rédemption, comme divinisation ? Certains disent leur satisfaction que

Gesché réconcilie l’éthique et la divinisation. 6. L’acte réussi, serait-ce Jésus fils de l’homme et fils de Dieu, le corps mêlé au destin de l’âme ? 7. Quelle est l’étymologie du mot « déplacement » ? 8. Que signifie la « déposition » de Dieu ? 9. Le lieu de la morale est-il l’acte, quand j’agis dans le corps, ou bien la rédemption par le Christ ? 10. Quelle est la réception de l’enseignement de Gesché dans le peuple ecclésial, en particulier quant à la

culpabilité ? S’agit-il, pour le peuple ecclésial, d’autre chose que des « divagations » d’un auteur isolé ? 11. Placer la question du mal au regard de la destinée de l’homme élargit la réflexion, alors que l’éthique-

culpabilité restreint les horizons. Cela nous fait nous tourner vers l’avenir au lieu de nous perdre en regardant le passé.

12. Le lieu de la morale est l’articulation entre la destinée et l’éthique. L’erreur grave est de perdre de vue cette vocation.

II.2. Le propos tenu en séance plénière :

Nous avons traversé deux pages dans lesquelles Gesché « re-dogmatise » la question du mal, après l’avoir « dé-moralisée ». Voici les questions et pistes qui ont été ouvertes, pour ce qui me concerne, par la lecture de ces pages dans le chapitre sur « La déposition de Dieu contre le mal » - que je formulerai en tentant d’y intégrer certaines des choses qui m’ont été transmises au terme des ateliers.

1. Quant à la théologie

De quoi peut se nourrir une théologie autre que narrative (par exemple dogmatique) ? La

distinction que fait Gesché entre les différents moments de son interrogation sur le mal nous invite à être attentif à ce qu’est la démarche théologique elle-même, à ce qui définit sa rigueur ou, peut-être, ses rigueurs.

Cette question se pose à la lecture d’un texte semblable à celui-ci, puisqu’il tient lui-même à en distinguer le geste par rapport à celui qui était accompli dans les pages de ce matin. Elle se pose également après nos échanges de ce matin.

Les Ecritures, la tradition, l’expérience croyante, la raison : voilà tout ce qui peut légitimement sans doute être présenté comme ce qui nourrit une démarche théologique. Il est important, avons-nous entendu ce matin, de prendre le récit biblique comme source, et puis de penser à partir de là. Le récit biblique est-il seulement une source ? Ce qui se dit dans le récit biblique, la révélation qui s’y passe, n’est-elle pas plutôt que la source un horizon que la théologie, dans toute parole qu’elle dira, tente d’habiter, d’explorer, d’éclairer ?

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Faire de la théologie, nous dit Gesché, c’est une manière de penser la vie, de contribuer à l’effort pour

penser en portant les questions à leur limite, à ce point limite de résistance que signifie Dieu. On sent dans son écriture que pour Gesché c’est bien de cela qu’il s’agit en effet, et cela est déjà très précieux. Vous êtes plusieurs à avoir apprécié son langage, qui vise à faire comprendre – sans « gros mots ».

On perçoit aussi, tout au long de ces pages, une difficulté qui est sans doute aussi une richesse de la théologie : elle est tout entière tissée de raison, et pourtant elle doit sans cesse s’en démarquer. Cette difficulté se pose sans doute avec une grande vivacité à une époque où les fondements et les frontières du discours rationnel, de la raison, connaissent une importante mutation.

2. Quant à l’affirmation de « l’irrationalité du mal »

« Le mal est irrationnel » : voilà ce sur quoi insiste Gesché. Le mal est un scandale pour la raison, il est l’irrationnel. Les pages de cet après-midi montrent déjà que pour la suite, pour l’ensemble de son propos, cette affirmation joue un rôle stratégique. C’est sur ce ressort en effet qu’il joue pour faire découvrir le sens de la rédemption, comme nous le verrons plus encore demain, et par là du Christianisme. Mais cette affirmation peut-elle encore être entendue aujourd’hui telle qu’il la signifie ? Soulignons d’abord, pour éviter tout malentendu, l’acquis qui est porté par cette affirmation et pour lequel on peut en effet être reconnaissant à notre auteur. Beaucoup ont reçu cela comme une bouffée d’air frais : le mal n’est pas justifié par quelque plan caché, il n’est pas simplement la conséquence de nos fautes dans quelque logique masquée, il n’est pas une épreuve destinée à nous mener à un plus grand bien. Le mal est un scandale pour la raison, cela veut sans doute dire qu’il est vraiment un scandale, qu’il n’est pas seulement une apparence de scandale. En bonne théologie, il n’y a pas à réduire le mal à un plan rationnel divin, une théodicée, une métaphysique. Dieu lui-même, finalement, est mal engagé en cette affaire ! Il n’en reste pas moins que cette affirmation - tout en préservant ce que cette formulation permet à Gesché de nous signifier – est aujourd’hui problématique dans un sens particulier. Non pas en ce qu’elle souligne l’irrationalité du mal, mais bien en ce qu’elle suppose la rationalité de tout le reste, de tout ce qui n’est pas le mal. Elle suppose, par là, un horizon qui n’est plus celui des contemporains, une conception du rapport entre la raison et le réel qui n’est plus l’horizon dans lequel se posent les questions et les problèmes dans le monde contemporain. Certes, le mal n’est pas simplement un élément dans un plan d’ensemble, un projet rationnel selon lequel Dieu a créé le monde. Mais qui comprend encore aujourd’hui le réel comme étant créé par Dieu selon un plan rationnel, que le mal en fasse partie ou non ? A cet égard aussi le retour à la source biblique auquel invite Gesché est salutaire : nulle part, dans le texte biblique, il n’est question de « raison » dans la création du réel, et donc pas davantage d’irrationnel. Citant Finkielkraut, Gesché souligne que la souffrance n’obéit pas au « principe de raison » (p. 69). Mais peut-on encore aujourd’hui identifier la raison au « principe de raison » ? Qui dit « raison », aujourd’hui, dit bien plutôt la tragédie de la raison, une raison qui tente de comprendre le réel, les réalités. Or le mal est une réalité, il fait partie de cette réalité que la raison tente de comprendre, que nous tentons d’éclairer avec notre raison. Il n’est donc, à proprement parler, ni plus ni moins irrationnel que n’importe quelle autre réalité : le réel est irrationnel, il est chaotique, et la raison essaie moins d’y trouver un ordre qui serait immanent que de l’ordonner ou y créer un ordre.

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3. Quant au déplacement de Dieu

Est-ce Dieu qui se déplace, ou nous qui déplaçons (notre représentation de) Dieu ? La question du mal est une question de Dieu : voilà ce que Gesché nous invite à percevoir. Dieu se déplace, il est dé-placé, il vient lui-même dans la question et entre dans un rapport agonistique au mal. Ce déplacement est un fil conducteur de la réflexion de Gesché. Loin de maintenir un Dieu tout-puissant, préservé de la contestation du mal par quelque théodicée trop empressée de l’excuser, nous comprenons, dans la démarche que Gesché propose, que ce Dieu prend part au combat, qu’il se pose, qu’il prend position. C’est aussi cela, la « déposition » de Dieu dont parle Gesché : il est dé-posé, il sort de sa pose ou de sa position, il s’avance lui-même au combat – et par là-même, ce qui est impliqué, c’est qu’il sort de sa position de Dieu tout simplement tout-puissant, puisqu’il aurait à combattre, à s’opposer. Il s’agit aussi dans ce drame, bien sûr, du déplacement de Dieu dans la Rédemption, de Dieu qui descend dans le mal. C’est de cela qu’il sera question demain, dans le troisième extrait. Il ne faut pas confondre, cependant, le déplacement de nos représentations et le déplacement de Dieu. Il s’agit bien à la fois d’un déplacement de nos représentations, et d’un déplacement de Dieu : mais il est important de les distinguer, de ne pas les confondre.

4. Quant à l’hypothèse d’un « débat en Dieu »

Ces pages font partie d’un ensemble dans lequel, tout du long, est tissée une référence aux figures de

Jacob, Job et Jésus. Cette référence permet à Gesché de faire apparaître la réalité d’un débat en Dieu : c’est à ce point qu’est la « dramatique » du mal, pour reprendre le mot qui apparaît dans les pages qui nous intéressent ici. Ce qui apparaît ainsi, dans le texte de Gesché, rejoint ou du moins recoupe des perspectives selon lesquelles ce qui se passe entre les hommes engage Dieu lui-même, il se met lui-même à merci de l’homme – et qu’il n’est peut-être pas d’autre merci que celle-là. Voilà, en effet, le véritable lieu de la morale : « il est donc impératif de lutter pour la justice » p. 75. Dieu lui-même est pris dans l’intrigue. Il serait intéressant d’interroger ce recoupement ou cette rencontre à laquelle invite, à nos yeux, ce texte de Gesché. Surtout, c’est une manière particulièrement vivante de montrer comment cette question du mal, dans les Ecritures et dans la réflexion théologique, concerne Dieu lui-même. A l’entrée de son ouvrage sur le mal, Gesché insistait sur l’importance de confronter cette question du mal, le questionnement sur le mal, à un nom propre, au Nom (p.15-16) – c’est-à-dire à Dieu, plutôt qu’à seulement nos notions ou explications seulement rationnelles. Le Nom, le nom par lequel Dieu est nommé, est une vieille question : vous connaissez tous ce trope du nom qui ne se prononce pas, les quatre lettres du Tétragramme, de ce que lisons curieusement Yahvé. A côté de ce nom qui ne se prononce pas, que le grand prêtre prononçait une fois par an dans le saint des saints, la tradition biblique offre d’autres noms par lesquels la Bible nomme ce que nous désignons, comme si une manière univoque était possible, « Dieu » : Elohim, Adonaï, El Shaddai… Autrement dit, tout au long de l’histoire de l’interrogation humaine sur le Dieu biblique, l’interrogation sur les noms divins a été une réflexion sur la présence de Dieu dans l’histoire humaine, sur l’émergence de Dieu, sur la création et l’histoire humaine comme émergence, voire comme réalisation de Dieu. Je pense ici, en particulier, aux livres d’Eliane Amado Levy Valensi, spécialement son livre sur Job, réponse à Jung (écrit en réponse au Réponse à Job de C. G. Jung). N’est-ce pas là une autre manière, une manière différente de celle que propose Gesché, d’assumer ou d’interroger ce déplacement de Dieu ? Il serait alors particulièrement intéressant que ces deux compréhensions se rencontrent, s’interrogent mutuellement. Cela obligerait, sans doute, à percevoir différemment les relations avec la religion juive, pour qui cette perspective est très vivante. Cela permettrait probablement de saisir plus justement ce qui anime chacune de ces manières d’opérer le déplacement de Dieu – et de l’humain.

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5. Quant à une théologie du corps Par cette dé-moralisation et cette re-dogmatisation du mal, Gesché est conduit – ou il nous conduit –

à donner au corps une place significative. Il ne s’agit pas dans tout cela de transformer le mal en une abstraction. Il s’agit au contraire de proposer une action selon une perspective pour laquelle, si je déforme un peu son propos, les affaires de corps sont aussi une question de royaume (p. 77). Cette manière de poser la question devrait conduire à ré-explorer la question du rapport entre le corps et l’âme, ou plutôt de l’humain en tant qu’il est à la fois corps et âme, mais dans une perspective qui n’est pas dualiste.Tel est le sens que prend, si elle est re-dogmatisée à la manière qu’il propose, la question du mal. Son sens, c’est d’agir : il est moins de culpabilité dans la raison du mal, peut-être, mais il est d’autant plus de responsabilité dans la réponse à lui apporter. Telle que la mène Gesché, cette opération de re-dogmatisation devrait ouvrir un espace pour toute une réflexion sur la justice sociale ou, par exemple, sur toutes les questions de moralité, de justice, de corporéité. Ces questions se trouvent non pas dépassées, mais déplacées lorsque le mal est interrogé dans une perspective dogmatique – à la manière du moins dont le fait Gesché. La main du pauvre qui n’a pas de pain, c’est une question théologique : il y va de Dieu. La loi – qui tente, c’est sa prétention lorsqu’elle se guide sur la justice, de voir toutes les mains, tendues ou discrètes, qui n’ont pas de pain –, c’est une question théologique, il y va de Dieu. Ultime déplacement ?

François Coppens

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Vendredi 24 août 2007 - Matinée

Exposé sur le troisième texte LA DESCENTE DE DIEU DANS LE MAL

Approche de théologie salutaire Joseph Famerée (UCL)

Je vais m’efforcer ici de reprendre à ma manière, et avec mes propres convictions, les principales

articulations du texte d’A. Gesché (Le Mal, Paris, Cerf, 1993, pp. 85-89) en faisant écho, je l’espère, aux partages des ateliers. Mon propos portera sur trois grandes thématiques de ce texte.

I. Nécessité d’un salut

Devant l’énigme radicale du mal (un mal qui est comme une surprise pour Dieu lui-même), devant son caractère irrationnel, diabolique et insolvable, aucune solution rationnelle (calculée) n’est envisageable. Seul un ab-solu (complètement étranger au mal), seul un excès ou une folie (d’amour) semble pouvoir en venir à bout et en délivrer, c.-à-d. en sauver. Le Nom de Dieu (rien de moins) n’est-il pas dès lors le seul à la hauteur d’une situation aussi radicalement tragique et insoluble ? Dieu n’est-il pas la seule objection imaginable contre le mal ? On est ici dans le tout ou rien. Vu le caractère purement in-sensé et inacceptable du mal, on ne peut qu’en être sauvé totalement : aucune demi-mesure n’est pensable. Et pourtant dans une certaine tradition chrétienne, on est allé jusqu’à affirmer qu’une forme de mal, la souffrance en l’occurrence, pouvait par elle-même être salvifique et rédemptrice, pouvait par elle-même contribuer au salut de la personne !!! On est ici aux antipodes de la pensée de Gesché. En revanche, l’argument d’une folie (insensée) du mal appelant une folie d’un autre type (qui transcende la simple sagesse ou la simple logique), une folie ou une passion d’amour, comme seule réaction possible à la hauteur de la démesure du mal, me paraît faire sens tant du point de vue de l’être humain que de Dieu. On est bien sûr au-delà d’une rationalité ou d’une logique étroite. C’est, à mes yeux, un des grands intérêts de la réflexion de Gesché d’avoir sans cesse tenté d’élargir les horizons de la raison ou de la rationalité, de la faire respirer au grand air, à l’air frais de Dieu. Précisément, en avançant le mot Dieu (rien de moins), en déposant Dieu dans une question (ici celle du mal) ou en déposant cette question en Dieu, pour voir radicalement ce que cela donne, et donne à penser. Bien sûr, nous ne sommes plus dans l’ordre de l’évidence intellectuelle qui s’imposerait à tous, mais n’est-ce pas le cas de toutes les grandes questions existentielles (vie, mort, amour…) ? Une autre caractéristique de la démarche geschéenne, qui peut être féconde, c’est d’inverser des affirmations traditionnelles pour voir expérimentalement ce que cela donne (à penser), comme ici : « le mal constitue une objection contre Dieu » devient « Dieu constitue une objection contre le mal ». Encore une fois, c’est en partant de Dieu qu’il traite la question du mal : non plus comme d’une réalité à laquelle il faut donner un sens, mais dont il faut sauver. Cette considération du mal a été éclairante et inspirante pour moi : en dernier ressort, le mal est un « in-intégrable » (Ricoeur) de la raison, de la pensée (il est irréductible à une explication rationnelle), on ne peut qu’agir contre lui, et plus radicalement en être sauvé.

Il est entendu, j’y insiste, que le mal dont on parle ici est bien plus radical et global que le « simple » péché personnel ou collectif des humains : c’est le mal-malheur de la condition humaine, dans certaines situations de fait du moins, un mal absurde, inexplicable et insupportable, un mal en excès, un mal-être, avant même que la faute morale de l’homme, où celui-ci est également victime pour une part, ne vienne éventuellement alourdir encore ce malheur.

C’est à ce mal abyssal et intolérable, dont le chiffre même est la mort, bien plus radicalement que le péché, que Dieu a voulu s’affronter en son Fils, selon le christianisme. L’Ab-solu, le délié de toute complicité avec le mal, l’Innocent, le Vivant a voulu connaître le mal-malheur de l’intérieur même de la condition humaine, précisément pour le prendre au piège de la Vie, de l’Innocence et de la Non-violence. Il a pu ainsi supporter et enlever ce poids du mal(heur) qui pèse sur le monde, acceptant, selon Paul,

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d’être-fait « malédiction » pour nous jusqu’à descendre dans la mort, au cœur même du mal par excellence. Et seul il le pouvait.

Il y aurait une véritable irresponsabilité à faire peser sur l’être humain ce poids démesuré du mal. L’humain n’est ni coupable de tout ni capable d’ailleurs d’en (sup)porter le poids. Dieu, lui, a voulu et a pu descendre dans l’enfer du mal et de la mort pour le piéger de l’intérieur, le neutraliser, le désamorcer et lui enlever sa puissance, même si cela reste encore un objet d’espérance pour nous.

Avant de passer au deuxième point, je voudrais souligner l’intérêt de considérer le mal dans toute sa radicalité et son ampleur (bien au-delà de la culpabilité humaine), ce qui entraîne une vision large du salut, bien plus large que le rachat des péchés compris dans un sens étroit.

II. Qu’est-ce que le salut ?

Dans la foulée de Gesché, je me risque à développer plus personnellement comment je vois le salut. Le salut (le sauvetage venant d’un Tiers autre que les humains) apparaît comme une nécessité vitale, existentielle. Le simple savoir est tout à fait impuissant à affronter efficacement le mal. Seul un salut d’un Ab-solu, d’une Transcendance, seul un excès ou une folie-passion d’amour d’un Autre peut nous libérer et venir à bout de l’excès du mal. Le salut est donc délivrance globale du mal (« Délivre-nous du mal »), une délivrance de toute la personne humaine et de toute personne humaine. C’est une délivrance existentielle. En définitive, c’est une délivrance de la mort(alité), qui est le mal ultime de la condition humaine. Le salut est donc promesse de vie, de vie nouvelle. J’aime personnellement envisager le salut radicalement comme une re-création, une création nouvelle (de l’être humain et plus largement de l’univers tout entier). L’humanité (et plus largement le cosmos) a un commencement nouveau, une origine, une Genèse nouvelle dans le Christ mort et ressuscité, même si cela n’est pas encore clairement manifesté. Ce que je veux dire, c’est que le salut est holistique : il concerne toutes les dimensions de l’être humain, son « intégrité », sa santé psycho-somatique, en d’autres mots sa vie, son existence même dans sa relation aux autres humains, au monde et à la nature.

Le salut ne se réduit donc pas, quelle qu’en soit l’importance, à la guérison intérieure de l’âme, pour employer le langage d’une certaine époque, ou au pardon des péchés, à la rédemption comprise dans un sens étroit et individualiste (« Je n’ai qu’une âme, et il faut la sauver »). Le salut est plus fondamentalement et plus globalement résurrection et nouvelle création. Par ce salut, qui comporte, certes, une dimension libératrice de pardon des péchés personnels, Dieu va plus loin encore, si je puis dire, il refait à neuf toute sa création, il veut la transfigurer.

Pour tout un courant de la théologie occidentale médiévale (franciscaine notamment ; citons Duns Scot, seconde moitié du XIIIe – début XIVe s.), même si l’être humain n’avait pas péché, Dieu se serait quand même fait homme en son Fils (le but premier et le plus profond de l’Incarnation n’est donc pas la rémission des péchés, lesquels apparaissent du coup comme un accident de l’histoire : l’humain pouvait ne pas pécher ; le péché ne définit pas l’humain). L’Incarnation, c’est la volonté d’amour de Dieu de connaître la condition de sa créature humaine, et de la connaître de l’intérieur pour la transformer, la transfigurer, mais aussi se laisser toucher, et donc transformer, par cette expérience relationnelle tout à fait inédite. Le risque de l’Alliance va jusque-là.

De son côté, la tradition orientale est constante depuis les premiers siècles pour affirmer : Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne dieu OU le Fils de Dieu s’est fait homme pour faire de nous des fils (enfants) de Dieu par adoption. C’est cet admirable échange (cette divinisation ou filiation divine) qui est la finalité même de l’Incarnation et du salut.

Par ce dernier développement, je ne pense pas être infidèle à la dynamique ni même à la lettre de la pensée de Gesché. En effet, à la note 72 de notre texte, où il invite à « se méfier de certaines expressions trop rapides, qui semblent trop étroitement lier le sort de Dieu à celui du péché », il écrit : « On sait d’ailleurs que, pour tout un courant de la théologie chrétienne orientale, le salut de Dieu peut se penser sans référence nécessaire au péché. »

III. Responsabilité humaine

Comment Gesché articule-t-il le salut, tel qu’il l’envisage comme une nécessité vitale venant de Dieu, et responsabilité humaine ? Pour lui, la responsabilité face au mal ne peut prendre sens et devenir

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supportable (être à hauteur d’homme) que par rapport à l’initiative première de Dieu, à sa prise du mal à bras le corps, à sa descente même dans le mal. Dieu qui n’a aucune part avec le mal, s’y est risqué, aventuré : quel déplacement de Dieu et donc de la vision qu’on peut avoir de lui ! Ainsi l’homme ne peut-il porter sa part du mal que parce que Dieu, le premier, l’a déjà porté tout entier et l’a déjà vaincu. Il me semble qu’il y a ici une manière fondamentale et libératrice de penser, en christianisme, la relation homme-Dieu, qui est une relation d’alliance et de salut. La responsabilité humaine, qui est bien réelle, est toujours une réponse (seconde) à la grâce première de Dieu (création, nouvelle création), mais une réponse que Dieu attend et espère.

Face à l’insondable du mal en tant que tel, une vision moralisatrice et volontariste, pélagienne dit Gesché, de notre liberté et de notre responsabilité ne pourrait que nous écraser de culpabilité. En christianisme, la question du mal n’est pas d’abord une question de morale individuelle ou sociale, c’est d’abord une question théo-logique (dogmatique) et de salut : avec le mal, c’est de Dieu qu’il s’agit et de la relation Dieu-homme, en ce sens que, lui seul, peut nous en faire sortir (dé-moralisation et re-dogmatisation de la question du mal). Ce n’est que dans un second temps que la responsabilité humaine peut être située à sa juste place, acceptée et portée sereinement, et être à son tour à l’origine d’une action contre le mal avec espérance et réalisme. Par le biais de la question radicale du mal, Gesché à son tour réarticule de manière heureuse théologie morale et théologie dogmatique, un lien qui n’a été renoué que dans les années 1950 après plusieurs siècles de rupture dans la tradition occidentale. Une éthique proprement théo-logique peut-elle être autre chose qu’une éthique pensée, vécue dans l’alliance avec Dieu, le Dieu du salut, singulièrement face à l’énigme du mal ?

Sans cette priorité du salut, l’éthique ne risque-t-elle pas de n’être qu’une « technique », une « recette » bien impuissante, et finalement culpabilisante, pour lutter contre le mal ?

Située en réponse au salut, l’éthique ou la responsabilité humaine peut alors jouer à plein, à sa juste place, car, pour terminer en citant à nouveau Gesché, « c’est le salut qui se médiatise en vertus pratiques et non les vertus qui, comme telles, mûrissent en salut ».

ANNEXE. Une question m’ayant été posée sur ma compréhension du « péché originel » dans la

perspective de la réflexion développée ci-dessus, je propose l’approche suivante.

Adam et Ève ou "la délivrance du paradis"

Approches du "péché originel" Nous commencerons par le commencement. Ainsi, dans un premier temps, nous retournerons au récit biblique des commencements de l'humanité (Genèse 3); dans un second temps, nous rappellerons la doctrine catholique du "péché originel" et nous nous efforcerons d'en montrer l'intérêt anthropologique. Genèse 3 ou l'expérience humaine commune Il est à peine nécessaire aujourd'hui de signaler que le chapitre 3 du premier livre de la Bible n'est pas un récit historique des origines de l'humanité. Il s'agit d'un récit étiologique: il replace aux origines de l'humanité ce que tout être humain expérimente au cours de son existence; ces origines sont ainsi présentées "mythiquement" comme la "cause" originelle de ce que l'humanité expérimentera dans la suite des temps. En l'occurrence, il est question ici des faux pas essentiels ou fondamentaux de tout être humain.

Quand nous voulons interpréter Gn 3, il faut veiller à ne pas nous laisser embobiner par le discours du serpent: – c'est lui qui suggère que Dieu est supérieur à l'homme par la connaissance du bien et du mal;

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– c'est lui qui insinue que si Dieu s'est réservé l'arbre du connaître bien et mal, c'est qu'il ne veut pas que l'être humain soit comme lui (Dieu serait jaloux de son privilège de connaissance, lui qui comblerait l'humain de biens et le menacerait de mort pour mieux le maintenir dans son infériorité) (Gn 3, 4-5). Nulle part ailleurs, le récit n'affirme de telles choses.

Une autre interprétation du récit est possible. – De l'ordre divin, le serpent ne retient que l'interdiction, en la déformant d'ailleurs (Gn 3, 1). Or en Gn 2, 16-17, Dieu commence par donner tous les arbres; c'est après seulement qu'il pose une limite à ce "tout". – Contrairement au serpent, partons du don de Dieu (vie, jardin, arbres) et surtout ne l'oublions pas. Ce don de la vie, le Seigneur Dieu l'assortit d'une limite. Faut-il comprendre celle-ci comme un interdit dont la transgression est punie de mort, interprétation que l'on fait habituellement (avec le serpent)? Une autre compréhension ne serait-elle pas possible? – Pourquoi Dieu ne donnerait-il pas ici à l'humain un conseil d'ami, une recommandation vitale et salutaire? "Tu as tout, lui dit-il, mais si tu veux manger, c.-à-d. accaparer et posséder pour toi seul, tu vas mourir." En ce sens, Dieu chercherait à protéger l'homme de la mort qui consiste à vouloir tout accaparer pour soi. Car vouloir tout accaparer, c'est nier l'autre, c'est se fermer à la relation. Or, c'est justement la relation qui est vitale, dans la Bible comme dans la vie. De même que le don, la limite (rappel du Donateur, rappel que cela vient d'un Autre et que nous ne sommes pas tout) serait donc, elle aussi, pour la vie, parce qu'elle est ouverture à la relation (à Dieu, aux humains, au monde). – La limite peut donc être une chance de vie et de bonheur. On peut lire en ce sens Gn 2, 25: "Nus, ils ne se faisaient pas honte". Dans leur limite ou leur différence respective, en un mot dans leur finitude, ils perçoivent qu'ils ne sont pas tout, et pourtant cette limite n'est pas ici négative; au contraire, elle devient chance de rencontre, de réciprocité, de relation harmonieuse entre vis-à-vis, bref de vie et de bonheur. N'est-ce pas d'ailleurs notre propre expérience dans nos relations les mieux réussies? Dans un amour authentique, les partenaires n'ont pas peur de montrer leurs limites, et donc d'être vulnérables. Mais si l'un refuse ses limites et veut être tout, il casse la relation. – Malheureusement, la femme et l'homme croient le serpent et refusent d'assumer la limite comme positive, créatrice de vie. Ils la voient comme un manque-à-être, comme ce qui les empêche de vivre pleinement. Alors, ils prennent et mangent de l'arbre en prédateurs possessifs: ils veulent accaparer la vie pour eux seuls, ils veulent l'arracher à Dieu pour être le dieu que s'imagine le serpent et qu'ils s'imaginent avec lui. Mais en voulant être tout, en refusant la limite de sa finitude, l'être humain abîme les relations harmonieuses qu'il peut entretenir avec les animaux, la femme ou l'homme, le sol. Désormais, ces relations sont des rapports de domination marqués par la violence, l'autojustification et le rejet de la culpabilité sur l' "autre" (Gn 3, 12-19). En voulant être tout, l'être humain ouvre la porte à la violence qui érode l'harmonie. – Quelle est la faute d'Adam et Ève, de l'être humain? Quel chemin de mort est ici dénoncé? L'erreur, c'est de croire le serpent au sujet d'un Dieu supérieur à l'homme par la connaissance et tenant à cette supériorité. L'erreur, c'est de voir en l'auteur de la vie un concurrent de l'être humain et de se comporter dès lors comme son rival. L'erreur, c'est de ne pas assumer les limites comme chance de vie et d'épanouissement, comme lieu de la reconnaissance de l'autre et de sa différence (Dieu, l'autre humain, le monde). L'erreur, c'est de vouloir accaparer ce qui est donné, au lieu de le recevoir avec gratitude, c'est de vouloir le garder pour soi seul, au lieu de le partager. La faute, c'est de céder à la peur de perdre, de ne pas avoir tout, de manquer. "Qui veut sauver sa vie la perdra..." (Lc 9, 24-25).

Positivement, en dénonçant le mal, le récit trace un chemin de vie, d'humanisation et de croissance spirituelle: accepter joyeusement la finitude et la différence, refuser de s'approprier la vie reçue, refuser un Dieu qui ne serait pas radicalement ouverture à la réciprocité dans l'amour. Le "péché originel": une doctrine de vérité, de liberté et de salut

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Il faut tout d'abord bien distinguer "péché originel" et "péché des origines". Le "péché des origines" désigne le péché personnel d'Adam ou de l'humanité en ses débuts, dont l'objet est dévoilé et dénoncé en Gn 3 (céder à la peur de ne pas être et de ne pas avoir tout). Le "péché originel", quant à lui, n'est pas un péché ou un acte pécheur au sens propre d'une responsabilité personnelle. Il n'est "péché" que dans un sens analogique: il est un état, une situation de perte ou de privation d'innocence (en cédant à la peur de perdre, les humains ont effectivement perdu et continuent de perdre); il est un état dans lequel naissent tous les hommes, une suite du péché personnel d'Adam ou de l'humanité en ses débuts. La systématisation de cette doctrine du péché originel, telle qu'elle est reçue dans l'Église d'Occident, est pour l'essentiel l'œuvre de S. Augustin dans sa lutte contre Pélage. Voulant affirmer contre celui-ci la nécessité de la grâce divine pour le salut, Augustin est amené à tenir l'universalité du péché, même chez les petits enfants, du moins sous la forme d'un péché originel qui corrompt et entache tout être humain depuis sa conception. Cette doctrine lui permet aussi de justifier la pratique liturgique et sacramentelle du baptême des petits enfants "en rémission des péchés", même si, dans ce cas, il ne s'agit évidemment pas de péchés au sens propre et personnel. Dans ses grandes lignes, la doctrine augustinienne est devenue dogme pour l'Église d'Occident au concile local de Carthage en 418.

Doctrine de vérité, doctrine réaliste Dès notre naissance, et sans le vouloir, ne sommes-nous pas embarqués dans un monde déjà-là marqué par le mal? L'humanité dans laquelle nous entrons et à laquelle nous appartenons d'emblée, n'est-elle pas blessée par le mal? Non seulement dans des structures et des institutions qui produisent objectivement l'inégalité et l'injustice (structures économiques, formes de gouvernement tyrannique...), mais aussi dans la subjectivité et la liberté de chaque être humain? Pourquoi ce poids de mal, de malheur et de souffrance dans le monde? Pourquoi les hommes sont-ils "méchants"? Dès que nous devenons conscients, ne faisons-nous pas chacun l'expérience de l'inclination au mal de notre liberté, de son attirance ou de son goût malsain pour le mal, connivence avec le mal qu'il ne faut certes pas dramatiser, mais qui est bien réelle? Et chaque fois que nous cédons ou consentons librement au mal, ne devenons-nous pas volontairement complices et pour une part responsables de ce mal? Victimes et coupables? Victimes d'un mal qui nous précède et coupables de la part personnelle que nous y prenons? En reconnaissant cette situation ou condition "pécheresse" de tous les hommes et de chacun en particulier (leur non-innocence, leurs aliénations et divisions), la doctrine du péché originel ne fait-elle pas preuve d'un sain réalisme, et même d'un réalisme libérateur, ne serait-ce qu'en osant regarder la condition humaine dans sa vérité, sans la noircir, mais sans l'idéaliser non plus? Identifier le mal, n'est-ce pas déjà commencer à le maîtriser? Oser regarder la vérité en face: même bébés, nous n'entrons pas dans un monde vierge et tout neuf, nous sommes agrégés (passivement d'abord) à une humanité dont l'histoire est déjà longue, où le mal a laissé des traces et où il reste une tentation permanente. Et en même temps, la doctrine du péché originel dit la profonde solidarité qui existe entre tous les membres de l'unique humanité depuis les origines jusqu'à la fin des temps: en ceci aussi, la doctrine du péché originel me paraît être une doctrine de vérité sur l'homme et de libération de celui-ci. Doctrine de vérité. Comme je l'ai déjà suggéré, ne faisons-nous pas l'expérience d'appartenir à une humanité commune? Que signifierait la référence aux droits de l'homme, si nous n'étions pas convaincus de la dignité radicale et égale de chaque être humain, de sa pleine appartenance à l'humanité? La doctrine du péché originel va plus loin en quelque sorte. Bien avant l'intersubjectivité de la phénoménologie, elle postule une solidarité profonde des libertés humaines, une solidarité spirituelle de destin. Les êtres humains sont mystérieusement solidaires dans le bien comme dans le mal et la violence, la solidarité dans le mal n'étant que l'envers d'une solidarité bien plus radicale et décisive dans le Christ Sauveur et Libérateur, ce qu'affirme aussi la doctrine du péché originel. Doctrine libérante aussi. Affirmer la solidarité de tous les humains dans le mal peut être profondément déculpabilisant pour chaque individu humain. Celui-ci ne porte pas tout le poids du mal humain dans le monde: le mal est antérieur à chacun; d'autres en partagent la responsabilité partielle. Plus radicalement encore, le mal vient d'au-delà de l'homme, au-delà même de l'humanité en ses origines. C'est la figure

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énigmatique du serpent (Gn 3), du Tentateur: énigme du mal. Le mal ne vient ni de Dieu ni de l'homme. Cette prise de conscience peut être déculpabilisante, sans minimiser pour autant la véritable liberté et responsabilité de l'homme. "(Le mal) est transmis; il est tradition et non pas seulement événement; il y a ainsi une antériorité du mal à lui-même, comme si le mal était ce qui toujours se précède lui-même, ce que chacun trouve et continue en commençant, mais en commençant à son tour; c'est pourquoi dans le jardin d'Éden le serpent est déjà là; il est l'envers de ce qui commence." (P. RICŒUR, Finitude et culpabilité, t. 2: La symbolique du mal, Paris, Aubier, 1960, p. 241) Dernière précision déculpabilisante. À la différence du péché d'Adam, qui est un vrai péché personnel, le péché originel, j'y insiste, n'est "péché" qu'au sens analogique: il est une condition "pécheresse" commune à l'humanité et héritée en naissant (en ce sens, on parle aussi de "péché héréditaire" ou de "péché de nature"), il ne devient péché personnel qu'à partir du moment où nous le reprenons librement à notre compte en nous en faisant volontairement complices. L'homme peut donc se rendre coupable du mal, mais pour une part. Pas absolument. L'homme a toujours certaines circonstances atténuantes: le mal le dépasse. En outre, si l'homme peut se rendre coupable du mal, il peut aussi ne pas le faire. Il exerce une certaine maîtrise sur le mal, car sa liberté n'est pas esclave du mal. On pourrait encore ajouter que le châtiment de la fin de Gn 3, déterminé par un Autre (Dieu), a lui-même un pouvoir libérateur: il met un terme à l'auto-accusation et, en tout cas, à l'auto-punition dévastatrice qui n'en finit pas, véritable dérive pathologique. En outre, Dieu reste avec l'homme et combat avec lui (Gn 3, 21). L'homme n'est pas abandonné. Il va pouvoir porter son péché devant Dieu et avec Dieu. Mais quelle est "l'origine" de cette condition pécheresse de l'homme, de laquelle il se fait souvent complice? Pour répondre, nous sommes renvoyés à Gn 3 et à son interprétation paulinienne en Romains 5. La réponse chrétienne peut être synthétisée comme suit: le péché du monde (originel), avec son double aspect de subi et de voulu, vient de la liberté humaine (précédée par le serpent, même dans le cas d'Adam). Le récit de la création et de la faute d'Adam a pour fonction de dédoubler l'origine du mal par rapport à celle du bien. Il exprime, dans le langage religieux du mythe, un événement de liberté "originel", le passage de l'homme innocent mais faillible à l'homme pécheur. La limite humaine liée à la l'état de créature a provoqué une révolte. Le "bien originel" (création, grâce, vie) est cependant plus originel que le péché des origines (péché, mort). Pour Adam aussi, le péché vient de plus loin que lui ("tentation" du serpent), mais Adam, lui, ne ratifie pas une quelconque antériorité du péché humain. C'est la toute première. La figure d'Adam nous permet de remonter au péché inducteur. Origine irreprésentable, dont nous ne pouvons parler pourtant qu'avec des représentations: mystère opaque défiant toute rationalisation. Aussi le langage du mythe ou du symbole est-il le plus approprié pour en parler. Ainsi le chapitre 3 de la Genèse est-il à la fois la figure symbolique du drame humain dans sa généralité et la représentation symbolique de l'événement orignaire qui en constitue le point de départ.

Doctrine de salut Si le mal n'est pas naturel ou ontologique (tenant intrinsèquement à l'être des choses et des personnes), ni créé par Dieu ni introduit absolument par l'homme, c'est qu'il peut ne pas être, ce qui implique l'idée de salut. S'il y a cette insistance sur un tiers énigmatique à qui l'on peut et à qui on devra résister (le serpent), s'il y a cette responsabilité partielle de l'homme dans l'émergence du péché, et si Dieu demeure avec l'homme après la faute, c'est qu'il y a une maîtrise sur le péché, et même une maîtrise avec Dieu, c'est que le salut est possible, et même attendu, espéré. Plus radicalement, chez S. Paul, la doctrine du "péché originel" avant la lettre (Rm 5, 12-21), la première qui fût, est strictement au service de sa doctrine du salut universel en Jésus Christ. Ce salut est l'objet de son annonce. La doctrine du "péché originel" sert seulement de repoussoir et d'antithèse à celle du salut dans le Christ, salut bien plus radical et abondant que le péché et la mort qui ont régné et proliféré depuis Adam. C'est d'ailleurs en expérimentant la radicalité du salut, ajouterais-je, que nous prenons conscience de l'étendue du péché dont nous sommes sauvés. S'il existe entre Juifs et Nations une entière égalité dans la condamnation comme dans le salut (Rm 1, 18 – 4, 25), comment justifier sous le regard de l'Écriture un tel nivellement de situation? Paul part en conséquence à la recherche d'un originaire qui puisse expliquer un tel état des choses. Un double originaire

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est alors dévoilé, avec Adam pour la condamnation et le Christ pour le salut. Il n'y a cependant pas simple équivalence entre l'Adam pécheur et le Christ sauveur, même si, dans les deux cas, ce que fait l'un touche tous les hommes. Car l'originaire de la grâce l'emporte désormais sur celui du péché. Pas de similitude inversée, mais une différence radicale (Rm 5, 15.17: "à plus forte raison"). Mais pourquoi souligner cet incommensurable écart antithétique entre le péché et la grâce, sinon pour dire que le salut du Christ l'emporte sans mesure sur le péché des hommes? Vraiment, il n'y a aucune commune mesure entre l'emprise première du péché en Adam et le salut désormais accordé à tous en Christ. L'œuvre du Christ n'opère pas simplement le rétablissement d'une situation détériorée par Adam, mais, dans le Christ, les croyants changent en quelque sorte d'origine: tout repart à neuf, dans une "création nouvelle" (Ga 6, 15). En ce sens, et paradoxalement, il est possible de parler d'une "délivrance du paradis": "Il fallait le péché d'Adam que la mort du Christ abolit, s'exclame audacieusement l'Exultet de la Veillée pascale. Heureuse était la faute qui nous valut pareil rédempteur." Felix culpa, qui révéla la surabondance du salut et de l'amour en Christ. Felix culpa, qui nous permit de quitter la première création pour entrer dans la seconde. Aussi faut-il parler bien plus radicalement de "grâce originelle" que de "péché originel". Bibliographie - A. GESCHÉ, Dieu pour penser, t. 1: Le mal, Paris, Cerf, 1993. - Ch. PERROT, L'épître aux Romains (Coll. Cahiers Évangile, 65), Paris, Cerf, 1988. - B. SESBOÜÉ (dir.), Histoire des dogmes, t. 2: L'homme et son salut, Paris, Desclée, 1995. - A. WÉNIN, L'homme biblique. Anthropologie chrétienne et éthique dans le premier Testament, Paris, Cerf, 1995. Petite note sur la doctrine orientale du "péché originel" Il faut tout d'abord dissiper un malentendu entre l'Église d'Orient et celle d'Occident. Aux yeux des Orientaux, les Occidentaux considèrent le péché originel comme un vrai péché, un péché héréditaire ou de nature, ce qui est impossible, disent les Orientaux: seule la révolte d'Adam et Ève contre Dieu peut être conçue comme un péché personnel, pas les conséquences de ce péché pour l'humanité. Sur ce dernier point, les Orientaux ont tout à fait raison: seul un acte conscient et libre peut être un péché. Par ailleurs, ils ont tort de penser que le péché originel est un péché au sens propre pour les Occidentaux, j'y ai assez insisté. L'appellation "péché originel", il est vrai, est trompeuse et plutôt malheureuse. Ceci dit, à partir du même texte paulinien (Rm 5, 12), les Orientaux ont développé une théologie assez différente des Occidentaux. Certes, le péché d'Adam concerne tous les hommes. Néanmoins, sa conséquence n'est pas une soi-disant culpabilité héréditaire, mais bien la mort et la souffrance (on pressent ici les difficultés des Orientaux face au dogme de l'Immaculée Conception: comment Marie pourrait-elle être préservée des suites du péché originel, identifiées à la souffrance et à la mort?). Dans la perspective orientale, le péché d'Adam a une signification cosmologique: Adam, par sa faute, a permis à la mortalité ou à la corruptibilité d'entrer dans le monde, il a déclenché ainsi une catastrophe cosmique qui tient l'humanité sous sa faux, tant sur le plan spirituel que physique, et qui est dirigée par celui qui est "le menteur dès le commencement" (Jn 8, 44). C'est cette Mort qui rend désormais le péché inévitable et ainsi "corrompt" la nature humaine. En ce sens, on peut parler d'une condition peccamineuse de l'humanité mortelle. Aussi l'Église orientale baptise-t-elle les enfants, non pas pour remettre des péchés qui n'existent pas encore, mais pour leur donner la vie nouvelle et immortelle que leurs parents mortels n'ont pu leur transmettre, la vie du Christ ressuscité. La différence entre les théologies, orientale et occidentale, du péché originel est sans doute moins grande qu'il n'y paraît. Cependant, l'insistance orientale est cosmologique (vie/mort), là où celle de l'Occident est anthropologique (rémission des péchés). Bibliographie - J. MEYENDORFF, Initiation à la théologie byzantine. L'histoire et la doctrine, Paris, Cerf, 1975.

Joseph FAMERÉE

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Vendredi 24 août 2007 – Après-midi

Exposé sur le quatrième texte LES MÉDIATIONS DU SALUT

Paul Scolas (UCL)

Notre lecture ou relecture de Gesché nous conduit à la question de l’action contre le mal. La dramatisation du mal n’a paru nous en éloigner que pour nous y ramener plus justement.

Je vous propose sept points de réflexion, certains visant d’abord à situer ce que nous avons lu dans l’ensemble du texte dont ces pages sont extraites. D’autres orientant plutôt le regard vers les surprises ou les déplacements que cette lecture peut provoquer en ce qui concerne ce que la dernière question pour l’atelier appelait notre quotidien.

1. Des médiations humaines Avancer le mot Dieu dans la question du mal n’en réduit en rien la portée, au contraire. Si

l’approche de théologie narrative fait apparaître le mal comme un accident (p.49), il s’agit bien d’un accident grave et même d’un drame puisque Dieu lui-même en est comme surpris. Ce que Gesché déclare dès l’entame de ce chapitre est encore davantage dramatisé lorsque Dieu y est introduit : « Le mal est au monde la chose la plus redoutable. Cette place d’inqualifiable que lui assigne aussi bien la révolte du cœur que le soulèvement de la raison ne peut lui être enlevée. » (p.43)

La réalité du mal appartient à une dramatique qui surprend Dieu lui-même et menace l’homme – et d’ailleurs toute la création – de perdition. La recherche des coupables est radicalement insuffisante pour rendre compte de cette réalité et encore plus insuffisante pour en faire sortir. Il n’en reste pas moins que la dramatisation du mal ne sert ici à déresponsabiliser ni Dieu, ni l’homme par rapport au mal : « Pour être vraiment responsable, il n’est pas indispensable d’être coupable, tout au contraire (…) Ni coupable, ni victime, ni accusateur, bref sans part aucune à la culpabilité, le Samaritain est très exactement celui qui peut être invité à prendre la responsabilité de la situation du mal. » (p.81)

La mise en œuvre de cette responsabilité humaine par rapport au mal doit forcément se médiatiser dans des actes humains qui font reculer le mal comme c’est d’ailleurs le cas pour le Samaritain. Il s’agit cependant que ces actes humains en lesquels se médiatise le combat contre le mal soient à la mesure du drame qui a été découvert. Autrement dit, il serait proprement irresponsable de quitter tout à coup l’intensité et l’immensité dramatique de la réalité du mal pour suggérer quelques actions morales qui ne seraient pas à hauteur ou à profondeur de ce qui vient d’être mis en lumière. Les actes ici doivent certes être humains, mais en même temps divins sous peine de ne pas rencontrer vraiment ce qui est en cause.

2. Une médiation qui touche au destinal.

A nouveau, le déplacement décisif dans la réflexion de Gesché, de la morale à la dogmatique, doit

opérer pour bien orienter la réflexion sur les médiations qui permettront de mettre en œuvre la responsabilité humaine. La dogmatique du mal « signale jusqu’où va l’enjeu : la perdition (…) L’homme perd, dans le mal, les chemins de sa vocation. » (p.75)

Puisque l’enjeu, c’est la perdition, la mise en œuvre de la responsabilité doit, d’une manière ou d’une autre, aider à « retrouver ce qui était perdu et à faire revenir à la vie ce qui était mort » (Lc15) comme le dit avec tellement de justesse et de force une autre parabole de l’évangile de Luc qui n’est pas sans affinités avec celle du Bon Samaritain. La médiation à trouver doit pouvoir être accomplie par les hommes au lieu historique où le mal détruit (sinon ce ne serait plus une médiation), mais, en ce lieu-là, elle doit pouvoir contribuer à tirer de la perdition, à faire vivre et revivre.

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3. De l’insuffisance des vertus morales Les vertus morales – par exemple, les quatre vertus cardinales : la justice, la prudence, la

tempérance et le courage -, si elles peuvent jouer un rôle réel dans la lutte contre le mal, ne peuvent guère, par elles-mêmes (ou, plus justement, leur pratique ne peut pas par elle-même) retrouver ce qui est perdu, rendre vivant ce qui est mort. La pratique des vertus morales aménage la vie, en quelque sorte, pour qu’elle soit viable, elle contribue à maintenir au mieux la vie en vie, ce qui n’est pas rien. La pratique de ces vertus ne peut pas à elle seule donner la vie, la créer ou la recréer. Or, c’est bien cela qui est ici en cause.

Concrètement, Gesché aborde la justice comme médiation et, tout en en affirmant la nécessité, il en montre les limites par rapport à la dramatique du mal telle qu’il l’a mise en évidence. Il se demande « s’il n’y a pas lieu de se poser quelques questions à propos de la justice et de voir à réévaluer la charité » (p.89). Il reprend ici un débat qui a eu cours surtout dans les années 70 et qui dénonçait une certaine pratique de la charité se dispensant, par rapport aux inégalités sociales en particulier, de mettre simplement en œuvre les exigences de la justice. Ce débat, tel qu’il se posait alors et tel qu’il évolue aujourd’hui, mérite d’être

(re-)visité car des enjeux importants y sont logés. Le mot charité a désigné, surtout chez les chrétiens, une attitude paternaliste, pansant quelques plaies causées par le mal tout en évitant de remettre en cause le type de relations sociales qui les engendraient : tout en soulageant un peu l’autre, on se garde de le considérer comme un semblable ou un frère. C’est faire la charité, c’est-à-dire « le geste de miséricorde aumônière distribuant à ceux qui n’ont pas, les miettes qui tombent parfois de la table des puissants »3 Il me semble que cette perspective est en voie de déplacement et peut-être même de dépassement grâce à une réflexion renouvelée sur la charité à laquelle le texte de Gesché constitue une précieuse contribution.

Si la justice est indispensable dans les relations entre les humains en ce qu’elle rend à chacun ce qui lui est du, en suscitant des lois, des institutions, des procédures qui canalisent la violence, elle n’est cependant pas à la mesure de l’ampleur du mal. Pourquoi ? Radicalement, parce que, ici, la mesure est une démesure et que la justice, à juste titre, mesure et calcule ce qui est du à chacun. Elle ne donne pas la vie, elle n’est pas créatrice. Au fil des quelques pages intitulées : Disputation sur la justice, Gesché relève ce qu’il appelle quelque embarras. Notons par exemple : « On se souviendra que le Christ a dit que si notre justice n’était pas différente de celle définie par la simple morale raisonnable et même scrupuleuse, le Royaume ne s’était pas encore approché. » (p. 90). Dieu est juste, évidemment, « mais de quelle justice ? » interroge Gesché (p. 91). Il invite aussi à être attentif au fond de comportements archaïques que peut comporter la justice : « La justice se fait facilement accusatrice, dénonciatrice, elle est facilement animée par la vengeance ou le ressentiment » (p. 92). Ainsi que le rappelle un vieil adage, summum ius, summa iniuria, la recherche trop pointilleuse de l’application du droit peut aboutir à de terribles injustices. « La justice a certes une éminente place politique, sociale et économique (…) en ce sens qu’elle est indispensable à mes rapports avec autrui. Et à ce titre d’ailleurs, elle est indispensable à une charité effective (…) Mais elle n’a pas cette passion, cette ‘urgie’, cette ‘érotique’, cette pathétique, qui seules peuvent rendre compte des proportions d’un salut. » (p. 93 – 94).

4. Pertinence de la charité

Puisque charité est tellement chargé négativement, il s’agit, pour en retrouver la signification forte,

de retourner à la source qui est le grec des Ecritures. De la Bible des Septante au Nouveau Testament, en particulier les écrits johanniques, le substantif agapè est formé sur le verbe agapan pour dire un amour désintéressé et universel par lequel celui qui aime s’oublie lui-même pour que d’autres vivent. La Vulgate a traduit agapè par caritas qui dit ce qui est cher, au sens économique et au sens de l’affection. Ce substantif grec n’est pas vraiment bien rendu par le mot français amour qui a trop de significations. Nous

3 S. BRETON, Saint Paul (Coll. Philosophies), Paris, 1998, p.115 ; cité dans A. COMTE-SPONVILLE, Petit

traité des grandes vertus (Coll. Perspectives critiques), Paris, 1995, p. 381 note 198.

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en sommes donc réduits à parler grec ou à réhabiliter charité formé sur caritas comme équivalent français d’agapè.

L’agapè, c’est cet amour que Jésus invite à porter même aux ennemis : « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons… » (Mt 5, 43 et Ss). D’emblée, mieux que par une définition, on est mis devant le caractère divin de l’agapè, devant son impossibilité en même temps que, d’une certaine façon, sa nécessité car sans cela, la violence se déchaîne, la mort se répand : l’agapè donne inconditionnellement de vivre, comme fait Dieu pour toutes ses créatures. Il serait absurde d’inviter à aimer ses ennemis et tous les humains d’éros ou de philia. C’est une autre dimension de l’amour qui est ici évoquée et révélée. Cet amour-là, en effet, se révèle bien plus qu’il ne se définit et il se révèle dans la générosité de la création (« il fait lever son soleil… ») et surtout sur la Croix. Un philosophe athée comme A. Comte-Sponville n’hésite pas à écrire que pour saisir ce qu’est cet amour, il faut partir « de la création et de la croix »4. « C’est là, poursuit-il, où l’on retrouve la passion, mais en un tout autre sens : ce n’est plus la passion d’Eros ou des amoureux, c’est celle du Christ et des martyrs. C’est où l’on retrouve l’amour fou, mais en un tout autre sens : ce n’est plus la folie des amants, c’est la folie de la croix. »5 Ce qui se dévoile ainsi, c’est que Dieu est différent de ce que les hommes imaginent. Ce qui le fait Dieu, ce n’est pas l’autosuffisance, c’est le don. Père, Fils, Esprit, Dieu est Dieu d’être tout entier accueil et don et c’est dans cette dynamique qu’il crée de l’autre que lui et qu’en Jésus, il aime jusqu’à l’extrême. Et cet amour qu’est Dieu « a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné. » (Rm 5,5) Cet amour qui peut sembler tellement inaccessible aux hommes, et qui l’est en un certain sens, est pourtant d’une seule venue avec les autres aspects de l’amour humain, éros et philia. L’agapè ne nie pas éros et philia, il les accomplit. S’il y a des degrés dans l’amour, il n’y a pas rupture entre ces degrés, au contraire : la dimension la plus spirituelle, la plus mystique de l’amour est aussi charnelle, même chez Dieu ! C’est un des mérites de l’encyclique Deus caritas de Benoît XVI de l’avoir dit clairement : « Dieu aime, et son amour peut être qualifié sans aucun doute comme éros, qui toutefois est en même temps et totalement agapè. »(9) Au fond, la dimension mystique de l’amour, ce n’est pas qu’il soit éthéré, non-charnel (cfr les gestes du Samaritain), c’est qu’il soit fou, c’est qu’il donne la vie. Ajoutons encore que la charité est une passion, un don, une grâce avant d’être une action, c’est d’ailleurs une vertu théologale et non morale : nous pouvons aimer de manière désintéressée en nous retirant comme Dieu pour que vive l’autre parce que nous sommes nous-mêmes aimés ainsi et que c’est un tel amour qui nous fait vivre.

Reprenons rapidement les principales raisons pour lesquelles la charité est requise en premier lieu dans la lutte contre le mal.

- C’est le chemin emprunté par Dieu lui-même, un chemin dans lequel il déploie ce qu’il est, en même temps qu’un chemin dont il nous livre la clé : l’Esprit même de Dieu qui habite en nous.

- La charité seule est créatrice et recréatrice (le pardon). Or, le mal détruit, perd, tue : « L’amour est irrationalité de création, alors que le mal est irrationalité de destruction. » (96)

- Ce chemin est à la (dé-)mesure et de Dieu, et du mal, et… de l’homme, image de Dieu. C’est la folie de la croix, sagesse de Dieu.

- La charité est eschatologique, elle est la seule des trois théologales à demeurer au-delà du voile (1 Cor 13, 13), elle est le critère du jugement dernier (Mt 25). En même temps, elle est historique, concrète, charnelle : elle n’est réelle que si elle prend corps dans le soin de l’homme tombé, dans le lavement des pieds…

- Introduire Dieu dans la question du mal, c’est introduire ce Dieu dont Jean dit qu’il est charité. C’est cette clé théologale qui déchiffre l’homme jusqu’en son affrontement au mal.

5. Le vrai lieu de l’éthique

4 Op. cit., p. 357. 5 Ibid., p. 362.

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La nécessité du déplacement de la morale au destinal ou théologal n’est pas discrédit jeté sur la morale ou l’éthique. La décision d’aimer de charité est, au contraire, le cœur et le sens de toute morale, de toute éthique à hauteur de ce qu’est Dieu et de ce qu’est l’homme. Le cœur de l’éthique est mystique, théologal, eschatologique. C’est la décision pour autrui, pour la responsabilité, pour le don. Décision qui comporte une perte, mais une perte qui sauve et porte du fruit. « Si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt pas, il reste seul ; si au contraire il meurt, il porte du fruit en abondance. Celui qui aime sa vie la perd, et celui qui cesse de s’y attacher en ce monde la gardera pour la vie éternelle. » (Jn 12, 24, 25) Où nous retrouvons, autrement, le verbe perdre. Dans l’acte de charité, il y a une perte, une mort à soi-même, une sortie de la crispation sur l’ego pour prendre le risque de donner la vie en donnant sa vie. C’est là précisément le risque de la foi : « Nous avons cru l’amour que Dieu a pour nous. » (1Jn 4, 16). C’est d’oser croire (parier) que c’est cet acte-là qui est créateur puisque c’est dans un tel acte que Dieu nous crée et nous recrée. Une telle éthique mise tout sur la liberté. Le refus du don est toujours possible (Les siens ne l’ont pas reçu), c’est le drame de la Croix où pourtant l’amour va jusqu’à l’extrême. Tout l’Evangile est là, non comme un ensemble de préceptes moraux à appliquer de manière besogneuse, mais comme mystère qui, à la fois, nous dépasse et nous engage jusque dans les gestes les plus simples dans une dynamique pascale.

6. Portée des médiations morales

La charité a besoin de médiations morales qui, avec sagesse, en précisent les modalités de mise en

œuvre. La charité risque toujours, sinon, de demeurer incantatoire (Il suffit d’aimer ! Certes, mais qui va faire la vaisselle ?). Plus grave, la charité connaît ses perversions qui, bien sûr, ne sont plus la charité, mais qui se présentent comme telles : paternalisme, négation des personnes et de leur liberté, convoitise… Notre amour est toujours, non seulement menacé, mais même entaché. C’est pourquoi il s’agit de l’éprouver et de le vérifier et c’est le rôle des lois, des institutions et même de la politesse qui balisent les chemins de la charité. Les vertus morales plus précises (plus calculatrices ?) doivent aider à la mise en œuvre réaliste et, précisément, juste de la charité. Cela ne serait peut-être pas nécessaire si l’amour régnait vraiment toujours, partout, chez tous, mais cela, c’est eschatologique et donc pas terrestre. Ce qui est le cœur de l’attitude morale doit se monnayer dans la morale concrète, mais la morale concrète ne change pas le monde si elle n’est pas mue par la générosité créatrice de l’amour.

7. Quels déplacements cette lecture provoque-t-elle dans notre quotidien ?

Les quelques réflexions que je grefferai sur cette question ne seront pas de l’ordre de la confession :

je laisse à chacun et à moi-même le soin de tirer dans le secret les conclusions qui concerneraient sa vie personnelle. Ce sont plutôt des réflexions concernant ce qu’on pourrait appeler, en lui donnant un sens très large, la mise en œuvre pastorale. Je les répartirai en trois registres.

Pensée Dieu pour penser. Que cette session nous renforce dans l’audace d’introduire Dieu dans des

problématiques humaines aussi fortes que celle du mal… pour les penser ! Et pour cela qu’elle nous pousse à lire et à lire de manière exigeante : Lire pour penser ! Que l’audace de penser contribue à nous tenir loin de tout fidéisme ou fondamentalisme qui, malgré leurs effrayants succès, annoncent la mort de la foi. Que cette audace nous libère en même temps de la suspicion a priori par rapport à de vieux thèmes chrétiens, même si celle-ci est nourrie par des perversions réelles ! Gesché nous conduit à relire de très anciens récits, à revisiter des thématiques archaïques comme celle du démon. J’espère que vous vîtes que cela était bon.

Mettre en œuvre cette audace dans un souci de manifester la pertinence du christianisme pour penser aujourd’hui. Et en ce qui concerne le mal, cette pertinence est beaucoup plus forte qu’on ne le croit et qu’il est de bon ton de l’affirmer sans le vérifier en considérant comme évident que le christianisme n’a

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fait qu’exacerber la culpabilité. Manifester cette pertinence, c’est déployer l’anthropologie dont sont porteuses les grandes affirmations de la foi (c’est la voie royale qu’emprunte Gesché). Certes, s’y engager s’effectue dans un acte de foi, mais ce que la foi y découvre peut aussi manifester sa pertinence hors la foi (Guillebaud, Comte-Sponville).

Exposer cette pertinence anthropologique de la foi, n’est-ce pas la première mission d’un cours de religion ?

Annonce Dans ce registre où la foi s’annonce et se proclame (catéchèse, prédication, accompagnement

spirituel…), il est capital d’intégrer les déplacements qui ont été évoqués. Même à propos du mal et du péché, l’Evangile est d’abord bonne nouvelle, promesse de vie,

proposition de salut. Il est annonciation avant d’être dénonciation. Et ce qu’il annonce, c’est que le mal n’est pas premier ni dernier, qu’il n’est pas fatal.

C’est à l’intérieur même de cette annonciation que le mal peut être regardé comme un malheur et un malheur qui met la vie des hommes en péril de perdition. Et le mal doit être regardé d’abord comme un malheur même lorsqu’il est la conséquence d’une faute. Reconnaître sa part de complicité avec le mal et donc sa culpabilité grandit un être humain, punir peut avoir un rôle éducatif, mais là n’est pas la pointe de l’Evangile comme Evangile. On n’annonce pas vraiment l’Evangile si on n’annonce pas sur tous les tons que le mal est un malheur et qu’il peut être vaincu.

Il y a une parole prophétique à dire et à dire avec beaucoup de force face à la terrible et meurtrière réalité du mal. Mais cette parole ne doit-elle pas être différente de bien d’autres prises de parole en raison de ce que nous venons de redécouvrir ? Si elle pouvait dire la gravité de ce qui est en jeu dans le mal en même temps qu’évoquer l’espérance et les chemins d’une rédemption ! Si elle pouvait rompre avec la moralisation, la dénonciation des coupables qui demeurent tellement marquées par ce pélagianisme qui a tant déformé le christianisme en Occident !

Education Trois insistances simplement : Il est essentiel d’ouvrir un être humain au mystère sans quoi, dans notre culture, tout se réduit à de

la technique, y compris la lutte contre le mal. Avant même l’annonce de l’Evangile comme tel, n’y a-t-il pas à initier au mystère de la vie humaine ? Qu’on soit croyant ou non, l’homme passe infiniment l’homme et c’est pour cela que ce qui se joue dans l’énigme du mal est si lourd. La question éthique n’est pas simplement une question technique (Que peut-on faire ? Que ne peut-on pas faire ? Quels comportements inculquer aux individus pour que la société tourne rond ?). La question éthique en évoquant le bien et le mal met devant l’interrogation sur la destinée, le sens, la place de l’autre…

Dans cette lecture, nous trouvons de quoi renouveler la perspective d’une éducation à la responsabilité devant le mal qui ne soit pas dépendante d’une éducation (nécessaire par ailleurs) au sens de la culpabilité : « Il ne s’agit pas (…) de refuser le combat contre le mal qu’est l’injustice, mais de récuser la culpabilité comme (seul) moyen dans cette lutte (…) Il y a suffisamment de raisons objectives de lutter contre le mal pour qu’on n’ait pas besoin de recourir à tous coups à une opération de mise en culpabilité. » (p.67).

Il y a aussi à proposer franchement la folie de l’amour comme agapè. La proposer comme folie qui pourtant possède une étonnante sagesse, la proposer comme folie qui sauve, qui fait vivre. Manifester que c’est cette folie qui nous met au monde. Et surtout… ne pas présenter l’agapè comme une obligation morale, mais comme un chemin qui s’offre.

Il me reste à espérer que nous nous soyons vraiment exposés au texte de Gesché et, à travers lui,

aux tout grands textes qu’il a évoqués. Je souhaite que cette lecture commune soit et devienne dangereuse, qu’elle provoque de féconds déplacements.

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Paul Scolas