Le Destin Des Images

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    Jacques Ranciere

    L e d e s t i nd e s i l l 1 . a g e s

    La fab rlqueeditions

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    LaFahrique editions, 2003Conception graphique :Jerome Saint-Loubert Bie/design dept.Revis ion du manuscr it : Mar ia MuhleRealisation: Elisabeth WelterImpression: Floch, MayenneISBN: 2-913372-27-9

    La Fahrique editions9, rue Saint-Roch75001 Parislafabrique@freeJrDiffusion: Les Belles Lettres

    Sommaire

    I -Le destin des images - 7L'alterite des images - 11Image, ressemblance, archi-ressemblance -16D'un regime d'imageite it un autre -19La fin des images est derriere nous - 26Image nue, image ostensive,image metamorphique - 3111-Laphrase, I'image, I'histoire - 41Sans commune mesure ? - 44La phrase-image et la grande parataxe - 54Lagouvernante, l'enfant juif et Ieprofesseur - 61Montage dialectique, montage symbolique - 66III - Lapeinture dans Ie texte - 79IV-Lasurface dudesign -103v -S'il ya de l'irrepresentable - 123Ceque representation veut dire -129Cequ'antl-representation veut dire -134La representation de I'inhumain - 139L'hyperbole speculative de l'irrepresentable - _.s\ iOt l V , ; j$ \Notes - 155 ~,

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    I. Le destin des images

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    Mon titre pourrait laisser attendre quelque nouvelleodyssee de l'image, nous conduisant de la gloire auro-rale des peintures de Lascaux au crepuscule contem-porain d'une realite devoree par l'image mediatiqueet d'un art voue aux moniteurs et aux images de syn-these. Mon propos pourtant est tout different. En exa-minant comment une certaine idee du destin et unecertaine idee de l'image se nouent dans ces discoursapocalyptiques que porte l'air du temps, je voudraisposer la question: est-ce bien d'une realite simple etunivoque qu'ils nous parlent? N'y-a-t-il pas, sous Iememe nom d'image, plusieurs fonctions dont l'ajus-tement problematique constitue prccisemont Ie travailde I'art? A partir de la, il sera peut-etre possible dereflechir, sur une base plus ferme, a ce que sont lesimages de l'art et aux transformations contempo-raines de leur statut.Partons done du commencement. De quoi parle-t-on et que nous dit-on au juste lorsque l'on affirmeque desormais il n'y a plus de realite mais seulementdes images ou, it I'inverse, qu'il n'y a desormais plusd'images mais seulement une realite se representantincessamment it elle-meme ? Ces deux discours sem-blent opposes. Nous savons pourtant qu'ils ne cessentde se transformer run dans l'autre au nom d'un rai-sonnement elementaire: s'il n'y a plus que des images,il n'y a plus d'autre de l'image. Et s'il n'y a plus d'autre

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    Le destin des imagesde l'image, la notion meme d'image perd son contenu,il~'y a plus d'image. Plusieurs auteurs contempo-rams opposent ainsi l'Image qui renvoie a un Autreet le Visuel qui ne renvoie qu'a lui-meme.Ce simple raisonnement suscite deja une question. IIest aise de comprendre que Ie Meme est Ie contraire~e I'Autr.e. ~l.est mo!ns,aise de comprendre ce qu'estIA~tre amsi mvoque? A quels signes, d'abord, recon-nan-on sa presence ou son absence? Qu'est-ce quin?~s permet de dire qu'il y a de l'autre dans une formevisible sur un ecran et qu'il n'y en a pas dans uneautre? Qu'il y en a, par exemple, dans un plan de Auhasard Balth~zar et qu'il n'y en a pas dans un epi-sode de Ouestions pour un champion? La reponso lapl~s couramment donnes par les contempteurs du,vIsuel est ~elle-ci: !'image televisuelle na pasd autre, en raison de sa nature meme : elle porte eneffet sa lu~H~re e~ elle-~eme, quand !'image cine-matographtqu la tient dune source exterieure. C'estce que resume Regis Debray dans un livre intitule Meet m_ortde l'imaqe . L'Image ici a sa lumiere incor-pore~., ~lle se revele elle-memo. Se sourcant en soi,la vo~la a nos yeux cause de soi. Definition spinozistede Dian ou de la suhstanco-.De toute evidence, la tautologie posee ici commees.sen~e du visuel n'est que la tautologie du discourslUI-meme. Celui-ci nous dit simplement que Ie Merrieest merna et que I'Autre est autre. II se fait passerpo~r plus qu'une tautologie en identifiant, par Ie jeur~etonque des propositions Independantes telesco-pees, les proprietes generales des universaux avecles carac~~ri,stiques d'un dispositif technique. Maisles propnetes techniques du tube cathodique sontune chose, les proprietss esthetiquas des images quenous v,o,Yonssur l'ecran en sont une autre. Precise-

    ment I ecran se prate a accueillir aussi bien les per-formances de Questions pour un champion que celles10

    Le destin des imagesde la camera de Bresson. II est done clair que ce sontces performances qui sont intrinsequement differentes.La nature du jeu que la television nous propose et desaffects qu'il suscite en nous est independante du faitque la lumiere vienne de notre appareil. Et la natureintrinseque des images de Bresson demeure inchan-gee, que nous voyions les bobines projetees en salle,une cassette ou un disque sur notre ecran de televisionou encore une video-projection. Le meme n'est pasd'un cote et l'autre de I'autre. Identite et alterite senouent differemment rune a I'autre. Notre poste alumiere incorporee et la camera de Questions pourun champion nous font assister a une performancede mernoire et de presence d'esprit qui leur est enelle-meme etrangere, En revanche la pellicule de lasalle de projection ou la cassette de Au hasard Bal-thazar visualisee sur notre ecran nous font voir desimages qui ne renvoient a rien d' autre, qui sont elles-memes la performance.L'alterite des imagesCes images ne renvoient a rien d'autre . Cela neveut pas dire qu' elles sont, comme l'on dit volontiers,intransitives. Cela veut dire que l'alterite entre dansla composition meme des images, mais aussi que cettealterite tient a autre chose qu'aux proprietes mate-rielles du medium cinomatographique. Les imagesde Au hasard Balthazar ne sont pas d'ahord les mani-festations des proprietes d'un certain medium tech-nique, ce sont des operations: des relations entre untout et des parties, entre une visibilite et une puis-sance de signification et d'affect qui lui est associee,entre des attentes et ce qui vient les remplir. Regar-dons le debut du film. Le jeu des images a com-mence deja quand l'ecran etait encore noir, avec lesnotes cristallines d'une sonate de Schubert. II s'est

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    Le destin des imagespoursuivi quand, tandis que le generique defilait surun fond evoquant aussi bien une muraille rocheuse,un mur de pierres seches ou du carton bouilli, unbraiement s'est suhstitue ala sonate, puis la sonatea repris son cours, recouverte ensuite par un bruit degrelots qui s'enchaine avec Ie premier plan du film:une tete d'anon, tetant sa mere en plan rapproche.Une main tres blanche descend alors Ie long du cousombre de l'anon tandis que la camera remonte ensens inverse vers la fillette propnetaire de cette main,son frere et son pere. Un dialogue accompagns cemouvement (< < II nous Ie faut - Donne-le nous _Mes enfants, c'est impossible) sans que nous voyionsjamais la bouche qui profere ces mots: les enfantss'adressent a leur pere en nous tournant Ie dos, leurscorps masquent son visage pendant la reponse. Unfondu enchaine introduit alors un plan qui nous montrele contraire de ce que les paroles annonl;aient: de dos,en plan large, Ie pere et les enfants redescendent ene~enan~yane. Un autre fondu enchaine avecle bap-teme de I ane, autre plan rapproche qui nous laissevoir seulement la tete de l'animal, lebras du garcon quiverse l'eau et Ie buste de la fillette qui tient un cierge.En un generique et trois plans nous avons un regimeentier d'imageite, c'est-a-dire un regime de relationsentre des elements et entre des fonctions.C'est d'ahordl'opposition entre la neutralita de l'ecran noir ou griset le contraste sonore. Lamelodie qui va droit son che-rnin en notes bien detachees et Ie braiement qui l'in-terrompt donnent deja toute la tension de la fable avenir. Ce contraste est relaye par l'opposition visuelled'u.ne main blanche sur un poil noir, et par la sopa-ration entre les voix et les visages. Cette derniere estprolongee a son tour par l'enchainement entre unedecision verbale et sa contradiction visuelle entre leprocede technique du fondu enchains qui intensifiela continuita et Ie contre-effet qu'il nous montre.12

    Le destin des imagesLes images de Bresson, ce ne sont pas un ane,deux enfants et un adulte; pas non plus seulementla technique du cadre rapproche et les mouvements

    de camera ou fondus enchaines qui l'elargissent. Cesont des operations qui lient et disjoignent le visibleet sa signification ou la parole et son effet, qui pro-duisent et deroutent des attentes. Ces operations nedecoulent pas des proprietes du medium cinemato-graphique. Elles supposent meme, un,ecart sy:t~ma-tique par rapport a son usage ordinaire. Un cmeastenormal nous donnerait un indice, si leger soit-il,du changement de decision du pere, Et ilcadreraitplus large la scene du bapteme, ferait remonter lacamera ou introduirait un plan supplementaire pournous montrer l'expression du visage des enfants pen-dant la ceremonie.Dira-t-on que la fragmentation bressonienne nousdonne, a la place de l'onchainement narratif de ceuxqui alignent le cinema sur le theatre ou Ie roman, lespures images propres a cet art? Mais la fixation de l~camera sur la main qui verse l'eau et sur celle qUItient la bougie n'est pas plus propre au cinema que nerest a la litterature la fixation du regard du medecinBovary sur les ongles de Mademoiselle Emma ou deMadame Bovary sur ceux du clerc de notaire. Et lafragmentation ne brise pas simplement l'encha~ne-ment narratif. Elle opere a son egard un double jeu,En separant les mains de l'expression du visage, ellereduit l'action a son essence: un bapteme, c'est desparoles et des mains versant de I'eau sur une tete. Enresserrant l'action sur l'enchainement des percep-tions et des mouvements et en court-circuitant l'ex-plication des raisons, le cinema bressonien n'accomplitpas une essence propre du cinema. n s'inscrit dansla continuite de la tradition romanesque ouverte parFlaubert; celle d'une ambivalence ou les memes pro-cedures produisent et retirent du sens, assurent et

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    Le destin des imagesdefont la liaison des perceptions, des actions et desaffects. L'immediatete sans phrase du visible en radi-calise sans doute l'effet, mais cette radicalite opereelle-meme par Iejeu de ce pouvoir qui separa Iecinemades arts plastiques et Ierapproche de Ia Iitterature. Iepouvoir d'anticiper un effotpour mieux Iedeplacar ouIe contredire.L'image n'est jamais une realite simple. Les imagesde cinema sont d'ahord des operations, des rapportsentre Ie dicible et le visible,des manieras dejouer avec

    l'avant et l'apres, la cause et l'effet.Cesoperations enga-gent des fonctions-images diiferentes, des sens diffe-rents du mot image. Deux plans ou enchalnements deplans cinematographiques peuvent ainsi relever d'uneimageite differenta, Et inversement un plan cinema-tographique peut relever du merna type d'imageitequ'une phrase romanesque ou un tableau. C'est pourcela qu'Eisenstein a pu chercher dans Zola ou Dickenscomme dans Greco ou Piraness, les modelos du mon-tage.c~ematographique et Godard composer un elogedu cmema avecles phrases d'Elie Faure sur la peinturede Rembrandt.L'image du film ne s'oppose done pas ala teledif-fusion comme I'alterite a I'identite. La telediffusionaussi a son autre: la performance effective du pla-

    teau. Et Ie cinema aussi reproduit une performanceeffectuee en face d'une camera. Simplement, quandon parle des images de Bresson, ce n'est pas de cerapport-Is qu'on parle: non pas de la relation entrece qui a eu lieu ailleurs et ce qui a lieu sous nos yeuxmais des operations qui font la nature artistique dece que nous voyons. Image designs ainsi deux chosesdifferentes. II y a la relation simple qui produit laressemblance d'un original: non point necessaire-ment sa copie fidele, mais simplement ce qui suffita en tenir lieu. Et ilyale jeu d'operations qui produitce que nous appelons de l'art: soit prectsemsnr une14

    Le destin des imagesalteration de ressemblance. Cette alteration peutprendre mille formes: ce peut etre la visihilite d~n-nee a des traits de pinceau inutiles pour nous fairesavoir qui est represente par le portrait; un allonge-ment des corps qui exprime leur mouvement au~depens de leurs proportions; un tour de langage quiexacerbe l'expression d'un sentiment ou rend pluscomplexe la perception d'une idee; un mot ou un plana la place de ceux qui se~blaient d~vo~~venir... ,.C'est en ce sens-la que I art est fait d Images, qu IIsoit ou non figuratif, qu' on y reconnaisse ou non laforme de personnages et de spectacles identifiable~.Les images de l'art sont des operations qui pr~dm-sent un ecart, une dissemblance. Des mots decriventce que l'rnil pourrait voir ou expri~ent c~ qu'il ~everra jamais, ils eclairent ou obscurcissent a d~ss~mune idee. Des formes visibles proposent une signifl-cation a comprendre ou la soustraient. Un ~ouve-ment de camera anticipe un spectacle et en decouvreun autre, un pianiste attaque une phrase .music~lederriere un ecran noir. Toutes ces relations defi-nissent des images. Cela veut dire deux choses. Pre-mierement les images de l'art sont, en tant que telles,des dissemblances. Deuxiemement l'image n'est pasune exclusivite du visible. IIy a du visible qui ne faitpas image, il y a des images qui sont toutes en ~ots:Mais le regime le plus courant de l'image est celui qUImet en scene un rapport du dicible au visible, un rap-port quijoue en meme temps sur leur analogie et surleur dissemblance: Ce rapport n'exige aucunementque les deux termes soient materielle~en~ pre~ents.Le visible se laisse disposer en tropes signiflcatifs, laparole deploie une visibilite qui peut etre aveuglante.Il pourrait sembler superflu de rappeler des chosesaussi simples. S'il faut Ie faire, pourt.ant, c'est ~ue,c.e~choses simples ne cessent de se brouiller, que I altenteidentitaire de la ressemblance a toujours interfere

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    Le destin des imagesavec Ie jeu des relations constitutives des images del'art. Ressembler passa longtemps pour Ie propre del'art, alors meme qu'une infinite de spectacles et deformes d'imitation en etaient proscrits. Ne pas res-sembler passe en notre temps pour son Imperattf alorsmeme que photographies, videos et etalages d'objetssemblables a . ceux de tous les jours ont pris dans lesgaleries et les musess la place des toiles abstraites.Mais cet imperatif formel de non-ressemblance estpris lui-meme dans une singuliero dialectique. Carl'inquietuds gagne: ne pas ressembler, n'est-ce pasrenoncer au visible, ou bien en soumettre la richesseconcrete a . des operations et artifices qui trouvent dansIe langage leur matrice? Un contre-mouvement sedessine alors: ce qu'on oppose a . la ressemblance, cen'est pas l'operativite de l'art, c'est la presence sen-sible, l'esprit fait chair, l'absolument autre qui estaussi absolument meme. L'Image viendra au tempsde la Resurrection, dit Godard: l'Image, c'est-a-dlrola premiere image de la theologie chretienns, Ie~il~ qui est non point semblable au Pere mais par-ucipant de sa nature. On ne s'entretue plus pour Ieiota qui separe cette image de l'autre. Mais on conti-nue a . y voir une promesse de chair, propre a dissiperensemble les simulacres de la ressemblance, les arti-fices de l'art et la tyrannie de la lettre.Image, ressemhlance, archi-ressemhlanceL'image, en bref, n'est pas seulement double maistriple. L'image de l'art separe ses operations de latechnique qui produit des ressemblances. Mais c'estpour retrouver sur sa route une autre ressemblance,celle qui definit Ie rapport d'un etre a sa provenanceet a sa destination, celle qui congedie Ie miroir auprofit du rapport immediat du geniteur et de l'en-gendre , vision face-a-face, corps glorieux de la com-16

    Le destin des imagesmunaute ou marque de la chose meme. Appelons-la archi-ressemblance. L'archi-ressemblance, c'estla ressemblance originaire, la ressemblance qui nedonne pas la replique d'une realite mais temoigneimmediatement de l'ailleurs d'ou elle provient. Cettearchi-ressernblance, c'est cela l'alterite que nos contem-porains revendiquent au compte de l'image ou dontils deploront qu'elle se soit evanouie avec elle. Mais,a . la verite, elle ne s'evanoult jamais. Elle ne cesse eneffet de glisser son propre jeu dans l'ecart meme quisepare les operations de l'art des techniques de lareproduction, dissimulant ses raisons dans celle del'art ou dans les proprietes des machines de repro-duction, quitte a apparaitre parfois au premier plancomme la raison ultime des unes et des autres.C'est bien elle qui apparait dans l'insistance con-temporaine a vouloir distinguer la vraie image deson simulacre a . partir du mode merne de sa produc-tion materielle. Onn'oppose plus alors a . la mauvaiseimage la forme pure. A l'une et l'autre on oppose cetteempreinte du corps que la lumiere grave.sans Ie.vou-loir, sans en referer ni aux calculs des pemtres illauxjeux langagiers de la signification. Face a . l:imagecause de soi de l'idole televisuelle, on fait de latoile ou de l'ecran une veronique oil vient s'imprimerl'image du dieu qui s'est fait chair ou celle des chosesen leur naissance. Et la photographie, naguere accu-see d'opposer a . la chair coloree de la peinture sessimulacres mecaniques et sans arne, voit son images'inverser. Elle est desormais percue, face aux arti-fices picturaux, cornrne l'emanation meme d'un corps,comme une peau detachee de sa surface, remplacantpositivement les apparences de la ressemblance etderoutant les entreprises du discours qui veut lui faireexprimer une signification. ,L'empreinte de la chose, l'identite nue de son alte-rite a . la place de son imitation, la materialite sans

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    ILe destin des imagesp~rase, ins~nsee, du visible it la place des figures dudiscours, c est cela que revendique la celebrationcontemporaine de l'image ou son evocation nostal-gique: une transcendance immanente, une essenceglorieuse de l'image garantie par Ie mode meme desa production matertelle. Nul sans doute n'a mieuxexprime cette vision que le Barthes de La Chambreclaire, ouvrage devenu par ironie le breviaire de ceuxqu~.veulent pe,nser l'art photographique alors memequ IIentend demontrer que la photographie n'est pasu~ art ..Barthes, ve~t faire ,valoir, contre le multipledispersif des operations de I art et des jeux de la signi-fic~tion, I'immediata alterite de l'Image, c'est-a-dire,=: sensu, l'alterite de l'Un. IIveut etablir un rap-port dlr~ct entre la nature indicielle de l'image pho-tographique et Iemode sensible selon lequel elle nousaffecte : ce punctum, cet effet pathique immediat qu'iloppose au studium, soit aux renseignements quetrans~et la phot~graphie et aux significations qu'ellea.ccu~ille:L~ studium fait de la photographie un mate-nau a ~ec~ll~freret expliquer. Lepunctum, lui, nousfrap~e lme~late~e~t de la puissance effective du ca-a-~t~: 'la, c est-a-dire cet etre qui, indiscutablementa ete devant Ie trou de la chambre obscure dont lecorps a emis l~s radi.at~ons,captees et impr~ees parla chambre noire, qui vtennent me toucher ici et main-tenant it travers le milieu charnel de la lumiore comme les rayons differes d'une etoile".Il ~stpeu probable que l'auteur des Mythologies aitcru a la fantasmagorie para-scientifique, qui fait dela photographie une emanation directe du corpsexp~s~. II e.stplus ~aisemblable que ce mythe lui aservi a expier le peche du mythologue d'hier: celuid:avo~r voulu oter, au monde visible ses prestiges,d avoir transforme ses spectacles et ses plaisirs enun grand tissu de sympt6mes et en un louche com-merce des signes. Le semiologus se repent d'avoir18

    Le destin des imagespasse une bonne partie de sa vie it dire: Attention!Ce que vous prenez pour une evidence visible est enfait un message crypte par lequel une societe ou unpouvoir se legitime en se naturalisant, en se fondantdans l'evidence sans phrase du visible. Iltord le batondans l'autre sens en valorisant, au titre du punctum,I 'evidence sans phrase de la photographie pour reje-ter dans la platitude du studium le dechiffrementdes messages.Mais le somtologue qui lisait le message crypte desimages et le theoriclen du punctum de l'image sansphrase s'appuient sur un meme principe : un principed'equivalence reversible entre la mutite des imageset leur parole. Lepremier montrait que l'image etaiten fait le vehicule d'un discours muet qu'il s'employaitit traduire en phrases. Lesecond nous dit que l'irnagenous parle au moment ou elle se tait, ou elle ne noustransmet plus aucun message. L'un et l'autre concoi-vent l'irnage comme une parole qui se tait. L'un faisaitparler son silence, l'autre fera de ce silence l'annu-lation de tout bavardage. Maistous deux jouent sur lameme convertibilite entre deux puissances de l'image:l'image comme presence sensible brute et l'imagecomme discours chiffrant une histoire.D'un regime d'imageite a . un autreOr une telle duplicite ne va pas de sol. Elle definitun regime specifique d'Imageite, un regime parti-culler d'articulation entre le visible et le dicible, celuiau sein duquel est nee la photographic et qui lui apermis de se developper comme production de res-semblance et comme art. La photographie n'est pasdevenue un art parce qu' elle mettrait en ceuvre undispositif opposant l'empreinte des corps a leur copie.Elle l'est devenue en exploitant une double poetiquede l'image, en faisant de ses images, simultanement

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    Le destin des imagesou separement, deux choses: les temoignages lisiblesd'une histoire ecrite sur les visages ou les objets et depurs blocs de visihilite, impermeahles a toute narra-t~visation,,~toute traversee ~u sens. Cette double poe-tique de I Image comme chiffre d'une histoire ecriteen formes visibles et comme realite obtuse, mise ent~~vers du sens et de l'histoire, ce n'est pas le dispo-sitif de la chambre obscure qui l'a inventee. Elle estnee avant lui, lorsque l'ecriture romanesque a redis-tribue les rapports du visible et du dicible propres auregime representatif des arts et exemplifies par laparole dramatique.!=~r Ie regime representatif des arts ri'est pas leregime de la ressemblance auquel s'opposerait lamodernite d'un art non figuratif, voire d'un art del'irrepresentable. C'est le regime d'une certaine alte-ration de la ressemblance, c'est-a-dire d'un certainsysteme de rapports entre le dicible et Ievisible, entrele visible et l'invisible. I'idee de la picturalite du poemequ' engage le celebre Utpictura poesis deflnit deuxrapports essentiels : premierement, la parole fait voir,par la narration et la description, un visible non pre-sent. Deuxiemement elle fait voir ce qui n'appartientpas au visible, en renforcant, attenuant ou dissimu-lant l'expression d'une idee, en faisant sentir la forceou la retenue d'un sentiment. Cette double fonctionde l'image suppose un ordre de rapports stables entrele visible et l'invisible, par exemple entre un senti-ment et les tropes de langage qui l'expriment, maisaussi les traits d'expression par lesquels la main dudessinateur traduit celui-la et transpose ceux-ci. Quel'on se refere a la demonstration de Diderot dans laLettre sur les sourds-muets: le sens d'un mot alteredans les vers qu'Homere prete a Ajax mourant et ladetresse d'un homme qui demandait seulement amourir a la face des dieux devient le defl d'un rebellequi leur fait face en mourant. Les gravures jointes au20

    Le destin des imagestexte en donnent l'evidence au lecteur qui voit semetamorphoser non seulement l'expression du visaged'Ajax mais l'attitude des bras et I'assise meme ducorps. Un mot change, et c'est un sentiment autre,dont l'alteration peut et doit etre exactement trans-crite par le dessinateur3La rupture avec ee systeme, ce n'est pas que ronpeigne des carres blanes ou noirs a la place des guer-riers antiques. Ce n'est pas non plus, eomme le veutla vulgate moderniste, que se defasse toute corres-pondanee entre l' a rt des mots et celui des formesvisibles. C'est que les mots et les formes, Ie dicible etle visible, le visible et l'invisible se rapportent les unsaux autres selon des procedures nouvelles. Dans leregime nouveau, le regime esthettque des arts, quise constitue au XI X e siecle, l'Image n'est plus I'ex-pression codifiee d'une pensee ou d'un sentiment.Elle n'est plus un double ou une traduction, mais unemaniere dont les choses memes parlent et se taisent.Elle vient, en quelque sorte, se loger au creur deschoses comme leur parole muette.Parole muette s'entend en deux sens. En un pre-mier sens, l'image est la signification des choses ins-crite directement sur leur corps, leur langage visiblea dechiffrer. C'est ainsi que Balzac nous place devantles lezardes, les poutres de guingois et l'enseigne ademi-ruinee ou se lit I'histoire de laMaison du chatqui pelote ou nous fait voir le spencer demode duCousinPons qui resume a la fois une periode de l'his-toire, une destinee sociale et un destin individuel. Laparole muette, c'est alors l'eloquence de cela memequi est muet, la capacite d'exhiber les signes ecritssur un corps, les marques directement gravees parson histoire, plus vortdiques que tout discours pro-fere par des bouches.Mais en un second sens, la parole muette des chosesest au contraire leur mutisme obstine. Au spencer

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    Le destin des imageseloquent du cousin Pons S'DppDse Ie discours muetd'un autre accessDire vestimentaire de roman, la cas-quette de Charles Bovary, cette casquette dont la lai-deur a une prDfDndeur d'expressiDn muette comma Ievisage d'un imbecile. La casquette et SDnprDprietairen'echangent ici que leur imbecillite, laquelle n'estplus alors la propriets d'une personnr, DUd'une chose,mais Ie statut meme du rapport indifferent de l'un itl'autre, le statut de l'art bete qui fait de cette imbe-cillite - de cette incapacite au transfert adequat dessignificatiDns - sa puissance meme.II n'y a done pas lieu d'opposer it l'art des images onne sait quelle intransitivite des mots du poems DUdestouches du tableau. C'est l'image elle-meme qui a

    change, et l'art qui est devenu un deplacement entreces deux fDnctiDns-images, entre Ie deroulemonr desinscriptiDns portees par les corps et la fonction inter-ruptive de leur presence nue, sans signtticanon. Cettepuissance double de l'image, la parole litteraire l'agagnes en nouant un rapport nouveau avec la pein-ture. Elle a voulu transposa- dans l'art des mots cettevie anonyme des tableaux de genre, qu'un oeil nDU-veau decDuvrait plus riche d'histDire que celle desactions herDlques des tableaux d'histoirs obeissautaux hierarchies et aux codes expresifs imposes parles arts pDetiques d'antan. La facade de la Maisondu chat qui pelote DUla salle it manger que le jeunepeintre decDuvre par sa fenetre empruntent auxtableaux hollandais recemment redecDuverts leurnrotusion de details, offrant l'expresston muette,intime, d'un mode de vie. La casquette de Charles DUla vtston du memo Charles it sa fenetr, ouverte sur legrand desamvrement des choses et des etres, leurempruntent, it l'inverse, la splendeur de l'insignifiant.Mais Ie rapport est aussi bien inverse: les ecnvatnsn' imitent les tableaux hDllandais que pour autantqu'ils cDn:ferent eux-memes it ces tableaux leur visi-22

    Le destin des imagesbilite nouvelle, que leurs phrases instruisent un reg~dnouveau en apprenant it lire, it la su:face d~s. toilesqui racontaient les episodes de la VIe qUDtidIen~e,une autre histoire que celles des faits grands DUpeti!s,l'histoire du processus pictural lui-meme, de la nais-sance de la figure emorgoant des CDUPSde brosse etdes coulees de la matiere opaque.La photographie est devenue un art en .mettant sesressources techniques propres au servI~e de ~ettedouble poetique, en faisant parler deux fDISle Vlsa~edes anonymes, comme temoins muets d'une CDn?I-tion inscrite directement sur leurs traits, leurs habits,leur cadre de vie et comme detenteurs d'~n s~cretque nDUSne saurons jamais, un secr~t ?e:Db.e .parl 'image meme qui nDUSles livre. L~ the~ne indiciellede la photographic comme peau decDlle~ des c??sesne fait que donner la chair du fant~s~~ a la ~DetIqueromantique du tout parle, de la vente gravee su: lecorps me me des choses. Et l' opposition d';l ~tu~lU"!au punctum separe arbitrairement la ~~lante qui faitvoyager incessamment l'image .esthet~que entre lehieroglyphe et la presence nU,eI ,nsensee. P~ur gar-der it la photographie la purete d un affect, vierge detoute signification offerte au semiDlo?~e cD~m~ detout artifice de l'art, Barthes efface la genealDgIe.m.emedu ca-a-e te . En projetant l'immediat~t~ de C~IUl-.CI_urIe processus de l'impression machImque: II fait ,~IS-paraitre toutes les mediations en~re Ie ree~ de I im-pression machinique et le reel de I affect qUI rendentcet affect eprouvable, nommable, phras.able.Effacer cette genealogie qui rend nDSimages sen-sibles et pensables, effacer, pour garder la photogra-phie pure de tout art, les traits qui font qu'une c~Dseen notre temps est ressentie par nDUScDmme,de I .ar~,c'est Ie prix assez lourd dont se paie la vD~Dnte?-e~e-rer la jouissance des images de l'empn~.e semlO.lD-gique. Ce qu'efface le simple rapport de I impression

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    Le destin des imagesmachinique a~ punctum, c'est toute l'histoire des rap-por~ entre tr~ISchoses: les images de l'art, les formessocIales. ~e llma~~rie et les procedures theoriquesde la crttique de I imagerie.,En effet le mo~ent du XIX e siecle ou les images deI a~t se sont redefinies dans le rapport mobile de lap-:es?nce b~~te it l'histoire chiffree est aussi Ie tempsou ~est c_reele grand commerce de l'imagerie col-lect~v~, ou se sont developpees les formes d'un artvoue a un ensemble de fonctions a la fois disporseeset co.~~lementaires: donner aux membres d'uneSOCIeteaux reperes indecis les moyens de se voiret,de.s'amuse~ d'eux-memes sous la forme de typesdefims; constituer, autour des produits marchandsun halo de mots et d'images qui les rendent desi-rables ; ra~se,mbler, grace aux presses mecaniqueset a~ ~rocede n~uv~au de la lithographie une ency-c~ope~Ie~u patrimoine humain commun: formes de~e ,lomtames, oeuvres de l'art, connaissances vulga-nsee~. Le ~o~ent ou Balzac fait du dechiffrementd~s signes ecrtts sur la pierre, les veternents et lesvl~~ges Ie ~oteur de l'action romanesque et ou lescritiques dart se mettent it voir un chaos de coupsde bross~ dans les representations de la bourgeoisiehollandaise du siecle d'or est aussi celui ou se lan-~~nt l~Magasin pittoresque, les phusionomies de1etudlant, de la lorette, du fumeur, de I'epicier et detous les tYP~ssoci~~x imaginables. C'est le temps ous~ me~tent a prohferer sans limites les vignettes ethlstOf1~ttesou une societe apprend it se reconnaitreelle-~eme, dans le double miroir des portraits signi-ficatifs et des anecdotes insignifiantes qui dessinentle~m~to~ymies d'un monde, en transposant dans lane~O~IatlOnsociale des ressemblances les pratiquesartls~lques de I'imagc/hieroglypho et de l'image sus-pensIV~.Balzac et nombre de ses pairs n'ont pas craintde se livrer eux-rnemes a cet exercice, d'assurer la24

    Le destin des imagesrelation it double sens entre le travail des images dela litterature et la fabrication des vignettes de l'Ima-gerie collective.Lemoment de cet echange nouveau entre les imagesde l'art et le commerce de l'imagerie sociale est aussicelui ou se sont formes les elements des grandes her-meneutiques qui ont voulu apppliquer au deferlementdes images sociales et marchandes les proceduresd'etonnement et de dechiffrement initiees par lesformes litteraires nouvelles. C 'est le moment ou Marxnous apprend it dechiffrer les hieroglyphes ecrits surle corps apparemment sans histoire de la marchan-dise et it penetrer dans l'enfer productif cache der-riere les phrases de l'economie, comme Balzac nous aappris it dechiffrer une histoire sur un mur ou un habitet it entrer dans les cercles souterrains qui detiennentle secret des apparences sociales. Apres quoi Freudviendra enseigner, en resumant la litterature d'unsteele, comment ron peut trouver dans les details lesplus insignifiants la clef d'une histoire et la formuled'un sens, quitte it ce que ce sens s'origine lui-memedans quelque non-sens trcducuble-Ainsi s'est tissee une solidarite entre les operationsde l'art, les formes de l'imagerie et la discursivite dessymptomes. Cette solidarite s'est encore compliquee,it mesure que les vignettes de la pedagogie, les iconesde la marchandise et les etalages marchands desaf-fectes ont perdu leurs valeurs d'usage et d'echange.Car elles ont alors ret;,uen contrepartie une valeurnouvelle d'image qui n'est rien d'autre que la doublepuissance des images esthetiques :1'inscription dessignes d'une histoire et la puissance d' affection dela presence brute qui ne s'echange plus contre rien.C'est it ce double titre que ces objets et leones desaf-factes sont venus, au temps du dada'isme et du sur-realisme, peupler les poemes, toiles, montages etcollages de l'art, pour Yfigurer aussi bien la derision

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    Le destin des imagesd'une societe radiographiee par l'analyse marxisteque l'absolu du desir, decouvert dans les ecrits duDocteur Freud.La fin des images est derriere nousCe qu' on peut alors appeler proprement destin desimages, c'est le destin de cet entrelacement logique etparadoxal entre les operations de l'art, les modes decirculation de l'imagerie et le discours critique quirenvoie a leur verite cachee les operations de l'un etles formes de I'autre. C'est cet entrelacement de l'artet du non-art, de l'art, de la marchandise et du dis-cours que cherche a effacer le discours mediologiquecontemporain, en entendant par la, au-dela de la dis-cipline declaree comme telle, l'ensemble des discoursqui veulent deduire des proprietes des appareils deproduction et de diffusion les formes d'identite et d'al-tertte prop res aux images. Ce que les oppositionssimples de l'image et du visuel ou du punctum et dustudium proposent c'est le deuil d'un certain age dec~t en!r.elaceme~t, celui de la semiologie comme pen-see critique des Images. La critique des images, tellequ~ l'il~us.tra exemplairement Ie Barthes des My tho-loqies etait ce mode de discours qui traquait les mes-sages de la marchandise et du pouvoir dissimulesd~n~ l'innocence de l'imagerie mediatique et publi-citaire ou dans la pretention d'autonomie de l'art.Ce discours etait lui-meme au centre d'un dipositifambigu. D'un cote, ilvoulait seconder les efforts del'ar~ p.our se liherer de l'imagerie, pour acquerir unemaltr~se de ses prop res operations, de son propre~OUVOlfe subversion a l'egard de la domination poli-tique et marchande. De l'autre, il semblait s'accor-der avec une conscience politique visant un au-dela oules formes de l'art et les formes de la vie ne seraientplus reliees par les formes equivoques de l'imagerie26

    Le destin des imagesmais tendraient it s'identifier directement les unesavec les autres. .Mais le deuil declare de ce dispositif, semble oublierqu'il etait lui-meme le deuil d'un certai~ programme:Ie programme d'une certaine fin des tmages .,C~r lafin des images n'est pas la catas~rophe ~edia~Iqueou mediumnique, contre laquelle 1 1 faudralt aUJour-d'hui ressusciter on ne sait queUe transce~danc~incluse dans Ie processus meme de l'impr~s~lOnChI-mique et menacee par la revolutio~ nu~en.que. L~fin des images est bien plutot un projet hi~tonque quiest derriere nous, une vision du de~emr modernede l'art qui s'est jouee entre les annee~ 1880 et le~annees 1920, entre le temps du symbohsme et celuidu constructivisme. C'est en effet pendant cetteperiode que s'est affirme de multiples ~a(,!?nsIe,~ro:jet d'un art delivre des images, c'est-a-~lre dehvr.enon pas simplement de la figuration anClenne ,~a~sde la tension nouvelle entre la prese~c~ n~e et 1~cn-ture de l'histoire sur les choses, dehvre en memetemps de la tension entre les operations de l'art etles formes sociales de la ressemblance et de la recon-naissance. Ce projet a pris deux gr~ndes formes,plus d'une foismelees rune it l'autre: 1art p~r, concucomme art dont les performances ne,.fe~alent plusimage mais realiseraient directement 1lde.een f?r~esensible auto-suffisante; ou b.ien l',~rt qui se ~.eahseen se supprimant, qui suppnme I ecart de ~lma~epour identifier ses procedu~es aux forme,Sdune VIetout entiere en acte et ne separant plus 1art du tra-vail ou de la politique. .La premiere idee a trouve sa formulatIOn e,xactedans la poetique mallarmeeenne telle que la resumeune phrase celebre de son article ~ur Wagn_er: LeModerne dedaigne d'imaginer ; m~ls expert ~ se s~r:vir des arts, ilattend que chaque 1.entraI~e jusqu oueclate une puissance speciale d'illusion. puis consent'.

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    Le destin des imagesCette formule propose un art entierement separe ducommerce social de l'imagerie - de l'universel repor-tage du journal ou du jeu de reconnaissance en miroirdu theatre bourgeois: un art de la performance, telque Ie symbolise Ie trace lumineux auto-evanouis-sant du feu d'artifice ou encore l'art d'uns danseusequi, comme ille dit, n'est pas une femme et ne dansepas, mais trace seulement la forme d'une idee avecses pieds Illettres - ou merna sans ses pieds, si l'onsonge a l'art de Lofe Fuller dont la danse consiste?ans les plis et deplis d'une robe Illumines par desjeux de projecteurs. C'est a un merne projet que s'ap-pare~:e ce t~eat~e reve par Edward Gordon Craig:un theatre qui ne jouerait plus de pieces mais cree-rait ses propres rnuvres - reuvres eventuellement sansparoles, comme dans ce theatre des mouvementsou I'action consisterait dans les seuls deplacementsdes elements mobiles constituant ce qu'on appelaitauparavant Ie decor du drame. C'est encore Ie sens deIa claire opposition que dessine Kandinsky. d'un coteI'.ha~ituelle expos,ition d'art, vouee en fait a l'image-rte d un monde, ou Ie portrait du Conseiller N et de Iabaronne X voisinent avec un vol de canards ou unesieste de veaux a I'ombre; de l'autre, un art dont lesformes seraient l'expression en signes colorris d'unenecessite ideelle interieure.Au titre de la deuxiems forme, nous pouvons penseraux rnuvres et aux programmes de I'epoque simul-taneista, futuriste et constructiviste: une peinture,co~e la concoivont Boccioni, Balla ou Delaunay, unepemture dont Ie dynamisme plastique epouse les mou-vements acceleres et les metamorphoses de la viemoderne; une poesto futuriste, en phase avec la vitessedes voitures ou Ie crepitement des mitrailleuses untheatre a la Meyerhold, inspire des pures perfor-

    mances du cirque ou inventant les formes de la bio-mecanique pour homogeneiser les jeux sceniques28

    Le destin des imagesavec les mouvements de la production et de l'edifica-tion socialistes; un cinema de l'oeil-machine vertovien,rendant synchrones toutes les machines: les petitesmachines des bras et desjambes de I'animal humainet les grandes machines a turbines et pistons; un artpictural des pures formes suprematistes, homo geneavec la construction architecturale des formes de lavie nouvelle; un art graphique a la Rodtchenko, confe-rant aux lettres des messages transmis et aux formesdes avions representes le meme dynamisme geome-trique, en harmonie avec le dynamisme des construe-teurs et pilotes de l'aviation sovietique comme aveccelui des constructeurs du socialisme.L'une et I'autre forme se proposaient de supprimerla mediation de l'image, c'est-a-dire non seulement laressemblance mais le pouvoir des operations de dechif-frement et de suspension, tout comme Iejeu entre Iesoperations de I'art, Ie commerce des iI?~g~s et l~:r~-vail des exegeses. Supprimer cette mediation, c etaitrealiser l'immedlate Identite de l'acte et de la forme.C'est sur ce programme commun que les deux figuresde l'art pur - de l'art sans images - et du devenir-viede l'art - de son devenir non-art - ont pu s'entrelacerdans les annees 1910-1920, que les artistes symbolisteset suprematistes ont pu rejoindre les contempteursfuturistes ou constructivistes de l'art pour identifierles formes d'un art purement art avec les formes d'unevie nouvelle supprimant Ia specificite merne de l'art.Cette fin des images, la seule qui ait ete rigoureuse-ment pensee et poursuivie, est derriere nous, mernesi architectes, designers urbains, choregraphes ouhommes de theatre en poursuivent parfois le reve enmineur. Elle s'est achevee quand les pouvoirs auxquelsetait offert ce sacrifice des images ont clairement faitsavoir qu'ils n'avaient que faire des artistes construe-teurs, qu'ils s'occupaient eux-meme de la construc-tion et ne demandaient aux artistes precisement que

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    Le destin des imagesdes !mages: entendues en un sens bien circonscrit:?es illustrations dormant chair a leurs programmes eta leurs mots d'ordre.,L'ecart. de ,I'image, a alors repris ses droits, dansI absolut!s.a!lOnsurrealiste de 1'explosante fixe oudans I~critique marxiste des apparences. Cetait dejale.deml de la fin des images que portait l'energiemise ,par Ie sem,iologue a pourchasser les messagescaches dans les Images pour purifier en meme tempsles sU,rfaces d'inscription des formes de l'art et laconscI~nce ~~s acteurs des revolutions a venir. Sur-faces a purifier et consciences a instruire etaientles membra disjecta de l'identite sans image del'id~ntite perdue des formes de l'art et de forme~ dela VIe.Le travail du deuil fatigue, comme tous lestravau~. ~t Ie temps vient ou Ie semiologue trouveque la~omssance perdue des images est un prix tropI~urd a payer pour le profit de transformer indefl-mment .Ie ~euil en savoir. Surtout quand ce savoirp~rd lUI~~em~ sa c~edibilite, quand le mouvementreel de I histoire qUIgageait la traverses des appa-ren_ces se revele lui-mente une apparence. On seplamt alors non plus de ce que les images cachentdes secrets qui ne Ie sont plus pour personne maisau contraire, de ce qu'elles ne cachent plus ri~n. Le~uns en~ament la longue deploration de l'image per-~ue. D autres rouvrent leurs albums pour retrouver1enc~antement pur des images, c'est-a-dire l'identitemythique entre l'identite du ca et l'alterite du a-ete~ntre Ie plaisir de la presence pure et la morsure d~I Autre absolu.Mais Iejeu a trois de la production sociale des res-~~rnblances, des operations artistiques de dissem-;nce et de la,discursivite des symptomes ne se laissePI s.r.arnener a ce battement simple du principe deP arsir et de la pulsi d ' ,etre la tri . . Ion e mort. En temoigne peut-tnpartltion que nous presentent aujourd'hui les30

    Le destin des imagesexpositions vouees aux images , mais aussi la dia-lectique qui affecte chaque type d'image et mele seslegitimations et ses pouvoirs a ceux des deux autres.Image Due, image ostensive,image metamorphiqueLes images que nos musees et galeries expo sentaujourd'hui peuvent en effet se ranger en trois grandescategories. IIYa d'abord ce qu'on pourrait appelerl'image nue: l'image qui ne fait pas d'art, car ce qu'elienous montre exclut les prestiges de la dissemblanceet la rhetorique des exegeses. Ainsi nne recente expo-sition Memoire des camps consacrait-elle une de sessections aux photographies faites lors de la decou-verte des camps nazis. Ces photographies etaient sou-vent signees de noms illustres - Lee Miller,Ma:g~r~tBourke-White ... -, mais l'idee qui les assemblmt etaitcelle de la trace d'histoire, du temoignage sur une rea-lite dont ilest communement admis qu' elle ne tolerepas d'autre forme de presentation.DeI'image nue se distingue ce que j'appelerai l'imageostensive. Cette image aussi affirme sa puissancecomme celle de la presence brute, sans signification.Mais elle s'en reclame au nom de l'art. Elle pose cettepresence comme le propre de l'art. face a la circu~a-tion mediatique de l'imagerie mais aussi aux PUIS-sances du sens qui alterent cette presence: les discoursqui la presentent et la commentent, les institutionsqui la mettent en scene, les savoirs qui l'historicisent.Cette position peut se resumer dans le titre d'uneexposition recemment organisee au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles par Thierry de Duve pour exposercent ans d'art contemporain: Voici. L'affect du ga-a - e t e y est apparemment renvoye it l'ident!~e, sansreste d'une presence dont la contemporanmte estl'essence meme La presence obtuse qui interrompt

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    Le destin des imageshistoires et discours y devient la puissance lumineused'un face-a- face: jacingness,

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    Le destin des imagessur une histoire et un monde communs. C'est ainsique l'exposition Voila entendait recapituler un siecleet illustrer I'idee memo de steele, en alignant, entreautres, les photographies faites par Hans-Peter Feld-mann de cent personnes de 0 it 100 ans, l'installa-tion des Abonnes du telephone de Christian Boltanski,les 720 Lettres d'Afghanistan d'Alighiero e Boetti oula salle des Martin consacree par Bertrand Lavier itexposer cinquante toiles unies par Ie seul nom defamille de leurs auteurs.Leprincipe unificateur de ces strategies semble bienetre de faire jouer, sur un materiel non speciflqus itl'art, indiscernable souvent de la collection d'objetsd'usage ou d~ defilement des formes de l'imagerie,une double metamorphose, correspondant it la doublenature de I'image esthetique , l'image comme chiffred:hist~ir~ et l'image comme interruption. IIs'agit,d un cote, de transformer Ies productions flnaliseesi~telli~entes, de l'imagerie en images opaques, stu~

    pides, mterrompant le flux mediatique. II s'agit, del'autre, de revetller les objets d'usage assoupis ou Iesimages indifferentes de Ia circulation mediattqu,pour susciter Ie pouvoir des traces d'histoire com-mune qu'ils receient. L'art de !'installation fait ainsijouer une nature metamorphique, instable des images.Celles-ci circulent entre Ie monde de l'art et celui del'imagerie. Elles sont interrompues, fragmentees,recompo,s~es par une poetlque du mot d'esprit quicherche a Instaurer entre ces elements instables desdifferences nouvelles de potentiel.Image nue, image ostensive, image metamor-phique: trois formes d'tmageite, trois manieros delier ou de delier Ie pouvoir de montrer et celui designifier, l 'attestation de presence et Ie ternoignagad'histoire. Trois manieres aussi de sceller ou de recu-se~Ierapport entre art et image. Orilest remarquablequ aucune des trois formes ainsi definies ne puisse34

    ,Le destin des images

    fonctionner dans Ia cloture de sa propre logique. Cha-cune d'elles rencontre dans son fonctionnement unpoint d'indecidahilite qui l'oblige a emprunter quelquechose aux autres.C'est Ie cas deja pour l'image qui semblerait pou-voir et devoir le mieux s'en garantir, l'image nue vouee au seul temoignage. Car le ternoignage vise tou-jours au-dela de ce qu'il presente. Les images de.scamps temoignent non seulement des corps suppli-cies qu'ils nous montrent mais aussi de ce qu'ils nemontrent pas: les corps disparus, bien sur, mais surtoutle processus meme de l'aneantissement. Les clichesdes reporters de 1945 appellent ainsi deux regardsdistincts. Le premier voit la violence infligee par deshumains invisibies it d'autres humains dont la dou-leur et l'epuisement nous font face et suspendent touteappreciation esthetique. Le second voit non la vio-lence et la douleur mais un processus de deshumani-sation, la disparition des frontieres entre l'humain,l'animal et Ie mineral. Or ce second regard est lui-meme Ie produit.d'une education esthetique, d'unecertaine idee de l'image. Une photographie de GeorgesRodger, presentee a l'exposition Memoire des campsnous montre Ie dos d'un cadavre dont nous ne voyonspas la tete, porte par un SS prisonnier dont la tete incli-nee soustrait Ie regard a notre regard. Cet assemblagemonstrueux de deux corps tronques nous presenteune image exemplaire de la commune deshumanisa-tion de la victime et du bourreau. Mais ille fait seu-lement parce que nous Ie voyons avec un regard quiest passe par Ia contemplation du bamf ecorche deRembrandt et par toutes ces formes de representa-tion qui ont egale la puissance de l'art it l'effacementdes frontieres entre l 'humain et l 'inhumain, Ie vivantet Ie mort, 1'animal et Ie mineral, egalement confon-dus dans Ia densite de la phrase ou l'epaisseur de lapate picturale",

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    Le destin des imagesUne meme dialectique marque les images meta-morphiques. Ces images, il est vrai, s'appuient surun postulat d'indiscernabilite. Elles se proposent

    seulement de deplacar les figures de l'imagerie, enles change ant de support, en les mettant dans unautre dispositif de vision, en les ponctuant ou en lesracontant autrement. Mais la question se pose alors:qu'est-ce qui est exactement produit comme diffe-rence attestant Ie travail speciflque des images del'art sur les formes de l'imagerie sociale? C'etaitcette question qui inspirait les considerations desen-chantees des derniers textes de Serge Daney: toutesles formes de critique, de jeu, d'ironie qui preten-dent perturber la circulation ordinaire des imagesn'ont-elles pas ete annexees par cette circulationmerna? Le cinema moderne et critique a pretenduinterrompre Ie flux des images mediatiquas et publi-citaires en suspendant les connexions de la narra-tion et du sens. L'arret sur image qui termine lesQuatre cents coups de Truffaut a emblematise cettesuspension. Mais la marque ainsi mise sur l'imagesert finalement la cause de l'image de marque. Lesprocedures de la coupure et de l'humour sont deve-nues elles-momss l 'ordinaire de la publlcits, Ie moyenpar lequel elle produit a . la fois l'adoration de sesleones et la bonne disposition qui nait a . leur egardde la possibiltta meme de l'ironiser-,Sans doute l'argument n'a-t-Il pas de valeur deci-sive. L'indecidable, par definition, se laisse interpreteren deux sens. Mais il faut alors emprunter discrete-ment les ressources de la logique inverse. Pour queIe montage ambigu suscite la Iiberte du regard cri-tique ou ludique, ilfaut organiser la rencontre selonla logique du face-a-faoe ostensif, re-presentor lesimages publicitaires, sons disco ou series teIevisueIles

    dans l'espace du musee, isolees derriere un ride audans de petites cabines obscures qui leur donnent36

    Le destin des imagesl'aura de l' ceuvre arretant les flux de la communica-tion. Encore l'effet n'est-il jamais assure, puisqu'ilfaut souvent mettre a . la porte de la cabine un petitcarton specifiant au spectateur que, dans l'espace ouil va penetror, ilreapprendra a . percevoir et a . mettrea.distance le flux des messages mediatlques qui ordi-nairement Ie subjuguent. Ce pouvoir exorbitant confereaux vertus du dispositif repond Iui-meme a.une visionquelque peu simpliste du pauvre cretin de la societe duspectacle, baignant sans resistance dans le flux desimages medlatiquos. Les interruptions, derivations etreagencements qui modifient, moins pompe~sement,la circulation des images n'ont pas de sanctuaire, Ellesont lieu partout et n'importe quandoMais ce sont sans doute les metamorphoses del'image ostensive qui manifestent Ie ~ie,ux l~ dial~c-tique contemporaine des images. Car ils y avere biendifficile de donner les criteres propres a.distinguerle face-a-face revendique, a.presentifier la presence.La plupart des oeuvres mises sur le piedestal du Voidne se distinguent en rien de celles qui concourent auxetalages documentaires du Voila. Portraits de starsd'Andy Warhol, documents de la mythique s~ctiondes Aigles du Musee de Marcel Broodthaers, Instal-lation par Joseph Beuys d'un lot de marchandisesde la defunte R.D.A., album de famille de ChristianBoltanski, affiches decollees de Raymond Hains oumiroirs de Pistoletto semblent mediocrement propresa.g lorifier la presence sans phra~e du ~oid..n faut alors la.aussi emprunter ala logique Inverse.Le supplement du discours exegetique s'avere nec~s-saire pour transformer un ready-made duchampienen presentoir mystique ou un parallelepipede ?i~nlisse de Donald Judd en miroir de rapports croises.Images pop, decollages neo-realistes, peintures mono-chromes ou sculptures minimalistes doivent etre pl~-ces sous la commune autorite d'une scene primitive,

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    Le destin des imagesoccupee par le pore putatif de la modernite picturale,Manet. Mais ce pere de la peinture moderne doit, lui-meme , etre mis so us l'autorite du Verbe fait chair.Son modernisme et celui de ses descendants sont eneffet definis par Thierry de Duve it partir d'un tableaude sa periode espagnole : le Christ mort soutenupar les anges, inspire d'une toile de Ribalta. A la dif-ference de son modele, le Christ mort de Manet alesyeux ouverts et se tient face au spectateur. n allego-rise ainsi la tache de substitution que la mort deDieu r a conferee it la peinture. Le Christ mort res-suscite dans la pure immanence de la presence pic-turale'. Cette pure presence n'est pas celle de l'artmais bien celle de l'Image qui sauve. L'image osten-sive celebree par l'exposition du Void, c'est la chairde la presence sensible elevee, dans son immediatetememe, au rang d'Idee absolue. A ce prix, ready-madeet images pop en serie, sculptures minimalistes oumusees fictionnels sont par avance compris dans latradition de l'lcone et I'economie religieuse de laResurrection. Mais la demonstration est evidemmentit double tranchant. Le Verbe ne se fait chair qu'atravers un recit. II faut toujours une operation de pluspour transformer les produits des operations de l'artet du sens en temoins de l'Autre originaire. L'art duVoici doit se fonder sur ce qu'il recusait. Il a besoind'une mise en scene discursive pour transformer unecopie , soit un rapport complexe du nouveau it l'an-cien, en origine absolue.Sans doute les Histoire(s) du cinema de Godardoffrent-elles la demonstration la plus exemplaire decette dialectique. Le clneaste met son Musee imagi-naire du cinema it l'enseigne de l'Image qui doit venirau temps de la Resurrection. Ses propos opposent aupouvoir mortifere du Texte la vertu vivante de l 'Image,concue comme une toile de Veronique ou s'Impri-merait le visage originaire des choses. lIs opposent38

    Le destin des imagesaux histoires caduques d'Alfred Hitchcock les purespresences picturales que constit~ent les bout?illesde Pommard de Notorious les ailes de moulm deForeign Correspondent, le sac de Mamie ou le verrede lait de Suspicion. J'ai montre ailleurs commentces pures icones devaient elles-~emes ~tre prele-vees par l'artifice du montage, Adetou!.ne~s ,de leuragencement hitchcockien,pour etr~ rel~s,erees, parles pouvoirs fusionnels deImcrustation.Vlde~, dans unpur royaume des images". La prod~ctl~n visuelle ?ela pure presence iconique, revendiquee par le dis-cours du cineaste, n'est elle-meme possIble que parle travail de son contraire: Ia poetique schlegeliennedu mot d'esprit qui invente, entre les fragment~ defilms les bandes d'actualite, photos, reproductIOnsde tableaux et autres toutes les combinaisons, tousles ecarts ou rapprochements, propres it susciter desformes et des significations nouvelles. Cela ~u~pos~l'existence d'un MagasinlBibliothequelMusee infiniou tous les films, tous les textes, les photographieset les tableaux coexistent, et ou tous soient decom-posables en elements dotes chacun d'une triple puis-sance : la puissance de stngularite (le punctum! del'image obtuse; la valeur d'ens?igneI?-en: (le studiumidu document portant la trace d une historre et la capa-cite combinatoire du signe, susceptible de s'associeravec n'importe quel element d'une autre serie pourcomposer it l'infini de nouvelles phrases-images.Le discours qui veut saluer les images comme desombres perdues, fugitivement convoquees d\ la pr~-fondeur des Enfers, semble done ne temr qu au pnxde se contredire, de se transformer en un immensepoerne faisant communiquer sans limit~ les ar~s etles supports, les reuvres de l'art et les 11l~stratIOnsdu monde, le mutisme des images et leur eloquence.Derriere l'apparence de la contradiction, ilfaut regar-der de plus pres le jeu de ces ochanges.

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    II. La phrase,l'image, l'histoire

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    Les Histoirets) du Cinema de Godard sont comman-dees par deux principes apparemment contradic-toires. Lepremier oppose la vie autonome de l'image,concue comme presence visuelle, a la convention com-merciale de l'histoire et ala lettre morte du texte. Lespommes de Cezanne, les bouquets de Renoir ou lebriquet de L'Inconnu du Nord-Express temoignent dela puissance singuliore de la forme muette. Celle-cirejette dans l'inessentiella composition des intrigues,heritees de la tradition romanesque et agencees poursatisfaire les desirs du public et les interets de l'in-dustrie. Le second principe fait a l'inverse de ces pre-sences visibles des elements qui, comme les signesdu langage, valent seulement par les combinaisonsqu'ils autorisent: combinaisons avec d'autres elementsvisuels et sonores, mais aussi des phrases et des mots,dits par une voix ou ecrits sur l'ecran, Extraits deromans ou de poemes, titres de livres ou de films efIec-tuent souvent les rapprochements qui donnent sensaux images ou plutot qui font des fragments visuelsassembles des images, c'est-a-dire des rapportsentre une visibilite et une signification. Siegfried etle Limousin, Ie titre du roman de Giraudoux, ecriten surimpression sur les chars de l'invasion alle-mande et sur un plan des Nibelungen de Fritz Lang,suffit a faire de cette sequence une image conjointede la defaite des armees francaises en 1940 et de la

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    Le destin des imagesdefaite des artistes allemands devant le nazisme,d~ la capa,cite de la Iitterature et du cinema it pre-d.Ir,e,es de~ast~es ~e le~r, temps et de leur incapa-cite ales prevemr. Dun cote done l'image vaut commepuissance deliante, forme pure et pur pathos defai-s.ant l'ordre classique des agencements d'actions fie-tionnels, des histoires. De I'autre, elle vaut commeel.em~nt d'une liaison qui compose la figure d'une~lstOlre commune. D'un cote elle est une singularitemcoI?mensurable, de I'autre elle est une operationde mise en communaute.Sans commune mesure ?Reflechir it cette double puissance mise sous le mernenom d'image, c'est it quoi nous invite tout naturelle-ment le c~dre d'une exposition consacree aux rap-ports des Images et des mots. Cette exposition estintitul~e ~ans commune mesure', Un tel titre fait plusque decnre les assemblages d'elements verbaux etvi~uels ~resentes en ce lieu. II apparait comme unedeclaration prescriptive, definissant le critere de la.rnodernite des amvres. IIpresuppose en effet quel'incommensurabilite est un caractere distinctif de l'artde notre temps, que le propre de ceIui-ci est l'ecarte~tre les presences sensibies et les significations. Cettedecla~ati?n a elle:meme une assez longue genealogie .vaIonsa~lOnsurrealiste de la rencontre impossible dupar~pl~e et de la machine it coudre, theorisation parBenjamin du choc dialectique des images et des temps~s~hetique adornienne de la contradiction inherent~a 1~uvre moderne, philosophie lyotardienne de l'ecartsub~e .eI;treYldee et toute presentation sensible. Lacontmmte meme de cette valorisation de l'Incom-mensurable risque de nous rendre indifferents it lapertinence du jugement qui y fait entrer telle ou telleeeuvre, mais aussi it Ia signification merne des termes.44

    La phrase, I'imaqe, l'histoireAussi prendrai-je pour rna part ce titre comme uneinvitation a reposer les questions, it nous demander:Qu'est-ce-que cela veut dire aujuste sans commun~mesure? Par rapport it quelle idee de mesure et aqueUe idee de communaute? .~e?t-etre }-a-t-il plu-sieurs sortes d'incomrnensurabilite. Peut-etre chacunede ces incornrnensurabilites est-elle elle-meme la miseen ffiuvre d'une certaine forme de eommunaute-L'apparente contradiction des Histoire(s) du ci~emapourrait bien alors nous eclairer sur ce conflit desmesures et des communautes. Je voudrais le montrera partir d'un petit episode extrait de le~ derniere ~ar-tie. Celle-ci s'intitule Les signes parml nous. Ce titre,emprunte a Ramuz, implique en lui-meme une ~oublecommunaute. C'est d'abord la communaute entreIes signes et nous: ceux-ci sont dotes d'une pre-sence et d'une famlliarite qui en font plus que desoutils a notre disposition ou un texte soumis a notredechiffrement: des habitants de notre monde, des per-sonnages qui nous font un monde. C'est e~suite lacommunaute comprise dans le concept de signe, telqu'il fonctionne ici. Elements ~suels et textuels sonten effet saisis ensemble, enlaces les uns aux autres,dans ce concept. IIY a des signes parmi nons. Celaveut dire que les formes visibles parlent et q~e lesmots ont le poids des realites visibles, que les sl~eset les formes relancent mutuellement leurs pOuvOlrsde presentation sensible et de signification.pourtant Godard donne it cette mesure communedes signes une forme concrete qui semble en contr~-dire l'ldee. n I'illustre par des elements visuels hete-rogenes dont la liaison sur l'ecran est enigmatique etpar des paroles dont nous ne saisissons pas le rapportavec ce que nous voyons.Apres un extrait d'AlexandreNevsky s'ouvre un episode auquell'insistance d'imagesen surimpression, se repondant deux a deux, donneune unite que corrobore la continuite de deux textes,

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    Le destin des imagesapparemment empruntes, run it un discours l'autre itun poeme. Cepetit episode apparait fortement struc-ture p.a~quat~e elements visuels. Deux d'entre euxsont alsem.ent lde~tifiables. Ils appartiennent en effetau ma~a~m des Images significatives de l'histoiree~du cmema du xx' siecle. Ce sont, au debut de lasequence, la photographie du petit garcon juif qui leve~esbras lors de la reddition du ghetto de Varsovie eta la fin, une ombre noire qui resume tous les fantomeset les vampires de l'age expressionniste du cinema:IeNosfer~t'!-de Murnau. Iln'en va pas de meme pou;l~s deux ele~ents avec lesquels ils sont couples. Sur1Image de 1.e~fant du ghetto se trouve surimprimee~e figure cmematographique mysterieuse : c'est uneJeun~ fem~~ qui descend un escalier en portant unebougie qui decoupe spectaculairement son ombre surle mur. Quant it Nosferatu, ilfait bizarrement face a~e salle d~ spectacle ou un couple ordinaire, au pre-~er plan, nt de bon coeur,dans l'anonymat d'un publicegalement hilare que decouvre le recul de la camera.

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    La phrase, timage, l'histoireComment penser le rapport entre ce clair-obscurcinematographique et l'extermination des juifs polo-nais ? Entre cette foule bon enfant de film hoUywoo-dien et le vampire des Carpathes qui semble, depuisla scene, orchestrer sa jouisssance? Les visions fugi-tives de visages et de cavaliers qui meublent l'inter-valle ne nous renseignent guere it ce sujet. Nousdemandons alors des indices aux paroles dites etecrites qui les relient. Ce sont, a la fin de l'episode,des lettres qui 5'assemblent et se desassemblent surl'ecran: t'ennemi public, le public; c'est, au milieu,un texte poetique qui nous parle d'un sanglot quimonte et retombe; c'est surtout, au debut, donnant satonalite a l'ensemble de l'episode, un texte dont lasolennite oratoire est accentuee par la voixsourde etlegerement emphatique ~eGodard. Ce.te~e ~~us parl,ed'une voixpar laquelle 1orateur aurait anne etre pre-C(~de,dans laquelle sa voix aurait pu se fondre ',Leparleur nous dit qu'il comprend maintenant sa diffi-culte a commencer tout a l'heure. Et nous compre-nons ainsi, pour notre part, que ce texte qui introduitl'episode est en fait une peroraison. nnous dit queUeest la voixqui lui aurait permis de com~en~er. Fa~onde parler, bien sur: en fait de nous le dire, IIle laissea entendre a un autre auditoire qui justement n' a pasbesoin qu'on le lui dise, puisque la circonstance dudiscours suffit a le lui faire connaitre.Ce discours est en effet un discours d'intronisation,genre ou il est requis de faire l'eloge du defunt au~elon succede. On peut le faire de fa;onplus ou momselegante. L'orateur en question a su choisir la pluselegante, celle qui identifie l'eloge circonstanciel ~el'aine disparu a l'invocation essentielle de la VOlXanonyme qui rend possible toute parole. ~es bon-heurs d'idee et d'expression sont rares et slgnalentleur auteur. C'est Michel Foucault qui est l'auteur deces lignes. Et la voix ainsi magnlfiee est celIe de

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    Le destin des imagesJea~ Hy?p?lit~ auquel ilsuccede, cejour-Ia, dans lachaire d Histoire des systemes de pensee au Collegede France".C'est donc.la ~eroraison de la lecon inaugurale de~ouc~ul~ ~Ul doit d?nner Ie liant des images. GodardI a ~~e IC~comme il avait, vingt ans plus tot, dans LaCh.znolse, introduit une autre peroraison egalementbnlIante: celle par laquelle Louis Althusser avaitconclu l~plus inspire de ses textes, son article d'Espritsur le PIccolo Teatro, Bertolazzi et Brecht: Je mer~~o~rne. Et a nouveau m'assaille la question ... ll ~ etait ~lors Guillaume Meister, Ie militant/comedienmcarne par Jean-Pierre Leaud, qui litteralisait lepropos en se retournant effectivement pour marte-

    l~r le t~xte, ~er~gard droit dans les yeux d'un inter-Viewerunagmaire. Cette pantomime servait a mettreen scen~ Ie pouvoir des mots du discours maoiste~ur,ce~ Je~nes corps d'etudiants parisiens. A cettehtter~li~atlOn: d'esprit surrealiste, repond ici un rap-port en~~atIque du texte a la voix et de la voix auxcorps visibles. Au lieu de la voix claire, seche et lege-re,?-ent rieuse de Michel Foucault, nous entendons laVOlX grave d~.Go~ard, hahitee par une emphase al~ Malraux. Lindlce nous laisse done dans l'Indeci-SIOn.Comment l'accent d'outre-tombe mis sur cemorceau de bravoure lie it une situation institution-nelle d'investiture peut-il bien lier la jeune femmea.l~ bougie, et l'en~ant. du ghetto, les ombres ducmema et I extermination des Juifs? Que font lesmots du texte par rapport aux elements visue Is?Co~ment ~'ajustent ici Ie pouvoir de conjonction,~res~pp?se ~ar _Iemontage, et la puissance de dis-JonctIo~ Imp~quee par la radicale heterogeneite d'unplan d escaher nocturne non identifle, du temoi-?Dage sur la fin du ghetto de Varsovie et de la leconmau~rale d'u~ p:ofess~~ au College de France quine s est occupe m du cmema ni de l'extermination48

    ILa phrase, l'imaqe, rtustotre

    nazie? Nous pouvons deja entrevoir ici que le com-mun, la mesure et leur rapport se disent et se conjoi-gnent de plusieurs fac;ons.Commen

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    Le destin des imagesOnconnaitla reponse la plus commune itcette ques-tion. Ceteffet, ce serait tout simplement l'autonomiede l'art des mots, de I'art des formes visibles et detous les autres arts. Cette autonomie aurait une foispour toutes ete dernontree, dans les annees 1760,par l'impossibilito de traduire dans la pierre, sansrendre la statue repoussante, la visibilite donneepar le poeme de Virgile itla souffrance de Laocoon.Cette absence de communemesure, ce constat de dis-jonction entre les registres d'expression, et doneentreles arts, formule par le Laocoon de Lessing, est lenoyau commun de la theorisation moderniste duregime esthetique des arts, celIequi pense la ruptureavec le regime representatif en termes d'autonomiede l'art et de separation entre les arts.Cenoyau commun se laisse traduire en trois ver-sions que je resume it grands traits. IIy a d'abord laversion rationaliste optimiste. Ce qui succede auxhistoires et aux images qui leur etaient subordon-nees, ce sont les formes. C'estla puissance de chaquematerialite speciflque - verbale, plastique, sonoreou autre - revelee par des procedures specifiques.Cette separation des arts se voit gagee non par Iesimple fait d'un defaut de mesure commune entrela parole et la pierre mais par la rationalite memedes societes modernes. Celle-ciest caracterisee parla separation des spheres d'experience et des formesde rationalite qui sont propres it chacune, separa-tion que doit seulement completer Ieliende la raisoncommunicationnelle. Onreconnait litla teleologiedela modernite qu'un discours celebre d'Habermasopposeencore aux perversions de l'esthetisme post-structuraliste , allie du neo-conservatisme.IIy a ensuite la version dramatique et dialectiqued'Adorno. Lamodernite artistique ymet en scene leconflit de deux separations, ou, si ron veut, de deuxincommensurabilites. Car la separation rationnelle50

    ,La phrase, l'imaqe. l'histoire

    , ,. e est en fait I'oeuvrc d'unedes s~here~ d eXi:~~~~n calculatrice d'Ulyss: quicertame r-aison. d ., es la raison qui separes'oppose au ch~nt. es SIren'a~tonomie des formesIe travail et la J?U1SS~nced~mots et des formes, deartistiques, la separatIOn I stiques de l'art savant etla musique et d~sfo~mesP a renn'ent alorsun autredes formes de dIvertIssementp d l'art dessens. Elles ec~rtentt~~~ p~~e:tf:a~:~an~e estheti-f~rme~ d~ l~VIequ~ ~ :~ure. Elles permettent ainsisee qui dIssImulent.a .r ces formes autonomesque la tension solitaire de., uiles fonde fassemanifeste la se~arationdprem~e~li et rappelle' l'exi-apparaitre 1' Image >~ u:e 0gence d'u~e v:: ~~:S~~~:~~~tique dont temoignentn y a en "'. t d Labsence de communeles derniers livres de Lyoar h' Etils'azit alors d'op-, appelle catastrop e. e-mesure s y 'ations mais deux catas-poser non pl~s de~x sepa':rt est en effet assimileetrophes. La sep~r.atl~~~~ sUbfrme it la defection deitla cassure ongIne e .dee et ~resentation sen-tout rappor~ stable entre ~b~ite est elle-meme pen-sible. Cette mcommensxr ette puissance de l'Autresee comII_lela~arque e craison occidentale, a pro-dont la denegatlOn,.dan~la S' rart moderne doitpre-duit la folieextermmatf1?e. \'ons c'est pour tnscrireserver la purete de ses ~ep~rap~e~ublime dont l'ins-la marque de ce~te,ca ~s roe eontre la catastrophecription fait aUSSIemo~gna?des mais aussi eelle detotalitaire - celle des g~nd~cIen'fait anesthesj(~e.hetl c'est-a- Ire, ,la vie est e lsee, . ti disjonetivedes imagesCommentsituer la conl,oneon . fi res de l'incom-de Godard par rapport a ~e~~~~~d~des sympathiesmensura~l~? A~suremenniste de la purete, surtout.pour la teleologIe moder t trophiste. Tout au longbien sur, sous sa fo~~e ea.as ose la vertu redemp-desHistoire(s) du cmema, ~ ~~p tginel qui a perdu Ietrice de l'imagelieoneau pee e or

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    Le destin des imagescin~m.aet sa puissance de temoignage : la soumissionde I image au texte , du sensible a l'histoire.~o_urtantl~s signes qu'il nous presente ici sont deselements visuels agences dans la forme du discours. Lecinema qu'il nous raconte apparait comme une seried'appropriations des autres arts. Et ilnous le pre-sente dans un entrelacs de mots, de phrases et detextes, de peintures rnetamorphosees, de plans cine-matographiques melanges a des photographies ou~andes d'~ctualite, eventuellement relies par des cita-tions musicales. Bref, les Histoire(s) du cinema sonttout entieres tissees de ces pseudomorphoses deces imitations d'un art par un autre que recuse lapurete avant-gardiste. Et, dans cet enchevetrementla notion meme d'image, en depit des declarations ico-no~~~s d~ Godard, apparait comme celle d'une ope-rativite metamorphique, travers ant les frontieres desarts et deniant la specificite des materiaux.Ainsi la perte de la commune mesure entre lesmoyens des arts ne veut pas dire que desormais cha-cun reste chez soi, en se dormant sa mesure propreCelaveut bien plutot dire que toute commune mesureest desormais une production singuliere et que cetteproduction est possible seulement au prix d'affron-ter, dans sa radicalite, le sans-mesure du melange. Dece que l~ sO,uf!:anc~du Laocoon de Virgile ne puissese tr,adm:e a IldentI~e dans la pierre du sculpteur, ilne s ,en tire pas que desormais les mots et les formesse separent, que certains se consacrent a l'art desmots, tandis que d'autres travaillent les intervallesdes temps, les surfaces colorees ou les volumes de lamatier.e resistante. II s'en deduit peut-etre tout lecontraire. Quand se trouve delle Ie fil de l'histoirec'est-a-dire l~ mesure commune qui reglait la dis~tance entre I art des uns et celui des autres ce nesont plus simpl.e~e~t le~ formes qui s'analogis'ent, cesont les materialites qUIse melangent directement.52

    La phrase, /'image. t'histoireLemelange des materialites est tdeel ~vant d'~trereel. Sans doute a-t-il fallu attendre I age .cublsteet dada'iste pour voir apparaitre sur l~s toiles despeintres les mots des journaux, des p~emes ou destickets d'autobus; l'age de Nam June Paik pour ,tr~ns-former en sculptures les hauts parleurs voues a ladiffusion des sons et les ecrans destines a la ~epro~duction des images; l'age deWodiczko ou de PlPlllotIRist pour projeter des images mobiles sur les st~tuesdes Peres fondateurs ou sur des bras de Iauteuils. etcelui de Godard pour inventer des contrechamps dansun tableau de Goya.Mais, des 1830, Balzac peut peu-pler ses romans de tableaux hollandais et Hugotrans-former un livre en cathedrale ou une cathedrale enlivre. Vmgt ans plus tard Wagner peut celeb~er l'm:no~charnelle du poeme masculin et de la mustque femI-nine dans une meme materialite sensible et la pro~edes Goncourt transformer le peintre contemporam(Decamps) en macon. avant qu~ Zola tr,ansfo~me.sonpeintre de fiction, Claude Lantier, en etalagIs~~/m~-tallateur, decretant eomme sa plus belle reuvre I ephe-mere redisposition des dindes, saucisses et boudmsde la charchuterie Quenu. , ' .Des les annees 1820 un philosophe, Hegel, s etaltattire par avance I'execration motivee d~ tous ~esmodernismes a venir en montrant que la separatIOndes spheres de rationahte entrainait n~n pas l'auto-nomie glorieuse de l'art et des arts mars la p~rte deleur puissance de pensee commune, de pense~ pro-duisant ou exprimant du commun, et que de 1ecartsublime revendique ne resultait peut-etre que le coq-a-I'ftne indefiniment repete du fantaisiste, aptea unir tout a n'importe quoi. Que les artistes de lageneration suivante l'aient Iu, pas lu o~ mal ~~,peuimporte. C'est bien a cette demonstratIOn qu lls ontrepondu en cherchant le principe de le~ art non p~sdans quelque mesure qui sermt propre a chacun mais53

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    Le destin des images18.ou, au contraire, tout propre s'effondre, ou toutesl~s mesures c~m~unes dont se nourrissent les opi-mons e! les histoires sont abolies au profit d'une~a~d,e Juxtapos~tion chaotique, d'un grand melangeindifferent des significations et des materialites.Laphrase-image et la grande parataxeAppelons cela la grande parataxe. Au temps de Flau-bert, la grande parataxe, cela peut etre I'effondrementde tous les sytemes de raisons des sentiments et desa?tions au profit de l'alea des brassages indifferentsd atomes. Un peu de poussiere qui brille dans Ie soleilune goutte de neige fondue tomb ant sur la moire d'uneombrelle, un brin de feuillage au museau d'un anesont les tropes de la matiere qui inventent des amoursen egalant leur raison a la grande absence de raisondes ~hoses. Au temps de Zola, ce sont les empilementsde legumes, ~harcuteries, poissons et fromages duV~ntredePans ou les cascades de tissus blancs embra-ses par Ie feu de la consommation d'Au Bonheur desDames. Au temps d'Apollinaire ou de Blaise Cendrarsd~ Boccioni, de Schwitters ou de Varese, c'est un mond~ou~toutes.les histoires sont dissoutes en phrases, elles-memes dissoutes en mots, echangeables avec les lignes,les touches ou les dynamismes en quoi s' est dis-S?UStout sujet pictural, ou avec les intensites sonoresou les notes de la melodie se fondent avec les sirenesdes navires, les bruits des voitures et le crepitementde~ mit~ail~euse,s., Te~est par exemple Ie profondaujourd hui , celebre en 1917 par Blaise Cendrarsdans ~~s phrases qui tendent a se reduire a des jux-t~POSlt~O?Sde mots, ramenes a des mesures senso-rielles elementaires: Prodigieux aujourd'hui. Sonde.A~tenne. Porte-visage. Tourbillon. Tu vis. Excen-t~Ique. Dans la solitude Integrale. Dans la commu-mon anonyme [... J Le rythme parle. Chimisme. Tu es. 54

    La phrase, l'imaqe, l'histoireOu encore: Nous apprenons. nous buvons.lvresse. Lereel n'a plus aucun sens. Aucune signification. Toutest rythme, parole, vie [ ... J Re:olut!on: Jeun~sse. dumonde. Aujourd'huilZ. Cet aUJourd hill ~es hlsto~:esabolies au profit des !nicro-mouvements dune matierequi est rythme, parole et vie~>,c'est cel~ ~ui, quatreans plus tard, consacrera le Jeune art cmematogra-phique dans les phrases egalement parataxiques p~rlesquelles Ie jeune ami de Blaise Cen~rars: Ie ch~-miste et cineaste Jean Epstein s'emplOiera a expn-mer la puissance sensorielle neuve des plans duseptieme art". ..' , ,La commune mesure nouvelle, amsi opposee a 1an-cienne est celle du rythme, de l'element vital dechaqu~ atome sensible delie qui fait passer !'imagedans le mot, le mot dans la touche, la touche dans lavibration de la Iumiere ou du mouvement. On peutle dire autrement: la loi du profond aujourd'hui ,la loi de la grande parataxe, c' est qu'il n'y a plus demesure, iln'y a que du commun. C'est le ,comm~ dela demesure ou du chaos qui donne desormalS sapuissance a l'art.Mais ce commun sans mesure du chaos ou de lagrande parataxe n' est separe que p~r un~ f:o~tierequasi-indiscernable de deux terntOires ou 11nsqueegalement de se perdre. Il y a, sur un bord, la grandeexplosion schizophrenique ou la phrase s'abime dansle cri et le sens dans le rythme des etats du corps;sur l 'autre, la grande comrnunaute identifiee a la jux-taposition des marchandises et de leurs doubles, 0 ':bien au ressassement des phrases vides ou encore al'ivresse des Intensites manipulees, des corps mar-chant en cadence. Schizophrenie ou consensus. D'uncote, la grande explosion, 1'affeux rire de l'idiot;nomme par Rimbaud mais experimente ou redoutepar tout l'age qui va de Baudelaire a Artaud, en passantpar Nietzsche, Maupassant, Van Gogh, Andrei Biely ou

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    Le destin des images-yrr~a Woolf.De l'autre, Ieconsentement a la grandeegalit~ marchande ~tlangagiere ou a la grande mani-pulation des corps rvres de communaute. Lamesurede l'art esthetique a du alors se construire commemesure contradictoire, nourrie de la grande puis-s!lnc~cha?ti~e des elements delies mais propre, parla meme, a separer ce chaos - ou cette betise - del'art des fureurs de Ia grande explosion ou de la tor-peur du grand consentement.. Cette ~esure, je proposerai de l'appeler Ia phrase-~age. J entends par Ia autre chose que l'union d'unesequence verbale et d'une forme visuelle. La puis-sance de la phrase-image peut s'exprimer en phrasesde roman mais aussi en formes de mise en scene thea-trale ou de montage cinematographique ou en rap-port du dit et du non-dit d'une photographie. Laphrasen'est pas Ie dicible, I'image n'est pas le visible. Parphrase-image j'entends l'union de deux fonctions adeflnlr esthetiquement, c'est-a-dire par Ia manieredont elles defont Ie rapport representatif du texte aI~~age. Dans le schema representatif.Ia part du texteetaI~.cellede l'enchainement ideel des actions, la partde I Image celle du supplement de presence qui luidonne chair et consistance. La phrase-image boule-verse cett~ Iogiq'!e. La fonction-phrase y est toujourscelle de I enchamement. Mais Ia phrase enchainedesormais pour autant qu'elle est ce qui donne chair.Et cette chair ou cette consistance est. paradoxale-ment, celle de Ia grande passivite des choses sansraison. L'image, elle, est devenue Ia puissance activedisruptive, du saut, celle du changement de regime~ntr~ deux ordres sensorieis. La phrase-image estI ';Illlon de ces deux fonctions. Elle est l'unite quidedo~ble la force chaotique de la grande parataxe~n puissance phrastique de continuite et puissanceImag~ante de rupture. Comme phrase. elle accueilleIa puissance parataxique en repoussant I'explosion56

    La phrase, l' imaqe, l 'histoireschizophrenique. Comme image, elle repousse de saforce disruptive le grand sommeil du ressassementindifferent ou la grande ivresse eommunielle des corps.La phrase-image retient la puissance de la grand~parataxe et s'oppose a ce qu'elle se perde dans la schi-zophrenie ou dans le consensus.On peut penser a ces filets te,nd~s sur le ch~os parlesquels Deleuze et Gua~tari de~msse.nt la puissancede la philosophie ou de 1art. Mms,pmsque .nous par-Ions ici d'histoires du cinema, j'illustreral plutot lapuissance de la phrase-image par un~ seque~c~celebre d'un film comique. Au debut dUne nuit aCasablanca, un policier regarde d'un air s~upc;on-neux la singum~re attitude d'Harpo, immobIle et lamain tendue contre un mur. Ului demand~ done ~~sortir de laoD'un signe de tete, Harpo indI.que q~ 1 1ne le peut pas. Vous allez peut-etre ~e f~lre crOlr.eque c'est vous qui soutenez leAmur, Iro~ls~ le polt-cier. Par un nouveau signe de tete, Harpo mdique quec'est exactement le cas. Furieux que le muet se moqueainsi de lui, le policier arrache Harpo a sa faction.Et, bien sur, Ie mur s'effondre a grand fracas. Cegagdu muet qui soutient le mur est la parabole la pluspropre a nous faire sentir la p.uissanc~ de la phrase-image qui separe le tout se tient de I ,:r~du tout setouche de la folie explosive ou de la betlse consen-suelle. Et je Ie rapprocherais voiontiers de la formuleoxymorique de Godard o doux miracle de ~o~ y~uxaveugles . Je Ie ferai seulement p~r u~~ m,edmtlOn,celle de l'ecrivain entre tous applIque a separer labetise de l'art de celIe du monde. le meme qui.do~tse dire a haute voix ses phrases car autrement 1 1 n yvoit que du feu , Si Flaubert n'y voit pas dansses phrases, c'est qu'il ecrit a rage de la vo~a~ce etque l'age de la voyance est precisement celUI~u unecertaine vue s'est perdue, ou Ie dire et le ooir sontentres dans un espace de communaute sans distance

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    Le destin des imagese~sans correspondance. Leresultat est qu'on ne voitrren . o~ ne ~Oltpas ce que dit ce qu'on voit, ni ce quedonne a VOIrce qu' on dit. 11faut done entendre se~er a l'oreille. C'est elle qui, en reperant une repeti-tion ou u?e a~so~ance,,rera savoir que la phrase estfausse, c est-a-dire qu elle n'a pas le bruit du vrai~esouffle du cha~s t~averse et maitrisev. La phras~juste e~t celle qUIfait passer la puissance du chaos~n ~a,separant de l'explosion schlzophrenique et deI hebetement consensuel.,La vertu de la phrase-image juste est donc celled un~ ~yntaxe parataxique. Cette syntaxe, on pouraitau~sII app~ler montage, en elargissant la notion au-dela ,de.sa.slgnification cinematographique restreinte.Les ~cn~ams du XIXe siecle qui ont decouvert, derrierel~~histoires, ~aforce nue des tournoiements de pous-siere, ~es motteurs oppressives, des cascades de mar-ehandises ou des intensites en folie ont aussi inventel~ ~ontage comme mesure du sans- mesure ou dis-cipline d~ chaos. L'exemple canonique en est la scenedes Cornices deMadame Bovary, ou la puissance dela ph,rase-image s'eleve entre les deux discours videsdu s~ducteu: professionnel et de l'orateur officiel, al~ fOISe,xtralte ~e I~torpeur ambiante dans laquelleI ~ e~Iau~re s egalisent et soustraite a cette torpeur.M~IS J,ecrors plus significatif encore, pour la questionqui m ~cc~?e: le montage que presente dans Le Ventrede Pans 1episode de la preparation du boudin. J'enr~ppel~e le contexte: Florent, republicain de 1848,deporte lars du coup d'Etat de decemhre 1851 et evadedu bagne guyanais, habite, sous une fausse identitedan~ la char~ut~r,ie de son demi-frere Quenu, ou iis,usCltela curiosite de sa niece, la petite Pauline, quiI a entendu par hasard evoquer des souvenirs de com-pagnon mange par les hetes, et la reprobation de sabelle-~o~~~, Lis,a,.dont le commerce baigne dans laprospente Imperiale. Lisa voudrait lui voir accepter,58

    La phrase, I'imuqe, l'histoiresous son identite d'emprunt, une place vacante d'ins-pecteur aux Hailes, compromission que refuse lerepublicain mtegre. Arrive ta-dessus l:un des ~andsevenements de la vie de la charcuter18, la prepara-tion du boudin, construite par Zola enmontag~ alterne.Au recit lyrique de la cuisson du sang et de 1enthou-siasme qui gagne acteurs et sp~ctateurs devant ~a_pro-messe d'un bon boudin se mele en effet le reclt del'homme mange par les betes demande par Pau-line a son onele. Florent fait, ala trotsieme personne,le recit terrible de la deportation, du bagne, des souf-frances de l'evasion et de la dette de sang ainsi scel-lee entre la Republique et ses assassins. Mais a mesureque ce recit de misere. de famine et d'injustice ~'enfle,le joyeux crepitement du boudin, l'odeur de gral~se,lachaleur entetante de l'atmosphere viennent le demen-tir le transformer en une incroyable histoire racon-te~ par un revenant d'un autre age: Cette hist~ire .desang verse et de meurt-de-faim qUIdemande ~ustIceest refutee par Ielieu et la circons~ance. Il est lm~~-ral de mourir de faim, immoral d'etre pauvre et d at-mer lajustice, c'est la le~on que !isa tire deYhistoire,mais c'est deja celle qu'tmposait le cha~t Joye_u~duboudin. A la fin de r episode, Florent, depossede desa realite et de sa justice, reste sans force devant lachaleur ambiante et cede a sa belle-soeur en accep-tant la place d'inspecteur.Ainsi la conspiration des Gras et du gras semblel'emporter sans reste et la logique meme d~~ontagealterne consacrer la perte commune des dIfferencesde l'art et des oppositions de la politique dans le grandconsentement ala chaude tntimite de la marchan-dise-reine. Mais le montage n'est pas la simple oppo-sition de deux termes, ou triomphe necessairementle terme qui donne son ton a l'ensemble: La consen-sualite de la phrase ou se resout la tensIOn,~u mon-tage alterne ne va pas sans le heurt pathetIque de

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    Le destin des imagesl'image qui retablit la distance. Je n'evoque pas parsimple analogie la complementarite conflictuellede l'organique et du pathetique, conceptualisee parEisentein. Ce n'est pas pour rien que celui-ei a faitdes vingt tomes des Rougon-Macquart les vingt piliersde soutenement du montage". Le coup de genie dumontage opere par Zola iei est d'avoir contredit lavictoire sans partage des Gras, l'assimilation de lagrande parataxe au grand consentement, par uneseule image. II a en effet donne au discours de Flo-rent un auditeur privilegie, un contradicteur qui Ierefute visuellement par sa prosperite bien envelop-pee et son regard desapprobateur, Ce contradicteursilencieusement eloquent est Ie chat Mouton. Le chatest, on Ie sait, l'animal fetiche des dialectieiens ducinema, de Sergei Eisenstein it Chris Marker, celuiqui convertit une hetise en une autre, qui renvoieles raisons triomphantes aux superstitions betes ouit l'enigme d'un sourire. lei Ie chat qui souligne Ieconsensus Ie defait en merna temps. Convertissant laraison de Lisa en sa simple paresse sans phrase, iltransfo:me aussi, par condensation et contiguite, lisaelle-meme en vache sacree, figure derisoire de laJunon sans volonte ni souei dans laquelle Schillerresumait la libre apparence, l'apparence esthetiquequi sus~end l'ordre du monde fonde sur le rapportordonne des fins aux moyens et de l'actif au passif.Le chat, avec Lisa, vouait Florent itconsentir au lyrismede la marchandise triomphante. Mais Ie meme chat setransforme et transforme lisa en divinites mytholo-?iques de derision qui rendent cet ordre trio mph anta sa contingence idiote.C'est cette puissance de la phrase-image qui, mal-gre les oppositions convenues entre Ie texte mort etl'image vivante, anime aussi les Histoire(s) du cinemade Godard et tout particulierement notre episode. IIse pourrait en effet que ce discours de reception appa-60

    La phrase, l'imaqe. l'histoireremment deplace joue un role comparable it celui duchat de Zola, mais aussi du muet soutenant Ie murqui separe la parataxe artistique de l' e ffondrementindifferent des rnateriaux pele-mele, Ie tout se tient dutout se touche. Sans doute n'est-ce pas au regne sanscomplexe des Gras que Godard est confronts. Car jus-tement ce regne a su, depuis Zola, se mettre au regimede la marchandise ssthetisee et du raffmement publi-citaire. Le probleme de Godard est preeisement lit:sa pratique du montage s'est formee it l'age pop, itl' age ou le brouillage des frontieres entre le haut et lebas, le serieux et la derision, et la pratique du coq-a-l'flne semblaient opposer leur vertu critique auregne de la marchandise. Mais, depuis lors, la mar-chandise s'est mise eUe-meme it l'age de la derisionet du coq-it-l'ane. La liaison de tout avec n'importequoi, qui passait hier pour subversive, est aujour-d'hui de plus en plus homo gene avec Ie regne du toutest dans tout journalistique et du coq-it-l'ane publi-citaire. II faut done que quelque chat enigmattque ouquelque muet burlesque vienne remettre du desordredans Ie