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LE MYSTÈRE DANS LE ROMAN POUR LA JEUNESSE par Caroline Rives A quoi tient la saveur des histoires de mystère ? Pourquoi les enfants en font-ils si volontiers leurs délices ? Et de quel mystère s'agit-il en fait ? Autant de questions que Caroline Rives tente d'explorer, pour mieux chercher, à travers de nombreux exemples, la « clef du mystère » du plaisir romanesque. [\/t ystère » est le titre d'un livre " 1 fJL de Marie-Aude Murail et le prénom de son héroïne, qui nous est présen- tée ainsi : « Malheureusement, il naquit une quatrième petite fille qui n'était ni blonde, ni rousse, ni brune, pour la bonne raison qu'elle était chauve. La reine ne l'aima pas et, comme on ne savait rien d'elle, on l'appe- la Mystère. Au bout de deux années, les che- veux de la petite fille Mystère se mirent à pousser et ils étaient bleus, ce qui était en effet très mystérieux. » Le choix de ce nom reste mystérieux en lui-même, car Marie- Aude Murail ne va pas au-delà : la jeune Mystère est un personnage plutôt terre-à- terre qui démonte par son bon sens un monde de contes de fées stéréotypé. Serait-ce en raison de l'attrait que le mot lui-même exerce sur le jeune lecteur qu'un auteur peut choisir d'intituler ainsi un récit qui ne relève pas du genre ? 58 / LAREVUE DES LIVRES POUR ENFANTS Le mystère, d'après le Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse est une forme lit- téraire médiévale, représentation drama- tique de la Passion du Christ. On est encore loin du mystère tel qu'il se manifeste dans le roman contemporain pour enfants. Cependant, les autres sens du mot donnés par le dictionnaire permettent de s'en approcher : 1. Ce qui est considéré comme inaccessible à la raison humaine. 2. Caractère sacré d'un lieu. 3.Circonstances incompréhensibles qui accompagnent un événement. 4. Evénement inexplicable, aventure énig- matique. 5. Chose inconnue qui n'est accessible qu'à des initiés. 6. Ce qui est obscur, incompréhensible, pose problème, constitue une énigme.

LE MYSTÈRE DANS LE ROMAN POUR LA JEUNESSE

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LE MYSTÈREDANS LE ROMAN

POUR LA JEUNESSEpar Caroline Rives

A quoi tient la saveur des histoires de mystère ?Pourquoi les enfants en font-ils si volontiers leurs délices ?

Et de quel mystère s'agit-il en fait ?Autant de questions que Caroline Rives tente d'explorer,pour mieux chercher, à travers de nombreux exemples,

la « clef du mystère » du plaisir romanesque.

[\/t ystère » est le titre d'un livre" 1 fJL de Marie-Aude Murail et leprénom de son héroïne, qui nous est présen-tée ainsi : « Malheureusement, il naquit unequatrième petite fille qui n'était ni blonde,ni rousse, ni brune, pour la bonne raisonqu'elle était chauve. La reine ne l'aima paset, comme on ne savait rien d'elle, on l'appe-la Mystère. Au bout de deux années, les che-veux de la petite fille Mystère se mirent àpousser et ils étaient bleus, ce qui était eneffet très mystérieux. » Le choix de ce nomreste mystérieux en lui-même, car Marie-Aude Murail ne va pas au-delà : la jeuneMystère est un personnage plutôt terre-à-terre qui démonte par son bon sens unmonde de contes de fées stéréotypé. Serait-ceen raison de l'attrait que le mot lui-mêmeexerce sur le jeune lecteur qu'un auteurpeut choisir d'intituler ainsi un récit qui nerelève pas du genre ?

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Le mystère, d ' ap rè s le Grand DictionnaireEncyclopédique Larousse est une forme lit-téraire médiévale, représentation drama-tique de la Passion du Christ. On est encoreloin du mystère tel qu'il se manifeste dansle roman contemporain pour enfants.Cependant, les autres sens du mot donnéspar le dictionnaire permettent de s'enapprocher :

1. Ce qui est considéré comme inaccessibleà la raison humaine.2. Caractère sacré d'un lieu.3.Circonstances incompréhensibles quiaccompagnent un événement.4. Evénement inexplicable, aventure énig-matique.5. Chose inconnue qui n'est accessiblequ'à des initiés.6. Ce qui est obscur, incompréhensible,pose problème, constitue une énigme.

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7. Silence, obscurité volontaire faite surquelqu'un.8. Précaution prise pour cacher quelquechose.

Une des expressions utilisées par le diction-naire pour illustrer le sens est un titred'ouvrage, référence littéraire réelle ou ima-ginaire : « Le Mystère de l'armoire bre-tonne ». N'oublions pas enfin que le mystèreest aussi pour le Grand Dictionnaire Ency-clopédique Larousse, une « crème glacée aucafé, au chocolat ou à la vanille, enrobée demeringue ou de praliné ». On peut y voir uneimage du plaisir sérieux qu'il y a à lire deslivres de mystère, que l'on soit très petit oudéjà une grande personne.

Une recherche dans la base bibliographiquede la Bibliothèque Nationale permet de trou-ver 114 titres de livres pour enfants conte-nant le mot « mystère », et ce n'est pasexhaustif, puisque des romans peuventappartenir à ce genre sans que le mot figuredans le titre. Les raisons de ce succès vien-nent probablement de ce que le mystère estun moyen de prendre en compte les angoisseset les interrogations que les jeunes lecteursont du mal à formuler, à travers les méta-phores de la fiction, entre divertissement etintrospection. De la même façon, l'attrait deslivres qui parlent des dinosaures à de trèsjeunes enfants peut s'expliquer parce qu'ilsincarnent à la fois la fascination de la mons-truosité et les interrogations sur les origines.En direction de lecteurs plus expérimentés,Le Mystère des grottes oubliées, de HansBaumann, est un documentaire romancé surla découverte de la grotte de Lascaux, quirenvoie à un imaginaire géographique et tem-porel, ce qui explique le titre. Au moment dela découverte des peintures de la grotte, lepetit Marcel s'exclame : « Quelle chance quece soit de la couleur, tout bêtement ! Mainte-nant, je peux vous le dire : je vous croyais

déjà ensorcelés, je croyais l'être aussi moi-même ; quand j'ai vu le cheval, je me suis ditqu'il ne pouvait exister ici que des animauxenchantés, et je n'attendais plus que l'appa-rition du sorcier lui-même, nous disant :" Bonjour mes enfants, c'est gentil à vous devenir me voir... " » De fait, l'abbé Breuil,sorcier moderne, prêtre et scientifique,expliquera aux enfants qu'on prête auxpeintures rupestres une signification reli-gieuse et que les grottes ornées ont peut-êtreété des lieux d'initiation « aux mystères dela naissance et de la mort. » L'explication desquestions fondamentales se trouve situéeainsi entre science et religion. Le mot mystèreest aussi volontiers utilisé dans des titres dedocumentaires qui prétendent traiter despara-sciences : Le Mystère du Loch Ness, despieuvres géantes, des hommes des neiges...

Un autre intérêt du Mystère des grottesoubliées est que son auteur met l'accent surle rôle que jouent les enfants dans le dévoile-ment du mystère. Leur regard neuf leur per-mettrait de discerner des choses que les

Le Mystère des grottes oubliées, ill. G. FraiK[uin,

Père Castor-Flammarion

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Les Disparus de Saint-Agil,. ill. N. VogeL Gallimard

adultes, trop rationnels, ne verraient plus.Ainsi, c'est une petite fille qui découvre lestaureaux peints de la grotte d'Altamira, queson père n'avait jamais distingués. De lamême façon, le Club des Cinq résoudra sesmultiples énigmes malgré l'indifférence et lemanque d'imagination des adultes. Lesauteurs de ces livres parient donc sur lacapacité des jeunes lecteurs à réfléchir surleur propre condition, à ne pas tout attendredu monde des grands. Ils ont une visionmoderne de l'enfant, sujet d'une recherche,personne à part entière, et pas seulementréceptacle d'une éducation. Cela leur serad'ailleurs reproché, en particulier dans lecas d'Enid Blyton, puisqu'ils encourage-raient ce faisant une vision d'un monde fan-

tasmatique où les enfants seraient tout-puis-sants, et les adultes incapables.

Un des pères fondateurs du roman de mys-tère, Pierre Véry, posait ainsi les bases dugenre dans Le Testament de Basil Crookes :« Dieu merci, les mystères ne manquent passur cette terre. Du bas en haut de l'échelle,il n'y a que des mystères. Et notre cerveaune nous a pas été donné pour autre choseque pour étudier ces mystères innombrables.(...) Je suis un amateur d'énigmes, qu'ils'agisse de charades, de mots croisés ou demeurtres mystérieux. » Dans la préface auxIntégrales Pierre Véry, Jacques Baudou citela critique qu'André Malraux a fait paraîtredans La Nouvelle Revue Française de

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décembre 1929 à propos du premier livre dePierre Véry, Pont égaré : « Toute magiecommence à l'insolite et finit à l'effroi. Celle-ci vit surtout de l'insolite. (...) Tous ces per-sonnages sont contents d'avoir peur : la peurprépare le mystère et le mystère mène auxpays de Cocagne dont Pont égaré, la nuit estune sorte de banlieue, avec ses potirons quise gonflent et se dégonflent, et ses cucurbita-cées aux formes farfelues. »

L'écriture des Disparus de Saint-Agil, qui estun roman largement autobiographique,devient pour Véry exploration du mystèrequ'est devenue pour lui sa propre enfance.J.M.G. Le Clézio emprunte un chemin ana-logue dans Villa Aurore, où le narrateurenfant pare une maison presque abandonnéeet presque vivante des couleurs du mystère.L'entrée dans l'âge adulte le coupera un tempsde sa rêverie, qu'il cherchera à retrouver plustard : « Ensuite, il y a eu comme un grand videdans ma vie, jusqu'au moment où, par hasard,j'ai retrouvé le jardin de la villa Aurore, sonmur, sa porte grillée, et la masse des brous-sailles, les lauriers-sauce, les vieux palmiers.Pourquoi un jour, avais-je cessé d'entrer parla brèche du mur, et de me faufiler à traversles ronces en guettant les cris des oiseaux, lesformes fuyantes des chats errants ? C'étaitcomme si une longue maladie m'avait séparéde l'enfance, des jeux, des secrets, des che-mins, et qu'il n'ait plus été possible de faire lajonction entre les deux morceaux séparés.Celui qui avait disparu en moi, où était-il ?Mais pendant des années, il ne s'était pasrendu compte de la rupture, frappé d'amné-sie, rejeté à jamais dans un autre monde. »Cette nostalgie de l'adulte échappe probable-ment aux enfants lecteurs, et d'ailleurs ni LesDisparus de Saint-Agil ni Villa Aurore n'ontété initialement écrits pour eux.

Si l'explication de l'énigme des Disparus deSaint-Agil est parfaitement rationnelle et

même triviale (fausse monnaie, descente d'unescalier à califourchon sur la rampe par ledirecteur du collège), le plaisir du lecteur etl'intérêt du roman naissent de l'installationd'une atmosphère qui l'entraîne vers toutautre chose : « MA CONCLUSION est qu'il existeun MYSTERE, et que la CROIX GRECQUE est leheu géométrique de ce MYSTERE. » Esotérismeet géométrie se conjuguent dans Les Disparusde Saint-Agil comme la science des premierspréhistoriens et les préoccupations religieusesdans les recherches de l'Abbé Breuil. On lesretrouvera dans d'autres romans de PierreVéry, dans Le Réglo, où un cancre à qui lesmathématiques ont toujours résisté dérègleles poids et les mesures, dans Signé Alouetteet dans Les Héritiers d'Avril, où le lecteur estinvité avec les personnages à exercer sonesprit logique et son intuition en déchiffrantdes messages codés. Par ailleurs, les élèves deSaint-Agil sont des lecteurs de romansd'aventure, et l'un d'eux en écrit un lui-même : le mystère se nourrit de httérature etde lecture. Ainsi, dans Papa Moumine et lamer, la petite Mu, qui a lu des romans de mys-tère pour enfants, dit : « Ça me rappelle lesossements délaissés de La Terreur de l'îledamnée. C'était bien comme histoire. »... Onpense à la fin de Huckleberry Finn, où TomSawyer persécute l'esclave Jim en voulant ledélivrer de sa prison dans les règles de l'artlittéraire.

Le fond du problème (D'où venons-nous ?Où allons-nous ? Qui sommes-nous ?) est engénéral dissimulé sous des éléments narra-tifs venus du roman policier, du roman fan-tastique ou du merveilleux. Le roman demystère trouve une partie de ses racinesdans le roman policier, qui utilise le termedès ses origines : Eugène Sue déroule lon-guement le fil de ses Mystères de Paris, ettrouvera plus près de nous un héritier chezLéo Malet qui réinvente Les Nouveaux Mys-tères de Paris et met en scène Nestor Burma,

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« le détective qui met le mystère K.O. » Lesromancières anglaises (Agatha Christie,Dorothy Sayers) et les romanciers améri-cains (S.S. Van Dine, ...) raffinent l'élabora-tion d'énigmes subtiles, que le lecteur estinvité à déchiffrer, comme on se livre auxdélices de la version latine ou à la passiondes mots croisés. Le risque de ce genre de lit-térature est de tomber dans une abstractionaseptisée. Les romanciers du mystère pimen-tent leurs devinettes en les assaisonnant desaveurs venues du roman fantastique. Ilexiste des lieux privilégiés du mystère, sou-vent caractérisés par la difficulté d'y péné-trer ou d'en sortir. Les îles, où l'on est coupéde l'extérieur sans toujours en pénétrer faci-lement l'intérieur, échappent rapidement àla vocation documentaire et éducative qu'onleur assigne après Daniel Defoe et RobinsonCrusoé. Les classiques de la littératureenfantine (L'Ile au trésor, Ulle mystérieuse,L'Ile noire), les ont largement mises à contri-bution. Dans Papa Moumine et la mer, lafamille Moumine émigré sur une île, pourpermettre à un Papa Moiunine qui ne trouveplus dans un monde trop idyllique de quoialimenter son rôle de protecteur viril de lafamille, de se confronter à un environnementmoins sage. Le mystère naît du comporte-ment étrange de deux éléments qui devraientêtre inertes, l'île et la mer, qui jouent commedes personnages du livre. Moumine, quand ilcommence son exploration, commente :« Elle n'est pas facile à deviner. C'est une îlequi se défend. » La clé du phare (la clé del'énigme ?) est au début introuvable, et,pour occuper les jours de pluie, le gardiende phare disparu a ironiquement laissé unpuzzle de 1000 pièces dont on ne connaît pasl'image. Les efforts de la famille pour civili-ser l'île (construire un chemin, planter unjardin) se heurtent à ses défenses : lesmarées sont imprévisibles, les choses les plusconcrètes bougent d'un jour à l'autre. PapaMoumine dans un premier temps fait

confiance à la science : « Tu comprends,voici justement le genre de choses que je doischercher à clarifier. Peut-être écrirai-je unlivre sur tout ce qui touche à la mer, je veuxdire la grande et véritable Mer. Je dois lapercer à jour... » C'est quand il admettraque la nature est vivante et qu'on doit latraiter comme telle, avec respect mais sansse laisser dominer par elle, que l'île et la mers'apprivoiseront enfin.

Papa Moumine et la mer, ill. T. Jamson. Nathan

Les maisons abandonnées, ou habitées parde vieilles femmes, sorcières malfaisantes oubienveillantes, ou squattées par des malfai-teurs, constituent un autre lieu privilégié dumystère, emprunté à Edgar Poe, et à desgénérations d'auteurs de romans gothiquesse déroulant dans des châteaux hantés. VillaAurore en est un exemple poétique. La mai-son, comme l'île des Moumine, vit d'une viequi lui est propre : « Depuis toujours,

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Aurore existait, là, au sommet de la colline,à demi perdue dans les fouillis de la végéta-tion, mais visible tout de même entre leshauts fûts des palmiers et des lataniers,grand palais blanc couleur de nuage quitremblait au milieu des ombres desfeuillages. » II faut attendre la deuxièmephrase de la nouvelle pour être sûrqu'Aurore n'est pas une femme. Dans LeMystère de la maison aux chats, le mêmemotif est repris d'une façon beaucoup plusenfantine. Beth, qui vient de déménageravec sa famille, découvre la maison voisine :« Les nuages bougeaient derrière la bâtisse,donnant à Beth l'impression qu'elle allaits'abattre sur elle. Affaissée et délabrée, safaçade grise était terne et lézardée. » Ondécouvre dès la deuxième page que cetteinquiétante demeure joue le rôle de double dela vraie maison de Beth, que ses parents vien-nent d'acheter, et où rien ne fonctionne cor-rectement : « Pendant la première semaine,l'eau du lave-vaisselle coula dans le sous-solet celle de la douche dans le garde-manger.Et les fourmis envahirent la double portegrillagée.

- Peut-être que la maison est hantée par unesprit qui ne veut pas de nous ?, suggéraBeth.- En effet, elle est hantée, répondit MmeCarew. Mais pas par les fantômes, par lelaisser-aller. » Le bon sens terre-à-terre desa maman déçoit la romanesque Beth, qui vas'ingénier à percer les supposés mystères dela maison aux chats. Si le jeune lecteur lasuit probablement avec la même innocence àtravers la succession de faits bizarres qui s'ydéroulent, et d'explications rationnellesqu'on leur trouve au fur et à mesure, le lec-teur adulte comprend que cette quête estdestinée à tromper l'angoisse qu'éprouveBeth à se trouver dans un environnementnouveau et inconnu. L'élucidation finalecoïncidera avec l'amitié que noue enfin Bethavec un jeune garçon du voisinage. Beth dit

alors adieu aux fantasmes de l'enfance pouraccéder à une forme de maturité.

Une variante de la maison abandonnée est legrenier, lieu du souvenir enfoui où l'onentasse les objets inutilisables, ceux qu'onveut cacher, mais dont on n'ose pas sedébarrasser, les correspondances anciennes,les photos des disparus. C'est là que dansDinky Rouge Sang, le narrateur part à larecherche d'un terrible secret : « Malgrétout l'effroi que m'inspirait le mot de« combles » et la vue de l'énorme cadenas,ma décision fut prise, cette nuit-là. Je fran-chirais la porte. Quelque chose m'appelaitau-delà, ou plutôt quelqu'un... » Mais legrenier est si chargé d'émotion, qu'il est plussouvent utilisé dans le véritable roman fan-tastique que dans le roman de mystère. C'estlà que Mark Zevenster, le héros du Pays duCalao, est fasciné par la statuette d'oiseaumagique qui l'entraînera à Bornéo dans unvertigineux voyage initiatique. Dans unregistre beaucoup plus conventionnel, c'estlà que les enfants de Prisonniers du miroirdécouvrent le miroir qui sert de sas entredeux mondes. Les mystères des greniers sontde ceux qu'on n'aime guère éclaircir en litté-rature.

Les lieux souterrains, passages secrets,grottes labyrinthiques, sont aussi fréquem-ment utilisés, comme nous l'avons vu à pro-pos du Mystère des grottes oubliées. JulesVerne en avait déjà montré la poésie inquié-tante dans Voyage au centre de la terre, etMark Twain à la fin de Tom Sawyer. Si lagrotte n'est pas un accessoire exclusif duroman de mystère, elle y est largement miseà contribution par des malfaiteurs sans ima-gination, en général pour y stocker des mar-chandises volées. Elle est d'ailleurs mêmesouvent située sur une île, ce qui permet demultiplier par deux les effets mystérieux. Lespassages secrets produisent les mêmes effets

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d'angoisse liés à la claustrophobie et à lapeur du noir, mais ils sont un peu différentsparce qu'ils sont fabriqués de maind'homme. On a affaire dans un cas aux mys-tères de la Nature, dans l'autre à ceux desancêtres confrontés à une histoire violentequi justifie la mise en œuvre de grandsmoyens pour se protéger de ses dangers.Comme pour les objets des greniers, l'exis-tence du passage secret a été dissimulée ououbliée, et c'est aux enfants de les redécou-vrir. A l'inverse du lieu souterrain, dontl'objectif du héros est d'arriver à sortir, lejardin clos est un endroit où l'on essaied'entrer, ou d'entrer à nouveau quand il estinterdit à la suite d'une faute, comme le jar-din d'Éden. Dans Le Jardin secret, appeléparfois dans les traductions anciennes LeJardin mystérieux, la jeune Mary Lennox,enfant disgracieuse qui vient de perdre sesparents dans des circonstances dramatiques,va dans un premier temps explorer unmanoir répondant au cahier des charges dumystère : « C'est (...) une grande maisonimposante, mais elle est sinistre. (...) La mai-son a six cents ans. Elle est située juste aubord de la lande, et il y a à peu près une cen-taine de pièces, dont la plupart sont fermées,et à clé. » Si Mary perce assez vite le premierdes mystères (un cousin paralysé et grin-cheux y vit caché), il faudra tout le romanpour entrer dans le jardin, lieu merveilleux,mais dont on apprendra qu'il a été condam-né à la suite de la mort tragique de la mèredu cousin. Les enfants y retrouveront unéquilibre physique et psychologique dont ilsont été privés par leur histoire malheureuse.

Le mystère a aussi un bestiaire de prédilec-tion où le chat noir joue un rôle privilégié :on l'a déjà croisé dans Le Mystère de la mai-son aux chats et dans Villa Aurore. Les ani-maux ailés et nocturnes (chauves-souris,chouettes et autres hiboux), qui sont large-ment utilisés dans le roman fantastique, où

!

Le Jardin secret, ill. Rozier-Gaudriault, Gallimard

ils annoncent de mauvais présages ou tien-nent la vedette quand il s'agit de vampirisme,assurent dans le roman de mystère desseconds rôles convaincants. Il participent dumonde de la nuit qui est le moment parexcellence du mystère : moment des doublesvies, où les parents dorment et où les enfantsprofitent de leur sommeil pour des escapadesrisquées, moment de l'obscurité, moment dusilence qui met en valeur les perturbationssonores (cris soudains, bruit des pas d'êtresinvisibles, coups de tonnerre...) qui contri-buent à l'ambiance. La météorologie enfinjoue son rôle dans la partition : tempêtes,vent, orage, brouillard favorisent la montéede l'angoisse.

Si les romans de Véry, de Le Clézio ou deTove Jansson participent d'une quête per-sonnelle, les accessoires qu'ils utilisent seréduisent trop souvent chez des auteurs plus

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commerciaux à une boîte à outils qui permetde caractériser le genre. On est frappé parl'importance de la littérature de série : 21titres sont publiés dans une collection por-tant ce titre sous le nom d'Enid Blyton, quien avait largement utilisé les ressorts d'unefaçon plus créative dans les premiers « Clubdes cinq », ainsi que par d'autres auteurs dece genre : Georges Chaulet, Paul-JacquesBonzon, Georges Bayard... d'où l'omni-présence du stéréotype. Les éléments préci-tés sont utilisés comme une sorte de meccanorépétitif et prévisible. Le caractère extrême-ment codé du genre a conduit certainsauteurs comme Paul Cox à jouer avec ces cli-chés de la littérature enfantine : la série desAventures d'Archibald le koala sur l'Ile deRastepappe décline le vocabulaire dumystère : L'Enigme de l'île flottante,L'Affaire du livre à taches, Le Secret duparfum chinois, Le Mystère de l'eucalyp-tus... Mais il s'agit d'un jeu sophistiqué (plu-tôt pour adultes ?) dont l'auteur s'amuse àécrire comme un enfant qui se serait nourride ce genre de littérature.

Dans le roman de mystère pour les plusjeunes, une solution à l'énigme est donnée àla fin. Si elle ne résout pas les problèmesfondamentaux (elle est en général beaucoupmoins intéressante que ce qui s'est passéavant), elle permet de clore le récit, et derassurer des lecteurs débutants, en appren-tissage de fiction. Le plaisir de l'ambiguïtés'acquiert en vieillissant. Les romans pourles plus grands évoluent selon un doublemouvement : on accepte mieux qu'une partd'ombre subsiste ; en même temps, on prendmoins de détours métaphoriques. La quêtedevient de façon explicite celle des origines etde l'identité, en suivant le modèle desGrandes espérances (qui n'est pas un romanpour enfants), où Charles Dickens ouvrel'histoire sur une série de scènes proches duroman fantastique : le héros enfant rencontre

dès la première page un forçat évadé sur lalande, puis une vieille dame folle, qui vitdans une maison typiquement mystérieuse, etune belle jeune fille au cœur froid. Pip vatenter d'inventer son histoire, pour décou-vrir tragiquement que son vrai père est plusqu'indésirable... Dans les romans modernespour les plus grands, les enfants vont tenterde mettre au jour un secret qui empoisonneles relations familiales. Dans Pauline enjuillet, Pauline passe les vacances chez uncousin inconnu et misanthrope qui a vécuun drame que Pauline cherchera à com-prendre, tout en s'interrogeant sur sespropres émois amoureux. La parole ressus-citée permettra d'adoucir la souffrance.Dans La Lettre allemande, la petite fillemutique qui raconte l'histoire nous cacherajusqu'au bout les raisons de son silencevolontaire, bien que le plaisir du lecteurvienne de ce qu'il les devine, et croira nouségarer en nous racontant l'histoire de lalettre d'un soldat inconnu, trouvée dans unblockhaus bien des années après.

On est de façon évidente dans le romand'après l'invention de la psychanalyse, quipointait déjà son nez dans Les Disparus deSaint-Agil : « Si vous me prenez pourŒdipe, vous faites erreur, riposta avec viva-cité M. Benassis. Je n'ai jamais rien valupour les devinettes. » La référence est par-fois explicite : dans Dinky Rouge Sang, NilsHazard est archéologue, c'est-à-dire décou-vreur scientifique de choses enfouies. Ilexplique sa vocation de façon délibérémenttransparente : « Mon attachement pour lesÉtrusques vient peut-être de ce que ce peuplea longtemps été présenté comme un mystère :" L'énigme des Etrusques ! " Ils incarnentpour moi l'humanité même, à savoir uneénigme. » « Chasseur d'énigmes » aux diresde son amie et étudiante Catherine, il exploredans une atmosphère soigneusement mysté-rieuse (grenier, minuit « heure du crime,

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comme disent les enfants », messages codés),les arcanes de son passé et de celui desautres, pour guérir des blessures enfantinesliées à des événements dont lui et les autresont perdu le souvenir ou la compréhension,en conjuguant les méthodes de travail dudétective de roman noir et de l'analyste freu-dien. Et de rappeler page 164 cet autregrand chasseur d'énigme littéraire, et lec-teur précoce, qu'était Marcel Proust...La vocation thérapeutique du dévoileur demystère se retrouve jusque dans Le Mystèredes grottes oubliées, où nous voyons unpeintre devenu muet à la suite d'un trauma-tisme enfantin retrouver la parole à la vuedes peintures de la grotte d'Altamira. Lapsychothérapie est mise en scène dans Bcomme Béatrice, roman beaucoup plusconventionnel et dépourvu d'humour queDinky Rouge Sang, où Béatrice remet encause l'apparente simplicité de son histoirefamiliale. A travers un mensonge, une amné-sie simulée après un accident de vélo, et desséances chez le psychiatre qui sont décritesen détail, Béatrice, qui croit qu'elle-même etson petit frère autiste ont été adoptés,découvre qu'en fait c'est le premier desenfants nés de leurs parents qui est mort. Lalibération de la parole permet là aussi à lafamille de revivre et de s'accepter.

D'autres romans, ceux qui servent de transi-tion avec une lecture d'adultes, s'autorisentenfin, tout en jouant avec la panoplie préci-tée, à abandonner leur lecteur sur une incer-titude finale. C'est le cas dans Fais-moi peur,de Malika Ferdjoukh, où nous voyons un desmoments privilégiés de l'imaginaire enfantin,la période de Noël, ensanglanté par un tueurfou que la conclusion du récit n'arrivera pasà éliminer définitivement. Métaphore un peutrop transparente du racisme meurtrier, lamenace de l'assassin propre sur lui continue-ra à planer discrètement sur l'heureuse pe-tite famille qui a eu provisoirement raison de

lui. Dans Les Ensorceleurs, trois person-nages mystérieux, fantômes triples d'ununique adolescent noyé, font advenir la véri-té des relations de la famille qui les accueille,mais nous ne saurons jamais s'ils existentvraiment ou s'ils sont le produit de l'imagina-tion d'une adolescente inquiète qui s'exerce àl'écriture. Dans Jan mon ami, le narrateurs'interroge tout au long du roman avec unefascination que partage le lecteur sur l'iden-tité de son (sa ?) mystérieux(se ?) ami(e ?),sur ses absences inexpliquées, son comporte-ment étrange, ses fréquentations suspectes,et sur son sexe même. Les dernières pages nenous accorderont que des révélations par-tielles, sans aucune vraie certitude, et nousentraînent dans un exercice un peu vertigi-neux qui consisterait à lire et relire un récitqui se dérobe, ou à accepter d'en donner uneversion personnelle qui laissera, comme lavie même, toujours insatisfait.

Enfin, le mystère n'est pas toujours uneaffaire de famille, et on peut imaginer unmonde dont l'apparente immobilité repose-rait sur des choses cachées et terribles. C'estle cas dans Le Passeur, de Lois Lowry, dontle héros, choisi parce qu'il est différent,devient le dépositaire de la mémoire d'unecommunauté qui refuse le souvenir et la souf-france, au prix d'ignominies dissimulées.Fondée sur une pseudo-transparence totali-taire (on raconte ses rêves tous les matins à lacollectivité), l'utopie du Passeur repose surle mensonge généralisé, la recréation artifi-cielle de relations familiales trafiquées, uneugénisme qui ne s'avoue pas, une lâchetécriminelle. La quête du narrateur l'amèneraà découvrir progressivement la vérité, et à lapréférer malgré la douleur à une anesthésiemorbide. L'auteur nous y conduit en sa com-pagnie avec un art subtil et vigoureux, etnous permet, ultime raffinement, d'interpré-ter à notre guise ce qui se passe dans la der-nière page. I

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Livres cités :

• Adorjan, Carol : Le Mystère de la maison aux chats, Flammarion (Castor poche).• Baumann, Hans : Le Mystère des grottes oubliées, Flammarion (Castor poche).• Burnett, Frances Hodgson : Le Jardin secret, Flammarion (Castor poche).• Caban, Geva : La Lettre allemande, Le Seuil (Petit point).• Cox, Paul : Le Mystère de l'eucalyptus, L'Énigme de Vile flottante, L'Affaire du livre à

taches, Le Secret du parfum chinois, Albin Michel Jeunesse (Les Aventures d'Archibaldle koala sur L'Ile de Rastepappe).

• Ferdjoukh, Malika : Fais-moi peur, L'Ecole des loisirs (Médium).• Gantés, Rémy : Le Mystère des hommes des neiges, Le Mystère des pieuvres géantes, Le

Mystère du Loch JSess, Etudes vivantes (Mystérium).• Jansson, Tove : Papa Moumine et la mer, Nathan (Bibliothèque internationale).• Kuijer, Guus : Le Pays du Calao, L'Ecole des loisirs (Médium).• Le Clézio, J.M.G. : Villa Aurore, Gallimard (Folio junior).• Lowry, Lois : Le Passeur, L'Ecole des loisirs (Médium).• Mahy, Margaret : Les Ensorceleurs, Gallimard (Page blanche).• Mirande, Jacqueline : Pauline en juillet, Rageot (Cascade).• Murail, Marie-Aude : Dinky Rouge Sang, L'Ecole des loisirs (Médium).• Murail, Marie-Aude : Mystère, Gallimard (Folio Cadet Bleu).• Pohl, Peter : Jan mon ami, Gallimard (Page blanche).• Senger, Geneviève : B comme Béatrice, Rageot (Cascade).• Stine, R.L. : Prisonniers du miroir, Bayard (Passion de lire ; Chair de poule).• Twain, Mark : Les Aventures de Tom Sawyer, Gallimard.• Verne, Jules : Voyage au centre de la terre, Hachette.• Véry, Pierre : Les Disparus de Saint-Agil, in : Les Intégrales Pierre Véry. Tome 1,

Librairie des Champs-Elysées.• Véry, Pierre : Les Héritiers d'avril, Hachette (Verte Aventure).• Véry, Pierre : Le Réglo, Deux coqs d'or (Mot de passe).• Véry, Pierre : Signé Alouette, Hachette (Verte Aventure).

Le texte de cet article est celui d'une conférence prononcée lors de la XIII' Semaine duLivre de jeunesse de Nangis à l'invitation de l'Inspection académique de Seine-et-Marne.

N° 174 AVRIL 1997/67