Le Partage Du Logos Dans Les Naissances de La Philosophie Grecque

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    Le partage du logos dans les naissances de la philosophie grecque

    Arnaud Villani

    1 Les remarques et hypothses qui suivent, jen ai bien conscience, ne sont quinchoatives. Elles sont nes dun tonnement, dun sentiment de double rupture dans le cours de la philosophie. La premire rupture rend selon moi inconciliables les philosophies prplatoniciennes et la philosophie de Platon. Elles ne sont

    pas du mme ordre. La seconde intervient avec la philosophie dite analytique et les philosophies du langage.

    Elles ne sont plus du mme ordre que la philosophie classique, appele pour les besoins continentale. Or ces

    ruptures sont tout simplement inexplicables dans les conceptions courantes que la philosophie se donne

    delle-mme. En effet, que lon choisisse limage du Kampfplatz de Kant, o les philosophes saffrontent comme autant de gladiateurs dans larne, ou limage plus conciliante de Hegel, lorsquil voit dans lHistoire de la Philosophie le dveloppement naturel dun arbre o la fruition, signe manifeste de la mort de la fleur, est aussi sa faon de se sauver et se sursumer malgr tout, il demeure que rien ne semble pouvoir

    modifier le concept dune Philosophie une et identique, prenne sous ses variations.

    1. Philosophie dithyrambe

    2 Cela fait bien longtemps que jai cess de croire cette autoproclamation. Jai en effet pris conscience que le dbat entre Parmnide et Hraclite tait fictif et probablement mme mont stratgiquement de toutes

    pices. Car, afin dassurer lillusion dune continuit dans la naissance de la philosophie, il fallait faire de Parmnide un logicien et un thoricien de lUn immobile et surplombant. De la sorte, si lon persiste, selon des orientations platoniciennes, discrditer les Sophistes au point de les carter de la scne et se figurer

    les physikoi comme des scientifiques balbutiants, tandis que Pythagore serait la bonne anticipation du

    pouvoir rationnel des mathmatiques ; si dautre part, ce que conteste fortement Ramnoux1, la formule dAnaxagore est dj le cri de victoire et le soleil de lesprit nouveau dune raison hgmonique, alors reste choisir entre Platon et Hraclite, la fiabilit dune ide immuable et locan infini de la dissemblance , bref, comme la parfaitement analys Deleuze, entre lidentit qui ramne tout elle et la diffrence en elle-mme.

    3 Mais les textes sont comme les faits : ils sont ttus. Et, vu dassez prs, le texte de Parmnide ne confirme dcidment pas cette faon de prsenter la naissance de la philosophie. y regarder en effet avec un soin

    suffisant, on saperoit que la tripartition dfendue par Reinhardt2 est une vidence, ce qui fait de lextrme fin du fragment VIII lnonc complet de lerreur des mortels (leur doxa), tandis que les fragments IX XIX reprenant leur sens trs physique (sexualit, astronomie, comment les choses

    naissent ) noncent une vrit heuristique, discutable certes mais aussi estimable et digne de foi quil est possible. Ces dokounta, ces vrits acceptables, uvre de lapprenti philosophe, seront fondes sur une bonne connaissance de la Rgle (la Vrit qui vient des dieux, cest quil ny a pas de contraire de ltre ) et sur une claire conscience des redoutables mfaits de sa mconnaissance. Les modles du char et de la

    porte en plein ciel, dans le Prologue, avec leurs couples axn/syrinx et gomphos/pron, imposent demble une rflexion sur les opposs saisis dans leur unit. Ce que corrobore encore le fait lexical dune seule occurrence pour lUn pur, contre prs de quarante pour les termes signifiant serrer, enchaner, tenir (contenir, maintenir, retenir), changer pour faire un . Bref, voil Platon rellement distinct dHraclite et de Parmnide, loin dtre annonc par la tonalit unitive et rationnelle de ce dernier. La Raison au sens o nous lentendons aujourdhui nest pas ne chez Parmnide, voil une premire quasi-certitude.

    4 Un autre faisceau de faits qui porte douter de lunit de la Philosophie, cest ce que les analyses de Dodds

    3, Gernet

    4, Vernant

    5, Detienne

    6, mais aussi, dun ct franchement ethnologique, de Bataille7, Griaule8

    1 C. Ramnoux, tudes prsocratiques, Paris, Klincksieck, 1970. 2 Voir Le Pome de Parmnide de Jean Beaufret, Paris, PUF, 1958. 3 E.-R. Dodds, Les Grecs et lirrationnel, Paris, Aubier, 1965.

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    ou trs rcemment Hnaff9 ont mis scientifiquement au point, savoir que la pense de la communaut

    traditionnelle (issue des chasseurs-cueilleurs et prolonge quelque temps chez les leveurs-agriculteurs, bien

    que ceux-ci introduisent laccumulation, le travail et le sacrifice, qui seront terme fatals la pense ancestrale) saccompagne dune omniprsence du mythe et dun quilibre cosmique constamment compens et bien tenu , cest--dire en somme de lunit symbolique (le duel grec ou deux-en-un, hendiadyn). Non pas une unit dorigine, qui, perdue ou oblitre, devrait tre restaure contre son obscurcissement, mais une unit que sa faille mme constituerait et ne cesserait de reconstituer. On notera que ces deux types dunit subsistent dans ce matre de lambigut et ce grand ironiste qutait Platon : mythe de Glaucos (lunit contre la faille) contre mythe de lAndrogyne (lunit issue de la faille).

    5 Un troisime faisceau de faits sest prsent moi un moment o je contestais de plus en plus nettement les prises de position philologiques de Heidegger, tant sur le Logos que sur laletheia ou la traduction de lAida monon ( la mort seule ) du stasimon dAntigone, ou enfin lors de lescamotage de la dette (tisis ts adikias) dans le commentaire du fragment dAnaximandre. Cest cette occasion que nous avons eu avec Dominique Janicaud notre dernier change. Ce grand heideggerien navait pas hsit en effet mapporter son soutien entier dans mon argumentation contre la traduction de logos chez Heidegger. Ce dernier confond deux radicaux (*leg- et *lgh-) et en utilise ensuite (sciemment ou inconsciemment ?) la

    combinaison de telle sorte que disparaisse progressivement lide essentielle de choix soigneux , afin que naisse un artefact typiquement heideggerien, le recueillement qui laisse stendre devant , ce qui, mon sens, ne rend en rien compte de la spcificit du logos grec, mais assure en revanche une base son ide la

    plus constante partir du tournant : le laisser-tre. Je parvenais deux conclusions : 1) Logos vient de

    *leg-, choisir soigneusement , ce qui nest pas sans rapport inverse avec le mythos, o le discours na jamais besoin de choisir, puisquil dit automatiquement le vrai ; 2) Logos peut signifier, par exemple chez Hraclite, la formule au sens le plus large de ce qui donne la rgle en deux ou trois mots, un discours

    tenu . Or la pense de Dominique ne me quittait pas sur un autre bord, celui du partage ou, plus

    exactement, de lnigmatique intelligence du partage . Il entendait cette formule dans un sens hlderlinien, mais javais tendance la rapporter ce qui se passe dans la naissance du politique au Chant I de lIliade. On y voit en effet, suite un partage de butin mal assur, la colre dAchille et dAgamemnon donner lieu un partage de la parole, puis un arbitrage de la raison incarne, Nestor qui partage les torts, afin que le cercle des chefs ne soit pas vaincu par la violence. On sait limportance, dans la naissance de lide dgalit politique, de ce meson et des banquets qui rpartissent parts gales (das eis). La politique grecque a gard de cette origine une neutralisation centrale des dsirs priphriques et une

    quidistance proprement gomtrique qui rcuprent le radical de nemein (rpartir) et en tirent le nomos

    de la loi, donnant ainsi lagora sa structure laque et rationnelle (les analyses de Detienne et de Vernant sur lespace en Grce sont ici trs clairantes).

    6 Mon hypothse est donc quil y a eu deux naissances de la philosophie en Grce. Elles ne correspondent pas au mme rgime de pense. La premire est gnalogique, elle est dans le prolongement du mythe, elle

    se proccupe du chaos et de linfini, elle ne discute pas mais asserte de faon premptoire ou, comme le dit Nietzsche, inspire . Toutefois cette assertion est contrebalance ou rachete par le caractre symbolique

    du contenu de lassertion. Cest ainsi que sont les choses, toutes considrables et de valeur gale (bien que Hraclite commence des sortes de gradations entre singe, homme et dieu), elles sont nes ainsi, par

    physis ou puissance de production . Ces physiciens sont des mtaphysiciens de lorigine, leur parole ne prte ni dmonstration ni discussion. Ce rgime de parole et de pense, qui vient de la plus haute

    immmorialit, ce qui pourrait expliquer par exemple ltrange similarit des penses dHraclite ou des Taostes, est directement ent sur linfini et sa faille primitive qui donne tout naissance. La mentalit des clans, familles, communauts (gen) transparat dans la pense des prsocratiques, prophtes dont la parole

    4 L. Gernet, Anthropologie de la Grce ancienne, Paris, Flammarion, 1982. 5 J.-P. Vernant, Mythe et pense chez les grecs, Paris, Maspero, 1971. 6 M. Detienne, Les Matres de vrit en Grce ancienne, Maspero. 7

    G. Bataille, La part maudite, prcd de La notion de dpense, Paris, Seuil, 1970. 8 M. Griaule, Dieu deau : entretiens avec Ogotemmli, Paris, Seuil, 1991.

    9 Marcel Hnaff, Le Prix de la vrit : le don, largent, la philosophie, Paris, Seuil, 2002.

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    est sans partage et propre des initis , mais qui, dautre part, sabstiennent den dire plus quil ne faut (oligopie, chomythie) afin de ne pas accumuler sans contrepartie les paroles et le savoir. Do, peut-tre, ces Pomes o la mtrique, le style, les formules rituelles et le choix des termes concourent

    un quilibre du fond et de la forme et sont aussi essentiels que les lments de savoir. Cest sans doute de ce rgime et de son souvenir encore vif que Platon tirera sa belle langue et linterdiction quil simpose lui-mme presque jusqu la fin, sinon dcrire, ce quil ne peut respecter, du moins dcrire un expos purement didactique.

    2. Parole et persuasion

    7 Mythos, cest donc lquivalent de lexpression : Parole ! au sens o lon engage sa parole dhonneur, sa foi jure. Parole autonome, valant par elle-mme, index sui et falsi. Tirsias dit bien, dans dipe-Roi : talths treph , je nourris en moi le vrai . Ces vers dor dispensent de tout apparat, de tout parergon qui serait destin leur assurer peith et parphasis, comme Detienne la tabli dans Les Matres de vrit en Grce ancienne. Discours sans rhtorique, sans logique, sophistique ni ristique. La parole est si

    bien vrit quelle est immuable, toujours reproduire lidentique, performative au sens o, ds quelle prononce la formule destinale ( cest toi, dipe, le coupable ), cela devient vrai contre toute logique. Le destin, cest la puissance du rel, cest--dire le vrai en acte mis en discours.

    8 La cassure quintroduit le logos est alors inimaginable. Soyons trs prudents ici. Ce nest certainement pas au sens o lon parlerait dune victoire clatante de la raison sur le mythe, comme saint Michel est dit terrasser le dragon. Cette image bloque toute possibilit de comprendre ce qui sest pass lorsque la philosophie est ne de nouveau. Elle relve de la rcriture de lhistoire propre Platon. Et, en un sens, on peut se demander si saint Paul ne fait pas la mme opration sur le Christ : il associe la parole dun prophte qui dit le vrai (lvangile de Thomas, dans la rcurrence de ses symboles, pourrait en tmoigner), une apodeixis, puisque la fin tragique de ce prophte est lie dfinitivement une Rsurrection dune part, ce qui de facto en fait un dieu, et la preuve damour inoue que constitue cette mort comme sacrifice en faveur du genre humain.

    9 Il est donc essentiel de comprendre que logos ne signifie pas dabord discours (mot, proposition, raisonnement, raison), mais choix dun discours, discours choisi avec soin (formule, rituelle ou non). Les choses deviennent alors claires : si le choix est si important dans ce discours, cest quil est dtermin par son opposition au rgime du mythe, dispensant de tout choix de mot ou de proposition, puisque dire, cest dire le vrai. Il faut maintenant, non seulement dire ce que lon estime vrai, mais, comme le vrai peut quelquefois ntre pas vraisemblable , lui donner de surcrot lallure du vrai. Naissance de lart oratoire au sens o celui-ci nest pas uniquement question de savoir (le docere ), mais surtout dhabillage du savoir (la captatio benevolentiae , le movere et le placere , Rhtorique et Problme XXX dAristote). Il y aura donc dsormais trois termes l o lon nen trouvait quun : les choses telles quelles, comme elles sont (ta panta) ; le discours minutieux, lapidaire ou formulaire (logos) ; la recherche de la conviction par les

    voies de la sduction (pistis, peith, apat, parphasis).

    10 Le rgne du partage de la parole, qui se nomme raison et permet lapparition de la cit en mme temps quil est par elle puissamment renforc (zoon politikon = zoon logon echon), dtermine donc une autre image du philosophe au sein dune tout autre Philosophie. Ce nest plus un dieu (une desse) qui linspire, il na plus prendre poses et postures. Il est un homme parmi les hommes. Il fait descendre la philosophie du ciel sur la terre et la fait entrer dans les maisons. Lacisation tous les tages . Il ne sagit plus de retenir la parole, mais bien de la proclamer publiquement. Plus de la croire aveuglment, mais de la

    discuter. Plus de dcouvrir les secrets de fabrication du monde et de la socit, mais de faire correspondre

    des concepts aux mots et aux choses. Dans cette hypothse, les cas de rpartition de la parole

    correspondront aux divers types de pense de lpoque.

    11 Quon y rflchisse en effet. Condorcet, dans les rares pages naves et purement fantasmatiques quil consacre aux Grecs (Esquisse dun tableau historique des progrs de lesprit humain), en lesquels il voit de

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    beaux parleurs, sinon des bavards, a du moins raison en ceci que les Grecs ont compris les premiers

    limportance de la parole accessible tous. Si la parole impartage (mythos) est le fondement de toute civilisation, la dcouverte de la parole partage (logos) est le fondement de la pense grecque et de la

    civilisation europenne. Or, oublier cette juste rpartition des rles nous empcherait dvaluer toute lambigut du virage de rgime qui se confirme avec Platon. Voir en effet en ce virage un triomphe de la Raison contre le mythe, le miracle grec ou, selon la belle expression de Husserl, la dcouverte des

    tches infinies , va demble donner cette Raison un tour prophtique, une assurance telle quelle se mettra paradoxalement en place de la matrise de vrit mme que lune de ses tches tait de faire disparatre pour toujours. Non seulement donc la philosophie est en elle-mme ne deux fois, mais

    lorsquelle nat la deuxime fois, cest sur le socle instable dune ambigut du rationnel redevenu matre de vrit. Ce qui explique peut-tre de trs loin cette nigme la solution de laquelle Janicaud a consacr sa

    vie : le renversement de la Raison en draison, les errements de la techno-science, ce que je nomme

    hyperrgression , une rgression qui se potentialise parce quelle avance masque du voile dun Progrs conu comme irrsistiblement positif

    10.

    3. Le difficile partage de la parole

    12 Nous en venons donc une rpartition des types philosophiques en fonction de la position adopte face

    ce double impratif : partager la parole (la rendre publiquement discutable) et soutenir sa parole (la rendre

    publiquement indiscutable). On voit bien que les premiers philosophes sont les Sages, dont les formules

    denses et tenant en quelques mots sont la transformation initiale de la Parole Vraie de soi. Il y aurait ensuite

    les pessimistes, ceux qui doutent de la possibilit mme dun nonc vrai en discours (Gorgias, les Mgariques). Il y aurait les ralistes, ceux qui donnent les moyens, en toute occasion, de soutenir son

    discours contre toute atteinte et datteindre une position majoritaire, forte , utile la Cit, quelle que soit la vrit ou la fausset intrinsque de lnonc (les Sophistes selon la rhabilitation de Romeyer-Dherbey

    11, et un moindre titre les orateurs et logographes qui cherchent non pas forcment dire le vrai

    mais faire tenir pour vrai un argument en y mettant les formes). Il y aurait les logiciens, qui tablissent

    les manires dont un discours, fond sur quelques propositions lies, doit choisir et enchaner ces

    propositions pour tre vrai de faon purement formelle, indpendamment de son contenu (Aristote). Il y

    aurait les mathmaticiens dont le discours serait vrai dans lexacte proportion de son apodicticit et de sa rfrence aux concepts purs (le point chez Euclide). Il y aurait encore les Tragiques, qui voquent la

    puissance du destin (la parole profre) dans un rcit apte subjuguer, difier et purifier , et les

    Romanciers qui veulent nous entraner dans leur fiction laquelle nous ne pouvons croire et cependant ne

    pouvons viter dadhrer de toute notre me, laquelle nous croyons en rcit.

    13 Dans ce grand partage de la parole, la philosophie napparat que comme un prtendant parmi dautres. Sa prrogative pourtant peut lui venir de la position quelle choisit, en plein centre, es to meson, comme une sorte de pendant strict de la chose publique, du pouvoir de la parole partager quitablement. La

    philosophie est le grand commentaire de ce partage. Je veux dire par l que si la politique est bien

    lquivalent de la possession du logos, comme la tabli Aristote, le politique quant lui nest pas un usage spcial de la parole. Cest un carrefour (une agora) o lon puisse agoreuein, parler en public de la chose publique, du koinon (Koinon et meson sont rciprocables). ce carrefour conviennent des usages comme la

    fiction, lart oratoire, le mythe, la rhtorique, la sophistique, la logique, la symbolique, de nos jours aussi et de plus en plus nettement la mathmatique. La politique est un champ dusages de la parole conue comme prise de parole. Et, en vue de cette prise de parole, rien ne remplace une maturit qui permet dhepuein, de pousser une gueulante pour imposer quon vous coute, contrairement lhpios, le mineur qui na jamais qu se taire. Est-ce cette ncessit, non seulement de convaincre mais dj simplement de se faire entendre dans le charivari des dsirs impatients et chaotiques de parler, qui a pouss la philosophie confisquer le

    partage et se poser trs tt comme irrfutable ?

    10 D. Janicaud, La Puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985. 11 G. Romeyer-Dherbey, Les Sophistes, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1985.

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    14 Popper, qui ne montre, dans La socit ouverte et ses ennemis, dirig contre Platon, ni vraie puissance de

    penser ni souci du dtail, est cependant lun de ceux, aprs les Sophistes, qui pose la philosophie telle quelle a le plus souvent t pratique en Occident une vraie question et une objection difficile : si la science qui veut mriter le nom de science doit produire des noncs rfutables ou falsifiables , pourquoi

    naurait-ce pas t le cas de la philosophie, ds sa seconde origine ? Or, seuls les Sophistes, les Sceptiques et les Chiens ont su maintenir cette ouverture. Les Sophistes en effet, comme le soulignait Lyotard, insistent

    sur linstance temporelle du discours et valorisent limplication du locuteur dans sa proposition, pour le dire en termes modernes. Il ne leur viendrait pas lide de dire comme Hraclite lcoute non de moi mais du Logos, il faut convenir , ni de sous-entendre que ce qui parle chez Platon nest pas Platon lui-mme mais la Voix des Ides. Cette ventriloquie de la philosophie est une prise de parole qui ressemble une

    prise de pouvoir ou un putsch. De fait, on va voir que la philosophie va la fois hsiter entre lapodicticit mathmatique (le more geometrico) et lapodicticit ontologique (la Parole de ltre), entre la science et la religion, sans ngliger pour autant les ressources de la rhtorique.

    4. Philosophie et rhtorique

    15 La deuxime naissance de la philosophie seffectue chez Socrate et Platon, dans leur rapport aux sophistes. Ce qui se noue ce moment-l va expliquer assez aisment, comme on va le voir, le rapport de la

    philosophie et de la rhtorique. Nous avons l un biface, avec Socrate qui est tourn vers les prsocratiques

    (il est encore symbolique , par ses extases inspires, sa prdilection pour le Vide, son atopie , sa

    retenue de parole (les questions courtes, compares des flches et son refus du discours dapparat ), son inscience qui ressemble la faille symbolique : Kierkegaard ne sy est pas tromp dans sa thse) et Platon vers les idalits mathmatiques et la mtaphysique des Essences purement rationnelles. Par sa constante

    prsence Athnes et sur lagora, l o tout athnien peut le trouver, et par sa demande ritre quon veuille bien prendre la parole tour tour et en toute vracit, je dirais quil incarne le partage du temps et du sens de la parole. Aucun philosophe na mieux incarn ce partage avec lequel sa vie et son uvre sidentifient. On notera galement quil refuse denseigner, ne disposant pas lui-mme de savoir. Les mots sont interrogs pour quils deviennent des concepts (pour quils aient un sens univoque, support du bon dialogue o lon sentend ), mais non pour quils correspondent aux choses mmes (ils seraient alors lindice dun savoir). Mieux, on peut se demander, en analysant attentivement la technique de Socrate et en la comparant, comme je lai fait nagure sous le titre Socrate conducteur de runions 12, si son savoir communicationnel nest pas propre une techn alupias , une forme embryonnaire de psychothrapie propre dgager en chacun sa vrit et non la vrit .

    16 Or voici le nud du problme. Nous avons dj commenc remarquer la tendance de la philosophie se prsenter la fois comme le garant du partage du Logos et presque aussitt le confisquer son profit, le

    philosophe confondant la philosophie et la sagesse. Do cette tendance, si vidente et aboutie chez Platon, peut-elle venir ? On sait quon a souvent reproch Socrate den savoir plus quil ne le disait, de duper son interlocuteur en prtendant le soutenir, de le conduire mchamment et presque sophistiquement sa perte.

    Ce nest pas ainsi quil faut le voir. Si Socrate conduit effectivement lentretien et se montre stratgiquement intraitable, cest quil appartient de fait au mode de pense symbolique antrieur, qui associe toujours les opposs, les considre comme inessentiels en eux-mmes et en tire ou retient le mouvement. Le symbole de

    Socrate, son vritable objet, cest Socrate plus linterlocuteur. Impossible alors davoir raison tout seul, intemporellement, essentiellement. Et, on le remarquera, il nest pas ncessaire non plus de dvelopper une rhtorique de la persuasion puisquil ne sagit pas de convaincre mais de faire accoucher de ce qui bloque le discours (faire accoucher du non-vide). Cette impossibilit, pour Socrate, dminer (voyez le prologue du Phdre, la recherche de lherbe) se marque dans son affection pour les petits mtiers, les ingnieurs auxquels il donnerait sa fille marier (selon lexpression inverse de Platon), les courtisanes, les adolescents, ainsi que par les rfrences quil fait son origine trs modeste. Pas de risque avec Socrate que la philosophie sgare dans un ton grand seigneur , comme le reprochait Kant. Voil pourquoi, galement, la tentative des Prsocratiques de donner leur discours un caractre de vrit absolue et inspire

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    A. Villani, Socrate, conducteur de runions , Revue de lenseignement philosophique, 1977.

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    se temprait par les couples dopposs : chez Parmnide, la persistance dApat et de Parphasis auprs dAltheia, propre tonner plus dun commentateur rationaliste, chez Hraclite la simple vidence que si la route qui monte et celle qui descend font un, il en va de mme du Vrai et du Faux. Symbolicit avec laquelle

    Lao Tseu et plus tard Hegel sont lunisson. La symbolicit persistante, comme esprit de lantique pense, tient lieu de rhtorique. La seule vrit qui puisse tre dite absolue et minente, cest lgalit de toutes choses, puisque toutes entrent en un couple o elles doivent, cote que cote et en ambe, tenir leur rle jusqu linfini. La grande galit de toutes choses et le respect quon leur doit est proportionnel au fait quon ne les voit pas (harmonia aphans). Deleuze reprendra ce thme dans son univocit , combine au refus herbeux dminer. 17 Ni dichotomie, ni vrit absolue, ni rhtorique ncessaire, voil les traits qui caractrisent les dbuts de la

    philosophie. Platon sera au contraire le fossoyeur de la symbolicit, le chantre de la Vrit absolue qui parle

    delle-mme et le rhtoricien puissant que masque seulement des yeux myopes son attaque violente contre cette mme rhtorique. Ni Hraclite, ni Socrate, ni les sophistes nont besoin dtre des rhteurs : ce nest pas leur objet. Mais il est ais de voir que Platon pratique une double rhtorique. Dabord, celle qui consiste masquer la vrit des autres : le meilleur exemple est sa condamnation sournoise des Sophistes, depuis

    rhabilits, sa condamnation de la ruse, quil ne se prive pas dutiliser pour son compte, sa mise en scne plus que douteuse dune rminiscence mathmatique chez un enfant (ou esclave) ou son recours au mythe ds quil sagit de poser une thse essentielle sur les essences rationnelles. Quant lutilisation de toutes les ressources de langue pour convaincre, on ne saurait la lui reprocher. Elle a permis, comme chez Nietzsche,

    lclosion en philosophie dun vritable style.

    18 Mais la seconde rhtorique qui a t depuis Platon confondue avec la philosophie mme, sorte dhyper-rhtorique, consiste suggrer que le contenu de ce que lon dit doit tre cru immdiatement et sur parole. En quoi personne na russi aussi bien que Platon. Rhtorique de contenu, faire-croire suprieur, intgrant autorhtorique et rhtorique de lheuristique, voil ce qui va dsormais caractriser les systmes philosophiques. Cest lintuition de cette opration qui fait le fond du livre drangeant et vite oubli de Glucksmann, Les matres penseurs, et cest ce faire-croire en gnral qui a commenc dtre srieusement analys par un de Certeau. Or comment la philosophie procde-t-elle chez Platon ? Il va sagir dabord de discrditer toute une part du rel. Et, comme le montre la Rpublique, plus lon aura biff , barr, exclu, plus facilement lon sera respect et cru sur parole. On naura aucun scrupule exploiter, exactement linverse de ce que recommandait la philosophie holiste et symbolique dun Hippias, la dichotomie comme sil sagissait dune grande victoire de la pense. Si la dichotomie est devenue dans lAcadmie un exercice dcole et si la pratiquer comme Aristote, par genres et espces, nest pas inquitant, on voit par le Phdon sa tare propre lorsquelle sassocie la rhtorique. Trs videmment, Platon exclut le corps et les passions en grossissant le trait, en radicalisant les paires (Arnaud Zucker) et, ce faisant, il initie la tendance en

    philosophie lanathme. De ce quon a dsign les coupables, on parat aussitt crdible en sous-entendant soi-mme exempt de tout vice. Les propagandes politiques de bas tage nutilisent pas dautres procds. Au lieu de fdrer toutes choses dans une galit de partage, on scinde le monde en deux et on cherche lassise de sa force de persuasion dans cette cruaut premire qui consiste priver de monde une partie du monde.

    Ce que Hegel nomme la conscience malheureuse, na pas dautre origine. On en voit le lien vident la rhtorique. Mais notons-le. La rhtorique ncessaire, venant de ce que la parole devait se dfendre toute

    seule, vu le retrait du mythe, aurait pu rester inerme si elle navait pas t combine par Platon avec une dichotomie agressive et dvalorisante pour produire ces tres tranges, victimes de toute idologie

    asymboliste, que Parmnide, en sa sagesse oublie, nommait doubles-ttes, errant sur des chemins qui

    tournent en rond .

    Conclusion

    19 Cette ide de rhtorique de contenu nappartient pas en propre la philosophie, mais elle y joue dvidence un rle prpondrant. Il faudrait, et cest ici que la prsente recherche est incomplte et doit tre poursuivie, explorer la rhtorique de lachvement ou du systme, y compris dans ses fausses fentres (ce que par exemple pourrait constituer la philologie de Heidegger quand elle sgare sur logos, tisis,

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    altheia), et la confronter la systmique de Lohmann13

    . Il faudrait lancer une recherche sur les divers types

    issus du partage de la parole, lorsquon les confronte aux trois critres des concepts, des mots et des choses. Pour donner un exemple rapide, la posie laisse vaporer le concept pour obtenir la fusion du mot et de la

    chose, la mathmatique semble voyager de concept en concept, la philosophie transforme les choses en ides

    et les ides en choses Nous sommes pour finir reconnaissants la philosophie, du moins jusqu une date rcente, davoir toujours en vue les choses mmes , la question restant celle de la longueur du dtour . Mais dnoncer la prsence en philosophie, comme dailleurs dans toutes les autres formes de savoir ou de pense, dune forme de rhtorique, na pas pour objet de la discrditer. Cela permet du moins de reprer le moment crucial (punctum crucis) o le faire-croire devenu ncessaire se transforme en foi qui croit rester

    dans la rationalit, et devient donc aveugle, inarrtable, faisant tomber les hommes comme on coupe des

    choux , comme le dit terriblement Hegel de la libert absolue dans la Terreur.

    Rfrence papier

    Arnaud Villani, Le partage du logos dans les naissances de la philosophie grecque , Noesis, 15 | 2010, 103-114.*

    Rfrence lectronique

    Arnaud Villani, Le partage du logos dans les naissances de la philosophie grecque , Noesis [En ligne], 15 | 2010,

    document 6, mis en ligne le 01 janvier 2012, consult le 09 mars 2014. URL : http://noesis.revues.org/1686

    13

    J. Lohmann, Mousik et Logos : contributions la philosophie et la thorie musicale grecques, Mauvezin, TER,

    1989.