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La Notion du Rôle dans le Développement de la Personnalité de L' Enfant Author(s): ANNE-MARIE SPENLÉ Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 14 (1953), pp. 169-178 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688847 . Accessed: 12/06/2014 10:11 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.79.240 on Thu, 12 Jun 2014 10:11:54 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

La Notion du Rôle dans le Développement de la Personnalité de L' Enfant

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La Notion du Rôle dans le Développement de la Personnalité de L' EnfantAuthor(s): ANNE-MARIE SPENLÉSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 14 (1953), pp. 169-178Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688847 .

Accessed: 12/06/2014 10:11

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La Notion du Rôle dans le Développement de la Personnalité de VEnfant

PAR ANNE-MARIE SPENLÉ

La psychologie moderne a redonné au terme de personnalité son sens étymologique : « l'individu est un acteur jouant son rôle ». Dans cette conception, l'accent est mis d'une part sur le caractère social de !a conduite humaine, sur son rapport avec autrui et avec la société, d'autre part sur le caractère dramatique du comportement, sur son déroulement dans le temps. La notion de rôle permet de préciser d'une façon concrète cette conception historique et sociale de la personnalité; elle montre comment la société intervient dans l'historié de l'indi- vidu et comment l'individu s'insère dans le groupe social. Cette notion a été introduite en Amérique par des auteurs tels que G. H. Mead 1, R. Linton 2, T. M. Newcomb 3; elle a été analysée en France dans une perspective sociologique par G. Gurvitch 4. Nous pouvons étudier cette notion en partant soit de l'individu, soit du groupe. En effet la conduite humaine est doublement déterminée, d'une part par l'individu et ses motivations, d'autre part par les prescriptions du groupe culturel auquel il appartient. Il est vrai que cette distinction est impossible à faire en pratique, car la plupart des motivations individuelles sont elles-mêmes socialement surdéterminées.

1. G. H. Mead, Mind, Self and Society, 1934. 2. R. Linton, The Cultural Background of Personality, New York,

1946 (Appleton Century Co. Inc.). 3. Theodor M. Newcomb, « L'étude des rôles dans la psychologie

individuelle et sociale » (Conférence faite à Paris en 1951); - « Readings in social Psychology » by Newcomb, Hartley, etc. (H. Holt).

4. Georges Gurvitch, La Vocation Actuelle de la Sociologie, P.U.F. chap. II : c La sociologie en profondeur ».

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Anne-Marie Spenlé

Chaque société présente à ses membres un certain nombre de patterns, de modèles sociaux auxquels ils doivent se confor- mer; elle attend d'eux un comportement déterminé suivant la position qu'ils occupent dans le groupe. Chaque individu pos- sède ainsi tout un répertoire de rôles sociaux basés sur son âge, son sexe, sa profession, sa classe sociale, sa religion. Il agira en fonction tantôt d'un rôle, tantôt de l'autre, suivant la situation dans laquelle il est placé. Le plus souvent il se comporte confor- mément à l'un de ces rôles vis-à-vis d'une personne jouant le rôle complémentaire. Ainsi le même homme peut être tour à tour un médecin attentif vis-à-vis de son patient, un mari affectueux envers sa femme, un père sévère pour ses enfants et un président dévoué pour les membres de son association. Ce caractère réciproque des actions en rôles se retrouve dans la plupart des relations sociales ; en effet, pour s'adapter à une situation sociale, il faut connaître non seulement son propre rôle, mais aussi celui de l'autre, afin de pouvoir y ajuster son attitude. Ceci explique l'importance de ces actions en rôle, non seulement lorsque nous agissons dans des rôles sociaux étroi- tement prescrits par le groupe culturel, mais aussi dans des rôles plus personnels et plus souples. Là aussi nous conformons notre attitude à ce que les autres attendent de nous et nous modifions continuellement notre conduite corrélativement à celle des autres.

Pour pouvoir s'adapter à toute la multiplicité des situations sociales, l'individu doit donc être en possession d'un répertoire de rôles riche et varié. D'autre part il doit être à même de passer rapidement d'un rôle à l'autre avec les changements de situa- tion 6. Cette souplesse permet également à une personne de se mettre mentalement à la place de son interlocuteur, et ainsi les relations interpersonnelles peuvent se développer sans heurts.

Nous venons de voir comment un individu socialisé conforme sa conduite à des patterns culturels, assume des rôles utiles à la société et est capable de relations réciproques avec autrui. Mais cette description est celle d'une personnalité adulte, et elle nous permet de mesurer l'énorme trajet que doit effectuer le jeune enfant sur la voie de la socialisation. En effet, l'enfant ne naît pas avec un répertoire de rôles prêts à fonction- ner. Il est enfermé en lui-même, motivé uniquement par des besoins encore indifférenciés; il devra donc acquérir lentement tous ces rôles au cours de son développement.

5.j Norman* Cameron, « Role concepts in Behavior Pathology », in Amer. Journ. of Sociology ' March 1950.

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Notion du Rôle chez VEnfant L'effectuation des rôles est une conduite éminemment

sociale; les différents rôles sont prescrits par le rôle culturel et il semblerait que l'enfant ne pût en faire l'apprentissage qu'au contact de la société. Or l'enfant n'entre en relation directe avec cette société que fort tard, le plus souvent au moment de l'adolescence. Il semblerait donc y avoir une contra- diction entre l'apprentissage des rôles relativement précoce chez le jeune enfant et l'origine sociale de ces rôles. Mais ici intervient la fonction de la famille; celle-ci en effet est l'agent psychique de la société. Elle représente auprès de l'enfant la forme d'autorité prévalant dans le groupe social plus vaste et les patterns culturels qui y sont en vigueur; ainsi l'enfant peut faire dans sa famille l'apprentissage des rôles sociaux qu'il aura à jouer plus tard. D'autre part, la famille constitue, elle aussi, un groupe social composé d'individus d'âge et de sexe différents, dans lequel l'enfant peut expérimenter la réciprocité et la complémentarité des rôles interpersonnels.

Dans cet ordre d'idées, trois problèmes importants s'im- posent à l'attention : comment l'enfant devient-il peu à peu capable de jouer un rôle? Si ces effectuations de rôles sont importantes pour la socialisation de l'enfant et ses relations avec autrui, ont-elles aussi une fonction dans la conscience et la connaissance de soi, c'est-à-dire dans des relations intra- personnelles? Et enfin, puisque la société prescrit à l'individu les rôles qu'il doit jouer, de quelle manière élabore-t-elle des données telles que la faiblesse de l'enfant, son sexe, sa matura- tion progressive, et quels rôles lui impose-t-elle au cours de son développement ?#

Au début de sa vie, l'enfant est soumis uniquement à des motivations encore indifférenciées répondant à des besoins primitifs; il est incapable d'entrer en contact avec autrui et d'assumer activement un rôle. Tout ce qu'on attend de lui, c'est qu'il accepte passivement sa situation de créature faible et impuissante, avide de nourriture et de soins. Peu à peu cependant certains de ses comportements sont récompensés par les parents, certains autres sont punis; bientôt l'enfant s'applique à reproduire activement les conduites approuvées pour provoquer chez la mère une attitude positive, génératrice de plaisir. Une motivation sociale semble se superposer ici à la motivation strictement physiologique, l'enfant agit en fonction de l'attitude d'autrui. Mais à ce stade il ne'distingue pas encore entre lui-même et l'autre, encore moins est-il capable de se mettre à la place d'autrui ou d'avoir une connaissance intellectuelle du rôle qu'il joue lui-même.

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Anne-Marie Spenlé Moreno6 distingue chez l'enfant plusieurs étapes de

Teffectuation des rôles : Tout d'abord, dans une première phase, l'autre personne

est une partie de l'enfant qui ne fait aucune distinction entre « moi » et autrui. Ensuite il concentre son attention sur cette partie étrangère de lui-même; puis il détache cette partie qui ne lui appartient pas de la continuité de son expérience. Dans une quatrième phase, il se place activement dans le rôle de l'autre et joue ce rôle; par exemple l'enfant essaie de mettre la table ou de faire le lit comme sa mère. Enfin la faculté de jouer des rôles atteint son plein développement : l'enfant peut agir dans le rôle de quelqu'un d'autre envers une personne qui jouera le rôle que lui-même assumait primitivement. C'est le cas de l'enfant qui, laissé seul avec son frère, lui parle sur le même ton et avec les mêmes expressions que sa mère employait pour le faire obéir lui-même.

Lorsque cette réversibilité des rôles est acquise, l'enfant peut entrer en relation avec autrui sur un plan d'action réci- proque, son égocentrisme initial a fait place à un comportement socialisé. Cette évolution de l'efTectuation des rôles préfigure sur un plan pratique le développement ultérieur de la pensée. En effet, pour Piaget 7, la pensée chez l'enfant est d'abord égocentrique, elle ne devient socialisée et pleinement rationnelle que lorsque la réversibilité des opérations intellectuelles est acquise. Nous retrouvons ici, sur un plan d'évolution d'acqui- sition plus tardive, le même critère de socialisation, la réversi- bilité. Pour des philosophes comme G. H. Mead (ouvrage cité)y la pensée rationnelle serait même née directement de cette aptitude à effectuer des rôles.

Cette évolution est illustrée de manière frappante par les jeux de l'enfant. Celui-ci joue d'abord toute une série de rôles successifs sans lien entre eux. Puis il s'amuse à être tantôt un personnage, tantôt le personnage complémentaire, par exemple tantôt le chat et tantôt la souris. Dans une phase encore plus socialisée, le jeu de groupe, l'enfant arrive à entrer menta- lement dans le rôle de ses partenaires, à connaître leur attitude et à y adapter sa réaction. Ainsi, dans le jeu de balles, l'enfant devra se mettre à la place des différents joueurs, prendre, pour ainsi dire, leur attitude, afin de prévoir leur action, s'y adapter et attraper convenablement la balle. Cet exemple est cité par Pierre Janet 8 qui souligne la valeur sociale du jeu due à l'exer-

6. J. L. Moreno, Psychodrama, New York, Bracon House, 1946. 7. Jean Piaget, Le jugement et le raisonnement chez l'enfant, Delachaux

et Niestlé. 8. Pierre Janet. Les débuts de Γ intelligence.

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Notion du Rôle chez VEnfant cice de rôles qu'il comporte. « Le jeu », dit-il, « se prête à une alternance de rôles. Il oblige l'individu à modifier constamment sa conduite vis-à-vis d'un socius suivant son attitude et c'est cette adaptation à l'action du socius qui se présente sous bien des formes dans la conduite sociale. »

Ces effectuations de rôles ont également une autre fonction dans la formation du caractère; celui-ci se construit en partie par les identifications successives de l'enfant; or, s'identifier à une personne consiste à jouer ses différents rôles et à les assi- miler si étroitement qu'ils finissent par faire partie de sa propre personnalité. Cette conduite correspond au dernier stade du développement des rôles selon Moreno.

Si les actions en rôles ont une telle importance dans les relations interpersonnelles, il n'est pas absurde de penser qu'elles sont aussi à l'origine de processus internes de la person- . nalité. Ceux-ci, en effet, sont surtout dus à l'intériorisation de phénomènes extérieurs. La fonction de la personnalité, dont l'évolution est le plus facile à suivre, est le sur-moi, l'instance critique et morale. Au début l'enfant ne renonce à une action appelée « mauvaise » qu'en présence de l'adulte. Après la constitution du sur-moi, il arrive à y renoncer sous l'effet du jugement moral intérieur. Parfois l'on assiste à un stade inter- médiaire qui permet de saisir sur le vif la formation du sur-moi : l'enfant devient capable de juger sa conduite parce qu'il joue envers lui-même le rôle de l'éducateur. Ainsi Baudouin 9 cite l'exemple d'un petit garçon qui descend les escaliers en se tirant violemment l'oreille et en se parlant sur un ton de réprimande. On lui demande des explications sur ce comportement bizarre et il répond : « Pierre a été méchant, il a volé du sucre. » A ce moment Pierre était en même temps lui-même et le père sévère. Un peu plus tard il intériorisera ce rôle du père qui se mani- festera alors par ses scrupules et le renoncement ou bien par des remords.

Ce caractère double dans la structure même de la person- nalité se rencontre dans d'autres activités, comme dans la connaissance et la conscience de soi. G. H. Mead (ouvrage cité) explique sa formation par une intériorisation de l'effectua- tion des rôles. En effet le jeune enfant n'a pas conscience de lui-même. Il apprend d'une part ce qu'il faut faire pour conten- ter les autres et être aimé par eux, d'autre part aussi ce qu'il représente pour eux. Il est significatif de constater que l'enfant s'appelle d'abord par son prénom, comme le nomment les autres, avant d'accéder au « je » de la première personne. L'indi-

9. Charles Baudouin, L'âme enfantine et la psychanalyse, Delachaux et Niestlé.

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Anne-Marie Spenlé vidu devient ainsi pour lui-même un personnage social dans la mesure où il prend envers lui-même l'attitude des autres. C'est pourquoi, même dans la solitude, l'individu est un compagnon pour lui-même, puisqu'il peut se parler comme lui parleraient les autres. Le moi devient ainsi en même temps sujet et objet.

La famille ne constitue pas seulement un champ d'appren- tissage pour les rôles personnels, mais encore elle représente auprès de l'enfant un certain groupe culturel. Elle ne met pas l'enfant en contact avec tous les patterns culturels d'une société, mais seulement avec certains d'entre eux auxquels elle parti- cipe elle-même en fonction de son appartenance à une certaine classe, à une certaine profession, à un certain groupe religieux, racial ou politique. En communiquant à l'enfant les rôles liés à ces patterns culturels, la famille modèle profondément ses besoins physiologiques. L'enfant mange parce qu'il a faim, mais la famille lui apprend à satisfaire ce besoin conformément à un rôle de classe ou d'âge, par exemple il devra apprendre à manger « comme un gentleman » ou « comme un grand garçon ».

Chez l'enfant la société est placée en face de certaines données bio-physiologiques, telles que l'immaturité de l'enfant, son rythme de croissance, etc. Mais ces données seront socia- lement élaborées et recevront l'empreinte du groupe culturel, de la classe sociale et de la structure familiale.

Les rôles biologiques les plus universellement reconnus sont ceux qui dépendent du sexe et de l'âge de l'individu. Les différences de rôles du garçon et de la fillette ne reposent pas sur une différence de potentialité actuelle, mais sur une anticipa- tion des rôles adultes. Les attitudes différentes imposées au garçon et à la fillette constituent une préparation aux rôles qu'ils auront à assumer plus tard. La distinction entre les sexes devient surtout nette après la deuxième année. Les habits deviennent alors différents pour les deux sexes; on coupe les cheveux au petit garçon. Alors qu'on donne des poupées à la petite fille, on offre au garçon des fusils et des voitures. On attend de la fillette qu'elle se montre douce et soumise, du garçon qu'il soit actif et entreprenant. Ces attitudes ne sont pas uniquement fondées sur des faits biologiques, car dans les sociétés décrites par Margaret Mead 10, où la femme occupe ce que nous appellerions le rôle viril, la fillette est agressive alors que le garçon est docile et soumis.

L'apprentissage de ces rôles se fait en grande partie grâce au système de récompenses et de punitions. Les conduites jugées incompatibles avec les rôles sexuels sont tournées en

10. Margaret Mead, Male and Female, Victor Gollanca, London, 1950.

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Notion du Rôle chez VEnfant ridicule chez le garçon, réprimandées chez la fillette. Lorsque par exemple le petit garçon joue à la poupée ou lorsqu'il pleure, on se moque de lui en disant : « un petit garçon ne pleure pas » ou bien « il n'y a que les filles qui jouent à la poupée ». Lorsque la fillette fait preuve de combativité, ses parents stigmatisent son comportement par ces mots : « Tu es un garçon manqué ». Ainsi la famille apprend à l'enfant « ce qui se fait », ce qu'on attend de lui.

Un autre moyen d'apprentissage découvert spontanément par l'enfant et encouragé par les parents est son identification au parent du même sexe. Cette identification résulte de la faculté qu'a l'enfant à jouer le rôle des autres ainsi que de son désir d'être grand et puissant. Par exemple les conduites conformes au futur rôle sexuel sont favorisées chez la fillette par les jeux de poupée dans lesquels elle peut s'identifier à sa mère.

Les rôles d'âge sont basés sur les différences de potentialité de l'enfant au cours de son développement et ils assurent sa participation progressive à la vie du groupe culturel. Le premier rôle de l'enfant a des déterminations biologiques; c'est un rôle tout passif, lié à la faiblesse et à l'impuissance du nourrisson; en outre il est complémentaire du rôle actif des parents qui nourrissent le bébé et subviennent à ses besoins. Au cours de son évolution, l'enfant est censé passer de ce premier rôle passif et dépendant à un rôle complémentaire, joué d'abord par ses parents, rôle actif et chargé de responsabilités. Entre ces deux attitudes extrêmes se situe toute une gamme de rôles qui assurent la transition et prescrivent les conduites socia- lement attendues à chaque étape de l'évolution. Celle-ci peut se faire d'une façon continue et sans heurts appréciables; l'enfant considéré déjà comme un petit homme étend lentement sa participation aux occupations et aux travaux des adultes. Dans d'autres sociétés, au contraire, le passage est brutal, on arrache le jeune homme à tous ses rôles d'enfant pour l'initier brusquement à son rôle d'adulte n.

Dans notre culture, les rôles sont discontinus et étroite- ment liés à des patterns sociaux. Même chez le tout jeune enfant, l'âge du sevrage, celui de l'éducation à la propreté, etc., sont prescrits par les règles de puériculture. Les premiers rôles joués par l'enfant sont néanmoins assez souples et dépendent largement de la structure familiale.

11. Ruth Benedict, α Continuities and Discontinuities in Cultural conditioning », in Personality in nature, Society and Culture (Clyde Kluckhohn and Henry A. Norray).

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Anne-Marie Spenlé Alors que, dans sa famille, l'enfant vivait en relation avec

des personnes plus âgées ou plus jeunes que lui, l'entrée à l'école le met brusquement en contact avec un groupe de contemporains. En même temps il est obligé d'abandonner en partie les rôles antérieurs de jeu pour se conformer au modèle d'écolier tranquille et travailleur. A partir de ce moment les groupes d'âge sont fermés, le passage de l'un à l'autre se fait brusquement, à dates fixes, avec l'entrée dans la classe supé- rieure. Chaque groupe d'âge obéit à des patterns culturels différents; l'habillement, les jeux, toute l'atmosphère de la classe changent d'une année à l'autre. Le plus souvent l'enfant ne joue qu'avec ses camarades de classe et n'entretient presque pas de rapports avec les écoliers plus jeunes ou plus âgés. L'enfant qui n'adopte pas les rôles conformes à son âge, qui reste accroché à des rôles infantiles ou se distingue d'une façon quelconque des autres, est frappé d'ostracisme et de ridicule par ses camarades. Il est alors souvent obligé d'endosser, bien malgré lui, un autre rôle au sein de la communauté, celui de brebis galeuse et de bouc émissaire de la classe. Ainsi, à chaque passage dans une classe supérieure, l'enfant abandonne certains rôles périmés sous la double pression de la famille et de ses contemporains, et il en aborde d'autres, conformes à son âge, ou plutôt conformes à l'attitude qu'il convient d'avoir à cet âge selon les prescriptions culturelles. La mère dira ainsi à sa fille devenue grande : « A ton âge, ça ne se fait plus de jouer à la poupée, il convient de faire des choses plus sérieuses. » L'enfant est d'ailleurs encouragé à renoncer aux satisfactions liées aux rôles infantiles grâce au prestige lié aux rôles d'âge supérieur.

La plus grande discontinuité se produit au moment de la puberté. Dans notre société l'adolescence ne constitue pas une classe d'âges spéciale assurant la transition entre l'enfance et la maturité et l'adolescent y occupe une situation fort difficile. Les rôles infantiles sont en partie abandonnés, les rôles adultes ne sont pas encore définitivement constitués et l'adolescent reste en déséquilibre entre les deux, considéré tantôt comme un adulte et tantôt comme un enfant.

Ces rôles d'âge et de sexe ont une double fonction dans la vie de l'individu. D'une part les rôles de sexe assurent la cohé- sion et la continuité de la personnalité en l'orientant, dès le début de sa vie, vers des rôles qu'il assumera pleinement dans l'avenir et en lui permettant une identification stable et durable. D'autre part les rôles d'âge assurent le changement et la pro- gression de l'individu. Ils se modifient tout au long de l'existence et obligent la personnalité à se renouveler constamment, à

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Notion du Rôle chez VEnfant

rejeter les vieux rôles périmés pour en apprendre de nouveaux. Ainsi sont garanties, d'une part la stabilité de la personnalité par les rôles sexuels permanents, d'autre part sa faculté de renouvellement grâce aux rôles d'âge transitoires.

Par ces différents rôles l'individu est relié à la société tout entière. Il participe à son passé, car les rôles sont antérieurs à l'individu qui les assume. Il prépare son avenir, car les rôles qu'il apprend dans sa jeunesse sont ceux qu'il réalisera pleine- ment dans sa vie d'adulte et qu'il enseignera à ses enfants.

Mais la société, elle aussi, se transforme, elle évolue sans cesse, et si certains rôles demeurent immuablement les mêmes à travers les générations, il en est d'autres qui se modifient. Ceci est vrai surtout pour notre société contemporaine qui se modifie à un rythme très rapide. Il est certain que les patterns culturels qui ont régi la société d'hier ne sont plus les mêmes que ceux auxquels nous nous conformons aujourd'hui. Dans une société stable, les rôles culturels soudent une génération à l'autre par la répétition d'attitudes identiques. Pour les rôles d'âge et de sexe, par exemple, il suffirait de se conformer aux patterns de la génération précédente, c'est-à-dire de devenir comme son père ou sa mère pour être reconnu et apprécié par la génération actuelle.

Aujourd'hui les normes culturelles changent énormément d'une génération à l'autre. Les modèles d'identification repré- sentés par les parents appartiennent à la génération passée, à une époque révolue. Ils représentent des modèles de conduite rejetés par la génération actuelle. Cet état de fait constitue une grande source de conflit pour les enfants dès l'âge scolaire. En effet, à cet âge, ils font partie de deux groupes, d'une part le groupe familial dans lequel ils doivent jouer des rôles approuvés par les parents, d'autre part le groupe scolaire dans lequel ils ne peuvent acquérir du prestige qu'en jouant des rôlesapprouvés par les camarades. Par suite de l'évolution rapide des normes et des patterns culturels les rôles de ces deux groupes sont incompatibles. Par un mécanisme d'identification, les parents approuvent les rôles que leurs parents à eux approuvaient quand ils étaient petits, rôles qu'ils ont conservés, puisqu'à leur époque la. société était encore relativement stable. Mais, à notre époque, un enfant qui essaie de jouer des rôles approu- vés par les parents, c'est-à-dire de devenir comme eux, ne sera pas reconnu par ses camarades et son comportement sera stig- matisé par des épithètes de « vieux jeu », « démodé », « prude » etc., excluant l'enfant ou l'adolescent du groupe de ses contempo- rains. D'autre part les parents réprouveront les conduites dites « modernes » de leurs enfants en invoquant les rôles qu'ils

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Anne-Marie Spenlé

jouaient eux-mêmes pendant leur jeunesse : « A ton âge je ne me serais pas permis ça ».

Ce conflit de rôles, qui fait l'objet d'une étude intéressante de Margaret Mead ω, est souvent résolu par une espèce de compartimentage : telle attitude est adoptée envers la famille, telle autre en présence du groupe de contemporains. Le conflit se réveille alors et devient particulièrement embarrassant, lorsque l'enfant se trouve simultanément en présence des camarades et des parents, car à ce moment il ne sait plus quel rôle jouer pour plaire à tout le monde. Dans cet état de choses, l'enfant ne peut pas réussir à trouver un modèle d'identifica- tion universellement approuvé, sa personnalité a du mal à opérer une synthèse satisfaisante et à trouver son unité, et ainsi son accession au stade d'adulte est rendue très difficile.

Strasbourg.

12. Margaret Mead : « Social change and Cultural Surrogates » in Personality in Nature, Society and Culture, par Clyde Kluckhohn and Henry A. Murray.

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