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L’AFROPOLITANISME EN DÉBAT Patrick Awondo Karthala | « Politique africaine » 2014/4 N° 136 | pages 105 à 119 ISSN 0244-7827 ISBN 9782811113926 DOI 10.3917/polaf.136.0105 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2014-4-page-105.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Karthala. © Karthala. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Karthala | Téléchargé le 18/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Karthala | Téléchargé le 18/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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L’AFROPOLITANISME EN DÉBAT

Patrick Awondo

Karthala | « Politique africaine »

2014/4 N° 136 | pages 105 à 119 ISSN 0244-7827ISBN 9782811113926DOI 10.3917/polaf.136.0105

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2014-4-page-105.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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S’appuyant sur la problématique des politiques identitaires, l’interrogation sur ce qu’on pourrait nommer le patrimoine Nègre et la façon dont les Afro-descendants s’y identifient a ouvert sur deux types de positionnements au cours des trois dernières décennies : il y a d’un côté une pensée de la différence s’adossant sur les avatars de l’africanité, et de l’autre des philosophies de la médiation, dont le travail intellectuel critique le discours de « clôture identitaire ». L’afropolitanisme comme idée de la façon dont les Africains et leurs descendants des diasporas font « communauté » et communient avec le monde surgit à l’interface des deux pôles évoqués. Il se veut lié à l’Afrique sans pour autant s’y réduire. Il ouvre dès lors sur une nouvelle politique identitaire à l’heure de la globalisation, privilégiant la fluidité et la modularité des appartenances. Mais réussira-t-il à faire école ?

Les Africains peuvent-ils encore penser un projet mobilisateur ? Le contexte de globalisation – comme autrefois la colonisation – peut-il ouvrir sur un nouveau projet africain dans le monde ? Le cosmopolitisme africain peut-il accoucher d’une solidarité nouvelle à même de se constituer sinon en alternative crédible du panafricanisme et des autres africanités, du moins les actualiser ? Au cours des trois dernières décennies, ces questionnements ont ouvert un champ de réflexion très fécond sur les formes de citoyenneté qui circulent à partir des mondes africains (l’Afrique elle-même, mais aussi ses diasporas) et sur la manière dont est produite l’africanité dans différents types de discours. De nombreux auteurs se sont attardés sur les spécificités des dynamiques historiques auxquelles ressortissent les diasporas noires, tout en critiquant la façon ambivalente dont on a inventé un discours sur l’« Afrique1 » ; d’autres ont analysé les formes actuelles du « cosmopolitisme » en et hors d’Afrique en insistant sur leur dimension culturelle2. Ces deux volets

1. Parmi les plus commentés, P. Gilroy, The Black Atlantic. Modernity and Double Consciousness, Cambridge, Harvard University Press, 1993 ; P. T. Zeleza, « Rewriting the African Diaspora: Beyond the Black Atlantic », African Affairs, vol. 104, n° 414, 2005, p. 35-68 ; voir les contributions de V. Y. Mudimbe, The Invention of Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1988 ; The Idea of Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1994.2. Voir par exemple, L. Sawyer, « Racialization, Gender, and the Negotiation of Power in Stockholm’s African Dance Courses », in M. K. Clarke et D. A. Thomas (dir.), Globalization and Race. Transformation

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de la recherche sur les Afriques dans le monde ont produit deux courants de pensée opposés : d’une part, une pensée de la différence3, d’autre part une philosophie de la médiation4.

Sur le versant de la différence, l’idée structurante est portée par les avatars de la négritude, du nativisme et des nationalismes africains dont le moteur est non seulement la conquête mais aussi la restitution de l’honneur des Africains bafoué par des siècles d’humiliation. L’autre axe, de la médiation, tente de nuancer et de renouveler les philosophies de la différence en critiquant le discours de la « clôture identitaire » qu’elles portent et en embrassant d’abord l’idée de l’universalisme au fondement du « signe africain » dans le monde. Ce second courant a notamment travaillé autour des concepts de cosmopolitisme, d’hybridité et de créolité5. Malgré le caractère contesté de ces concepts6, un nouveau paradigme a vocation à saisir le cosmopolitisme d’un point de vue africain et à partir du continent, il s’agit de l’afropolitanisme7. En se positionnant contre le culte de la différence, tout en tenant compte de

in the Cultural Production of Blackness, Durham, Duke University Press, 2006, p. 316-334 ; D. Scott, « That Event, This Memory: Notes on the Anthropology of African Diaspora in the New World », Diaspora: A Journal of Transnational Studies, vol. 1, n° 3, 1991, p. 261-284 ; voir aussi W. Safran, « Diasporas in Modern Societies: Myths of Homeland and Return », Diaspora: A Journal of Transnational Studies, vol. 1, n° 1, 1991, p. 83-99. Se référer également à S. Hall, « Introduction: Who Needs “Identity”? », in S. Hall, et P. du Gay, (dir.), Question of Cultural Identity, Londres, Sage Publications, 1996.3. Pour une idée sur le fondement de ce débat voir A. Mbembe, « À propos des écritures africaines de soi », Politique africaine, n° 77, 2000, p. 16-43 ; Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2010, p. 221-243. Considérer aussi l’article de K. A. Appiah, « Racism and Moral Pollution », Philosophical Forum, vol. 18, n° 23, 1986-1987, p. 185-202. Voir également F. Eboussi-Boulaga, L’Affaire de la philosophie Africaine. Au-delà des querelles, Paris, Terroirs/Karthala, 2011 ; sur la résonnance de ce débat dans les études postcoloniales voir A. Barro, « Le postcolonialisme africain. Un miroir brisé », Controverses (Postcolonialisme et Sionisme), n° 11, 2009, http://www.controverses.fr/pdf/n11/barro11.pdf. 4. Voir par exemple É. Glissant, Poétique de la relation. Poétique iii, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1990 ; Traité du Tout-Monde. Poétique iv, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1997. Se référer aussi aux travaux de K. A. Appiah et à la critique des textes de A. Crummel et W. E. Dubois, principalement l’ouvrage In My Father’s House. Africa in the Philosophy of Culture, Londres, Methuen, 1992.5. Lire à ce sujet K. A. Appiah, « Cosmopolitan Patriots », Critical Inquiry (Front Line/Borders), vol. 23, n° 3, 1997, p. 617-639. Voir aussi É. Glissant, Poétique de la relation…, op. cit. ; les concepts de « clotûre identitaire » et de « signe africain » sont à l’actif d’Achille Mbembe dont l’essentiel de la réflexion dans « Les écritures africaines de soi », art. cité, puis d’autres travaux notamment ceux qui débouchent sur l’« afropolitanisme », constituent une critique radicale des nationalismes africains et leur propension à fétichiser la différence et la race.6. Voir par exemple la critique de R. Brubaker, « “The diaspora” diaspora », Ethnic and Racial Studies, vol. 28, n° 1, 2005, p. 1-19.7. A. Mbembe (traduction de L. Chauvet), « Afropolitanism », in S. Njami and L. Duran (dir.), Africa Remix: Contemporary Art of a Continent, Johannesburg, Johannesburg Art Gallery/Jacana Media, 2005, p. 28. Voir aussi T. Selasi, « Bye Bye Babar Or: What is the Afropolitan? », The LIP Magazine, mars 2005, http://thelip.robertsharp.co.uk/?p=76, consulté le 10 septembre 2014.

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la « condition noire » dans le monde, l’afropolitanisme essaie d’investir la voie étroite entre la « clôture identitaire » et la médiation. Si de nombreuses jeunes personnalités du monde artistique se sont approprié le concept8, d’autres n’ont pas manqué d’engager un dialogue critique avec lui9.

Cet article questionne en premier ressort les fondements de ce projet « afropolitain ». Qui en sont les tenants ? Quels sont ses protagonistes et leurs arènes ? En quoi l’afropolitanisme peut-il s’assimiler à une forme d’enga- gement productrice de réforme culturelle et politique pour les ascendants d’Afrique ? Quels controverses et débats l’entourent ? Cette analyse s’ouvre sur un état des lieux des essais de définition de l’afropolitanisme, en insistant notamment sur la généalogie du concept et sa filiation avec les débats sur le cosmopolitisme et les diasporas africaines. Le texte explore ensuite les différentes appropriations dont l’afropolitanisme fait l’objet par des courants variés de la culture urbaine dans les lieux globalisés des capitales du Nord, comme Londres, ainsi que leur mise en dialogue avec celles des Sud à l’instar de Johannesburg ou de Lagos. Il s’agira aussi de comprendre ce que ces débats actuels nous apprennent des dynamiques de production afro-orientées pour créer des nouvelles utopies mobilisatrices, c’est-à-dire tout l’effort déployé par les intelligences afro-descendantes pour remobiliser autour d’une idée commune.

Des cosmopolitismes africains à l’afropolitanisme

Dans le sillage de ce que Paul Gilroy a défini comme l’« Atlantique noir10 », des spécialistes de toutes les disciplines se sont attelés à saisir les mou- vements des « communautés africaines » recomposées dans les sociétés post-esclavagistes et les aires postcoloniales. Parmi les plus engagés, dans les études anglo-saxonnes, la revue Diaspora, dirigée par Khachig Tölölyan depuis 199111, avait ouvert la voie au renouvellement des études diasporiques

8. J. Ohwovoriole, « Negotiating Afropolitanism: Essays on Borders and Spaces in Contemporary African Literature and Folklore », in J. Wawrzinek et J. K. S. Makokha, (dir.), Negotiating Afropolitanism. Essays on Borders and Spaces in Contemporary African Literature and Folklore, Amsterdam, Rodopi, 2010, English Academy Review: Southern African Journal of English Studies, vol. 28, n° 2, 2011, p. 79-81.9. S. B. Santana, « Exorcizing Afropolitanism: Binyavanga Wainaina Explains Why “I Am a Pan-Africanist, Not an Afropolitan” at ASAUK 2012 », African Studies Association UK Biennial Conference, 8 février 2013, http://africainwords.com/2013/02/08/, consulté le 20 septembre 2014. 10. P. Gilroy, The Black Atlantic…, op. cit. ; P. T. Zeleza, « Rewriting the African Diaspora… », art. cité.11. K. Tölölyan, « The Nation-State and Its Others », Diaspora: A Journal of Transnational Studies, vol. 1., n° 1, 1991, p. 3-7.

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et par conséquent des diasporas africaines. Philosophia Africana dont le but est d’analyser les enjeux politiques et sociaux en Afrique et dans les « diasporas africaines », s’est focalisée sur la question des diasporas à l’initiative du philosophe Emmanuel Chukwudi Eze12. Cette revue tente d’explorer l’expé-rience plurielle de l’Afrique et des diasporas noires dans une perspective à la fois comparatiste et universaliste. S’appuyant souvent sur les travaux précurseurs de W. E. B. Du Bois, Frantz Fanon ou encore Aimé Césaire, les penseurs des « Blacks diasporas » ont porté une lecture renouvelée des « Afro-descendants » et de la problématique de la blackness dans un monde glo- balisé13. Paul Gilroy, à la suite de Stuart Hall, montre qu’il n’y a pas de culture qui soit spécifiquement africaine, américaine, caribéenne, mais plutôt tout cela en même temps, c’est la « black Atlantic culture » dont les thèmes, techniques et usages transcendent l’ethnicité et la nationalité pour créer une entité nouvelle. D’autres chercheurs ont analysé les formes actuelles du cosmo-politisme africain dans les « diasporas » en insistant sur leur dimension culturelle et les politiques dites de « reconnaissance » identitaire14. Ce premier ensemble autour de Stuart Hall s’inscrit dans les Cultural studies, tout en se constituant comme un axe du postcolonialisme.

Une autre articulation des études sur les diasporas noires concerne l’analyse des migrations transnationales pour complexifier davantage la question des frontières « borderlands », mais aussi de l’économie politique des mou-vements, que ce soit d’un point de vue « genré », ou de celui de la formation des nouvelles communautés en contexte migratoire. Dans leur essai introductif intitulé « Diaspora et immigration », Valentin Yves Mudimbe et Sabine Engel présentent la diaspora comme une sorte de nation au sein d’une nation15, une « communauté » qui transcende les nations. Il faut citer dans ce sillage les travaux déterminants de Kwame Anthony Appiah sur le cosmopolitisme16 et l’appartenance multiple.

Un troisième courant pourrait être évoqué ici, concernant l’analyse de la dimension économique des migrations. Complexifiant encore plus la question des circulations et transmigrations célébrées par les Cultural studies,

12. E. C. Eze et J. P. Pittman, « Past, Present, and Future », Philosophia Africana, vol. 4, n° 1, 2001. 13. Voir D. Thomas et M. K. Clarke, Globalization and Race. Transformations in the Cultural Production of Blackness, Durham, Duke University Press, 2006 ; voir aussi, M. K. Clarke, « New Spheres of Transnational Formations: Mobilizations of Humanitarian Diasporas », Transforming Anthropology, vol. 18, n° 1, 2010, p. 48-65.14. L. Sawyer, « Racialization, Gender,… », art. cité ; D. Scott, « That Event, This Memory… », art. cité ; voir aussi W. Safran, « Diasporas in Modern Societies… », art. cité.15. V. Y. Mudimbe et S. Engel (dir.), « Diasporas and Immigration » (Special Issue), South Atlantic Quarterly, vol. 98, n° 1, 1999.16. Sur ce point, voir K. A. Appiah, « Cosmopolitan Patriots », art. cité.

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d’autres chercheurs se concentrent sur la dimension la plus problématique des diasporas noires, à savoir la structure des inégalités en dialogue avec les questions raciales et le « transnationalisme ». Ce dernier mouvement s’intéresse aux questions de biopolitique, à l’intersection des politiques culturelles et des enjeux d’inégalités, pour analyser comment se négocient la participation et l’exclusion dans les mondes de l’Atlantique noir17. Dans cette perspective, une distinction s’établit entre une approche plus formelle de la citoyenneté noire dans les États et une appréhension plus culturaliste qui renvoie à une multitude de facteurs embrassant la race, l’ethnique, les langues et les enjeux géopolitiques et géographiques.

Il est important de souligner le développement contrasté de la question de la diaspora noire entre les mondes anglo-saxons que sont la Grande-Bretagne et les États-Unis principalement, et la France. Dans les études françaises, ainsi que l’indiquait Pape Ndiaye, se sont développés des travaux qui se distinguent des approches en termes de « politique identitaire », pour glisser vers des « politiques minoritaires ». La question noire (blackness), en tant qu’entité au destin globalisé, est ici absente : « le critère d’appréciation n’est plus l’identité particulière, mais le tort subi par une personne au titre de son appartenance à un groupe minoré. Les objets et pratiques culturels passent alors au second plan derrière les dispositifs politiques, juridiques et sociaux par lesquels la domination s’exerce et se transforme18 ». Il y a donc, du côté français, un intérêt plus grand pour des processus structurels qui déterminent le parcours des populations noires. Cet intérêt, qui a abouti ces dernières années aux études minoritaires portées principalement par Didier Fassin ou encore Pap Ndiaye, est en quelque sorte tributaire de la trajectoire historique des travaux français sur les migrations et l’immigration plus « stato-centrés ». Ainsi que le note Abdoulaye Gueye, « cette approche consiste à partir notamment de la construction institutionnelle de la migration, c’est-à-dire du discours et des archives produits par l’État pour étudier la migration19 ». Or, les chercheurs français se sont exposés à un risque objectif signalé par Gueye dans son état des lieux de la diaspora noire en France, à savoir « introduire la vision de

17. Se référer au débat suscité par l’article de M. K. Clarke, « New Spheres of Transnational Formations… », art. cité. Considérer par exemple les réponses de P. T. Zeleza, « Reconceptualizing African Diasporas : Notes from a Historian », Transforming Anthropology, vol. 18, n° 1, 2010, p. 74-78 ; J. Muteba Rahier, « “The diversity of Diasporic Subjectivities : Different and Separate ontologies”. A response to Kamari Clarke’s “New spheres of transnational formations : mobilzations of humanitarian diasporas” », Transforming Anthropology, vol. 18, n° 1, 2010, p. 66-69.18. P. Ndiaye, La Condition noire. Essai sur une minorité française, Paris, Calmann-Lévy, 2008.19. A. Gueye, « De la diaspora noire : enseignements du contexte français », Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 22, n° 1, 2006, p. 11-33.

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l’État dans leur analyse ». En témoigne la centralité des concepts institutionnels tels que l’assimilation ou l’intégration dans la recherche française sur les migrations. Ce contraste mériterait de plus amples développements, mais il est essentiel de souligner les approches différenciées entre les espaces français et anglo-saxons, avec du côté français une invisibilisation de la question raciale et identitaire et, du côté anglo-saxon, sa surreprésentation. Cela permet de mieux comprendre le fait que l’afropolitanisme comme concept a d’abord émergé au sein des mondes anglo-saxons.

Surgissement de l’afropolitanisme

Dans le paysage des diasporas noires des études anglo-saxonnes, la reconnaissance communautaire et la politique identitaire occupent la surface des productions discursives. À cet égard, la dispersion des cosmopolitismes africains a suscité de nombreux débats. C’est en partie en écho à ces débats internes aux études sur les diasporas noires que s’est créé le concept d’afro-politanisme. Il est né dans les milieux de la culture urbaine afro-londonienne et sud-africaine. Deux principales tendances s’en dégagent. L’une dans le domaine de la production esthétique et culturelle a été popularisée par l’écrivaine d’origine ghanéenne Taiye Selasi dans une chronique devenue célèbre : « Bye-Bye Babar: or What Is the Afropolitan? ». L’autre dans le domaine des sciences sociales par Achille Mbembe. Comme on le verra, deux éléments fondamentaux séparent ces interprétations afropolitaines. D’une part, le point géographique à partir duquel circulent les Afropolitains, d’autre part, ce qu’on pourrait nommer l’historicité de l’afropolitanisme et son inscription sur la longue durée. Pour Taiye Selasi, les afropolitains sont d’abord dans les capitales du « G8 », d’où ils essayent de marquer le monde par leur présence. Mbembe fait a contrario de l’Afrique le point de départ de sa lecture de la trajectoire afropolitaine. De même, si pour l’écrivaine, l’afropolitanisme est fille du xixe siècle, Achille Mbembe l’inscrit dans la longue durée en montrant que la fluidité et la circulation sont constitutives de l’histoire africaine depuis des siècles anciens. Il resitue également la question de la différence dans une perspective plus africaine et lui accorde une place centrale dans la mise en débat des limites du panafricanisme, de la négritude et des nationalismes africains. Suivant la trajectoire identitaire et politique des milieux anglo-américains, le terme cherche d’abord chez Selasi à signifier une forme de la présence africaine dans le monde :

« They [read: we] are Afropolitans – the newest generation of African emigrants, coming soon or collected already at a law firm/chem lab/jazz lounge near you. You’ll know us by our funny blend

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of London fashion, New York jargon, African ethics, and academic successes. Some of us are ethnic mixes, e.g. Ghanaian and Canadian, Nigerian and Swiss; others merely cultural mutts: American accent, European affect, African ethos. Most of us are multilingual: in addition to English and a Romantic or two, we understand some indigenous tongue and speak a few urban vernaculars. There is at least one place on The African Continent to which we tie our sense of self: be it a nation-state (Ethiopia), a city (Ibadan), or an auntie’s kitchen. Then there’s the G8 city or two (or three) that we know like the backs of our hands, and the various institutions that know us for our famed focus. We are Afropolitans: not citizens, but Africans of the world20 ».

Dans le propos même de Taiye Selasi, l’afropolitanisme raconte la rencontre de l’Afrique avec le cosmopolitisme. Car si l’Afropolitain vit d’abord dans les grandes villes du Global North, il reste attaché à la « culture africaine » à travers un lieu, une histoire ou des activités quelconque sans pour autant essentia- liser cette référence géographique. L’écrivaine souligne ainsi plus loin dans son texte :

« Perhaps what most typifies the Afropolitan consciousness is the refusal to oversimplify; the effort to understand what is ailing in Africa alongside the desire to honor what is wonderful, unique. Rather than essentialising the geographical entity, we seek to comprehend the cultural complexity ; to honor the intellectual and spiritual legacy; and to sustain our parents’ cultures. For us, being African must mean something. The media’s portrayals (war, hunger) won’t do. Neither will the New World trope of bumbling, blue-black doctor21 ».

Achille Mbembe popularisa la notion en 2005 dans les sciences sociales à travers l’essai « Afropolitanisme » d’abord publié dans le quotidien privé camerounais le Messager en mars 2006, puis reprit par le magazine Africultures, avant d’être traduit dans un recueil en anglais. Pour lui, le concept rend compte de la façon dont l’Afrique « fait monde », d’une « esthétique » de la vie à travers la « créolisation » de sa culture et de ses hommes :

« Au demeurant, notre manière d’être au monde, notre façon “d’être-monde”, d’habiter le monde – tout cela s’est toujours effectué sous le signe sinon du métissage culturel, du moins de l’imbrication des mondes, dans une lente et parfois incohérente danse avec des signes que nous n’avons guère eu le loisir de choisir librement, mais que nous sommes parvenus, tant bien que mal, à domestiquer et à mettre à notre service. La conscience de cette imbrication de l’ici et de l’ailleurs, la présence de l’ailleurs dans l’ici et vice-versa, cette relativisation des racines et des appartenances primaires et cette manière d’embrasser, en toute connaissance de cause, l’étrange, l’étranger et le lointain, cette capacité de reconnaître sa face dans le visage de l’étranger et de valoriser les traces du lointain dans

20. T. Selayi, « Bye Bye Babar… », art. cité. 21. Ibid.

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le proche, de domestiquer l’in-familier, de travailler avec ce qui a tout l’air des contraires – c’est cette sensibilité culturelle, historique et esthétique qu’indique bien le terme “afropolitanisme”22 ».

La définition assez englobante d’Achille Mbembe fait écho à plusieurs débats en Afrique et dans ses diasporas. D’abord la relation à l’Afrique : que signifie être « Africain » dans ce monde où « circulent les mondes » ? Ensuite, comment faire signe au monde à partir de l’Afrique tout en évitant le fétichisme de la « race » ou ce qu’il nomme le « réflexe nativiste » ? Pour Achille Mbembe, l’afropolitanisme s’éloigne d’abord des trois paradigmes qui, selon lui, ont alimenté les discours philosophiques, artistiques et littéraires en Afrique au cours du dernier siècle. Il y aurait diverses variantes du nationalisme anticolonial, auxquelles il faudrait ajouter des relectures du marxisme, et aussi une mouvance panafricaniste qui ont produit deux types de solidarités : d’une part, une « solidarité de type racial et transnational » et d’autre part une « solidarité de type international et de nature anti-impérialiste ». Selon Achille Mbembe, alors que la « circulation des mondes » s’accentue et s’accélère, les différents paradigmes cités empêchent tout « renouveau de la critique culturelle » et se constituent en obstacle pour la réflexion contemporaine sur la culture et la démocratie. L’afropolitanisme se positionne ainsi contre les discours qui fétichisent la différence. L’afropolitanisme serait héritier d’un double mouvement : d’une part la « dispersion », d’autre part l’« immersion ». Mais toujours, l’« idée de l’Afrique » reste centrale :

« Vu d’Afrique, le phénomène de la circulation des mondes a au moins deux faces : celle de la dispersion que je viens d’évoquer, et celle de l’immersion. Historiquement, la dispersion des populations et des cultures ne fut pas seulement le fait d’étrangers venant s’implanter chez nous. En fait, l’histoire précoloniale des sociétés africaines fut, de bout en bout, une histoire de gens sans cesse en mouvement à travers l’ensemble du continent. C’est une histoire de cultures en collision, pris dans le maelström des guerres, des invasions, des migrations, des mariages mixtes, de religions diverses que l’on fait siennes, de techniques que l’on échange, et de marchandises que l’on colporte. L’histoire culturelle du continent ne se comprend guère hors du paradigme de l’itinérance, de la mobilité et du déplacement […]. L’autre aspect de cette circulation des mondes est l’immersion. Elle toucha, à des degrés divers, les minorités qui, venant de loin, finirent par faire souche sur le continent. Ce n’est donc pas seulement qu’il y a une partie de l’histoire africaine qui se trouve ailleurs, hors d’Afrique. Il y a également une histoire du reste du monde dont nous sommes, par la force des choses, les acteurs et dépositaires, ici même, sur le continent23 ».

22. A. Mbembe, « Afropolitanisme », Africultures, 26 décembre 2005, http://www.africultures.com/php/?nav=article&no=4248, consulté le 20 septembre 2014.23. Ibid.

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Achille Mbembe met donc en avant des éléments de fluidité, de mouvement et d’itinérance, en somme de modernité, comme historiquement caracté-ristiques du continent africain. Pour Mbembe, l’afropolitanisme constitue une réalité historique du continent dont l’ouverture au monde a toujours été centrale. Dans le même sens, Taiye Selasi soulignait que l’afropolitanisme doit former une identité en trois dimensions : le national, le racial et le culturel. Elle pointe cependant la nécessaire tension à conserver entre les trois éléments pour éviter une trop grande cristallisation sur la question de la différence :

« […] the Afropolitan knows that nothing is neatly black or white; that to “be” anything is a matter of being sure of who you are uniquely. To “be” Nigerian is to belong to a passionate nation; to be Yoruba, to be heir to a spiritual depth; to be American, to ascribe to a cultural breadth; to be British, to pass customs quickly. That is, this is what it means for me – and that is the Afropolitan privilege. The acceptance of complexity common to most African cultures is not lost on her prodigals. Without that intrinsically multi-dimensional thinking, we could not make sense of ourselves24 ».

Ce positionnement identitaire porté vers le métissage et la créolisation est davantage célébré dans le monde de la culture urbaine, des arts et de la littérature. Jennifer Wawrzinnek et Justus K. S. Makokha25 analysent les récits littéraires qui interrogent la complexité de la construction identi- taire africaine au contact des métropoles. Ils donnent la parole aux auteurs africains qui posent un regard depuis l’intérieur du continent. Dans l’un des articles, Simon Gikandi définit l’afropolitanisme comme « une nou- velle phénomé nologie de l’Africanité » (new phenomenology of Africanness). Pour l’intellectuel kenyan, un glissement significatif s’est opéré : avec la montée de l’afropoli tanisme, c’est sa relation avec le concept d’« hybridité » qui prend un sens nouveau. Jusque-là, l’identité « hybride » avait partie liée avec l’« anxiété culturelle » qui réduisait les vies des diasporas afri- caines à une dimension tragique ou du moins mélancolique. Pour Gikandi, la reformulation de l’« hybridité » dans la situation afropolitaine offre une opportunité de ré-imaginer la trajectoire positive des Africains dans un contexte de crise. Plus encore et ainsi que le souligne Saley Hassan26 dans son analyse de l’afropolitanisme, le glissement vers cette nouvelle idée de soi permet d’éviter le chauvinisme ethnique et le nationalisme culturel.

24. T. Selayi, « Bye Bye Babar… », art. cité. 25. J. Wawrzinnek et J. K. S. Makokha (dir.), Negotiating Afropolitanism: Essays on Borders and Spaces in Contemporary African Literature and Folklore, Amsterdam, Rodopi, 2011.26. H. Salah, « Rethinking Cosmopolitanism: Is “Afropolitan” the Answer? », Reflections, 5/2012, Prince Claud Fund, http:/www.princeclausfund.org/files/docs/5_PCF_Salah_Hassan_ Reflections_120x190mm5DEC12_V2.pdf

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Critique de l’afropolitanisme : un paradigme élitiste ?

Dans son essai « Rethinking Cosmopolitanism: Is “Afropolitan” the Answer ? », Salah Hassan fait le point sur quelques expressions artistiques de l’afro-politanisme dans certaines grandes métropoles du Nord comme Londres ou New York. Il cite la très médiatisée soirée culturelle du Victoria and Albert Museum « Friday Late : Afropolitans », qui exposait des photographies, de la mode et de la musique censées célébrer le « style et l’identité » afropolitaines à partir du travail d’artistes sud-africains, mais aussi un débat visant à définir le vécu « afropolitain ». D’autres évènements ont eu lieu en des espaces chargés de symboles. Par exemple, en 2011 toujours, le Houston Museum of African American Culture a organisé un colloque intitulé « Africans in America : The New Beat of Afropolitans ». Salah Hassan reprend ainsi l’argumentaire du colloque : « Its goal was to mark “the rise of a new cultural influence, brought to America and the world by a wave of fascinating young and creative cosmopolitan African immigrants, so called ‘Afropolitans‘” ». Sur le web, ce mouvement est accompagné par des blogs, forums et autres sites dédiés à l’afropolitanisme. Pour ne citer que quelques exemples : The Afropolitan27, The Afropolitan Magazine28, The Afropolitan Shop29, d’autres blogs « afro-centrés » relaient régulièrement l’actualité des évènements afropolitains ; c’est le cas du site Africa is a Country30, ou encore The Afro Beat31. Si ces sites partagent une vision commune de l’afropolitanisme, comme label culturel à partir duquel ils s’exposent au grand public, ils peuvent se distinguer par la diver-sité des thématiques qu’ils approchent. Certains sont dédiés au commerce de styles vestimentaires « africains » (The afropolitan shop), d’autres servent de forum de discussion aux enjeux africains contemporains autant dans les diasporas qu’en Afrique (The Afro Beat par exemple). Ces différents projets se rejoignent néanmoins sur l’idée de porter le projet afropolitain et d’en faire le centre de la trame discursive à partir de laquelle s’énoncent les Afriques dans le monde.

Des versions françaises des sites, forums et blogs existent également et certains événements de New York et Londres ont leurs équivalents parisiens, à l’instar de l’événement intitulé « We are Afropolitan » qui s’est tenu en avril 2013 au Crystal Lounge à Paris, sous la houlette de l’association Afropolitan – association « loi 1901 » dont la vocation est la défense des minorités issues de l’Afrique.

27. The Afropolitan, www.afropolitan.co.za, consulté le 20 septembre 2014.28. The Afropolitan Magazine, www.facebook.com/TheAfropolitan, consulté le 20 septembre 2014.29. The Afropolitan Shop, http://www.theafropolitanshop.com/, consulté le 20 septembre 2014.30. Africa is a Country, http://africasacountry.com, consulté le 20 septembre 2014.31. The Afro Beat, http://theafrobeat.blogspot.fr, consulté le 20 septembre 2014.

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Un même bouillonnement culturel est observable dans certaines capitales africaines, à commencer par Johannesburg. L’un des plus anciens blogs afropolitains y a son siège. Outre la revendication de la paternité du concept, une tendance de « la cité arc-en-ciel » est de définir l’afropolitanisme comme une manière particulière d’être Sud-Africain. Dans les ouvrages de Sarah Nuttall32, la ville est présentée comme le lieu par excellence où se redéfinit le cosmopolitisme africain et où s’invente la nouvelle culture urbaine afro-politaine. On se souvient que l’évènement historique du musée londonien cité plus haut recevait principalement des artistes sud-africains. Le Nigéria et la mégalopole Lagos sont un autre espace d’assertion et de revendications afropolitaines. Le blog The Afro Beat par exemple y a ses origines.

Mais la surreprésentation de la dimension « commerciale » (modes, musiques, art, etc.) contraste fortement, sur le web en tout cas, avec le silence sur la dimension politique de la célébration afropolitaine au point de susciter des critiques. Trois textes ont marqué la critique de l’afropolitanisme depuis les essais fondateurs de Mbembe et Taiye en 2005. Le premier est venu de l’universitaire et critique littéraire Stéphanie Boch Santana qui relayait et explicitait la réplique de l’écrivain kenyan Binyavanga Wainaina intitulée « I Am a Pan-Africanist, Not an Afropolitan ». L’écrivain s’était en effet inquiété de cette présence fantomatique (the ghost of Afropolitanism), concevant le phénomène comme une mode de plus, qui serait déconnectée des réalités africaines et de l’expérience quotidienne des sujets qui vivent l’Afrique.

Dans son texte intitulé « Exorcizing Afropolitanism : Binyavanga Wainaina Explains Why “I Am a Pan-Africanist, Not an Afropolitan”33 », Stéphanie Santana reprend cette critique de la surreprésentation du style et de l’esthétique, et questionne la pertinence des objets à partir desquels est véhiculé l’afro-politanisme. Elle explore la façon dont ce phénomène est porté, produit et inventé, centré et potentiellement soutenu par les puissances du néo-libéralisme. Si Santana reconnaît que le style et l’esthétique ne posent pas en en soi problème, c’est la tentative de commencer par le style pour ensuite l’introduire dans le discours politique qui demeure pour elle problématique.

Pour Emma Dabiri, jeune sociologue qui a publié un essai, « Why I’m Not an afropolitan34 », sur le site Africa is a Country, le concept court le risque d’une critique similaire à celle adressée à la seconde vague du féminisme, qui

32. Voir notamment S. Nuttall et A. Mbembe, (dir.), Johannesburg. The Elusive Metropolis. Durham, Duke University Press, 2008 ; S. Nuttal (dir.), Beautiful Ugly. African and Diaspora Aesthestics, Durham, Duke University Press, 2006.33. S. B. Santana, « Exorcizing Afropolitanism… », art. cité.34. E. Dabiri, « Why I’m Not An Afropolitan », Africa is a Country, 21 janvier 2014, http://africasacountry.com/why-im-not-an-afropolitan/, consulté le 20 septembre 2014.

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échouait à analyser les privilèges de femmes blanches de classe moyenne tout en prétextant parler au nom de toutes les femmes. Emma Dabiri décrie avec véhémence les accointances du mouvement afropolitain avec le discours des institutions monétaires et économiques sur l’Afrique. Pour elle, la célébration du dynamisme africain portée par le Fond monétaire international et la Banque mondiale, et sa coïncidence avec le culte d’une nouvelle identité africaine fluide qui prétend se définir contre l’afro-pessimisme, n’est pas neutre. Elle rappelle la mise en garde de Frantz Fanon qui soulignait que les élites nationales décadentes bénéficient d’un soutien des bourgeoisies du Nord. L’afropolitanisme ne serait ainsi qu’un paradigme du libéralisme dans son commerce avec la culture noire, ou blackness. Elle note : « Afropolitanism can be seen as the latest manifestation of planetary commerce in blackness. It seems as though having consumed so much of black American culture, there is now a demand for more authentic, virgin, black culture to consume. Demand turns to the continent where a fresh source is ripe for the picking35 ».

Ainsi, il faut souligner le problème posé par une sorte de dérive « élitiste » de l’afropolitanisme. Comment s’identifier à ce projet quand on est pris dans les contrôles de la biopolitique globale qui empêchent une large majorité d’Africains de circuler, y compris en Afrique ? Dabiri pointe à juste titre que pouvoir se déplacer pour marchander une image positive de l’Afrique est le privilège de quelques élites. Au final, l’afropolitanisme semble pour ses critiques, du moins dans le monde artistique, un concept qui utilise l’Afrique, mais sans les Africains. Dans un post sur le blog African arts blog, intitulé « Afropolitanism. Africa without Africans36 », Okwunodu Ogbechi critique une vision réductrice de l’art africain dans les grandes métropoles où ne sont considérés sérieusement que les Africains qui s’y trouvent. S’appuyant sur cette critique, Dabiri rappelle que la majorité des Africains – les artistes notamment – ne pourraient obtenir un visa à partir de leurs pays pour aller visiter ou travailler dans un musée à l’étranger. Pour Dabiri comme pour les autres critiques de l’afropolitanisme, malgré un fort potentiel idéolo- gique et politique, les usages de l’afropolitanisme échouent à payer la dette fondamentale qu’il a contractée dès le départ : celle de témoigner de la présence africaine dans sa totalité. Or, en l’état actuel, l’image positive que véhicule ce concept ne rend pas compte du récit de la majorité. L’afropolitanisme semble donc séduire autant qu’il rebute ou inquiète une partie des personnes concernées par le débat sur le devenir des Africains dans le monde.

35. Ibid.36. O. Ogbechi, « Afropolitanism. Africa without Africans », Aachronym African arts blog, 4 avril 2008, http://aachronym.blogspot.co.uk/2008/04/afropolitanism-more-africa-without.html, consulté le 20 septembre 2014.

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En engageant cette réflexion sur l’afropolitanisme, le problème était de répondre à la question « de quoi ce concept est-il le signifiant ? », tout en dressant le panorama des critiques et controverses qu’il polarise. À ce stade, au moins deux éléments renseignent cette préoccupation de départ. Tout d’abord, l’afropolitanisme semble s’inscrire dans le prolongement d’un débat ancien sur la façon dont les Africains et leurs descendants des diasporas font « communauté » et « communient » avec le monde. Dans le New Age de ce débat, qui s’est quelque peu ossifié au cours des dernières décennies (empoisonné autant par ses excès que par la dénégation des pesanteurs d’un héritage nègre pour les Afro-descendants), le discours sur l’afro-politanisme invite d’abord à considérer l’actualité de cette tension. C’est ce lien et cette actualité « Nègres » qu’évoquait Aimé Césaire dans son « discours sur la Négritude » :

« Je ne blesserai personne en vous disant que j’avoue ne pas aimer tous les jours le mot Négritude même si c’est moi, avec la complicité de quelques autres, qui ai contribué à l’inventer et à le lancer. Mais j’ai beau ne pas l’idolâtrer, en vous voyant tous ici réunis et venus de pays si divers, je me confirme qu’il correspond à une évidente réalité et, en tout cas, à un besoin qu’il faut croire profond. Quelle est-elle, cette réalité ? Une réalité ethnique, me dira-t-on. Bien sûr, puisqu’aussi bien, le mot ethnicity a été prononcé à propos de ce congrès. Mais il ne faut pas que le mot nous égare. En fait, la Négritude n’est pas essentiellement de l’ordre du biologique. De toute évidence, par-delà le biologique immédiat, elle fait référence à quelque chose de plus profond, très exactement à une somme d’expériences vécues qui ont fini par définir et caractériser une des formes de l’humaine destinée telle que l’histoire l’a faite : c’est une des formes historiques de la condition faite à l’homme. En effet, il suffit de s’interroger sur le commun dénominateur qui réunit, ici à Miami, les participants à ce congrès pour s’apercevoir que ce qu’ils ont en commun, c’est non pas forcément une couleur de peau, mais le fait qu’ils se rattachent d’une manière ou d’une autre à des groupes humains qui ont subi les pires violences de l’histoire, des groupes qui ont souffert et souvent souffrent encore d’être marginalisés et opprimés37 ».

L’afropolitanisme s’inscrit donc dans la lignée de la Négritude césairienne, mais en tenant compte de la tournure « nouvelle » qu’imposent à cette Négritude le contexte actuel de globalisation et la question fondamentale de savoir que faire du « patrimoine Nègre » – quel type de revendication identitaire devrait-il assumer par-delà la « race ». L’afropolitanisme n’est donc pas fondamentalement opposé aux narrations plus anciennes de l’africanité.

37. Voir A. Césaire, « Discours sur la Négritude », prononcé au colloque « Négritude, Ethnicity et Cultures Afro aux Amériques », Miami, 1987, genius.com, http://genius.com/Aime-cesaire-discours-sur-la-negritude-lyrics, consulté le 28 septembre 2014.

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S’il se méfie du discours identitaire et différentialiste, il n’en revendique pas moins le projet universaliste et son dessein de veiller à la mémoire Nègre et partant à son devenir.

Ensuite, et c’est une résultante de ce premier constat, l’afropolitanisme porte la vocation d’une utopie mobilisatrice. C’est là toute son ambivalence. L’idée afropolitaine semble en effet travaillée par cette tension que décelait Paul Ricœur autour de l’utopie, cette ambiguïté entre la fiction et sa « réalisabilité ». Ricœur soulignait en effet :

« […] Telle est, à mon avis, la valeur essentielle des utopies. À une époque où tout est bloqué par des systèmes qui ont échoué mais qui ne peuvent être vaincus – telle est l’appréciation pessimiste que je porte sur notre temps –, l’utopie est notre ressource. Elle peut être une échappatoire, mais elle est aussi l’arme de la critique38 ».

Aussi, pour que le vœu afropolitain soit viable, voire réalisable, encore faudrait-il qu’il y ait une synergie entre d’une part, la capacité de l’utopie à embrasser une certaine praxis ; et d’autre part, la perception par tous du bien-fondé d’une vision utopique. Deux pôles qui au demeurant ne sont pas irréalisables pour autant qu’on accepte que l’« arme de la critique » qu’est l’utopie ricœurienne, constitue en soi une praxis politique.

Cette brève présentation de l’afropolitanisme montre également que des études ethnographiques seront nécessaires pour mieux saisir, localement, aussi et y compris en Afrique, ses traductions sociales, matérielles et même politiques. À l’instar de certaines propositions de Rogers Brubaker à propos de la diaspora39, il s’agirait alors d’envisager l’afropolitanisme comme une catégorie pratique. Pratique dans la négociation d’une présence afro-descendante dans les milieux métropolitains de la mode, de l’art et de la production stylisée du monde ; pratique dans la quête de reconnaissance d’une minorité dans les contextes migratoires difficiles ; pratique, également, pour les Africains continentaux, les jeunes citadins notamment dans l’expression de leur rapport au monde et à ses tendances. Après le nativisme, la négritude, le panafricanisme et tous les nationalismes africains, repenser le vieux projet mobilisateur, tel paraît être le projet de l’afropolitanisme.

Patrick Awondo

Université de Yaoundé 1/ENS-Lyon (Ifé)

38. P. Ricoeur, L’Idéologie et l’utopie, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La Couleur des idées », 1997, p. 394.39. Voir R. Brubaker, « The “diaspora” diaspora », art. cité, notamment sa conclusion qui invite à une analyse de la diaspora comme catégorie « pratique ».

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AbstractDebating AfropolitanismBased on the issue of identity politics, the interrogation about what might be called

the Negro heritage and how Afro-descendants identify to it has led to two types of intellectual positions over the past three decades: On the one side is a discourse of the difference leaning on the avatars of Africanism; on the other, the philosophies of mediation, whose aim is to be critical of the “identity closure” discourse. Afropolitanism as an idea about how Africans and their descendants in the Diasporas build a “community” and are in communion with the world arises at the interface of these two positions. Afropolitanism as an intellectual project conceives itself as linked to Africa but without reducing everything to this location. It therefore opens a new kind of identity politics in the age of globalization, emphasizing the fluidity and modularity of belonging. But will this “postracial” project succeed in mobilizing the majority of Afro-descendants?

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