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pragmatica
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1. L'INTÉGRATION DE LA PRAGMATIQUE À LA LINGUISTIQUE
La pragmatique qui s'est développée sur le Continent, et notamment en France, à la suite
des travaux d'Austin et de Searle, a été surtout le fait de linguistes. C'est une pragmatique qui se
veut intégrée à la linguistique, à savoir une discipline qui, loin de compléter la linguistique, en
est une partie intégrante.
L'intégration de la pragmatique à la linguistique est le fruit de deux principales lignes de
pensée, dont les formations sont à peu près contemporaines. La première résulte de l'adaptation
de la conception dialogique aux sciences du langage, la seconde de l'incorporation des acquis de
la philosophie du langage ordinaire à la linguistique poststructurale.
a.) Du dialogisme à l'intertextualité
Le premier pas vers la constitution de la pragmatique linguistique selon Reboul, Moeschler et
Sarfati c’est le passage du dialogisme à l'intertextualité.
En France, c'est à la fin des années 60 que la pensée de M. Bakhtine est introduite et
interprétée pour la première fois.
Deux initiatives vont contribuer à interpréter l'idée de translinguistique en terme
d'intertextualité.
Pour J. Kristeva (1967) :
le dialogisme voit dans tout mot, un mot sur le mot adressé au mot [...], c'est à condition
d'appartenir à cette polyphonie, à cet espace intertextuel que le mot est un mot plein [...].
C'est à l'aune de la textualité et de l'objet texte que le principe dialogique s'offre ici à la
réévaluation. Sa réception s'effectue d'emblée dans un contexte culturel déjà marqué par le
soupçon que la psychanalyse et le marxisme font peser sur la conception classique du sujet et le
postulat de la transparence du discours. Le texte n'est désormais plus conçu comme le support
d'une image lisse du monde ou de l'intériorité souveraine du sujet. Il s'appréhende comme
production à part entière.
Par suite, R. Barthes radicalisera cette perspective dans un article de l’Encyclopaedia
Universalis :
Le texte est une productivité [...] Il déconstruit la langue de communication, de
représentation ou d'expression (là où le sujet, individuel ou collectif, peut avoir l'illusion qu'il
imite ou s'exprime) et reconstruit une autre langue.
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Dans l'environnement immédiat de cette problématique, il convient de situer la plupart
des contributions du collectif Tel Quel : Théorie d'ensemble (1968). D'importants linéaments s'y
exposent : la théorie de l'archive (M. Foucault), la déconstruction (J. Derrida), la sémiologie
critique (J. Kristeva), la théorie de l'écriture (P. Sollers), la théorie du nouveau roman (J.
Ricardou), etc.
Mais avant d'être une catégorie distinctive de la théorie du texte, l'intertextualité est une
pratique d'écriture dont les Poésies de Lautréamont illustrent la fécondité. Dans le contexte de la
révolte de mai 1968, cette technique est largement employée comme une arme de la contestation.
Les diverses mouvances du Situationnisme, issues de l'action de Guy Debord, systématisent par
voie de tracts et sur les murs la technique du « détournement » des textes.
Intertextualité et sciences du langage
Une nouvelle perspective de travail se constitue. D'autres auteurs, en linguistique,
contribueront à la redéfinition de leur champ à partir d'une lecture généralisée des thèses
dialogiques.
Les études littéraires. Pour A. Compagnon (1979), l'économie dialogique d'un texte
relève d'abord du recours à la citation. C'est par la convocation et l'inscription du discours
d'autrui que le texte signale le réseau de ses appartenances intertextuelles.
Après avoir dressé un panorama de l'histoire de la citation depuis l'Antiquité
l'auteur identifie une norme citationnelle à l'âge classique, ce qui permet alors de mesurer
l'évolution du jeu littéraire depuis Montaigne jusqu'à Borges. Il résulte de la prolifération de la
citation un effet de brouillage des instances entre auteur citant et auteur cité.
De son côté, G. Genette (1985) formule une conception restrictive de l’intertextualité. Ce
concept désignera exclusivement « une relation de coprésence d'un texte dans un autre texte »
(citation, plagiat, allusion). C'est ainsi un type particulier de relation que Genette entend
analyser, l'hypertextualité qu'il définit comme « toute relation unissant un texte B (hypertexte) à
un autre texte A (hypotexte) dont il dérive », non par inclusion mais par greffe. Mais Genette
distingue encore entre la nature de la relation (imitation ou transformation de A par B) et le
régime discursif que cette relation est susceptible de déterminer (ludique, satirique, sérieux).
Les études linguistiques. La fortune de la thèse dialogique n'est pas moindre en
linguistique, notamment dans les théories de l’énonciation. Elle fait d'abord l'objet d'une
réinterprétation de la part de J. Authier (1995) dans le traitement du discours rapporté. La notion
d'hétérogénéité fait ici écho au travail de Bakhtine. A l'idée classique du sujet clair à lui-même («
je pense donc je suis »), l'auteur substitue la thèse psychanalytique du sujet clivé («je pense là où
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je ne suis pas »). La reconnaissance de cet écart porte J. Authier à analyser ce qu'elle nomme
l'hétérogénéité discursive comme la marque sémiotisée de l'extériorité du sujet à lui-même,
toujours devancé, toujours habité par la parole de l'autre.
Pour O. Ducrot (1985), le dialogisme se laisse principalement réinterpréter en terme de
polyphonie. Ce phénomène linguistique se caractérise surtout par l'inscription par le locuteur du
discours d'autrui dans son propre propos. Il s'agit littéralement d'un mécanisme de « mise en
scène » grâce auquel le locuteur impute à un autre un point de vue discursif qu'il n'entend pas
assumer (la pragmatique linguistique).
b.) Le débat linguistique/philosophie du langage
Au cours de la constitution de la pragmatique linguistique, on a eu deux débats
importants : le débat Benvéniste/Austin et le débat Ducrot/Searle.
Le débat Benvéniste/Austin
C'est à partir des exigences méthodologiques et théoriques de la linguistique que
Benvéniste, dans un article intitulé La Philosophie analytique et langage (1960), propose une
évaluation de la théorie d'Austin. Il développe une position moyenne qui consiste d'une part à
accepter l'hypothèse performative, mais à récuser d'autre part l'hypothèse générale relative au
fonctionnement illocutoire du discours. Pour Benvéniste, le concept de performativité, avec la
vision théorique qu'il engage, constitue un véritable apport pour la description empirique des
faits de langue. Ce concept concerne de manière certaine l'analyse d'une catégorie de verbes,
donc au premier chef la lexicologie. En revanche, le concept de valeur illocutoire ne présente
aucun des aspects tangibles de la performativité ; il ne correspond à aucune donnée concrète,
n'étant pas marqué en langue. Le point de vue de Benvéniste est encore celui de la linguistique
structurale, en quête de régularités formelles. Cette approbation tient aussi à la motivation du
terme. Benvéniste précise que le verbe anglais « to perform » est une formation lexicale issue du
verbe francien « parformer » (signifiant « accomplir », au XIVe s.). La perspective philologique
est enfin de nature à fonder la légitimité opératoire de ce concept : certains verbes du lexique
français (identifiés par Austin comme « comportatifs » parce qu'ils dénotent un certain nombre
de conduites sociales) sont dérivés de locutions latines. C'est le cas de verbes tels que « remercier
» ou « saluer », que pour cette raison, Benvéniste (1958) analyse comme des délocutifs.
Le débat Ducrot/Searle
Le second moment de l’intégration de la pragmatique à la linguistique résulte de la
discussion critique à laquelle O. Ducrot, par le biais d’une préface, soumet les thèses de J. R.
Searle à l’occasion de la traduction de son ouvrage Les Actes de langage (1972). Le point de vue
développé est sensiblement différent de celui de Benvéniste, il porte à des conclusions plus
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audacieuses. O. Ducrot reconsidère l'ensemble des postulats du Cours de Linguistique Générale
(CL.G). F. de Saussure a distingué entre « trois facteurs dans tout phénomène de langage » : (1)
les conventions sociales, (2) les motivations individuelles, (3) un ensemble de conditionnements
situationnels. Il en conclut que l'interprétation de la théorie des actes de parole présentée par
Searle est conciliable avec les postulats saussuriens : le lien du plan locutoire et du plan
illocutoire relève des conventions de langue. Un autre problème se pose au linguiste : c'est celui
que pose la traduction française du concept anglais de « speech act ». Compte tenu de
l'opposition langue/parole, distinctive de la linguistique, il n'est pas indifférent de traduire «
speech act » (littéralement : acte de discours) par « acte de langue », « acte de parole » : la
première occurrence tournerait définitivement le dos à la perspective pragmatique, la seconde
semblerait ignorer le cadre du CL.G. En définitive, la traduction française a opté pour « acte de
langage », terme plus neutre qui fait simplement référence à la faculté de l'espèce.
À la même époque cependant, sous l'influence de la pragmatique anglo-saxonne, O.
Ducrot développe une critique de la langue comprise comme « système de signes ».
La langue n'est certes pas un moyen de représentation ; en faire un « instrument » de
communication ne suffit pas davantage à rendre compte de sa particularité. Dans la mesure où
elle est une condition fondamentale de la mise en relation des sujets, compte tenu de situations
sociales variables, O. Ducrot (1972b) propose de la définir comme « une panoplie de rôles ».
2. LA PRAGMATIQUE LINGUISTIQUE ET SES ÉTAPES DE FORMATION
Elle consiste dans le développement de deux champs théoriques en prise directe sur la
problématique argumentative. La nouvelle rhétorique de C. Perelman renoue avec la tradition
antique, compte tenu de l'histoire intellectuelle contemporaine. La théorie de l'argumentation de
O. Ducrot questionne la logique d’une langue naturelle à partir d’une double intégration de la
pragmatique : à la linguistique d’une part, à la sémantique d’autre part.
a.) C. Perelman : la néo-rhétorique
Le contexte historique
La réflexion de C. Perelman (1912-1984) a été engagée après le second conflit mondial, à
partir du droit et de la philosophie du droit. Sans doute peut-on voir dans ce projet une marque de
l'époque : il s'agissait notamment de conférer une base rationnelle à la gestion des conflits, ou
plus précisément, grâce à la médiation rhétorique, d'éviter que les conflits ne dégénèrent en
violence physique.
Mais du point de vue théorique, l'œuvre de Perelman est, comme celle d'autres penseurs
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de la même génération, une réaction aux excès du logicisme que l'auteur lui-même définit
comme « une rupture avec une conception de la pensée et du raisonnement, issue de Descartes ».
L'auteur du Traité de l'argumentation (1988) fonde ce point de vue en développant
l'histoire du raisonnement, comprise comme le résultat de la lutte que Platon a livré avec succès
contre les sophistes, au profit du seul modèle mathématique.
Le fait souligné par Perelman qu'il existe bien des domaines de pratiques (à commencer
par la vie quotidienne, la morale ou le droit) où les sujets mobilisent pour communiquer et faire
valoir leurs points de vue une forme de rationalité nullement fondée sur l'administration
apodictique de la preuve, constitue la base de sa critique. Telle est le cas de toutes les formes de
raisonnement courant qui n'ont pas pour fin d'établir le vrai, mais de se fonder sur le registre des
valeurs éthiques pour asseoir le vraisemblable. Ce domaine n'est pas celui de la logique fondée
sur le maniement de l'argumentation démonstrative, mais celui de la rhétorique fondée sur le
maniement de l'argumentation persuasive.
Les enjeux
Il convient donc de distinguer très nettement entre les aspects du raisonnement « relatifs à
la vérité » et ceux qui sont « relatifs à l'adhésion ». Ces observations tendent à la reprise du
projet aristotélicien, mais dans le contexte contemporain, en dehors de toute considération sur la
technicité de genres oratoires spécialisés. Perelman définit en effet les perspectives d'une néo-
rhétorique, soucieux de caractériser les conditions d'efficacité des discours. Ainsi, la logique
conversationnelle repose-t-elle sur les modalités de l'argumentation persuasive : le discours
confronté aux faits, doit s'accommoder des valeurs et croyances des sujets engagés dans la
communication.
Les principes
Les perspectives de la rhétorique des échanges sont avant tout liées à la considération de
principes théorico-pratiques. Dans L'Empire rhétorique (1997), Perelman énumère les quatre
paramètres en fonction desquels l'orateur/locuteur ajuste son discours :
- 1) le but de l'argumentation est de provoquer ou d'accroître l'adhésion d'un
auditoire aux thèses qu'on présente à son assentiment ;
- 2) l'orateur, s'il veut agir efficacement par son discours, doit s'adapter à son
auditoire, en adoptant pour point de départ de son raisonnement les thèses admises par ceux
auxquels il s'adresse ;
- 3) l'orateur construit une représentation de l'auditoire -auditoire universel -, norme
idéale de son discours, auquel il s'adresse par la médiation de son auditoire réel ;
- 4) le propos de l'orateur est une dialectique permanente entre les données
supposées acquises et les données construites.
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Pour parvenir à son but, l'orateur peut user de trois types d'arguments : les arguments
quasi logiques (notamment le raisonnement par analogie), les arguments tirés de la structure du
réel, les arguments fondés sur des exemples.
La pensée de C. Perelman est à l'origine du renouveau des études argumentatives, et dans
bien des cas, ses perspectives convergent avec les préoccupations des théoriciens de la
pragmatique qui ont capté l'héritage philosophique anglo-saxon.
b.) O. Ducrot : la pragmatique intégrée
Si la pragmatique intégrée participe à sa façon du renouveau de la rhétorique, elle diffère
par ses postulats et ses objets de la nouvelle rhétorique de C. Perelman. Cependant, dans le
contexte français, elle prolonge la sémantique de renonciation de É. Benvéniste (1902-1976),
notamment axée sur l'identification des formes de la subjectivité linguistique. Depuis les
prémisses de sa recherche, O. Ducrot (1968) plaide en faveur d'un «structuralisme du discours
idéal » susceptible de rendre compte du sens des énoncés à partir des conventions linguistiques
qui règlent l'activité des sujets parlants.
La « machinerie du sens »
Le modèle prévoit deux composants dont l'activité s'avère complémentaire pour la
détermination du sens (O. Ducrot, 1972,1985).
Le composant linguistique (CL) remplit deux fonctions. Il a d'abord pour tâche de
déterminer la construction logico-grammatical de la phrase, c'est-à-dire de garantir son statut de
« suite bien formée » (conforme à la syntaxe et à la sémantique de la langue). Par suite, le CL
assigne aux phrases une signification. L'activité se déroule à partir d'une « hypothèse externe »
dans la mesure où le CL traite d'entités linguistiques hors contexte :
P : Je vous donne donc rendez-vous ici demain malin à onze heures
Le composant rhétorique (CR) traite globalement de l'interprétation contextuelle des
phrases. L'activité du CR se fonde donc sur une « hypothèse interne » puisqu'à ce stade, la
machinerie du sens tient compte de la situation d'énonciation (SE) qui seule permet d'assigner à
une phrase (P) le statut d'énoncé à part entière (E) en lui attribuant un sens. Le CR opère en deux
temps. Il assume tout d'abord la saturation des variables que sont notamment les éléments
indexicaux ou déictiques (marques personnelles, marqueurs spatio-temporels), de manière à fixer
la référence. Il procède ensuite à l'application éventuelle des lois de discours susceptibles de
garantir la recevabilité de l'énoncé :
E : « Je vous donne donc rendez-vous ici demain matin à onze heures »
Cette conception du calcul sémantique est dite instructionniste, dans la mesure où les
résultats de l'hypothèse externe servent d'instructions au CR pour la formulation de l'hypothèse
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interne.
En schéma :
P(hrase)
Composant Linguistique S(ituation)
P’ (signification de P) Composant Rhétorique
Sens de P dans le contexte de S
Le rendement du modèle
Ayant posé le cadre conceptuel de ce modèle, il convient d'en caractériser le rendement.
Les mots du discours. Cette expression désigne un ensemble de termes au statut sémantique
problématique (O. Ducrot, 1980). Il s'agit soit de mots vides, équivalents grammaticaux des
connecteurs de la logique formelle (conjonctions de coordination), soit de mots au contenu
sémantique discret (interjections), ou encore d'éléments adverbiaux susceptibles de nombreuses
valeurs d'emploi d'un point de vue pragmatique (d'ailleurs, décidément). Ces différents termes
actualisent en discours un large spectre de fonctions argumentatives potentielles. L'analyse du
comportement discursif de la conjonction « mais » illustre assez clairement le postulat de la
théorie de l'argumentation dans la langue (TAL). Soit l'exemple :
E1 : Il fait beau
L'énonciation de E1 est de nature à en tirer une conclusion (r) du type : Allons nous
promener. Seulement, l'emploi de « mais » en tête d'un nouvel énoncé E2 modifie l'orientation
argumentative initialement définie par l’énonciation de El :
(El) Il fait beau, mais (E2) j'ai mal aux pieds.
Il résulte de cette suite une réévaluation du type de conclusion initialement attendu. À partir des
propriétés argumentatives qui le caractérisent, « mais» opère en discours comme un inverseur.
Au lieu de l'implication :
El r (E2), c'est une conclusion r'- inverse de r - qui sera tirée et tenue pour valide :
(El) Il fait beau, mais (E2) j'ai mal aux pieds : (donc : r') je ne sors pas.
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O. Ducrot distingue encore comme mots du discours certains verbes naguère identifiés
par B. Russell comme des verbes d'attitude propositionnelle (trouver que, penser, croire, savoir) :
ils se situent sur l'axe épistémique croire/ savoir. Par analogie avec les performatifs explicites
identifiés par Austin, O. Ducrot les caractérise comme des performatifs du discours intérieur :
au lieu d'accomplir l'acte qu'ils dénotent, ils marquent le degré de certitude ou d'adhésion du
locuteur à l'égard du jugement exprimé.
Les échelles argumentatives.
Cette expression désigne les mécanismes de scalarité (c'est-à-dire de gradation) mis en œuvre
par les locuteurs pour faire valoir un point de vue (O. Ducrot, 1982). Il s'agit dans tous les cas de
l'élaboration d'un dispositif argumentatif à partir d'un recours aux données du sens commun.
On définira une échelle argumentative comme une construction de discours qui vise à développer
un jugement de valeur à partir de deux axes normatifs susceptibles de varier :
C'est bien de marcher longtemps quand il fait beau
Cet énoncé articule deux échelles normatives (la norme quantitative de la marche, la
norme qualitative du climat), mobilisées par le locuteur pour mettre en rapport deux domaines (la
pratique de la marche, la situation climatique) :
Très beau Beaucoup
Beau Longtemps
Mauvais Un peu
Très mauvais Pas du tout
Échelle qualitative Échelle quantitative
(situation climatique) (pratique de la marche)
La construction d'une échelle argumentative suppose donc la reconnaissance par les
locuteurs d'échelles normatives. On peut présumer que ces dispositifs relèvent d'un savoir
partagé. Mais ce n'est pas une nécessité. Par définition, une construction de discours révèle la
latitude d'expression des sujets parlants (relativement aux contraintes dialectales, sociolectales et
idiolectales). Admettant en principe des normes, ils peuvent aussi bien s'y conformer que s'en
écarter.
La polyphonie. En empruntant ce concept à Bakhtine pour l'adapter à la pragmatique
intégrée, O. Ducrot (1985) entend caractériser un certain type d'énonciation où les instances de
parole sont mêlées. Pour des raisons méthodologiques, le linguiste distingue alors entre le sujet
parlant (individu empirique), le locuteur (responsable de ses énoncés) et l'énonciateur (instance
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de parole représenté, littéralement « mis en scène » par le locuteur), partons d'un cas simple. Un
adage du type : La critique est aisée, mais l'art est difficile, peut être analysé dans une
perspective polyphonique. Le sens de l'énoncé met en œuvre plusieurs instances de parole : un
énonciateur El présenté comme assumant la position du critique, et un énonciateur E2 dénonçant
la facilité de la critique face à la difficulté de l'art. Dans ce cas, on peut admettre, au-delà du fait
que le locuteur s'identifie à E2 - par exemple dans le cadre d'une argumentation défensive - que
son énoncé met également en cause à travers la récusation de El la posture de l'opinion (le « on »
de la doxa) souvent prompte à dénigrer les œuvres de culture.
Les attestations les plus typiques de la polyphonie sont plus ou moins aisées à repérer. La
polyphonie est :
- explicite dans le cas de la forme directe du discours rapporté : Pierre m'a dit : « J'aimerais
rester davantage » ;
-implicite, après certaines expressions qui dénotent l'acquiescement (d'accord, certes) employées
avec l'inverseur « mais » : Certes, il n'est pas sympathique, mais il a d'autres qualités.
Le concept de polyphonie permet en outre de rendre compte de différents phénomènes
linguistiques dans une perspective énonciative :
- la négation : Je ne suis pas de ceux qui corrigent vingt copies en une heure ;
- l'interrogation : Etes-vous certain d'avoir suffisamment mangé ? ;
- la présupposition : Ce récit est plus que dramatique, il est effrayant.
L'indifférenciation des instances de parole est parfois complète, ce qui pose
le problème de la portée (M. Charolles, 1990) ou du rattachement des énoncés à telle instance
plutôt qu'à telle autre : Elle craint pour sa place, tout le monde critique ses décisions.
La polyphonie s'atteste également en diaphonie (E. Roulet, 1985), lorsque le propos
représenté par le locuteur est imputé au destinataire : Il fait peut-être beau, mais j'ai du travail.
L'implicite. La théorisation de la dimension implicite du sens n'est pas la moindre
conquête de la pragmatique intégrée. De proche en proche, la machinerie du sens répertorie les
différents aspects du non-dit, principales conditions de renonciation. Cette réflexion
fondamentale repose avant tout sur une première critique des présupposés de la théorie de la
langue comprise comme un code :
Dire que les langues naturelles sont des codes, destinés à la transmission de l'information d'un
individu à un autre, c'est admettre du même coup que tous les contenus exprimés grâce à elles sont
exprimés de façon explicite. [...] Ce qui est dit dans le code est totalement dit, ou n'est pas dit du tout. (O.
Ducrot, 1972.)
La justification du recours discursif à l'implicite et, partant, de sa constitution en objet de
la linguistique vient de l'importance tenue par ce mécanisme de construction du sens dans
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l'activité des locuteurs :
Or on a bien fréquemment besoin, à la fois de dire certaines choses, et de pouvoir faire comme si
on ne les avait pas dites, de les dire, mais de façon telle qu'on puisse en refuser la responsabilité.
Ce recours est rapporté à deux types de raisons. Tout d'abord, une raison culturelle en
vertu de laquelle certaines limites éthiques sont imposées à ce qui peut se dire ouvertement :
Elle tient d'abord au fait qu'il y a, dans toute collectivité, même dans la plus apparemment
libérale, voire libre, un ensemble non négligeable de tabous linguistiques. [...] Ce qui importe davantage,
vu notre propos, c'est qu'il y a des thèmes entiers qui sont frappés d'interdit et protégés par une sorte de
loi du silence (il y a des formes d'activités, des sentiments, des événements dont on ne parle pas). Bien
plus, il y a, pour chaque locuteur, dans chaque situation particulière, différents types d'informations qu'il
n'a pas le droit de donner, non qu'elles soient en elles-mêmes objets d'une prohibition, mais parce que
l'acte de les donner constituerait une attitude considérée comme répréhensible.
Conclusion
Nous arrivons ainsi à une conclusion peu surprenante : les débuts de la pragmatique se sont faits
suivant une approche entièrement codique du langage et de son usage. Cette approche n'a pas fait de place
aux processus inférentiels et elle voyait l'interprétation du langage comme un processus essentiellement
transparent. La conséquence la plus regrettable a été une séparation durable entre la pragmatique à ses
débuts et les sciences cognitives à leurs débuts.
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