21
1 Vécu de mort / Histoire de vie Ecrit par Martine Ezvan-Leveneur, Master 2 Recherche « psychopathologie et champs cliniques » promotion 2007-2008 RESUME – Récit ou histoire? Art, science, technique ou méthode? La pratique de « raconter sa vie » est ancienne ; une multiplicité de formes l’associe à des usages divers : sociaux, culturels ou disciplinaires. Reliée à l’intérêt de son utilisation auprès de personnes soumises à des actes ou situations de violence, cette recherche est tout d’abord praxéologique, posant en toile de fond la question du cadre, de la relation d’aide et de la méthode : de quels outils cliniques et conceptuels disposons nous face à ces situations et face à ces personnes? Ce texte reprend l’essentiel de la démarche, consistant aux différents points à s’interroger sur la façon dont le récit de vie peut prendre en compte ou répondre à la problématique qui se pose à la personne victime de violence. La réflexion est consacrée à la construction théorique sans se départir de l’optique méthodologique et clinique : la découverte des pratiques et la réalisation d’un recueil de récits établissent des recoupements avec la réalité clinique et organisent concrètement la recherche. Bâtie autour de trois grands concepts, l’analyse vise à définir, d’une part, la position issue du vécu de violence, et d’autre part, les caractéristiques du récit de vie pouvant favoriser un étayage de cette expérience de vie et d’aider la personne à la surmonter. Par les liens qu’elle établit entre le vécu de violence, les éléments constitutifs du soi et le récit de vie, la temporalité, associée notamment à la notion d’évènement, fonde l’hypothèse d’une possibilité de restructuration des repères personnels détruits et, à partir d’eux, d’une réappropriation ou reconstitution de soi. Dans une perspective ouverte par la référence psycho criminologique, les notions de vulnérabilité et responsabilité offrent un autre angle d’approche de cette réalité, souvent abordée comme clinique du traumatisme psychique, et servent à conceptualiser « la position victimale ». Un rappel des hypothèses et de la grille de lecture des récits permet d’évoquer d’autres concepts et modèles utilisés. Le schéma et les items d’analyse, basés sur des concepts phénoménologiques de la crise définis par L.M. Villerbu, reprennent les points principaux de l’argumentation théorique : dé-location, dé- corporéïsation et dé-temporalisation expriment la perte et le bouleversement des repères existentiels, et peuvent caractériser la position subjective issue de l’expérience de violence. La présentation de la démarche méthodologique, puis la retransmission de quelques éléments cliniques montrent, à travers la lecture des récits, l’application de ces concepts d’analyse à la compréhension du vécu des personnes. En amont, un regard sur les différents usages du récit de vie apporte les définitions, les choix d’orientation et les premiers éléments d’analyse. Cet examen des pratiques et des conceptions en sciences humaines fait l’inventaire de certaines questions soulevées dans l’approche de cette clinique de la violence subie. Mots clés : Récit - vie- histoire- agressions subies- psychotraumatisme- emprise -vulnérabilité- responsabilité- temporalité- crise- INTRODUCTION - Dans la vie de tous les jours comme dans les pratiques professionnelles, il n’est pas facile d’aborder les situations violentes qui confrontent une personne à la dangerosité d’autrui ou à la mort brutale. Révélatrices pour le sujet de sa vulnérabilité et de sa dépendance à l’Autre et aux autres, elles touchent le cœur même de la condition humaine. Du choc subi, nous pourrions penser qu’il provoque un bouleversement des conditions du «vivre». Recherchant dans notre étude comment mieux appréhender ces situations, c’est tout d’abord autour du concept de vie 1 Texte extrait du mémoire M2 recherche de Martine Ezvan-Leveneur, 2007.

le récit de vie dans des situations de violence subie

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: le récit de vie dans des situations de violence subie

1

Vécu de mort / Histoire de vie ����������������� �� � �������� ����������� �������������

Ecrit par Martine Ezvan-Leveneur,

Master 2 Recherche « psychopathologie et champs cliniques »

promotion 2007-2008

RESUME – Récit ou histoire? Art, science, technique ou méthode? La pratique de « raconter sa vie » est ancienne ; une multiplicité de formes l’associe à des usages divers : sociaux, culturels ou disciplinaires. Reliée à l’intérêt de son utilisation auprès de personnes soumises à des actes ou situations de violence, cette recherche est tout d’abord praxéologique, posant en toile de fond la question du cadre, de la relation d’aide et de la méthode : de quels outils cliniques et conceptuels disposons nous face à ces situations et face à ces personnes?

Ce texte reprend l’essentiel de la démarche, consistant aux différents points à s’interroger sur la façon dont le récit de vie peut prendre en compte ou répondre à la problématique qui se pose à la personne victime de violence. La réflexion est consacrée à la construction théorique sans se départir de l’optique méthodologique et clinique : la découverte des pratiques et la réalisation d’un recueil de récits établissent des recoupements avec la réalité clinique et organisent concrètement la recherche.

Bâtie autour de trois grands concepts, l’analyse vise à définir, d’une part, la position issue du vécu de violence, et d’autre part, les caractéristiques du récit de vie pouvant favoriser un étayage de cette expérience de vie et d’aider la personne à la surmonter. Par les liens qu’elle établit entre le vécu de violence, les éléments constitutifs du soi et le récit de vie, la temporalité, associée notamment à la notion d’évènement, fonde l’hypothèse d’une possibilité de restructuration des repères personnels détruits et, à partir d’eux, d’une réappropriation ou reconstitution de soi. Dans une perspective ouverte par la référence psycho criminologique, les notions de vulnérabilité et responsabilité offrent un autre angle d’approche de cette réalité, souvent abordée comme clinique du traumatisme psychique, et servent à conceptualiser « la position victimale ».

Un rappel des hypothèses et de la grille de lecture des récits permet d’évoquer d’autres concepts et modèles utilisés. Le schéma et les items d’analyse, basés sur des concepts phénoménologiques de la crise définis par L.M. Villerbu, reprennent les points principaux de l’argumentation théorique : dé-location, dé-corporéïsation et dé-temporalisation expriment la perte et le bouleversement des repères existentiels, et peuvent caractériser la position subjective issue de l’expérience de violence. La présentation de la démarche méthodologique, puis la retransmission de quelques éléments cliniques montrent, à travers la lecture des récits, l’application de ces concepts d’analyse à la compréhension du vécu des personnes.

En amont, un regard sur les différents usages du récit de vie apporte les définitions, les choix d’orientation et les premiers éléments d’analyse. Cet examen des pratiques et des conceptions en sciences humaines fait l’inventaire de certaines questions soulevées dans l’approche de cette clinique de la violence subie.

Mots clés : Récit - vie- histoire- agressions subies- psychotraumatisme- emprise -vulnérabilité-

responsabilité- temporalité- crise-

INTRODUCTION - Dans la vie de tous les jours comme dans les pratiques professionnelles, il n’est pas facile d’aborder les situations violentes qui confrontent une personne à la dangerosité d’autrui ou à la mort brutale. Révélatrices pour le sujet de sa vulnérabilité et de sa dépendance à l’Autre et aux autres, elles touchent le cœur même de la condition humaine. Du choc subi, nous pourrions penser qu’il provoque un bouleversement des conditions du «vivre». Recherchant dans notre étude comment mieux appréhender ces situations, c’est tout d’abord autour du concept de vie 1 Texte extrait du mémoire M2 recherche de Martine Ezvan-Leveneur, 2007.

Page 2: le récit de vie dans des situations de violence subie

2

que nous les rapprochons de cette pratique du récit de vie, dans sa dimension autobiographique, c’est-à-dire le récit que fait une personne de sa propre vie.

D. Winnicott distingue trois «vie»: celle dans le monde avec les relations interpersonnelles, celle de la réalité psychique personnelle, et la troisième, constituée de l’expérience culturelle, commence avec le jeu dans l’espace potentiel entre un enfant et sa mère et conduit à tout ce qui fait l’héritage de l’homme2. Lorsqu’une personne est confrontée à la violence destructrice ou à la perte totale de l’autre auquel elle est liée, cette aire de vie entre soi et le monde extérieur apparaît tout particulièrement. Mais c’est paradoxalement par son abolition ou sa disparition qu’elle est mise en évidence.

Dans notre étude nous voyons comment la notion de vie peut être rapprochée de celle de temps. La démarche autobiographique pose en premier lieu une interrogation sur soi qui s’inscrit dans l’axe temporel formant le cours de la vie. Entre l’idée d’une vie brisée et celle de sa (re)construction temporelle à travers le récit, une première relation s’établit naturellement et semble couler de source, mais elle appelle un point de vue dialectique: une recherche sur la vie n’est-elle pas aussi une lutte contre la mort? Réciproquement, nous pouvons penser que dans le vécu d’un évènement dramatique et violent transformant la vie, l’interrogation sur soi ne disparaît pas et participe à l’élaboration de la situation vécue et des affects. Tout traumatisme, dit A. Houbballah, conduit l’être humain à considérer son rapport à son existence. Dans la culture orientale, si une personne échappe à un accident on dit qu’il lui est «réécrit une nouvelle vie»3.

I- La vie ordinaire ou les situations extrêmes – Questions

« Mon sac à souffrances ne pèse plus sur moi, il pèse maintenant deux cent pages posées sur la table à côté de moi (…) Ce n’est pas l’amertume des souffrances que j’ai endurées qui a pesé sur mon jugement. Je connais la banlieue (...) Je sais ce dont je parle (...) non, cette sauvagerie existe bel et bien (...) pourtant je ne regrette pas ce monde dans lequel j’ai vécu et où je me suis aguerrie (...) la cité c’est aussi un monde attachant, un monde populaire, chaleureux, riche de ses multiples cultures (...) Je vous ai livré ici ce qu’on peut y vivre de pire. Ce pire qui a fait basculer toute ma jeunesse dans l’horreur »

Samira BELIL « Dans l’enfer des tournantes »

Malgré l’inégalité des réactions qu’elles provoquent ces expériences de violences peuvent être qualifiées d’extrêmes en ce qu’elles comportent le même danger potentiel d’une menace vitale ou envers l’intégrité physique ou psychique, susceptible de porter atteinte à toute personne. Les problèmes qu’elles génèrent mettent en jeu des interactions autant de la sphère psychique qu’intersubjective, relationnelle et sociale impliquant la globalité de la personne. Les points de vue strictement psychologique, psychopathologique ou psychanalytique doivent parfois céder le pas à d’autres approches. Dans ce contexte clinique, la possibilité de l’aide aux personnes victimes soulève les difficultés de lier la théorie à la clinique, et de l’impact de cette dernière sur les conceptions. Notre recherche relève de ces interrogations qui émanent d’une clinique complexe et des préoccupations actuelles pour trouver des références adaptées aux cadres nouveaux d’intervention. Attentive à cette complexité en ce qu’elle peut être reliée à la vie des personnes et à leur histoire, nous la rattachons à l’objet de cette étude et à nos principales orientations.

I.1 Divers fondements d’une pratique humaine I.1.1 Point terminologique - Production langagière ou forme de pensée, le récit dans son usage courant est un mode d’expression de l’expérience banalement mêlé à tous les évènements de la vie. L’expression « récit de vie » qualifie une pratique selon un genre discursif particulier: les récits portant sur l’expérience de la vie d’une personne réelle, et qui emprunte au genre autobiographique la forme narrative et le point de vue subjectif. « Il s’agit d’une oeuvre personnelle et 2 Donald Winnicott « Conversations ordinaires» Gallimard I986, 3 Adnan Houbballah 1998 « Destin du traumatisme » Hachette Littérature p.26

Page 3: le récit de vie dans des situations de violence subie

3

autobiographique stimulée par un chercheur de façon à ce que le contenu du récit exprime le point de vue de l’auteur face à ce qu’il se remémore des différentes situations qu’il a vécues ».4 Notons que le terme chercheur indique le procédé méthodologique et qu’il pourrait ici être remplacé par praticien, voire clinicien. Le mot « récit» met en avant le langage, la méthode: l’énonciation et la narration. Celui d’«histoire » privilégie la notion de sens et la dimension temporelle ; en français, il ne permet pas la distinction entre l’histoire vécue par une personne (« life history») et le récit qu’elle peut en faire (« life story »). Un trait important peut être retenu: par un processus de transformation du vécu, le récit, même dans l’autobiographie, emprunte à la construction fictive; ce qui l’apparente au roman. Mais tout en produisant cette (re)construction, il se rapporte à la vie réelle, à la réalité extérieure d’évènements inscrits dans un contexte. Sous le terme générique « récit de vie», nous distinguons tout d’abord la pratique, la méthode : ce qui se rapporte aux usages de la vie humaine et sociale ou ceux des sciences humaines.

I.1.2 Crise, rupture et déplacement- L’homme moderne, partagé entre ses problèmes quotidiens et de vastes questions existentielles, semble trouver dans le récit de vie des réponses à un vécu de crise, de rupture ou de mal-être. Formant « ces repères familiers de notre culture»5 que sont la connaissance, la conscience et le « souci » de soi, les origines et les formes majeures de cette pratique sont liées à la philosophie et à la création littéraire. Mais ses racines anthropologiques paraissent dominantes si l’on se rapporte à ses diverses facettes et à son ancrage dans la vie humaine, dans l’histoire et l’évolution des sociétés. Le récit de vie fait partie des «arts de l’existence » : «pratiques réfléchies et volontaires » par lesquelles, les hommes se fixent des règles de conduite, cherchent à « se modifier dans leur être singulier, et à faire de leur vie une œuvre qui porte certaines valeurs esthétiques et répondent à certains critères de style »6. Et ce sens s’est actuellement accru ; il s’accorde à la définition de l’histoire de vie comme activité auto- poïétique (du grec poïen : produire, créer ) de « recherche et construction de sens à partir de faits temporels personnels (qui) engage un processus d’expression de l’expérience».7 Au-delà des définitions littéraires ou disciplinaires, il s’agit avant tout d’un processus humain qui concerne la construction d’une personne dans son être en devenir.

Sous ces aspects, l’usage en sciences humaines ne se sépare pas fondamentalement de ceux de la vie sociale, culturelle. Dans son principe même d’individuation et de restructuration singulière des éléments biographiques, ainsi que dans les analyses ou certains concepts employés, on retrouve le lien avec des problématiques accentuées dans le contexte social par des situations de crise ou de rupture: un véritable « récit de vie sociale »8, nécessite à la fois un arrachement à l’englobement social par la présence d’une expérience de changement, «jugée capitale par le narrateur lui-même» et une capacité de prise de distance réflexive pour articuler la globalité d’une vie. Le concept de « névrose de classe » traduit les conflits psychiques issus d’un déplacement ou déclassement social vécu «dans le reniement et la rupture»9. Le concept de « formation » ne concerne pas strictement la formation professionnelle, mais aussi personnelle ou expérientielle.

On repère dans ses modes d’apparition ou de résurgence, la coexistence de l’usage de cette pratique avec des contextes sociaux de crise; ce qui laisse entrevoir déjà son sens et sa capacité dans des situations existentielles douloureuses. La recherche biographique, au sens d’une unité revêtant trois dimensions : « la chronologie (normalisation par la définition de séquences et d’étapes précises), la

4 Robert Mayer, Jean-Pierre Deslauriers «Quelques éléments de l'analyse qualitative »,pp 159-189, in « Méthodes de recherche en

interventions sociales » Ed. Gaëtan Morin, 2000 5 Georges Lanteri -Laura « Phénoménologie et connaissance de soi. A propos de ce qui se noue autour de la notion d’anamnèse » Revue Evolution psychiatrique, Tome 53- 1988 - N°4 6 Michel Foucault 1984 cité par G. Pineau et J-L Legrand in « Les histoires de vie » Que sais-je ? 2002 p70 7 Gaston Pineau, Jean-Louis Legrand ibid. 2002 pp.3-4 8 Selon la terminologie de Catani in M. Legrand I993 « L’approche biographique » EPI Hommes et perspectives P. 2 9 Vincent De Gaulejac 2003 « La genèse sociale des conflits psychiques » in Christophe Niewiadomski et Guy De Villers « Soin et

souci de soi » l’Harmattan

Page 4: le récit de vie dans des situations de violence subie

4

continuité (prévisibilité et sécurité), et la biographie à proprement parler (code et projet de vie personnels)» participerait à une (re)construction du «cours de la vie comme institution sociale » 10.

Parallèlement, on peut souligner qu’un même contexte de fragilisation sociale, de bouleversement du cours de la vie préexiste à la naissance de la victimologie. Rattachées à l’histoire du traumatisme psychique, les pratiques victimologiques sont fondées sur la (re)connaissance des particularités de cette pathologie, qui requièrent un mode d’intervention adapté. Au cours des interventions préventives dans la suite immédiate d’évènements catastrophiques, la prise en compte du critère temporel, tant dans les vécus que dans les dispositifs, est associée à la place du récit et à son utilisation.

I.2 Choix d’orientations et de premiers concepts

I.2.1- Du traumatisme à la vulnérabilité- S’agissant dans un premier temps de définir ce que peut être le vécu de telles situations du point de vue de la personne qui vit et subit cette expérience de violence - la victime? -, par quels concepts généraux aborder les définitions ? En parlant « de situations de violence subie », nous prenons un cadre de définition assez large qui contienne aussi la notion de « faits »: ce qui est arrivé et peut être attesté par la réalité d’un acte d’agression manifeste, éventuellement qualifié juridiquement, et également l’impact reçu par la personne. Définie comme « l’ensemble des systèmes sociétaux prenant en considération positive les états psychiques et sociaux de mal être réactionnel à des agressions identifiables (…)»11, la victimologie, paraît le cadre de référence des situations de violence ou d’agressions subies. Il semble cependant difficile de se démarquer de la notion de traumatisme : dans l’approche des victimes, elle reste assez fortement attachée aux conceptions. Mais peut-on en tous les cas parler de traumatisme? Régulièrement ce concept vient interroger les modalités de prise en charge autant que les théories: complexité clinique, importante extension des domaines d’application (F. Marty 2001) ; banalisation et mélange des concepts (L.M. Villerbu 2004 ; Le Bigot 2005); questions nosographiques en psychiatrie et, en psychanalyse, difficultés d’intégration dans la théorie de l’entité clinique (C. Barrois 1988). La clinique victimologique issue de la réalité judiciaire, autant que de réalités psychologiques ou psychopathologiques, est plus vaste que celle, très spécifique, du traumatisme psychique. Pour L.M. Villerbu, trauma et stress doivent être resitués dans leurs modèles de référence. Et plus généralement, il en va de même pour la clinique victimologique: difficiles à identifier clairement, ses référents doivent être construits. Sous cet angle de vue, le terme de psychotraumatisme désignant l’inclusion des manifestations cliniques dans le champ social et institutionnel est préférable (op. cit. 2004). Plus largement, dans la perspective psychocriminologique, le concept de vulnérabilité est plus approprié. Est vulnérable « celui qui peut être blessé (...) atteint par un mal; qui peut être facilement atteint ». Cette définition du dictionnaire est proche du traumatisme dans son sens étymologique de blessure, mais surtout de victime: personne sacrifiée, attaquée, ou tuée ou blessée. « Moins un état qu’une position »12, la vulnérabilité correspond à une fragilité dont l’analyse peut montrer comment les évènements retentissent en nous, nous touchent et quels actes en découlent. Interrogeant le psychisme et ses modes de protection mais également l’ensemble de la vie et l’histoire de la personne, ce concept permet de caractériser l’expérience d’un acte d’agression ou de violence et aide à comprendre la position de victime. I.2.2 Filiations théoriques- Nous percevons l’intérêt du récit de vie à travers les enjeux épistémologiques et la dimension clinique attachés à cet outil de recherche transdisciplinaire13. Lié aux questions de méthode d’investigation des faits humains, il privilégie un traitement qualitatif. En 10 G. Pineau et JL Legrand op.cit p.62 cf. la théorie de M. Kohli 11Loick M. Villerbu « Après et avant, quand la victime parle. Une clinique psychologique dans les embarras de la victimologie et l’apport de la psycho-criminologie» p.2- Site de L’ICSH 12 « Dangerosité et vulnérabilité en psycho criminologie » s/ direction Loïck M. Villerbu. L'harmattan coll. Sciences criminelles Ed. 2006 Préambule P. 9 13Ecole de Chicago, 1920- redécouvert vers 1970/80, réactualisé en France par Daniel Bertaux

Page 5: le récit de vie dans des situations de violence subie

5

dépit de la diversité des pratiques et des techniques, l’on souligne le pouvoir heuristique du matériau recueilli, qui ne se limite pas à une collection d'informations pour la recherche. Dans les autres champs de la « formation » et de « l’intervention », des formes développées du récit de vie, distinctes a priori d’une approche psychothérapeutique, sont néanmoins utilisées en direction de la personne dans une perspective clinique de « mise en forme de soi ». Une approche biographique en psychologie repose sur l’idée d’une psychologie concrète et dramatique centrée sur ce qui fait la trame singulière de la vie et de l’histoire, constituée des évènements qui se déroulent entre la naissance et la mort (M. Legrand I993 p19). Elle s’intéresse à l’être humain dans sa complexité, ou peut-être plutôt dans son « être ». La vie est considérée comme une entité complexe : « espace/temps historique»14, « zone intermédiaire » entre naissance et mort, entre organisme et environnement (G. Pineau, JL Legrand 2002 p.63). Une première source d’inspiration « psycho-sociologique » apparaît dominante et commune aux principaux groupes15. Dans une approche intégrative, les points de vue trouvent un point de convergence dans une référence à la réalité sociale: la démarche de travail est avant tout « socio-analytique». Cette tendance s’intéresse à la fois aux contradictions issues d’une multi détermination de l’être humain, de l’interaction dans l’histoire de vie de différents facteurs, et aux réponses : « médiations, issues, échappatoires», que chacun met en place « contribuant ainsi à produire sa propre destinée »16. La phénoménologie, d’autre part, fonde une approche compréhensive, attentive à la signification de l’expérience vécue et à sa dimension historique. Nous la retenons comme orientation théorique dominante. Sur certains points, un parallèle avec des concepts psychanalytiques renforce notre analyse. La référence au récit de vie est développée en psychopathologie par L. Binswanger dans sa méthode d’analyse existentielle, notamment dans le concept « d’histoire intérieure de vie » : « rapport unique, non répétable, historique et rien d’autre (…) de notre expérience vécue »17. Dans l’optique de l’anthropologie phénoménologique, les troubles de la vie mentale de divers registres sont reliés entre eux parce que il s’agit dans tous les cas du même être humain : ce sont « des réactions de l’être humain à des situations ou des évènements (…) venant de la vie extérieure (…)». La réflexion autobiographique rend compte de la préoccupation et de la prise de conscience par l’homme de cette histoire intérieure de vie, et du sens intérieur de son expérience. I.2.3 La référence psychocriminologique – Sur l’ensemble de notre travail la psychologie criminologique, à l’articulation de la criminologie et de la victimologie, paraît la référence privilégiée de compréhension des situations paradoxales, complexes des violences subies. Elle sensibilise à une approche où il faut dissocier, pour le moins, deux plans: le social/juridique (le droit) et le psychologique/ (intra) psychique (l’inconscient). Son éclairage oriente globalement nos choix conceptuels, mettant en perspective les autres conceptions empruntées dans cette d’étude. L’analyse sérielle selon la conception de LM Villerbu retient plus particulièrement notre attention. Les concepts et les modalités de lecture des trajectoires existentielles apportent un éclairage pour l’utilisation du récit de vie en psychocriminologie et également auprès de victimes. La dimension biographique est présente dans cette approche qui réunit les deux notions de « vie » et de « temps » : ce modèle propose pour la compréhension de toute situation criminelle le concept

14 Claude Bouchard 2000 « Clinique, histoire, langage : pour une science de l’homme par l’homme » éditorial de « Histoire de vie et construction identitaires » Revue « Histoire de vie » /direction de Christian Leray et Claude Bouchard n°3 Presses Universitaires de Rennes 15 Quatre groupes identifiés comme tels sur la base d’une référence à un type « de pratiques instituées visant à accompagner et

stimuler la production d’un récit de vie » (Christophe Niewiadomski -Guy De Villers « Soin et souci de soi » pp.15 17 L’Harmattan 2003) : 1) Recherche – 2) « RFTS» :Séminaire trajectoire sociale et roman familial- 3) « ASHVIF »: Association internationale des histoires de vie en formation – 4) « ARBRH »: Approche clinique Recherche Biographique et Réappropriation de son histoire.

16 Vincent De Gaulejac « L'histoire en héritage – Roman familial et trajectoire sociale», Desclée de Brouwer 2001- page 11. 17 Ludwig Binswanger 1924 « fonction vitale et histoire intérieure de vie » in « Introduction à l’analyse existentielle » Ed de Minuit-1971

Page 6: le récit de vie dans des situations de violence subie

6

central « d’axiome de vie » : ce qui agit comme un principe, un impératif et organise de façon constante, au-delà des comportements hétérogènes, la méthodologie psychologique à l’oeuvre dans les actes et comportements18. La notion de « série » conduit à rechercher une répétition dans des séquences, inscrites dans un parcours, un trajet ; celle de « polymorphisme » indique que la compréhension d’actes criminels (agis ou subis) demande d’interroger tous les champs de vie, dans les secteurs intra, mais aussi extra délinquantiels. Sans pouvoir développer cette conception nous faisons néanmoins le constat de nombreux phénomènes de répétition ou de série, repérables sur l’ensemble de la vie à travers les récits. Voici une première illustration clinique: « Emprise et série » - Illustratif de ces deux concepts, le récit de Samantha révèle un véritable «parcours victimal». Lorsqu’elle a 14 ans, le viol commis par son « grand frère » (le « dada » en créole : aîné ayant un rôle de substitut parental), survient dans un contexte familial de maltraitances et de rejet paternel, créant une position de grande vulnérabilité. Ce viol prend place dans une succession au long de sa vie, de différentes sortes d’agressions subies à plusieurs reprises : elle évoque successivement: la maltraitance parentale ; d’autres agressions sexuelles pendant l’enfance (des attouchements par des proches de la famille) ; des répétitions transgénérationnelles et dans la fratrie (ses sœurs ; une tante paternelle ont vécu des situations identiques). Et d’autres formes d’agressions : - Physique (son frère la blesse au visage d’un coup de sabre à cannes quand il pense qu'elle s'apprête à parler)- Un vol chez elle (quand elle vit seule, expulsée de la maison familiale) - Sa sœur l’escroque en se faisant passer pour elle - Des problèmes conjugaux et probablement des violences physiques- Son frère l’entraîne un jour avec lui en voiture pendant qu’il commet un vol, et la contraint à un faux témoignage. Plus que la notion de rupture, le critère temporel le plus pertinent est celui de série. L’histoire de Samantha évoque la notion de « sérialité victimale». Le récit portant sur l’ensemble de la vie fait apparaître cet enchaînement et se révèle ici un bon outil d’analyse de ce phénomène de répétition et de série, véritablement inscrit dans un contexte d’emprise.

II- Problématisation : construire l’espace, retrouver le temps

« Toute existence connaît son jour de traumatisme primal qui divise cette vie en un avant et un après et dont le souvenir même furtif suffit à figer dans une terreur irrationnelle, animale et inguérissable »

Amélie Nothomb- « Stupeur et tremblements »

II.1 Le recours au récit de vie – Hypothèses Nous interrogeons le récit de vie surtout dans sa dimension subjective, en tant que démarche personnelle de recherche et de construction de sens sur la vie : comment peut-il aider à restructurer une position existentielle devenue problématique dans l’expérience vécue? En quoi sa technique spécifique recoupe-t-elle ce vécu de violence ? II.1.1 Une problématique reliée au temps - Nous partons de l’idée que parce qu’elle affecte les capacités à produire un récit structurant et signifiant, c’est-à-dire par lequel une personne peut aborder son histoire en se positionnant dans un rapport à autrui, l’expérience vécue de violence constitue une perte des repères existentiels fondateurs du soi. En soumettant le sujet à l’altérité absolue sous la forme de la mort réelle ou de la dangerosité d’autrui ou du monde extérieur, cette expérience provoque un anéantissement des convictions narcissiques qui fondent le sentiment de soi: d’invulnérabilité face à la mort, d’un environnement protecteur et d’un autrui secourable19. Le psychotraumatisme et la relation d’emprise, à travers les affects d’effroi et de honte qui les accompagnent, reflètent la vulnérabilité extrême induite par un tel vécu. Selon l’angle de vue choisi dans notre travail nous associons cette forme de vulnérabilité à la temporalité. Nos arguments portant sur les caractéristiques et fonctions du récit de vie s’intègre à une conception plus générale, principalement phénoménologique, montrant comment le temps et l’espace forment nos principales 18 Loïck M. Villerbu 2008 « L’analyse sérielle : émergences » in « identification de la sérialité », L’harmattan 19 Louis Crocq 2003 « Les traumatismes psychiques de guerre ». Ed. Odile Jacob

Page 7: le récit de vie dans des situations de violence subie

7

cordonnées existentielles et comment le récit, en tant que vecteur de ces éléments fondateurs du soi, participe à leur structuration. On peut entendre dans ce que dit L.M. Villerbu, que parler de la « catastrophe psychique » ce serait vouloir « dire le temps »: celui de l’expérience, « temporalité particulière et capricieuse, instable20», effaçant, renversant et réinscrivant dans le cours d’une existence le temps de l’avant et de l’après. Ensuite, par divers recours, cela peut être un temps à reconstruire. Le vrai propos de l’autobiographie, dit P. Lejeune, est moins « une restitution fidèle du passé qu’une construction pour comprendre le présent, éclairer l’avenir et maîtriser l’écoulement du temps qui confronte à la mort »21. « Toute autobiographie est posthume »22 soutient S. De Mijolla Mellor : une recherche de vérité sur soi-même impliquant un retour sur le passé demande d’accepter l’achèvement de la vie. Le temps lie donc étroitement vie et mort, tant dans cette démarche de raconter sa vie que dans le vécu de situations violentes. Dans ses diverses manifestations cliniques par lesquelles l’évènement inaugural se rappelle au sujet, le syndrome de répétition est illustratif d’un bouleversement particulier de la temporalité. Le psychotraumatisme peut s’expliquer du point de vue psychique, par l’absence ou la faiblesse des processus de représentation et de transformation symbolique des éprouvés, des affects modifiant le fonctionnement habituel de la mémoire et la constitution des souvenirs. L’effroi, indicateur du trauma23, est ce moment de sidération de la pensée difficilement communicable et faisant souvent l’objet d’un déni: terreur subite et intense, il ne peut être associé à une représentation. La confrontation avec le réel de la mort expliquerait les symptômes. L’approche phénoménologique met en avant les modifications d’un rapport au monde, dans un vécu d’aliénation, une expérience de non sens (L. Crocq Ibid 2003), de rupture communautaire (C. Barrois 1988). Le temps s’arrête, et le monde s’effondre ; l’avant s’annonce « avec les certitudes de ses fondations détruites » (L.M. Villerbu op. cit. 2004). Toutes ces perturbations constituent un mode d’empêchement du récit. Dans l’optique de la phénoménologie, la temporalité, catégorie existentielle, traduit un mode d’existence, d’être et de rapport au monde. Primitivement associé au « devenir », qualité essentielle du temps, à la base de tout ce qui passe, s’écoule, sans discontinuer, qui le sépare et le distingue de l’espace, le temps vécu est appréhendé comme l'un des phénomènes dont se compose la vie : un principe vital, constant, formant la continuité ou la discontinuité de l’expérience. «Pour peu nous dirions qu’il est le synonyme de la vie dans le sens le plus large du mot. Phénomène primitif, vivant, toujours là»24. Le temps lié à ou délié de l’espace, évoque ainsi le principe de continuité et de constance nécessaire à la vie psychique, ou encore celui d’intégration qui couvre presque toutes les tâches du développement de la personnalité au cours des premiers stades de la vie. La « désintégration », admise dans le rêve ou dans la créativité, provoque, lorsqu’elle liée à des angoisses précoces extrêmes, ce que Winnicott appelle « la crainte de l’effondrement », à l’origine de processus défensifs organisés dans le but de sauvegarder l’unité du Moi. L’une des conditions nécessaire à l’impulsion créatrice est de n’avoir pas à mener une lutte incessante pour maintenir cette organisation défensive.25 La notion d’évènement peut être rapportée à l’idée d’une rupture de continuité. Pour M. Leclerc- Olive26, l’évènement est un révélateur privilégié du lien social. Le caractère « marquant » définit de manière spécifique l’évènement biographique, conçu comme une modalité de changement dans un système triangulaire impliquant la personne, les autres et un référent objectif de la réalité extérieure.

20 Loïck M. Villerbu 2004 « Après et avant, quand la victime parle. Une clinique psychologique dans les embarras de la victimologie et l’apport de la psycho-criminologie ». Journée d’étude- La Roche sur Yon - Site de L’ICSH 21Philipe Lejeune 1988 in « Comment innover en autobiographie » in «L’autobiographie » pp67-100 22 Sophie De Mijolla Mellor 1988 « Survivre à son passé » in «L’autobiographie » p.102 23François Lebigot 2005 « Traiter les traumatismes » Dunod 24 Eugène Minkowski, » 1933 « Le temps vécu » PUF 2005 pp16, 17

25D. Winnicott « La crainte de l’effondrement » revue de psychanalyse n° 11 « Figures du vide»

26 Michèle Leclerc Olive 1997 « Le dire de l’évènement », Septentrion

Page 8: le récit de vie dans des situations de violence subie

8

Mais on peut se demander ce qui demeure de ce cadre relationnel dans le vécu des situations de violence. Quelle temporalité subsiste réellement dans ces expériences ? Des liens étroits existent entre le récit, comme vecteur de l’expérience vécue, et l’évènement, catégorie de base du récit : pour définir de façon minimale un récit, il faut la représentation d’un évènement « sous la forme de deux propositions temporellement ordonnées et formant une histoire»27. Mais inversement, l’évènement existe-t-il sans le récit? Dans les situations étudiées, cette question se rattache à la position même de victime : ses ambiguïtés, ses difficultés, souvent l’impossibilité d’admettre cette position qui se mesurent au degré élevé du sentiment de dépossession de soi. P. Pignol28 explique l’extrême difficulté de pouvoir s’appréhender comme victime, et les fluctuations de la demande d’aide dans les cas de psychotraumatisme: le caractère traumatique d’un évènement fait voler en éclat tous les contenants psychiques permettant précisément de le constituer en évènement. P. Le Bas29 indique comment une position existentielle s’effondre dans le vécu d’une situation de rupture de type traumatique ou chez des personnes ayant fait l’objet d’une situation de harcèlement, creusant un déséquilibre et une impossibilité de réaménagement d’une position existentielle. Le temps est alors suspendu sans possibilité de créer d’évènement ni d’inscription en un lieu ou dans une situation. Avec les notions communes, de ce qui « survient à un moment et lieu donnés », et celle d’un déroulement et d’un dénouement, la crise, la catastrophe, mais aussi le drame et la tragédie, reprennent le caractère de base de l’évènement. C. Bouchard insiste, à propos de la crise, sur l’enjeu d’un changement dans un passage angoissant parce que soumis à l’inconnu, à l’incertitude et au risque de déstabilisation, de douleur: (…) « une temporalité de souffrance, voire une temporalité « en » souffrance lorsque (...) la crise perdure et se fixe dans ce suspens devenu plus ou moins sans issue »30. Rupture, « non événement », ou « crise » : c’est bien plutôt en ces différents termes qu’on peut comprendre la temporalité particulière attachée à la position des victimes.

II.1.2 Une reconstruction de la temporalité- Nous développons notre hypothèse de travail selon deux axes, qui prennent appui sur deux principales caractéristiques du récit: la première contenue dans le principe de construction qui spécifie la technique narrative. La seconde dans ce que cette technique intègre d’une relation, ou d’une « adresse » à l’autre. Sur un premier plan on peut concevoir le recours au récit de vie comme un travail de reliaison psychique et de restructuration de la temporalité par la symbolisation, la représentation mentale et l’expression des affects dans l’activité de remémoration. Nous entendons par technique le principe de fonctionnement et ce qu’il met en expérience pour la personne. Contrairement à la technique psychanalytique qui par la règle de l’association libre, délie, déconstruit le discours organisé dans un premier temps en une production de récits (de rêves, souvenirs…), la technique narrative répond à un principe de construction historique. Lorsque ce travail d’association/dissociation de l’analyse classique est inaccessible, une (ré)- inscription dans le registre narratif est au préalable nécessaire. La construction narrative peut ainsi suppléer l’absence de symbolisation de l’expérience vécue.31 Dans la conception de P. Janet, le récit est une conduite élémentaire de la mémoire. Le discours intérieur de préparation du récit en vue d’un compte-rendu pour avertir ou informer verbalement un absent a pour effet de dériver l’anxiété et une maîtrise mentale de la situation. Le principe du débriefing ou « bilan psychologique d’évènement » repose sur un aspect narratif qui vise à une

27 Jean- Michel Adam 1984 « Le récit » Que sais Je? PUF p. 10 28Pascal Pignol 2005 « Les aléas de la demande de soins dans les psychotraumatismes »- Revue de L’Institut de Criminologie et Sciences humaines Université de Rennes 2 « Psychologies et victimologies » n°0 hors série– « Qu’est-ce qu’un auteur pour une victime ?» Site de L’ICSH - Rennes 2 29 Pascal Le Bas 2005 «Victime et sérialité » - Revue de L’ICSH « Psychologies et Victimologies » N°0 Hors série 30 Claude Bouchard 2004 – « Rencontres avec la crise » - Journée de psychologie en milieu scolaire, intitulée « Crise rupture

changement -Pour une clinique du passage et de l’entre-deux »- Les cahiers de l’institut de criminologie et sciences humaines Hors série n° 0- Mai 2005 pp5-6

31 Michèle Bertrand 1998 «Valeurs et limites du narratif en psychanalyse» in « Le narratif » Revue française de psychanalyse LXII 3

Page 9: le récit de vie dans des situations de violence subie

9

appropriation subjective de l’évènement. Sans finalité thérapeutique, les premières méthodes insistent sur les aspects cognitifs et la production d’un récit logique. L’école française met en avant l’évocation spontanée et l’aspect émotionnel de cette démarche de verbalisation de l’expérience en misant sur l’effet cathartique de la parole (L. Crocq 2003 P.331). Ce n’est pas un récit factuel ; il s’agit de faire « énoncer » l’expérience traumatique, c’est-à-dire de faire anticiper par le langage spontané ce qui n’a pas encore été pensé, construit mentalement. M. Vitry évoque la notion de déparole32 : une parole authentique qui échappe à la personne et sort du discours organisé pour un rapport social. La théorie de P. Ricœur nous aide à saisir le principe de construction narrative correspondant à la technique du récit de vie. Rapportant le lien entre l’expérience humaine et la temporalité au récit, son interprétation confère à celui-ci une capacité de restructuration du vécu temporel et conforte notre hypothèse. Créatrice de sens par l’invention d’une intrigue, c’est-à-dire de configuration temporelle selon un début et une fin, le récit est comparable sur ce plan à la métaphore. Fonction narrative et fonction poétique ou poïétique, permettent d’accéder à une compréhension d’aspects de la réalité inaccessibles au langage descriptif, et elles se rattachent aussi à la valeur esthétique du récit, liée à la sensibilité. Au cours de l’activité narrative, la phase centrale de mise en intrigue (c’est la construction historique à proprement parler) effectue un travail de l’imaginaire de recomposition et de médiation de l’expérience vécue. Ce rôle de pivot, d’intermédiaire et de liaison est important pour comprendre la dynamique apportée par le récit et sa fonction médiatrice. « L’intrigue prend ensemble et intègre dans une histoire entière et complète les évènements multiples et dispersés et ainsi schématise la signification intelligible qui s’attache au récit pris comme un tout ».33 Selon R. Kaës, des constantes organisent la vie psychique selon le principe de la médiation, et caractérisent le « travail de la culture ». Toute médiation suscite un cadre spatio-temporel permettant des transformations entre l’immédiat et le différé, le continu et le discontinu. Par l’établissement d’un lien entre des éléments séparés ou opposés avec la mise en présence ou l’alternance de registres différents (violence et sens, destructivité et créativité), elle maintient un écart, un espace entre l’interne et l’externe, l’espace personnel et l’espace commun partagé, entre soi et l’autre. En assurant ces processus de transformation dans le domaine psychique et culturel elle génère une origine et une histoire.34

II.1.3- Restauration d’un sentiment de responsabilité - On ne peut dissocier la notion de symbolisation du sens, de la signification, ni des ressorts affectifs et relationnels qui sous-tendent l’activité de la pensée. De même, la définition du « soi » ne peut être abordée uniquement sous l’angle de la réalité intrapsychique, mais renvoie à la sphère intersubjective, culturelle et sociale, et à la notion de personne. Dans « la théorie de la médiation »35, le sujet biologique (naturel) situe la notion de « corps », tandis que celle de « personne » renvoie au sujet anthropologique (culturel). Pour L.M. Villerbu les dimensions de la personne se développent dans les processus dynamiques d’appropriation d’apprentissages et d’appartenances inscrivant chacun dans le temps de la généalogie et dans l’espace formé des différentes discriminations du genre. Soutenus par un cadre ou un contexte socio- familial, ces processus participent à la constitution du lien social36.

« L’identité narrative», est une forme d’identité qui résulte de la valeur productrice du récit pour représenter l’action et la transformer. Dans ce concept P. Ricœur associe la théorie du récit à une conception du soi et de la personne. 32 Michèle Vitry 2002 «L’écoute des blessures invisibles» L'Harmattan- Recherches- - page 116 - Sa méthodologie dans le suivi post-traumatique consiste en une structuration temporelle selon trois phases : de commémoration, qui réintroduit dans un système de valeurs échangées ; de mutation, qui opère une réorganisation de l’identité ; et de maturation, phase d’accomplissement de la transformation. 33 Paul Ricœur 1983 « Temps et récit » Tome I Ed. du Seuil collection Points Essais. 2005- p.17 34 René Kaës 2002 « Médiation, analyse transitionnelle et formations intermédiaires » in Bernard Chouvier « Les processus psychiques de la médiation » Dunod inconscient et culture Ed.2004 35 Ces points de la théorie de Jean Gagnepain sont rappelés par Philipe Genuit dans « Le temps détenu » acte du colloque « Temps

psychique et temps judiciaire » Rennes 2000 36 Loïck M. Villerbu 2006 « Regards critiques et interventions à propos de conduites déviantes et délinquantes » – « Enfance et adolescences irrégulières – Le temps des sanctions » Site de l’ICSH

Page 10: le récit de vie dans des situations de violence subie

10

L’activité narrative opère un double travail, de représentation, d’expression, et d’autre part, de communication. Sur un deuxième plan, nous faisons l’hypothèse qu’en contribuant à une reconstruction de soi et au rétablissement d’une relation à l’autre, le récit de vie restructure également le lien social restaurant ainsi un sentiment de responsabilité.

Si elle peut paraître ambiguë en ce qui concerne la victime, la question de la responsabilité se pose pourtant et comporte un important enjeu de l’aide aux victimes: indissociable de l’altérité, la responsabilité renvoie au don et à la dette envers autrui, constitutifs du lien social. Elle repose sur la tentative, présente dans le pardon comme dans l’aveu, «de ne plus être dépossédé de ce lien social ». Tentative ne prenant sens que si elle est portée institutionnellement et symboliquement par une relation à un tiers37. Dans notre recherche, nous percevons l’importance de cette notion, plus particulièrement à travers le modèle de l’emprise, qui met l’accent sur les atteintes personnelles, narcissiques et la rupture du lien social.

Etudiée dans le champ de l’intersubjectivité, l’emprise correspond à « un agencement complexe de la relation à l’autre» 38: expropriation par dépossession, empiètement sur le domaine privé de l’autre; domination, manipulation, inscription d’une trace, de la marque de son empreinte dans l’autre, le maintenant dans un état de soumission et de dépendance. Enjeu princeps de la torture, l’emprise repose sur une double injonction paradoxale (parler et se taire), concourant à un total démantèlement psychique et à une destruction de tous les liens39. Proche de la négation totale de l’existence et de l’occultation de toute référence au monde commun sur lesquelles opère l’accrochage sectaire40, elle est ainsi au principe de toute relation fondée sur la suppression de l’autre au travers de sa négation par l’humiliation et l’instrumentalisation. Ces formes extrêmes ne sont pas totalement étrangères aux violences ou maltraitances de la «vie quotidienne» : conjugales, ou envers l’enfant ou les formes de harcèlement: toutes prennent source dans la dépendance fondamentale qui lie l’être humain à son semblable.

La honte est souvent liée à un tel vécu. Son analyse nous sert également pour approcher la question de la responsabilité. « Alarme» ou « symptôme », selon qu’elle peut, ou non, être dite et entendue, la honte, difficile à communiquer, enferme dans une impasse41. Peu étudiée en psychanalyse, le récit de vie semble offrir un cadre à son expression: le corpus constitué de multiples récits de vie permet de repérer fréquemment des scénarii types autour de la problématique de la honte42. Les auteurs s’accordent sur l’idée d’un sentiment complexe de déshumanisation, lié aussi au silence et au secret, relevant du double registre du psychique et du social. Ils insistent sur la relation qu’il y a entre la manifestation de ce sentiment de honte et le sentiment d’appartenance/exclusion à/de la communauté humaine. La honte émerge sous le regard d’autrui. Ainsi, de même que dans les suites d’un traumatisme, les manifestations de culpabilité sont accueillies comme une reprise de lien avec autrui, la honte peut témoigner de la volonté de retrouver un sentiment de responsabilité, garant de la relation à l’autre. « J’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui...la honte est l’expérience du lien social».43

Dans l’expression et la réflexion autobiographique qui impliquent un retour sur la vie, ce sentiment de responsabilité découle, tout d’abord, de la mise en œuvre de l’historicité, ou capacité de construction de sens et d’appropriation de son histoire. On peut l’analyser dans le travail de subjectivation et le positionnement personnel suscités par cette démarche. Quête de réponses sur ce que l’on est ou ce l’on vit, le récit autobiographique n’est pas une description d’une réalité 37 Loïck Villerbu Mai 2005 « Pourquoi une victimologie » Cahiers de l’Institut de Criminologie et Sciences humaines Rennes 2 «Psychologies et victimologies» N° 0 hors série- P.5 38 Roger Dorey « La relation d’emprise » Nouvelle Revue de psychanalyse N° 24 P.117 39 Philipe. Bessoles «Torture et emprise temporelle » in P. Bessoles - C. Mormont- Champ Social 2004 40 L.M. Villerbu ; C. Graziani « les dangers du lien sectaire » PUF Médecine et société 2000 41 Serge Tisseron 1992 « La honte- psychanalyse du lien social » Dunod 42 Vincent De Gaulejac «Les sources de la honte » Desclée De Brouwer 1996 p.24 43 Ibid. 1996 p59

Page 11: le récit de vie dans des situations de violence subie

11

extérieure, mais le positionnement d’un sujet. « Serment » et « impasse » sont des concepts biographiques d’analyse des décisions et choix de vie : engagement sur soi-même, sur ce qu’on se promet d’être, « le serment » est un indicateur de la subjectivation. «L’impasse» correspond à l’impossibilité de faire un choix qui appelle la survenue d’un événement catastrophique déclencheur d’une situation de crise (M. Legrand 1993 p.11).

Cette tentative d’expression ou d’interprétation de soi décline et conjugue la première question : «Qui suis-je?». On pourrait la rattacher à l’attestation ou au témoignage dans le sens que P. Ricoeur donne à ces notions : deux pôles de l’identité personnelle rattachés aux deux sens du mot même» ( idem et ipse) intègrent des modalités par lesquelles l’on est et l’on reste « soi-même ». Le premier fonde le caractère, le second « le maintien de soi »44, c’est-à-dire ce qui permet de donner l’assurance d’être soi-même en toutes circonstances. Cette capacité conjugue l’identité à une part constitutive d’altérité : elle comprend la promesse de tenir parole, d’être présent et de répondre à l’appel de l’autre. Elle engage dans des liens de réciprocité et de respect conduisant à traiter l’autre comme soi-même et « soi -même comme un autre ». Inscrites dans la visée éthique du « vivre bien », les relations qui fondent l’altérité s’étendent à « la structure du vivre ensemble ». Aux trois niveaux: personnel, interpersonnel et institutionnel, émerge la question de la responsabilité45.

Samantha - Q : Est-ce que c’était difficile de faire ce travail là ? « Oui !...Heu oui ! Hmm…Oui, mais du coup i soulage ; et mi permette à moi maint’nant à mieux, comment dire ? A mieux positionne à moi maintenant par rapport à ma vie. Parce que souvent…même quand té fin’passé, ben souvent ou dit des trucs, ben mi reviens dessus, mi reviens dessus (souvent même quand c’est déjà passé, ben souvent vous dites des choses, ben je reviens dessus…). Des fois, moi la envie, maintenant vraiment de prendre une décision pour ma vie ; voir plus loin, voir devant, quoi ».

D’autres manifestations du sentiment de responsabilité sont repérables dans les différents récits. Parfois c’est dans l’interpellation de l’entourage que surgit ce sentiment. D’autres fois, il est l’indicateur d’une volonté d’assumer la situation et aussi de protéger d’autres personnes :

Sabine : « A qui je vais demander des choses moi ? C’est à Pierre, Paul, Jacques ou bien c’est à mon père et ma mère ? Si ils sont pas capables de m’élever qu’ils me mettent dans un centre hein !»

Liliane : « Parce qu'on se sent vraiment par terre, hein, dans ces cas là, c'est vraiment le désordre, c'est plus qu'un cyclone, comme si tout a brûlé, il n'y a plus rien, un peu comme çà. Et puis non, tu te dis non, tu ne peux pas rester par terre ...il faut quand- même que tu te relèves, tu prends tes responsabilités quoi! »

Aurélie : - Q C'était une coupure d'avec vos parents que vous cherchiez ?- C'était surtout pour les protéger, pas vraiment pour me couper d'eux, je les aime énormément mais disons que j'avais honte de moi et j'avais envie de les protéger (…) De dire « je suis adulte » je peux m'occuper de moi-même ».

Rajosepha : « Oui. J'aime bien rester ici, mais ils ont aussi besoin de moi, mes parents ; parce que ils sont tout...ils sont pas seuls, mais dirai-je, à la boutique, ils sont seuls à la boutique, et ma mère elle travaille toujours pour mon petit frère et mon père il travaille la boutique, mais ils ont aussi un peu de repos »

II.2 Les récits : dynamiques d’analyse

II.2.1 Approche dimensionnelle : corps, espace et temps- Dans une conception phénoménologique, le « soi », partie intégrante du système « soi- autrui-monde », considéré comme un ensemble, est défini dans et par sa relation au monde. Sa constitution est mise en rapport avec l’expérience du temps et à partir de là, avec celle aussi de l’espace et du corps vécus.

44 Paul Ricœur I990 « Soi même comme un autre » Seuil Paris P.195 45 Olivier Abel 1996 « Paul Ricœur -La promesse et la règle » Michalon P. 49

Page 12: le récit de vie dans des situations de violence subie

12

L.M. Villerbu conçoit dans les termes de dé-location, dé-temporalisation, dé-corporéisation, trois types d’expérience qui rendent visible une position subjective de crise. Ces concepts synthétisent les différents éléments d’analyse théorique. Transposés de la crise paradigmatique de l’adolescence à l’expérience catastrophique des situations de violence, ils résument un vécu de perte, de transformation, dominé par un sentiment d’étrangeté : le sujet ne reconnaît plus ni le monde ni lui-même. Le terme d’exil sous-entendrait le nouveau concept « d’exilation »46 pour rendre compte de ces différents registres d’expériences, où le sujet se trouve dé-placé, mis « hors de lui-même », ayant perdu ses repères psychiques et relationnels. La violence subie quand elle est vécue de manière « catastrophique » détermine un état de bouleversement et des modifications structurelles liées au temps, à l’espace et au corps. Nous pensons que ces différents paramètres de la personne sont mis en expérience à travers la technique du récit de vie.

Temps et espace sont liés entre eux dans le vécu de l’unité corporelle qui préside à la formation de soi. J. Doron note une difficulté à «localiser le fonctionnement psychique »47 : notre expérience psychologique est souvent modelée par le monde extérieur. Le soi fait partie de notre expérience première de communication, la plus intime et archaïque, avec le monde, et son premier paradoxe est de situer l’intime au dehors. G. Pankow48 fonde sa théorie du signe et du symbole sur une dynamique du corps et de l’espace vécus et sur la constitution de l’image du corps, structurée dans un rapport spatial au monde. Dans un espace de rencontre autour d’activités de modelage, sa technique thérapeutique auprès de psychotiques a pour but de rétablir une communication avec le monde environnant et de recréer une dynamique de l’image du corps et de ses fonctions symbolisantes visant une restructuration de l’unité du soi détruite. Il s’agit, dit-elle, de trouver un accès au domaine du psychiquement non représentable. Elle fait remarquer que sa conception et sa technique s’appliquent à d’autres situations que la psychose, notamment certains troubles psychosomatiques; ou plus généralement encore, elles s’adressent à toute atteinte de l’unité et de l’intégrité du soi : comparativement à cette destruction « venant du dedans » chez le psychotique il en existe une, dit-elle, qui « vient du dehors » et menace « l’homme moderne devenu prisonnier des structures multiples qui l’entourent et dont il dépend »49. Nous pensons que le récit de vie, apporte d’une certaine façon, un support et un cadre de même type. En renvoyant au contexte social et à l’histoire réelle, il favorise cet étayage nécessaire sur le monde externe comme condition de la constitution du monde interne.

III- Approche clinique III.1 Démarche méthodologique III.1.1 Cadre et supports des observations- Pour le recueil des récits, la rencontre avec des personnes ayant vécu une expérience violente: agression subie ou mort brutale d’un proche, s’effectue dans une île créolophone (la Réunion). Mais le facteur socioculturel n’est pris en compte que de manière générale et non pas en fonction d’une spécificité propre à cette société ou culture particulière. La méthodologie s’appuie sur : 1) Une démarche visant à la restitution d’un récit global de la vie ; ou ce que les personnes considèrent comme l’essentiel de leur vie. Le contenu de la consigne mis en relation avec le thème général « l’histoire de la vie », n’est pas focalisé uniquement sur les évènements violents, mais, bien entendu, n’en fait pas abstraction.

46 Loïck M. Villerbu ibid. mai 2005- P53 47 Jack Doron 2001 « La méthode du cas en psychologie clinique et en psychopathologie» Dunod P. 6 48 Gisella Pankow I969 « L’homme et sa psychose » Paris Flammarion 1993 pp 276-277 - I977 « Structure familiale et psychose.

Paris, Aubier Montaigne, 1983 PP 26-27-28 49 Ibid. 1977 p 10

Page 13: le récit de vie dans des situations de violence subie

13

2) Une pré construction du récit par l’utilisation de supports préalables (surtout graphiques) pour « amorcer» l’expression orale et aider à la production du récit (génogramme, arbre généalogique - la ligne de vie: faire un tracé avec des repères : évènements, périodes, thèmes). 3) Le cadre d’un échange, inspiré de la forme co-dialogique dans les récits de formation ou d’intervention, structuré par la succession de 3 ou 4 entretiens incluant trois phases: de prise de contact et d’amorce du récit ; de recueil des récits : avec l’enregistrement et la retranscription des entretiens; d’analyse et de restitution: cette dernière phase consiste uniquement en des questions finales, amenant un retour sur le récit pour dire une réorganisation (chronologique ou par thèmes), et portant sur le cadre des rencontres (les réactions et le ressenti des personnes). Privilégiant surtout l’expression sans visée d’analyse interprétative, malgré la structuration induite par le thème général introduit dans la consigne, les entretiens sont de type clinique, puisque orientés par ce que la personne apporte elle-même spontanément dans l’échange. Nous n’avons pas une totale hétérogénéité quand à la nature des violences, ni au sexe des personnes: dans tous les cas ce sont des violences sexuelles intra familiales, à l’exception de Liliane; et concernant des femmes, sauf Rajosepha (un adolescent). Mais d’autres critères (âge ou classe d’appartenance sociale) et surtout la particularité de chaque cas ont, malgré cela, fourni une palette très mélangée de situations.

III.1.2 Grille d’analyse et items – Partons de ce que dit Aurélie :

«J’étais très froide, très dure et je comprenais pas pourquoi; je cherchais des raisons à mon mal-être et je comprenais pas du tout ce qui m’arrivait parce que j’avais tout pour être heureuse, je suis une petite fille gâtée patati patata, heu… je sentais qu’il y avait quelque chose qui clochait dans ma vie, qui n’allait pas chez moi, mais j’ai jamais su quoi ; et c’est quand j’ai commencé à me pencher sur ma vie je me suis rendue compte...que voilà, il y avait de quoi ».

Les concepts de crise constituent un schéma d’analyse phénoménologique servant à l’opérationnalisation de nos hypothèses : nous pouvons en extraire des items servant de guide à la lecture des problématiques dans l’étude des récits retranscrits ; on peut les rattacher au vécu traumatique et à l’atteinte de l’espace psychique ou personnel, intime, de l’intrusion de l’autre en soi dans la relation d’emprise ; plus simplement, ils peuvent traduire l’incompréhension, le sentiment que quelque chose de sa propre vie, présente en soi, reste pourtant inaccessible. Le silence et « l’oubli » ou plutôt l’enfouissement dans un recoin de la mémoire opèrent ce vide. Ces items sont résumés dans le tableau ci-dessous.

Expérience de violence Choc Traumatique

Vécu catastrophique

L’espace Vide autour d'un fait ou situation Fracture

Dé-location Perte d'un espace intime : de l’ambiance, du climat Le monde perd de sa familiarité- Effets de désorganisation des rapports moi /monde, de modification des frontières moi /autre

Le Corps

Effraction corporelle Envahissement du monde interne

Dé-corporéïsation vécu de dépossession de son propre corps et rupture des barrières entre la vie et la mort - Ce qui peut affecter le corps : maladie- somatisation- autodestruction.

Le temps

Surgissement brutal - temps arrêté : Rupture entre un avant et un après -Persistance d'un passé

Dé-temporalisation Ce qui était transmis et acquis, la construction psychique antérieure issue des relations, des liens d’identification, de filiations, sont remis en cause ou interrogés- Expérience d’une fin et survenue d’un temps nouveau qui rompt avec le passé- Processus de deuil et de changement.

Page 14: le récit de vie dans des situations de violence subie

14

RECIT DE VIE Construire l'espace

Identifier un contexte - établir des liens : recréer les lieux, les images- Dire les ressentis, les affects, les émotions

Retrouver le temps

Transformation du fait en événement: le construire subjectivement - recréer l'avant : le souvenir; l'après: le projet Les repères identitaires- les liens- les filiations- les âges – les évènements

III.2 Exemples et commentaires de lectures des vulnérabilités

III.2.1 – Lien avec les conceptions du récit de vie en sciences humaines - Le cas de Liliane illustre certains concepts utilisés par les praticiens des histoires de vie que l’on peut rapprocher du modèle d’analyse et de la conception théorique. Particulièrement, celui de formation : nous pensons sur ce point au concept d’image du corps de G. Pankow qui ne fait pas référence à l’aspect spéculaire, mais à l’idée de forme. Un parallèle est possible également avec certaines notions psychanalytiques (signifiants formels, contenant ou conteneur, enveloppes psychiques) où l’idée de « forme » correspond à des processus de « dé-formation » et de « trans-formation » et renvoie aux différents étayages que peut exercer l’environnement sur la constitution de l’appareil psychique, de la pensée et du soi. R. Kaës considère que la formation humaine est une dimension de la transitionnalité. Dans l’analyse transitionnelle, méthode d’investigation et de traitement des effets psychiques des expériences de rupture, il la rattache à tous les processus qui consistent pour l’être humain, depuis sa naissance, à se tenir en relation et à s’appuyer sur son entourage.

« De la révolte au travail à la peur du crime ». Deux types d’évènements marquent l’histoire de Liliane: le harcèlement « moral » au travail suivi d’un licenciement et du chômage ; puis la mort successive et brutale de ses parents, avec le suicide de son père. Son récit insiste sur la question de l’origine, les positions issues de l’enfance, faisant un lien constant avec le vécu familial, la situation de misère et de labeur dans un milieu qu’elle présente, isolé, à l’écart du « monde», fermé. Il domine aussi l’idée d’une classe sociale exploitée, source de division intérieure et de questions. Des positions dévalorisantes sont intériorisées et la découverte du monde extérieur introduit une rupture avec les valeurs de son propre milieu. Il y a un enchaînement entre la situation vécue dans l’enfance (travail agricole avec ses parents) et la situation plus tard de harcèlement et de licenciement parce qu’elle s’opposera à un système productif où on ne se met pas à l’écoute des personnes. A un premier niveau, la conception de V. De Gaulejac de « genèse sociale des conflits psychiques », et de « névrose de classe » peut s’appliquer à son histoire:

« Oui, j’ai commencé à l’âge de dix neuf ans, mais c’est-à-dire, qu’avant je travaillais avec les parents. Agriculteurs, ils ont eu deux hectares oui, deux hectares, où qu’ils ont tout le temps été exploités! Parce que eux aussi ils ne voulaient pas travailler pour les gens. Et donc mon père il a acheté çà. Donc là on est encore exploité par le marché. Moi regardant çà, même petite hein! J’ai vu qu’on était exploité par les marchés ».

Elle rapproche la difficulté de communication et en même temps l’impossibilité de se séparer de sa famille, de la notion de « dépendance affective pathologique », qui selon elle peut engendrer le crime. Il ressort des thèmes et de leur ordre d’apparition, l’installation d’une vulnérabilité traduite dans un sentiment croissant d’insécurité et de mise en danger :

« Du coup comme je me suis mise en danger… donc j'ai fait des accidents ; c'est pas une mise en danger directe, mais c'est indirect; c'est indirect à mon histoire quoi (…)J'ai eu un accident assez grave quoi hein (…) et après pfuitt! Je suis repartie hein ! (…) çà recommence:19… j'emménage dans un appartement … ben je suis libre; c'est bien d'être libre mais seulement, je n'imagine pas que je suis dans un environnement quand même un peu craignos (…) Je rentre de réunion le soir, quelqu'un me suit, me laisse dormir et vers une heure du matin il rentre dans mon appart et je suis agressée de plein fouet »

Page 15: le récit de vie dans des situations de violence subie

15

Différents éléments d’analyse sont nécessaires pour percevoir l’impact des situations vécues. Sa recherche permanente pour se « former », études ou formation personnelle, fait réfléchir à la notion de « formation » dont on mesure la dimension à travers ce qui est exprimé et dans la force des propos:

Q : Vous recherchez une formation personnelle maintenant?- « Disons heu…, je me reconstruis. Moi je me dis comme çà hein : je reconstruis le mort. Le mort: moi j'étais morte hein, je veux dire, j'étais morte ! J'étais morte aussi bien physiquement ...et ben, socialement j'étais morte puisqu'on m'avait licenciée, on m'avait enlevé mon emploi; un emploi que j'avais construit depuis le départ. C'est-à-dire qu'il y avait pas de raison que j'arrête de travailler, et y a, y avait aucune raison (…) C'est le poison ; le harcèlement moral, c’est un poison. Qui te tue lentement, hein? Et un moment donné, tu vois vraiment que tu es morte ; et le matin, le dernier matin que tu es morte, c'est que quand tu te lèves, tu sens ta colonne vertébrale, tu n'as plus de peau et ton âme est à l'agonie»

III.2.2 Dé- location - Notre pensée rapproche naturellement le temps de l’espace, dans la durée et la succession vécues, et dans ce que Minkowski désigne par le concept d’élan vital : ce qui oriente vers l’avenir et donne un sens à la vie, à la fois signification et direction ; ainsi que dans celui d’ambiance, c’est-à-dire tout ce qui nous environne, nous touche au plus près, au contact de quoi nous vivons, formant la réalité de notre monde : l’ambiance s’apparente au climat.50

« Ici et là-bas » : Rajosepha, 12 ans, originaire d’un autre pays est séparé de ses parents pour ses études au collège. Hébergé ainsi que sa sœur cadette par une tante et un oncle, il est victime d’agressions sexuelles d’un grand cousin (adulte). La reprise de la consigne de Christine Abels- Eber51 dans des récits de vie auprès d'adolescents ou d'enfants placés: « Racontes moi tout ce dont tu te souviens depuis que tu es tout petit », a fait émerger une double problématique, probablement réactivée par les violences subies : celle de l’adolescence et celle de la séparation. Cette problématique s’est exprimée dans une thématique de l’espace souvent reprise dans son récit ; induite au départ par la consigne, puis de plus en plus spontanée: distance géographique entre les deux pays, lieux, départs, voyages, et surtout lien :

«Heu...je dirais, quand j'avais 4 ans y avait ma tatie qui venait de France, elle m’emmenait toujours en vacances, elle venait; elle nous emmenait à la plage. Après y a mon tonton, y a toute ma famille qui venait à N. de la France; on faisait la fête (…) après quand il y avait le départ je disais: au revoir à tout le monde. Et voilà, c'est tout ». (Q- un événement très important?) – « L’important c'est quand j'étais venu ici, je disais toujours que je veux partir dans mon pays » (Q- Quelque chose que tu aurais voulu faire et que tu n’as pas pu faire ?) - Non, mais je disais à ma mère que je voulais rester à M, mais comme il y avait mes études à terminer, alors j’ai dit: faisons comme çà même (…) Quand j’étais venu ici avant de heu d’arriver ici, j’étais à M, alors je...quand c’était à l’aéroport alors je disais heu... je pleurais. »

Au fil des entretiens l’expression est spontanément axée sur les conséquences affectives de ce qu'il a subi, sans avoir parlé directement de la situation d’agression. A la dernière séance, l'angoisse d'abandon est plus nettement exprimée :

« çà va mieux mais je…je dis à Dieu que je, je, que je.. heu, je vais, comment dire ? Que je peux voir mes parents pour que je puisse, je peux partir regarder mes parents parce que çà fait un an ; un an que j'ai pas… j'ai pas vu mes parents ».

Il se produit une sorte de télescopage entre les interrogations et angoisses véhiculées dans la famille sur la question de la migration, de son « placement » chez ses oncle et tante et les conséquences des actes subis.

« C'est bien la France? (…) Parce que je souhaite de partir (…) Parce que vous voyez pourquoi on peut pas partir, parce que vous voyez, mon petit frère et ma petite soeur que ce que je vous ai parlé : ils sont

50 Eugène Minkowski 1966 « Traité de psychopathologie » PUF 1999 51 Abels- Eber C. 2000 « Enfants placés et construction d’historicité » L’harmattan

Page 16: le récit de vie dans des situations de violence subie

16

pas rentrés dans le livret de famille. Les papiers heu… de pap, les papiers de mon papa, de noms, ne sont pas encore faits (Q Pour pouvoir venir ici?) - Non, voyager ».

Ces thèmes liés à l’espace apparaissent aussi dans ce qui concerne plus directement les actes subis. Par exemple, l'évocation de son agresseur est mêlée également à une problématique de distance, de déplacements, d'allers-retours entre les deux pays: « Il était, comment dire?...il était heu, il habitait à M. Après il est venu ici, après on était allé chez... je pense pas que c'était nous qui était allé le chercher et après c'est lui qui est venu, quand il est venu il a fait toutes ces choses là ... ce qui est écrit dans mon dossier. Tout çà ».

III.2.3 Dé- corporéïsation- G. Pankow (1977 p.48) fait le constat que des troubles au niveau de l’image du corps correspondraient à des zones de destruction dans le système symbolique qui donne accès aux structures familiales : le rôle, la place et la fonction de chaque membre de la famille. Dans le cas d’Aurélie, il semblerait que l’interrogation sur un contexte général de vie et sur la famille, l’ait décentrée des autres thèmes proches du mode d’expression habituel (la mort, la maladie), l’amenant à situer les choses différemment. Ce thème de la famille éclaire, en effet, les aspects importants de ses problèmes. « Famille nocive et toxique » - Aurélie a été agressée sexuellement (étant enfant) par deux cousins (adolescents d’environ quinze ans) pendant un an, lors de rencontres familiales. Plus tard, éloignée de sa famille pour ses études, des troubles apparaissent :

« Pendant plusieurs années après j’ai «résilié», on va dire ça comme« çà. Je me suis faite une sorte de carapace, c’est -à- dire que je me suis mise à beaucoup grossir pendant mon adolescence et j’étais vraiment très boulotte, et en revenant sur ces évènements là, sur cette période de ma vie, j’ai commencé à me poser des questions et c’est vrai il y a pas mal de choses qui me sont venues en tête, que en fait, çà m’a un peu explosé à la figure ; et je suis tombée dans l’anorexie, la boulimie, je voulais même mourir ».

Tant la nature des agressions subies (sexuelles intrafamiliales) que leurs conséquences les plus visibles (troubles alimentaires psychosomatiques, et plusieurs tentatives de suicide) ainsi que le contenu du récit : tout renvoie majoritairement à la sphère corporelle. Et en même temps, le corps est déserté ou objet d’auto- destruction :

« Parce que çà c’est problématique chez moi, c’est que je suis alexithymique, comme on dirait, j’ai du mal à mettre des émotions sur ... je vais raconter les faits, des choses. Non… l’émotion qu’on peut tirer de çà c’est que j’ai une haine envers mon corps mais...c’était plus...tout ce que je ressentais, c’était plus une violence envers moi »

L’analyse toutefois peut porter sur le cadre de la famille élargie et sur l’axe trans-générationnel. Manger, être gavée, vomir : cette problématique déborde le cadre individuel et renvoie aux structures familiales. On peut repérer des répétitions d’actes d’agression sexuelle à la génération de ses parents. Aurélie évoque des conflits entre les lignées maternelle et paternelle.

« Ils passaient leur temps à se disputer, que ce soit du côté de mon père que du côté de ma mère hein! Donc heu...il y a pas un événement (…) Hmm...Ma famille, c'est une histoire très compliquée: ils peuvent être très gentils et quand il y a quelque chose qui leur plaît pas, ils deviennent très méchants. (...) Moi, je pense que ma famille est très nocive ». Plus tard elle ajoutera : « toxique ».

Les relations « venimeuses » se lisent dans des passages à l’acte et les répétitions, qui restent inscrits dans le registre corporel. Le « souvenir » (plus exactement, raconté par sa mère) d’un pique-nique en famille est particulièrement illustratif et montre dans quel climat familial les faits ont pu se produire et prendre une allure de « secret empoisonné » :

« Y a un truc que ma mère m'a raconté: c'est quand j'étais encore petite, une de mes tantes qui n'aimait pas certaines personnes de la famille… on avait fait un grand pique-nique, et pour les enfants elle avait fait un truc à part, elle avait fait deux marmites de cari (repas) et dans une, elle avait mis de la mort aux rats. Donc ils sont tous tombés malades, sauf les enfants; et depuis mon père il veut plus les voir !! »

III.2.4 Dé-temporalisation- Cette clinique reliée aux différentes perturbations du devenir dans la mémoire de tels vécus semble complexe et pose des interrogations. L’on repère que, même pendant des années d’effacement, l’impact traumatique de ce qui a été subi reste toujours actif et contamine

Page 17: le récit de vie dans des situations de violence subie

17

l’ensemble de la vie. C’est une empreinte, «un nouveau moule ou une nouvelle matrice (sur laquelle) la trame de l’existence se recompose» (P.Pignol, ibid 2005 P.25)

« Je ne suis pas une «réciteuse », dit d’emblée Sabine, victime d'inceste, depuis l'enfance. A l’analyse, ce « refus » paraît une impossibilité de sortir d'un vécu d'urgence ou d'immédiateté, presque d'une errance, qui traduit une absence de repères dans le temps, ou l'incapacité de restructurer ces repères : « Hum…Mais j’ai des trucs qui se sont effacés aussi vous savez (…) Non, en fait c’est pas effacé, c’est là ; mais qu’est-ce que çà a fait comme séquelles sur moi ? Je sais pas, là c’est le trou, vous voyez ? C'est-à-dire, moi, mon enfance c’est bref, des moments de bonheur brefs, hein ».

A travers les récits, la question temporelle peut être appréhendée sous plusieurs aspects : � Les perturbations sont variables selon le contexte dans lequel les faits de violence

surviennent. Elles apparaissent soit, sous forme d’un changement brusque, d’une fracture entre un avant et un après ; soit, sous forme d’un envahissement de toute la vie. On peut trouver une similitude avec les deux types de victimisation : « aigue » (exposition à une agression isolée) ou « chronique » (durée prolongée ou répétée du processus). Par exemple, pour Liliane on trouve à la fois l’idée de choc brutal, d’un jalonnement des problèmes sur le cours de la vie, et aussi d’usure, d’envahissement ; jusqu’à l’aboutissement à ce qu'elle appelle « l'explosion », désignant ainsi l’état de désorganisation dans lequel la famille se trouve plongée:

«Je dis exploser, parce que je connais le terme hein. Sinon tout l'temps je me dis: ben si tu savais pas que la famille pouvait exploser est-ce que tu serais debout? Est-ce que tu aurais été morte? Est-ce que tu aurais été à l'hôpital? Comment j'aurais été? Donc je prends le temps de comprendre. C’était le chaos… »

La reconstitution du texte d’Aurélie a amené à regrouper les étapes d’une parole, difficile à émerger et « recouverte » pendant longtemps par l’expression symptomatique. Ce silence, ces blancs de la pensée et de la mémoire peuvent s’expliquer par l’âge auquel elle a subi ces agressions, mais aussi par la notion de secret :

« Je pense qu'il y a eu plusieurs petites fractures. Vous savez c'est comme un mur quand il commence à se casser au fur et à mesure et que... Peut-être quelques années après (…) Mais en fait c'est pas à partir des évènements qui ont eu lieu, parce que j'étais tellement petite et naïve que je me rendais pas compte de ce qui m'arrivait, mais c'est en grandissant et avec les années que j'ai compris que ce qu'ils avaient fait était totalement inacceptable et c'est à ce moment là où çà a commencé à me traumatiser. C'est à retardement ».

� Le registre temporel est en relation aussi avec l’âge, les générations, les liens de filiations et

de transmission. Les trois concepts d’analyse sont souvent reliés entre eux par cet aspect temporel ayant trait à la généalogie, et il est au centre des problématiques pour plusieurs des personnes rencontrées. Par exemple, pour Rajosepha, l’effraction résulte d’un vécu incompréhensible, non assimilable mentalement, du fait de la confrontation à la sexualité de l'adulte. On peut noter des interrogations voire des confusions sur la question des âges, une sorte de collusion entre le monde adulte et celui de l'enfance. Par exemple, sur la ligne de vie :

L'adolescence c'est heu...c'est de... c'est comme un adulte, quand on a à peu près 14ans ou 15ans on est déjà ...on est un adulte. Çà c'est la période adolescent et adulte, c'est presque la même chose ».

Sa problématique est de l’ordre aussi de la désaffiliation et de l'abandon, et peut s’analyser en terme de dé-temporalisation:

« Parce que c'est le tribunal, mon père et ma mère ils ont dit que ils ont payés dans le nom de mon oncle ; alors a…a avant de partir il faut que mon père, ou soit ma mère, ils doit faire le tribunal pour que ils reviennent à M ; ils enlèvent le prénom de nous (...) Pas les prénoms mais, comment dire?(…)

Ainsi, le récit interroge et remet en question les valeurs transmises par l’entourage. On peut penser que l'agression subie dans cette famille provoque une attaque d'un contenant culturel protecteur et transmetteur de valeurs morales, et la confrontation de faces contradictoires de l'entourage.

Page 18: le récit de vie dans des situations de violence subie

18

� Enfin, la notion de temps est parfois associée directement au choc vécu, à la perte des repères. Elle est perceptible dans l’évocation des problèmes et des affects éprouvés, autant que dans l’effort pour retrouver ces repères: Liliane :

« Donc maintenant, soit tu crèves, soit tu relèves hein; y a pas de choix hein. Donc tu vas t’acheter une

paire de baskets, parce que si tu vas à l'hôpital, de toute manière tu t'achèves, quoi hein ! Je dis : là tu t’achètes un paire de baskets ; tous les matins tu te lèves de bonne heure (…) A partir du moment où j'ai mis mes baskets, j'ai pu faire un planning, je peux prendre mon agenda, j'ai dit: tu dois avoir un agenda ! Parce que de toutes façons je me voyais incapable de faire autrement; c'est-à-dire si j'ai pas d'agenda, ben le temps file, quoi hein».

III.3 Limites de l’étude et perspectives III.3.1 C’est, au final, sur la partie clinique que nous pouvons le mieux nous appuyer pour tirer les conclusions. La confrontation des éléments théoriques à la dimension clinique réelle matérialise les principales interrogations, d’ordre tant méthodologique qu’éthique ou déontologique: du fait de la douleur et la fragilité supposées des personnes, est-il possible de proposer cette méthode du récit de vie dans ce type de situations ?

Ce travail tend surtout à vouloir faire ressortir l’intérêt du récit de vie dans les cas présentés par ces personnes. Argumenté de manière trop positive, il manque sans doute de contradiction. Un affinement des critères de définitions des situations étudiées, la prise en compte des structures de personnalité et les processus défensifs, et bien d’autres ajustements sont certainement nécessaires à cette analyse et permettraient de mieux en comprendre la portée et les risques éventuels. Ces aspects ne sont pas vraiment traités prioritairement, mais nous ne les négligeons pas pour autant. Des points de la recherche et certains cas font réfléchir aux risques et aux impossibilités, que la problématique même des personnes et leur fragilité, obligent à prendre en considération. Ils renvoient également à la question de la croyance magique dans la parole dite, alors que celle-ci peut être parfois destructrice. A travers les paroles de Sabine on peut pressentir le risque d’un récit sur soi, susceptible de réveiller la violence vécue :

« Je peux pas faire face à çà ; j’ai eu beau essayer et je pourrais jamais le faire… Non, je peux pas, je peux pas. J’ai essayé d’écrire, mais je peux pas, je peux pas concevoir de revivre tout çà ; c’est impossible pour moi ; même si c’est en moi je peux pas le revivre, vous voyez ? Je veux pas, je veux pas le revivre (…) C’est-à-dire que par rapport au traumatisme que j’ai vécu il est trop violent vous voyez ? Il est violent ».

III.3.2 Les conditions recherchées pour permettre la verbalisation d’expérience dramatiques ou traumatiques ne sont pas toujours suffisantes. On n’est pas certain de pouvoir ou de savoir éviter la répétition du traumatisme ou de diminuer sa violence. Le récit de vie, en ce sens, n’est pas un outil anodin. S’il peut permettre une rencontre, il doit pouvoir accompagner la personne, juste dans ce qu’elle peut dire. Ces données sont présentes dans l’éthique qui guide la pratique des récits de vie dans les principaux groupes*52. En lui-même ce sujet de recherche contient, sinon une impossibilité, du moins, un aspect paradoxal. Mais c’est sans doute inévitable comme dans toute étude des phénomènes humains. La pensée de G.

*52 Depuis 1991, l’association internationale des histoires de vie en formation (ASHIVIF) est conçue pour régir les pratiques des histoires de vie telles qu’elles se sont réactualisées depuis les années 1980. La création d’une charte veut attester d’une réflexion sur des références communes (axiologiques, épistémologiques, et méthodologiques) ; elle donne des repères éthiques énonçant des principes qui orientent la pratique des récits de vie. Sa visée est émancipatrice, c’est-à-dire qui tend à substituer un rapport d’égalité à un rapport d’assujettissement.

Page 19: le récit de vie dans des situations de violence subie

19

Pankow nous conforte dans notre tentative : « Il faut s’y résoudre : dans notre science, toute approche vivante et dynamique laisse inéluctablement un manque quelque part. C’est un paradoxe qu’il faut accepter, mais ce paradoxe est seul fécond » (Ibid. 1977 P.7)

D’une valeur surtout exploratoire, la clinique ainsi reconstituée par le recueil de récit a cependant apporté un intéressant support d’analyse. Même sur un seul entretien on peut déjà faire le constat que la simple consigne de parler de soi éclaire sur le ressenti et sur ce qui compte pour ces personnes, amenant à une expression spontanée relativement accessible à toutes, même les plus démunies et les plus fragiles.

III.3.3- Sans pouvoir généraliser, ni vouloir ignorer les limites, les difficultés, voire dans certains cas, l’impossibilité d’un tel recours, nous vérifions l’intérêt du récit de vie dans l’apport de ce matériel clinique qui révèle une possibilité d’expression et d’écoute de ces problématiques si difficiles à approcher dans la pratique.

Nos remarques principales concernent le cadre offert et l’adéquation des outils conceptuels pour « lire » et ainsi pouvoir aborder les situations: les trois concepts du modèle d’analyse sont apparus particulièrement appropriés ; cela reflète peut-être un travail d’élaboration du vécu de crise dans le récit de vie. Pour chaque personne une expression des problèmes a pu émerger.

L’analyse théorique est axée surtout sur la problématique des personnes, mais la réalisation clinique met en évidence la question du dispositif concret et de la relation établie. Répondant au principe même de construction qu’on peut chercher à mettre en oeuvre, l’organisation temporelle des entretiens avec l’annonce préalable de la durée, aussi que la pré-structuration du récit avec les autres supports (la ligne de vie notamment) paraissent importantes : en renforçant le rôle organisateur, cela aide à la construction du vécu. Cette structuration qu’on peut chercher à mettre en oeuvre, est repérable, soit, dans la manière dont les problèmes apparaissent et sont analysés dans le déroulement des séances ou dans le texte; soit, dans l’expression spontanée; par exemple, Liliane :

«C'est un vrai travail, c'est-à-dire c'est une proposition; c'est pas une obligation. C'est une proposition avec des temps, je savais pas comment çà allait se dérouler moi; je vois maintenant : avec des temps ; c'est des temps, et des pauses en même temps, on a le temps de...on est pas pressé je veux dire. On a pris le temps pour faire une ligne élaborée, c'est-à-dire, que c'est dans ma tête, c'est dans mon corps parce que je suis blessée, mais je veux dire que moi même je l'avais pas fait ; j'avais pas eu, comment on dit? De face à face ou de vis- à- vis pour dire: « ben voilà, c'est comme çà que çà s’est passé ».

Que les faits soient ou non directement racontés, le récit de vie révèle tous les liens et circonstances dans lesquelles ils ont pris source. Apte à rendre apparent ce contexte, cet outil permet d’intégrer l'évènement vécu dans un ensemble de significations attachées à d’autres expériences. La personne est ainsi amenée, soit, à retrouver des ressources de protection dans l’entourage; soit, à mieux comprendre l’origine de ce qui lui est arrivé. Si la rencontre créée repose sur la relation d’échange avec le praticien, l’intérêt réside dans un autre point: le travail du récit s’effectue sur les liens psychiques pour penser et se souvenir des expériences vécues, mais il agit surtout sur cette part de la personne prenant appui sur le monde extérieur et qui la relie aux autres. Les récits recueillis n’ont pas démenti cette idée : le récit de vie suscite une réflexion sur soi mais dans le contexte précis de ce qui s’est passé, ce qui est vécu ; il interroge les liens avec l’entourage, et en ce sens il rentre bien dans le cadre des situations étudiées, même s’il peut être parfois douloureux.

Créant par le thème de la vie une forme d’échange familier et chaleureux, le récit de vie facilite l’expression des affects et des vulnérabilités. D’autre part, sur la base de l’analyse théorique, il est possible de comprendre les nombreuses manifestations du sentiment ou de positions de responsabilité, comme les effets d’une reconstruction personnelle. Il nous semble intéressant de pouvoir souligner ce point, du fait de l’importance de la question de la responsabilité dans l’approche de ces situations: la constitution de la victimologie et d’un espace de référence qui lui soit propre a pour condition, dit L.M. Villerbu, une construction de la responsabilité. Cette notion convie à prendre en compte le rapport à la subjectivité sans supprimer la référence à la norme

Page 20: le récit de vie dans des situations de violence subie

20

institutionnelle et sociale, et doit être pensée sur d’autres versants que le seul versant pénal (Op cit. 2005 p.5). Le sujet de notre travail permet vraiment de réfléchir en ce sens.

A travers les propos tenus dans les récits, nous percevons la portée clinique de cette méthode qui interroge différentes dimensions de la relation d’aide et la spécificité de celle établie dans ce cadre: psychothérapie ? Guidance projective ? Il nous semble qu’elle suscite, en tout cas, une vraie rencontre avec les personnes, et que les aspects transférentiels ou contre transférentiels à l’œuvre peuvent être le support d’un accompagnement et d’un changement.

Notre objectif, attaché à des réalités rencontrées dans la pratique reste, au fond, celui d’une réflexion, orientée par l’optique psycho criminologique, pour comprendre et approcher les problématiques engendrées par le vécu de violences. Malgré la diversité des domaines d’application, des origines disciplinaires et théoriques pouvant être éloignées des questions qui nous intéressent, l’étude des pratiques du récit de vie montre des aspects qui méritent l’attention.

Dans la théorisation, comme dans la réalisation expérimentale d’un recueil de récits, cette recherche se découvre fructueuse et passionnante. Les premiers liens que nous pouvions intuitivement saisir ouvrent un vaste champ tant de pratiques que de concepts et d’orientations, qu’il n’est pas toujours facile de rapprocher, mais dont l’étude est aussi des plus enrichissantes. Ce qui pouvait paraître paradoxal révèle, en de nombreux endroits, des idées et positions conciliables. Aussi, avons-nous osé les rapprochements et tenté l’expérience.

Juillet 2008

BIBLIOGRAPHIE � ABEL O. 1996 « Paul Ricœur. La promesse et la règle » Michalon -Le bien commun. � ABELS- EBER C. 2000 « Enfants placés et construction d’historicité »- L’harmattan. � ADAM. J. M. 1984 « Le récit » Que sais Je? PUF. � BARROIS C 1988 « Les névroses traumatiques » Dunod. � BERTRAND M. 1998 « Valeurs et limites du narratif en psychanalyse » in « Le narratif »- Revue

française de psychanalyse LXII 3. � BESSOLES P. 2004 «Torture et emprise temporelle » in P. BESSOLES - C. MORMONT Champ

Social. � BINSWANGER L. 1924 « fonction vitale et histoire intérieure de vie » in « Introduction à l’analyse

existentielle » Editions de Minuit-1971. � BOUCHARD C. 2000 « Clinique, histoire, langage : pour une science de l’homme par l’homme »

éditorial de « Histoire de vie et construction identitaires » Revue « Histoire de vie » /direction de C. Leray et C. Bouchard n°3 Presses Universitaires de Rennes.

� BOUCHARD C. 2005 – « Rencontres avec la crise » - Les cahiers de l’institut de criminologie et sciences humaines n° 0 Hors série.

� CROCQ L -2003 « Les traumatismes psychiques de guerre » Ed. Odile Jacob. � DOREY R. « La relation d’emprise » Nouvelle Revue de psychanalyse N°24. � DORON J 2001 « La méthode du cas en psychologie clinique et en psychopathologie» Dunod. � EZVAN LEVENEUR M. 2007 « Vécu de mort / Histoire de vie. Le récit de vie dans des situations de

violence subie » Mémoire de Master 2 Recherche Université Rennes2- S/Direction: L. M.VILLERBU. Autres membres du jury: C.BOUCHARD- B.GAILLARD

� De GAULEJAC V. 1996 « Les sources de la honte » Desclée De Brouwer. � De GAULEJAC V. 2003 « La genèse sociale des conflits psychiques » in. NIEWIADOMSKI C, DE

VILLERS G. « Soin et souci de soi » L’Harmattan � DE GAULEJAC V. 2001 « L'histoire en héritage – Roman familial et trajectoire sociale» Desclée de

Brouwer. � GENUIT P.2000 « Le temps détenu » acte du colloque « Temps psychique et temps judiciaire »

Université Rennes 2, ICSH. � HOUBBALLAH A. 1998 « Destin du traumatisme » Hachette Littérature. � KAËS R. 2002 « Médiation, analyse transitionnelle et formations intermédiaires » in Bernard

CHOUVIER « Les processus psychiques de la médiation » Dunod inconscient et culture Ed. 2004.

Page 21: le récit de vie dans des situations de violence subie

21

� KAËS R. 1979 « Introduction à l’analyse transitionnelle » in KAËS R..et coll. « Rupture, crise et dépassement » Paris Dunod

� LANTERI LAURA G. 1988 « Phénoménologie et connaissance de soi. A propos de ce qui se noue autour de la notion d’anamnèse » Revue Evolution psychiatrique Tome 53- - N°4.

� LE BAS P. 2005 «Victime et sérialité » in « Psychologies et Victimologies »- Les cahiers de L’ICSH N° 0 Hors série.

� LEBIGOT F. 2005 « Traiter les traumatismes » Dunod. � LECLERC-OLIVE M. 1997 « Le dire de l’évènement » Septentrion. � LEGRAND M. 1993 « L’approche biographique » Epi Hommes et perspectives. � LEJEUNE P. 1988 «Comment innover en autobiographie » in « L’autobiographie », VI rencontres

psychanalytiques d’Aix-en-Provence. � MARTY F. 2001 s/ direction « Figures et traitement du traumatisme » Paris Dunod. � MAYER R., DESLAURIERS J-P 2000 «Quelques éléments de l'analyse qualitative » in « Méthodes de

recherche en interventions sociales » Ed. Gaëtan Morin. � De MIJOLLA-MELLOR S. 1988 «Survivre à son passé » in « L’autobiographie » VI rencontres

psychanalytiques d’Aix-en-Provence. � MINSKOWSKI E. 1933 « Le temps vécu » PUF, 2005. � MINSKOWSKI E 1966 « Traité de psychopathologie » PUF, 1999. � NIEWIADOMSKI C. , DE VILLERS G. 2003 « Souci et soin de soi », L’Harmattan. � PANKOW G. I977 « Structure familiale et psychose » Paris Aubier Montaigne, 1983. � PANKOW G I969 « L’homme et sa psychose » Paris Flammarion, 1993. � PIGNOL P. 2005 « Les aléas de la demande de soins dans les psychotraumatismes » « Psychologies et

victimologies- Revue de L’institut de Criminologie et Sciences humaines Rennes 2 n°0 hors série. � PIGNOL P « Qu’est-ce qu’un auteur pour une victime ?» Site de L’ICSH Université de Rennes 2 � PINEAU G., LEGRAND JL 2002 « Les histoires de vie » Que Sais- Je ? PUF. � RICOEUR P. 1991 « Soi-même comme un autre » Seuil, Paris. RICOEUR P I983 « Temps et récit » tome 1 Seuil - Points essais, 2005. � TISSERON S. 1992 « La honte - Psychanalyse d’un lien social »- Dunod. � VILLERBU L. M 2004 « Après et avant, quand la victime parle. Une clinique psychologique dans les

embarras de la victimologie et l’apport de la psycho-criminologie ». Journée d’étude- Site de L’ICSH. � VILLERBU L.M. 2003 S/direction ; collaboration. GAILLARD, B. AMBROSI A, LE BAS P.

« Dangerosité et vulnérabilité en psychocriminologie » - L’Harmattan –sciences criminelles. � VILLERBU L.M. 2008 « L’Analyse sérielle : émergences » » in « Identification de la sérialité »

S/direction VILLERBU LM ; collaboration LE BAS P. L’harmattan � VILLERBU L.M. 2005 « L’injonction paritaire dans la société post-moderne ou l’adolescence

abusée » in «Crises et effets de crises » Hors série N° 0 Cahiers de l’Institut de criminologie et sciences humaines.

� VILLERBU L.M. 2006 « Regards critiques et interventions à propos de conduites déviantes et délinquantes » – Enfance et adolescences irrégulières – Le temps des sanctions Site de l’ICSH.

� VILLERBU L.M. Mai 2005 « Pourquoi une victimologie » Cahiers de l’Institut de Criminologie et Sciences humaines Rennes 2 Psychologies et victimologies N° 0 hors série.

� VILLERBU L.M., GRAZIANI C. 2000 « les dangers du lien sectaire » PUF Médecine et société. � VITRY M. 2002 «L’écoute des blessures invisibles» L’Harmattan- Recherche. � WINNICOTT D. I986,« Conversations ordinaires » Gallimard. � WINNICOTT D. « La crainte de l’effondrement » Revue de psychanalyse n° 11 « Figures du vide».

§