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La matrice religieuse de Jacques Copeau, une lecture anthropologique du fonctionnement de la communauté des Copiaus (1924-1929)
Roberta Collu, Anthropologue des religions Institut Catholique de Paris Thématiques : Religions et fait religieux, judaïsme contemporain. et Raphaëlle Doyon, Chercheuse associée au Labex Création, Arts et Patrimoines Histoire Culturelle et Sociale des Arts-Paris1 / Centre de Recherche sur les Arts et le Langage (Unité Mixte de Recherche CNRS- EHESS 8566)
Introduction ....................................................................................................................................... 3
Parcours historiographique : 1936-2011 ....................................................................................... 11 Du fonds Copeau Ă lâĂ©criture dâune historiographie endogĂšne .................................................... 12 Dynamiques communautaires et influences religieuses ............................................................... 15 Denis Gontard (1974), John Rudlin (1986), Marc Sorlot (2011), des historiographies situĂ©es.. 17 Marcel Doisy (1954), une lecture apologĂ©tique de la biographie de Jacques Copeau .................. 20 ClĂ©ment Borgal (1960), idĂ©al communautaire et perspective religieuse ...................................... 23 La religion, point aveugle dâun courant gĂ©nĂ©rationnel ? .............................................................. 26 Un bilan historiographique est-il possible ? ................................................................................. 28
Compréhension de la rÚgle des Copiaus à la lumiÚre du commentaire de Dom Delatte sur la RÚgle de saint Benoßt ....................................................................................................................... 31
Le Journal de bord des Copiaus, registre technique ou tĂ©moignage de la vie sociale ? ............... 32 Suzanne Bing, gardienne de lâhistoire des Copiaus ...................................................................... 33 Chroniques de monastĂšres, Journal de bord des Copiaus ou lâhistoire de sujets collectifs anonymes ...................................................................................................................................... 35 Suzanne Bing, compagne du cheminement religieux de Jacques Copeau .................................... 38 La RĂšgle des Copiaus ................................................................................................................... 41 Le commentaire de la RĂšgle de saint BenoĂźt par Dom Delatte ou lâinfluence dâun rĂ©seau .......... 44 De la soumission librement consentie et de la structure organique de la communautĂ© ................ 47 La rĂšgle, le Patron, la communautĂ© .............................................................................................. 50 Lâorganisation familiale des Copiaus : privilĂšges et hostilitĂ© ....................................................... 54 De lâobĂ©issance et du travail manuel quotidien dans la communautĂ© des Copiaus ...................... 58
Conclusion ....................................................................................................................................... 65
Transmissions ............................................................................................................................... 68 Les enfants du Patron ................................................................................................................... 68 Jacques Copeau et le théùtre catholique : une influence réciproque ............................................. 71
Nous remercions les institutions et personnes suivantes : - Marie-Christine Autant-Mathieu (CNRS-ARIAS) qui nous a permis de prĂ©senter une premiĂšre Ă©tape de ce travail en mars 2009 au sein de son sĂ©minaire sur les communautĂ©s artistiques du XXe siĂšcle, - François-NoĂ«l Bing pour sa confiance et lâaccĂšs au fonds privĂ© de Suzanne Bing, - Soraya Benseghir, Sonia Dollinger et ValĂ©rie Dolat des archives municipales de Beaune oĂč a Ă©tĂ© lĂ©guĂ© en 2004 le fonds Copeau-DastĂ©, - Le FrĂšre Jean-Lucien Bord de lâAbbaye de LigugĂ©, - LĂ©onor Delaunay, de la SociĂ©tĂ© d'Histoire du ThĂ©Ăątre, - Denis Gontard, Ă©diteur du Journal des Copiaus en 1974, pour lâentretien quâil nous a accordĂ©, - Patrick Hala, archiviste de lâAbbaye de Solesmes, - L'Institut Ămilie du ChĂątelet pour l'allocation postdoctorale accordĂ©e Ă RaphaĂ«lle Doyon en 2011, - Le Labex CrĂ©ation, Arts et Patrimoines pour l'allocation postdoctorale accordĂ©e Ă RaphaĂ«lle Doyon en 2012, - Rose-Marie MoudouĂšs de la SociĂ©tĂ© d'Histoire du ThĂ©Ăątre, - Henry Phillips, pour ses encouragements, le partage dâinformations prĂ©cieuses, sa relecture attentive et ses commentaires - Maryline Romain de la SociĂ©tĂ© d'Histoire du ThĂ©Ăątre - Mileva Stupar, responsable du Fonds Copeau de la BNF-arts du spectacle, - Robert Tranchida, Responsable de la BibliothĂšque des Quatre Piliers Ă Bourges oĂč est conservĂ© le fonds Alain, Jacques et Isabelle RiviĂšre,
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Introduction
Par un beau jour de lâautomne 1924, ou plutĂŽt par un jour affreux, car il pleuvait Ă verse et les prĂšs dâalentour nâĂ©taient plus quâun vaste marĂ©cage, au point le plus bas de la plaine de SaĂŽne-et-Loire, dans une veille maison sans chauffage ni lumiĂšre, je me suis retrouvĂ© avec mes meubles, ma bibliothĂšque, des costumes de thĂ©Ăątre, des enfants en bas Ăąge, plusieurs nouveaux nĂ©s, quelques amis courageux et toute une mĂ©nagerie frĂ©missante dâapprentis-comĂ©diens, ni plus, ni moins que le bonhomme de NoĂ© sur lâarche que vous verrez bientĂŽt, et tel que je me suis reprĂ©sentĂ© moi-mĂȘme au prologue de lâIllusion , environnĂ© dâune foule de jeunes visages interrogeant mon regard Ă©teint.1
Câest par ces mots prononcĂ©s le 15 janvier 1931 que Jacques Copeau ouvrit le rĂ©cit de
lâaventure des « Copiaus », la communautĂ© dâacteurs, dâĂ©lĂšves et de collaborateurs quâil
fonda en septembre 1924. Il avait quitté une certaine mondanité et exigence de production
parisiennes2 pour se consacrer au projet de sa vie : renouveler lâhomme dans le thĂ©Ăątre pour
renouveler le thĂ©Ăątre3, crĂ©er un laboratoire dâexpĂ©rimentation, former une nouvelle gĂ©nĂ©ration
dâacteurs, donner vie aux personnages fixes de la ComĂ©die Nouvelle, cette Commedia
dellâarte Ă la française dont il rĂȘvait depuis 1916. AprĂšs avoir cherchĂ© Ă partir de juin 1924 Ă
acheter différents lieux de retraite dans le Sud de la France et ailleurs, parmi lesquelles des
ChĂąteaux, PrieurĂ©s et Abbayes4, les moyens dont il disposait le contraignirent Ă sâarrĂȘter sur la
location dâune vieille bĂątisse que les bourguignons du pays appelaient non sans raison le
1 Jacques Copeau, Souvenirs du Vieux-Colombier, ConfĂ©rences prononcĂ©es au ThĂ©atre du Vieux-Colombier, la premiĂšre le 10 janvier, la seconde le 15 janvier 1931, Paris, Nouvelles Editions Latines, 1931, p. 71. 2 Une lettre dâEdwige Copeau, la fille de Jacques Copeau, Ă Sabine Schlumberger datĂ©e du 6 juillet 1924 exprime bien lâĂ©tat de libĂ©ration dont Jacques Copeau rendit compte en 1931 dans ses confĂ©rences au Vieux-Colombier : « Papa est libĂ©rĂ© et en octobre, lâĂ©cole dĂ©mĂ©nage dans le lieu choisi. Tous les parents ont donnĂ© leur assentiment ». Archives municipales de Beaune, 63Z166, Lettres dâEdwige Copeau adressĂ©es Ă son entourage amical (1920-1981). 3 Jacques Copeau, Souvenirs du Vieux-Colombier, op. cit., p. 91 : « Le renouvellement du thĂ©Ăątre, [âŠ] mâapparaissait au premier chef comme un renouvellement de lâhomme dans le thĂ©Ăątre ». 4 Voir les documents du Fonds Jacques Copeau du dĂ©partement des Arts du spectacle de la BnF, non cotĂ©s, rĂ©pertoriĂ©s provisoirement sous le titre « Recherche dâun lieu 1924 ». On y trouve lâabondante correspondante Ă©changĂ©e entre LĂ©on Chancerel et des maires, notaires, gĂ©rants dâagences immobiliĂšres ou syndicats dâinitiative, propriĂ©taires, dĂ©putĂ©s, connaissances ou amis-accompagnĂ©e dâune multitudes de croquis, de cartes postales et de descriptions prĂ©cisant les distances entre le lieu-dit et les villes les plus proches accessibles par voie ferrĂ©e, le climat (jusquâaux indices pluviomĂ©triques), lâhistorique du lieu, la production agricole des rĂ©gions, etc. Voir notamment la carte de France sur papier calque de lâĂ©tĂ© 1924 (date non prĂ©cisĂ©e) estampillĂ©e de lâĂ©cusson des deux colombes en haut Ă droite, oĂč sont indiquĂ©s la trentaine de sites rĂ©pertoriĂ©s et visitĂ©s par LĂ©on Chancerel qui prit en charge la recherche du lieu, Ă qui il arriva de signer « Pour Jacques Copeau, LĂ©on Chancerel ». Câest Ă nouveau la lettre du 6 juillet 1924 dâEdwige Copeau Ă Sabine Schlumberger qui nous semble le mieux rĂ©sumer les espoirs et les tentatives faites pour trouver un lieu propice Ă lâinstallation de la communautĂ© : « 14 endroits nous attendent dans la France entiĂšre, de belles maisons â prĂšs dâAgen, sur la Garonne, dans les PyrĂ©nĂ©es, Ă AmĂ©lie les Bains, sur la frontiĂšre dâEspagne, en Bourgogne, en Touraine, en Bretagne, dans le Massif Central ».
4
« Chùteau de Morteuil ». La troupe gagna peu à peu la confiance des habitants qui à partir
dâavril 1925 les surnommĂšrent les « Copiaus »5.
La communautĂ© des Copiaus vĂ©cut deux pĂ©riodes distinctes. Une premiĂšre dâoctobre
1924 Ă fĂ©vrier 1925 rassembla 35 personnes dont douze jeunes Ă©lĂšves de lâEcole du Vieux-
Colombier ainsi que les ménages de deux précieux collaborateurs, Léon Chancerel et Georges
ChenneviĂšre6. Le laboratoire se mit en place : exercices dramatiques, installation dâateliers de
menuiserie, de modelage et de décoration. Jacques Copeau prit la responsabilité financiÚre et
morale aussi bien de familles entiĂšres que dâĂ©lĂšves mineurs7. Lâentreprise nâĂ©tait pas des
moindres. A partir de février 1925 le mécénat escompté ayant fait faux bon, la troupe se vit
dans lâobligation de produire un travail rĂ©munĂ©rateur8.
LâĂ©cole du Vieux-Colombier fondĂ©e en octobre 1921 nâavait rĂ©pondu quâĂ une partie
du dessein initial de Jacques Copeau. Les résultats présentés par les élÚves en mai 1924,
saluĂ©s par dâautres personnalitĂ©s du thĂ©Ăątre de lâĂ©poque (Granville Barker et Gordon Craig),
encouragÚrent le bien-fondé de continuer à approfondir les projets pédagogiques. Jacques
5 Denis Gontard (Ă©d.), Le Journal de bord des Copiaus : 1924-1929, Paris, Seghers, 1974 : « Mercredi 8 avril 1925/ Les rĂ©pĂ©titions se poursuivent./ Michel Ă©crit Jean Bourguignon et les Copiaus ». La note 88 p. 179 de Denis Gontard prĂ©cise : « Câest Ă propos du Prologue, Ă©crit par Michel Saint-Denis pour le premier spectacle de la jeune troupe quâapparaĂźt pour la premiĂšre fois dans le Journal de bord, le terme de Copiaus ». Ă la date du 9 mai 1925, Suzanne Bing Ă©crit dans le Journal de Bord : « Les gens du pays, patoisant le nom du Patron, nous appellent âLes Copiausâ. La troupe adopte ce titre ». Ă la date du 29 mai 1927, p. 107, on trouve : « Le mot âun copiauâ passe dans le langage de la rĂ©gion pour dĂ©signer un comĂ©dien », signe quâils nâĂ©taient pas nombreux dans les campagnes bourguignonnes. Sur les « four, four, four ! » que Jacques Copeau adressa Ă Roger Martin du Gard en fĂ©vrier 1924 au sujet de La Maison Natale qui encouragĂšrent Copeau Ă quitter Paris, voir « La PrĂ©sentation » de Denis Gontard au Journal des Copiaus, op. cit., p. 24 et suivantes, ainsi que lâarticle de Guy Freixe, « Jacques Copeau et les Copiaus : une communautĂ© pour renaĂźtre » dans CrĂ©er ensemble, Points de vue sur les communautĂ©s artistiques, fin XIXe-XXe siĂšcles, Montpellier, LâEntretemps, Ă paraĂźtre en 2013. 6 Georges ChenneviĂšre, poĂšte, ami de Georges Duhamel, Jules Romain, et Charles Vildrac, journaliste Ă LâHumanitĂ© de 1920 Ă 1923, enseigne la « technique poĂ©tique » Ă lâEcole du Vieux-Colombier Ă partir de 1921, puis devient secrĂ©taire du ThĂ©Ăątre du Vieux-Colombier avant de partir pour la Bourgogne. La dĂ©ception de ChenneviĂšre qui quitte la communautĂ© le 1er mars 1925 est Ă la mesure des espoirs quâil avait nourris. Voir la correspondance enthousiaste que Georges ChĂ©nneviĂšre adresse Ă Jacques Copeau avant le dĂ©part pour la Bourgogne, par exemple sa lettre du 30 mai 1924, quelques mois avant que ChĂ©nneviĂšre lui-mĂȘme ne se rende le premier en Bourgogne pour prĂ©parer lâarrivĂ©e de la troupe : « Le blĂ© lĂšve, cher Copeau. La moisson sera belle. Fiez-vous Ă moi. Je crois que je nâai jamais vu aussi clair dans lâavenir. Nous rentrerons dans la place les mains pleines. Hardi ! Nous sommes dĂ©jĂ en route », lettres inĂ©dites, Fonds Copeau, BnF. LĂ©on Chancerel rencontre Jacques Copeau en 1920. Comme nous le verrons il collabore Ă©troitement au projet de la ComĂ©die Nouvelle jusquâĂ son dĂ©part de la communautĂ© en juillet 1925. 7 La lettre du 7 juillet 1924 du jeune Etienne Decroux Ă Georges ChenneviĂšre publiĂ©e dans Registres VI, LâEcole du Vieux-Colombier, Paris, Gallimard, 1999, qui quitte ses parents pour la Bourgogne rend bien compte de l'enjeu et des espĂ©rances que nourrit un tel « exode ». 8 Sur les diffĂ©rentes phases de la communautĂ© des Copiaus, voir Denis Gontard, « La dĂ©centralisation rurale : Jacques Copeau en Bourgogne (1924-1929) », La DĂ©centralisation thĂ©Ăątrale en France. 1895-1952, Paris, SociĂ©tĂ© dâĂ©dition dâenseignement supĂ©rieur, 1973, p. 68-69.
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Copeau souhaita se consacrer entiĂšrement Ă la poursuite de la formation de ses jeunes
disciples Ă travers une pĂ©dagogie intellectuelle, corporelle, et poĂ©tique. LâĂ©cole de Paris
constitua la pĂ©piniĂšre des Copiaus. Lâambition pĂ©dagogique et artistique de Jacques Copeau
sâaccompagnait dâun projet lui aussi restĂ© inabouti : crĂ©er une communautĂ© de vie et refonder
les rapports humains au sein de la troupe. DĂšs les premiers temps, Jacques Copeau choisit ses
comĂ©diens aussi en fonction de leur facultĂ© Ă participer Ă lâouvrage dâune communautĂ©9.
En isolant sa troupe des sollicitations citadines, Jacques Copeau bĂątit un contexte de
transmission idĂ©al, un espace temps affranchi dâune logique de rentabilitĂ©. Outre une
discipline et une Ă©thique de travail, physique et mentale, le partage de la vie au quotidien
faisait dâemblĂ©e partie de lâĂ©ducation des Copiaus. Il sâagissait de former un homme-acteur,
un ĂȘtre humain complet10. Les textes publics de Jacques Copeau aussi bien que les sources
privées de cette période montrent que la communauté fut pensée comme un instrument
pédagogique comportant des obligations mutuelles11.
Etudier la « confrérie »12 des Copiaus en tant que forme culturelle autonome, ses
dynamiques internes, ses lois, et ses schĂšmes de fonctionnement, invite Ă comprendre
lâunivers mental qui accompagne la crĂ©ation de nouvelles formes, quâil sâagisse de la
rĂ©alisation de la ComĂ©die Nouvelle, ou de la communautĂ© elle-mĂȘme. Le partage du quotidien
produit des effets sensibles sur les mécanismes de la création, stimulés par ce que
lâanthropologue John Blacking appelle « le reflet inconscient dâun mouvement expressif
communautaire »13. Le lien réciproque entre processus de création en tant que « forme
9 Sur cette question voir Henry Phillips, Le ThĂ©Ăątre catholique en France au XXe siĂšcle, Paris, H. Champion, 2007, p. 106. 10 Voir Jacques Copeau, Le ThĂ©Ăątre populaire, Paris, Presses Universitaires de France, 1941 p. 40. 11 Lâorigine latine du mot « communautĂ© » est communis, lui-mĂȘme issu de cum, avec, ensemble, et de munus : charges partagĂ©es, obligations mutuelles. 12 CitĂ© par Guy Freixe « Jacques Copeau et les Copiausïżœ: une communautĂ© pour renaĂźtre » dans CrĂ©er ensemble, Points de vue sur les communautĂ©s artistiques, fin XIXe-XXe siĂšcles, Montpellier, LâEntretemps, Ă paraĂźtre en 2013, Notes inĂ©dites de Jacques Copeau sur La ComĂ©die improvisĂ©e, datĂ©es du Limon, 28 janvier 1916 Jacques Copeau et Claude Sicard, dans Registres Iïżœ: Appels, France, Gallimard, 1985, p. 187, et par Henry Phillips, op. cit., p. 106. 13 John Blacking, « Danse, pensĂ©e conceptuelle et production dans les documents archĂ©ologiques » - Titre original : âDance, conceptual thought and production in the archeological recordâ, in G. de G. Sieveking, I. H. Longworth, et K. E. Wilson, dir., Problems in Economic and Social Archeology, Londres, Duckworth, 1976-, Anthropologie de la danse, GenĂšse et construction dâune discipline, ouvrage publiĂ© sous la direction dâAndrĂ©e Grau et de Georgiana Wierre-Gore, Centre National de la Danse, Pantin, 2005, p. 301.
6
dâactivitĂ© cĂ©rĂ©brale [et sensible] inconsciente »14 et le partage des tĂąches quotidiennes est
manifeste dans la principale source qui retrace la vie des Copiaus en Bourgogne, Le Journal
de bord des Copiaus 1924-192915. Guy Freixe souligne cette continuité entre vie et création,
certains personnages de la ComĂ©die Nouvelle naissant dans la « quotidiennetĂ©ïżœ festive » des
Copiaus avant dâĂȘtre repris en salle de rĂ©pĂ©titions16.
Pendant la période des Copiaus, Jacques Copeau revint à la pratique du catholicisme.
Il communia le 6 dĂ©cembre 1925 Ă lâAbbaye de Solesmes. Cette date marque pour les
historiens du théùtre la conversion de Jacques Copeau sous-estimant parfois le cheminement
progressif qui le mena à ce tournant. La conversion de Jacques Copeau est en réalité un retour
aux sacrements et Ă une rĂ©intĂ©gration dans lâĂglise catholique. FrĂ©dĂ©ric Gugelot dans son
ouvrage La Conversion des intellectuels au catholicisme en France, 1885-1935, utilise le
terme « conversion » au sens large quâil sâagisse dâune orientation nouvelle pour les
intellectuels issus de lâathĂ©isme, du judaĂŻsme (RaĂŻssa Maritain, Max Jacob) ou de lâislam, ou
des « convertis de lâintĂ©rieur » qui reprĂ©sentent 75% des convertis17. LâannĂ©e 1925 fut certes
dĂ©cisive pour Jacques Copeau. Câest alors quâil assista au dĂ©cĂšs de sa mĂšre en fĂ©vrier18, puis
14 « Câest ce quâon appelle inspiration, lâintuition, le gĂ©nie, lâinventivitĂ©, etc. Mais il sâagit surtout dâune forme dâactivitĂ© cĂ©rĂ©brale inconsciente qui se manifeste de façon particuliĂšrement Ă©vidente dans la crĂ©ation artistique », John Blacking, ibid. p. 302. 15 Denis Gontard (Ă©d.), Le Journal de bord des Copiaus, op. cit. 16 Guy Freixe, « Jacques Copeau et les Copiaus : une communautĂ© pour renaĂźtre », op. cit., Ă©crit : « il est intĂ©ressant de noter que câest durant des fĂȘtes dâanniversaire, des repas, des moments de la vie de tous les jours â comme ce « rite de la transmission du service de vaisselle » [p. 43 du Journal] â que des personnages improvisĂ©s apparaissent sous une lumiĂšre diffĂ©rente, dans une plus grande libertĂ©ïżœ, par effraction, et quâensuite ils sont retravaillĂ©s, dĂ©veloppĂ©s en salle de rĂ©pĂ©tition, pour faire Ă©clore les potentialitĂ©s aperçues furtivement et qui risquent sinon de repartir aussitĂŽt. [âŠ] 17 FrĂ©dĂ©ric Gugelot, La Conversion des intellectuels au catholicisme en France, 1885-1935, Paris, CNRS Ă©d., 2010. Lâexpression « convertis de lâintĂ©rieur » est de Thomas Mainage, Introduction Ă la psychologie des convertis, Paris, J. Gabalda, 1913, p. 11 citĂ© par F. Gugelot, p. 119. 18 Jacques Copeau et son Ă©pouse AgnĂšs effectue un long sĂ©jour Ă Madagascar, du 1er mars au 3 aoĂ»t 1939 pour rendre visite Ă leur fille Edi, missionnaire Ă Ambositra. Jacques Copeau rĂ©dige pendant cette pĂ©riode Les Cahiers de Madagascar conservĂ©s aux Archives municipales de Beaune. Il Ă©crit Ă la date du 5 mai 1939, dans le premier volume des Cahiers : « CâĂ©tait Ă Versailles dans cet Ă©tablissement religieux oĂč ma mĂšre avait Ă©tĂ© relĂ©guĂ©e, dans ses derniers jours, par manque dâamour. Les troubles de circulation avaient affaibli ses facultĂ©s mentales. Elle se plaignait continuellement. Retenu Ă Paris par mes occupations, je ne pouvais venir passer auprĂšs dâelle que peu de temps, gĂ©nĂ©ralement Ă lâheure du dĂ©jeuner. Un jour des derniers jours, jâĂ©tais debout prĂšs de son lit, suivant son grand Ćil bleu un peu Ă©garĂ©. Elle gĂ©missait. Je lui dis : âMaman, je ne te vois jamais prier. Pourquoi ne fais-tu pas ta priĂšre ?â Elle me rĂ©pondit : âJe ne peux plus prier, jâai oubliĂ© mes priĂšres.â Je me rappelle quelle pitiĂ© mâinspira cette dĂ©faillance dâune Ăąme que jâavais cru sâappuyer, toute la vie, sur la religion. Je lui dis : âSi tu veux, nous allons essayer de prier ensemble.â Je la pris dans mes bras, sa joue contre ma joue, et commençai : âNotre PĂšreâŠâ lui rĂ©apprenant la priĂšre quâelle mâavait apprise quand jâĂ©tais petit. Mais lentement, et non sans hĂ©sitations, car depuis longtemps je nâavais plus priĂ©. Mais, si ma mĂ©moire ne brode pas, il me semble que câest ce jour-lĂ que me furent rendus le Pater et lâAve Maria par ma mĂšre mourante [âŠ] », p. 89-90 du document dactylographiĂ©.
7
de son ami converti de guerre Jacques RiviĂšre en septembre, rencontra Paul Claudel19 en juin,
se rendit Ă lâAbbaye de Solesmes en aoĂ»t, adhĂ©ra aux Compagnons de Saint-Genest,
fĂ©dĂ©ration des artistes catholiques du thĂ©Ăątre de France. Cette sĂ©rie dâĂ©vĂ©nements marque la
partie Ă©mergĂ©e dâun long processus que seule rĂ©vĂšle la correspondance quâentretint Jacques
Copeau avec des catholiques. Il Ă©changea une abondante correspondance avec Isabelle
RiviÚre et Henri Ghéon, ami et collÚgue depuis la fondation de La Nouvelle Revue Française
en 1908. Les visites de lâun et de lâautre sont relatĂ©es dans Le Journal de bord des Copiaus
1924-1929 ainsi que sont mentionnés les indices des liens de Jacques Copeau avec le réseau
social et culturel des catholiques, notamment les lectures de LâAnnonce faite Ă Marie de Paul
Claudel, de Huymans, Péguy ou Psichari dÚs février 192520. Parmi les sources inédites
figurent aussi ses échanges avec des abbés et religieux (les PÚres Genestout et Altermann),
ainsi quâavec son amie intime Suzanne Bing, convertie avant lui, et figure majeure de la
communauté des Copiaus. Toute cette documentation témoigne du retour au catholicisme de
Jacques Copeau au moment mĂȘme oĂč son rĂȘve dâun thĂ©Ăątre nouveau disposait des conditions
nécessaires pour se réaliser enfin.
Le phénomÚne social de la conversion dans les milieux des intellectuels de la
TroisiĂšme RĂ©publique consista aussi bien Ă cĂ©lĂ©brer la religion catholique quâĂ crĂ©er des liens
entre des personnalitĂ©s qui partagĂšrent des idĂ©es analogues en matiĂšre dâart, et firent circuler
entre elles les mĂȘmes textes. Nous souhaitons montrer ici que le catholicisme de Jacques
Copeau ne relĂšve pas exclusivement comme cela a Ă©tĂ© compris par certains historiens dâune
prĂ©occupation intime ; câest aussi une dĂ©marche socialement dĂ©terminĂ©e comme lâa montrĂ©
DaniĂšle Hervieu-LĂ©ger, Le PĂšlerin et le converti : la religion en mouvement 21. Elle Ă©crit :
19 Sur lâhistoire mouvementĂ©e des liens entre Paul Claudel et Jacques Copeau voir la note 144, de Denis Gontard dans Journal des Copiaus, op. cit., p. 187-189. Voir Ă©galement Claudel homme de thĂ©Ăątre, Cahiers Paul Claudel, n°6, Gallimard, 1966, p. 2-192, qui publie la correspondance entre les deux hommes et Norman H. Paul, « Paul Claudel et Jacques Copeau : un grand amour malheureux », Claudel Studies, Vol. XIII, n°1, 1986, pour qui « ces deux natures nâont pas pu sâaccorder ». Copeau se lie Ă nouveau avec P. Claudel en 1925 grĂące Ă I. RiviĂšre qui fait lâintermĂ©diaire entre les deux hommes : voir les extraits tapuscrits de la correspondance entre Isabelle RiviĂšre et Jacques Copeau, Fonds Jacques Copeau F°-COL-1, BNF, non cotĂ©. 20 Sur les conversions avant « la vague de 1925 » Ă laquelle appartient Jacques Copeau, voir FrĂ©dĂ©ric Gugelot, La Conversion des intellectuels au catholicisme en France, 1885-1935, op. cit., p. 40 et suivantes. Copeau est parrainĂ© par ces convertis de guerre. 21 Voir DaniĂšle Hervieu-LĂ©ger, Le PĂšlerin et le converti : la religion en mouvement, Paris, Flammarion, 2001, p. 120.
8
Des entreprises typologiques fort utiles montrent que la conversion, prĂ©sentĂ©e par les intĂ©ressĂ©s comme lâexpĂ©rience la plus intime et la plus privĂ©e qui soit, est un acte social et socialement dĂ©terminĂ©, dont la logique dĂ©pend autant des dispositions sociales et culturelles des convertis que de leurs intĂ©rĂȘts et aspirations.
Dans une premiĂšre partie historiographique, nous reviendrons sur les travaux qui ont
Ă©tĂ© produits sur les Copiaus. Nous nous inscrivons dans la continuitĂ© de lâhistorien anglais
Henry Phillips qui dans son ouvrage Le Théùtre catholique en France au XXe siÚcle22 publié
en 2007 étudie le lien entre le catholicisme de Jacques Copeau et sa pratique du théùtre.
Notons que cet ouvrage consĂ©quent consigne les rĂ©sultats dâune recherche effectuĂ©e par un
historien du thĂ©Ăątre Ă©tranger Ă lâinstitution acadĂ©mique française auprĂšs de laquelle Le
ThĂ©Ăątre catholique en France au XXe siĂšcle semble ĂȘtre passĂ© inaperçu, aucune recension
nâayant Ă©tĂ© publiĂ©e Ă ce jour en France23. La contribution dâHenry Phillips ouvre de nouvelles
perspectives.
Une lecture attentive de la plupart des études qui ont été produites sur Jacques Copeau,
ainsi que lâinventaire des travaux accĂšs sur la pĂ©riode des Copiaus nous permettra dâinterroger
les raisons pour lesquelles tout en faisant mention de la dimension communautaire des
Copiaus, et de la conversion de Jacques Copeau, le lien entre les deux, quand il est Ă©tabli,
nâest pas exploitĂ© par les historiens. Ils ont rangĂ© de maniĂšre quasi systĂ©matique le rapport de
Copeau Ă la religion sous lâappellation de « crise »24 personnelle ou religieuse. Les historiens
ne se sont pas intéressés aux répercussions que la conversion de Jacques Copeau a pu avoir
sur les Copiaus, comme si le groupe nâĂ©tait quâun agrĂ©gat dâindividus dont les vies intĂ©rieures
se juxtaposeraient les unes aux autres sans influence réciproque.
Les Copiaus eux-mĂȘmes retracĂšrent dans des ouvrages, revues ou Ă©missions de radio
leur expĂ©rience bourguignonne25. Par ailleurs, une premiĂšre gĂ©nĂ©ration dâhistoriens a eu accĂšs
22 Henry Phillips, Le ThĂ©Ăątre catholique en France au XXe siĂšcle, op. cit. 23 Henry Phillips nous a indiquĂ© la recension faite dans Modern & Contemporary France, Volume 10, Issue 1, 2002, par Brian Sudlow, p. 503-504. Ce dernier note le retour du religieux dans lâhistoriographie en gĂ©nĂ©ral inscrivant le travail de Henry Phillips dans le sillage de ceux de FrĂ©dĂ©ric Gugelot et HervĂ© Serry. 24 Maurice Kurtz, Jacques Copeau, Biographie dâun thĂ©Ăątre, Paris, Les Editions Nagel, 1950. Marcel Doisy, Jacques Copeau ou lâAbsolu dans lâart, Paris, Le Cercle du Livre, 1954, p. 179. Marc Sorlot, Jacques Copeau. A la recherche du thĂ©Ăątre perdu, Paris, Imago, 2011, cite Ă la p. 166 : Jean Villard Gilles, Mon demi siĂšcle, Lausanne, Payot, 1954. Georges Lerminier, Jacques Copeau : le rĂ©formateur 1879- 1949, 1953, Les Presses littĂ©raires de France, Paris. Denis Gontard, Le Journal de bord des Copiaus : 1924-1929, op. cit. 25 Jean-Villard Gilles, La Chanson, le thĂ©Ăątre et la vie [ConfĂ©rence donnĂ©e au ThĂ©Ăątre de Lausanne, le 24 janvier 1944.], Lausanne, Mermod, 1944, Jean-Villard Gilles, Mon demi siĂšcle, Lausanne, Payot, 1954 ; LĂ©on Chancerel
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Ă des sources orales privilĂ©giĂ©es du fait quâelle a cĂŽtoyĂ© les membres de la communautĂ©
bourguignonne. Il sâagit de Maurice Kurtz (1950), Marcel Doisy (1954), Georges Lerminier
(1953). Parmi eux, Denis Gontard qui publie en 1974 Le Journal de Bord des Copiaus
jusquâalors inĂ©dit. Ce registre qui relate la vie des Copiaus de 1924 Ă 1929 sâaccompagne de
commentaires qui ont lâavantage de sâĂ©manciper de la parole de Jacques Copeau et de
restituer la pluralité des points de vue des acteurs de Morteuil.
Figure dans ce journal les notes dâaprĂšs lesquelles Jacques Copeau sâadressa Ă sa
troupe le 4 novembre 1924, le lendemain de son arrivée à Morteuil. Dans ce document
apparaßt le terme de « rÚgle » - dont la résonance dans une telle situation de retraite
communautaire Ă©voque dâemblĂ©e les rĂšgles monastiques. Ce qui sert de base au discours
inaugural du Patron se prĂ©sente sous la forme dâune liste numĂ©rotĂ©e en sept points au sujet
desquelles Denis Gontard écrit : « Ce texte prend une valeur particuliÚre si on tient compte
des prĂ©occupations religieuses de Copeau, dĂšs 1919, et de la crise quâil a traversĂ©e lâannĂ©e
précédente. A son retour des Etats-Unis, le fondateur du Vieux-Colombier commence à ne
plus distinguer nettement entre son art et ses aspirations religieuses »26. Si Denis Gontard
donne des indications sur le « climat religieux » dans lequel « baigne cette premiÚre adresse
au groupe de Morteuil »27, câest surtout la note 29 qui livre une clef de lecture sur les
intentions qui sous-tendent le discours de Jacques Copeau : « On peut penser aussi que
Copeau, au moment oĂč il rĂ©dige ces notes pour la communautĂ© de Morteuil a encore prĂ©sent Ă
lâesprit le style du commentaire de la RĂšgle de Saint BenoĂźt par Dom Delatte quâil dit avoir eu
sur les genoux en arrivant en Bourgogne »28. Denis Gontard accompagne lâanecdote, mainte
fois ressassée par les historiens, de Jacques Copeau se rendant en Bourgogne avec la RÚgle de
Ă©missions de RTF, Prestiges du thĂ©Ăątre, une Ă©mission de la SociĂ©tĂ© dâHistoire du ThĂ©Ăątre. « Jacques Copeau, le thĂ©Ăątre et lâĂ©cole du Vieux-Colombier », de FĂ©vrier Ă mai 1953, puis Ă lâoccasion du cinquantiĂšme anniversaire de lâinauguration du ThĂ©Ăątre du Vieux-Colombier, en octobre 1963. Les transcriptions de ces Ă©missions sont consultables Ă la SociĂ©tĂ© dâHistoire du ThĂ©Ăątre Ă Paris. 26 Denis Gontard, Le Journal de bord des Copiaus, op. cit., note 21 p. 164. 27 Ibid., note 21, p. 165. 28 Ibid., note 29, p. 166-167. Il sâagit de BenoĂźt de Nursie (v. 480-547) nĂ© Ă Ursie en Ombrie, Italie, qui, alors quâil sâĂ©tait retirĂ© dans une grotte de la montagne de Subiaco, fut sollicitĂ© par des moines pour devenir leur supĂ©rieur. AprĂšs avoir fondĂ© de petits monastĂšres, il bĂątit une grande abbaye dans une forteresse du Mont-Cassin, entre Naples et Rome, abbaye Ă laquelle il donna une rĂšgle. Il est appelĂ© « le patriarche des moines de lâOccident ». La copie de la RĂšgle de la main de saint BenoĂźt en latin parlĂ© (vulgaris) a Ă©tĂ© perdue mais les thĂ©ologiens sâaccordent pour dire que la version de 914 conservĂ©e Ă St Gall en Suisse, est fidĂšle Ă lâoriginale. Voir ThĂ©o, LâEncyclopĂ©die catholique pour tous, Paris, Mame, 2009, p. 36, ou encore lâarticle de lâabbĂ© Jerome Theisen, âBenedict, St, Rule ofâ, The Modern Catholic Encyclopedia, Ireland, Gill and Macmillan, 1994, p. 78-79.
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saint BenoĂźt sur les genoux, dâune prĂ©cision qui permet une autre lecture des notes qui
prĂ©figurĂšrent lâadresse au groupe de Morteuil, que nous appellerons dĂ©sormais la « RĂšgle des
Copiaus ». Ce texte elliptique, chargĂ© dâĂ©motion et qui emploie un vocabulaire religieux peut
à premiÚre vue déconcerter le lecteur. La lecture du commentaire de Dom Delatte dévoile
lâĂ©paisseur de sens auquel les notes dĂ©charnĂ©es de la RĂšgle des Copiaus renvoient, Ă©clairant
aussi le sous-texte religieux que lâon retrouve ailleurs dans Le Journal de bord des Copiaus.
Lâanalyse que nous nous proposons de faire, dans une seconde partie, de la RĂšgle des
Copiaus Ă partir du commentaire de Dom Delatte fait Ă©merger la matrice religieuse qui
participe de la fondation de la communauté des Copiaus. Nous délaissons volontairement
lâanalyse esthĂ©tique et pĂ©dagogique de lâexpĂ©rience bourguignonne.
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Parcours historiographique : 1936-2011
Les travaux qui portent sur Jacques Copeau mentionnent le tournant religieux du
metteur en scĂšne mais aucun dâentre eux, hormis lâouvrage de Henry Phillips publiĂ© en 2007
nâapprofondit lâĂ©tude du lien entre cet aspect et les projets de Jacques Copeau dans le thĂ©Ăątre.
Il existe une tendance générale, chez les historiens qui se sont intéressés au parcours de
Jacques Copeau, Ă sĂ©parer ce qui est de lâordre du personnel dâun cĂŽtĂ©, des activitĂ©s
professionnelles, de lâautre. Le bilan historiographique que nous tĂąchons dâĂ©tablir montre que
les prĂ©occupations de lâhistoire du thĂ©Ăątre ont surtout Ă©tĂ© esthĂ©tiques. Or, les aspirations de
Jacques Copeau sont aussi portées par un environnement spirituel et religieux qui façonne la
communautĂ© bourguignonne. La comprĂ©hension de ces matrices religieuses permet Ă
lâhistorien de mesurer lâimpact dâune aventure humaine, qui loin dâĂȘtre uniquement artistique,
a été fondatrice pour tous les membres de la communauté.
LâintĂ©rĂȘt renouvelĂ© des sciences humaines pour le religieux29a donnĂ© lieu Ă des
nombreuses études sur les religions monothéistes et leurs institutions en Europe et aux Etats
Unis. Les travaux de Georges Duby et Philippe AriÚs, ont réintroduit le champ de la vie
privée comme lieu de mémoire de la vie sociale30. A partir des années 1990, des
anthropologues (Daniel Dubuisson), des sociologues et historiens (Frédéric Gugelot, Hervé
Serry, Philippe Chenaux), en revisitant les correspondances et les journaux intimes, montrent
de part lâampleur du phĂ©nomĂšne de la conversion, que les « nĂ©cessitĂ©s intĂ©rieures » des
29 Lionel Obadia dans LâAnthropologie des religions, Paris, Ă©d. La DĂ©couverte, [premiĂšre Ă©dition 2007], 2012, p. 4, Ă©crit : « En 1991, AndrĂ© Juillard [« Champs et concepts de lâanthropologie religieuse », François Laplantine, Jean-Baptiste Martin, Corps, religion, sociĂ©tĂ©, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1991] affirmait dĂ©jĂ que âlâanthropologie des religions connaĂźt, depuis une dizaine dâannĂ©es, un regain dâintĂ©rĂȘt qui se marque par une production volumineuse de travaux, de moins en moins maĂźtrisable. En dresser un panorama constitue une entreprise pĂ©rilleuseâ Vingt ans aprĂšs ce constat, le volume des publications a gagnĂ© en surface et en diversitĂ© [âŠ] ». Lâauteur souligne la vitalitĂ© renouvelĂ©e de lâanthropologie, en particulier par lâextension de son champ de recherche aux religions occidentales. DaniĂšle Hervieu-LĂ©ger, La Religion en mouvement: le pĂšlerin et le converti, Paris, Flammarion, 1999, p. 12ïżœ28, Ă©tablit un panorama de l'Ă©volution des Ă©tudes sur la religion catholique en France. 30 Georges Duby, Philippe AriĂšs, Histoire de la vie privĂ©e, Paris, Seuil, 1985.
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individus répondent à des impératifs sociaux31. En effet, le retour au religieux de Jacques
Copeau nâest pas une affaire privĂ©e.
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Robert Brasillach qui dÚs 1936 dans un petit ouvrage, Animateurs de théùtre, Baty,
Copeau, Dullin, les Pitoëff 32, consacre quelques pages à Jacques Copeau, « passe tout
simplement sous silence, comme le souligne Henry Phillips, la religion de lâancien directeur
du Vieux-Colombier »33. Robert Brasillach compare cependant « lâanimation invisible », « la
force créatrice si subtile » de Jacques Copeau à ce qui « peut nous émouvoir lorsque nous
atteignons quelque coin secret dâune cathĂ©drale, oĂč lâartiste a travaillĂ© pour lui-seul, et pour
Dieu »34. LâĂ©mergence de ce champ lexical35 associe dans lâesprit des lecteurs Jacques Copeau
Ă une cosmographie religieuse.
Du fonds Copeau Ă lâĂ©criture dâune historiographie endogĂšne
Le premier historien Ă sâĂȘtre intĂ©ressĂ© de maniĂšre approfondie Ă lâĆuvre de Jacques
Copeau est Maurice Kurtz qui publie en 1950 son Jacques Copeau : biographie dâun thĂ©Ăątre.
TĂ©moin vivant de la richesse de lâĆuvre du fondateur du Vieux-Colombier et de ses filiations,
il Ă©tait dâabord urgent de sâen faire le porte-parole. Jacques Copeau alla jusquâĂ donner son
approbation au contenu dâun ouvrage dont il fournit lui-mĂȘme les sources en acceptant de le
préfacer peu avant son décÚs survenu en octobre 194936.
31 Marie-Laurence Netter, « Les Correspondances dans la vie intellectuelle », Mil Neuf Cent. Revue d'histoire intellectuelle, n°8, 1990, p. 5-10 citĂ© par HervĂ© Serry, Naissance de l'intellectuel catholique, Paris, La DĂ©couverte, 2004, p. 22. 32 Robert Brasillach, Animateurs de thĂ©Ăątre, Baty, Copeau, Dullin, les PitoĂ«ff, PrĂ©face de Chantal Meyer-Plantureux, Paris, Ă©d. Complexes, coll. « Le ThĂ©Ăątre en question », 2003, premiĂšre Ă©dition 1936. 33 Henry Phillips, Le ThĂ©Ăątre catholique en France au XXe siĂšcle, Paris, HonorĂ© Champion, 2007, p. 46. 34 Robert Brasillach, Animateurs de thĂ©Ăątre, Baty, Copeau, Dullin, les PitoĂ«ff, PrĂ©face de Chantal Meyer-Plantureux, Paris, Ă©d. Complexes, coll. « Le ThĂ©Ăątre en question », 2003, p. 71. 35 Jacques Copeau fait lui-mĂȘme rĂ©fĂ©rence Ă une « cathĂ©drale » dans une lettre du 31 juillet 1922 quâil adressa Ă sa fille Marie-HĂ©lĂšne DastĂ© : « Câest pourquoi elle [Suzanne Bing] mĂ©rite une place Ă part dans notre histoire, une niche dâhonneur dans la cathĂ©drale », dans Registres VI, LâEcole du Vieux-Colombier, Paris, Gallimard, 1999, p. 31. 36 Maurice Kurtz, Jacques Copeau, Biographie dâun thĂ©Ăątre, Paris, Les Editions Nagel, 1950, p. 11, « Ma gratitude premiĂšre ira Ă Jacques Copeau lui-mĂȘme pour lâintĂ©rĂȘt quâil mâa tĂ©moignĂ©, ses encouragements, ses critiques, ses rectifications et suggestions, pour lâapprobation, enfin, quâil accorda Ă ce livre auquel il a consacrĂ© des longs jours, Ă la fois Ă Paris et dans sa chĂšre Bourgogne ».
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Peut-ĂȘtre, Maurice Kurtz, en consignant lâhistoire du Vieux-Colombier, a-t-il rĂ©pondu
au dĂ©sir longtemps nourri dâun Jacques Copeau qui se rĂȘvait romancier, dâĂ©crire sa vie et son
Ćuvre. Câest ce que semble montrer certains passages de sa correspondance avec AndrĂ© Gide
et Roger Martin du Gard37, ainsi que les mots « my life in art », employés par Copeau lui-
mĂȘme dans sa prĂ©face en forme de lettre adressĂ©e Ă Maurice Kurtz. Le tĂ©moignage de Kurtz
est à ce point fidÚle « à la qualité [des] efforts » fournis par Jacques Copeau et à sa volonté de
laisser des empreintes pour la postĂ©ritĂ© que le Patron remercie son biographe en lâincluant
parmi les collaborateurs du Vieux-Colombier38. Comme pour disculper Jacques Copeau des
difficultĂ©s dâentente avec les membres de sa compagnie, Maurice Kurtz Ă©voque le
changement du Patron Ă lâĂ©gard de la religion, la lecture prolongĂ©e des Saintes Ecritures dans
le grenier de Morteuil, ainsi que son besoin pressant dâisolement.
La documentation dont Maurice Kurtz se sert pour Ă©crire sa biographie39 ne comprend
pas les correspondances de Jacques Copeau avec Jean Dasté, Isabelle RiviÚre, Henri Ghéon,
ou le PĂšre Genestout - moine de lâabbaye de Solesmes qui fut son confesseur-, qui toutes nous
renseignent sur son cheminement religieux et sur lâimpact que ce cheminement a eu sur son
Ćuvre artistique. La documentation que Maurice Kurtz consulte pour Ă©crire son ouvrage est
celle-lĂ mĂȘme que Jacques Copeau avait rassemblĂ©e ; elle ne comprend que les archives de
ses activitĂ©s thĂ©Ăątrales. Plusieurs historiens sâappuieront sur ce mĂȘme fonds. Quand en 1963,
il est légué à la BibliothÚque Nationale de France, la correspondance privée de Jacques
Copeau avec ses conseillers spirituels nâest pas inventoriĂ©e. Les critĂšres de catalogage ne
reflĂštent-ils pas les tendances historiographiques de certains champs disciplinaires ? Les
volumes des Registres du Vieux-Colombier, paru chez Gallimard entre 1974 et 1999, ont été
organisés de maniÚre thématique, les extraits de textes choisis isolés de leur contexte et
logiques temporels. Les critĂšres dâĂ©dition qui prĂ©sidĂšrent Ă la constitution des Registres
relĂšvent comme lâavait Ă©crit le Patron lui-mĂȘme « de la crĂ©ation et de la mĂ©ditation »,
37 Claire Paulhan a soulignĂ© dans le Journal de Jacques Copeau (1879-1949), Ă©d. Seghers, 1991, puis Ă©d. Claire Paulhan, 1999, « [le] goĂ»t infini pour lâabondance et le caprice du romancier » (22 juillet 1919). Elle rapporte aussi les propos dâAndrĂ© Gide et de Roger Martin du Gard sur les aspirations romanesques de Jacques Copeau, dans « Mise en scĂšne de soi dans Le Journal de Jacques Copeau (1879-1949). Double Vie & Vie doublĂ©e », communication, BNF, 26 novembre 1999, p. 1. Texte inĂ©dit utilisĂ© avec lâautorisation de Claire Paulhan. Archives municipales de Beaune. 38 Jacques Copeau dans la prĂ©face Ă lâouvrage de Maurice Kurtz, op. cit., p. 7. 39 Sur le fonds dâarchives de Jacques Copeau, voir Marie-Françoise Christout, « A la recherche de Jacques Copeau », Revue dâHistoire du ThĂ©Ăątre, octobre-novembre 1963, p. 391 et suivantes.
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davantage du montage artistique que de la consignation des faits40. Il nâest pas Ă©tonnant
quâune telle dĂ©marche heurte la logique de lâhistorien soucieux de comprendre ce qui motive
lâĂ©mergence de certaines sources.
Maria Ines Aliverti dans son introduction Ă Artigiani di una tradizione vivente,
Lâattore e la pedagogia teatrale, lâanthologie la plus rĂ©cente quâelle consacre Ă Jacques
Copeau, constate, au sujet des « cahiers de formation » du Fonds Copeau de la BibliothÚque
Nationale de France, le « dĂ©membrement dâun corpus qui fait la spĂ©cificitĂ© de lâorganisation
textuelle des contextes originaux et leur physionomie dâensemble »41. Les cahiers dans leur
intégralité reflÚtent selon elle la façon dont « les principales tendances du théùtre européen ont
imprĂ©gnĂ© le thĂ©Ăątre français ». Or, lâimportance du rĂŽle de Jacques Copeau qui articula Ă sa
pratique et Ă sa pĂ©dagogie les dĂ©couvertes quâil avait faites auprĂšs de Gordon Craig,
dâAdolphe Appia, ou de Jacques Dalcroze ne peuvent ĂȘtre saisies, du fait que les cahiers ont
été morcelés et répartis aussi bien dans les Registres III et VI, que dans le Journal42. La
prĂ©occupation de Maria Ines Aliverti de reconstituer les cahiers de Jacques Copeau sâinscrit
nous semble-t-il dans une tendance actuelle qui vise à restituer une histoire globale du théùtre.
Les sources privées que nous avons consultées, pour la plupart inédites, permettent de
comprendre le contexte de fondation de la communauté des Copiaus.
40 Introduction de Marie-HĂ©lĂšne DastĂ© in Registres I, Appels, textes recueillis et Ă©tablis par Marie-HĂ©lĂšne DastĂ© et Suzanne Maistre Saint-Denis, notes de Claude Sicard, Paris, NRF, Gallimard, 1974, p. 12. M-H DastĂ© cite elle-mĂȘme le Journal de Jacques Copeau inĂ©dit Ă lâĂ©poque Ă la date du 5 janvier 1942. 41 Maria Ines Aliverti, Artigiani di una tradizione vivente, Lâattore e la pedagogia teatrale, Florence, La Casa Usher, 2009, p. 16. Traduit par nos soins. 42 Les Registres du Vieux-Colombier III, 1919 Ă 1924, textes recueillis et Ă©tablis par Suzanne Maistre Saint-Denis avec Marie-HĂ©lĂšne DastĂ©, Paris, Gallimard, 1993. Les Registres du Vieux-Colombier VI, LâĂcole du Vieux-Colombier, textes Ă©tablis, prĂ©sentĂ©s et annotĂ©s par Claude Sicard, Paris, Gallimard, 1999. Jacques Copeau, Journal : 1901-1948, Paris, Seghers, 1991.
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Dynamiques communautaires et influences religieuses
Frédéric Gugelot, qui le premier a réalisé une étude à la fois quantitative et qualitative
de la conversion sous la TroisiÚme République, écrit : « [La conversion] prend des allures de
fait collectif, touchant une catégorie particuliÚre de la société, les intellectuels, au moment
mĂȘme oĂč ceux-ci obtiennent une dĂ©finition et une visibilitĂ© sociale »43. La mise en scĂšne telle
quâelle Ă©merge Ă la mĂȘme Ă©poque comme art autonome qui sâaffranchit dâune rĂ©gie technique
et artisanale est une activité intellectuelle qui suppose une interprétation conceptuelle de
lâĆuvre Ă©crite dans sa matĂ©rialisation scĂ©nique. Elle est liĂ©e au milieu des hommes de lettres,
des revues et des critiques. Il existe des liens Ă explorer entre lâhistoire du thĂ©Ăątre et lâhistoire
des intellectuels.
A partir des annĂ©es 1920, Jacques Copeau, fut introduit par Henri GhĂ©on - lui-mĂȘme
converti au catholicisme pendant la PremiĂšre Guerre Mondiale44 - dans le milieu intellectuel
catholique de la TroisiĂšme RĂ©publique. Jacques Copeau entretint une correspondance qui
rĂ©vĂšle lâimbrication de lâartistique, du religieux et du littĂ©raire dans sa vie et dans son Ćuvre.
Au sein dâune RĂ©publique laĂŻque aprĂšs la sĂ©paration de lâEglise et de lâEtat en 1905, et au
sortir dâune guerre meurtriĂšre, des Ă©crivains et artistes antimodernistes, qui sâopposaient Ă une
vision positiviste de lâhistoire, au formalisme, au symbolisme et Ă la gratuitĂ© de lâart ont
cherchĂ© Ă insuffler dans leurs Ćuvres de nouvelles valeurs Ă©thiques que le catholicisme
pourvoyait. Parmi eux, Joris-Karl Huysmans, Charles Péguy, que Jacques Copeau, héritier
dâune premiĂšre gĂ©nĂ©ration de convertis, lut aux acteurs de la communautĂ© de Morteuil.
Les historiens qui se sont penchĂ©s sur lâexpĂ©rience des Copiaus ont relĂ©guĂ© Ă la sphĂšre
privĂ©e une conversion quâils ont interprĂ©tĂ©e comme Ă©tant exclusivement une histoire entre
Dieu et Jacques Copeau, alors que sa correspondance avec certains amis et membres des
Copiaus, tĂ©moigne des rĂ©percussions de ce sentiment religieux sur la direction humaine et 43 FrĂ©dĂ©ric Gugelot, La Conversion des intellectuels au catholicisme en France 1885-1935, op. cit., p. 11. F. Gugelot fait rĂ©fĂ©rence Ă lâouvrage de Christophe Charle, Histoire sociale de la France siĂšcle au XIXe, Paris, Le Seuil, 1991, p. 267-275. Voir aussi C. Charle, Naissance des intellectuels : 1880-1900, Paris, Minuit, 1990. 44 Sur lâexpĂ©rience traumatisante de la guerre comme dĂ©clencheur de conversion voir F. Gugelot, op. cit., le chapitre « Conversions de guerre », p.40-47. Henri GhĂ©on, LâHomme nĂ© de la guerre : tĂ©moignage dâun converti, Yser-Artois, 1915. Jacques RiviĂšre, Carnets de guerre (aoĂ»t-septembre 1914), Ă©ditions de la « Belle page », 1929.
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artistique des Copiaus. A cet égard, le témoignage de Jean Dasté, gendre de Jacques Copeau,
qui sous son influence pendant les années de Morteuil, retrouva le chemin du catholicisme, est
particuliĂšrement parlant :
[âŠ] Je crois que pour faire cette chose parfaite que vous disiez faire il faudrait nâĂȘtre que des hommes, et travailler directement pour Dieu dans une grande discipline sous la protection de lâEglise, en un mot vivre une vie monastique. Tout ce qui nâest pas harmonie vous choque et vous blesse. Vous avez besoin pour ĂȘtre satisfait dâun parfait dĂ©vouement, dâune parfaite obĂ©issance, dâune parfaite harmonie dans les mouvements mĂȘme de tout ce qui vous entoure et vous ne pouvez pas travailler avec les gens dans les conditions de Pernand si vous nâĂȘtes pas satisfait, je suis convaincu que ces qualitĂ©s ne peuvent ĂȘtre demandĂ©es que dans le cadre dâune vie monastique, en dehors du monde, et directement pour Dieu.45
Jean Dasté adressa ces mots à Jacques Copeau le 10 novembre 1929 alors que la
communautĂ© des Copiaus sâĂ©tait dissoute en mai de la mĂȘme annĂ©e. Il revient dans cette
longue lettre sur les espoirs quâavait nourris le dĂ©part en Bourgogne et les raisons de lâĂ©chec
du projet des Copiaus liĂ©es Ă lâintransigeance du Patron, et Ă ce que Jean DastĂ© appelle Ă
plusieurs reprises « son besoin de solitude ». Nous commenterons dans la partie de cet article
consacrĂ©e à « la RĂšgle des Copiaus » - comme prescription dâun ordre moral et pratique fondĂ©
sur « lâobĂ©issance parfaite », les notions monastiques Ă©voquĂ©es par Jean DastĂ©. Du fait que la
famille de Jacques Copeau forme le noyau dur de la communauté des Copiaus, la
correspondance familiale tient une place de tout premier ordre. La séparation entre archives
privĂ©es, dâune part, professionnelles, dâautre part, empĂȘche de restituer lâexpĂ©rience vĂ©cue par
Jacques Copeau et par les Copiaus.
45 Voir Ă ce sujet lâouvrage fondateur pour cette gĂ©nĂ©ration de Jacques Maritain, Art et Scholastique, Paris, Louis Rouart et Fils, 1920, que Jacques Copeau lit en 1923 comme on le comprend dans une lettre inĂ©dite quâil adresse Ă Henri GhĂ©on le 6 avril 1923. Fonds Copeau, BNF, F°-COL-1, Correspondance H. GhĂ©on/ J. Copeau 1905-1930, non cotĂ©.
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Denis Gontard (1974), John Rudlin (1986), Marc Sorlot (2011), des historiographies
situées
Denis Gontard (1974), John Rudlin (1986), Marc Sorlot (2011) Ă©voquent les uns et les
autres les sentiments religieux de Jacques Copeau dans sa décision de se retirer en
Bourgogne.
Denis Gontard écrit dans La Décentralisation en France. 1895-1952 : « Son austérité,
renforcée par ces sentiments religieux naissants, grandit et porte Copeau à envisager, comme
Ă son retour des Etats-Unis, en 1919, de quitter Paris pour aller sâĂ©tablir en province »46. Il nây
a pas de doute, Denis Gontard, qui a recueilli lâhistoire orale des Copiaus tient compte de ce
quâil appelle dans leur Journal de Bord, « les prĂ©occupations religieuses de Copeau » (note
21 p. 164) et perçoit clairement que la fondation de la communauté bourguignonne répond
aussi Ă une aspiration religieuse.
Quant Ă John Rudlin, son Jacques Copeau de 1986 va jusquâĂ rĂ©sumer et commenter
assez longuement le discours introductif que le Patron fit à sa communauté réunie à la date du
4 novembre 1924 tout en indiquant que si les notes sont particuliĂšrement solennelles, le ton
mĂȘme de Copeau fut peut-ĂȘtre moins « pontifical ». John Rudlin conclut : « [âŠ] si Ă Paris, il
se pensait comme le pĂšre dâune compagnie, maintenant, il serait le PĂšre des habitants de
Morteuil. Il est difficile de ne pas regretter lâintrusion de ces conditions religieuses prĂ©alables
dans ce qui aurait dĂ» ĂȘtre une expĂ©rience exemplaire mais sĂ©culiĂšre dâĂ©ducation autodidacte
au sein dâune communautĂ© artistique »47. John Rudlin48 et Denis Gontard sont critiques vis-Ă -
vis de Copeau. Ils condamnent ce qui est alors compris comme une « infiltration » du
religieux au sein de la direction des Copiaus.
46 Denis Gontard, La DĂ©centralisation en France, op. cit., p. 61. 47 John Rudlin, Jacques Copeau, Cambridge University Press, 1986, p. 85 : âOnly Copeauâs notes for this speech are extant: as he spoke he may have sounded less pontifical but it seems that, whereas in Paris he had thought of himself as a father of the company, now he would be Father to the Morteuil inhabitants. It is difficult not to regret the incursion of this religious precondition into what should have been an exemplary but secular experiment in the self-education of an artistic communityâ. 48 Sur la condamnation de John Rudlin de lâattitude de Jacques Copeau, voir Henry Phillips, op. cit., p. 471.
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Denis Gontard Ă©crit :
Comme nous le verrons plus loin par les citations extraites de son Journal inĂ©dit, le fondateur du Vieux-Colombier traverse Ă cette date une grave crise religieuse. Ces problĂšmes personnels devaient-ils ĂȘtre exposĂ©s aussi nettement dans le Journal de Bord de tout un groupe ? On peut se poser la question.49
Il Ă©crit aussi en commentant le point 4 de la RĂšgle des Copiaus :
Ici, comme dans les deux confĂ©rences prononcĂ©es en 1931, Copeau entoure le dĂ©part en Bourgogne dâune sorte dâaura religieuse : âDans une vieille Ford, jâai couru les routes de Bourgogne. Il pleuvait. Jâavais sur les genoux la RĂšgle de Saint BenoĂźtâ [Souvenirs du Vieux-Colombier, p. 106.] Il est bien Ă©vident quâune Ă©volution religieuse profonde accompagne ce changement important de la vie de Copeau. Mais il le montre trop et il assimile trop vite des problĂšmes personnels aux problĂšmes de tout le groupe [âŠ].
Ou encore dans une note sur les relations entre Paul Claudel et Jacques Copeau, Denis
Gontard renchérit :
Il ne faudrait cependant pas, sur ce dernier point, aller jusquâĂ une admiration excessive devant tout ce que Copeau dĂ©clare de la religion et du besoin de se rapprocher de Dieu. Nous estimons que tout retour Ă une foi, quâelle quelle soit est en soi louable, sâil sâagit dâune conviction personnelle intime. Ce qui lâest moins, câest le bruit que peut entourer de telles dĂ©marches mystiques. La correspondance avec Isabelle RiviĂšre (publiĂ©e en partie par Marcel Doisy dans son Jacques Copeau), les lettres Ă Paul Claudel (publiĂ©es rĂ©cemment dans les Cahiers Paul Claudel), les Ă©tudes, comme celles de Doisy qui consacre tout un chapitre Ă ce quâil appelle âLe combat avec lâangeâ, nuisent, selon nous, Ă ce qui devrait ĂȘtre avant tout, une affaire personnelle toujours un peu secrĂšte [âŠ] Il ne nous appartient pas de rĂ©soudre, dans un sens ou dans un autre, le problĂšme de la religion, mais nous estimons quâil devait ĂȘtre posĂ© ici50.
La stricte séparation entre les préoccupations personnelles de Jacques Copeau et les
Ă©vĂ©nements dignes dâĂȘtre retenus par lâhistoire du thĂ©Ăątre, recoupe ici les jugements que
portent des historiens sur les objets et personnes dont ils traitent. Pour une part, cette
parcellisation des intĂ©rĂȘts de lâhistorien pour certains Ă©lĂ©ments dâun phĂ©nomĂšne entier et
complexe ne semble pas avoir de fondement Ă©pistĂ©mologique. Elle paraĂźt aujourdâhui du
moins, arbitraire. Dâautre part, le fait que Denis Gontard exprime son opinion peut surprendre
une certaine école de pensée qui tend autant que possible à décrire les événements passés sans
49 Nous soulignons. Denis Gontard se prononce sur dâautres agissements de Jacques Copeau. Note 73, p. 177 : « A partir du 1er mars 1925, une nouvelle vie sâorganise donc Ă Morteuil : Michel Saint-Denis dirige la troupe nouvellement constituĂ©e tandis que Copeau peut se consacrer Ă ses travaux personnels. Au dĂ©part, la jeune troupe est ainsi libre de ses dĂ©cisions, mais nous verrons que, trĂšs vite, Copeau reprendra la direction effective du groupe, ce qui nous paraĂźt ĂȘtre une erreur dans la mesure oĂč les difficultĂ©s rencontrĂ©es au dĂ©but du sĂ©jour pourront se renouveler et dans la mesure aussi oĂč les Ă©lĂšves nâĂ©taient peut-ĂȘtre pas encore prĂȘts Ă affronter le public ». 50 Denis Gontard, Le Journal de bord de Copiaus, op. cit., note 144 p. 189.
19
les soumettre à nos propres préjugés. Un entretien que nous avons mené avec Denis Gontard
le 18 mai 2012, trente-huit ans aprĂšs la publication du Journal de bord des Copiaus laisse
penser que sa position a changĂ© : « Je ne connaissais pas le monde de Copeau comme je lâai
connu aprĂšs », dit-il. En effet, Jacques Copeau est entourĂ© dâun monde, celui des intellectuels
catholiques dont le statut mĂȘme, celui de dĂ©fier la raison dâEtat, est apostolique. La
personnalité, les responsabilités théùtrales, et le mode de vie de Jacques Copeau qui guide un
groupe au sein duquel il prend la parole, ne peuvent quâaccuser cette tendance51.
Marc Sorlot dans un ouvrage récent reprend fidÚlement dans deux chapitres intitulés «
De la communauté de Morteuil aux Copiaus » et « Le maßtre face à ses élÚves », le contenu du
Journal de bord des Copiaus ainsi que les commentaires de Denis Gontard. Lâapport de son
Ă©tude en ce qui concerne la dimension religieuse de lâentreprise de Jacques Copeau rĂ©side
dans lâexploitation au chapitre suivant, « Une religiositĂ© qui chamboule de vieilles amitiĂ©s »,
de la correspondance avec ses amis de la NRF, André Gide et Roger Martin du Gard, ainsi
que de sources inĂ©dites, en particulier des lettres quâadressa AgnĂšs Thomsen-Copeau Ă un
mari dont la conversion lâĂ©loigna. Câest dâailleurs lâensemble de ces correspondants qui
Ă©prouve une certaine rĂ©ticence devant lâĂ©lan religieux de Jacques Copeau. Le chapitre de
Marc Sorlot rend compte des tourments personnels dâun homme meurtri par « le pĂ©chĂ© de la
chair », et malheureux du dĂ©chirement quâĂ©prouve son Ă©pouse face Ă la dĂ©cision prise en 1930
par leur fille Edwige Copeau dâentrer chez les bĂ©nĂ©dictines. Ce mĂȘme chapitre tĂ©moigne,
grùce aux extraits de correspondances, de tout un débat entre les convertis et « les impies »
autour de la figure dâAndrĂ© Gide que Paul Claudel, Henri GhĂ©on, Francis Jammes, Isabelle
RiviĂšre, Jacques Maritain tentĂšrent de convertir jusquâĂ ce que Gide finisse par se dresser,
comme il lâĂ©crit lui-mĂȘme, contre le catholicisme52. Jacques Copeau, ami intime dâAndrĂ©
Gide depuis les années 1910, participa de la querelle.
La recherche de Marc Sorlot, chercheur beaunois ayant eu un accÚs privilégié aux
Fonds privĂ© Copeau-DastĂ© des Archives Municipales de Beaune, permet dâapprĂ©cier les
51 Henry Phillips dans Le ThĂ©Ăątre catholique en France, op. cit., p. 474 cite FrĂ©dĂ©ric Gugelot : « Cette mutation, mĂȘme si elle se situe dans un mouvement dâensemble plus large, ne peut ĂȘtre sans influencer lâĆuvre et la vie du nĂ©ophyte. Son statut dâintellectuel fait du converti un dĂ©fenseur de lâĂglise et un missionnaire de la foi ». 52 AndrĂ© Gide Ă©crit au R. PĂšre Poucel le 27 novembre 1927 : « Sâil mâarrive par la suite de me dresser contre le catholicisme, câest vraiment que les catholiques mây auront poussĂ©, mây auront forcĂ© », dans « Lettres », La Nouvelle Revue Française, n°178, 1er juillet 1928, p. 43, citĂ© par F. Gugelot in La Conversion des intellectuels au catholicisme en France (1885-1935), op. cit., p. 113.
20
dialogues intĂ©rieurs et Ă©pistolaires de Jacques Copeau au sujet du catholicisme. Mais lĂ
encore, lâarticulation entre la gestion de la communautĂ© des Copiaus et le retour Ă la foi, est
absente.
Marcel Doisy (1954), une lecture apologétique de la biographie de Jacques Copeau
En 1954, Marcel Doisy consacre un chapitre entier dans un ouvrage dont le titre
Jacques Copeau ou lâAbsolu dans lâart renvoie Ă une transcendance53. Le chapitre qui traite
de la « conversion religieuse » de Jacques Copeau est intitulĂ© « Le combat avec lâange »,
rĂ©fĂ©rence au verset de la GenĂšse 32, 28, qui relate lâhistoire de la lutte entre Jacob et un ĂȘtre
non nommé, identifié par les traditions monothéistes comme étant un ange, et devenu une
métaphore des résistances rencontrées dans les processus de conversion.
Ce chapitre de Marcel Doisy est un exemple de la façon dont lâĂ©lan mystique de
Jacques Copeau participe dâune histoire hagiographique, tout comme dans les rĂ©cits de la vie
des saints, les moindres vertus et Ă©vĂ©nements atypiques â notamment dans lâenfance â sont
interprĂ©tĂ©s comme les signes prĂ©monitoires de la saintetĂ©. Le titre mĂȘme de lâouvrage de
Marcel Doisy, Jacques Copeau ou lâAbsolu dans lâart, Ă©tablit une continuitĂ© entre le langage
biblique et la figure du metteur en scĂšne. Lâauteur interprĂšte lâensemble de la carriĂšre de
Jacques Copeau comme procĂ©dant dâun « sentiment religieux » quasi constitutif de sa
personne54. Marcel Doisy se fait ainsi lâĂ©cho de Jacques Copeau quand celui-ci Ă©crivit Ă sa
« confidente religieuse », Isabelle RiviÚre, le 27 mai 1925 :
[âŠ] Jacques [RiviĂšre] disait jadis de moi que jâĂ©tais la plus funeste sorte dâathĂ©e parce que la question ne se posait mĂȘme pas pour moi, ce nâest pas une question. Je ne traverse pas une crise. Et, voulez-vous que je vous le dise, Isabelle [âŠ] je crois que câest parce que je suis naturellement religieux.55
53 En souvenir de Jacques Copeau, Ă lâoccasion de LâExposition Copeau au ThĂ©Ăątre de France 16 oct.-2 nov. 1959, son ami Jean Schlumberger Ă©crit un texte intitulĂ© « Soif dâabsolu », publiĂ© en 1963 dans un numĂ©ro spĂ©cial du Cahiers Jacques Copeau. Cette expression rĂ©apparait ensuite sous la plume de plusieurs historiens de Jacques Copeau y compris comme nous le verrons chez Maria Ines Aliverti. 54 « De fait, Ă bien considĂ©rer toute la carriĂšre de Jacques Copeau, nâest-ce pas une sorte de sentiment religieux, une mystique, quâil a apportĂ©es dans toutes ses entreprises », Marcel Doisy, op. cit., p. 184. 55 Voir la correspondance entre Isabelle RiviĂšre et Jacques Copeau, Fonds Jacques Copeau (F°-COL-1), BnF, non cotĂ©. Quand Jean DastĂ© Ă©crit Ă Jacques Copeau le lundi 9 mars 1927 « Jâai toujours compris, Patron, combien vous Ă©tiez profondĂ©ment religieux » (Fonds Jacques Copeau, F°-COL-1, BNF, correspondance inĂ©dite entre Jacques Copeau et Jean DastĂ©, non cotĂ©e). Dans lâun et lâautre cas, sâexprime, une ascendance dâun catholique de longue date sur le nouvellement converti.
21
Marcel Doisy cite une partie de cette lettre quâil date du 27 mai 192856, date qui diffĂšre
de celle que lâon trouve dans les transcriptions dâextraits de lettres faites de la main dâIsabelle
RiviĂšre que Jacques Copeau lui adressa. Cette erreur de datation, si lâen est une57, est
significative, de la maniÚre dont la conversion de Jacques Copeau a été interprétée par les
diffĂ©rents historiens, quâelle ait Ă©tĂ© ignorĂ©e ou noyĂ©e dans un tout religieux58.
Pour Marcel Doisy, le rapport de Jacques Copeau au catholicisme nâest pas une
question de date, puisque il ne sâagit pas Ă proprement parler dâune conversion. LâannĂ©e 1925
nâest que la mise au jour de la nature religieuse et de « [sa] foi endormie ». Marcel Doisy
rappelle les origines catholiques de Jacques Copeau et inscrit son retour Ă la religion de son
enfance dans un continuum « dâessence presque mystique »59. Cette absence de pĂ©riodisation
donne lâimpression que Copeau est toujours restĂ© le mĂȘme au cours du temps60. Elle rappelle
un commentaire de LĂ©on Chancerel sur le passage ci-dessous de lâouvrage de Marcel Doisy :
Dans le cas prĂ©sent, la tĂąche du biographe est rendue singuliĂšrement dĂ©licate par le fait que Copeau, qui avait horreur de toute ostentation en ce domaine plus encore quâen tout autre, ne parlait guĂšre, mĂȘme Ă ses intimes, de ses tourments religieux, voire plus tard de ses convictions. Il pensait que seule son Ćuvre dâartiste appartenait au public et ne faisait jamais de sa foi un sujet de discussion61.
LĂ©on Chancerel commente :
Affaire de dates. Il fut un temps oĂč il se croyait le devoir de faire de lâapostolat dont les consĂ©quences en ce qui concerne Bernard Bing et sa sĆur furent dĂ©sastreuses.62
Jean Villard Gilles dans Mon demi-siĂšcle (1953), semble se rallier Ă lâopinion de LĂ©on
Chancerel. Il écrit : « Le Patron traversait une crise religieuse. Il était rentré dans le sein de
lâEglise et manifestait la ferveur un peu envahissante propre aux nouveaux convertis. Il faisait
du prosélytisme et avait imaginé de porter, au billet de service traditionnel, le nom du saint du
jour et, le cas Ă©chĂ©ant, de la fĂȘte religieuse. Cela nous exaspĂ©rait dâautant plus que nous
56 Marcel Doisy, op. cit, p. 184. 57 Robert Tranchida, responsable de la bibliothĂšque des quatre piliers de Bourges oĂč est conservĂ© le fonds RiviĂšre a eu lâamabilitĂ© de vĂ©rifier la date de cet extrait de lettre dans le dossier Jacques Copeau et de nous le scanner. Nous ignorons oĂč se trouve la correspondance originale. 58 DaniĂšle Hervieu-LĂ©ger, Le PĂšlerin et le converti : la religion en mouvement, Paris, Flammarion, 2001, p. 16 date pourtant le « religieux partout » des annĂ©es 1960-70. 59 Marcel Doisy, op. cit, p. 180-181. 60 Sur la construction dâune constance de la vie individuelle Ă travers le temps et les espaces sociaux dans les rĂ©cits biographiques, voir Pierre Bourdieu, « Lâillusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986, vol. 62, no 1, p. 69-72. 61 Marcel Doisy, op. cit, p. 181. 62 Notes inĂ©dites en marge du livre de Marcel Doisy, Fonds LĂ©on Chancerel, SociĂ©tĂ© dâHistoire du ThĂ©Ăątre Ă Paris, non cotĂ©, p. 62 note 2 du Carnet de LĂ©on Chancerel.
22
sentions la volonté de nous tirer derriÚre lui »63. Léon Chancerel considÚre comme « des
consĂ©quences dĂ©sastreuses » les prises dâhabit de Bernard Bing, fils de Jacques Copeau et de
Suzanne Bing, et de Claude VarĂšse, fille de Suzanne Bing et dâEdgar VarĂšse, adolescente du
temps des Copiaus. Cette derniĂšre Ă©crit Ă LĂ©on Chancerel le 18 nov. 1963 :
Cher Monsieur Chancerel, / Vous ne vous souvenez sĂ»rement pas de moi, car je n'avais que 14 ans au moment de Morteuil, et ensuite vous nous avez quittĂ© avant Pernand. / Je suis la fille de Suzanne Bing : Claude et vous Ă©coute Ă la Radio [la RTF, « Prestiges du thĂ©Ăątre » dâoctobre 1963, Ă lâoccasion du cinquantiĂšme anniversaire de la fondation du Vieux-Colombier] / Je veux vous dire que vous ĂȘtes le seul Ă bien parler en toute vĂ©ritĂ©, de l'expĂ©rience Vieux-Colombier-Bourgogne que vous avez trĂšs justement qualifiĂ©e de nĂ©faste. Vous analysez trĂšs bien ces moments et les faites bien comprendre. / Sans vous, tous ces exercices seraient restĂ©s inutiles si vous ne les aviez diffusĂ©s et fait fructifier par vos ComĂ©diens Routiers. Je n'ai que de trĂšs mauvais souvenirs de ces annĂ©es et je trouve qu'il faut dire la vĂ©ritĂ© sur cette folle aventure. Croyez Ă mon meilleur souvenir cher Monsieur Chancerel, / Claude Mulder VarĂšse / 52 Bd d'Italie/ Monte Carlo64.
LĂ©on Chancerel qui fut proche de Jacques Copeau en 1924 et en 1925 â son journal de
bord inédit en atteste65 - apporte un autre point de vue sur la continuité de la « prétendue »
réserve de Jacques Copeau dans tout ce qui touchait à sa foi. Ce passage de Doisy montre que
les seules sources quâil a consultĂ©es proviennent des Ă©crits de Jacques Copeau quâil nâa pas
confronté aux autres témoignages existant sur les Copiaus. Tout laisse à penser que Marcel
Doisy nâa pas non plus examinĂ© le Journal de Bord des Copiaus, inĂ©dit Ă lâĂ©poque, rĂ©digĂ©
entre 1924 et 1929. à la lecture notamment de la correspondance entre Jean Dasté et Jacques
Copeau, on sâaperçoit que la foi Ă©tait dans certaines circonstances un sujet de discussion. Lâun
et lâautre sâinterrogent sur la façon dâamener les autres Copiaus Ă la religion catholique. Chez
Marcel Doisy, la religion sert le portrait romantique dâun Jacques Copeau hors du commun,
entourĂ© dâune aura esthĂ©tico-religieuse, inspirĂ© et capable de rendre sensible une instance
transcendantale de la beauté66.
63 Jean Villard Gilles, Mon demi-siĂšcle, Payot, Lausanne, 1953, p. 176. 64 Dans le dossier Mme Bing R12B, Fonds Chancerel, SociĂ©tĂ© dâHistoire du ThĂ©Ăątre. 65 Fonds LĂ©on Chancerel, SociĂ©tĂ© dâHistoire du ThĂ©Ăątre, non cotĂ©. 66 Voir Ă ce sujet Nathalie Heinich, « LâAmour de lâart en rĂ©gime de singularitĂ© » in Communications, n°64, p. 153-171.
23
Clément Borgal (1960), idéal communautaire et perspective religieuse
Pour ClĂ©ment Borgal, dont lâouvrage publiĂ© en 1960 est postĂ©rieur Ă celui de Marcel
Doisy, la forme morale de la religion épanouit « la vérité esthétique » de Jacques Copeau.
LâabnĂ©gation et la discipline de lâacteur en font partie. LâĂ©tude de ClĂ©ment Borgal compare
« lâidĂ©al de communautĂ© », les notions de « communion », « dâĂ©quipe » ou « dâĂ©cole » chez
Jacques Copeau Ă un ensemble dâexemples religieux : « le monastĂšre », « le recueillement »,
« lâEglise », « la cathĂ©drale », mĂ©taphore dĂ©jĂ prĂ©sente chez Robert Brasillach en 1936.
ClĂ©ment Borgal explique que Copeau souhaitait fonder, « une Ă©quipe qui doit ĂȘtre un corps
unique, animĂ© dâune mĂȘme flamme, et tendant vers un seul idĂ©al »67. Lâauteur montre ainsi
que la création de la troupe du Vieux-Colombier, de son école en 1921, puis de la
communauté bourguignonne dépasse le simple regroupement collectif nécessaire à la création
thĂ©Ăątrale, lâidĂ©al communautaire de Copeau se nourrissant de mĂ©taphores religieuses. Borgal
applique ces rĂ©fĂ©rences Ă lâensemble du travail de Jacques Copeau. Au moment dâanalyser
« la crise religieuse que Copeau couvait depuis plusieurs années »68, Clément Borgal détaille
la chronologie de la conversion de ce dernier, allant mĂȘme jusquâĂ mentionner le
Commentaire de la RĂšgle de saint BenoĂźt par Dom Delatte. Cependant, il ne cherche pas Ă lier
les effets de cette conversion au fonctionnement de la communauté, incombant les difficultés
des Copiaus Ă la « maladie » de Jacques Copeau et Ă son besoin dâespace rĂ©servĂ© Ă la crĂ©ation
personnelle69. Ce que Borgal nomme « crise religieuse » et quâaprĂšs lui, dâautres historiens
(Maria Ines Aliverti, Fabrizio Cruciani, Georges Lerminier, Denis Gontard, Marc Sorlot)
reprendront Ă leur compte, est peut ĂȘtre le meilleur indicateur dâune historiographie qui sĂ©pare
rĂ©solument le domaine privĂ© de lâorganisation communautaire des Copiaus, comme si ce
« trouble » de lâanimateur de la communautĂ© â pour reprendre un terme qui a encore toutes
ces lettres de noblesse chez Brasillach, Borgal ou Kurtz â Ă©tait Ă©tanche vis-Ă -vis dâelle.
67 ClĂ©ment Borgal, Jacques Copeau, Paris, LâArche, coll. « Le ThĂ©Ăątre et les jours », 1960, p. 182. Sur les comparaisons entre lâidĂ©al communautaire et la religion, voir pp. 180-182. 68 ClĂ©ment Borgal, op. cit., p. 235. 69 Cependant, la question de la maladie de Jacques Copeau se posait peut-ĂȘtre au sein de la communautĂ© des Copiaus. Câest du moins ce que laisse entendre, outre Jacques Copeau Les Souvenirs du Vieux-Colombier, op. cit., p. 107, dans une formulation collective « la maladie nous attaquait », certains passages du Journal personnel de LĂ©on Chancerel. Par ailleurs, Michel Saint-Denis dans un entretien rĂ©alisĂ© par Denis Gontard le 23 juin 1924 explique : « Il [Copeau] mâa dit quâil avait ressenti les premiĂšres atteintes de lâartĂ©riosclĂ©rose avant la clĂŽture [du Vieux-Colombier] en 24. Personne nâen savait rien », dans La DĂ©centralisation thĂ©Ăątrale en France, op. cit., p. 60.
24
ClĂ©ment Borgal circonscrit son Ă©tude « Ă la figure et [Ă ] lâĆuvre personnelle de
Copeau »70 sans se prĂ©occuper du lien entre lâhomme et son art. Sâil « minore lâimportance de
la religion catholique chez Jacques Copeau », comme le souligne Henry Phillips, il est loin de
lâignorer tout Ă fait et invite les chercheurs Ă exploiter sur ces questions la correspondance de
Jacques Copeau71. Il en cite mĂȘme quelques extraits qui, Ă la fin des annĂ©es 1950, une
décennie environ aprÚs le décÚs du Patron, devaient déjà avoir intégré les archives de Marie-
HĂ©lĂšne DastĂ© avant quâelle ne les eĂ»t remises Ă la BibliothĂšque Nationale de France. Les
noms de RiviĂšre, Claudel, Solesmes, font apparaĂźtre dans lâouvrage de ClĂ©ment Borgal, la
communauté élargie des intellectuels catholiques qui entoure Copeau pendant la période de
Morteuil, sans quâelle soit pour autant identifiĂ©e comme telle. Pour ClĂ©ment Borgal, le terme
de communion empruntĂ© Ă Copeau fait peut-ĂȘtre surtout rĂ©fĂ©rence Ă la volontĂ© de transcender
la pratique thĂ©Ăątrale, mais Ă©galement Ă la constitution dâun entourage empathique.
On retrouve là un des principes constitutifs des communautés aussi restreintes soit-
elles. Chaque groupe humain, y compris les monastÚres de clÎture, appartient à un réseau
social dont il dépend en partie. Le projet idéologique de Copeau est légitimé et encouragé par
des amis intellectuels catholiques (Henri Ghéon, Isabelle RiviÚre, par la suite, Paul Claudel)72
et des religieux (le PĂšre Genestout, moine de Solesmes, le pĂšre Altermann) avec qui il cultiva
une amitiĂ© religieuse, Ă lâĂ©cart de la communautĂ© de Morteuil. Ă partir du retour public de
Jacques Copeau à la pratique religieuse, le Journal des Copiaus rend compte des célébrations
des fĂȘtes catholiques73, des liens avec les religieux des environs, ainsi que de la participation
du Patron aux spectacles et activités des compagnies de théùtre catholiques, notamment aux
70 ClĂ©ment Borgal, op. cit., 1960, p. 15. 71 « Sur ce chapitre [la crise religieuse], sans doute ne sera-t-il possible de faire la lumiĂšre quâaprĂšs la publication â si elle a lieu â de la Correspondance de Copeau », op. cit., p. 235. La mĂȘme chose pourrait ĂȘtre dite au sujet du Journal, dont FrĂ©dĂ©ric Gugelot souligne « quâ[il] apparaĂźt comme un moyen dĂ©cisif dâintrospection et dâexpression de son parcours vers la foi », La Conversion des intellectuels au catholicisme en France (1885-1935), op. cit., p.17. 72 Dans une lettre inĂ©dite du 1er aoĂ»t 1925, Jacques Copeau Ă©crit Ă Henri GhĂ©on : « Aie patience, vieux camarade. Au moins, mon regard est-il maintenant fixĂ© sur une lumiĂšre. Tout travaille en moi Ă me faciliter la route : Claudel, Isabelle, toi-mĂȘme ». Fonds Copeau, F°-COL-1, BnF, Correspondance H. GhĂ©on/ J. Copeau 1905-1930. Non cotĂ©. 73 Pour nâen citer que quelques unes : « Samedi 15 aoĂ»t [1925] : Le matin, Ă lâĂ©glise de Demigny, Maistre dirigeant, nous chantons le messe avec les chanteurs » / « Visite de Madame RiviĂšre avec Madame et le Docteur Kramer venus de Suisse [âŠ] Samedi 29 aoĂ»t [1925], dĂ©part du Patron, petit sĂ©jour Ă Villandry en Touraine chez M. Carvalho, visite Ă Paul Claudel et Ă lâAbbaye de Solesmes », Journal des Copiaus, op. cit., respectivement p. 86 et 88.
25
Compagnons de Notre-Dame de Henri GhĂ©on (fondĂ©s en novembre 1924) qui visĂšrent « Ă
offrir un modĂšle de qualitĂ© aux patronages et au thĂ©Ăątre catholiques dâamateurs »74.
Lâinfluence du catholicisme fut Ă ce point assumĂ© par Jacques Copeau vis-Ă -vis des
Copiaus que lâon peut lire dans leur Journal Ă la date de janvier 1926 : « rĂ©pĂ©titions pour La
Pie Borgne, de René Benjamin, Le Misanthrope, et les reprises de Cassis et de Mirandoline.
LâabbĂ© Cormier, pour qui nous jouons Ă Seurre, demande que dans LâEcole des Maris le mot
âbossuâ soit substituĂ© Ă âcocuâ ». Par ailleurs, Ă son retour dans la communautĂ© aprĂšs cinq
mois de voyages aux Etats-Unis, en Angleterre, au Danemark et en Belgique, Jacques Copeau
demanda à ce que « toute la journée du dimanche soit réellement consacrée au repos comme
il se doit »75.
74 Henry Phillips, Le Théùtre catholique en France au XXe siÚcle, op. cit., p. 601. 75 Le Journal de bord des Copiaus, op. cit, p. 121, juin 1927.
26
La religion, point aveugle dâun courant gĂ©nĂ©rationnel ?
Maria-Ines Aliverti est sans doute un des historiens du thĂ©Ăątre qui a explorĂ© le plus Ă
fond les sources de Jacques Copeau. Elle laisse penser que la conversion de Jacques Copeau
et la fondation des Copiaus en septembre 1924 sont non seulement simultanés mais aussi
imbriqués. Elle écrit dans son ouvrage Jacques Copeau. Il teatro del XX secolo, publié en
1997 un paragraphe qui rassemble les événements de 1924 : « La conversion religieuse, et la
fondation dâun groupe thĂ©Ăątral, les Copiaus, qui repose sur la vie et le travail communautaires,
ouvrent pour Copeau, une voie nouvelle, sans pour autant calmer ses anciennes insatisfactions
et ses angoisses »76. Si Maria Ines Aliverti Ă©voque elle aussi la Soif dâAbsolu que Jean
Schlumberger prĂȘte Ă son ami Jacques Copeau, elle ne sâinterroge pas pour autant sur la
nature de cet Absolu. Lâattrait spirituel qui reste indĂ©fini sert alors de faire-valoir, comme
chez Marcel Doisy, à un artiste dont la complexité psychologique serait le signe de son
charisme artistique. Le chapitre que Maria Ines Aliverti consacre aux Copiaus se concentre
principalement sur « La production dramatique »77 comme en indique le titre. Elle retrace de
maniĂšre particuliĂšrement bien documentĂ©e lâintrigue des spectacles, leur mise en scĂšne et leur
réception auprÚs des villageois bourguignons.
Maria Ines Aliverti, comme Marcel Doisy ou Paul-Louis Mignon, retiennent du
cheminement religieux de Jacques Copeau un goĂ»t du cĂ©rĂ©monial qui, sâexprima dans un
lexique emprunt de religiosité78 et fut présent indistinctement tout au long de sa carriÚre. Il y a
en effet une continuitĂ© entre la façon dont Jacques Copeau Ă©voquait sa conception dâun
thĂ©Ăątre digne, beau et moral avant sa conversion, et la spiritualitĂ© catholique. Câest aussi ce
quâindique Roger Martin du Gard quand il Ă©crit dans son journal que « [lâ] attitude religieuse
[de Jacques Copeau] ressemble à son mysticisme de jadis »79.
76 Maria Ines Aliverti, Jacques Copeau. Il teatro del XX secolo, Edizione Laterza, Rome, 1997, p. XIV, âLa conversione religiosa, e la fondazione di un gruppo teatrale, i Copiaus, su basi di vita e di lavoro comuni, aprirono per Copeau un nuovo corso, senza tuttavia sedare le sue antiche insoddisfazioni e le sue inquietudiniâ. 77 Ibid., âLa produzione drammatica di Jaques Copeau e dei copiaus in Borgognaâ, p. 77 et suivantes. 78 Sur le lexique catholique que Jacques Copeau emploie, voir lâanalyse de Henry Phillips, op. cit., pp. 467-470. Paul-Louis Mignon, op. cit., p. 173-174. Sur les recoupements lexicaux entre art et religion, voir HervĂ© Serry, Naissance de l'intellectuel catholique, Paris, La DĂ©couverte, 2004, p. 12 : « La âCrĂ©ationâ et le âcrĂ©ateurâ trouvent leur commune origine dans un au-delĂ ineffable, Ă©prouvĂ© subjectivement par la rĂ©vĂ©lation ou lâinspiration â les Ă©changes multiples entre le vocabulaire de lâart et le vocabulaire sacramental attestent de cette homologie ». 79 CitĂ© par Henry Phillips, op. cit., p. 474 qui cite lui-mĂȘme dâaprĂšs Jacques Copeau, Roger Martin du Gard, Correspondance, vol. 1, p. 88, les mots de Martin du Gard dans son Journal, Ă la date du 1er octobre 1928. Voir aussi p. 38 de lâintroduction de Jean Delay Ă la Correspondance entre Roger Martin du Gard et Jacques Copeau,
27
En sâintĂ©ressant au seul aspect cultuel du thĂ©Ăątre et / ou Ă la religion comme Ă une affaire
privée, la question spécifique des répercussions du catholicisme de Jacques Copeau sur les
Copiaus se dissout dans un discours dâordre plus gĂ©nĂ©ral.
Peut-ĂȘtre ces travaux historiographiques sâinscrivent-ils dans des courants
gĂ©nĂ©rationnels Ă©pris dâun imaginaire autour de la communautĂ©. Surgissent dâemblĂ©e les noms
de Berthold Brecht, de Jerzy Grotowski, ou du Living Theatre qui apparaissent comme les
symboles de la dimension collective et rituelle du théùtre. Une attention particuliÚre a été
portĂ©e par les thĂ©oriciens sur les sources dâinspiration spirituelles de ces artistes tant quâelles
provenaient dâailleurs. Par un ironique retour des choses, lâengouement pour les autres
religions a ouvert un spectre « spirituel » qui a fini par accueillir lâĂ©tude de la religion
chrĂ©tienne jusquâalors mise Ă lâĂ©cart. Lâattrait pour les spiritualitĂ©s orientales fit aussi partie
de cette cosmographie empreinte dâanticlĂ©ricalisme. Dans un tel contexte, il nâest pas
surprenant que lâĂ©tude de lâinfluence du catholicisme sur les activitĂ©s de Jacques Copeau ait
été un point aveugle.80
Tome 1, Ă©d. Gallimard, 1972, qui parle dâun Jacques Copeau : « [âŠ] cherchant Ă travers ses mĂ©diocres amants lâidĂ©al quâelle porte en elle, une disposition que lâon retrouve chez tant de crĂ©ateurs, de rĂ©formateurs et dâapĂŽtres, aussi bien dans le quichottisme de chevaleresques chasseurs de chimĂšres que dans lâhĂ©roĂŻsme dâefficace fondateurs dâĆuvres et dâordres. Copeau est un mystique du thĂ©Ăątre comme dâautres sont les mystiques dâune patrie ou dâune religion. » 80 Lionel Obadia, LâAnthropologie des religions [2007], Paris, la DĂ©couverte, 2012, p. 106 : « Deux dĂ©fis se posent en effet conjointement Ă lâanthropologie : achever, dâune part, la rĂ©intĂ©gration du religieux dans ses objets d'Ă©tudes lĂ©gitimes, et sâengager dâautre part, dans une autre conquĂȘte, celle de lâĂ©tude des sociĂ©tĂ©s occidentales ('complexes' ou 'modernes') ».
28
Un bilan historiographique est-il possible ?
Plusieurs leitmotivs semblent pouvoir ĂȘtre identifiĂ©s qui ont dispensĂ© les historiens
dâune rĂ©flexion plus approfondie sur le rĂŽle du retour au catholicisme de Jacques Copeau et
sur lâusage dâune rĂšgle monastique comme guide au fonctionnement dâune communautĂ©
thĂ©Ăątrale. Le premier que nous avons dĂ©jĂ mentionnĂ© concerne lâutilisation du terme de
« crise » chez tous les historiens dont il a été ici question, exception faite de Guy Freixe qui
mesure lâimportance de la rĂšgle des Copiaus, et de Henry Phillips qui est le seul historien Ă
avoir approfondi la connaissance de lâunivers catholique de Jacques Copeau.
Le second leitmotiv tient au « caractÚre apostolique » des activités théùtrales de
Jacques Copeau. Lâextrait dâune lettre du 2 aoĂ»t 1919 que Copeau Ă©crit Ă son ami Jean
Schlumberger en est devenu un symbole répété dans les différentes historiographies : « Je ne
fais pas de difficultĂ© de reconnaĂźtre que jâai de mon art une conception religieuse. Vas-tu
sourire si je te dis que câest seulement dans les Ă©glises que je sens la paix descendre sur moi et
mon esprit sâĂ©lever vers ce dont il a soif ? »81. La plus frappante des formules rĂ©pĂ©tĂ©es est une
citation tirée des Souvenirs du Vieux-Colombier rapportée le plus souvent à la forme directe,
sans distance ne serait-ce que syntaxique : « Dans une vieille Ford, jâai couru les routes de
Bourgogne. Jâavais sur les genoux la RĂšgle de Saint-BenoĂźt ». Le tĂ©moignage de Copeau a
ainsi été colporté et compris le plus souvent comme une donnée historique objective sans que
soit pris en compte les processus créatifs de reconstruction mémorielle qui témoignent autant
du contexte dâĂ©vocation que du souvenir lui-mĂȘme82. Rappelons que les Souvenirs du Vieux-
Colombier sont la retranscription de deux conférences données au Vieux-Colombier, la
premiÚre le 10 janvier, la seconde le 15 janvier 1931 dans lesquelles Jacques Copeau retraça
son parcours dans le théùtre depuis 1913. Le caractÚre oral du récit entraßne des raccourcis qui
privilĂ©gient les images suggestives aux dĂ©pens de lâexactitude des faits. De la mĂȘme façon
81 Lettre Ă Schlumberger du 2 aoĂ»t 1919, Revue dâHistoire du ThĂ©Ăątre, 1963-IV, p. 375. Denis Gontard la cite dans La DĂ©centralisation thĂ©Ăątrale en France, op. cit., p. 60, Le Journal de bord des Copiaus, p. 164. Paul-Louis Mignon cite un autre passage de cette mĂȘme lettre p. 173 dans Jacques Copeau ou le mythe du Vieux-Colombier, Paris, Julliard, 1993. 82 JoĂ«l Candau, Anthropologie de la mĂ©moire, Paris, Armand Collin, 2005, p. 14 et p. 22. La remarque de Marc Sorlot, op. cit., p. 166 au sujet de lâusage de la RĂšgle de saint BenoĂźt par Jacques Copeau tĂ©moignage lĂ encore dâune fidĂ©litĂ© absolue aux mots de Jacques Copeau. Mac Sorlot reprend : « il ne s'agit pas d'une discipline ecclĂ©siastique ».
29
quâil ne sâagissait pas dâune vieille Ford83, il ne sâagissait pas non plus seulement de la RĂšgle
de saint BenoĂźt mais aussi de son commentaire par Dom Delatte.
Quoi quâil en soit, ce qui a Ă©tĂ© envisagĂ© comme relevant dâune simple anecdote liĂ©e Ă
la vie personnelle de Jacques Copeau, donne en fait certaines clefs pour comprendre lâĂ©tat
dâesprit dâun « animateur de thĂ©Ăątre » exceptionnel, au moment oĂč il fonde en Bourgogne le
projet pĂ©dagogique dont il a longtemps rĂȘvĂ©. Câest ce mĂȘme Jacques Copeau qui Ă©crivit Ă
Aman Maistre Julien avant leur départ : « Mon cher petit, tu as sans doute appris par les
journaux, la fermeture du Vieux-Colombier. Nous nâallons pas pour autant arrĂȘter notre
travail. Au contraire, jâai choisi de vous emmener, quelques fidĂšles â et tu en es â en
Bourgogne, oĂč, Ă lâabri de Paris, de son agitation, nous poursuivrons notre travail en chantant
le travail des hommes et la gloire de Dieu »84. Le choix dâun livre nâest pas anodin pour un
homme de lettres. La lecture des journaux personnels des Ă©crivains montre que ces livres
incarnent des aspirations profondes. à en croire certains passages recopiés dans son Journal
en 193185, La RÚgle de saint Benoßt exerça sur Jacques Copeau une influence durable.
83 AprĂšs la parution en français de Jacques Copeau, Biographie dâun thĂ©Ăątre, Paris, Nagel, 1950, en vue de la prĂ©paration de lâĂ©dition anglaise, Maurice Kurtz Ă©crit Ă Suzanne Bing qui lui Ă©numĂšre dans une lettre du 22 avril 1951 les erreurs qui figure selon elle dans son ouvrage. 84 Aman Maistre Julien, « Jacques Copeau et lâaventure bourguignonne des Copiaux », Les Annales. Revue mensuelle des lettres françaises, 66Ăšme annĂ©e, 1959, p. 31. 85 Ă la date du 28.V.31, Jacques Copeau, Journal : 1901-1948, Paris, Seghers, 1991, vol. 2, p. 321.
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31
Compréhension de la rÚgle des Copiaus à la lumiÚre du commentaire de
Dom Delatte sur la RĂšgle de saint BenoĂźt
Nous avons déjà signalé que Denis Gontard, en publiant leur Journal de bord en 1974,
porte à la connaissance du public les activités des Copiaus de septembre 1924 à mai 1929. Il
accompagne sa publication de tĂ©moignages quâil a lui-mĂȘme recueillis auprĂšs des Copiaus.
Figurent aussi dans son appareil critique des extraits dâarticles de presse et de la
correspondance de Jacques Copeau avec Roger Martin du Gard, Henri Ghéon, Jean
Schlumberger, Isabelle RiviĂšre et Paul Claudel. Face Ă une historiographie relativement
consensuelle, Denis Gontard se rĂ©fĂšre Ă des sources multiples86, ainsi quâaux entretiens quâil a
lui-mĂȘme rĂ©alisĂ©s auprĂšs des tĂ©moins bourguignons, villageois ou acteurs de la communautĂ©.
Dans un premier temps, nous interrogerons le statut du Journal des Copiaus, Ă la fois
journal et livre de bord, deux termes issus de la marine dont les usages divergent. Nous
mettrons en évidence le caractÚre anonyme de sa rédaction qui le rapproche des chroniques
monastiques. Dans un deuxiÚme temps, une exégÚse de la rÚgle des Copiaus à la lumiÚre du
commentaire de Dom Delatte sur la RĂšgle de saint BenoĂźt tentera de montrer Ă quel point
Jacques Copeau a nous semble-t-il été influencé par ce texte. La comparaison entre la vie
monachique et les témoignages sur la vie communautaire des Copiaus permet de comprendre
certains aspects de son organisation sociale. En effet, une large part sera faite Ă la citation de
sources privées inédites qui mettent en lumiÚre la dimension anthropologique de la
communauté.
86 Denis Gontard se rĂ©fĂšre Ă lâouvrage de Jean Villard-Gilles, Mon demi-siĂšcleâŠ, Lausanne, Payot, 1954, ainsi quâĂ deux documents restĂ©s inĂ©dits : le Journal personnel de LĂ©on Chancerel et ses notes en marge du livre de Marcel Doisy. Lâun et lâautre document, parfois acerbes, sont consultables Ă la SociĂ©tĂ© dâHistoire du ThĂ©Ăątre. Denis Gontard cite Ă©galement les entretiens quâil a menĂ©s avec Jean Villard-Gilles et LĂ©on Chancerel dans les annĂ©es 1960.
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Le Journal de bord des Copiaus, registre technique ou témoignage de la vie sociale ?
Denis Gontard souligne lâambigĂŒitĂ© du titre Le Journal de bord des Copiaus87. Le
livre de bord, registre technique des marchandises et passagers, était autrefois utilisé dans les
thĂ©Ăątres, les machinistes Ă©tant dâanciens gabiers. Les activitĂ©s du ThĂ©Ăątre du Vieux-Colombier
et de son école étaient consignées dans deux livres de bord distincts. Le Journal de bord des
Copiaus, manuscrit de la seule main de Suzanne Bing, figure dans un « Registre du Vieux-
Colombier » dont la rédaction débute à la date du 21 décembre 1923. Ce document rapporte
les heures et lieux des répétitions, représentations et essayages88. Quelques lignes sont parfois
consacrées à des « observations ». à la date du dimanche 6 avril 1924, on peut lire : « M. Jean
Villard remplacera M. de Mieville dans le rÎle du jeune ouvrier dans le Paquebot Tenacity »
ou encore le samedi 12 avril : « Amende de 2 francs : Vibert. / Au 2e acte du âIl faut que
chacun soit Ă sa placeâ a oubliĂ© sa caisse pour entrer en scĂšne »89. Lâinscription des
principales activités de la troupe, ainsi que des erreurs ou étourderies ponctuelles des uns ou
des autres, nâĂ©tait donc pas un Ă©lĂ©ment nouveau pour ceux qui travaillaient sous la direction
de Jacques Copeau.
Le Journal de bord, pour sa part, fait le récit et garde la mémoire de la teneur des
événements qui se produisent lors de la navigation. Plus proche des récits de vie, il est en
général absent des théùtres, comme le souligne Denis Gontard : « Si notre texte comporte des
indications de service qui auraient pu figurer dans le Livre de bord du Vieux-Colombier
pendant ses annĂ©es dâactivitĂ© parisienne, il diffĂšre profondĂ©ment par son contenu, de ces
simples registres de travail »90. Pour Denis Gontard, il sâagit dâun Journal. Ă y regarder de
prĂšs, ce texte, sâil relate une part de la vie sociale des acteurs et de leurs relations
interpersonnelles, rapporte Ă©galement la gestion de la vie quotidienne, des dĂ©tails sur lâĂ©tat
des travaux, la confection des masques, lâavancement des rĂ©pĂ©titions, tels que dans un livre de
87 Denis Gontard, Le Journal de bord des Copiaus, op. cit., Introduction, p. 14. 88 Comme le signale Denis Gontard dans son introduction au Journal de bord des Copiaus, quatre registres ont Ă©tĂ© tenus au ThĂ©Ăątre du Vieux-colombier du 1er janvier 1920 au 17 janvier 1922. Ce sont des Livres de bord, Livres de rĂ©gie ou Cahiers de bord. Le manuscrit du Journal de bord des Copiaus est consultable comme indiquĂ© supra dans le registre manuscrit du Vieux-colombier dont la rĂ©daction commence Ă la date du 21 dĂ©cembre 1923, BnF, Fonds Copeau F°-COL-1/834. 89 Jacques Copeau avait mis en place un systĂšme dâamende « comme manquement au service » afin de responsabiliser aussi bien les acteurs que les rĂ©gisseurs du Vieux-colombier. Les retards Ă©taient aussi sanctionnĂ©s. Voir p. 61 du Registre du Vieux-colombier sus mentionnĂ©. 90 Journal de bord des Copiaus, op. cit., p. 14.
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bord. Dâoctobre 1921 Ă mai 1924, lâĂcole du Vieux-Colombier avait aussi tenu un livre de
bord comparable Ă celui des Copiaus.
Suzanne Bing, gardienne de lâhistoire des Copiaus
Suzanne Bing qui en grande partie prend en charge la rédaction du Journal donne un
ton relativement Ă©purĂ© au rĂ©cit des Ă©tats dâĂąme vĂ©cus par les diffĂ©rents membres des Copiaus,
dâoĂč cette impression de registre technique que transmet le Journal. La rĂ©daction semble prise
dans la double exigence de dĂ©crire la vie de la communautĂ© sans toutefois livrer lâampleur des
conflits, des préférences individuelles et des sentiments, comme le ferait un Journal intime.
LĂ©on Chancerel, collaborateur et ami de Jacques Copeau jusquâĂ son dĂ©part de la
communauté des Copiaus en juillet 1925, tint un journal personnel qui contient une
interprétation subjective des événements vécus par la troupe bourguignonne. On peut lire à la
date de son arrivée à Morteuil le 13 novembre 1924 :
Le Patron me fait visiter la maison, on commence Ă sâinstaller tant bien que mal. Ăa manque Ă©videmment de grandeur et dâharmonie. Cela fait un peu ârĂ©fugiĂ©sâ, campement, Ă peu prĂšs. Cela sâarrangera autant quâil est possible dâarranger un lieu qui ne rĂ©pond pas Ă son emploi. On travaillera dans le salon ! La chambre de Mme Copeau nâest pas trop hostile. Cela sent cependant le provisoire, lâadaptation. Nous causons tous trois autour de la lampe Ă pĂ©trole. Mme Copeau coud. Sur la table du Patron, la collection du Mask [âŠ] ce nâest pas la griserie quâon avait escomptĂ©e. Les lampes Ă pĂ©trole sont disparates et puent.91
Un tel style qui laisse libre cours aussi bien Ă des descriptions domestiques quâaux
enthousiasmes ou désillusions, se démarque de la formulation impersonnelle du Journal des
Copiaus quâassuma Suzanne Bing en sâappuyant pour la pĂ©riode de septembre 1924 Ă aoĂ»t
1925 sur le journal personnel de LĂ©on Chancerel, entre autres documents92. La comparaison
entre les deux documents rĂ©vĂšle la circonspection de Suzanne Bing alors quâelle retranscrivait
des Ă©vĂ©nements quâelle nâavait pas elle-mĂȘme vĂ©cus. Suzanne Bing a, comme lâĂ©crit Denis
Gontard, « une fùcheuse tendance à glisser sur les difficultés de tous ordres que Copeau a
91 Journal inĂ©dit de LĂ©on Chancerel (1923-1929), SociĂ©tĂ© dâHistoire du ThĂ©Ăątre, non cotĂ©. 92 La comparaison entre le Journal personnel de LĂ©on Chancerel et le Journal de bord des Copiaus fait apparaĂźtre que Suzanne Bing a aussi consultĂ© dâautres sources pour reconstituer les pĂ©riodes pendant lesquelles elle nâĂ©tait pas chargĂ©e de la rĂ©daction du journal (de septembre 1924 Ă aoĂ»t 1925) puis de novembre 1926 Ă mai 1927, lors de son sĂ©jour Ă Paris. Parmi les sources que Suzanne Bing consulta figurent des notes personnelles de Jacques Copeau comme en tĂ©moignent la prĂ©sence de ce que nous avons appelĂ© « la rĂšgle des Copiaus » que nous commentons ici.
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rencontrĂ© pendant son sĂ©jour en Bourgogne »93, quâil sâagisse de la salubritĂ© des lieux, de
lâĂ©chec de la reprĂ©sentation de Lille devant les mĂ©cĂšnes potentiels le 24 janvier 1925, des
Ă©tats dâĂąme du Patron ou des querelles avec les membres de sa troupe. Si pour LĂ©on
Chancerel, « ChenneviĂšre a trouvĂ© [Ă son arrivĂ©e Ă la mi-septembre 1924] le chĂąteau dâune
saleté repoussante et plein de rats », pour Suzanne Bing, « [les ChenneviÚre] trouvent la
maison dans un état de saleté incroyable »94. La capacité à maßtriser ses émotions et réactions
était requise aussi bien de la rédactrice du Journal que des Copiaus en général ; la trace écrite
se devait de reflĂ©ter le quant-Ă -soi auquel lâensemble Ă©tait tenu. Alors quâen juin 1925,
Jacques Copeau reprit la direction du groupe qui sâĂ©tait constituĂ© de maniĂšre autonome en
mars 1925, il demanda à Léon Chancerel, conformément au ton idoine du Journal,
« dâapporter la plus grande retenue dans la manifestation de ses sentiments qui, Ă©panchĂ©s
tantĂŽt vers lâun tantĂŽt vers lâautre et suivant ses dĂ©ceptions et ses enthousiasmes personnels,
crĂ©ent dans les relations une atmosphĂšre contraire Ă celle dâun travail comme le nĂŽtre »95. En
ce sens la bienséance du Journal se conforme plus ou moins consciemment à une des
directives de la rÚgle des Copiaus : « Indulgence et amitié modérée les uns pour les autres »96.
Or, la rĂšgle de saint Benoit dont le rĂšglement des Copiaus sâinspire, comme les autres rĂšgles
monastiques, exige des moines quâils vivent dans un rĂ©gime de fraternitĂ© excluant tout
attachement individuel ou privilégié avec un des membres de la communauté.
Lâabsence de distance critique de Suzanne Bing, en mĂȘme temps, que sa « trĂšs grande
exactitude dans les faits rapportés » dont Denis Gontard fait également le constat97 sont aussi
de rigueur dans les chroniques monastiques, qui sâapparentent Ă la fois au livre et au journal
de bord, au registre technique et Ă la narration du vĂ©cu des individus. LâidentitĂ© et la
continuitĂ© de lâordre se construisent Ă travers lâhistoire groupale du monastĂšre. Câest par la
description dâun passĂ©, celle du quotidien des membres dâune communautĂ©, que se dessinent
des modĂšles dâexemplaritĂ© aussi bien pour les membres vivants de lâordre que pour la
postĂ©ritĂ©. Jacques Copeau rapporta son aventure artistique aussi dans lâidĂ©e de crĂ©er une
93 Denis Gontard dans son introduction au Journal des Copiaus, op. cit., p. 12. 94 Respectivement dans le journal inĂ©dit de LĂ©on Chancerel Ă la date du 25 septembre 1924 consultable Ă la SociĂ©tĂ© dâHistoire du ThĂ©Ăątre, et dans Le Journal de bord des Copiaus, op. cit., 22 septembre 1924, p. 42. On constate que Suzanne Bing qui aurait puisĂ©, selon Denis Gontard, dans le Journal personnel de LĂ©on Chancerel pour Ă©tablir lâĂ©dition « officielle » du Journal de bord des Copiaus date du 22 septembre des faits que LĂ©on Chancerel rapporte le 25 septembre, ce qui appuie notre hypothĂšse selon laquelle Suzanne Bing aurait utilisĂ© dâautres sources. 95 Journal de bord des Copiaus, ibid., p. 79. 96 Ibid., p. 46. Le texte de la RĂšgle est entiĂšrement retranscrit dans lâencadrĂ© ci-dessous. 97 Denis Gontard dans son introduction au Journal de bord des Copiaus, ibid., p. 12.
35
lignée et de construire une renommée dans la mémoire théùtrale. Selon Denis Gontard, il ne
faisait pas de doute au Patron que le Journal de bord des Copiaus allait ĂȘtre publiĂ©98. Les
intellectuels de la TroisiĂšme RĂ©publique ont fait feu de tout bois, publiant aussi leurs journaux
personnels. Jacques Copeau, co-fondateur de la Nouvelle Revue Française, travaillait en ayant
Ă lâesprit lâimage quâil laisserait aprĂšs lui.
Chroniques de monastĂšres, Journal de bord des Copiaus ou lâhistoire de sujets collectifs anonymes
Un parti pris du Journal des Copiaus fut de vouloir transcrire, comme dans les
chroniques des monastĂšres, la vie de la communautĂ© entiĂšre, câest-Ă -dire de substituer Ă
lâindividualitĂ© singuliĂšre de chacun un sujet collectif indĂ©fini99. Dâailleurs, le journal sâouvre
sur une phrase à la troisiÚme personne qui élimine tout indice de subjectivité : « Le Patron
charge Suzanne Bing de tenir ce livre »100. Il nâest pas Ă©tonnant que le porte-plume dĂ©signĂ© du
Journal des Copiaus ait Ă©tĂ© la fidĂšle Suzanne Bing qui depuis lâouverture du Vieux-Colombier
en 1913, sâimpliqua dans tous les projets de Jacques Copeau. FormĂ©e au Conservatoire de
Musique et de Déclamation par Paul Mounet, actrice confirmée avant de rencontrer Jacques
Copeau, elle devint rapidement sa collaboratrice privilégiée. En 1913, le directeur du Vieux-
Colombier Ă©tait un critique aguerri mais il ne sâĂ©tait encore jamais exercĂ© sur la scĂšne
nouvelle dont il rĂȘvait101. Suzanne Bing, bilingue (parce quâĂ©duquĂ©e dans des internats en
Angleterre), directrice dâacteurs, pĂ©dagogue, fut dâun recours prĂ©cieux pour le Patron. Loin de
lâidĂ©e de ramener Ă elle la gloire, elle travailla dans une parfaite abnĂ©gation, se considĂ©rant
comme « lâoutil » de lâĆuvre du gĂ©nie quâelle servait102.
98 Entretien menĂ© par nos soins, 18 mai 2012. 99 Pour sâapercevoir de lâimportance de lâanonymat dans les chroniques monastiques, notamment bĂ©nĂ©dictines, on peut consulter par exemple La BibliothĂšque gĂ©nĂ©rale des Ă©crivains de lâordre de Saint-BenoĂźt, patriarche des moines dâOccident, ouvrage lui-mĂȘme anonyme signĂ© « par un religieux bĂ©nĂ©dictin de la congrĂ©gation de St Vannes, membre de plusieurs acadĂ©mies », Bouillon, 1777-1778. La plupart des Ă©crits mentionnĂ©s Ă©manent de religieux dont seule lâAbbaye ou la congrĂ©gation est mentionnĂ©e. De mĂȘme, la premiĂšre Ă©dition de la biographie du rĂ©formateur de lâordre bĂ©nĂ©dictin au XXe siĂšcle, Dom GuĂ©ranger, Ă©crite par Dom Delatte fut signĂ©e par « un moine bĂ©nĂ©dictin de la CongrĂ©gation de France » : voir Paul Delatte, Dom GuĂ©ranger, abbĂ© de Solesmes, Paris, France, Plon-Nourrit, 1909. 100 Le Journal de bord des Copiaus, op. cit., p. 41. 101 Jacques Copeau le rappela dâailleurs lui-mĂȘme dans la confĂ©rence quâil donna au Vieux-Colombier le 15 janvier 1931 publiĂ© dans Les Souvenirs du Vieux-Colombier, Paris, Nouvelles Ă©ditions latines, 1931, p. 73 : « Quand je me suis aventurĂ© dans le thĂ©Ăątre, Ă lâĂąge de trente-cinq ans, jây apportais une connaissance de mon art toute littĂ©raire et critique, un certain instinct, mais nulle expĂ©rience directe de la scĂšne ». 102 Voir la lettre de Suzanne Bing Ă Maurice Kurtz du 11 janvier 1951 dans laquelle elle Ă©crit : « Cher Monsieur Kurtz, [âŠ] Pour la clartĂ© de notre âdialogueâ, jâinscris en tĂȘte de mes rĂ©ponses ma devise : Sâil on est pas
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Denis Gontard dans lâentretien quâil nous a accordĂ© le 18 mai 2012 revient sur le
souvenir de la femme quâil avait questionnĂ©e et qui au seuil de la mort, survenue en 1967,
continuait de tenir une posture subalterne. Il condense alors les mots de Suzanne Bing quâil
exposait dĂ©jĂ dans lâintroduction du Journal des Copiaus en 1974 : « Ce nâest pas moi, ce
nâest pas moi [âŠ] Je ne faisais quâĂ©crire »103. En prenant en charge la rĂ©daction du Journal,
Suzanne Bing sâacquitta dâune tĂąche collective qui requĂ©rait lâanonymat. La dĂ©termination
quâeut cette derniĂšre Ă fondre son identitĂ© individuelle dâauteur dans lâensemble montre que le
support mĂȘme de ce qui constitue la mĂ©moire de la vie communautaire des Copiaus se voulait
ĂȘtre une Ćuvre collective, faisant Ă©cho aux valeurs qui fondaient selon Jacques Copeau le
mĂ©tier de comĂ©dien. Lâanonymat, Ă rebours du vedettariat, Ă©tait censĂ© garantir lâĂ©galitĂ© entre
les membres de la troupe. Il fut lâexpression de tout un idĂ©al Ă©thique du mĂ©tier de comĂ©dien
prĂ©sent dĂšs la fondation du Vieux-Colombier. Suzanne Bing sây rĂ©fĂšre quasi explicitement
quand apparaßt dans Le Journal des Copiaus à la date du 15 août 1925, cette remarque qui
visait Ă glorifier lâĆuvre entiĂšre du Patron : « On observe les mĂȘmes rĂ©actions du public que
depuis 1913 et que partout : âIls jouent tous bien. On retournera les voirâ »104. Les individus de
la communautĂ© sâaccomplirent en rĂ©alisant une tĂąche collective qui subordonne le « je » au
« nous ». Cette notion de coopĂ©ration intime et dâidentification mutuelle a Ă©tĂ© soulevĂ©e au
sujet des groupes restreints par le sociologue Charles Horton Cooley et par la psychologie des
dynamiques de groupe105. Aux cÎtés des personnes qui composÚrent la communauté, on
retrouve dans les notes du Journal de Bord « La personne morale de lâEcole » qui dĂ©signe
lâentitĂ© collective des Copiaus. Lâentreprise dĂ©sirait ĂȘtre Ă ce point communautaire quâil est
Michel-Ange,/ Ătre le ciseau de Michel-Ange./ Ce nâest pas fausse modestie, je mets au contraire beaucoup dâorgueil Ă avoir Ă©tĂ© un instrument fidĂšle », BnF, Fonds Copeau, non cotĂ©, publiĂ© en partie dans Registres VI, LâĂcole du Vieux-Colombier, Ă©d. Claude Sicard, Paris, Gallimard, 2000, p. 20. Voir aussi la lettre du 18 juillet 1934 de Suzanne Bing Ă Jacques Copeau : « Mon ami, des erreurs, des chutes, des dĂ©couragements, nous en avons tous, malgrĂ© eux, vous savez fidĂšlement la foi de ceux qui vous aiment. Mais personne nâaura fait envers vous autant dâactes de foi, car personne nâaura jamais si peu attendu de fruit pour soi-mĂȘme », BnF in dossier 8-RT-6021. 103 Dans sa correspondance Ă Denis Gontard de novembre 1964, Suzanne Bing Ă©crit : « Je ne saurais que dĂ©plaire Ă notre maĂźtre en signant comme mien un instrument de travail commun » [Lettre du 14 novembre 1964], ou encore : « Toute signature risque dâen faire un rĂ©cit plus ou moins romancĂ©. Pourquoi ne pas lâannoncer comme âJournalâ etc. tenu par un des Copiaus » [Lettre du 29 novembre 1964. Denis Gontard indique : « Câest S. Bing qui souligne] dans lâIntroduction de Denis Gontard au Journal de bord des Copiaus, op. cit., p. 16. 104 Le Journal de bord des Copiaus, op. cit., p. 85. Le terme âtousâ est en italique dans le texte. Voir la note 138 p. 187 de Denis Gontard qui souligne aussi le combat de Jacques Copeau contre le vedettariat. 105 Didier Anzieu, Jacques-Yves Martin, La Dynamique des groupes restreints, PUF, premiĂšre Ă©dition 1968, onziĂšme Ă©dition, 1997, p. 38.
37
difficile de distinguer les diffĂ©rentes plumes qui se relayĂšrent dans la rĂ©daction dâun Journal
dont Suzanne Bing produisit la version finalisée et officielle106.
Denis Gontard signale que Suzanne Bing ne tint le journal quâĂ partir du 12 aoĂ»t 1925
quand le Patron lâen chargea. Avant cela, de septembre 1924 Ă aout 1925, toujours selon
Denis Gontard, Léon Chancerel en aurait été responsable. Or, en dehors du Journal personnel
de LĂ©on Chancerel citĂ© par Denis Gontard, il nâexiste pas Ă la SociĂ©tĂ© dâHistoire du ThĂ©Ăątre
de Journal de la communauté des Copiaus. Aussi, à la date du 6 novembre 1924, Léon
Chancerel indique « Journal de Morteuil » sans plus de détails. En 1959, il annota dans la
marge de son Journal personnel au stylo bleu : « reste en projet ». Par ailleurs, pour les raisons
que nous avons exposées plus haut, il est pour le moins étonnant que Léon Chancerel ait livré
Ă la discrĂšte Suzanne Bing un Ă©crit Ă©motionnellement expansif, qui faisait Ă©tat aussi bien de
lâexaltation et de lâinquiĂ©tude des dĂ©buts que de ses doutes et dĂ©ceptions. Dâautre part,
sachant que LĂ©on Chancerel ne dĂ©mĂ©nagea Ă Morteuil quâĂ la date du 13 novembre 1924, les
sources qui ont permis la reconstitution des trois premiers mois de vie Ă Morteuil restent
mystĂ©rieuses. Il est fort probable quâen dehors des notes personnelles de Jacques Copeau,
Suzanne Bing ait fait appel aux lettres que George ChenneviĂšre, premier membre de la
communauté à se rendre à Morteuil, avait adressées à Léon Chancerel pour lui faire part des
problĂšmes logistiques de lâinstallation, ainsi quâĂ la correspondance entre LĂ©on Chancerel et
Jacques Copeau107.
106 Le parallĂšle entre la conception quâavait Jacques Copeau de la communautĂ© et le travail du chĆur et du masque quâil mit en place a Ă©tĂ© Ă©tabli par Guy Freixe qui Ă©crit : « Le masque est pour Copeau lâinstrument qui permet de sortir de soi, de vivre le thĂ©Ăątre comme « transport », et dâĂȘtre possĂ©dĂ© littĂ©ralement par lâesprit du personnage. Avec le masque, lâacteur doit abandonner son moi, et dĂ©passer lâindividualitĂ© pour tendre vers le type, qui synthĂ©tise le multiple dans lâun. Le chĆur, inversement, va chercher Ă trouver lâun dans le multiple. Le chĆur masquĂ© sera pour Copeau la forme thĂ©Ăątrale permettant de concrĂ©tiser ce corps collectif, de donner vie Ă un ensemble - la troupe, justement - dans lequel chacun sâefface mais pour se retrouver Ă un degrĂ© plus haut de conscience, comme reliĂ© Ă plus grand que soi. Il y a, chez Copeau, Ă nâen pas douter, du mysticisme dans cette conception. ». Dans « Jacques Copeau et les Copiaus : une communautĂ© pour renaĂźtre » dans CrĂ©er ensemble, Points de vue sur les communautĂ©s artistiques, fin XIXe-XXe siĂšcles, Montpellier, LâEntretemps, Ă paraĂźtre en 2013. Guy Freixe commente en partie un passage des Souvenirs du Vieux-Colombier de Jacques Copeau, op. cit., p. 92. 107 LĂ©on Chancerel Ă la page 48 de ses notes dactylographiĂ©es en marge du livre de Marcel Doisy Ă©crit : « Sur lâorganisation du dĂ©part et de lâinstallation (qui sâest faite en trois temps) voir mon Journal et la Correspondance Copeau-LĂ©on Chancerel. Voir aussi les lettres de Michel Saint-Denis et des ChenneviĂšre, dont une partie est Ă Pernand, je pense ». Le fonds privĂ© de Pernand a Ă©tĂ© lĂ©guĂ© Ă la bibliothĂšque municipale de Beaune en septembre 2004.
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Suzanne Bing, compagne du cheminement religieux de Jacques Copeau
La confiance que Jacques Copeau accorda Ă Suzanne Bing en lui donnant la
responsabilitĂ© de la rĂ©daction du Journal sâexplique en partie du fait quâelle fut la seule Ă
partager lâintimitĂ© du cheminement religieux du Patron. Elle en connut les intentions
dĂ©voilĂ©es dĂšs lâĂ©tĂ© 1924 dans une succession de lettres quâils Ă©changĂšrent. Au cours de ces
Ă©changes Ă©pistolaires Ă©mouvants, Suzanne Bing fit part Ă Jacques Copeau de sa conversion du
judaĂŻsme au catholicisme, laquelle lâamena Ă rompre la relation adultĂšre quâelle avait avec lui,
et à favoriser un autre type de complicité, celle du repentir et de la ferveur religieuse. La
révélation religieuse de Suzanne Bing précéda donc celle de Jacques Copeau ; elle devint
ainsi pour lui un soutien spirituel. Suzanne Bing choisit pour directeur spirituel Henri Ghéon,
avec qui elle entretint une correspondance à partir de 1923. Henri Ghéon accompagna aussi
Jacques Copeau dans son retour vers la foi108. Suzanne Bing fut baptisée le 18 novembre 1925
Ă lâĂglise Saint-Sulpice par lâAbbĂ© Altermann, qui Ă©tait comme elle dâorigine juive. OrdonnĂ©
prĂȘtre en 1925, il fut une figure majeure de la conversion des intellectuels catholiques en
France, frĂ©quentant dĂšs 1920 lâentourage des Maritain Ă Meudon109. En choisissant pour
marraine et parrain Isabelle RiviÚre et Henri Ghéon, Suzanne Bing renforça les liens entre
Jacques Copeau et le milieu catholique. Qui mieux quâelle pouvait avoir accĂšs au sous-texte
religieux de la pensĂ©e de Jacques Copeau ? La correspondance quâil lui adressa retrace son
retour de foi progressif. Force est de constater que Jacques Copeau sâĂ©tait dĂ©jĂ emparĂ© dâun
vocabulaire religieux, quand à la date du 6 juillet 1924, avant la fondation de la communauté
bourguignonne, il lui Ă©crivit :
Prie pour moi. Je prie aussi, du mieux que je puis. Et si pĂ©cheur que je sois, je sens bien quâune main se pose sur ma tĂȘte, pour mâapaiser et mâencourager. Je voudrais bien que Claude [VarĂšse, fille de Suzanne Bing] et toi ne soyez pas tristes de vous sentir si isolĂ©es⊠Je tâembrasse et doucement. De tout mon cĆur.110
108 Sur les liens entre H. GhĂ©on et J. Copeau, les liens dâauteur / metteur en scĂšne dans Le Pauvre sous lâescalier au Vieux-colombier en 1921, et les relations de nouveau converti / convertisseur, voir Henry Phillips, Le ThĂ©Ăątre catholique en France au XXe siĂšcle, op. cit., p. 476, puis p. 478 et suivantes. H. Phillips a explorĂ© la correspondante inĂ©dite de J. Copeau avec H. GhĂ©on, des Fonds Copeau et GhĂ©on de la BNF. 109 Sur lâabbĂ© Altermann et son rĂŽle dans la revue Vigile, revue littĂ©raire catholique (1930-1933) Ă laquelle participa Jacques Copeau, voir HervĂ© Serry, Naissance de lâintellectuel catholique, Paris, Ăd. la DĂ©couverte, 2004, p. 328-329, qui lui-mĂȘme se rĂ©fĂšre Ă Anne-Claire Monnier, Un prĂȘtre poĂšte au milieu de ses contemporains: Jean-Pierre Altermann (1882-1952), mĂ©moire de maĂźtrise, UniversitĂ© de la Sorbonne, 1998. Voir aussi F. Gugelot, La Conversion des intellectuels au catholicisme en France, op. cit., p. 317-320. Sur Jacques Maritain, voir Rajesh Heynickx et Jan De Maeyer (dir.), The Maritain factor: taking religion into interwar modernism, Leuven, Belgique, Leuven University press, 2010. 110 Claude VarĂšse, fille de Suzanne Bing issue de son mariage avec Edgar VarĂšse, vĂ©cut en Bourgogne avec sa mĂšre et son demi-frĂšre, Bernard Bing, fils de Jacques Copeau. Lâun et lâautre entrĂšrent puis quittĂšrent les ordres.
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Les lettres rĂ©vĂšlent, en mĂȘme temps que lâintimitĂ© de leur relation, un style de langue propre Ă
certains intellectuels catholiques de lâĂ©poque qui faisaient alterner lâemphase et le
découragement, esthétisant un parcours vers Dieu, parfois confiant, parfois douloureux. Ce
que certains ont appelé le « pathos »111 de Jacques Copeau atteint son sommet dans sa
correspondance avec Isabelle RiviĂšre que LĂ©on Chancerel qualifia ironiquement dans ses
notes en marge du livre de Marcel Doisy de « flirt mystique »112.
Le projet de lâĂ©cole du Vieux-Colombier de 1921 vit le jour grĂące Ă Suzanne Bing. En
1924, lâexpĂ©rience de Morteuil reposait non seulement sur ses compĂ©tences en tant que
pĂ©dagogue â elle Ă©tait responsable de la formation des Ă©lĂšves â mais aussi sur la foi profonde
quâelle avait dans la direction spirituelle et humaine de Jacques Copeau. Si LĂ©on Chancerel
encouragea le projet de la Comédie Nouvelle que le Patron souhaitait réaliser depuis les
premiers temps du Vieux-Colombier, de son cÎté, Suzanne Bing représenta la possibilité
dâallier un projet artistique communautaire utopique Ă des convictions religieuses. Câest en ce
sens que lâon peut interprĂ©ter les mots que Jacques Copeau adressa Ă Suzanne Bing dans une
lettre datée du 26 février 1924 : « Alors Suze, tu te sens bien dans ta petite chambre ? Tu crois
quâon va pouvoir travailler, quâon sera enfin nous-mĂȘmes ? »113. Une autre lettre de Jacques
Copeau à Suzanne Bing du 31 août 1925 montre à quel point cette derniÚre fut dans le secret
dâun projet pĂ©dagogique et artistique intrinsĂšquement liĂ© Ă ses aspirations et frĂ©quentations
religieuses :
Jâai passĂ© ma matinĂ©e dans la chapelle des BĂ©nĂ©dictines. CâĂ©tait si beau, si pur, et si parfait ! TantĂŽt jâai eu une longue, bonne, paisible conversation avec le curĂ© de la Madeleine. Demain matin, jâentendrais encore la messe chez les BĂ©nĂ©dictines [âŠ].
111 Parmi eux, AndrĂ© Gide que ses amis catholiques tentĂšrent en vain de convertir. Il Ă©crit Ă Jacques Copeau le 2 aoĂ»t 1931 « Que voulez-vous, que pouvez-vous produire qui vaille avec ce gauchissement de la pensĂ©e et cette narcotisation de vos facultĂ©s critiques ? Et ne me dĂźtes pas quâenfin vous avez trouvĂ© le bonheur », dans Correspondance AndrĂ© Gide-Jacques Copeau, 2 Mars 1913-octobre 1949, Ă©d. Ă©tablie et annotĂ©e par Jean Claude, Paris, Gallimard, 1988, p. 374, citĂ© par Claude Sicard dans ses notes au second volume du Journal de Jacques Copeau 1901-1948, Paris, Seghers, 1991, p. 327. 112 LĂ©on Chancerel, Notes en marge du livre de Marcel Doisy, consultable Ă la BibliothĂšque de la SociĂ©tĂ© dâHistoire du ThĂ©Ăątre, non cotĂ©. Cette note commente le passage suivant de lâouvrage de Doisy dans le chapitre Le combat avec lâange : « Un mois plus tard, il pose Ă Isabelle RiviĂšre la question dĂ©cisive : âJe voudrais apprendre la religion. Voulez-vous mây aider ? Si vous le voulez, vous puiserez Ă cette immense source que jâignore et vous mâapporterez ce que ma soif rĂ©clame ». Marcel Doisy cite p. 184 lâextrait de la lettre de Jacques Copeau Ă Isabelle RiviĂšre datĂ©e du 19 septembre 1923 dont des passages sont consultables Ă la BnF. ClĂ©ment Borgal pour sa part cite ce mĂȘme passage dans Jacques Copeau, op. cit., p. 235. 113 Fonds privĂ© de Suzanne Bing, François-NoĂ«l Bing.
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Dieu nous manquait. Le voici qui approche. Ce que nous enseignerons dĂ©sormais et pratiquerons ne sera plus une contrefaçon de sa doctrine mais sa doctrine elle-mĂȘme qui est lâamour, la bontĂ© et la perfection.114
Dans un premier temps cachée aux autres intéressés, comédiens et élÚves de Morteuil,
la vie religieuse du Patron engendra des malentendus, « ses collaborateurs ne [pouvant] rien
soupçonner du drame qui se jouait en [Jacques Copeau] [âŠ] ne sentaient quâune dĂ©saffection
croissante », écrit Léon Chancerel dans ses notes au livre de Marcel Doisy115. Les
tĂ©moignages des Copiaus indiquent quâils se sentirent contraints Ă incarner la dĂ©marche toute
personnelle du Patron dont ils ne connaissaient ni la provenance, ni les motivations véritables.
A ce titre, lâĂ©nigmatique phrase de la rĂšgle des Copiaus, « il ne sâagit pas dâune discipline
ecclĂ©siastique ni dâune discipline militaire » a le statut dâune prĂ©tĂ©rition ou dâune anti-phrase,
une dĂ©claration dâintention qui cache une part du projet de Jacques Copeau tout en le
dévoilant116.
Il semble en effet quâil y ait eu dans un premier temps, de la part de Jacques Copeau et de
Suzanne Bing, une volonté de dissimuler leur inspiration catholique. Comment expliquer
sinon que la mention du « cours de ChenneviĂšre sur les origines du christianisme jusquâau
concile de Nicée » faite par Léon Chancerel à la date du 9 décembre 1924 dans son journal ait
tout simplement disparu du Journal de bord des Copiaus retranscrit par Suzanne Bing, elle
qui relate toutes les activités de la jeune communauté de maniÚre généralement plus prolixe
que ne le fait Léon Chancerel. Les différentes interprétations quant au prétendu refus de
Jacques Copeau de se rendre Ă la messe de NoĂ«l en 1924 sont Ă©galement matiĂšre Ă
discussion117.
114 Nous soulignons. En parlant de « contrefaçon » en 1925, Jacques Copeau livre ses sentiments sur ce que fut la premiĂšre pĂ©riode de Morteuil et sur les intentions initiales dâun projet dont la dimension religieuse avait toujours Ă©tĂ© prĂ©sente. 115 Consultables Ă la SociĂ©tĂ© dâHistoire du ThĂ©Ăątre, non cotĂ©, p. 50 des notes de LĂ©on Chancerel qui commente la p. 166 de lâouvrage de Marcel Doisy, op. cit. 116 Le TrĂ©sor de la Langue Française dĂ©finit la prĂ©tĂ©rition comme une figure de rhĂ©torique consistant Ă dĂ©clarer que lâon ne parle pas dâune chose alors qu'on le fait. Lâanti-phrase est une figure par laquelle, par crainte, scrupule ou ironie, on emploie un mot, un nom propre, une phrase, une locution, avec l'intention dâexprimer le contraire de ce que lâon a dit. 117 ClĂ©ment Borgal dans Jacques Copeau, op. cit., p. 235 Ă©crit : « Cependant, lorsquâĂ NoĂ«l de la mĂȘme annĂ©e Suzanne Bing lui propose dâassister Ă la messe de minuit, Copeau lui adresse de vives remontrances ». LĂ©on Chancerel de son cĂŽtĂ© commente le passage de lâouvrage de Marcel Doisy, op. cit., p. 182 expliquant que Jacques Copeau refusa la proposition de Suzanne Bing de se rendre Ă la messe de minuit pour la NoĂ«l 1924. Chancerel Ă©crit : « Cette anecdote significative doit ĂȘtre rĂ©visĂ©e de trĂšs prĂšs. LĂ encore, le tĂ©moignage de Gilles peut lâĂ©clairer. Pour moi, autant que je mâen souvienne, nous Ă©tions Ă Morteuil, quelques uns Ă avoir manifestĂ© le dĂ©sir dâaller tous ensemble Ă la Messe de Minuit, non pas Ă lâĂ©glise de Pernand (on ne parlait pas encore de Pernand), mais Ă celle de Demigny. Copeau sây opposa en dĂ©clarant que nous nâen Ă©tions pas dignes. Ce
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La RĂšgle des Copiaus
A la date du 4 novembre 1924, il est indiqué dans le Journal des Copiaus que le Patron
réunit pour la premiÚre fois toute la Communauté. Il transmit les raisons de la retraite
bourguignonne et les rĂšgles de comportement quâil souhaitait voir observer de la part des
membres de la communautĂ©. Ces notes telles quâelles figurent dans le « Registre du Vieux-
Colombier » sous la plume de Suzanne Bing, et dans lâĂ©dition de Denis Gontard dans Le
Journal de bord des Copiaus se déclinent de la façon suivante118.
1. Pourquoi je suis venu ici. Jâai tout abandonnĂ©. Je joue la derniĂšre chance de ma vie. ResponsabilitĂ© qui vous incombe. Perfection du travail et dignitĂ© de la vie. LĂ -dessus aucune concession. 2. DifficultĂ©s rencontrĂ©es pour rĂ©aliser cette chose paradoxale. 3. Jâai mis tout sur le mĂȘme esquif. Mes enfants, ma femme. Mme Bing. Michel. MaiĂšne. M. ChenneviĂšre. Janvier. La personne morale de lâĂ©cole. Sa cohĂ©sion. Il nây a pas changement de discipline. Câest parce que vous ĂȘtes soumis Ă certains principes, Ă une certaine moralitĂ©, que vous valez quelque chose. Les nouveaux, ceux qui ont fait partie de la compagnie, qui en ont souffert, qui ont vu mon isolement. 4. Je nâai forcĂ© personne Ă venir ici. Si personne ne vient me dire loyalement quâil prĂ©fĂšre se retirer, je suis en droit de penser que vous acceptez tous notre communautĂ©, dans la bonne et la mauvaise fortune, avec ses risques, ses amertumes, que vous reconnaissez ma loi, comme de vrais disciples. PauvretĂ©. Vie dure, pauvre et errante. (embourgeoisement). 5. Je suppose que vous la voulez tous. Vous ne savez peut-ĂȘtre pas tous comment la rĂ©aliser. Il ne sâagit pas dâune discipline ecclĂ©siastique ni dâune discipline militaire. Une condition essentielle : avoir une religion. Sortir de lâamour de soi-mĂȘme. Chercher tout ce qui nous relie, se dĂ©tourner de tout ce qui nous oppose. Il ne sâagit pas de tuer la personnalitĂ© mais de la discipliner, mĂ©nager, prĂ©server. Respect dâautrui : discrĂ©tion, politesse. Plus on a de personnalitĂ©, plus on est capable de ces vertus. Pour soutenir ces vertus, deux conditions :
jansĂ©nisme nous scandalisa [âŠ] Jâajoute que jâavais proposĂ© au Patron (comme câĂ©tait mon devoir et mon emploi) de prĂ©parer avec mes camarades une maniĂšre de cĂ©lĂ©bration dramatique de la NativitĂ© « par personnages » quâon aurait donnĂ©e pour nous, Ă Morteuil, avant la Messe de Minuit. Il Ă©luda lâentreprise quâil devait rĂ©aliser plus tard aprĂšs mon dĂ©part ». 118 Denis Gontard (Ă©d.), Le Journal de bord des Copiaus, op. cit., p. 44-46.
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1) mettre quelque chose au-dessus de soi. Aimer quelque chose plus que soi-mĂȘme. Et sâaimer les uns les autres en cette chose. (qui ne sait pas surmonter une petite contrariĂ©tĂ© nâest pas pour vivre avec moi.) 2) avoir confiance en quelquâun plus quâen personne. Discipline. Ordre. Je mets au-dessus de tout la bontĂ©, la charitĂ©, avec lâintelligence. La bonne humeur. Je ne suis pas infaillible. Je ne ferai jamais une chose la sachant injuste. Mais une chose peut paraĂźtre injuste et ne pas lâĂȘtre. Faire confiance. Si la rĂšgle vous blesse, le dire, demander une explication. Ne pas en faire de lâamertume, de la rancune. Le dire honnĂȘtement. Vous ne mâennuierez pas. Tout me revient. Je suis lĂ pour filtrer, choisir, expliquer, Ă©quilibrer, harmoniser. Confiance en moi. Indulgence et amitiĂ© modĂ©rĂ©e les uns pour les autres. Pas de jugements prĂ©cipitĂ©s. Tout ce qui divise : CaractĂšre, Education, Origine. Sympathie ou antipathie instinctives. Opinions, politiques. Morales. Les goĂ»ts. Le contact. Penser Ă autrui, penser Ă moi, Ă chaque fois que lâon fait une chose. 6. Je dis que je tĂącherai toujours dâĂȘtre juste. Ce que jâentends par Ă©galitĂ©. Chacun dans sa partie. On ne sert pas tel ou tel, on sert lâensemble. Importance de lâharmonie pour cette premiĂšre annĂ©e. Dans lâavenir six mois campagne et six mois voyage. Mes projets. Questions de vacances Ă part. 7. NĂ©cessitĂ© dâun rĂšglement gĂ©nĂ©ral. La rĂšgle et lâobservance de la rĂšgle donne la libertĂ©. Je ne pourrai travailler et faire travailler que quand la vie sera parfaitement rĂ©glĂ©e. Pour un mois. Si difficultĂ©s mâavertir.
Le mot « rĂšgle » qui sâimmisce Ă trois reprises dans les notes de Jacques Copeau est
peut-ĂȘtre le signe le plus notoire de lâinfluence immĂ©diate de la RĂšgle de saint BenoĂźt.
Lâoutillage mental et le style de cette Ă©numĂ©ration sont façonnĂ©s par le commentaire quâen
fait Dom Delatte. Plusieurs tĂ©moignages concordent sur le fait que Jacques Copeau avait dĂ©jĂ
retrouvé la foi en 1924. La jeune Edwige Copeau confie à son amie Sabine Schlumberger son
amour pour Dieu et la religion en mĂȘme temps quâelle fait allusion Ă la foi de son pĂšre dĂšs
43
lâĂ©tĂ© 1924119. De leur cĂŽtĂ©, des acteurs, Jean Villard-Gilles, LĂ©on Chancerel ou Jean DastĂ©,
tĂ©moignent rĂ©trospectivement dâun Jacques Copeau cherchant dĂšs la fondation des Copiaus
« à créer une sorte de phalanstÚre quasi-monacal »120. Tous ces indices invitent à penser que
lâempreinte de la RĂšgle de saint BenoĂźt ne fut ni une anecdote, ni une mĂ©taphore. La
lĂ©gislation de Dom Delatte (lui-mĂȘme thomiste convaincu)121 fournit Ă Jacques Copeau les
outils conceptuels qui lui permettaient de rĂ©unir dans un mĂȘme projet, - selon le modĂšle du
livre fanal des artistes catholiques de son Ă©poque, Art et Scholastique de Jacques Maritain122-,
la BeautĂ© universelle, la pensĂ©e rationnelle et la foi, pour crĂ©er une espĂšce de microcosme Ă
lâabri des « perversions citadines »123. Cette inspiration directe se greffa Ă toute une rĂ©flexion
quâavait entreprise Jacques Copeau depuis la fondation du Vieux-Colombier sur ce que Maria
Ines Aliverti appelle « un modÚle communautaire de vie »124. A la lecture des notes pour les
conférences données par Jacques Copeau aux Etats Unis en 1917 sur le thÚme [Des] enfants
dans le théùtre, il apparaßt clairement que la RÚgle de saint Benoßt et son commentaire par
Dom Delatte sont venus formaliser un certain nombre de points déjà évoqués au sujet de
lâĂ©ducation des acteurs. Le champ lexical utilisĂ© alors par Jacques Copeau ainsi que
lâapposition des termes semblait prĂ©sager des valeurs disciplinaires et communautaires qui
furent celles de la rÚgle des Copiaus. Jacques Copeau parlait déjà en 1917 de « rÚglement de
la conduite », « travail assidu », « esprit de corps », « discipline », « sâannuler
119 Lettre dâEdwige Copeau Ă Sabine Schlumberger du 24 aoĂ»t 1924 : « Il y a aussi une lettre de MaiĂšne â elle dit que les curĂ©s ont des tĂȘtes de comĂ©diens â Oh ! Câest exaspĂ©rant, câest peut-ĂȘtre vrai, mais je sens que câest lĂ exprĂšs pour Papa. Je suis dĂ©goutante de penser ça â câest vrai tout de mĂȘme », Archives municipales de Beaune, 63Z166, Lettres dâEdwige Copeau adressĂ©es Ă son entourage amical (1920-1981). 120 TĂ©moignage de Jean DastĂ© du 12 mars 1992, citĂ© dans Registres VI, LâĂcole du Vieux-Colombier, Paris, Gallimard, 2000, p. 417. Le contexte de production de ce tĂ©moignage nâest pas donnĂ©. Notons quâen 1992, soixante-trois ans aprĂšs la dispersion des Copiaus, Jean DastĂ© rĂ©pĂ©tait ce quâil Ă©crivait dĂ©jĂ en 1929 Ă Jacques Copeau (voir son tĂ©moignage dans lâintroduction). 121 Dom Delatte, dĂ©clara jusquâĂ la fin de sa vie que La Somme thĂ©ologique de saint Thomas Ă©tait son livre le plus cher, dans Claude Bergeron, « Pour un art chrĂ©tien ou bĂ©nĂ©dictin » dans LâAbbaye de Saint-BenoĂźt-du-Lac et ses bĂątisseurs, Canada, Presses de lâUniversitĂ© Laval, 1997, p. 115 cite Augustin Savaton, Dom Paul Delatte : abbĂ© de Solesmes, France, 1954, p. 255. 122 Lettre de Jacques Copeau Ă Henri GhĂ©on datĂ©e du 6 avril 1923 : « un PS : J'ai bien eu âArt et Scholastiqueâ, mais je ne connais pas les autres ouvrages de Maritain. Voulez-vous me redonner les titres, afin que je puisse me les procurer », BnF, DĂ©partement des manuscrits, Fonds Henri GhĂ©on, NAF 28142. 123 HervĂ© Serry, Naissance de lâintellectuel catholique, op. cit., p. 17 Ă©crit : « Lâinstauration autoritaire de la philosophie de Thomas d'Aquin comme appareil de pensĂ©e officielle de l'Eglise complĂšte ce dispositif visant Ă donner aux catholiques les armes conceptuelles nĂ©cessaires pour soutenir le rĂŽle de âcontre-sociĂ©tĂ©â que l'Eglise souhaite incarner ». Pour une dĂ©finition du nĂ©o-thomisme des annĂ©es 1920, 1930, voir Rajesh Heynickx, âOn the Road with Maritain. European Modernist Art Circles and Neo-Thomism during the Interwarâ, dans Rajesh Heynickx et Jan De Maeyer (dir.), The Maritain factor: taking religion into interwar modernism, Leuven, Belgique, Leuven University press, 2010, p. 17. Selon lâauteur lâĂ©quilibre entre le naturel et le surnaturel, entre la raison et la foi permettait de discipliner la rĂ©alitĂ© et de saisir le chaos dâaprĂšs-guerre. 124 Maria Ines Aliverti, Artigiani di una tradizione vivente, Lâattore e la pedagogia teatrale, Florence, La Casa Usher, 2009, p. 45.
44
individuellement », « vie en commun », « affection réciproque entre les acteurs et avec le
personnel technique », « aucune jalousie », « partage des repas », « vie modeste ».
Le commentaire de la RĂšgle de saint BenoĂźt par Dom Delatte ou lâinfluence dâun rĂ©seau
La rĂšgle de saint BenoĂźt, rĂ©digĂ©e au VIe siĂšcle est rĂ©putĂ©e ĂȘtre une des premiĂšres rĂšgles
monastiques dâOccident125. Le commentaire de Dom Delatte publiĂ© en 1913 fut offert par
Henri Massis à Jacques Copeau la veille de son départ pour la Bourgogne alors que ce dernier
lui aurait « confié son dessein de créer, sur ce haut modÚle, un monastÚre de comédiens, une
sorte de couvent oĂč lâon entrerait en comĂ©die comme on entre en religion »126. Henri Massis
Ă©tait depuis les annĂ©es 1910, un admirateur de Charles PĂ©guy, proche dâErnest Psichari qui lui
fit connaĂźtre Jacques Maritain dont il devint lâami. Massis fut aussi lâauteur avec Alfred de
Tarde dâune enquĂȘte publiĂ©e en 1913 signĂ©e de lâunique pseudonyme dâAgathon, sur la foi
retrouvée des jeunes gens127. Henri Massis et Jacques Copeau firent connaissance en
dĂ©cembre 1923 Ă Paris Ă la sortie du Vieux-Colombier. DĂ©but mai 1924 (le jour nâest pas
prĂ©cisĂ©), on trouve dans le journal personnel de LĂ©on Chancerel : « Chez Lipp oĂč nous
rencontrons le sympathique Massis, un des rares écrivains de vie propre de ma génération
[LĂ©on Chancerel ajouta en 1959 dans la marge de son journal : âsa conduite sous lâoccupation
devait dĂ©mentir ce sentimentâ] puis sur le boulevard jusquâĂ trois heures du matin, il [Jacques
Copeau] me parle de ses projets, de la dĂ©cision quâil lui faut prendre [âŠ] ». Henri Massis,
avec Henri Bordeaux, continua Ă soutenir Charles Maurras aprĂšs la condamnation de LâAction
Française par le pape Pie XI le 29 dĂ©cembre 1926. Le PĂšre Genestout de lâAbbaye de
Solesmes, confesseur de Copeau, maintint Ă©galement son soutien. Il fit part Ă Copeau dans
une lettre du 9 février 1927 de sa croyance en la « droiture de Maurras ». Cette lettre fait par
ailleurs référence aux orientations maurassiennes de Pascal Copeau, le fils de Jacques
Copeau. Jacques Maritain, pour sa part, collabora avec le quotidien de lâAction Française en
125 Le spĂ©cialiste Adalbert de VogĂŒe rappelle lâantĂ©rioritĂ© de la Regula Magistri (La RĂšgle du MaĂźtre rĂ©digĂ©e par un anonyme) par rapport Ă la RĂšgle de saint BenoĂźt, ce qui doit relativiser lâoriginalitĂ© que lâon prĂȘte Ă cette derniĂšre. « En rĂ©alitĂ©, [âŠ] le monachisme bĂ©nĂ©dictin nâĂ©mane pas de la personnalitĂ© dâun crĂ©ateur, et il nâa pas surgi comme une rĂ©ponse originale Ă des besoins nouveaux de lâEglise et de la sociĂ©tĂ©. Saint BenoĂźt vient aprĂšs deux siĂšcles dâexpĂ©rience cĂ©nobitique dont il recueille les fruits ; [âŠ] » dans La CommunautĂ© et lâabbĂ© dans la rĂšgle de saint BenoĂźt, Paris, DesclĂ©e de Brouwer, 1961, p. 17. Voir aussi lâarticle de lâabbĂ© Jerome Theisen, âBenedict, St, Rule ofâ, The Modern Catholic Encyclopedia, Ireland, Gill and Macmillan, 1994, p. 78-79. 126 Henri Massis, De lâhomme Ă Dieu, Paris, Nouvelle Ă©ditions latines, 1959, p. 452. 127 Sur cette premiĂšre pĂ©riode de Henri Massis, voir dans Les Grandes amitiĂ©s de RaĂŻssa Maritain le chapitre IV, « De quelques uns qui Ă©taient jeunes en 1912 », Bruges, DesclĂ©e de Brouwer, 1949, p. 381 et suivantes. Sur Les jeunes gens dâaujourdâhui, voir aussi Bernard Cazes, « Henri Massis et Alfred de Tarde - Agathon. Les jeunes gens dâaujourdâhui, prĂ©face Jean-Jacques Becker », Politique Ă©trangĂšre, 1995, vol. 60, no 3, p. 801ïżœ802.
45
1911, sâassocia Ă Charles Maurras dans la crĂ©ation de la Revue universelle dâavril 1920 Ă
fĂ©vrier 1927, soutint la lettre antisĂ©mite que Maurras envoya au ministre de lâintĂ©rieur
Abraham Schrameck en 1925. Il finit par rompre avec LâAction Française aprĂšs la
condamnation de décembre 1926 et à proposer une alternative politique connue sous le nom
de « catholicisme républicain »128.
Lâexposition de ce contexte religieux, politique et culturel peut paraĂźtre quelque peu
anachronique étant donné que nous nous intéressons en particulier à un des actes fondateurs
des Copiaus, la rĂšgle du 4 novembre 1924. Cependant le devenir de ce milieu, et les scissions
entre Maurras et Maritain, nous semblent rendre compte de certains enjeux au sein desquels il
convient, selon nous, de replacer le Commentaire de Dom Delatte. Plus quâun avancement
théologique, celui-ci transmet une certaine vision du catholicisme de son époque129. Il
circulait dans le milieu des intellectuels catholiques dâavant-guerre au mĂȘme titre quâun
corpus qui dâaprĂšs FrĂ©dĂ©ric Gugelot construisit lâidentitĂ© de groupe des convertis (Saint-
Augustin, Pascal, lâImitation de JĂ©sus-Christ, ouvrages lus par Copeau lui-mĂȘme130). Câest du
moins ce que rapporte le PĂšre Patrick Hala, auteur dâun ouvrage rĂ©cent sur les Ă©crivains et les
poĂštes accueillis Ă lâAbbaye de Solesmes131. Le commentaire de Dom Delatte, lui aussi ami
de Jacques Maritain, se proposait de « rĂ©pondre Ă la curiositĂ© de tant dâĂąmes chrĂ©tiennes » Ă la
recherche « dâĂ©claircissements sur le mode de vie »132.
Dom Delatte (1848-1937), fut ordonnĂ© prĂȘtre en 1872 Ă Cambrai. Il arriva Ă Solesmes
en 1883 alors que Dom GuĂ©ranger (1805-1875), rĂ©formateur de lâordre en 1832, dirigeait
encore lâabbaye133. Effets de filiation ? Dom GuĂ©ranger Ă©tait lui-mĂȘme connu pour son
128 Philippe Chenaux, Entre Maurras et Maritainïżœ: une gĂ©nĂ©ration intellectuelle catholique 1920-1930, Paris, les Ăd. du Cerf, 1999. Sur ces questions, voir Ă©galement, Philippe BĂ©nĂ©ton, « Jacques Maritain et lâAction française », Revue française de science politique, 1973, vol. 23, no 6, p. 1202ïżœ1238. RaĂŻssa Maritain, Les Grandes amitiĂ©s, op. cit., p. 401 Ă©crit que Jacques Maritain Ă©tait ignorant jusquâĂ sa condamnation par le Saint-Office des idĂ©es politiques de Maurras. 129 Cette interprĂ©tation nous a Ă©tĂ© donnĂ©e par Jean-Lucien Bord, archiviste de lâAbbaye de LigugĂ© que nous remercions de lâentretien quâil nous a accordĂ© le 31 aoĂ»t 2012. 130 Jacques Copeau Ă©crit Ă Henri GhĂ©on depuis Morteuil le 28 aoĂ»t 1925 : « J'ai vĂ©cu ces derniers jours avec la Vie de St-François, qui m'est trĂšs prĂ©cieuse, et l'Imitation qui me touche naturellement. [...] », Fonds Copeau, BNF, F°-COL-1, en cours de cotation. 131 Entretien tĂ©lĂ©phonique avec Patrick Hala rĂ©alisĂ© par nos soins le 10 mai 2012, auteur de Solesmes, les Ă©crivains et les poĂštes, Paris, Ă©d. de BrochĂ©, 2011. 132 Dom Delatte, Commentaire sur la RĂšgle de Saint-BenoĂźt, Introduction, op. cit., p. III. 133 Pour un historique et une bibliographie sur la congrĂ©gation de Solesmes, voir Le Guide pour lâhistoire des ordres et des congrĂ©gations religieuses, dirigĂ© par Daniel-Odon Hurel, Turnhout, Belgique, Brepols, 2001, p. 57-59.
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tempérament fougueux134. Docteur en philosophie, Dom Delatte fut nommé prieur en 1890,
deux ans aprĂšs avoir prononcĂ© ses vĆux. Si lâĂ©loquence de ses hagiographes laisse
transparaitre lâaspiration Ă la saintetĂ© de lâabbĂ©, on peut lire par ailleurs que : « sa biographie
de Dom Guéranger et son magistral Commentaire de la RÚgle de saint Benoßt nous livrent une
conception Ă©levĂ©e, voire absolutiste de lâautoritĂ© »135. Dom Delatte joua lui-mĂȘme un rĂŽle de
conseiller spirituel.
Il est possible que Henri Ghéon, ami proche des Maritain136, ait, soit directement, soit
pas le biais de Suzanne Bing, aussi recommandé à Jacques Copeau la lecture de Dom Delatte.
Les lettres de Jacques Copeau à Henri Ghéon et Suzanne Bing, mentionnent leur
frĂ©quentation de la Chapelle des bĂ©nĂ©dictines de la rue Monsieur oĂč les religieux de Solesmes
venaient donner des conférences, transmettre le plain-chant aux religieuses, et rencontrer les
Ă©crivains catholiques137. Câest Ă la Chapelle des bĂ©nĂ©dictines de la rue Monsieur que le 16
juin 1925, Jacques Copeau sâavança Ă nouveau vers un autel. Dans ce « haut lieu des lettres
chrĂ©tiennes »138 de lâĂ©poque, se rendaient Ă©galement les Maritain qui accueillaient certains
élus dans leur chapelle personnelle de Meudon aprÚs les avoir fréquentés rue Monsieur.
Suzanne Bing en fit partie. Une lettre du jeudi 5 novembre 1925 quâelle adressa Ă Henri
GhĂ©on le signale : « Remerciez aussi pour moi les Maritain sâils veulent bien mâaccueillir en
leur chapelle comme vous me le proposiez »139. Lâusage que fit Jacques Copeau du
commentaire de la RĂšgle de saint BenoĂźt par Dom Delatte est le signe de son appartenance Ă
toute une sociabilitĂ© affective dâintellectuels catholiques au sein de laquelle la
correspondance, la recommandation et le parrainage tiennent une place majeure140.
134 Le Nouveau ThĂ©o: lâencyclopĂ©die catholique pour tous, Nouvelle Ă©d., Paris, Mame, 2009, p. 471. 135 Claude Bergeron, « Pour un art chrĂ©tien ou bĂ©nĂ©dictin », LâAbbaye de saint-benoĂźt-du-lac et ses bĂątisseurs, [Sainte-Foy, QuĂ©bec], Canada, Presses de lâUniversitĂ© Laval, 1997, p. 112. Saint-benoĂźt-du-lac fut fondĂ© en 1912 et devient abbaye en 1952. Voir Le Guide pour lâhistoire des ordres et des congrĂ©gations religieuses, op. cit., p. 57. 136 Sur la relation entre Jacques Maritain et Henri GhĂ©on, voir Jacques Maritain, RaĂŻssa Maritain, Ćuvres complĂštes, volume 15, Cercle dâĂ©tudes Jacques et RaĂŻssa Maritain, Fribourg (Suisse), Ă©d. universitaires, Paris, Ă©d. Saint-Paul, 1995, p. 783. 137 Voir Claude-Alain Sarre, Louise de CondĂ©, Paris, J.-P. Gisserot, 2005, p. 221. 138 Lâexpression est de Daniel-Rops in « Un haut lieu des lettres chrĂ©tiennes », Les BĂ©nĂ©dictines de la rue Monsieur, Jonques, Ăditions du CloĂźtre, 1988, p. 10, citĂ© par F. Gugelot, La Conversion des intellectuels au catholicisme en France (1885-1935), op. cit., p. 59. 139 Fonds Henri GhĂ©on, BnF, DĂ©partement des manuscrits, Lettre de Suzanne Bing Ă Henri GhĂ©on, cote NAF28142, recto du premier feuillet. Sur la chapelle et le milieu Maritain, voir F. Gugelot, op. cit., p. 459. 140 Voir F. Gugelot, La Conversion des intellectuels au catholicisme en France (1885-1935), en particulier les chapitres « Le milieu Maritain », « Des convertis convertisseurs », « LâĂ©mergence dâun milieu », p. 458 et suivantes.
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De la soumission librement consentie et de la structure organique de la communauté
Dans son introduction, Dom Delatte revient sur lâutilitĂ© de la RĂšgle de saint BenoĂźt
dont la lecture, sous forme de confĂ©rences initiatiques, marque lâentrĂ©e au Noviciat de Saint-
Pierre de Solesmes141. Dom Delatte introduit la RĂšgle de saint BenoĂźt en expliquant les trois
premiers chapitres oĂč il est question de « la structure organique de la sociĂ©tĂ© monastique : ce
quâelle est substantiellement, ce quâelle nâest pas (I) ; son fondement et son lien : lâautoritĂ© de
lâabbĂ© (II) ; ses membres et leur part dans le gouvernement (III). Vient ensuite ce qui a trait Ă
la forme de notre vie, Ă lâĂ©ducation surnaturelle de chacun (IV-VII) »142. Ces sept Ă©lĂ©ments
qui constituent pour Dom Delatte le fondement du monastÚre ont vraisemblablement inspiré
Copeau y compris dans la présentation formelle en sept chapitres numérotés des notes de la
RĂšgle quâil rĂ©dige Ă lâattention des Copiaus.
La lecture comparée de la rÚgle des Copiaus et des trois premiers chapitres du
Commentaire de la RĂšgle de saint BenoĂźt fait apparaĂźtre des correspondances Ă©videntes entre
les deux. Le septiĂšme point de la RĂšgle des Copiaus insiste sur lâimportance de la rĂšgle
comme condition sine qua non de lâexistence mĂȘme de la communautĂ© (voir le point n°7 de
lâencadrĂ© ci-dessus). Le fait que Jacques Copeau ait choisi de sâinspirer de lâune des
premiĂšres RĂšgles monastiques chrĂ©tiennes â qui systĂ©matise et met par Ă©crit un ensemble de
coutumes destinĂ©es Ă rĂ©guler la vie et le comportement des moines Ă lâintĂ©rieur du monastĂšre,
prend tout son sens alors que le Patron cherchait Ă Ă©tablir les bases de lâorganisation de sa
communautĂ©. La RĂšgle fut doublement pionniĂšre : aprĂšs la RĂ©volution, en 1833, lâordre
bĂ©nĂ©dictin fut fondĂ© Ă nouveau par Dom GuĂ©ranger grĂące Ă lâachat du prieurĂ© de saint Pierre
de Solesmes qui devint une abbaye reconnue par Grégoire XVI en 1837143. Le texte de
rĂ©fĂ©rence de cette renaissance de lâordre nâĂ©tait donc pas Ă©loignĂ© dans la mĂ©moire des
catholiques. Au début du XXe siÚcle, la RÚgle occupa une place plus importante encore. Elle
141 Dom Delatte, Commentaire sur la RĂšgle de saint BenoĂźt, Introduction, op. cit., p. VI. 142 Dom Delatte, Commentaire de la RĂšgle de Saint-BenoĂźt, op. cit., p. 29. 143 Pour un historique et une bibliographie sur la congrĂ©gation de Solesmes, voir Louis Soltner, « CongrĂ©gation de Solesmes », Le Guide pour lâhistoire des ordres et des congrĂ©gations religieuses, dirigĂ© par Daniel-Odon Hurel, Turnhout, Belgique, Brepols, 2001, p. 57-59. Il Ă©crit p. 59 : « Les constitutions de Solesmes (1837) empruntent aux dĂ©clarations de St.-Maur de 1646 et aux constitutions de 1770 plusieurs Ă©lĂ©ments mais en les adaptant : le retour Ă lâesprit et mĂȘme Ă la lettre de la RĂšgle bĂ©nĂ©dictine sâaccompagne de mitigations, demandĂ©es par les circonstances et par les besoins de lâĂglise. [âŠ]. Ce qui concerne directement la vie monastique nâest pas substantiellement modifiĂ© depuis Dom GuĂ©ranger ».
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redevint alors un texte législatif et les Déclarations sur la RÚgle remplacÚrent la présentation
thématique des constitutions des abbayes bénédictines de 1837144.
Pour Jacques Copeau comme pour saint Benoßt, Dom Guéranger ou Dom Delatte, le
recours Ă une rĂšgle fixĂ©e par Ă©crit, permet de restreindre la place laissĂ©e Ă lâalĂ©atoire et Ă
lâarbitraire dans ce que Dom Delatte appelle « les conditions fonciĂšres »145 de la
vie communautaire. Dom Delatte explique dans son commentaire que la RĂšgle de saint BenoĂźt
vient légiférer une autorité et organisation de la vie quotidienne qui en constituant le
fondement du monachisme chrĂ©tien forge lâidentitĂ© dâun nouveau type de moine. En obĂ©issant
Ă une RĂšgle, ce dernier est dĂ©livrĂ© dâagir selon son bon-vouloir et son propre arbitre. Il semble
que Jacques Copeau ait pris à son compte un débat casuistique exposé en détail par Dom
Delatte dans son commentaire du premier chapitre de la RÚgle de saint Benoßt sur « Les
diverses espĂšces de moines ». Le contre-modĂšle du moine cĂ©nobitique de saint BenoĂźt â qui
vit dans un monastÚre sous une rÚgle et un abbé - est un moine qui appartient à de petits
groupes indépendants sans rÚgle ni Abbé (les sarabaïtes et les gyrovagues)146. En ce sens,
seule la lecture du commentaire de Dom Delatte nous permet dâinterprĂ©ter ce passage de la
rĂšgle des Copiaus : « NĂ©cessitĂ© dâun rĂšglement gĂ©nĂ©ral. La rĂšgle et lâobservance de la rĂšgle
donnent la libertĂ© ». Jacques Copeau, en posant dâemblĂ©e une rĂšgle dâinspiration monachique
voulut bénéficier des effets de la RÚgle de saint Benoßt, à savoir libérer les membres de la
communautĂ© dâun cheminement solitaire et dâune gestion arbitraire entre individus.
Entrer en religion pour les moines signifie consentir librement Ă vivre selon une rĂšgle
communautaire. DĂšs lâouverture du Vieux-Colombier, le travail artistique fut conditionnĂ© par
lâobservance de rĂšgles de conduite y compris scĂ©niques, la contrainte technique permettant
lâexpressivitĂ© de lâacteur. De la mĂȘme façon, lâintĂ©gration Ă la communautĂ© thĂ©Ăątrale
bourguignonne exigeait pour Jacques Copeau un engagement qui, comme chez le moine,
Ă©manait dâun libre choix (point 4 de la rĂšgle des Copiaus : « Je nâai forcĂ© personne Ă venir
ici »). Le Patron rappela aux Copiaus que leur engagement au sein de la communauté
provenait dâune obĂ©issance rĂ©flĂ©chie ou une soumission librement consentie. Selon Jacques
144 Louis Soltner, « CongrĂ©gation de Solesmes », Le Guide pour lâhistoire des ordres et des congrĂ©gations religieuses, dirigĂ© par Daniel-Odon Hurel, Turnhout, Belgique, Brepols, 2001, p. 58. 145 Dom Delatte, Commentaire sur la RĂšgle de saint BenoĂźt, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1913, p. 32. 146 Ibidem, p. 31. Saint BenoĂźt Ă©tablit une diffĂ©rence entre les moines sarabaĂŻtes qui vivent par deux ou trois, ou seuls dans leur propre bergerie, et les moines gyrovagues qui sont errants et esclaves de leur volontĂ© propre. chapitre 2, verset 6 Ă 13.
49
Copeau, lâacteur de sa communautĂ©, pareillement au moine se devait dâĂȘtre responsable, câest-
Ă -dire dâactualiser des dispositions intĂ©rieures pour reprendre les termes de la psychologie147.
Jacques Copeau alla jusquâĂ soumettre (au point 3) la valeur des membres de sa
communautĂ© Ă ce quâil appela « certains principes et une certaine moralitĂ© ». Il ne sâagit pas
seulement de la moralitĂ© de lâAppel du Vieux-Colombier de 1913 qui combattait les
thĂ©matiques et les mĆurs du thĂ©Ăątre de boulevard. Ces principes et cette moralitĂ©-ci revĂȘtaient
un sens caché que la mise en perspective des notes de Jacques Copeau avec le commentaire
de Dom Delatte éclaire. Henri Massis encourage une telle exégÚse quand il écrit dans son
ouvrage De lâhomme Ă Dieu que le rĂȘve de Copeau Ă©tait de fonder un ordre sur le modĂšle
bénédictin148. Tout un champ lexical se glisse dans les notes de Jacques Copeau, notamment
au point 5 qui reprend les fondamentaux bĂ©nĂ©dictins dans lâordre oĂč ils sont Ă©noncĂ©s dans la
RĂšgle de saint BenoĂźt : la fraternitĂ© et la bonne humeur du moine, le rĂŽle majeur de lâabbĂ©
(abbĂ©, le pĂšre) et lâobĂ©issance quâon lui doit, le renoncement Ă soi en vertu de ce que Jacques
Copeau appelle lui « cette chose » placĂ©e « au-dessus de soi » quâil ne dĂ©finit pas. « Cette
chose » désigne-t-elle le projet artistique des Copiaus, la Comédie Nouvelle ? La rÚgle que
Copeau est en train de fixer ? Un au-delĂ qui ne dit pas encore son nom ? Tout cela en mĂȘme
temps ? Les locutions « discipline ecclĂ©siastique », « sâaimer les uns les autres », les termes
de « discipline », « ordre », « charitĂ© » apparaissent dans ce passage, au mĂȘme titre que
« rÚgle » énoncée ainsi pour la premiÚre fois : « Si la rÚgle vous blesse, le dire, demander une
explication ». Ă premiĂšre vue, il y a une erreur syntaxique : lâusage de la subordonnĂ©e
conditionnelle et de lâarticle dĂ©fini « la » (qui se rĂ©fĂšre à « rĂšgle ») suppose que les
destinataires et lâĂ©nonciateur connaissent le rĂ©fĂ©rent. Or, celui-ci nâa encore jamais Ă©tĂ© dĂ©fini,
(du moins pas dans les notes Ă©crites â il se peut que Jacques Copeau lâait expliquĂ© oralement),
ce qui laisse penser que dans son esprit, les termes qui précÚdent « la rÚgle » la désignent :
discipline, ordre, bonté, charité, intelligence, bonne humeur.
147 Selon certaines Ă©tudes en psychologie sociale, lâobtention de lâengagement dâun partenaire nĂ©cessite : « - de le dĂ©clarer libre ; - mettre en relief les consĂ©quences de son acte ; - choisir un acte de coĂ»t Ă©levĂ© (rechercher le coĂ»t maximum de lâacte qui sera acceptĂ©) ; rendre lâacte le plus visible possible (lui donner un caractĂšre public, [âŠ]) » dans Joule Robert-Vincent et Jean-LĂ©on Beauvois, La Soumission librement consentie, Paris, Presses Universitaires de France,1998, 2006, 5Ăš Ă©d. corrigĂ©e, p. 72. Sur les dispositions intĂ©rieures des moines, voir Dom Delatte, op. cit., p. 36. 148 Ă la suite du passage dĂ©jĂ citĂ© : « Un rĂ©formateur, un fondateur dâordre, voilĂ ce que Copeau rĂȘvait dâĂȘtre », Henri Massis, De lâhomme Ă Dieu, Paris, Plon, 1959, p. 200.
50
Un passage du commentaire de Dom Delatte résume bien le sens de la démarche
choisie par Copeau : « lâhomme ne se suffit pas : nous avons besoin dâun appui, et nous le
trouvons dans un milieu social intelligent et aimé. Il nous faut des exemples, des
encouragements, des directions »149. Le milieu des intellectuels catholiques fournit à Jacques
Copeau une rĂšgle, celle de saint BenoĂźt, qui lui servit dâexemple et lâencouragea Ă prendre une
place particuliÚre en tant que fondateur et directeur de communauté.
La rÚgle, le Patron, la communauté
Le premier point de la rÚgle des Copiaus est surchargé émotionnellement (point 1 :
« Je joue la derniÚre chance de ma vie ») à la mesure des enjeux collectifs, et personnels des
membres de la communautĂ©. Jacques Copeau sâarrogea naturellement comme le dĂ©positaire
dâune rĂšgle que la majoritĂ© des Copiaus, jusquâĂ la premiĂšre dissolution de la troupe Ă la mi-
février 1925, prirent trÚs au sérieux, empruntant eux aussi un ton solennel pour parler de lui
comme dâun « MaĂźtre », « Patron », « suzerain » et mĂȘme « dâune sorte de divinitĂ© »150. La
démarche de Copeau ne fut pas sans risque ; il embarqua en Bourgogne, avec quelques 3000
mille francs et des pistes de financement incertaines â sur ce point les sources divergent151 -
tout Ă la fois ses rĂȘves les plus intimes et les trente-cinq personnes qui lui Ă©taient les plus
proches, mĂ©nages, jeunes gens et familles entiĂšres dont la sienne. La mise fut dâune telle
149 Dom Delatte, op. cit., p. 33. 150 On trouve dans le journal de LĂ©on Chancerel plus dâune dizaine de feuillets de notes non datĂ©es mais dont on comprend Ă la lecture quâelles font suite Ă lâĂ©chec de demande de financement vis-Ă -vis des industriels lillois du 24 janvier 1925. Il est question de la dissolution dont Jacques Copeau aurait dâabord parlĂ© Ă LĂ©on Chancerel : « Situation grave. Il ne faut plus se tromper. Comme il lâa dit en sâinstallant Ă Morteuil, le Patron joue la derniĂšre chance de sa vie. [âŠ] Moi aussi sur le bateau oĂč il a engagĂ© les siens, jâai tout engagĂ©. Jâai attendu et mĂ©ritĂ© cet embarquement pendant 5 ans dâĂ©tudes, de fidĂ©litĂ©, dâaffection. Jâai pas mal souffert. JâĂ©tais dâavis conformĂ©ment Ă une parole du Patron quâil fallait ĂȘtre labourĂ© jusquâau cĆur. Câest fait. [âŠ]. Au moment dâun nouveau repli, au lendemain dâun Ă©chec, en vue dâune nouvelle offensive, jâai le devoir de dire toute ma pensĂ©e au chef que je me suis choisis, au suzerain Ă qui jâai fait lâhommage de ma terre et promis dans mon cĆur assistance et obĂ©issance envers qui jâai fait mes preuves de dĂ©vouement et de parfaite affection ». Nous soulignons. Amand Maistre Julien, de son cĂŽtĂ©, Ă©crit dans « Jacques Copeau et lâaventure bourguignonne des Copiaux [sic] », Les Annales, Revue mensuelle des lettres françaises, 66Ăšme annĂ©e, 1959, p. 29 : « Pour moi, Jacques Copeau Ă©tait le âPatronâ, câest-Ă -dire quâil Ă©tait une sorte de divinitĂ© ». 151 Sur le financement de lâaventure bourguignonne, Amand-Villard Gilles et LĂ©on Chancerel tĂ©moignent dâĂ©lĂ©ments qui ne figurent pas dans les notes de Denis Gontard dans son Ă©dition du Journal de bord des Copiaus. Amand-Villard Gilles Ă©crit : « Copeau avait Ă©tĂ© retardĂ© [pour arriver Ă Morteuil]. Nous ne sĂ»mes que plus tard les causes de ce retard. Elles Ă©taient en fait dramatiques. Le mĂ©cĂšne qui avait permis dâassurer notre existence pendant un certains nombres de mois, au chĂąteau de Morteuil, venait de se tuer dans un accident dâautomobile. Il fallait Ă nouveau le temps de chercher de nouveaux moyens financiers. Ces moyens financiers, il les trouva dans sa propre poche », op. cit., p. 32. LĂ©on Chancerel indique dans son Journal personnel que la somme escomptĂ©e de la part des industriels Lillois fut de 300 000 francs, et que le maigre hĂ©ritage dâHĂ©lĂšne Verdier-Copeau, mĂšre de Jacques Copeau dĂ©cĂ©dĂ© le 15 septembre 1925 fut enfoui rapidement dans les dĂ©penses de Morteuil.
51
importance (point 3 de la rĂšgle des Copiaus : « jâai mis tout sur le mĂȘme esquif »152) quâelle
justifiait certainement pour Copeau la conduite egocentrique et la solennité que les notes
restituent. Tout laisse penser par ailleurs que le contexte dâĂ©nonciation donna Ă ces notes la
forme dâun discours dâinvestiture : le Patron sâexprima devant la communautĂ© rĂ©unie au
lendemain de son arrivée à Morteuil, aprÚs avoir quitté en son milieu le divertissement que ses
comĂ©diens avaient prĂ©parĂ© pour lâaccueillir la veille.
Il commença par expliquer les raisons de sa venue à Morteuil :
1. Pourquoi je suis venu ici. Jâai tout abandonnĂ©. Je joue la derniĂšre chance de ma vie. ResponsabilitĂ© qui vous incombe. Perfection du travail et dignitĂ© de la vie. LĂ -dessus aucune concession.
Dans ces notes, la contradiction entre la maniÚre dont il présente son choix personnel et la
façon dont il interpelle les individus quâil avait rĂ©unis (je / vous) a toute lâapparence dâune
injonction autoritaire. Il les responsabilise de lâĂ©ventuel rĂ©ussite ou Ă©chec de son projet.
Jacques Copeau instaura entre les membres de la communautĂ© et lui-mĂȘme un rapport
dâobĂ©issance (lâobĂ©issance est selon Dom Delatte, lâincarnation de lâhumilitĂ©) et de
soumission (« vous ĂȘtes soumis Ă certains principes et Ă une certaine moralitĂ© ») pour rĂ©aliser
un projet polyvalent dont il nâavait exprimĂ© Ă son entourage que les intentions pĂ©dagogiques
et artistiques. Tout en remarquant la rigueur et la sévérité du Patron, les acteurs prirent pour
de simples directives ce qui Ă©tait pour Copeau lâexpression dâun projet utopique dont il ne
mesurait peut-ĂȘtre pas lui-mĂȘme toute la portĂ©e au moment de sa fondation. Le regard
rĂ©trospectif quâil livre dans les Souvenirs du Vieux-Colombier en 1931 - « [âŠ] ce qui mâĂ©chut
câĂ©tait la direction dâune abbaye sans bĂ©nĂ©fice ni provende, sans abbĂ©, ni Dieu »153 - peut ĂȘtre
interprété en ce sens. Le malentendu initial entre Copeau et les acteurs a aussi été souligné par
Jean Dasté quand en mars 1992, il tient là encore des propos similaires à ceux de 1929,
152 Le terme « dâesquif » file la mĂ©taphore du bateau de LĂ©on Chancerel citĂ©e supra, et de lâarche de NoĂ© quâĂ©voqua Jacques Copeau dans son rĂ©cit de lâhistoire des Copiaus le 15 janvier 1932 (voir notre introduction). Voir Ă ce sujet Guy Freixe, « Jacques Copeau et les Copiaus : une communautĂ© pour renaĂźtre » dans CrĂ©er ensemble, Points de vue sur les communautĂ©s artistiques, fin XIXe-XXe siĂšcles, Montpellier, LâEntretemps, Ă paraĂźtre en 2013 : « Copeau se projette en NoĂ©ïżœ le pur, le juste, le patriarche, lâĂ©lu de Dieu. NoĂ©ïżœ quâil jouera dâailleurs lui-mĂȘme, sous le masque, dans un des spectacles des Copiaus ». Guy Freixe ajoute dans la note : « La CĂ©lĂ©bration du Vin, spectacle des Copiaus jouĂ© Ă Nuits-Saint-Georges en 1925, dans lequel Copeau jouait NoĂ©ïżœ avec un masque rĂ©alisĂ© par Jean DastĂ©ïżœ. NoĂ©ïżœ fut aussi le premier spectacle de la Compagnie des Quinze, dirigĂ©e par Michel Saint-Denis, qui viendra continuer en 1931 lâaventure des Copiaus. ». 153 Jacques Copeau, Souvenirs du Vieux-Colombier, op. cit., p. 107.
52
expliquant que « les ĂȘtres qui composaient lâĂ©quipe Ă©taient trop diffĂ©rents de nature, de
formation, et nây Ă©taient pas prĂ©parĂ©s, ni Jacques Copeau Ă les entraĂźner et Ă commander un
bateau lancé sur une mer inconnue »154.
Lâexpression dâune autoritĂ© dont lâabsolutisme peut paraĂźtre dĂ©calĂ© dans le contexte
dâune simple dĂ©marche artistique renvoie directement aux passages du commentaire de Dom
Delatte sur le rĂŽle de lâabbĂ© : « Pour que notre vie soit vraiment cĂ©nobitique et conventuelle,
et ne consiste pas dans la simple juxtaposition dâhommes rĂ©unis sous le mĂȘme toit, avec la
devise de Thelem : âfais ce que voudrasâ, elle doit ĂȘtre dĂ©terminĂ©e par une rĂšgle ; mais la rĂšgle
elle-mĂȘme serait insuffisante et inefficace sans lâintervention dâune autoritĂ© vivante. Nulle
sociĂ©tĂ© nâĂ©chappe Ă cette nĂ©cessitĂ© dâavoir un maĂźtre »155. Selon Dom Delatte, le pouvoir
dâinspiration divine de lâabbĂ© est quasi absolu. Celui que les moines surnommaient « le
colonel Delatte » alla mĂȘme jusquâĂ dĂ©courager Jori-Karl Huysmans de rentrer dans les ordres
Ă Solesmes156. LâautoritĂ© morale du PĂšre des Copiaus, quây compris ses proches appelaient le
Patron, dicta dĂšs les premiers mots de sa rĂšgle, un ordre capable de diriger et de rassembler
des hommes et des femmes autour dâun mĂȘme objectif, « cette chose paradoxale » que
mentionnent ses notes (point 2).
Jacques Copeau sâinstitua comme lâintermĂ©diaire entre les membres de sa
communautĂ© et un projet visionnaire, qui resta â nous lâavons vu â relativement indĂ©fini dans
ses notes. Il lâĂ©crivit dâemblĂ©e : il attendait de ceux et celles quâil appela ses « disciples »
quâils reconnurent « [sa] loi » (point 4). Jacques Copeau sâĂ©rigea davantage comme le
fondateur dâun ordre que comme simple responsable dâun groupe157. Le Patron Ă©crit au point
cinq : « Avoir confiance en quelquâun [lui-mĂȘme] plus quâen personne », alors mĂȘme que
154 TĂ©moignage de Jean DastĂ© du 12 mars 1992, citĂ© dans Registres VI, LâĂcole du Vieux-Colombier, Paris, Gallimard, 2000, p. 417. Les conditions dâĂ©nonciation de ce tĂ©moignage ne sont pas prĂ©sentĂ©es. Notons lâusage rĂ©pĂ©titif de la mĂ©taphore du bateau. 155 Dom Delatte, op. cit., p. 40. Dans lâentretien que nous a accordĂ© Denis Gontard du 18 mai 2012, il Ă©voque justement, a contrario dâune abbaye bĂ©nĂ©dictine, lâAbbaye de Thelem pour dĂ©crire la vie quotidienne des Copiaus. Sur le rĂŽle de lâAbbĂ©, voir le chapitre 2 du Commentaire de la RĂšgle de saint BenoĂźt de Dom Delatte : « Ce que doit ĂȘtre lâAbbĂ© », op. cit., p. 40. 156 Voir Claude Bergeron, « Pour un art chrĂ©tien ou bĂ©nĂ©dictin », LâAbbaye de saint-benoĂźt-du-lac et ses bĂątisseurs, p. 113. C. Bergeron renvoie Ă Robert Baldick, La vie de J. H. Huysmans, Paris, DenoĂ«l, 1958, p. 288. 157 Denis Gontard Ă©crit Ă ce sujet dans Le Journal de bord des Copiaus, op. cit., note 28, p. 166 : « Ici encore le ton employĂ© par Copeau est plus proche de celui dâun directeur de conscience que de celui dâun chef de troupe. On pourrait sây laisser prendre et reprocher Ă Copeau de vouloir transformer son Ă©cole de comĂ©diens en sĂ©minaire, si lâon oubliait que les recommandations adressĂ©es au groupe de Bourgogne ont toujours Ă©tĂ© prĂ©sentes Ă lâesprit du rĂ©novateur de la mise en scĂšne française [âŠ] ».
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Dom Delatte commente : « Montrer ce que doit ĂȘtre celui-ci (lâabbĂ©), câest donc en mĂȘme
temps dessiner par avance la physionomie de la société monastique »158. La rÚgle monastique,
impersonnelle parce que calquée sur le modÚle de la loi évangélique, est incarnée par
lâautoritĂ© de la personne responsable de la communautĂ©. La communautĂ© obĂ©it au prieur ou Ă
lâabbesse non pas en tant quâindividu mais en tant que reprĂ©sentant sur terre de lâautoritĂ©
divine.
Dans la RĂšgle de saint BenoĂźt, le chapitre 5 consacrĂ© Ă lâobĂ©issance explique quâobĂ©ir
au supĂ©rieur, câest obĂ©ir Ă Dieu qui a dit lui-mĂȘme en effet : « qui vous Ă©coute mâĂ©coute »159.
De la mĂȘme façon, Copeau se voulait ĂȘtre le mĂ©diateur entre ses acteurs et une Ćuvre qui les
transcende. Suzanne Bing, dans cette configuration oĂč se relaye lâautoritĂ©, occupa une place
particuliĂšre. Câest elle qui en rĂ©cupĂ©rant les notes de la RĂšgle consigna le tĂ©moignage du
Patron pour la postérité. En plus de la rédaction du Journal, elle était responsable de la
formation des jeunes acteurs, tel un maĂźtre des novices, moine expĂ©rimentĂ© qui les prĂ©pare Ă
la prise de vĆux dĂ©finitive. Elle seconda par ailleurs Copeau aussi bien dans lâorganisation de
la communautĂ© que lors des lectures (souvent consacrĂ©es, nous lâavons dit, Ă des textes
dâĂ©crivains convertis) qui en fin de journĂ©e rĂ©unissaient lâensemble de la communautĂ©160.
Outre Suzanne Bing, la dĂ©lĂ©gation de lâautoritĂ© se fit auprĂšs des membres de la famille de
Jacques Copeau. En les dirigeant et en leur assignant dâemblĂ©e des rĂŽles de professeur,
gestionnaire, secrétaire de la communauté, Jacques Copeau prolongeait une autorité dite
naturelle, dâoncle, de beau-pĂšre, et de pĂšre.
158 Dom Delatte, Commentaire de la RĂšgle de saint BenoĂźt, chapitre 2, « Ce que doit ĂȘtre lâAbbĂ© », op. cit., p. 40. 159 RĂšgle de saint BenoĂźt, chapitre 5 « De lâobĂ©issance », verset 6. La fille de Jacques Copeau, Edwige entra au couvent des bĂ©nĂ©dictines missionnaires de Vanves le 4 novembre 1930 avant de faire sa profession de foi le 1er juillet 1932. Elle y rĂ©digea un commentaire de la RĂšgle de saint BenoĂźt dont voici un extrait : « La premiĂšre [rĂšgle] est le dĂ©sir de se conformer par la mĂ©diation de lâAbbĂ©, le plus parfaitement possible au dessein de Dieu sur lui : la volontĂ© de se laisser former et enseigner par celui qui a lâexpĂ©rience des voies de Dieu ; la volontĂ© dâĂ©couter dans la bouche de lâAbbĂ© la parole du Christ, qui a dit âqui vous Ă©coute, mâĂ©couteâ ». Archives municipales de Beaune, Fonds Copeau-DastĂ©, 63Z169. Papiers et objets religieux dâEdwige Copeau devenue SĆur François (annĂ©e 1920-1975). Edwige Copeau, dite Edi, reçut lâhabit de saint BenoĂźt et le nom de sĆur François, le 24 juin 1934. 160 Jacques Copeau dans une lettre du 26 fĂ©vrier 1924 Ă©crit Ă Suzanne Bing dĂ©jĂ installĂ© Ă Morteuil : « Je te remets une petite note sur lâhygiĂšne qui mâa Ă©tĂ© fournie par un docteur de lâInstitut Pasteur. Passe-la Ă ChenneviĂšre ».
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Lâorganisation familiale des Copiaus : privilĂšges et hostilitĂ©
Il nous semble important de nous arrĂȘter relativement en dĂ©tail sur le rĂŽle qui a Ă©tĂ©
confié à chacun des membres de la famille de Jacques Copeau ainsi que de porter à la
connaissance des lecteurs leurs témoignages rétrospectifs. Ceux-ci montrent à quel point la
conception quâavait le Patron de la communautĂ© et lâautoritĂ© de patriarche quâil exerça sur sa
famille sont intimement imbriquĂ©es. AprĂšs avoir parlĂ© dâaprĂšs les notes que nous avons
appelées la rÚgle des Copiaus, il est indiqué dans Le Journal de bord :
[Jacques Copeau] rĂ©partit ensuite les services, par corvĂ©es Ă tour de rĂŽle ou par fonctions. Michel pour lâordre gĂ©nĂ©ral. MaiĂšne pour le groupe des ElĂšves, seront les intermĂ©diaires auprĂšs du Patron si on avait scrupule Ă le dĂ©ranger pour une question dâordre courant. [âŠ] Les nouveaux : Decroux, Marguerite, AndrĂ© ChenneviĂšre, travaillent avec Mme Bing la diction et les exercices dramatiques161.
Câest Michel Saint-Denis, le neveu du Patron, prĂ©cĂ©demment secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du
ThĂ©Ăątre du Vieux-Colombier, qui dâaprĂšs Marie-HĂ©lĂšne DastĂ© rĂ©digeait les billets de service
plein de remontrances vis-à -vis de la communauté au sujet des comportements fautifs et des
directives Ă suivre dans les moindres tĂąches du quotidien162. Il se fit aussi porte-parole Ă©tant
chargé de transmettre aux Copiaus le 18 février 1925, seulement cinq mois aprÚs leur
installation, la nouvelle de la dissolution du groupe de Morteuil faute de fonds nécessaires à la
vie de la communautĂ©. Jacques Copeau lui Ă©crivit Ă cette occasion : « câest une pĂ©nible tĂąche
que je te donne lĂ , mon cher petit. Remplis-la pour le mieux comme sâil nây avait plus de chef
et que tu doives prendre sa place »163. Câest encore lui qui Ă la date du 1er mars 1925 supplanta
provisoirement Jacques Copeau en prenant la direction de la nouvelle troupe dont Jean Villard
et Auguste Boverio eurent pourtant lâinitiative.
Quant à MaiÚne, Marie-HélÚne Copeau puis Dasté, Jacques Copeau écrivit à son sujet
dans une lettre quâil adressa au PĂšre de Jean DastĂ© :
161 Journal des Copiaus, op. cit., p 46-47. 162 Voir la note 46 de Denis Gontard, p. 170 in Le Journal de bord des Copiaus, op. cit. 163 Journal des Copiaus, op. cit., p 64.
55
Jâai pour ma fille aĂźnĂ©e un sentiment particulier, qui dĂ©passe un peu le sentiment paternel. Elle a Ă©tĂ© dĂšs son plus jeune Ăąge ma petite compagne et mon Ă©lĂšve. Je lui ai tout appris. Elle est devenue de trĂšs bonne heure, Ă un Ăąge oĂč les enfants ne pensent guĂšre quâĂ leur amusement, ma collaboratrice. Toute son Ă©ducation sâest faite par le travail au contact de la vraie vie. Elle nâa jamais vu autour dâelle que le travail et lâhonneur du travail.164
Le savoir-faire de MaiÚne était prisé et il eut été impensable que la jeune fille de vingt-trois
ans se rebiffe contre son pÚre. Jacques Copeau menaça les Copiaus de « reprendre » sa fille en
butin si ces derniers persistaient à lui refuser la direction de la troupe qui commençait à jouir
dâun petit succĂšs dans la campagne bourguignonne165.
Suzanne Saint-Denis devenue Suzanne Maistre, niĂšce de Copeau, secrĂ©taire de lâEcole
du Vieux-Colombier fut elle aussi mise Ă contribution, au mĂȘme titre que les deux plus jeunes
enfants du couple Jacques Copeau-AgnĂšs Thomsen, Pascal et Edi, qui tour Ă tour inventĂšrent
des personnages, jouÚrent, remplacÚrent au pied levé ceux qui quittaient la communauté,
confectionnÚrent décors, affiches et programmes166. La communauté adoptait un
fonctionnement endogame, les Ă©lĂšves en Ă©pousĂšrent dâautres167. La plupart des historiens tout
en mentionnant lâĂ©troite collaboration de la famille de Jacques Copeau Ă ses activitĂ©s, ont
ignorĂ© le mode quasi-clanique des Copiaus pourtant signalĂ© par les intĂ©ressĂ©s eux-mĂȘmes.
Câest ce que laisse paraĂźtre une lettre de Jacques Copeau Ă sa fille Marie-HĂ©lĂšne DastĂ© du 6
juin 1932 :
Tu nous as reprochĂ© cet esprit de caste ou de clan intolĂ©rable disais-tu Ă ceux qui nâen sont pas. Je le reconnais dans une assez forte mesure. Mais ce reproche ne vient pas profondĂ©ment de toi. Il tâa Ă©tĂ© soufflĂ©. Ceux qui trouvaient intolĂ©rable cet esprit, ils en Ă©taient surtout jaloux.168
164 Jacques Copeau, Lettre au PĂšre DastĂ© du 18 avril 1927 avant le mariage de MaiĂšne et Jean DastĂ©, cĂ©lĂ©brĂ© Ă Pernand-Vergelesses le 3 janvier 1928. Voir en conclusion ce que Jacques Copeau Ă©crivit Ă Louis Jouvet sur « le don de leur enfant au thĂ©Ăątre ». 165 Jean Villard-Gilles, Mon demi-siĂšcle, Lausanne, France, Payot, 1953, p. 117-118. Ăgalement citĂ© par Guy Freixe, « Jacques Copeau et les Copiaus : une communautĂ© pour renaĂźtre », op. cit, Ă paraĂźtre 2013. 166 On trouve dans la lettre du 6 juillet 1924 dĂ©jĂ citĂ©e dâEdwige Copeau Ă Sabine Schlumberger un tĂ©moignage sur les projets de son pĂšre avant son dĂ©part pour la Bourgogne : « [âŠ] un jour que je cherchais un livre pour mon travail dans la bibliothĂšque de papa, jâai ouvert un livre, et sur une feuille, il y avait le nom des personnages et en face de lâun dâeux, il y avait le mien. Câest tout de mĂȘme dur de quitter toutes mes grandes espĂ©rances en lâavenir. Jâavais tant de projets, sais-tu, tant de projets. Je sens bien que je nâai aucune aptitude pour cela. Que veux-tu que je fasse, câest terrible dâengager ma vie dans quelque chose qui me dĂ©plaĂźt. Câest terrible de gĂącher presque ma vie comme cela froidement », Archives municipales de Beaune, 63Z166, Lettres dâEdwige Copeau adressĂ©es Ă son entourage amical (1920-1981). 167 Voir Ă ce sujet Marc Sorlot, Jacques Copeau : Ă la recherche du thĂ©Ăątre perdu, Paris, Auzas Ă©d.-Imago, DL 2011, note 9, p. 164, qui se rapporte Ă la page 155 : « Michel Saint-Denis se marie le 17 juillet 1923 avec Marie Ostroga, dite Miko, qui avait Ă©tĂ© âinstitutriceâ auprĂšs des enfants Copeau. Quatre plus tard, Suzanne Saint-Denis Ă©pouse Amand Maistre, un Ă©lĂšve de lâĂ©cole du Vieux-Colombier ». 168 Archives municipales de Beaune. Fonds Copeau. 63Z28.
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Les membres de la famille de Jacques Copeau furent les seuls Ă rĂ©sister Ă lâautoritĂ©
versatile dâun Patron, qui, sâil savait insuffler une vitalitĂ© crĂ©atrice Ă ses comĂ©diens,
sâaccaparait un travail pour le remodeler de fond en comble, ou encore dĂ©laissait les fonctions
quâil avait reprises avec force, laissant les Copiaus dans un grand embarras. Les membres de
la famille de Jacques Copeau furent exposés en premiÚre ligne aux compromis et aux conflits
qui ni explicitĂ©s ni rĂ©glĂ©s collectivement, firent lâobjet de toute une correspondance avec
certains des hommes de la communauté, notamment avec Jean Dasté ou Michel Saint-Denis.
Il est possible que la vie des Copiaus ait Ă©tĂ© prolongĂ©e du fait quâil Ă©tait difficile Ă
cette jeune gĂ©nĂ©ration dâenfants, niĂšce, neveu, gendre, de rompre brutalement avec leur
patriarche, quels quâaient Ă©tĂ© les malentendus et difficultĂ©s dâentente. Une sĂ©rie de lettres
inédites, celles de Michel Saint-Denis au Patron ou de Jacques Copeau à sa fille, rendent
compte de la persévérance de la troupe dans une ambiance que Michel Saint-Denis a pu
qualifier de « malsaine » ou Léon Chancerel, parfois amer vis-à -vis de Jacques Copeau, de
« corrosive ». Dans la lettre déjà citée du 6 juin 1932, Jacques Copeau reproche à MaiÚne
dâabandonner son pĂšre depuis la dissolution dĂ©finitive de lâaventure bourguignonne en mai
1929, son pÚre, le seul « auprÚs de [qui], [elle développerait] pleinement [ses] qualités qui
[lui] appartiennent en propre et [devraient faire dâelle] un ĂȘtre exceptionnel dans [son] art ».
Jacques Copeau poursuit :
Si Jean [DastĂ©] nâĂ©tait auprĂšs de moi, poursuit-il, je serai complĂštement seul, aprĂšs vingt ans de travail, aprĂšs avoir donnĂ© Ă plusieurs gĂ©nĂ©rations leur nourriture, leurs directives, leurs instruments de travail⊠Ma chĂ©rie, je crois pouvoir dire que jâaccepterais ce dĂ©laissement si je te savais heureuse.
Jean Dasté, époux de MaiÚne et pÚre de la petite Catherine, occupa lui aussi une place
particuliĂšre. Il Ă©tait catholique et disait prier ardemment pour le Patron alors que MaiĂšne
« nâest pas catholique, et quels mĂ©nagements il faut pour lây amener »169.
Quant Ă Michel Saint-Denis, il nâhĂ©site en janvier 1928, aprĂšs une longue conversation oĂč il
se sentit « réduit au silence » à écrire à Jacques Copeau une lettre de neuf pages qui fait le
point sur plusieurs Ă©vĂ©nements. La difficultĂ© quâeurent les Copiaus Ă avoir des discussions
sincĂšres avec Jacques Copeau les encouragea Ă sâadresser Ă lui par Ă©crit. Michel Saint-Denis
Ă©crivait donc Ă son oncle le 22 janvier 1928 :
169 Lettre de Jean Dasté à Jacques Copeau, 10 novembre 1929.
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[âŠ] [feuillet n°1] Tu mâas dit rĂ©cemment : âJe mâaperçois de plus en plus quâil nây a pas coĂŻncidence entre ma façon dâenvisager notre dĂ©veloppement et la vĂŽtreâ. Je crois que tu as raison. Il faut que nous nous expliquions lĂ -dessus. Ayant travaillĂ© ensemble, dans notre groupe, depuis un an et demi, nous sentons assez fortement quelles nĂ©cessitĂ©s sâimposent Ă nous pour pouvoir te les exposer. Laisse-moi le faire aussi largement que possible. [feuillet n°2] il est tout Ă fait impossible que nous travaillions ensemble. [âŠ] Tu tâadresses Ă nous, non comme Ă des compagnons, mais comme Ă des Ă©lĂšves. Ce Ă quoi tu penses, câest Ă nous instruire mais non Ă partager avec nous le travail de crĂ©ation. Chaque fois quâil sâagit de crĂ©er, tu te retires dans la solitude : nous avons commencĂ© Ă inventer ensemble ce qui est devenu LâIllusion et puis tu nâen as plus parlĂ© : les parties que tu pensais primitivement laisser Ă lâinvention de la troupe se sont trouvĂ©es rĂ©duites Ă rien. [feuillet n°5] Si tu veux bien admettre notre existence en tant que groupe, tout de suite la santĂ© rĂ©apparaĂźtra dans nos relations. Nous voudrions que tu aies le souci de tâentendre avec nous sur tous les sujets qui nous concernent, que tu ne disposes pas de nous sans nous. Câest un besoin que nous ressentons vivement : il est de notre Ăąge, il est naturel. Ce qui domine tout, câest la nĂ©cessitĂ© oĂč nous serons dans un dĂ©lai de deux ans maximum de gagner notre vie pour nous-mĂȘmes en exerçant notre mĂ©tier ; Ă cet Ă©gard, notre impatience est plus grande que tu ne peux lâimaginer. Tu nous juges trop impatients. Nous vivons de la façon la plus malsaine pour des jeunes gens qui commencent Ă ĂȘtre des hommes : la plupart du temps, câest toi qui gagnes notre vie. Nous ne pouvons plus lâaccepter. Nous avons hĂąte sans rien bousculer ni compromettre, de faire nos preuves dans notre mĂ©tier pour gagner nous-mĂȘmes notre vie. VoilĂ ce qui lĂ©gitime notre impatience principalement.170
Si Jacques Copeau souligna la difficulté à subvenir aux besoins de la communauté
dont il reprit la direction dĂšs juin 1925, sâil fut obligĂ© pour cela de quitter sa solitude et son
travail personnel pour multiplier les lectures rĂ©munĂ©ratrices en province et Ă lâĂ©tranger, il ne
consentit pas pour autant Ă laisser Ă son jeune groupe lâusage de lâappellation Copiaus qui leur
aurait permis dâĂȘtre accrĂ©ditĂ©s auprĂšs du public et autonomes financiĂšrement. Une bonne
partie des Ă©changes soulĂšvent lâĂ©quivoque Copeau/ Copiaus ainsi que le pouvoir symbolique
autour des passe-droits et des privilĂšges que sâarrogeait Jacques Copeau. On trouve sur une
feuille volante datĂ©e dâoctobre 1959, insĂ©rĂ©e dans le Journal que LĂ©on Chancerel tenait
pendant la pĂ©riode des Copiaus : « ce qui a tout gĂąchĂ© â je le vois clairement aujourdâhui â ce
sont les ambitions de la famille [âŠ] »171.
Selon Dom Delatte, la vie monastique a la physionomie dâune Ă©cole, dâun atelier, et
surtout celle dâune famille sous la protection dâun PĂšre (abbĂ©). La communautĂ© des Copiaus
170 Fonds Michel Saint-Denis, BnF Arts du spectacle, Lettres de Michel Saint-Denis Ă Jacques Copeau 1928, 4°-COL-83/107. 171 Journal personnel de LĂ©on Chancerel, SociĂ©tĂ© dâHistoire du ThĂ©Ăątre, non cotĂ©.
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reposait concrÚtement sur ces trois composantes qui conférÚrent à Jacques Copeau une
posture ambigĂŒe. Dâune part, il prĂŽna une Ă©galitĂ© de traitement et une modĂ©ration des
sentiments des acteurs les uns vis-Ă -vis des autres, dâautre part, il accorda une place
alternativement privilĂ©giĂ©e et hostile aux membres dâune famille seule capable de supporter sa
contrariété. Jean Villard Gilles écrit au sujet de sa famille et de la conversion : « Cette
conversion augmentait encore ses tourments. Il avait parfois quelque chose de démoniaque,
comme si ayant besoin du drame et ne pouvant le produire en dehors, il lui avait donné sa
propre chair avec ses intimes en pùture »172. Les expériences psychique et affective profondes,
propre aux groupes restreints, devinrent chez les Copiaus un phĂ©nomĂšne dâautant plus crucial
que la famille de Jacques Copeau forma le cĆur de la communautĂ©.
De lâobĂ©issance et du travail manuel quotidien dans la communautĂ© des Copiaus
Certains passages du commentaire de la RĂšgle de saint BenoĂźt font apparaĂźtre la
dimension thĂ©ologique de lâobĂ©issance que Jacques Copeau tĂącha Ă©galement de convoquer.
Celle-ci revĂȘt un sens ontologique que la connotation contemporaine dâobĂ©issance comme
soumission ne peut résumer à elle-seule. Obéir est emprunté au début du XIIe siÚcle au latin
oboedire qui signifie prĂȘter « lâoreille à » puis « ĂȘtre soumis à »173. LâobĂ©issance biblique se
comprend avant tout comme une écoute, shema en hébreu signifiant à la fois écouter et obéir.
Jacques Copeau Ă©tait lui-mĂȘme dans un rapport dâobĂ©issance spirituelle aux catholiques qui
lâaccompagnĂšrent dans sa conversion : Paul Claudel quâil admirait profondĂ©ment, Isabelle
RiviÚre et Henri Ghéon. Les différentes étapes que traversa Jacques Copeau dans « son
chemin de foi » guidĂ© par le PĂšre Genestout de lâAbbaye de Solesmes, crĂ©Ăšrent une exigence
vis-Ă -vis de lui-mĂȘme qui retentit sur sa propre communautĂ©174. Câest sans doute cette
nouvelle disposition auprĂšs de son confesseur qui rendit lĂ©gitime Ă ses yeux celle quâil
attendait de ses acteurs et des membres de sa famille.
172 CitĂ© par ClĂ©ment Borgal, op. cit., p. 237. 173 Dictionnaire historique de la langue française. 174 Voir la correspondance du PĂšre Augustin Genestout Ă Jacques Copeau de 1926 Ă 1934, conservĂ©e Ă la BnF, Fonds Copeau 4-COL-1, documents non cotĂ©s. Extrait dâune lettre de Solesmes, du 14 aoĂ»t 1926 : « [âŠ] Efforcez-vous donc dâatteindre Dieu directement dans la charitĂ© [âŠ]. Et surtout, ne vous dĂ©couragez pas dans cet effort, nây soyez pas craintif, mais hardi, ne vous jugez pas indigne d'aimer Dieu, ne vous lassez pas de remonter la pente oĂč vos dĂ©faillances dans cet effort, si ardu Ă la nature, vous font, plus ou moins souvent, reculer ». Signalons que, selon Patrick Hala, moine archiviste de lâAbbaye de Solesmes, les lettres de Jacques Copeau au PĂšre Genestout furent brĂ»lĂ©es afin de respecter le secret confessionnel.
59
Quant Ă la trace dâune influence monastique sur le rĂšglement de lâorganisation de la
vie quotidienne des Copiaus, le témoignage de Claude VarÚse, fille de Suzanne Bing,
adolescente du temps des Copiaus, qui entra dans lâordre dominicain de BĂ©thanie en 1933,
parle de lui-mĂȘme. Dans une lettre quâelle adressa au Patron en 1934, elle Ă©tablit une
comparaison entre la vie monastique et la vie communautaire des Copiaus :
La vie ici a beaucoup de similitude avec celle de Morteuil. La [sic] matin, la mĂ©ditation de la premiĂšre heure remplace la gymnastique. Je fais d'ailleurs aussi mal lâune que lâautre. Puis les emplois, balayage, nettoyage des planchers et carrelage aussi rebelles qu'Ă Morteuil. Idem pour tout le reste. Je m'aperçois maintenant que vous Ă©tiez un trĂšs bon PĂšre MaĂźtre. Câest sĂ»rement grĂące Ă ce dressage antĂ©rieur que je ne m'habitue pas trop mal aux usages et coutumes de la vie conventuelle bĂ©thanienne. Pour ce qui est de la vie intĂ©rieure, c'est une autre affaire175.
La conduite de la vie de Morteuil que dans une autre lettre Ă Jacques Copeau depuis
son monastÚre de Bethanie, Claude VarÚse appelle son « noviciat » de Morteuil Pernand176
était organisée autour de différents moments de travail, intellectuel, manuel et créatif dans une
topographie dont chacun des espaces, atelier, réfectoire, cuisine, était ritualisé. Jacques
Copeau incitait les Copiaus, comme le font les moines, Ă estimer la valeur du travail bien fait
et soigné jusque dans les détails pratiques : de la qualité et de la discrétion du travail découle
la dignitĂ©. Câest ainsi que lâon peut comprendre les quelques uns des nombreux rappels Ă
lâordre, qui, signĂ©s de la main de Jacques Copeau, furent (nous lâavons dit) rĂ©digĂ©s par Michel
Saint-Denis. Ă la date du dimanche 4 janvier 1925, on peut lire :
Le couvert nâest pas toujours mis avec le soin dĂ©sirable. Hier soir les couteaux Ă©taient oubliĂ©s. On doit reconnaĂźtre un Ă©lĂšve du Vieux-Colombier Ă ceci : quâil fait toujours bien ce quâil fait [âŠ]177.
Tous ces avertissements que Suzanne Bing prit le soin de consigner dans le Journal
pour la postĂ©ritĂ© â rĂ©pondait-elle Ă une directive du Patron ? â nous donnent la mesure de
lâimportance que Jacques Copeau accordait Ă la stricte obĂ©issance. La journĂ©e des Copiaus
175 Lettre de Claude VarĂšse Ă Jacques Copeau du 15 juillet 1934. Fonds Copeau F°-COL-1, BNF-Arts du spectacle. Non cotĂ©. 176 Lettre de Claude VarĂšse Ă Jacques Copeau du 22 juillet 1935 : « Donc, cher Patron, que Saint-Jacques vous protĂšge fort et toujours. Je vous remercie pour les priĂšres que vous faites pour vos anciens enfants. TrĂšs souvent je pense Ă mon temps de ânoviciatâ de Morteuil Pernand. Aux Ăąmes que j'y ai approchĂ©es et au prolongement de tout cela ici. A Dieu, j'ose vous confier ainsi que vos projets et ceux que vous avez ou aurez en main. / Pte Soeur Saint-Pierre ». 177 Journal de bord des Copiaus, op. cit., p. 53.
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était réglée sur un emploi du temps collectif, comme celle du moine est, selon saint Benoßt,
scandĂ©e par « lâĆuvre de Dieu » (Opus Dei), qui rĂ©unit huit fois par jour les membres de la
communautĂ© autour de la liturgie178. Dans le mĂȘme passage du Journal de bord des Copiaus
du 4 janvier 1925, Jacques Copeau insiste sur le respect des horaires communautaires :
Il y a beaucoup trop dâinexactitude dans lâarrivĂ©e au repas. Cela vient de ce que personne ne se prĂ©pare au premier coup de cloche et attend pour cela le second. Il faut quitter son travail ou son occupation au premier coup de cloche, se laver les mains, etc. Tout le monde doit ĂȘtre dans la salle Ă manger et Ă sa place deux minutes au plus aprĂšs le second coup de cloche. [âŠ]179
Au chapitre 5 entiĂšrement consacrĂ© Ă lâobĂ©issance, la RĂšgle de saint BenoĂźt requiert
des moines quâils obĂ©issent au supĂ©rieur comme sâil sâagissait dâun ordre de Dieu. Il leur est
demandé de « délaisser sur le champ toute activité », de « se libérer immédiatement, et
laissant inachevĂ© ce quâils faisaient », « dâexĂ©cuter effectivement lâordre donnĂ© avec la
promptitude de lâobĂ©issance »180. De mĂȘme au chapitre 43, intitulĂ© de ceux qui arrivent en
retard au service de Dieu, on peut lire au verset premier : « Ă lâheure de lâoffice divin, dĂšs
quâon aura entendu le signal, on laissera tout ce quâon avait en main et on accourra en toute
hĂąte ». Suzanne Bing recopia dans le Journal de bord des Copiaus dâautres remontrances que
Jacques Copeau adressa Ă ses acteurs sur lâusage de la bicyclette, lâorganisation de la lessive
ou lâentretien du jardin.
Pour les moines bĂ©nĂ©dictins, la priĂšre sâeffectue aussi dans le travail selon la cĂ©lĂšbre
formule Ora et labora, « priÚre et travail ». Saint Benoßt écrit au chapitre 48 « Du travail
manuel quotidien » : « LâoisivetĂ© est ennemie de lâĂąme, câest pourquoi, Ă certaines heures, les
frĂšres doivent sâoccuper au travail des mains et Ă certaines autres Ă la lecture des choses
divines [lectione divina] [âŠ] »181. Les Copiaus Ă©taient aussi des artisans, ils modelaient leurs
masques, construisaient leurs accessoires et fabriquaient leurs costumes. Depuis les dĂ©buts du 178 Selon lâabbĂ© JĂ©rĂŽme Theisen, spĂ©cialiste de la RĂšgle bĂ©nĂ©dictine, saint BenoĂźt introduisit par rapport Ă ces prĂ©dĂ©cesseurs (Pachomius, Basil, Augustin, Cassien, et un anonyme, auteur de La RĂšgle du MaĂźtre, Regula Magistri), du rythme, de la mesure et de la discrĂ©tion, dans âBenedict, St, Rule ofâ, The Modern Catholic Encyclopedia, Ireland, Gill and Macmillan, 1994, p. 79. 179 Ibid., p. 54. 180 Chapitre 5 de La RĂšgle de saint BenoĂźt, versets 4 Ă 8. Paul Delatte, Commentaire sur la rĂšgle de saint BenoĂźt, France, 1913, p. 94 : « (v. 5) Le Seigneur dit Ă leur sujet : dĂšs quâil mâa entendu, il mâa obĂ©i. (v. 6) De mĂȘme il dit Ă ceux qui enseignent : Celui qui vous Ă©coute mâĂ©coute. (v. 7) De tels moines, dĂ©laissant sur le champ leurs propres affaires et renonçant Ă leur volontĂ© propre, (v. 8) se libĂšrent immĂ©diatement, et laissant inachevĂ© ce qu'ils faisaient, ils exĂ©cutent effectivement l'ordre donnĂ© avec la promptitude de l'obĂ©issance ». Chap. 43 dans Dom Delatte, Ibid., p. 325. 181 Dom Delatte, Ibid., p. 346
61
Vieux-Colombier, Jacques Copeau associa au travail de création artistique un travail manuel
investi dâune valeur pĂ©dagogique. « Si les conditions du lieu ou la pauvretĂ© exigent quâils
sâoccupent par eux-mĂȘmes des rĂ©coltes, quâils ne sâattristent pas. Car câest alors quâils sont
vraiment moine, quand ils vivent du travail de leurs mains, comme nos PĂšres et les
ApÎtres »182.
Dans une certaine autarcie, les comédiens pourvoyaient au matériau et aux instruments
de travail dont ils avaient besoin pour la création des spectacles, tout comme les moines en
faisant vĆu de pauvretĂ©, subviennent Ă leurs besoins. Le point 4 de la rĂšgle des Copiaus
renvoie au vĆu de pauvretĂ© prononcĂ© par les moines. Celui-ci ne se rĂ©fĂšre pas seulement au
refus des biens matĂ©riels â la pauvretĂ© des Copiaus Ă©tait bien rĂ©elle183 â mais aussi Ă une
forme de dĂ©pouillement spirituel tel que lâenvisage saint François dont Jacques Copeau
raconta la vie dans sa piĂšce Le Petit pauvre184. Cela se traduit par une prise de distance vis-Ă -
vis des contingences de la vie, et la possibilité de sacrifier des désirs personnels temporaires
au profit de la rĂ©alisation dâun projet commun.
Sur le tableau de bord des Copiaus figurait le nom du saint du jour. Les fĂȘtes du
calendrier liturgique catholique étaient célébrées tout comme le sont dans les monastÚres les
anniversaires de la prise de vĆux des moines ou des sĆurs. Parmi les Ă©vĂ©nements qui
scandÚrent le temps des Copiaus : les anniversaires, les naissances, les départs et les arrivées
de chacun. Ils Ă©taient fĂȘtĂ©s par des dĂ©corations, des danses, des charades, des processions et
des chansons et fournissaient lâoccasion pour les personnages de la ComĂ©die Nouvelle de faire
de nouvelles propositions vocales, gestuelles ou dramaturgiques. Toute leur inventivité
joyeuse, ce que John Rudlin appelle « le vrai capital de la troupe »185 se dévoilait lors de ces
festivitĂ©s. Les Copiaus Ă©voluĂšrent dans une ambiance gaie et crĂ©ative oĂč la vie des
personnages masquĂ©s se mĂȘlait aux occupations journaliĂšres.
Jacques Copeau fut dĂšs son arrivĂ©e en porte Ă faux avec lâexpansivitĂ© spontanĂ©e de ses
comĂ©diens. Câest de ce « capital de la troupe », pour reprendre lâexpression de John Rudlin,
182 Dom Delatte, Ibid., p. 355. 183 Ă la date du 8 janvier 1925, LĂ©on Chancerel note dans son Journal : « DifficultĂ© nourriture », et quelques lignes plus loin : « confidences de Janvier [chef machiniste, technicien du Vieux-colombier qui suivit Jacques Copeau en Bourgogne]. (âJâai faimâ) » 184 Au sujet du Petit Pauvre de Jacques Copeau, voir la conclusion. 185 John Rudlin, Jacques Copeau, Cambridge University Press, 1986, p. 87.
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que Jacques Copeau se détourna en quittant le divertissement préparé par ses acteurs pour son
arrivée et en leur édictant, dÚs le lendemain, la rÚgle dont il est ici question. Dans un entretien
du 10 octobre 1966 mené par Denis Gontard, Aman Maistre Julien, raconte le décalage entre
les attitudes des Copiaus et les attentes de Jacques Copeau :
Tout de suite, il a senti avec cette extraordinaire sensibilitĂ© qui Ă©tait la sienne, que dĂšs lâorigine, il y avait quelque chose qui nâallait pas car nous Ă©tions restĂ©s encore trop proches du goĂ»t de lâexistence, du goĂ»t du divertissement banal, et quâil eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ©, peut-ĂȘtre, un accueil dans le silence et dans le respect, ou dans une sorte de rite vĂ©ritable, Ă cette manifestation un peu saugrenue Ă laquelle nous nous Ă©tions livrĂ©s.186
Malgré cet écart persistant entre les envies de Jacques Copeau et ceux de ses comédiens,
lâexpĂ©rience des Copiaus dura plusieurs annĂ©es, dâoctobre 1924 Ă mai 1929. Comment les
Copiaus parvinrent-ils Ă supporter « lâautoritarisme » du Patron, dont ils ne furent pas les seuls Ă
faire les frais187 ? Pourquoi ces jeunes gens ne pouvaient-ils se dĂ©faire de lâattachement Ă un
homme pour le moins peu disponible au partage, qui tantĂŽt les abandonner Ă eux-mĂȘmes, tantĂŽt
imposait un programme minuté pour reprendre les choses en main. La réponse fut donnée dans
toute une littĂ©rature sur les activitĂ©s thĂ©Ăątrales de Jacques Copeau. Il nous semble quâelle tient en
deux mots. Jacques Copeau fut un animateur, au sens premier du terme, génial. Valentine
Tessier188, Roberta Brasillach189, Roger Martin du Gard190, tous ceux qui lâont vu Ă lâĆuvre, y
compris ceux qui comme LĂ©on Chancerel191, furent déçu par lui, lâĂ©crivirent et le dirent.
186 Aman Maistre Julien, tĂ©moignage recueilli par Denis Gontard, Le Journal de Bord des Copiaus, op. cit., note 20 p. 164. Il semble aussi que Jacques Copeau avait lâusage de faire succĂ©der Ă la joie et au succĂšs des spectacles que les Copiaus prĂ©paraient sans lui, une dĂ©sapprobation sĂ©vĂšre. Câest ce qui se passe Ă nouveau Ă la date du 5 mars 1928, au lendemain de la premiĂšre de La Danse de la ville et des champs. Voir Le Journal de Bord des Copiaus, op. cit., mars 1928 ainsi que les commentaires de Denis Gontard, La DĂ©centralisation en France, op. cit., p. 81. 187 Voir lâintroduction de Jean Delay Ă la Correspondance entre Jacques Copeau et Roger Martin du Gard, Paris, Gallimard, 1972, p. 37 : « Il nâadmet plus quâon lui rĂ©siste. Il a fini par obtenir du MinistĂšre de la Guerre, non sans mal, que ses comĂ©diens soient dĂ©mobilisĂ©s pour lâaccompagner Ă New York, et il exige que Martin du Gard se joigne Ă la troupe. [âŠ] Ici apparaĂźt le cĂŽtĂ© dictatorial de Copeau, son Ă©gocentrisme, son orgueil, son autoritarisme qui sont lâenvers de ses admirables qualitĂ©s de chef. ». 188 Valentine Tessier, Daniel Lecourtois, « Les premiĂšres du Vieux-Colombier », Les Annales, Revue mensuelle des lettres françaises, janvier 1951, 58Ăšme annĂ©e, nouvelle sĂ©rie, n°3, pp. 28-36. 189 Robert Brasillach, Animateurs de thĂ©Ăątre, Baty, Copeau, Dullin, les PitoĂ«ff, prĂ©face de Chantal Meyer-Plantureux, Paris, Ă©d. Complexes, coll. « Le ThĂ©Ăątre en question », 2003, premiĂšre Ă©dition 1936. 190 Dans lâintroduction de Jean Delay Jacques Copeau et Roger Martin du Gard, Correspondance, op. cit., p. 24. 191 « Certes ! M. Copeau est un grand metteur en scĂšne. Je ne connais pas de maĂźtres du plateau parmi, parmi les plus renommĂ©s, sachant Ă ce point dĂ©gager et communiquer Ă lâacteur la vie, le sens, le rythme, lâarabesque, la couleur dâune scĂšne ou dâun personnage, animer, sans tricherie, un grand texte, sauver un texte mĂ©diocre. Son pouvoir sur lâacteur est considĂ©rable. De lui on pourrait Ă©crire : âIl ferait jouer la comĂ©die Ă des fagotsâ ». LĂ©on Chancerel, « RĂ©novation dramatique en profondeur, sous le signe des deux colombes 1913-1935 », Ătudes, Revue catholique dâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, revue fondĂ©e en 1856 par des pĂšres de la Compagnie de JĂ©sus, 5 juillet 1935, tome 224, p. 634-647.
63
La Compagnie des Quinze pris le pas sur lâaventure des Copiaus. Parmi les rejetons, il faut
aussi compter les ComĂ©diens Routiers, la ComĂ©die de Saint-Ătienne, lâOld Vic Theatre Centre de
Londres, et toutes les filiations de ces descendances-ci. Le 28 avril 1953 sur les ondes de la Radio
TĂ©lĂ©vision Française, on pouvait Ă©couter, dans un programme dâĂ©missions consacrĂ©es à « Jacques
Copeau, le thĂ©Ăątre et lâĂ©cole du Vieux-Colombier » :
LĂ©on Chancerel, SĂ©bastien le secrĂ©taire : Et je crois que malgrĂ© bien des dĂ©boires et des souffrances et des moments de dĂ©sespoirs et des rĂ©actions violentes et parfois mĂȘlĂ©es dâinjustice, je ne crois pas, non, quâaucun de ceux qui eurent lâhonneur dâĂȘtre choisis par Copeau pour participer Ă cette tragique, folle et noble aventure, nâa regrettĂ© de lâavoir fait⊠Lucienne LĂ©tondal, la jeune comĂ©dienne : Et si câĂ©tait Ă refaire ? LĂ©on Chancerel, SĂ©bastien le secrĂ©taire : Ils le referaient tous, jâen suis certain, avec le mĂȘme sentiment de nĂ©cessitĂ© et la mĂȘme foi,⊠car le postulat reste toujours valable.192
192 LĂ©on Chancerel, « Prestiges du thĂ©Ăątre, une Ă©mission de la SociĂ©tĂ© dâHistoire du ThĂ©Ăątre » consacrĂ©es de fĂ©vrier Ă mai 1953 Ă Jacques Copeau. Ăpisode : « Mai 1924 fermeture du thĂ©Ăątre. Lâexode », retranscriptions consultables Ă la SociĂ©tĂ© dâHistoire du ThĂ©Ăątre.
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65
Conclusion
Nous espérons avoir montré à partir des sources privées de Jacques Copeau et de son
entourage, à quel point son expérience religieuse fut fondatrice pour la communauté des
Copiaus. Sa conversion agit dans lâensemble des dĂ©cisions qui affectĂšrent aussi bien sa vie
privĂ©e que ses aspirations dâartiste. En mĂȘme temps que lui, son art se convertit peu Ă peu. Ă
partir de 1924, il lâinvestit de valeurs que le catholicisme vint renforcer, valeurs quâil essaya
dâabord, avec difficultĂ©s certes, dâincarner lui-mĂȘme. Câest pourquoi lâexplication que donne
ClĂ©ment Borgal sur le difficile fonctionnement de la communautĂ© bourguignonne dĂ» Ă
« lâincompatibilitĂ© ressentie entre sa nouvelle foi et la passion du thĂ©Ăątre Ă laquelle il ne pouvait
renoncer »193 nous semble reflĂ©ter une partie seulement des Ă©vĂ©nements, et le point de vue dâun
historien du thĂ©Ăątre qui nâa eu accĂšs, ni aux sources « religieuses » de Jacques Copeau, ni aux
recherches historiographiques â inexistantes Ă son Ă©poque â sur lâart dâinspiration religieuse sous
la TroisiÚme République194. Par ailleurs, Clément Borgal écrit sur Jacques Copeau comme
lâindique le titre de son ouvrage, sans prendre en compte le groupe des Copiaus et une littĂ©rature
elle aussi riche dâenseignements, sur LâAppareil psychique groupal dont RenĂ© KaĂ«s195 et Didier
Anzieu196 dĂ©tailleront le fonctionnement dans les annĂ©es 1960 et 1970. Câest plutĂŽt dans lâopacitĂ©
autoritaire de Jacques Copeau vis-Ă -vis de son groupe que rĂ©sidait, Ă notre avis, lâentrave Ă
lâaccomplissement du projet bourguignon.
193 ClĂ©ment Borgal, op. cit., p. 237. Notre point de vue est aussi dĂ©fendu pas Henry Phillips dans Le ThĂ©Ăątre catholique en France au XXe siĂšcle, op. cit., p. 472. 194 Nous pensons Ă lâouvrage de FrĂ©dĂ©ric Gugelot prĂ©cĂ©demment citĂ©, mais Ă©galement Ă Catherine Mayaux, « SĂ©duction du rite et conversion par lâart, de Huysmans Ă Claudel », Revue de lâhistoire des religions, Tome 227, Fascicule 1, janvier-mars 2010, BeautĂ© du rite. Liturgie et esthĂ©tique dans le christianisme (XVIe-XXIe), p. 93-108, ou encore Ă : Jean-Christophe Branger, Alban Ramaut, et Festival Massenet, OpĂ©ra et religion sous la IIIe RĂ©publique : [actes du colloque des 10 et 11 novembre 2005 organisĂ© dans le cadre du 8e Festival Massenet de lâOpĂ©ra ThĂ©Ăątre de Saint-Etienne], Saint-Ătienne, Publications de lâUniversitĂ© de Saint-Ătienne, 2006. 195 RenĂ© KaĂ«s, LâAppareil psychique groupal : constructions du groupe, Paris, Dunod, 1976. 196 Jacques-Yves Martin et Didier Anzieu, La Dynamique des groupes restreints, Paris, PUF, 1968. La vingtaine de rĂ©Ă©dition de cet ouvrage est un signe de lâinfluence quâil a eu dans les sciences sociales. Sur le fonctionnement collectif et les rapports de domination dans les groupes, voir les travaux actuels de Fabio Lorenzi-Cioldi, notamment ExpĂ©riences sur les groupes dominants et dominĂ©s: la perception de lâhomogĂ©nĂ©itĂ© des groupes, Bern, P.Lang, 2002.
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Formateur dâacteurs et metteur en scĂšne aussi gĂ©nial soit-il, Jacques Copeau fut incapable
de crĂ©er un groupe auquel sa direction eu pu donner une cohĂ©sion. Il aurait fallu pour cela quâil
puisse identifier pour lui-mĂȘme et exprimer aux siens le fond dâune pensĂ©e influencĂ©e par un
catholicisme quâil nâassumait pas alors complĂštement, du moins pas vis-Ă -vis de tous. Si
incompatibilitĂ© il y eut, il nous semble quâelle fut plutĂŽt entre ses aspirations religieuses et son
groupe dâacteurs, ou entre ses besoins et ses responsabilitĂ©s, ou selon le point de vue de LĂ©on
Chancerel ou Jean Villard Gilles, velléités de responsabilité197. Quelques années plus tard, le
théùtre et la foi de Jacques Copeau se concilieront à tel point que son catholicisme pourra se lire
dans des textes (Le Petit Pauvre quâil acheva en 1942 et publia en 1946 ; « La mĂ©lodie de
Solesmes » et « La reprĂ©sentation sacrĂ©e » publiĂ© post-mortem en 1954 dans LâArt sacrĂ©) et se
voir dans des mises en scĂšne (Santa Uliva en 1933, Savonarole en 1935 Ă Florence, Le miracle
ou mystÚre du pain doré pour les cents ans des Hospices de Beaune en 1943)198 dont le dispositif
sâinspire des mystĂšres mĂ©diĂ©vaux devenus la rĂ©fĂ©rence dâune alliance quelque peu mythique
entre catholicisme et théùtre199. Le théùtre religieux du Moyen-ùge symbolise un esprit de corps
197 LĂ©on Chancerel commente la page 137 de lâouvrage de Marcel Doisy, op. cit. : « le mot vellĂ©itĂ© ou plus justement impuissance est particuliĂšrement vrai », note 24 p. 39 des notes dactylographiĂ©es en marge du livre de Marcel Doisy. Il dit aussi Ă la RTF : « Tu mâexcuseras de nâavoir pas le goĂ»t de rappeler dans le dĂ©tail les difficultĂ©s de tous entre les ordres, au spirituel comme au temporel qui assaillirent la tribu et son chef, - un chef trĂšs las, Ă©pouvantĂ© des responsabilitĂ©s quâil avait prises », LĂ©on Chancerel dans lâĂ©mission de la RTF « Fermeture du thĂ©Ăątre lâexode », 28 avril 1953, Prestiges du thĂ©Ăątre, une Ă©mission de la SociĂ©tĂ© dâHistoire du ThĂ©Ăątre. SĂ©rie dâĂ©missions consacrĂ©es à « Jacques Copeau, le thĂ©Ăątre et lâĂ©cole du Vieux-Colombier », de FĂ©vrier Ă avril 1953 puis Ă lâoccasion du cinquantiĂšme anniversaire de lâinauguration du ThĂ©Ăątre du Vieux-Colombier en octobre 1963. Les transcriptions de ces Ă©missions sont consultables Ă la SociĂ©tĂ© dâHistoire du ThĂ©Ăątre. Cette citation est extraite de la p. 22 de la retranscription. 198 Voir lâanalyse des spectacles Santa Ulliva et Savanarole de Maria Ines Aliverti : âNote e documenti sulla Santa Uliva di Jacques Copeauâ, Teatro Archivio, 6 (gennaio 1982), pp. 12-103, âLa Rappresentazione di Santa Uliva di Copeau (1933). Il manoscritto di regia di Jacques Copeauâ, Teatro Italiano I, dir. P. Carriglio e G. Strehler, Roma -Bari, Laterza, 1993, pp. 36-92, âRegia e regime. Il Savonarola di Jacques Copeauâ, Quaderni di Teatro, III, 11 (febbraio 1981), pp. 64-75. Selon Marie Ines Aliverti, ce nâest quâĂ la fin de lâexpĂ©rience bourguignonne que Jacques Copeau : « [âŠ] arrivera Ă inscrire plus facilement [âŠ] ses prĂ©occupations spirituelles et mĂ©taphysiques dans une forme dâexpression dramatique dâune austĂšre puretĂ©, mais capable dâune variĂ©tĂ© dâaccents et dâune libertĂ© de formes remarquables. Le Petit Pauvre, qui met en scĂšne la vie de saint François son dernier texte, et son Ćuvre la plus convaincante », notre traduction de â[âŠ] giungerĂ piĂč facilmente, mi sembra, a inscrivere le sue preoccupazioni spirituali e metafisiche in unâespressione drammatica di una purezza austera, ma capace di una varietĂ di toni e di una libertĂ di forme notevoli. Il suo ultimo testo, pubblicato nel 1946, Le Petit Pauvre, che mette in scena la vita di Francesco dâAssisi, Ăš infatti la sua opera piĂč convincenteâ, dans Marie Ines Aliverti, Jacques Copeau. Il teatro del XX secolo, Bari, Biblioteca Universale Laterza, 1997, p. 139-140. 199 En 1923, Henri GhĂ©on donna quatre confĂ©rences au Vieux-Colombier, Jacques Copeau dans une lettre du 6 avril 1923, dit regretter que ses Ă©lĂšves nây assistĂšrent pas. Dans le petit ouvrage qui rĂ©unit le texte de ces confĂ©rences, on peut lire : « La courbe de lâart dramatique, du haut Moyen Age Ă nos jours, nâest certes pas moins Ă©loquente. Câest encore du culte quâil naĂźt, de la liturgie catholique. Le centre du culte, la messe est dĂ©jĂ par essence un drame. [âŠ] Chaque geste des officiants, des diacres, des acolytes est rĂ©glĂ© et signifiant. [âŠ] Le thĂ©Ăątre proprement dit ne fit
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entre les diffĂ©rents membres dâune troupe qui nâaurait besoin que de trĂ©teaux pour faire
communion avec le peuple200.
Selon Henri Ghéon, les mystÚres et les miracles alliaient la foi à la passion du théùtre.
Nous avons déjà signalé que Henri Ghéon fit connaßtre à Jacques Copeau au printemps 1923201
lâouvrage de Jacques Maritain, Art et scholastique, qui chercha à « indiquer quelques uns des
traits » dâune thĂ©orie de lâArt inspirĂ© des scholastiques â le Moyen Ăge Ă©tait une rĂ©fĂ©rence
unanime â dans « une Ă©poque oĂč la nĂ©cessitĂ© de sortir de lâimmense dĂ©sarroi intellectuel hĂ©ritĂ©
du XIXe et de retrouver les conditions spirituelles dâun labeur honnĂȘte »202 paraissait
indispensable à plusieurs artistes. Selon Jacques Maritain, - et toute la philosophie du néo-
thomisme des annĂ©es 1920 est rĂ©unie dans ces deux noms â la beautĂ© est un bien, qui plaĂźt Ă la
vue et pousse lâartiste et le spectateur Ă renoncer Ă soi pour se diriger vers lâobjet admirĂ©.
Rappelons que Dom Guéranger, abbé de Paul Delatte quand ce dernier entra à Solesmes,
rĂ©habilita en mĂȘme temps que lâordre bĂ©nĂ©dictin en 1832, la liturgie de la priĂšre et le chant
grĂ©gorien203. Lâart ne sâoppose pas Ă la foi. Bien au contraire, il alimente la spiritualitĂ© et permet
son Ă©panouissement. Dom Delatte, pour qui les moines eux-mĂȘmes devaient chercher Dieu dans
la Beauté, écrit dans son Commentaire sur la RÚgle de saint Benoßt : « toute beauté créée,
naturelle ou surnaturelle, est une louange Ă Dieu »204. Le PĂšre Genestout de lâAbbaye de
quâamplifier la mise en scĂšne liturgique. [âŠ] Par son ampleur, comme par sa portĂ©e, par lâunanimitĂ© quâil rencontrait ou suscitait dans le peuple prĂ©sent aux fĂȘtes, câĂ©tait bien le drame total. », dans Dramaturgie dâhier et de demain. Essai sur lâArt du thĂ©Ăątre. Quatre confĂ©rences faites au ThĂ©Ăątre du Vieux-Colombier en 1923, Lyon, Vitte, 1963, p. 38-39. Selon LĂ©on Chancerel, Henri GhĂ©on influença Jacques Copeau sur ce point. Voir « La ReprĂ©sentation sacrĂ© », Art sacrĂ©, avril 1937, pp. 106-116. Lâarticle est tirĂ© dâune confĂ©rence donnĂ©e par Jacques Copeau Ă la sainte Chapelle le 29 juin 1934. 200 Voir Henry Phillips, Le ThĂ©Ăątre catholique en France au XXe siĂšcle, Paris, H. Champion, 2007, p. 106. 201 Lettre du 6 avril 1923 prĂ©cĂ©demment citĂ©e de Jacques Copeau Ă Henri GhĂ©on : « un PS : J'ai bien eu âArt et Scholastiqueâ, mais je ne connais pas les autres ouvrages de Maritain. Voulez-vous me redonner les titres, afin que je puisse me les procurer », BNF, DĂ©partement des manuscrits, Fonds Henri GhĂ©on, NAF 28142. 202 Jacques Maritain, Art et scolastique, Paris, France, Librairie de lâart catholique, 1920, p. 2ïżœ3. 203 Les dominicains sont considĂ©rĂ©s comme « les intellectuels » des ordres monastiques. Or, Dom GuĂ©ranger chercha, dĂšs la restauration de lâordre bĂ©nĂ©dictin Ă allier lâexpĂ©rience de Dieu Ă lâĂ©tude (histoire de lâĂglise et exĂ©gĂšse biblique, philosophie et poĂ©sie, sciences naturelles). Il Ă©crit Ă lâabbĂ© Foisset en juillet 1933 : « Nous chercherons expĂ©rimentalement la volontĂ© de Dieu, dans la direction que vous voyez : Ă©tude de la tradition catholique, de lâhistoire, plus tard de lâexĂ©gĂšse biblique, sans exclure, ni philosophie, ni poĂ©sie, ni mĂȘme les sciences naturelles », dans lâouvrage de Dom Pierre Miquel, LâExpĂ©rience spirituelle dans la tradition chrĂ©tienne, Paris, Beauchesnes, 1999, p. 272. 204 Dom Paul Delatte, Commentaire sur la rĂšgle de saint BenoĂźt, Paris, Plon, 1913, p. 150. Voir aussi p. 424. Ces deux passages sont signalĂ©s par Claude Bergeron, « Pour un art chrĂ©tien ou bĂ©nĂ©dictin » dans LâAbbaye de Saint-BenoĂźt-du-Lac et ses bĂątisseurs, [Sainte-Foy, QuĂ©bec], Canada, Presses de lâUniversitĂ© Laval, 1997, p.113.
68
Solesmes conseilla dâailleurs Ă Jacques Copeau dâatteindre Dieu « en sâaidant pour cela de tout
ce qui [âŠ] dans [ses] occupations [pouvait] le rapprocher de lui ». « Le beau ayant une grande
place dans votre vie, lui Ă©crit-il le 14 aoĂ»t 1926, ce nâest peut-ĂȘtre pas aussi difficile que cela
semble à premiÚre impression »205.
Transmissions
Les histoires de vie des enfants et des « disciples » de lâexpĂ©rience bourguignonne
montrent quâĂ lâĂ©poque des Copiaus, lâart et la foi grandissante de Jacques Copeau se rĂ©unirent
moins dans des thĂ©matiques que dans une transmission Ă la fois explicite et diffuse, qui sâexerça
aussi bien dans le thĂ©Ăątre que dans lâorganisation quotidienne de la vie communautaire. LâidĂ©al
de vie inspiré du catholicisme que Jacques Copeau transmit à ses acteurs, avec ses codes de
conduite, orienta la suite de leurs parcours. Si Copeau se lamenta dâavoir dĂ» fonder un thĂ©Ăątre en
1913 pour lĂ©gitimer la crĂ©ation dâune Ă©cole qui ne put ouvrir quâaprĂšs la guerre, la situation
sâinversa en ce qui concerne la religion : il en fit Ă©cole avant dâen faire des spectacles. Tous les
membres de la communautĂ©, quâil sâagisse de la gĂ©nĂ©ration qui leur succĂ©da ou des Copiaus eux-
mĂȘmes, furent fortement marquĂ©s par cette pĂ©riode. De ce point de vue, lâaventure fut un succĂšs.
Elle atteint le but que Jacques Copeau exprimait secrÚtement à Suzanne Bing « le dimanche
ravi » du 31 aoĂ»t 1925, dâenseigner la doctrine de Dieu206.
Les enfants du Patron
Jacques Copeau donna une fille au théùtre et une autre à la religion. Dans une
correspondance quâil entretint avec Louis Jouvet au sujet de la formation thĂ©Ăątrale de leurs
enfants respectifs, il Ă©crit :
[âŠ] jâai eu le cĆur transpercĂ© de joie par ce que tu me dis de ton futur fils. DĂ©jĂ , tu le consacres, tu le dĂ©dies ! Cela est admirable. Câest ainsi quâune Ćuvre se fonde. Par une filiation dĂ©jĂ prĂ©mĂ©ditĂ©e. Il me semble que je vois les premiers fruits de cette foi que je portais en moi avant mĂȘme que le moindre commencement de rĂ©alisation ne fĂ»t visible. Tu promets ton fils. Jâoffre ma fille.207
205 Lettre du PÚre Genestout à Jacques Copeau écrite depuis Solesmes le 14 août 1926, Fonds Copeau F°-COL-1, non coté. 206 Fonds privé des archives de Suzanne Bing, François-Noël Bing.
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Frédéric Gugelot dans un passage de son ouvrage consacré aux « enfants de convertis », montre
que « le don total Ă Dieu ne voit souvent son accomplissement quâĂ la gĂ©nĂ©ration suivante »208. Il
cite RaĂŻssa Maritain qui dans Les Grandes AmitiĂ©s mentionne209 les prises dâhabit des enfants de
Jacques Copeau, des RiviÚre (Jacqueline et Alain RiviÚre rendirent visite aux Copiaus en août
1925) et de Francis Jammes. LĂ encore, seuls les mots quâutilisent les convertis ou religieux eux-
mĂȘmes nous transmettent lâenjeu pour Jacques Copeau de voir sa descendance entrer dans les
ordres. Les deux enfants de Suzanne Bing prirent lâhabit. Claude VarĂšse (devenue Petite sĆur
Sainte Pierre) entra chez les sĆurs de BĂ©thanie210, et Bernard Bing, fils naturel de Jacques
Copeau, entra chez les dominicains du Saulchoir (rappelons que saint Thomas dâAquin Ă©tait lui-
mĂȘme dominicain). Lâun et lâautre quittĂšrent les ordres au dĂ©but des annĂ©es 1950. Edi Copeau, la
fille légitime de Jacques Copeau, devint co-fondatrice de la communauté sainte Bathilde
dâAmbositra Ă Madagascar211. Câest elle dont il est question dans les correspondances. Elle entra
le 4 octobre 1930, jour de saint François dâAssise, chez les religieuses bĂ©nĂ©dictines
missionnaires de Vanves. Suite à cet événement, le jour des saints de 1930, Jacques Copeau reçut
deux lettres de ses pĂšres spirituels, lâune de Henri GhĂ©on, et lâautre de lâabbĂ© Altermann, celui
que Jean Lacouture nomme « le prĂȘtre de feu »212 pour son efficacitĂ© Ă convertir. Henri GhĂ©on
Ă©crit Ă Jacques Copeau :
TrĂšs cher vieux, J'ai Ă©tĂ© bien Ă©mu, mais nullement surpris par la dĂ©cision de ta fille. Elle m'a toujours fait l'effet, longtemps avant sa conversion, mĂȘme peut-ĂȘtre avant la mienne, d'une petite Ăąme de paix, aussi humble qu'aimante, aussi active que pensive, que Dieu se rĂ©servait de loin. Tu penses, trĂšs cher vieux, si je partage ta douceur ! Avec un peu d'envie â il m'eĂ»t Ă©tĂ© si doux Ă moi aussi de donner Ă Dieu une de mes filles ! Mais il en a dĂ©cidĂ© autrement [âŠ]
208 FrĂ©dĂ©ric Gugelot, La Conversion des intellectuels au catholicisme en France 1885-1935, Paris, CNRS, 1998, p. 368. 209 RaĂŻssa Maritain, Les Grandes AmitiĂ©s, op. cit., t. II, p. 219. 210 Le 17 juillet 1927, Suzanne Bing Ă©crit Ă son parrain Henri GhĂ©on : « Claude va trĂšs bien. GrĂące Ă lâAbbĂ© Altermann, câest une bonne petite chrĂ©tienne que jâai ramenĂ©e ici, de sorte que câest Ă vous que je dois de voir mon petit page devenu ce quâil doit ĂȘtre. », BNF, DĂ©partement des manuscrits, Fonds Henri GhĂ©on, NAF 28142. 211 Sur lâhistoire de la fondation du monastĂšre de sainte Bathilde voir http://www.benedictines-ste-bathilde.fr/Il-y-a-75-ans-les-quatre oĂč se trouvent les photos du dĂ©part, de la traversĂ©e, de lâarrivĂ©e le 11 juin 1934, et de la construction du monastĂšre Ă Ambositra. Notons que la fille de Francis Jammes, Bernadette, fut elle aussi sĆur missionnaire. Elle partit pour lâAfrique de lâOuest en 1938. 212 Jean Lacouture, François Mauriac, Paris, Seuil, 1980, p. 239-241
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Je songe aussi Ă Pascal, Ă MaiĂšne [les aĂźnĂ©s dâEdwige Copeau], Ă tous ceux aussi qui sâĂ©tonnent, sâeffarent et ne comprennent pas. Le spectacle de notre paix les convaincra de la vĂ©ritĂ© de l'appel.213
Depuis le ChĂąteau de Savigny par Gascogne (NiĂšvre), 11 octobre 1930, lâabbĂ© Altermann Ă©crit :
Mon bien cher ami, Je connais votre cĆur, vos soucis, le poids des grandes grĂąces que le Seigneur, plein d'amour pour votre petite Edi, fait Ă cause dâelle peser sur vous. Je lui demande de vous faire connaĂźtre bientĂŽt une joie proportionnĂ©e au sacrifice que vous avez consenti, pour l'amour de lui et d'elle. [âŠ] Au revoir, mon cher ami. Je vous aime, vous le savez, et vous embrasse de tout mon cĆur. Jean-Pierre Altermann.214
Le 27 avril 1934, Edwige Copeau embarque pour Madagascar. DâĂ©mouvantes photos de son
dĂ©part figurent dans un album de famille conservĂ© aux archives municipales de Beaune. Ă
lâappel de la fille rĂ©pond la mission du pĂšre dâĂ©crire son saint François :
AllĂ©luia ! Ma bien aimĂ©e. Toi, ma petite fille devenue mon guide et mon exemple. Que dâĂąmes dĂ©jĂ sont suspendues Ă la tienne pour ĂȘtre tirĂ©es Ă Dieu par ta priĂšre⊠Nous vivons en toi, nous serons patients et pleins dâamour. Au moment oĂč tu atteindras la terre qui tâest promise, je retrouverai celle de Pernand. Je reprendrai mon vrai travail. Plus jamais de ma vie je ne ferai un faux travail comme celui de cet hiver. Maintenant que je lâai promis mon Saint-François, il faut que je me dĂ©pĂȘche de lâĂ©crire. Donc, Ă Dieu, ma petite sĆur bien aimĂ©e. Depuis que tu es nĂ©e, il nây a jamais eu quâamour entre nous. Mais jamais nos deux Ăąmes nâont Ă©tĂ© plus que maintenant claires lâune pour lâautre et unies lâune pour lâautre. Je tâembrasse dans ce nouvel et parfait amour que nous a fait notre Seigneur JĂ©sus. Ton vieux papa.
Dâaucuns diront que la fille de Jacques Copeau lâabsout de ses pĂ©chĂ©s. « Vous avez fait de moi â
adultĂšre et renĂ©gat â le pĂšre dâune Ă©pouse du Seigneur », Ă©crivit-il lui-mĂȘme dans son Journal215.
Une série de lettres « mystiques » que Jacques Copeau adressa à ses enfants à partir de 1927 les
encouragĂšrent Ă choisir la voix catholique216 alors que leur mĂšre AgnĂšs Thomsen, danoise et
213 Lettres manuscrites de Henri GhĂ©on Ă Jacques Copeau, BNF, Fonds Copeau F°-COL-1, en cours de cotation. 214 Correspondance avec le PĂšre Altermann, 1930, 3 cartes postales, BNF, Fonds Copeau F°-COL-1. 215 CitĂ© par FrĂ©dĂ©ric Gugelot, op. cit., p. 369. 216 Ces lettres sont consultables dans le fonds Copeau-DastĂ© des archives municipales de Beaune, cote 63Z27 : correspondance de Jacques Copeau Ă ses trois enfants (1927-1930). On peut lire notamment dans une lettre quâil leur adressa en 1927 : « Mes doux enfants chĂ©ris, savez-vous dâoĂč je vous Ă©cris ? De Saint-Damien. Il y a une petite cour
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protestante, avait dĂšs leur plus jeune Ăąge pris en charge leur Ă©ducation biblique217. Par ailleurs,
pour Ă©crire « son Saint-François », Ă lâinstar de Paul Claudel, qui sâĂ©tait assurĂ© auprĂšs de Mgr
Baudrillart, recteur de l'Institut Catholique de Paris, que son Annonce faite Ă Marie Ă©tait
conforme Ă la version canonique218, Jaques Copeau Ă©changea avec son confesseur le PĂšre
Genestout des lettres sur les dĂ©tails de la vie de saint François dâAssise219.
Jacques Copeau et le théùtre catholique : une influence réciproque
Lâouvrage de Henry Phillips, Le ThĂ©Ăątre catholique en France au XXe siĂšcle, tĂ©moigne
de la façon dont Jacques Copeau contribua au théùtre de foi catholique des années 1920, en
particulier du fait de sa contribution aux activités des Compagnons de Notre-Dame dirigés par
Henri GhĂ©on. Si le Patron retrouva dans le catholicisme, la moralitĂ© quâil avait dĂ©fendue depuis
lâouverture du Vieux-Colombier en 1913, Ă lâinverse, lâattitude des catholiques, vis-Ă -vis du
théùtre participa des débats sociaux sur une forme artistique occupant une place grandissante
dans la sociĂ©tĂ© française dâaprĂšs-guerre et quâil Ă©tait urgent dâassainir. Les thĂ©Ăątres de boulevards
associés pour certains à « une identité juive »220 incarnaient les péchés de la société industrielle.
Quant à la Comédie-Française, elle représentait le patrimoine culturel national, et était de ce fait,
souvent mentionnée par les catholiques. Aux yeux des réformateurs et commentateurs, le Vieux-
mĂ©nagĂ©e dans lâĂ©paisseur du mur oĂč venait Sainte Claire, et tout prĂšs du lieu mĂȘme oĂč lâon dit que Saint-François composa les cantiques du Soleil. Que je voudrais que vous fuissiez avec moi mes petites dans cette paix merveilleuse qui vous Ă©lĂšve Ă Dieu. Nous aurions pleurĂ© doucement ensemble, comme jâai pleurĂ© ce matin en descendant la colline. Je vois les fleurs de Saint-François du printemps les oiseaux. Ma sĆur lâeau sâĂ©coule prĂšs de moi dâune petite fontaine. [âŠ] dĂšs que vous aurez reçu lâenseignement de notre religion, vous verrez tout sâĂ©clairer dâune lumiĂšre nouvelle, le monde devenu comprĂ©hensible et tout acte de la vie prendra sa signification, cependant que tout sentiment dans le cĆur se met de lui-mĂȘme Ă sa place ». Au revoir bientĂŽt mes enfants bien aimĂ©s, sachez que je pense toujours Ă vous, et Ă ce quâil faut pour votre bonheur. Aidons-nous les uns les autres Ă accomplir une belle vie pour le service de Dieu. » 217 Sur les diffĂ©rences entre les cultures religieuses maternelle et paternelle des enfants Copeau, voir Marie-HĂ©lĂšne DastĂ©, Ăclats de souvenirs, Paris, Association des Amis de Jacques Copeau, 2007, p. 16. 218 HervĂ© Serry, Naissance de lâintellectuel catholique, op. cit., 2004, p. 103. H. Serry cite Mgr Paul Poupard, « Paul Claudel et Monseigneur Baudrillard », Bulletin de la SociĂ©tĂ© Paul Claudel, n°81, 1981, p. 1-22. 219 Le PĂšre Genestout termine une lettre de sept pages Ă Jacques Copeau datĂ©e du 13 juillet 1926, par ces mots : « Et votre S. François ? Il ne faut pas faire Ćuvre humaine. On ne parle bien des saints qu'avec l'inspiration d'en haut, la mĂȘme qu'a faite les Saints. / Ci-joint deux coupures d'une confĂ©rence sur la jeunesse de S. François. Vous voyez, mon grand ami, que je pensais Ă vous ! », Correspondance PĂšre Genestout Jacques Copeau, BNF, Fonds Copeau F°-COL-1, non cotĂ©. 220 Sur lâantisĂ©mitisme latent de certains thĂ©Ăątres dit dâArt, voir Chantal Meyer-Plantureux, Les Enfants de Shylock ou LâAntisĂ©mitisme sur scĂšne, Bruxelles, Paris, Ăd. Complexe, 2005.
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Colombier procurait, lui, un exemple « technique et axiologique »221, écrit Henry Phillips, du
thĂ©Ăątre catholique avant mĂȘme la reconnaissance publique du retour de foi de Jacques Copeau en
1925. Le théùtre catholique qui se donnait pour mission de tendre un miroir sain à une société
française et chrĂ©tienne, ne pouvait que sâinspirer de lâappel Ă la moralitĂ© quâavait lancĂ© Jacques
Copeau.
« Lâart thĂ©Ăątral, comme art vivant qui touche directement le public et constitue un
instrument apologĂ©tique de premier ordre tout autant quâun art redoutĂ©, Ă©crit de son cĂŽtĂ© HervĂ©
Serry, [fut] lâobjet dâune attention particuliĂšre »222. En novembre 1926, Ă lâoccasion du septiĂšme
centenaire de la mort du saint, Jacques Copeau avant dâĂ©crire son saint François, joua avec les
Compagnons de Notre-Dame au ThĂ©Ăątre des Champs-ElysĂ©es, la piĂšce dâHenri GhĂ©on, La Vie
profonde de saint François dâAssise. Il assuma le rĂŽle du saint, et Suzanne Bing, ceux de Dame
Pauvreté et de sainte Claire223.
Leur participation mentionnée dans le Journal de bord des Copiaus est liée aux liens
confessionnels quâentretenait Jacques Copeau avec Henri GhĂ©on, son aĂźnĂ© et conseiller en
matiĂšre de religion, celui quâil remerciait de ses lettres paternelles et Ă qui il exprima en aoĂ»t
1925 son idĂ©al de saintetĂ©224. LâexpĂ©rience fut la premiĂšre dâune sĂ©rie de contributions au thĂ©Ăątre
catholique225, qui toutes sont retracĂ©es Ă partir de sources inĂ©dites, dans lâouvrage de Henry
221 Henry Phillips, Le ThĂ©Ăątre catholique en France au XXe siĂšcle, Paris, H. Champion, 2007, p. 80. Voir aussi le chapitre « Jacques Copeau, Suzanne Bing et le thĂ©Ăątre catholique », p. 467 et suivantes. 222 HervĂ© Serry, Naissance de lâintellectuel catholique, op. cit., p. 102. Sur le thĂ©Ăątre catholique des annĂ©es 1920, voir aussi FrĂ©dĂ©ric Gugelot, La Conversion des intellectuels au catholicisme en France, 1885-1935, Paris, Ă©d. CNRS, 2010, p. 322-326. 223 Henry Phillips, Le ThĂ©Ăątre catholique en France au XXe siĂšcle, op. cit., p. 481ïżœ484. 224 Lettre de Jacques Copeau Ă Henri GhĂ©on du 20 aoĂ»t 1925 : « Je veux la Religion pour y consacrer toutes les forces de mon cĆur et de mon esprit. Je n'ai aucun besoin d'Ă©carter des objections. Je ne pense pas beaucoup aux preuves. Je me sens convaincu par la personne de JĂ©sus et des saints qui l'ont imitĂ©. Je veux tout faire pour l'imiter Ă mon tour. Je veux lui consacrer ma personne, celle de mes enfants si je le puis, tout l'effort de ma vie et tout le travail de mon mĂ©tier. Je veux ĂȘtre humble et charitable. Je veux comprendre le monde selon la pensĂ©e divine. / VoilĂ oĂč j'en suis, mon cher vieux. Je suis couvert de la lĂšpre du pĂ©chĂ©, mais j'aperçois un peu de lumiĂšre et je tends les mains vers elle. Ecris-moi, guide-moi, encourage-moi. Je t'embrasse tendrement ». BNF, DĂ©partement des manuscrits, Fonds H. GhĂ©on, NAF 28142. 225 Ce soutien au thĂ©Ăątre catholique aussi bien amateur que professionnel fit Ă©crire Ă AndrĂ© Rouveyre dans « LâErreur fondamentale des thĂ©Ăątres dits âdâArtâ », Le Mercure de France, n° 701, 38Ăšme annĂ©e, Tome CXCVIII, le 1er septembre 1927, pp. 410-414, p. 413 : « Aujourdâhui, lâapĂŽtre dirige une petite troupe de baladins bĂ©nĂ©voles auxquels il prĂȘche en illuminĂ©, quâil excite et entraĂźne Ă lâimprovisation spontanĂ©e sur scĂšne et quâil mĂšne (heureusement aussi maints classiques dans son rĂ©pertoire â ceci couvrant cela) au travers des provinces selon tous
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Phillips. Mentionnons Ă©galement sa participation aux comitĂ©s de rĂ©daction dâArt sacrĂ© et de
Vigile auprÚs de Charles du Bos et du PÚre Altermann dans les années 1930.
En 1931, Léon Chancerel fonda Les Comédiens Routiers dans le milieu du scoutisme
catholique français. Nous ne revenons pas sur cette aventure qui a fait lâobjet dâĂ©tudes226. Nous
voudrions en revanche citer un passage relativement long dâun article de 1935 de la main de
LĂ©on Chancerel dans Ătudes. Revue catholique dâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral fondĂ©e en 1856 par des pĂšres de
la Compagnie de Jésus. Il rend compte de la prégnance du modÚle des Copiaus, revenant en
particulier sur lâusage dâune RĂšgle dans le gouvernement des communautĂ©s227. Dans un contexte
oĂč il sâagissait peut-ĂȘtre de convaincre une partie du lectorat de la moralitĂ© et des bienfaits du
théùtre, le texte de Léon Chancerel laisse penser que le projet des Copiaus était aussi spirituel. En
outre, lâancien collaborateur de Jacques Copeau passe indiffĂ©remment de la compagnie de
comĂ©diens Ă la congrĂ©gation religieuse si bien que dans lâesprit du lecteur communautĂ©
religieuse et thĂ©Ăątrale apparaissent comme une seule et mĂȘme chose. Il Ă©crit :
Certains, plus proches des prĂ©occupations profondes du « Patron » sâinquiĂ©taient de le voir, en Bourgogne, mĂ©ditait la RĂšgle de saint BenoĂźt aux fins, craignaient-ils, dâune transposition Ă lâusage dâune compagnie de comĂ©diens. Que le fondateur du Vieux-Colombier y ait songĂ©, cela nâest pas impossible. Sans une foi commune, sans une mystique, sans un cĂ©rĂ©monial commun, sans âRĂšgleâ, peut-on vraiment Ă©difier une communautĂ© durable, poursuivre de longs desseins dans lâordre spirituel ? Et oĂč, chrĂ©tiens, trouverions-nous les plus lumineux modĂšles, dĂ©fiant lâusure du temps, si ce nâest dans les Ă©crits dâun saint BenoĂźt, dâun saint Dominique, dâun saint Ignace ou dâun saint François dâAssise? Des mystiques purement humaines (celles, rĂ©centes, des dirigeants de lâU.R.SS ou du nazisme, et celle aujourdâhui sans fidĂšle des disciples de lâArt pour lâArt) on Ă©prouve combien elles sont insuffisantes Ă crĂ©er et Ă maintenir en parfaite union une collectivitĂ© soumise aux exigences du temporel, mais poursuivant des buts essentiellement spirituels. Si nous rejetons avec la notion dâun Ordre, au sens religieux du mot, les vĆux que suppose la cooption au cĆur de cet ordre, il nous faut, du mĂȘme coup, substituer Ă la notion « CommunautĂ© » (laĂŻcs, nous dirons : Ă©quipe ou compagnie) le fait dâun embrigadement dâindividualismes, dâambitions et dâintĂ©rĂȘts, nâont point sous la crosse dâun AbbĂ© mais sous la fĂ©rule dâun dictateur. Au principe de lâoblation avertie, volontairement acceptĂ©e et reçue dans toutes ces consĂ©quences, sâoppose alors le principe de la contrainte, lequel ne peut guĂšre aller de la part du chef sans un certain mĂ©pris, quoi
les aspects dâun patronage dâĂ©cole primaire », citĂ© dans Marc Sorlot, Jacques Copeau, op. cit., p. 182, qui a retirĂ© la parenthĂšse de la citation et omet dâindiquer le titre de lâarticle. 226 Henry Phillips, Le ThĂ©Ăątre catholique en France au XXe siĂšcle, op. cit., p. 740 et suivantes. 227 Cet article est signalĂ© par Henry Phillips, Le ThĂ©Ăątre catholique en France au XXe siĂšcle, op. cit., p. 475.
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quâil fasse, pour le fragile « collectif » quâil dirige. Il nây a pas de milieu. Câest ceci ou câest cela. On comprendra que lâon nourrisse le rĂȘve dâinstaurer cela et non ceci, mĂȘme si les nĂ©cessitĂ©s de lâaction, obligent Ă se soumettre aux tristes obligations de ceux-ci.228
Pour Léon Chancerel, qui malgré ses déceptions ne cessa de reconnaßtre les qualités de celui qui
fut son Patron, la rĂšgle dâinspiration monastique est nĂ©cessaire Ă la fondation dâune communautĂ©
pérenne. Ses contre-exemples qualifiés de « mystiques purement humaines » témoignent de son
positionnement vis-Ă -vis dâune foi chrĂ©tienne quâil nâexprima pourtant jamais ouvertement. Pour
sa part, Henri GhĂ©on, peut-ĂȘtre Ă lâinstar de Copeau, rĂ©digea un rĂšglement intĂ©rieur oĂč figuraient
les obligations religieuses et artistiques des Compagnons de Notre-Dame, rĂšglement, qui,
explique Henry Phillips, sâappliqua Ă dâautres troupes ailleurs229. Il y a dans les rĂšgles
monastiques une part de « constitution » qui engendre « une destitution » de la liberté
individuelle230. Elles permettent dâinstituer un ordre et de se mettre Ă lâabri de lâalĂ©atoire. En ce
sens elles matĂ©rialisent lâutopie communautaire jusque dans les moindres dĂ©tails de la vie
quotidienne. Léon Chancerel ou Henri Ghéon eurent volontairement recours à ces modÚles. La
rĂšgle de saint BenoĂźt et son commentaire par Dom Delatte restĂšrent pour Jacques Copeau une
inspiration secrÚte qui excéda certainement son intention.
Au mĂȘme titre que la maladie quâĂ©voque lâhistorien de Jacques Copeau, ClĂ©ment
Borgal231, et comme si elle en était une, ce que de nombreux théoriciens ont appelé « la crise
religieuse » de Jacques Copeau sert de justification pour le disculper des difficultĂ©s quâil
rencontra avec sa communauté. Le catholicisme de Jacques Copeau serait venu pervertir son
projet artistique.
La foi de Jacques Copeau fut-elle en jeu dans la difficulté de réalisation du projet des
Copiaus ? Certainement, non pas parce quâelle aurait corrompu le gĂ©nie artistique du Patron,
mais parce quâelle engendra chez lui un Ă©tat de latence, que transmet ce commentaire de LĂ©on
Chancerel dans lâĂ©mission de la RTF consacrĂ©e au Copiaus le 28 avril 1953 : « il savait ce quâil
228 LĂ©on Chancerel, « RĂ©novation dramatique en profondeur, sous le signe des deux colombes 1913-1935 », Ătudes. Revue catholique dâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, fondĂ©e en 1856 par des pĂšres de la Compagnie de JĂ©sus, 5 juillet 1935, tome 224, n°17, p. 640-641. 229 Henry Phillips, Le ThĂ©Ăątre catholique en France au XXe siĂšcle, op. cit., p. 607. 230 Sur ce binĂŽme voir Pierre Macherey, De lâutopieïżœ!, Le Havre, De lâincidence Ă©diteur, 2011, p. 87. 231 ClĂ©ment Borgal, Jacques Copeau, op. cit.
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ne voulait plus »232. Les thĂ©ologiens, davantage peut-ĂȘtre que les sociologues qui ont parfois
délogé les affects du phénomÚne de conversion, se sont penchés sur une psychologie de la
religion, sur cet « état de latence » comme condition intermédiaire avant que la volonté et le
travail sur soi nâatteignent « une religiositĂ© effective », pour reprendre lâexpression du protestant
Ernst Troeltsch233. Ce mode dâĂȘtre du Patron, vague, troublĂ© et inactif, parfois impulsif, dont tous
les Copiaus ont témoigné ressemble à ce temps de sursis désengagé que décrivit Copeau lui-
mĂȘme dans Les Souvenirs du Vieux-Colombier. LâexpĂ©rience bourguignonne fut aussi pour
Jacques Copeau une expĂ©rience religieuse dans la mesure oĂč « le religieux est une dimension
transversale du phĂ©nomĂšne humain, qui travaille [âŠ] toute lâĂ©paisseur de la rĂ©alitĂ© sociale,
culturelle et psychologique [âŠ] »234. Celui qui disait se reconnaĂźtre dans le Saint-GenĂšs [sic] de
son ami Henri Ghéon235 attendait-il passivement que la Providence le délivre de ses difficultés ?
232 LĂ©on Chancerel dans lâĂ©mission de la RTF « Fermeture du thĂ©Ăątre lâexode », 28 avril 1953, op. cit. 233 Ernst Troeltsch, « Philosophie de la religion » dans Religion et histoireïżœ: esquisses philosophiques et thĂ©ologiques, trad. fr. Jean-Marc Ăditeur scientifique TETAZ et Anne-Lise FINK, GenĂšve, Suisse, Labor et fides, 1990, p. 119. 234 DaniĂšle Hervieu-LĂ©ger, Le PĂšlerin et le converti : la religion en mouvement, Paris, Flammarion, 2001, p. 19. 235 Lettres de Jacques Copeau Ă Henri GhĂ©on du 1er aoĂ»t 1925, Fonds Henri GhĂ©on, NAF 28142.